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Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique

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Notre travail ne languissoit pas, & quoiqu'il fût beaucoup plus stérile que nous ne nous y étions attendu, il n'étoit pas tout-à-fait sans fruit. Mais tant de libéralités que nous avions répanduës dans la Nation, & le subside continuel que nous fournissions au Prince, épuisérent enfin toutes nos provisions. À peine nous restoit-il de l'eau-de-vie pour les nécessités du Vaisseau. Notre embarras n'avoit jamais été pour nos alimens, puisque nous trouvions l'abondance parmi les Nègres, & qu'ayant assez d'industrie pour tirer du sel de la Mer, nous avions suppléé aux diminutions de notre chair salée. Mais l'avidité du Prince augmentant tous les jours pour l'eau-de-vie, nous nous vîmes dans la nécessité de lui faire connoître qu'elle nous manquoit, & de le renvoyer à celle que nous promettions de lui apporter dans un autre Voyage. Malheureusement il étoit yvre lorsqu'il reçut cette réponse. Il s'emporta non-seulement en plaintes, mais même en ménaces, & notre Interpréte effrayé de ses discours nous communiqua la même frayeur par son récit. Nous tînmes aussi-tôt conseil. J'étois d'avis de partir, sans nous exposer aux suites de cet emportement, & d'éviter sur-tout la nécessité d'en venir à des violences, qui ne pouvoient servir qu'à nous fermer la voie du retour. Il nous étoit facile d'aller renouveller nos provisions, soit aux Canaries, soit au Cap de Bonne Espérance. Je pressai le Capitaine de suivre mon conseil, jusqu'à vouloir qu'il abandonnât nos claies & quelques centaines d'anneaux qui étoient à Delaya dans nos Cabanes. Mais il se reposoit trop sur l'impression qu'il croyoit avoir donnée de nos forces. En consentant à partir, il résolut de ne rien laisser derriere nous.

Nous n'avions employé que les voiles superfluës du Vaisseau; & cette perte méritoit effectivement peu de regret. Ce fut néanmoins le prétexte que M. Rindekly fit valoir pour s'obstiner dans son opinion. Le Prince qui n'étoit pas revenu de son ressentiment, ne nous vit pas faire les préparatifs de notre départ sans se livrer à de nouvelles fureurs. Il ne considera point si c'étoit l'impuissance qui avoit causé notre refus; il jugea du chagrin qu'il nous causeroit en nous enlevant tout ce que nous avions tiré de son Païs, par l'ardeur que nous avions eûë à l'amasser; & dès les premiers mouvemens qu'il nous vit faire pour retirer nos voiles, il prit des mesures pour sa vangeance. Les conjonctures lui étoient d'autant plus favorables, que peu de jours auparavant il lui étoit revenu des Montagnes cent vingt ou trente de ses plus braves Chasseurs. Il les joignit à sa Milice, qui étoit d'environ cent hommes; & l'ordre qu'il leur donna d'abord, fut d'arrêter tous les gens de notre Équipage qui se trouveroient dispersés. L'habitude que nous avions prise de vivre familierement avec les Nègres ayant beaucoup diminué nos précautions, il y eut dès le premier jour dix-huit de nos gens arrêtés. Nous ne nous apperçûmes de leur absence que le soir, à l'appel qui se faisoit régulierement dans le Vaisseau; & nos soupçons ne tombant point encore sur la véritable cause du péril, nous nous figurâmes qu'à la veille de notre départ, ils avoient voulu donner quelque chose de plus à leurs plaisirs. Cette erreur nous entraîna dans une autre. Le lendemain, dès la pointe du jour, nous envoyâmes de divers côtés dix hommes pour les rappeller, dans la crainte de causer trop d'effroi par le signal du canon. Ces dix hommes eurent le même sort que leurs compagnons; & le Prince jugeant bien que la trahison ne lui réussiroit pas plus long-tems, fit assembler ses Troupes entre l'Embouchure de la Rivière & le Vaisseau. Ce fut de quelques Nègres mêmes, que nous apprîmes notre disgrâce. Elle nous fit frémir, car nous ne pûmes envisager sans horreur tout ce que nous avions à craindre de la fureur & de la perfidie d'une Nation barbare. Cependant un peu de réflexion nous fit penser que le Prince Nègre étoit sans prudence. Ses Troupes étant au-dessous de nous, rien n'auroit pû nous empêcher de mettre douze ou quinze hommes résolus dans la Chaloupe, qui auroient remonté la Rivière jusqu'à Delaya, ou de remonter avec le Vaisseau même, & non-seulement de réduire sa Capitale en cendres, mais de nous saisir assez facilement de lui, de ses femmes & de toute sa Cour. C'étoit le sentiment de M. Rindekly dans son premier transport. La terreur de nos armes lui faisoit croire le succès certain. Mais il nous restoit un juste sujet de crainte pour nos Compagnons, qui auroient été le premier objet de la vangeance des Sauvages.

L'Interpréte, que le besoin où nous étions de son secours nous fit appeller à notre délibération, s'offrit volontairement à tenter l'esprit du Prince par des voies plus douces. Nous prîmes confiance à ses offres. Il se chargea de lui représenter l'affection que nous lui avions marquée par notre conduite & par nos présens, la surprise & la douleur que nous ressentions de ses violences, & le désir que nous avions de ne pas nous voir forcés d'employer contre lui les armes terribles qu'il nous connoissoit. Le refus que nous avions fait de lui fournir de l'eau-de-vie & du tabac, n'étant venu que de l'épuisement de nos provisions, nous lui laissions la liberté de visiter lui-même ou de faire visiter notre Vaisseau par un de ses gens, pour s'assurer que nos excuses étoient de bonne foi. Notre dessein à la vérité étoit de partir; mais nous lui promettions de revenir incessamment, avec une plus grande abondance d'eau-de-vie, de toutes sortes de Marchandises. Cette courte harangue fut répetée vingt fois à l'Interpréte, pour nous assurer de sa mémoire.

Il se rendit à Delaya. Le Prince, qui connoissoit son attachement pour nous, le reçut avec plus de douceur que nous n'avions osé l'esperer. Il écouta nos propositions; & prenant aussi-tôt son parti, comme s'il l'eut médité d'avance, il lui déclara qu'ayant violé la promesse par laquelle nous nous étions engagés à lui fournir de l'eau-de-vie, nous avions mauvaise grace de nous plaindre qu'il violât les siennes; que si les provisions nous avoient manqué, nous n'étions pas moins coupables de l'avoir trompé, en promettant ce que nous ne pouvions exécuter; que nos armes l'effrayoient d'autant moins, qu'il sauroit se vanger sur nos Compagnons si nous entreprenions de lui nuire; qu'il consentiroit néanmoins que nous quittassions son Païs pour aller faire de nouvelles provisions dans le nôtre; mais à deux conditions. L'une, que les gens qu'il avoit fait arrêter demeurassent pour caution de notre retour; & l'autre, que pendant notre absence nous laissassions à leur garde les lingots & les anneaux que nous avions tirés de ses Sujets.

Cette réponse, qui nous parut fidelle dans la bouche de l'Interpréte, calma du moins une partie de nos inquiétudes. C'étoit beaucoup que des violences commencées si brusquement, se changeassent tout d'un coup en négociation. Nous n'avions pas voulu risquer d'aller nous-mêmes, ni d'envoyer le moindre de nos gens à Delaya, pour ne pas exposer notre liberté; mais il nous sembla qu'avec le tour que prenoient nos différends, nous pouvions entreprendre de les terminer sans médiation; & M. Rindekly résolut de voir lui-même le Prince pour s'expliquer avec lui. J'exigeai néanmoins de son amitié qu'il lui feroit demander une conférence hors de l'Habitation. Elle fut accordée. Le Prince ne balança point à se rendre avec une douzaine de ses gens dans un petit bois qui fut marqué pour le lieu du rendez-vous. M. Rindekly affecta de ne se faire accompagner que de six des nôtres, pour rendre quelque déference à l'autorité Souveraine; mais il étoit plus sûr de cette escorte, que le Prince ne devoit l'être de la sienne.

De quelque manière qu'on veuille juger de son action, je ne prétens la justifier que par l'excès de sa vivacité, ou peut-être par le fond de ressentiment qu'il conservoit avec raison, contre un homme qui avoit commencé une injuste querelle. Non-seulement il n'avoit point emporté la résolution qu'il exécuta, mais dans la suite il m'a cent fois protesté, qu'après en avoir recueilli le fruit, il en avoit senti quelques remords; & sans porter la Religion plus loin qu'un homme de Mer, il a toujours attribué nos disgrâces suivantes à cette malheureuse avanture. La conférence, après avoir commencé paisiblement, se termina par des injures si picquantes, que le Prince barbare ayant porté la main sur un sabre qu'il tenoit de nous, pour maltraiter l'Interpréte que M. Rindekly forçoit de parler, nos six Soldats n'attendirent point l'ordre exprès de leur Chef. Ils étoient armés de leur fusils & de pistolets. Chacun d'eux tira son coup, dont ils tuérent, à bout portant, six Sauvages de l'escorte du Prince. M. Rindekly leur défendit absolument d'insulter le Prince. Dans la vûe qui lui avoit fait tolerer cette violence, il étoit important que ce fier Nègre ne fut point maltraité. Son effroi & celui des six hommes qui lui restoient, pouvoit suffire pour l'humilier. Il se jetta contre terre, aussi consterné du bruit, que du prompt effet de nos armes. M. Rindekly ne lui laissa point le tems de revenir de cette épouvante. Il lui fit dire par l'Interpréte que si tous nos Compagnons ne nous étoient pas rendus sur le champ, il devoit s'attendre au même sort, lui & toute sa Nation; & le forçant de se relever pour le suivre, il le conduisit jusqu'à la Chaloupe, dont il n'étoit éloigné que d'environ deux cens pas.

L'ordre de nous renvoyer nos gens fut porté à Delaya par un des six Nègres. M. Rindekly eut la constance d'attendre leur arrivée sur le bord de la Rivière, assez sûr de pouvoir gagner le Vaisseau dans sa Chaloupe, s'il s'appercevoit qu'au lieu d'éxécuter la volonté du Prince, ses Sujets pensassent à le vanger. Mais en donnant trop à sa vivacité, il n'avoit presque rien donné au hazard. Il connoissoit le caractere des Nègres. Le récit que le Député du Prince ne manqua point de faire à Delaya, nous fit renvoyer avant la nuit vingt-huit de nos gens, qui y avoient été gardés fort étroitement depuis quatre jours. Ils se mirent dans des Barques, pour gagner le Vaisseau par le Fleuve. Et quoiqu'on eût porté parole à l'Habitation que le Prince seroit rendu avec la même fidélité, une multitude de Nègres, descendant au long du Fleuve, vint le redemander, en poussant des cris de douleur & d'effroi.

M. Rindekly ayant eu le tems de considerer de sang froid l'excès auquel il s'étoit emporté, ne jugea point à propos de le renvoyer libre sans avoir pris d'autres précautions pour notre retraite. Il laissa la permission de se retirer à trois des cinq Nègres qui lui restoient, après s'être engagé à eux & à lui qu'il ne lui arriveroit aucun mal. L'ayant fait passer ensuite dans la Chaloupe avec les deux autres, il nous les amena comme en triomphe, accompagné de nos vingt-huit hommes qui le suivoient dans leurs Barques.

Il s'étoit passé dans cette expédition toute la longueur d'un des plus grands jours de l'Été. L'inquiétude commençoit à me tourmenter mortellement, lorsque je vis descendre cette petite Armée au long du Fleuve. M. Rindekly, en m'apprenant son avanture, ne s'expliqua point si nettement, que je ne m'apperçusse bien qu'il avoit quelque chose à se reprocher. Il étoit naturellement honnête homme, & sensible aux mouvemens de l'humanité. Mais la raison de notre sûreté, par laquelle il s'étoit crû justifié, m'empêcha aussi de le presser trop sur le droit qu'il s'étoit attribué de faire donner la mort à six Sauvages. Il y avoit peu d'apparence d'ailleurs que tout autre parti nous eût réussi de même: car sans parler de notre or, qui ne méritoit pas sans doute d'être mis en balance avec la vie de six hommes, peut-être n'aurions-nous point obtenu par d'autres voies la liberté de nos Compagnons.

Loin de maltraiter le Prince, nous nous efforçâmes de lui faire sentir par notre conduite le tort qu'il s'étoit fait en renonçant à notre amitié. On lui fit voir de ses propres yeux, que la seule impuissance nous avoit forcés d'interrompre nos subsides. Il feignit de se rendre à toutes nos raisons; mais l'Interpréte nous avoüa que dans ses réponses, il laissoit échaper plusieurs mots qui marquoient la violence de son ressentiment. Nous ne lui promîmes pas moins que s'il vouloit s'engager à nous bien recevoir, nous reparoîtrions bien-tôt dans son Païs avec des provisions plus abondantes. Il ne se fit pas presser pour y consentir. Enfin, comme la manœuvre étoit prête & que le vent paroissoit favorable, nous lui dîmes qu'étant prêts à partir, & sûrs d'ailleurs de la force invincible de nos armes, nous comptions pour rien les Troupes qu'il avoit à l'Embouchure de la Rivière, dans l'espérance ridicule de nous incommoder apparemment au passage; mais que s'il vouloit nous donner une preuve de réconciliation, il devoit leur envoyer l'ordre de se retirer. Cette résolution parut lui couter quelque chose, comme s'il eut appréhendé que la retraite de ses Troupes ne nous donnât plus de hardiesse à le maltraiter, ou plus de facilité à tourner notre vangeance sur ses Sujets. Cependant la vûe de nos canons & de nos fusils, sur lesquels nous prenions soin de lui faire jetter les yeux par intervalles, eut le pouvoir de le déterminer. Il fit partir un de ses gens dans une Barque, qui exécuta sans doute l'ordre que nous lui avions demandé, car nous ne vîmes aucun corps de Troupes en descendant la Rivière. M. Rindekly voulut qu'en le renvoyant libre, au moment que nous mîmes à la voile, on donnât de nouveaux sujets de se loüer de notre générosité. Quoiqu'il restât autour du Vaisseau plusieurs Barques, sur lesquelles nos Prisonniers étoient revenus de Delaya, il me proposa de le conduire au rivage dans la Chaloupe, & nous y mîmes tout ce qui nous restoit d'ustenciles & de petites marchandises à l'usage des Nègres. Cette occasion fut une faveur du Ciel pour Jenli, qui se trouva sur le bord de la Rivière avec un grand nombre d'autres Sauvages. Elle y étoit pour dire le dernier adieu, par ses regards, à l'Écrivain, que l'inconstance, ou la jalousie, faisoit partir avec beaucoup d'indifférence. Un mouvement de pitié pour une femme, qui valoit mieux que ses pareilles, & qui entendoit assez notre Langue pour nous être utile, me fit renaître la pensée de lui offrir une situation plus douce avec nous. Elle l'accepta, & le Prince appaisé par nos caresses & par les présens que je fis débarquer avec lui, ne s'opposa point à son départ.

Nous sortîmes du Fleuve à pleines voiles. M. Rindekly vouloit saluer les Nègres d'une décharge de toute notre artillerie, & leur laisser pour adieu une nouvelle impression de terreur. Je m'opposai à ce dessein, qui étoit capable de détruire la mémoire de nos bienfaits. Nous devions, après tout, plus d'affection que de haine aux Sauvages. Si les richesses que nous emportions n'avoient pas répondu à notre attente, elles étoient si supérieures à nos frais, que nous ne pouvions regréter les peines de notre entreprise. Suivant nos calculs, le fruit de notre Voyage montoit à plus d'un million de livres, tant en anneaux, qu'en poudre & en lingots. Je me trouvai si riche du quart de cette somme, qui devoit me revenir dans nos partages, que je ne souhaitai que de le mettre à couvert en retournant droit à Londres. M. Rindekly ne se rendit pas volontiers à cette proposition. Il panchoit, sinon à retourner bien-tôt sur la même Côte, du moins à faire valoir nos trésors dans d'autres parties du commerce, en attendant que la prudence nous permît de tenter une nouvelle entreprise chez les Nègres. Mes instances néanmoins l'auroient fait consentir à notre retour, si d'autres évenemens ne nous avoient forcés de prendre un parti fort différent.

En sortant de la Rivière de Pasamba, nous trouvâmes deux Vaisseaux Espagnols, montés comme le nôtre, moitié en guerre, moitié pour le commerce, qui revenoient des Philippines par cette route avec une riche cargaison. Cette rencontre nous alloit déterminer à suivre comme eux la route de l'Europe, du moins jusqu'aux Canaries, où nous aurions mieux aimé renouveller nos provisions que dans tout autre lieu. Mais à l'occasion d'une dispute de Matelots, il s'éleva une querelle si vive entre les deux Capitaines & le nôtre, qu'abusant de la supériorité du nombre pour nous traiter d'héretiques & de misérables, ils nous mirent dans le cas de ne pouvoir nous faire raison que par les armes. M. Rindekly comptant trop sur le courage de nos gens, repassa dans notre Bord, d'où la seule politesse l'avoit fait sortir, pour crier aux armes d'un ton furieux. Il ne voulut écouter ni mes conseils, ni mes prieres. Je vis en un moment l'image d'une guerre sanglante au milieu de la paix.

Les deux Espagnols marquerent moins d'emportement dans les suites de cette action. Ils gagnérent le dessus du vent, & se reposant sur cet avantage, ils sembloient attendre que les premières hostilités vinssent de nous. Je pris droit de leur modération pour renouveller mes efforts sur l'esprit de M. Rindekly. Enfin, j'arrêtai l'ordre qu'il alloit donner de lâcher sa bordée; mais je ne pus l'empêcher d'écrire sur le champ aux deux Capitaines, que s'il ne vouloit point donner naissance à la guerre entre deux Nations, qui faisoient encore profession de paix, il étoit résolu de soutenir sa querelle particuliere, & qu'avec un de ses gens, il les défioit tous deux dans un combat de Chaloupe à Chaloupe. Il leur laissoit le choix des armes & du nombre des Rameurs. À ce défi, qui étoit accompagné de quelques injures, les Espagnols répondirent qu'ils n'étoient point les maîtres de leurs personnes lorsqu'ils commandoient les Vaisseaux d'autrui, mais que s'ils étoient attaqués sur leur Bord, ils promettoient de se bien défendre. Cette réponse fut regardée de M. Rindekly, comme une nouvelle insulte. Je n'aurois pas eu le pouvoir de l'arrêter, si je ne l'eusse fait enfin souvenir qu'il alloit ruiner sa femme & toute ma famille. J'avois eu besoin moi-même d'un motif si puissant pour moderer mon indignation au récit de sa querelle.

Cependant les deux Espagnols profitérent du vent, & tirérent à nos yeux vers les Canaries. Nous les suivîmes. Douze jours que nous employâmes dans cette route n'ayant pas suffi pour calmer la bile de M. Rindekly, il voulut absolument relâcher dans une des Isles, se faire conduire dans la Chaloupe à celle de Canaries, & tirer raison des deux Capitaines par un combat reglé. Je lui représentai envain que dans les sujets de mécontentement qui croissoient tous les jours entre l'Angleterre & l'Espagne la prudence ne nous permettoit pas de nous exposer à trop de hazards; qu'il étoit déja fort heureux pour nous que les deux Capitaines eussent ignoré la querelle des deux Nations, & n'en eussent pas pris droit d'agir avec plus de rigueur; enfin que nous avions des biens & une réputation de sagesse à conserver. Il croyoit satisfaire à toutes mes objections, en me répondant qu'il vouloit s'exposer seul avec un de ses gens, & que l'honneur lui étant plus cher que la fortune & la vie, il n'étoit pas capable de s'éloigner sans avoir tiré vangeance d'un affront qui le déshoneroit. Nous relâchâmes dans l'Isle de Ferro, d'où il fit partit le plus adroit de nos gens dans une Barque du Païs, pour aller prendre des informations sur l'arrivée des deux Capitaines au Port de Canaries. Il les reçut avant la fin du jour; mais elles étoient capables de le refroidir. Ses ennemis n'avoient pas manqué en arrivant de faire le récit de leur avanture. Ils s'en étoient plaints comme d'une injure que la seule considération de la paix leur avoit fait supporter; & mettant enfin tout le tort de notre côté, ils avoient échauffé d'autres Capitaines Espagnols, déja irrités contre les Anglois, jusqu'à leur faire prendre la résolution de sortir du Port pour nous chercher.

Notre situation devenoit fort dangereuse, car il ne falloit pas esperer de demeurer long-tems cachés à Ferro. Il n'y avoit pas plus d'apparence de pouvoir nous remettre en Mer au risque de tomber entre les mains des Espagnols. Quatre jours s'étant passés dans cet embarras, nous renvoyâmes, le cinquiéme jour, un de nos gens au Port de Canaries. Il savoit parfaitement la Langue Espagnole, & s'étant mêlé, comme la première fois, parmi quelques Habitans de Ferro, il devoit seulement s'informer si la première chaleur de nos ennemis les avoit fait sortir du Port. Il trouva les deux Capitaines dans la situation où il les avoit laissés, mais prêts à remettre à la voile pour l'Europe, avec un autre Vaisseau marchand de leur Nation, qui faisoit la même route. Nous respirâmes à cette nouvelle, & notre espérance fut qu'en les laissant partir avant nous, la Mer nous redeviendroit libre. Trois jours se passérent encore, sans aucun trouble de la part des Habitans de Ferro, qui se souvenoient d'avoir vû M. Rindekly & moi deux ans auparavant, & qui avoient été satisfaits de notre conduite. Enfin nous nous flattions d'être à la fin du péril, lorsqu'on nous avertit qu'il entroit trois Vaisseaux dans la Rade de Ferro. La plus grande partie de notre Équipage étoit à terre. Toute notre diligence ne put nous faire regagner assez-tôt notre Bord, pour nous mettre en état de nous défendre, & la défense d'ailleurs n'auroit fait qu'assurer notre ruine.

Il ne nous auroit pas été plus avantageux de disputer notre liberté dans Ferro même, où nous étions sans armes & sans secours. D'ailleurs, ne pouvant nous persuader qu'une querelle particuliere, qui n'avoit ét suivie d'aucune hostilité, nous exposât aux plus furieux effets de la guerre, nous prîmes le parti d'attendre que les Espagnols nous expliquassent leurs intentions.

De notre Vaisseau, dont ils s'étoient saisis sans résistance, ils firent avertir le Capitaine de s'y rendre immédiatement. Je l'accompagnai. Nos ennemis, car c'étoient eux-mêmes, & leur dessein n'étoit que de nous chagriner par des humiliations, reçûrent M. Rindekly d'un air arrogant. Ils lui demandérent compte de sa Commission, de son Voyage & de ses Marchandises, en feignant de douter si nous n'avions pas fait la contrebande dans les Colonies Espagnoles. Je reconnus que M. Rindekly étoit capable de déguiser son ressentiment. Il répondit de bonne foi à toutes ces questions. Les prétextes leur manquant pour nous chercher querelle, ils continuérent seulement de nous humilier en faisant la visite du Vaisseau. Notre crainte étoit qu'ils ne découvrissent notre or, & que la vûe d'une si belle proie ne les rendît plus injustes qu'ils n'affectoient de vouloir l'être. Mais en observant ma Cabane, ils apperçûrent mon Journal qui étoit ouvert sur une table, parce que j'y ajoutois tous les jours quelques circonstances. Ils le parcoururent, & leurs yeux tombérent sur la description de Carthagène, qui se présentoit dès les premières pages. Cette découverte les occupa long-tems. Enfin bornant leurs réflexions, ils déclarérent à M. Rindekly, que des observations si particulieres, sur un lieu de cette importance n'avoient point été faites sans quelques vûes; que dans un tems où les Espagnols avoient de ce côté-là tant de plaintes à faire des Anglois, ils se croyoient obligés d'en informer le Roi leur Maître; qu'ils ne prétendoient pas décider si nous devions être regardés comme les ennemis de l'Espagne, mais que se rendant droit à Cadix, ils ne nous feroient pas beaucoup de tort en nous y conduisant avec eux, & que nous y aurions la liberté de justifier nos intentions.

Nous sentîmes amérement la nécessité de céder à la force. Cependant les circonstances mêmes nous faisant connoître qu'on n'avoit pas d'autre vûe que de nous chagriner, M. Rindekly prit un air ouvert pour assurer que nous relâcherions volontiers à Cadix. L'unique loi qui exerça beaucoup sa patience, fut celle qu'ils lui imposérent de passer dans un de leurs Vaisseaux pour y servir d'otage. Ils distribuérent aussi une partie de nos gens sur leurs trois Bords, & mirent à leur place assez de monde pour se rendre maîtres du nôtre. J'obtins la liberté d'y demeurer. Le vent nous étant favorable, ils nous pressérent de les suivre, avec toutes les précautions qui pouvoient les assurer de nous. Il me parut fort surprenant que dans toutes ces exécutions il ne leur échapât rien, ni à M. Rindekly, qui eut le moindre rapport à notre querelle.

Notre sortie de Ferro eut pour eux l'air d'un triomphe, & pour nous celui de l'esclavage le plus humiliant. Mais notre disgrâce ne dura que six jours. En approchant de l'Europe, nous découvrîmes cinq grands Vaisseaux que nous reconnûmes bien-tôt pour des Anglois. Ils voguoient à pleines voiles & Pavillon déployé, tandis que nous avions beaucoup de peine à nous servir du vent, qui avoit changé pendant la nuit. Quoique je m'attendisse bien que cette petite Flotte ne passeroit pas sans reconnoître la nôtre, & que je me crusse déja presque certain de notre délivrance, il me vint à l'esprit de charger secretement un de nos Matelots d'arborer tout d'un coup notre Pavillon. Cette idée me réussit avec tant de bonheur, que les cinq Anglois profitant de l'avantage du vent, s'approchérent de nous à la portée du canon, avant que les Espagnols eussent commencé à se reconnoître. Ils devinérent une partie de la vérité par les apparences; & le signe par lequel ils firent connoître aussi-tôt leurs intentions, força nos ennemis de plier leurs voiles pour les attendre.

Ils étoient en état de se faire respecter. C'étoit cinq Vaisseaux de guerre, qui transportoient quelques Troupes à la Jamaïque, pour appaiser la révolte des Nègres de cette Isle qui s'étoient soulevés contre les Anglois. Tandis que les Capitaines Espagnols cherchoient les moyens de leur faire approuver leur conduite, & que l'un d'eux les alloit joindre dans la Chaloupe, je me mis dans la nôtre, avec un air d'autorité auquel personne n'eut la hardiesse de s'opposer. Je fis tant de diligence, qu'ayant prévenu l'Espagnol, j'eus le tems d'informer le Chevalier Shelton, qui commandoit l'Escadre Angloise, du prétexte qu'on avoit pris pour nous arrêter. Il étoit prudent. Nos affaires ne nous permettoient point de nous brouiller ouvertement avec l'Espagne. Après m'avoir fait expliquer dans les termes les plus précis le fond & les circonstances du démêlé, il prit un parti que nos ressentimens mêmes ne nous empêchérent point d'approuver. Il reçut honnêtement le Capitaine Espagnol. Loin de lui faire un crime de l'excès de ses précautions pour la sûreté de Carthagène, il loüa ses craintes; mais les tournant ensuite en badinage, il lui conseilla de me rendre mon Journal, qui n'étoit que l'amusement d'un Voyageur, & de prendre confiance à la parole que j'allois lui donner de n'en jamais faire un usage pernicieux pour l'Espagne. Ce conseil eut toute la force d'une menace sérieuse. L'Espagnol embarrassé s'excusa sur la fidélité & le zéle qu'il devoit à sa Patrie. Il me prit à témoin qu'il n'avoit fait aucune insulte à notre Vaisseau, & se retira sur le champ pour rendre la liberté à M. Rindekly & à tous nos gens.

Je ne cachai point à M. Shelton que malgré ces apparences de réconciliation, j'appréhendois tout encore du caractere des Espagnols. Il ne me conseilla pas lui-même de m'exposer à leur ressentiment dans la même route. Cependant, comme il n'y avoit point de tempéramment entre la nécessité de les suivre & le parti d'accompagner l'Escadre Angloise, je résolus d'attendre M. Rindekly pour nous déterminer. Il se réjouissoit déja de l'occasion qui se présentoit de faire le Voyage de l'Amérique en sûreté. Son inclination avoit toujours été de ne pas retourner à Londres sans une riche carguaison, & de faire valoir auparavant une partie de nos richesses dans les Colonies; de sorte qu'il se déclara tout d'un coup pour le parti de suivre M. Shelton.

Ainsi nos incertitudes, & nos dangers mêmes, servirent à nous procurer toute la sûreté que nous pouvions esperer pour ce Voyage. Le vent ne nous servit pas moins heureusement. M. Shelton, qui avoit plusieurs fois fait la même route, devoit toucher aux Isles du Cap Verd, où il avoit quelques affaires d'interêt à démêler. Quoiqu'il ne se proposât point d'y employer la force, il nous dit agréablement, qu'on se faisoit rendre une justice plus prompte à la tête d'une Escadre.

Il s'y arrêta peu. Ayant repris directement notre route vers l'Amérique, un vent du Sud nous jetta fort loin vers le Nord. Il dura plusieurs jours avec la même violence. Nous eûmes la vûe de Sainte Marie, une des Açores, & le 24. de Septembre, nous nous trouvâmes fort près d'une Isle déserte dont nous n'avions pas le nom dans nos Cartes. L'accès nous en parut si facile, qu'ayant été un peu maltraités par le vent, nous prîmes le parti d'y mouiller l'ancre. Les gens de M. Shelton la nommérent Shelton Iland. Elle est au 38e degré 15 minutes de latitude, & son circuit nous parut d'environ cinq ou six lieuës. Nous y trouvâmes quantité de bois, des fraises, des groseilles, & beaucoup d'églantiers. Nos gens y virent des grues, des herons, & plusieurs autres oiseaux qui nichent sur les rochers. Ils y rencontrérent aussi quelques poules qu'ils prirent facilement. Le rivage étoit couvert de coquillage; de moules, de la couleur des nacres de perles; mais en ayant ouvert quelques-unes, nous n'y trouvâmes qu'un petit poisson assez sec & dont le goût ne nous parut point agréable. Il sort du milieu de l'Isle plusieurs sources si abondantes, qu'elles forment tout d'un coup une Rivière. Nos gens s'occupérent pendant deux jours à la pêche & à la chasse. Mais quelques-uns se trouvérent fort mal d'avoir mangé trop de fruits & de légumes sauvages, sur-tout des patates ou des pommes de terre, qui causérent la dissenterie à ceux qui en avoient pris avec excès. Nous remîmes à la voile le 26, & n'ayant rien souffert de la Mer pendant le reste de notre navigation, nous arrivâmes à Port-royal le 13. d'Octobre.

Le bruit de notre arrivée, avec six cens hommes que M. Shelton avoit à Bord, fit bien-tôt rentrer une partie des Barbares dans la soumission, & les plus obstinés se retirérent dans les Montagnes, où l'on ne pensa point à les poursuivre. Son Voyage n'étoit point inutile, puisqu'il produisit tout d'un coup l'effet pour lequel il étoit entrepris. Cependant après avoir distribué une partie de ses Troupes dans les Forts, il paroissoit déterminé à retourner promptement en Europe avec le reste. Nouveau sujet d'incertitude, du moins pour moi qui brûlois de me revoir à Londres, & qui étois comme averti par un pressentiment secret des disgrâces dont nous étions menacés. Le sentiment de M. Rindekly ne laissa point de l'emporter. Il vouloit qu'il ne manquât rien à notre fortune, & que nous ne retournassions à Londres, que pour nous y reposer dans l'abondance pendant tout le reste de notre vie. Plusieurs de nos gens, dont les désirs étoient plus bornés, demandérent le partage de notre or. Il se fit avec toute la bonne foi qui avoit été la baze de notre societé. Cependant la plûpart de ceux mêmes qui avoient pressé cette distribution, se rengagérent à notre service; de sorte qu'après le partage & les Congés accordés au gré de ceux qui les demandoient, nous nous trouvâmes encore avec quarante-cinq hommes d'Équipage. M. Rindekly possedoit admirablement l'art de séduire les esprits par les plus grandes espérances. Les preuves qu'il nous avoit données de son habileté servoient encore plus à soutenir la confiance. Il nous proposa de pénétrer dans le Golfe du Méxique, où nous apprenions que les François commençoient à négliger un fort bel établissement, après l'avoit entrepris avec une ardeur extraordinaire. Son dessein n'étoit pas de rien usurper sur une Nation qui nous étoit attachée par une solide alliance. Mais depuis les expériences que nous avions faites en Afrique, il avoit pour principe, qu'il y avoit toujours beaucoup à gagner chez les Nations Sauvages qui voyoient des Européens pour la première fois; & sans s'ouvrir de toutes ses espéranees, il nous exhortoit à nous fier à sa conduite.

J'avois des liaisons trop étroites avec lui pour lui contester trop ardemment ses principes, & je devois être convaincu d'ailleurs de la sincerité de son zéle pour l'interêt commun de notre famille. Je cédai à la vraisemblance de ses raisonnemens, avec la seule exception que la moitié de notre or demeureroit à la Jamaïque, & que nous ne risquerions point tout le fond de notre fortune. Mais je fus surpris de lui entendre assurer qu'il pensoit si peu à risquer notre or, que son dessein au contraire étoit d'employer seulement ce qui seroit nécessaire pour la carguaison du Vaisseau, & que pour les marchandises dont il vouloit la composer, il n'avoit besoin que d'une somme médiocre. En effet, il nous chargea de liqueurs fortes, de bas, de bonnets & de camisoles de laine, d'ustenciles de fer, & de toutes les bagatelles qui nous avoient procuré tant de faveur chez les Nègres. À l'objection que je lui fis, que dans toutes les parties du Golphe, où il parloit toujours de pénétrer, les Amériquains accoutumés au commerce des Nations de l'Europe, n'avoient plus la même avidité pour ces petites marchandises, il me répondit que c'étoit les Européens eux-mêmes qui s'étoient accoutumés à ne leur en plus porter dans cette fausse opinion; que n'ayant pas fait inutilement quatre Voyages en Amérique, il savoit de quel prix les habillemens de laine, les ustenciles de fer, & sur-tout les liqueurs fortes étoient toujours pour les Sauvages; que son embarras n'étoit point de leur faire agréer des biens de cette nature; mais de trouver dans les Païs que nous allions visiter, des Sauvages qui nous fissent gagner beaucoup au change, & qu'il avoit là-dessus depuis long-tems des idées qui ne pouvoient guéres le tromper. Enfin, tout m'étant agréable, avec la condition de laisser notre or derriere nous, je m'engageai à le suivre sur la seule confiance que j'avois à son esprit & à son amitié.

Il ne me fit pas long-tems, néanmoins, un mystere de son projet. Il avoit observé dans ses Voyages précédens que depuis le Traité de l'Assiento, ceux de nos Marchands qui entreprenoient le Commerce clandestin n'avoient guéres d'autre vûë que de suppléer au Vaisseau annuel, en lui fournissant par la voie qui portoit le non de Commerce des Chaloupes, dequoi se remplir à mesure qu'il se vuidoit, soit à Veracruz, soit à Porto-Bello; ou que le principal terme du moins étoit toujours quelqu'une des Villes où les Espagnols tenoient leurs grands Marchés. Il se proposoit au contraire d'abandonner les routes communes, pour s'arrêter sur les Côtes où il n'auroit affaire qu'aux Sauvages. Il avoit un Mémoire des lieux où se faisoient les principales pêches des perles, & d'où l'or passoit pour venir en plus grande abondance. Les Espagnois n'ayant point de Troupes dans tous ces quartiors, il se promettoit qu'avec un Vaisseau aussi-bien armé que le nôtre, nous nous ferions respecter d'eux s'il s'y trouvoit quelques gens de leur Nation; & qu'avec des denrées, qui ne passoient point pour marchandises de contrebande, nous engagerions les Naturels à nous faire tous les avantages que les Espagnols ne tiroient d'eux que par leurs duretés & leurs violences.

J'avoüe que cette explication augmenta ma confiance. M. Rindekly, qui s'étudioit de plus en plus à ne rien négliger, prit une autre précaution que je trouvai fort sage, & que la suite de notre entreprise nous fit reconnoître fort nécessaire. Il obtint du Gouverneur de la Jamaïque, après lui avoir communiqué une partie de son dessein, des Lettres de Commission, pour porter les plaintes de nos Colonies à tous les Gouverneurs & les Officiers Espagnols, des hostilités que leurs Gardes-Côtes commettoient sans cesse contre nous, sous le prétexte d'arrêter le commerce clandestin. Cet office, qui n'étoit borné à aucun lieu, nous donnoit la liberté de nous présenter sur toutes les Côtes, où nous pouvions supposer que les Anglois avoient souffert quelque violence, & Milord Harbert, Gouverneur de la Jamaïque, nous en fit expédier d'autant plus facilement les Lettres, que dans les sujets réels que nous avions de nous plaindre des Espagnols, il favorisoit toutes les entreprises qui étoient à l'avantage de notre commerce.

Nous partîmes ainsi sous les plus heureux auspices, & tranquilles du moins, sous la garantie du droit des Gens. M. Rindekly fit tourner la voile droit à la Havana. Je lui avois promis tant de confiance, que je ne lui demandai pas même quelles étoient ses premières vûes. Nous arrivâmes le troisiéme jour à l'entrée du Port, qui est un Canal fort étroit, de la longueur d'un demi mille, au Nord-Ouest de l'Isle de Cuba. Cette entrée étoit défenduë par plusieurs Forts. Le Commandant à qui nous déclarâmes notre Commission, nous demanda le tems d'en donner avis au Gouverneur de la Ville; ce qui nous fit demeurer vingt-quatre heures dans le Canal. On nous accorda la liberté d'entrer dans le Port. Nous admirâmes sa beauté. C'est un Bassin qui a la forme d'un quarré long, du Nord au Midi. Le Canal qui forme l'entrée, est au coin du Nord-Ouest, & les trois autres coins forment trois grandes Bayes, au fond d'une desquelles, qui est au coin du Sud-Est, on découvre la Ville de Guan Abacoa, éloignée par terre d'environ deux lieuës de la Havana, mais d'une lieuë seulement par la Mer.

À l'Ouest se présente la Havana, dans une délicieuse plaine qui s'étend au long du rivage. Sa figure est ovale, & commence à un demi mille de la Bouche du Port. Autrefois les Maisons n'étoient que de bois, mais depuis l'année 1536, on les a bâties de pierres dans le goût de celles d'Espagne. Les Édifices sont fort beaux, mais ils ont peu d'élevation. Les ruës sont étroites, extrêmement propres, & si droites qu'on les croiroit tirées à la ligne. On y compte onze Églises, tant Paroisses que Monastères, & deux magnifiques Hôpitaux. Au milieu de la Ville est une belle Place quarrée, dont tous les Bâtimens sont uniformes. Rien n'approche de la magnificence & de la richesse des Églises. Les lampes, les chandeliers & tous les ornemens des Autels, sont d'or ou d'argent. On y admire plusieurs lampes d'un travail exquis, & dont le poids est de deux cens marcs.

Nous fûmes reçus des Espagnols avec une politesse affectée, qui ne donna qu'un sujet de rire à M. Rindekly, parce qu'il lui étoit indifférent de quel œil on regardoit sa Commission. Pendant quelques jours qu'il employa gravement à traiter avec le Gouverneur, je cherchai d'autant plus curieusement à prendre une connoissance particuliere de la situation & du commerce de la Ville, que les Espagnols s'efforcent de dérober toutes ces lumiéres aux Étrangers. La Havana fut bâtie par Jean Velasques, qui s'empara de l'Isle de Cuba en 1511, avec l'assistance du fameux Barthelmi de las Casas, qui ayant embrassé dans la suite l'Ordre de Saint Dominique, devint Évêque de Chiapa dans la nouvelle Espagne, & nous a laissé l'Histoire des cruautés des Espagnols dans les Indes. En 1561, l'on ne comptoit encore que trois cens Espagnols à la Havana, ce qui est confirmé par notre Chilton, qui eut alors l'occasion d'observer ce qu'il a publié dans sa Relation. Du tems d'Heirera, c'est-à-dire en 1600, le nombre étoit augmenté jusqu'à six cens familles. Aujourd'hui l'on fait monter toute la Ville, en y comprenant les Noirs & les Mulâtres, à dix mille familles.

Les Habitans ont dans les manières un air de politesse & d'ouverture qu'on ne trouve point dans les autres Colonies Espagnoles. Cette façon libre est répanduës jusques dans les femmes, quoiqu'elles ne sortent jamais de leurs maisons sans être couvertes d'un grand voile. Elles savent presque toutes la Langue Françoise: elle imitent aussi la même nation dans leur coëffure & dans leur habillement. À la surprise que je témoignai là-dessus, on me répondit que ces usages s'étoient introduits depuis que la Maison de Bourbon est sur le trône d'Espagne, & que plusieurs familles Françoises sont venuës s'établir à la Havana. On m'apprit qu'en 1703, lorsqu'on y faisoit des réjouissances à l'honneur de Philippe V, M. du Casse, Officier François, s'y étant trouvé avec son Escadre, les Espagnols le priérent de se joindre à eux pour cette fête. Il fit débarquer cinq cens de ses Soldats, qui firent les exercices militaires sur la grande Place, & qui causérent tant d'admiration aux Habitans, que la Ville se trouva disposée à recevoir tous les François qui souhaiteroient de s'y établir.

Les alimens les plus communs à la Havana, sont la chair de porc & celle de tortuë, dont on porte même une quantité considérable en Espagne. Le porc y est très-nourrissant; & contre sa nature ordinaire, il y resserre le ventre au lieu de le relâcher. Quelques-uns de nos Anglois furent étonnés, qu'après s'être fait purger, le Médecin leur ordonna de manger du porc roti. On coupe la chair des tortuës en pièces fort longues, qu'on sale beaucoup & qu'on fait ensuite secher au vent. Les Matelots la mangent avec de l'ail, & lui trouvent le goût du veau. Mais toutes les autres provisions, à la réserve du vin qui est fort bon à la Havana, y sont d'une cherté extraordinaire. Le pain même n'y est point à bon marché. Le poisson & la viande de Boucherie y sont sans goût.

La Jurisdiction de la Havana s'étend sur la moitié de l'Isle, comme celle de San Jago de Cuba sur l'autre partie. Quoique San Jago ait toujours passé pour la ville Capitale, la Havana ne lui céde cet avantage que pour le nom, car elle est la résidence du Gouverneur général de l'Isle & de tous les Officiers du Roi, tandis que San Jago n'a qu'un Gouverneur subalterne. Elle est aussi le Siège Épiscopal, dont le revenu annuel est de cinquante mille écus. Les environs de la ville sont la plus belle & la plus fertile partie du païs. Le reste de l'Isle est si sec & si montagneux, qu'on n'y trouve ni Fermes, ni troupeaux.

Mais c'est par l'importance de sa force & de son commerce, qu'il faut considerer la Havana. Je réserve pour ceux qui nous gouvernent, toutes les observations de M. Rindekly & les miennes sur le premier de ces deux articles, & je me garderai bien de les exposer au hazard d'être traduites dans quelque autre Langue, pour servir de préservatif contre l'utilité que l'Angleterre en peut tôt ou tard esperer. Par bien des questions hazardées, M. Rindekly étoit parvenu à se faire éclaircir quantité de vûës qu'il avoit formées anciennement, & quelques-unes dont il étoit redevable à l'article de mon Journal, où j'avois inseré la Relation de Carthagène. Revenant toujours à l'idée qu'on se trompoit en croyant les Naturels de l'Amérique revenus du goût qu'ils avoient eu pour nos petites denrées, il esperoit beaucoup plus de cette voie que d'un commerce régulier; & suivant ses mesures, il se croyoit également à couvert, & de la crainte des Espagnols & du reproche de violer la Justice.

Je ne sai si nous devions souhaiter de faire un plus long séjour à la Havana; mais un Officier du Gouverneur vint nous déclarer qu'ayant rempli suffisamment notre Commission, il n'y avoit plus que des vûës suspectes qui pussent nous arrêter. Cette explication, jointe au soin qu'on avoit eu de retenir constamment notre Équipage à bord, nous fit craindre quelque insulte des Habitans, si nous différions notre départ jusqu'au lendemain. Mr Rindekly, qui savoit beaucoup mieux que moi la Langue du païs, nous avoit entendu nommer dans plus d'une occasion, traîtres & Lutheriens. Nous étions d'ailleurs assez satisfaits du Gouvernement. Notre Commission portoit, non-seulement de faire des plaintes contre les Gardes-Côtes, qui nous avoient enlevé plusieurs Bâtimens sous de faux prétextes, mais de protester que la Nation n'ayant aucune part aux entreprises supposées de quelques particuliers, les articles fondamentaux du Commerce n'en devoient rien souffrir; & quant aux Barques & aux Vaisseaux qui nous avoient été pris, nous avions demandé que les Marchands interessés fussent entendus dans leurs allégations, & qu'il ne leur fût pas nécessaire de recourir à la Cour de Londres, ou à celle de Madrid, pour faire entendre & recevoir les preuves de leur innocence. Le Gouverneur nous avoit répondu, après quelques jours de délibération, que la témerité des Contrebandiers étant portée à l'excès, il ne falloit pas s'étonner que les Espagnols fissent tout ce qui dépendoit d'eux pour les réprimer; que les Gardes-Côtes n'exécutoient là-dessus que les Ordres de la Cour; & que, s'il étoit vrai qu'ils les eussent quelquefois excedés, c'étoit à la Cour même qu'il falloit adresser nos plaintes, puisque c'étoit d'elle qu'ils recevoient directement leur Commission. Quoiqu'une réponse si vague ne tendît qu'à se défaire promptement de nous, M. Rindekly avoit insisté sur plusieurs Barques qui avoient été prises hors du Golfe, & qui ne pouvoient être accusées, par conséquent, du commerce clandestin. Il avoit reclamé leurs effets avec beaucoup de force; mais comme il ne pensoit qu'a nous ménager le tems dont nous avions besoin, il s'étoit rendu ensuite à la réponse du Gouverneur, qui se retranchoit toujours dans les bornes de son pouvoir, & qui nous renvoyoit à la Cour, ou au Gouverneur général.

La joie qu'on eut de nous voir partir fut une nouvelle marque de l'impatience & du regret avec lequel on nous avoit soufferts pendant neuf jours. Nous débauchâmes un Nègre, que toutes les précautions des Officiers du Port ne purent empêcher de gagner notre Vaisseau, & de s'y tenir caché. En sortant du Canal, M. Rindekly affecta de reprendre au Sud la route de la Jamaïque; c'étoit celle qui convenoit aussi à son premier dessein. Nous rencontrâmes vers San Antonio, quelques Marchands Espagnols, qui nous laisserent passer sans obstacles; & passant à la vûe de la Jamaïque avec un vent favorable, nous entrâmes dans la Grande Mer, pour gagner les petites Antilles, comme si notre dessein eût été de nous rendre à la Barbade. Mais coupant en plein Sud, nous prîmes directement vers celle de la Marguerite, où l'importance de notre entreprise étoit d'arriver sans être apperçus des Gardes-Côtes. La fortune nous seconda si heureusement que nous ne fûmes point retardés par les vents que nous redoutions en doublant le Cap de Vela. Nous étant trop approchés de la Grenade, nous évitâmes un autre danger, en reconnoissant aussi-tôt notre erreur; & M. Rindekly, qui connoissoit beaucoup mieux toutes ces Mers que les Côtes d'Afrique, nous fit découvrir, vers le soir, le Château de Monpatre, au Cap de l'Est de la Marguerite.

Quoique les Espagnols n'y ayent aucune garnison; comme c'est le lieu où la petite Flotte qu'ils y envoyent tous les ans pour la pêche des Perles, va jetter l'ancre, & qu'il y reste plusieurs de leurs Marchands ou de leurs Facteurs, nous cherchâmes quelque lieu plus écarté pour aborder. Le fond se trouvant excellent au Nord-Est, nous entrâmes au commencement de la nuit dans une petite Baie, où l'obscurité ne nous empêcha point d'appercevoir de la fumée qui s'élevoit en tourbillons. Nous jettâmes l'ancre aussi-tôt; & M. Rindekly, croyant le Vaisseau sans péril dans un lieu si paisible, ne se fia qu'à lui-même du soin de prendre les premières informations. La Lune, qui commença bien-tôt à paroître, lui fit remarquer plus distinctement que la fumée sortoit de quelques cabanes. Il se mit dans la Chaloupe avec huit de nos gens. Ayant gagné le rivage, il se trouva éloigné, d'environ deux milles, des cabanes qu'il avoit apperçues. Il fit ce chemin avec le même courage. C'étoit une petite Habitation de Mulâtres, qui parloient presque tous la Langue Espagnole. Il en fut reçu avec hnmanité; & sans leur expliquer ses desseins, il parla de son arrivée comme si le mauvais état de notre Vaisseau l'eût forcé de s'arrêter au premier lieu qui s'étoit offert.

Il revint fort content de la douceur des Mulâtres. Il avoit appris d'eux que les Vaisseaux Espagnols étoient partis de l'Isle depuis six semaines, mal satisfaits de la pêche de cette année; mais loin d'être refroidi par le peu d'avantage qu'ils en avoient tiré, il en conclut, au contraire, que ce qui n'étoit pas tombé entre leurs mains devoit être resté dans l'Isle, & ce n'étoit pas sans fondement qu'il formoit cette conjecture. Il sçavoit par d'autres informations, que les Mulâtres & les Nègres qu'ils employoient à la pêche, ne se trouvant point assez payés ou récompensés de leurs peines, commençoient à prendre l'usage de leur dérober les plus belles Perles, & qu'ils se trouvoient mieux de les donner aux Hollandois, qui venoient furtivement de Curassos, & même de Surinam. Dès la pointe du jour nous vîmes arriver cinq ou six Barques, que nous ne fîmes pas difficulté de laisser approcher. Nous reçûmes à bord plusieurs Mulâtres, ausquels nous rendîmes fort avantageusement les honnêtetés qu'ils avoient faites au Capitaine. Ils n'attendirent point qu'on leur parlât de Perles, pour nous en faire voir de fort belles. M. Rindekly, sans marquer trop d'empressement, leur offrit quelques Bonnets & quelques Camisoles qu'ils accepterent avec beaucoup de joie. En effet, ces misérables manquoient de tout, & se croyoient fort heureux de recevoir des presens utiles, eux que les Espagnols font travailler avec une dureté surprenante, sans autre fruit qu'une mauvaise nourriture. Cette première visite nous valut quinze grosses Perles, qui ne nous coûterent pas deux pistoles en marchandise. Mais, sur ce qu'ils nous assurerent eux-mêmes que nous n'aurions pas de peine à nous en procurer un grand nombre, nous leur fîmes voir nos provisions de liqueurs fortes, & toutes nos autres denrées, en les leur proposant comme un prix que nous distribuerions libéralement à ceux de qui nous recevrions les plus grands services.

J'étois d'avis d'attendre à bord ce que produiroient nos promesses; mais l'ardeur de l'Équipage, & celle de M. Rindekly même, ne put se moderer à la vûe d'une si belle carriere. La moitié de nos gens quitterent le Vaisseau, dans la résolution, non-seulement de chercher d'autres Habitations, mais d'aller jusqu'à Makanas, qui en est une plus considérable à quelques lieues de la Mer. Le bruit de notre débarquement y arriva plûtôt qu'eux. Tout ce qu'il y avoit de Mulâtres & d'Amériquains, à qui il étoit resté des Perles, vinrent au bord du rivage, où je ne doutai point, en les voyant, du motif qui les amenoit. Je fis un négoce si avantageux, dans l'absence de M. Rindekly, qu'il fut surpris du trésor qu'il trouva dans une grande caisse à son retour. Il avoit beaucoup moins réüssi par la peine qu'il s'étoit donnée de parcourir une longue étendue de Côtes. La Marguerite n'est point une petite Isle. On ne lui donne pas moins de trente-cinq lieues de tour; & si toutes ses parties ressemblent à celle dont nous avions la vûe, elles doivent être fort agréables. Elle n'est séparée de la nouvelle Andalousie que par un détroit de huit ou neuf lieues. L'Isle est riche en fruits & en pâturages, ce qui fournit aux Habitans de quoi se nourrir avec abondance; mais manquant d'industrie & de commerce, par la faute des Espagnols, qui dans l'immense étenduë de Païs dont ils sont les Maîtres, ne cherchent que l'or & l'argent, & les pierres précieuses; à peine les Insulaires les plus aisés ont-ils de quoi se mettre à couvert de l'injure des saisons. Ils ont si peu d'eau douce, qu'ils sont obligés de la tirer du continent par des Barques qui vont & reviennent continuellement.

Les Espagnols, n'étant pas toujours assez forts pour contraindre les Naturels à leur pêcher des Perles, amenent souvent avec eux des Esclaves Nègres qu'ils employent à cet exercice. Mais ces malheureux, qui sont obligés de plonger jusques sous les rochers pour en arracher les huîtres, & qui ignorent ordinairement la manière de se défendre des Monstres marins, périssent en grand nombre, soit qu'ils soient étouffés par l'eau, ou dévorés par les Requins. Aussi la pêche la plus abondante se fait-elle dans l'absence des Espagnols, par les Amériquains du Païs, qui sçavent mieux se garantir des périls de la Mer. Mais s'ils ne sont pressés par un extrême besoin, ils cachent à l'arrivée de ces rigoureux Maîtres des richesses qui ne leur procurent pas les biens qui leur sont les plus nécessaires. Nous remarquâmes qu'ils avoient beaucoup plus d'inclination à trafiquer avec nous qu'avec les Hollandois, parce qu'ils conservent le souvenir d'une ancienne descente de quelques Vaisseaux de Hollande, qui pillerent l'Isle avec toutes sortes de désordres & de cruautés. Ils sont exposés d'ailleurs aux ravages des Filibustiers, qui viennent souvent troubler leur pêche, & qui leur ravissent cruellement le fruit de leur travail. Mais le soin qu'ils ont de cacher ce qui est déja recueilli, fait qu'ils ne perdent gueres que les Perles qu'ils pêchent actuellement.

Enfin, si nous épuisâmes une grande parti de nos provisions, nous les crûmes réparées au centuple par trois grandes caisses des plus belles Perles du monde que nous recueillîmes en moins de quinze jours. Nous ne nous serions point lassés si-tôt d'une si heureuse entreprise, si nous n'avions appris, par les Barques qui apportent de l'eau du Continent, que les Espagnols étoient avertis de notre expédition, & qu'ils pensoient à nous faire repentir de notre hardiesse.

M. Rindekly jugea que dans la crainte d'être poursuivis par les Gardes-Côtes, nous n'avions point d'autre route à prendre que celle de la Barbade. Outre la Commission du Gouverneur de la Jamaïque, il avoit eu soin de prendre des Lettres de recommandation à Port-Royal, pour quelques riches Négocians de la Barbade, & même pour l'Isle Françoise de la Martinique, qui en est fort voisine. Il se proposoit de mettre nos richesses en dépôt dans l'une ou l'autre de ces deux Iles, & d'y renouveller nos provisions. Nous quittâmes la Marguerite dès la nuit suivante; & prenant entre l'Isle de la Trinida & celle de Tabago, nous arrivâmes heureusement, en moins de vingt-quatre heures, à l'entrée de la Baye de Carlille, au fond de laquelle Bridgetown est située.

Cette Ville, qui est la Capitale de la Barbade, a porté autrefois le nom de Saint-Michel. Elle est au 12e degré 55 minutes de latitude, comme on a pris soin de le marquer en gros caracteres sur la première Maison du Port. Les vapeurs, qui semblent la couvrir continuellement dans une situation fort basse & fort marécageuse, nous empêcherent de l'appercevoir en entrant dans la Baye; mais ces nuages se dissiperent à mesure que nous en approchions. Nous n'y trouvâmes rien de désagréable que les marais & les terres mortes dont elle est environnée. Elle contient environ douze cens Maisons, toutes bâties de pierres. Les rues sont larges, les édifices fort élevés, & les loyers aussi chers que dans les quartiers les plus frequentés de Londres. La principale Église ne le cede point en grandeur à nos plus vastes Cathédrales. Le clocher en est beau & contient sept cloches: dont l'orgue & l'horloge sont deux pièces fort estimées.

Les Forts qui défendent l'accès de la Ville sont construits avec tant d'habileté que s'ils étoient aussi-bien munis qu'ils doivent l'être, ils n'auroient rien à redouter des plus puissantes attaques. Le premier qui est à l'Ouest, & qui se nomme James-Fort, est monté actuellement de dix-huit pièces de canon. Mylord Grey, qui a été Gouverneur de l'Isle, y a fait bâtir une Salle pour le Conseil qui est d'une beauté extraordinaire. À la pointe d'une langue de terre qui s'avance dans la mer, est un autre Fort, nommé Willonghby, qui contient douze pièces de canon. La Côte de la Baye de Carlille, depuis le Fort de Willonghby jusqu'à celui de Needham, est défenduë par trois batteries; & le Fort de Needham a vingt pièces de canon. Au-dessus, & plus avant dans les terres, le Chevalier Bevill Granvill a commencé une Citadelle, qu'on nomme, à l'honneur de la Reine Anne, le Fort-Saint-Anne. Ce sera la plus forte place de l'Isle, mais elle ne coûtera pas moins de trente mille livres sterlings. Le Conseil de la Barbade se laissa entraîner dans cette dépense, sur l'avis que M. d'Herbeville faisoit de grands préparatifs à la Martinique pour nous venir attaquer. Il y pensoit effectivement, mais ayant été détourné de cette entreprise par les difficultés, il alla porter l'orage à Saint-Christophe, & particuliérement à Nevis, qu'il ruina tout-à-fait. À l'Est de Bridgetown, est un cinquiéme Fort muni de douze canons. Toutes ces fortifications rendent la Ville si sure & si tranquille, qu'elle est devenue la plus riche des Antilles. Les Marchands n'y craignent aucun danger. Aussi leurs magasins & leurs boutiques sont-ils aussi richement fournis qu'à Londres. On trouve à Bridgetown des Auberges, des cabarets, des lieux d'amusement comme dans les plus grandes Villes de l'Europe. On y a établi un Bureau de Poste pour les lettres, & toutes les semaines il en part un Pacquebot, qui les porte en terre ferme pour être distribuées dans toutes les parties des Indes Occidentales.

La Baye de Carlille, au fond de laquelle est Bridgetown, a plus de fond & de largeur qu'il n'en faudroit pour contenir cinq cens Vaisseaux. Il y avoit un Mole, qui s'étendoit depuis James-fort jusqu'à la Mer, mais il fut ruiné par un horrible tempête en 1694. On peut juger de la force & de la grandeur de Bridgetown par le nombre de sa Milice. On y compte douze cens hommes de guerre, qui portent le nom de Regiment Royal, ou de Regiment des Gardes à pied. C'est dans cette Ville que le Gouverneur, le Conseil, la Chancellerie, & toutes les Cours d'affaires ont leur Siège. En un mot, si le lieu de sa situation étoit aussi sain, qu'il est fort & commode, elle pourroit passer pour la meilleure de nos Places en Amérique, comme elle en est la plus riche. À l'est de la Ville est un Magasin à poudre, bâti de pierre, avec une forte garde.

J'ai commencé par faire la description de ce qui se présente à la première vûë. Le Gouverneur, à qui nous fîmes notre visite au moment de notre arrivée, nous traita moins comme des Marchands que comme des Députés du Gouverneur de la Jamaïque. M. Rindekly, en lui montrant sa Commission, affecta de lui rendre compte de notre voyage à la Havana, & feignit de n'avoir pris par la Barbade que pour s'informer s'il n'y avoit pas quelques nouveaux sujets de plaintes contre les Espagnols, avant que de nous rendre à Carthagène, & dans leurs autres Ports. Nous apprîmes, dans cette première Audience, qu'il étoit arrivé, huit jours auparavant sur les Côtes de l'Isle, un accident fort tragique. On y avoit trouvé une Barque sans Matelots, & sans aucun autre guide, quoiqu'elle eût une petite voile tenduë, dans laquelle étoient les corps de huit hommes à qui l'on avoit coupé la tête. Ces cadavres étoient nuds, & ne portoient aucune marque à laquelle on pût distinguer de quelle Nation ils étoient. Cependant la forme de la Barque, & la couleur de la chair, qui étoit plus brune que nos Anglois ne l'ont naturellement, avoient fait conjecturer que ce devoit être des Espagnols. Il restoit à sçavoir si cette boucherie étoit l'effet de quelque vengeance des Habitans de l'Isle, ou si elle venoit des Espagnols mêmes, qui pouvoient avoir abandonné la Barque aux flots après avoir massacré huit de leurs propres gens. Toutes les recherches qui s'étoient faites par l'ordre du Gouverneur n'avoient encore pû rien éclaircir.

M. Rindekly, ne pouvant esperer de la discretion de notre équipage, que l'histoire de nos Perles demeurât cachée, prit le parti de confesser au Gouverneur l'obligation que nous avions au vent de nous avoir jetté dans la Marguerite. Cet aveu, qu'il ne put s'empêcher de faire en riant, laissa voir assez que nous n'y avions point été conduits par le seul hazard. Mais on étoit avec les Espagnols dans des termes qui pouvoient faire passer ces entreprises pour de justes represailles. Ils avoient pris recemment cinq grosses Barques, parties d'une autre Baye de la Barbade, & chargées pour la Jamaïque, sans autre prétexte que de les avoir trouvées un peu trop à gauche de leur route, quoique la force du vent fût une juste excuse. Nous en concluions que puisqu'ils abusoient du vent pour nous piller mal-à-propos, il nous étoit permis d'employer, dans l'occasion, les mêmes prétextes pour nous dédommager de toutes ces pertes.

Comme notre unique affaire a Bridgetown étoit de renouveller nos provisions, & de mettre nos richesses en sureté, je laissai ce soin à M. Rindekly, pour observer particuliérement les proprietés d'un Pays dont nos Marchands s'étoient moins occupés jusqu'alors à nous faire des relations qu'à tirer de solides avantages. Je visitai dès le lendemain, avec M. Ogle, un des Négocians à qui nous étions recommandés, la nouvelle Maison qui a été bâtie à un mille de la Ville pour la résidence du Gouverneur, & qui se nomme Pilgrim, du nom de celui qui a vendu le fond. Elle est située à l'Est. C'est un Édifice qui feroit honneur à nos plus riches & nos plus fastueux Seigneurs en Europe. Du côté du Midi, à un mille & demi de Bridgetown, est un autre Maison, nommée Fontabel, qui servoit auparavant au même usage, & dont l'Isle fait encore la rente au proprietaire.

Depuis la Ville jusqu'à Fontabel, on a tiré au long de la Côte une ligne, qui est fortifiée d'un parapet, & l'on a placé à Fontabel une batterie de douze pièces de canon. De Fontabel à la Plantation de Chace, est une autre ligne qui n'est pas moins défendue; & de Chace jusqu'à la Baye de Mellou, on trouve des rochers & des monts fort escarpés, qui ont fortifié naturellement l'Isle de ce côté-là. À Mellou est encore une batterie de douze canons; & delà jusqu'à Hole, qui est une fort jolie Ville, on a fait divers retranchemens qui ne sont point interrompus. Hole est à sept milles de Bridgetown, & à neuf de Saint-Georges. Elle consiste en deux ruës, l'une qui borde l'eau, & d'où l'on entre dans celle qui forme proprement la Ville. On y compte un peu plus de cent maisons. Elle est extrêmement commode pour quelques Plantations voisines, qui y chargent leurs marchandises. On lui donne indifferemment le nom de Hole & de Jamestown, à cause de sa principale Église qui est dédiée à Saint James ou Saint Jacques. Le Port est défendu par un Fort muni de 28 pièces d'artillerie; & proche de la Paroisse de Saint James, qui forme une pointe, on a placé une autre batterie de huit canons.

De Hole à Saint Thomas, vers l'Est, on compte un mille & demi, & de Saint Thomas à Speight, environ six milles. La ligne dont j'ai parlé continue de régner au long de la Côte, depuis l'Église de Hole jusqu'à la Plantation du Colonel Alen, au-dessous de laquelle est le Fort de la Reine, Queensfort, monté de douze pièces de canon. La ligne continue ensuite jusqu'à la Baye de Reid, où est encore un Fort de quatorze pièces de canon; delà elle va joindre la Plantation de Scot, qui a un fort de huit canons. Elle gagne la Plantation de Baily, qui a aussi sa batterie; ensuite celle de Benson, puis celle de Heathcot, qui est fort proche de Speight, où est un Fort de dix-huit canons.

La Ville de Speight, est à trois mille & demi de Hole, & portoit autrefois le nom de Petit-Bristol. Après Bridgetown c'est la plus considérable de l'Isle. Elle est composée de quatre ruës, dont l'une s'appelle la ruë des Juifs. Les trois autres touchent au rivage. On y compte plus de trois cens maisons. C'étoit autrefois le lieu où les Marchands de Bristol abordoient par prédilection, ce qui a servi par degrés à former la Ville. Mais Bridgetown ayant attiré tout le commerce, Hole s'affoiblit tous les jours. Outre le Fort qui touche à la Plantation de Heathcot, il y en a deux autres; l'un au milieu de la Ville, avec onze pièces de canon; l'autre, à l'extrêmité, du côté du Nord, avec vingt-huit pièces.

De Speight la ligne continue l'espace de trois milles, jusqu'à la Baye de Macock, où l'on a bâti nouvellement un Fort, & delà jusqu'à la Paroisse de Sainte-Lucie, qui s'avance environ deux milles dans les terres. De Sainte-Lucie, en tirant vers le rivage du Nord, on rencontre une fort belle campagne; mais depuis Macock, en suivant la Côte, jusqu'à la pointe de Lambert, il y a plusieurs petites Bayes, chacune fortifiée d'un Fort; & de même dans l'espace de quatre milles qu'on compte depuis la pointe de Lambert, en suivant le rivage du Nord, jusqu'à la pointe de Deeble. Delà jusqu'à la Ville d'Ostin, qui est à l'Est, l'Isle est fortifiée naturellement par une chaîne de Monts, & de Rocs, qui la rendent inaccessible. De la pointe de Conset à la pointe du Sud, cette chaîne est extrêmement haute & sans interruption. La Mer est si profonde au long de cette Côte qu'il n'y a presque point de cables qui en puisse toucher le fond, & le rivage si difficile, qu'il est impossible d'en approcher.

Dans la partie de l'Isle qu'on nomme Scotland, ou l'Ecosse, il y a aussi une chaîne de Montagnes, dont la plus élevée s'appelle le Mont Helleby. C'est le plus haut lieu de la Barbade. Du sommet, on voit de tous côtés la mer autour de soi; & du pied des mêmes Monts sort la Rivière qu'on appelle aussi Scotland, qui tombe dans la Mer près du Mont Chanleky, en formant une espece de Lac vers son embouchure. Dans cette partie de l'Isle, la nature du terrein est telle que la surface s'écoule quelquefois à la profondeur d'un pied, ce qui cause un tort extrême aux Plantations.

En suivant le rivage depuis Sainte-Lucie, on trouve à cinq milles la Paroisse de Saint André, & trois milles plus loin celle de Saint Joseph, où prend sa source la Rivière de Saint Joseph, qui est la principale de l'Isle. Elle sort de la Plantation de David, & va se jetter dans la Mer au-dessous de Holder, après un cours qui n'est gueres que d'environ deux milles. Quelques-uns prétendent que les eaux de cette Rivière, & de celle de Scotland, sont quelquefois alterées par l'eau de la Mer, qui traverse le sable dans les grandes marées. Les plus éclairés assurent que c'est une erreur: Mais il est vrai que les marées couvrent souvent les pâturages & les plantations à quelque distance, ce qui rend alors le passage de ces lieux fort difficile.

Outre ces deux Rivières, on trouve presqu'à chaque Plantation des sources d'eau vive; & dans quelque endroit qu'on ouvre la terre, on est presque sur d'y rencontrer une source. De Saint-Joseph, on compte, au long de la même Côte, trois milles jusqu'à Saint-Jean. C'est dans cette Paroisse qu'est située la célebre Plantation du Colonel James Drax, qui, avec un fond de trois cens livres sterling, devint le plus riche de tous les Négocians de l'Isle. Trois milles plus loin, en tirant vers le Sud, on trouve les Paroisses de Saint-Philippe & de Saint-André. Là commence une chaîne de Montagnes qui régne depuis Valrond jusqu'au Mont de Middleton, & delà jusqu'à la Paroisse d'Harding. Cette partie de l'Isle est la derniere qui ait été habitée, à l'exception de Scotland. Trente ans après le premier établissement des Anglois, il n'y avoit encore aucune Plantation depuis la Baye de Codrington jusqu'à celle de Cottonhouse, qui est près d'Ostin. Tout étoit couvert de bois; au lieu qu'à present on trouve aussi peu de bois depuis Sainte-Lucie jusqu'à Ostin, qu'on y trouvoit alors peu de Maisons. De Saint-Philippe jusqu'à Christchurch, on compte sept milles.

La Ville d'Ostin, qui est voisine de Christchurch, a tiré son nom du premier Anglois qui s'y est établi. C'etoit un Fou, qui ne laissa point d'y amasser des richesses considérables, & dont le nom a prévalu sur celui de Charles Town, qu'on a voulu donner au même lieu. La Baye de cette Ville est flanquée de deux bons Forts, l'un vers la Mer, l'autre du côté de la Terre. La communication est libre entre les deux par le moyen d'une longue Plateforme. Le premier, qui est au Nord de la Ville, contient quarante pièces de canon; l'autre n'en a que seize ou dix-huit, mais ils défendent admirablement la Place. Elle est de la grandeur de Hole, & bâtie presque de même. On ne compte delà que six milles jusqu'à Bridgetown. Little Island, ou la petite Isle, en est éloignée d'un mille & demi. C'est-là que sont les fameux jardins de M. Pierce, où l'on voit des allées admirables d'Orangers & de Citroniers, des Bosquets de toutes sortes d'arbres les plus délicieux, des ouvrages d'eaux, avec une prodigieuse quantité de fruits & de fleurs.

Après avoir fait presque entierement le tour de l'Isle, où je ne manquai point d'observer plusieurs autres Bayes, telles qu'au Nord, River-Bay, Teut-Bay, Baker'sbay; à l'Est, Skullbay, Foul-Bay, Mill's-Bay, Long-Bay, Women's-Bay; au Sud-Ouest, entre la pointe de Deeble, & celle d'Ostin, Sixmen's-Bay; & du côté le plus Occidental de l'Isle, Cliff's-Bay; sans compter plusieurs autres petites Bayes, qui sont sans noms, ou qui portent celui du Chef de la Plantation voisine; j'observai aussi plusieurs torrens, qu'on honore du nom de Rivières, tels que celui de Hockletoncliff, dans la Paroisse de Saint-Joseph, qui se jette dans la Mer à un mille de la Rivière de ce dernier nom; le torrent de Hatches, dans la Paroisse de Saint-Jean, & celui de la Paroisse Saint-Philippe, qui se perd avant que d'arriver à la Mer; on trouve aussi de côté & d'autre des mares ou des étangs, qui ont été ouverts pour la commodité de l'eau. Entre Bridgetown & Fontabel, est un ruisseau qu'on appelle la Rivière Indienne, Indian River, qui roule assez d'eau pour aller jusqu'à la Mer.

La ligne, qui environne l'Isle presqu'entiere, consiste dans un fossé & un parapet de sable, haut de dix pieds, devant lequel est une forte haye d'épines, dont les pointes sont capables de faire des blessures dangereuses.

Une rareté particuliere à cette Isle, c'est le nombre extraordinaire de vastes caves qu'on y trouve de tous côtés. Il y en a de plusieurs milles de longueur, & dans lesquelles il coule souvent un ruisseau. Les Nègres s'y cachent lorsqu'ils ont quelque chose à redouter de la colere de leurs Maîtres. On prétend qu'elles servoient de retraite aux Caraïbes, lorsqu'ils possedoient ce Pays; mais il est incertain s'ils l'ont jamais possedé.

Il y a peu d'édifices publics dans l'Isle de la Barbade. Les Négocians ont apporté, jusqu'à present, moins de soins à l'embellissement de leur demeure, qu'à l'augmentation de leurs richesses. Il n'y a que les Églises, la Maison du Gouverneur, & la Salle du Conseil qui soient bâties réguliérement. Les Maisons y sont extrêmement basses, & c'est apparemment la crainte d'un nouvel ouragan, tel que celui de 1667, par lequel tous les Édifices furent abbattus, qui empêche qu'on ne leur donne plus d'élévation. On n'y voit point de tapisseries, quoique l'humidité de l'air rende les appartemens fort mal sains; mais la même raison fait appréhender que les tapisseries ne fussent exposées trop-tôt à la pourriture. Cependant on trouve par-tout, sinon de l'élégance, du moins de la propreté & de la commodité.

On peut s'imaginer que le terroir de la Barbade est un des plus fertiles de l'Univers, puisque dès les premiers essais qu'on en a faits pour les cannes de sucre, il a rendu annuellement une moisson prodigieuse. Quoiqu'il ait aujourd'hui moins de fécondité, ce qui n'est pas surprenant après qu'on en a tiré tant de richesses, il ne laisse pas, avec un peu de culture, de produire encore des trésors si considérables qu'on a peine à se le persuader quand on ne connoît point le commerce de cette Isle. Chaque acre de terre, l'un portant l'autre, rend tous les ans à l'Angleterre 10 Schellings, qui font près de douze livres de France, sans y comprendre le profit du Plantateur, & l'entretien de plusieurs milliers de personnes qui vivent de ce commerce à la Barbade & à Londres. Enfin l'on ne connoît point de terre plus féconde. Les quartiers mêmes qui le sont le moins, tels que celui de Bridgetown, qui est fort sablonneux, rapportent abondamment pendant toute l'année. Les arbres & les campagnes y sont toujours couverts de verdure. On y voit constamment des fleurs & des fruits, c'est-à-dire, tous les agrémens, & toutes les promesses du Printemps, avec l'utile maturité de l'automne. Les Habitans y sont occupés sans cesse à semer ou à planter; mais sur-tout au mois de Mai & de Novembre, qui sont les saisons où l'on confie à la terre le bled des Indes, les patates, & toutes sortes de légumes.

On ne distinguoit d'abord aucune saison particuliere pour les cannes de sucre, parce que toutes les saisons étoient également favorables. Mais depuis qu'on s'est apperçû de quelque épuisement de la terre, qui a fait prendre le parti de la cultiver réguliérement, la saison pour planter les cannes de sucre est entre le mois d'Août & celui de Janvier.

Le sucre est la principale production de la Barbade. Les autres sont l'indigo, le cotton, le gingembre, & plusieurs sortes de bois, de plantes, de fruits, & de légumes, dont on trouve la description dans plusieurs Livres. Rien n'égale la beauté des jardins, dès qu'on donne le moindre soin à leur culture. Toutes les peintures qu'on fait des Champs Élisées n'approche point de ce spectacle. On trouve aussi dans l'Isle toutes les especes d'animaux que nous avons en Europe, avec plusieurs autres, tant de mer que de terre, qui sont inconnus dans d'autres lieux, & dont on trouve les noms & les proprietés dans M. Ligon, & dans le Docteur Stubs.

Une remarque à l'avantage de la Barbade, c'est que la plûpart des Chefs de Plantations sont des gens de qualité; ce qui lui donne une sorte de supériorité sur toutes les autres Colonies de l'Amérique, où l'on sçait que les premiers Habitans ont été presque tous des gens sans nom & sans aveu. Il est assez surprenant qu'il s'y trouve un Paléologue, descendu, suivant les prétentions de sa famille, des anciens Empereurs du même nom. C'est apparemment pour soutenir ces idées de Noblesse, que les Rois d'Angleterre créent souvent Chevaliers Baronets les plus riches Négocians de la Barbade. Il y en eut treize de créés tout-d'un-coup en 1661.

L'excellence du Pays y attira tant de monde dès l'origine de notre établissement, que vingt ans après, la milice y étoit plus nombreuse qu'elle ne l'est aujourd'hui à la Virginie, qui a cinquante fois plus d'étendue. On y comptoit alors onze mille hommes, tant d'Infanterie que de Cavalerie. Ce nombre se trouva si considérablement augmenté en 1676, sous le Gouvernement du Chevalier Jonathas Atkins, qu'on y en comptoit vingt mille, & cinquante mille habitans venus d'Europe, ou descendus de familles Européennes, avec quatre-vingt mille Nègres; ce qui faisoit en tout plus de cent cinquante mille âmes, dans une Isle qui n'est gueres plus grande que celle de Wight. Nous n'avons point de Provinces en Angleterre qui soient si peuplées. L'Angleterre contient quatre cent fois plus de terrein que la Barbade, & devroit avoir par conséquent cinquante millions d'habitans en proportionnant sur cette régle le nombre à l'étendue; tandis que, suivant tous les calculs, elle n'en a pas sept millions.

Cependant cette quantité de monde est fort diminuée à la Barbade depuis la retraite de plusieurs riches Négocians qui sont venus joüir de leur fortune en Europe, & par une funeste maladie qui fut apportée dans l'Isle en 1691. Il y est mort tant de Maîtres & d'Esclaves, qu'on n'y compte plus que sept mille hommes de milice, vingt-cinq mille habitans Anglois, & soixante ou soixante-dix mille Nègres. On distingue les Habitans en trois ordres: les Maîtres, qui sont, ou Anglois, ou Écossois, ou Irlandois, avec un petit nombre de Hollandois, de François, & de Juifs Portugais; les Domestiques blancs, & les Esclaves. Il y a des Domestiques blancs de deux sortes: ceux qui s'engagent volontairement en Europe, pour aller servir à la Barbade l'espace de quatre ans ou davantage; & ceux qui sont transportés en punition de quelque crime. Les honnêtes gens de l'Isle méprisoient autrefois ceux-ci jusqu'à refuser de s'en servir; mais les ravages de la maladie, & ceux de la guerre, les ont forcés d'employer tout ce qui se presente. À l'égard des autres, la plûpart sont de pauvres gens, que la misere, ou quelque sujet de chagrin a chassés de leur Patrie, & qui, après avoir rempli l'engagement de leur servitude, trouvent quelquefois le moyen de former une bonne Plantation qui les enrichit.

Les Maîtres vivent dans leurs Plantations comme autant de petits Souverains. Ils ont leurs domestiques pour le service de leur maison, & pour l'ouvrage de la campagne. Leur table est bien servie, leur suite nombreuse, leurs carosses, & leurs livrées beaucoup plus magnifiques que les équipages de Londres. Outre le train de terre, les plus riches ont des Barques fort ornées sur lesquelles ils se plaisent à faire le tour de l'Isle. Les Dames y sont vêtuës avec autant de goût, & de propreté que de magnificence. Leurs societés ne sont pas moins agréables que celles de Londres, ou du moins l'emportent beaucoup sur celles des plus honnêtes gens de nos Provinces. La générosité, la politesse, l'hospitalité, régnent dans toutes les parties de l'Isle. Leur nourriture commune est la même qu'en Angleterre; mais rien n'est comparable à la beauté de leurs desserts, qui sont composés de mille choses délicieuses que l'Isle produit en abondance. Cependant ils sont obligés de tirer leur farine, leurs vins, & presque toutes leurs liqueurs, de l'Europe. Un Domestique blanc s'achete vingt livres sterling, ou plus s'il sçait quelque métier; une femme dix livres, lorsqu'elle est jolie. Ils redeviennent libres lorsque le tems de leur service est expiré. La condition des Esclaves Nègres est fort misérable, parce que leur servitude dure toute leur vie. Ils coutent ordinairement trente ou quarante livres sterling; mais il s'en trouve de si habiles qu'on ne fait pas difficulté d'en donner jusqu'à deux ou trois cens livres sterling.

On les achete par lots sur les Navires qui les apportent de Guinée. Les Maîtres leur laissent la liberté de prendre deux ou trois femmes, dans l'espérance d'une plus grande multiplication; mais j'ai remarqué au contraire que l'excès du plaisir les énerve. Les femmes sont fidelles à celui qui passe pour leur mari, & l'adultere est regardé entr'eux comme un grand crime. Il y en a peu qui marquent du penchant pour le Christianisme. On ne leur impose là-dessus aucune loi; mais il est faux qu'on s'oppose à leur conversion. Ce changement n'en apporteroit point à leur état, & ne diminuëroit pas l'empire absolu que leurs Maîtres ont sur eux. La plûpart sont perfides & dissimulés; leur nombre, qui est au moins de trois pour un blanc, les rend si dangereux, qu'on est obligé, pour les tenir dans la soumission, de les traiter avec beaucoup de rigueur. D'ailleurs, la paresse & l'imprudence sont deux autres vices dont on en trouve très-peu d'exempts. Il est arrivé mille fois qu'un Nègre a ruiné la Plantation de son Maître par le feu, sans qu'on ait pû découvrir si c'étoit négligence ou malignité. On est surpris en Europe que leur multitude ne les encourage pas plus souvent à la révolte. Nos Anglois, à qui j'ai marqué le même étonnement, m'ont répondu que la plûpart étant de différentes Régions d'Afrique, vivent non-seulement sans le moindre commerce les uns avec les autres, mais avec une haine mutuelle, qui va jusqu'à les empêcher de se rendre certains services dont l'occasion se présente continuellement, & qui pourroient les soulager dans leur misere. D'ailleurs, on les entretient dans une si furieuse crainte des armes à feu, qu'à peine osent-ils lever les yeux sur un fusil. Lorsque les Troupes font l'exercice ou passent en revûë, on voit tous les Nègres tremblans comme s'ils croioient toucher à la derniere heure de leur vie. Ils sont tous Idolâtres, & l'on prétend que c'est le Diable qu'ils adorent. Mais un Maître ne s'attache guéres à pénétrer quelle est la Religion de ses Esclaves. Les Nègres Créoles sont moins grossiers. Les enfans des Afriquains perdent aussi quelque chose de la férocité de leurs peres.

Le Docteur Towns prétend que le sang des Nègres est aussi noir que leur peau. Il a vû, dit-il, tirer du sang à vingt au moins de ces malheureux, soit dans la santé ou la maladie, & la superficie en étoit aussi noire que le paroît notre sang lorsqu'on l'a conservé pendant quelques jours dans un bassin. Il en conclut que la noirceur est une qualité qui leur est absolument naturelle, & qui ne leur est pas communiquée par l'ardeur du Soleil; d'autan-plus, ajoute-t'il, que les autres créatures qui vivent sous le même climat ont le sang aussi vermeil que nous l'avons en Angleterre.

Mais avec quelque habileté que le Docteur ait communiqué cette prétendue découverte à la Société Royale, j'ai sçu de plusieurs honnêtes gens de la Barbade, ce qu'il ne m'étoit pas venu à l'esprit d'éclaircir dans mes deux voyages d'Afrique: 1º. Que par des expériences continuelles, ils étoient surs que le sang des Nègres n'est pas différent du nôtre: 2º. Qu'il est même arrivé plus d'une fois que par divers accidens un Nègre est devenu presque aussi blanc que nous. On me raconta l'exemple récent d'un Esclave du Colonel Titcomb, qui s'étoit tellement brûlé dans une chaudiere de sucre, qu'il s'étoit élevé dans toutes les parties de son corps une multitude infinie de pustules blanches. À mesure qu'il se rétablit, sa peau acquit une parfaite blancheur, & devint si tendre qu'elle étoit blessée de l'ardeur ordinaire du Soleil; de sorte que, par un sentiment d'humanité, son Maître le fit revêtir d'habits comme un domestique blanc. Les Médecins de Bridgetown, qui ont fait la dissection de plusieurs Nègres, m'ont assuré aussi qu'il n'y avoit aucune différence entre les parties intérieures de leur corps, & celles des Habitans de l'Europe.

Un Chef de Plantation a sa demeure au milieu de ses Nègres; c'est-à-dire, qu'étant logé avec toutes les commodités possibles, pour lui & pour tous les domestiques qui le servent dans sa maison; il est environné, à quelque distance, des huttes de ses Esclaves, qui forment de petits Villages dont il est le souverain Maître. Leur nourriture est fort misérable, elle consiste en légumes & en fruits, que leurs femmes cultivent, avec quelques morceaux de porc salé qu'on leur accorde deux ou trois fois la semaine. Lorsqu'il meurt quelques bestiaux de maladie, ils se jettent sur cette proie, que les domestiques blancs dédaignent, & rien ne peut representer l'avidité avec laquelle ils s'en remplissent l'estomac.

Les amusemens des Nègres consistent à danser le Dimanche au son de deux instrumens qui forment une mélodie fort bizarre, ou à lutter, les hommes pêle-mêle avec les femmes. Les Anglois n'ont guéres d'autres plaisirs que celui de la table & des cartes, ou des autres jeux de hazard. Il reste dans le bois quelques animaux sauvages; mais en général le Pays n'est pas propre à la chasse. Les bals sont fort en usage entre les jeunes gens, tandis que ceux d'un âge plus avancé employent une partie du jour à boire. Le vin de Madère, quoique trop chaud peut-être pour un climat qui l'est beaucoup aussi, fait leurs plus cheres délices; & ce n'est point une chose rare pour un homme en bonne santé, que d'en boire chaque jour cinq ou six bouteilles. Ils en previennent les mauvais effets en se procurant des sueurs abondantes. Une proprieté du vin de Madère, du moins à la Barbade, est de ne pouvoir se conserver dans une cave fraîche. Les vins de France & du Rhin y perdent leur force, quelque moyen qu'on employe pour les soutenir, & celui de Canarie n'y est point estimé.

Il est venu quelquefois à la Barbade des Troupes de Comédiens de Londres, qui n'ont point eu sujet de se repentir du voyage. Nous trouvâmes à Bridgetown des Marionetes nouvellement arrivées, & nous admirâmes l'ardeur des plus honnêtes gens à se procurer tous les jours la vûe d'un spectacle si puérile. La Salle des representations étoit mieux ornée que celles des plus célebres assemblées d'Angleterre, & le prix fort supérieur à celui des Théâtres de Londres.

Parmi toutes ces observations, je me gardai bien de négliger celles qui pouvoient m'apporter de nouvelles lumiéres pour le commerce. Quoique le sucre fasse le principal fond des richesses de l'Isle, il y a fait naître tant d'autres moyens de s'enrichir, que ce ne sont pas aujourd'hui les Chefs des Plantations qui passent pour les plus opulens. Si l'on considere combien de gens sont employés dans ce petit coin du monde, on ne sera pas surpris que les seules nécessités des Habitans forment une carriere fort vaste pour toutes sortes de Négoces. Il ne partoit point autrefois, moins de quatre cens Vaisseaux de la Barbade, richement chargés pour Londres; d'où l'on peut inferer quelle prodigieuse quantité de mains étoient employées à ces expéditions. La seule subsistance de tant de bouches entraînoit un commerce à la nouvelle Angleterre & à la Caroline, pour les provisions; au nouvel Yorck & à la Virginie, pour le pain, la farine, le Porc, le bled d'Inde & le tabac; en Guinée, pour les Nègres; à Madère, pour le vin; aux Terceres & à Fyall, pour le vin & l'eau-de-vie; aux Isles de May & de Curacao, pour le sel; & en Irlande, pour le bœuf & le porc. Mais depuis la grande guerre du commencement de ce siécle, ce nombre de quatre cens Vaisseaux est diminué à 250; ce qui ne laisse pas de porter plus de sucre en Europe que toutes les autres Isles n'en fournissent ensemble. Dans l'origine, les Habitans plantérent aussi du Tabac, qu'ils envoyoient en Angleterre; mais il se trouva si mauvais qu'on fut obligé d'abandonner ce commerce. Celui de l'indigo succeda; mais l'Isle en produit à present fort peu. Le gimgembre & le coton en viennent toujours avec abondance. Les Marchands de la Barbade tirent cinq pour cent pour les commissions de vente & de retour.

Malgré la chaleur du climat l'air y est si humide que le fer le plus net ne peut être exposé une nuit à l'air sans être couvert de roüille le lendemain; ce qui augmente beaucoup le commerce des instrumens de fer. Le cuivre est d'un grand usage pour la fabrique du sucre. Il est remarquable que les horloges & les montres vont rarement bien dans l'Isle; mais je suis persuadé que la faute vient des Ouvriers, ou peut-être encore plus de la négligence des Habitans, qui ne prennent pas soin assez souvent de nettoyer les ressorts. Je connois un honnête homme, qui, ayant porté à la Bardade une montre qu'il avoit déja depuis quatre ans, l'y conserva saine & réguliere pendant sept autres années, sans y avoir fait faire la moindre réparation. C'en est assez pour accuser d'erreur ceux qui attribuent le désordre de leurs montres au climat. Il n'y a point d'especes de marchandises qui ne puissent être portées à la Barbade avec la certitude d'un prompt débit, parce que tout le monde y est riche, & que l'Isle manque de la plûpart des biens de l'Europe.

Sous le régne de Charles II. la Barbade, & nos autres Isles, furent accusées de faire enlever en Angleterre de jeunes enfans, qu'on transportoit sur les Vaisseaux sans la participation de leurs parens. Le Chevalier William Hayman, fameux Marchand de Bristol, fut obligé de se défendre contre cette accusation devant la Justice, & ne parvint jamais à se justifier clairement; mais les loix ont été si severes en Angleterre & dans les Colonies, qu'elles ont fait abandonner cet odieux trafic.

Comme nous avions pris des Lettres à la Jamaïque, pour deux Anglois qui faisoient depuis quelque tems leur séjour à Sainte-Lucie, M. Rindekly me proposa de faire le voyage de cette Isle, qui n'est guéres à plus de vingt lieuës de la Barbade, & j'approuvai le motif qui le portoit à me faire cette proposition. Nos Perles, étant un trésor sur lequel nous fondions de hautes espérances, il jugea qu'il n'y avoit point de précautions trop grandes pour la sûreté d'un tel dépôt; & que sans nous défier d'aucun des Marchands pour lesquels nous avions des Lettres, la prudence nous obligeoit de mettre nos richesses en differentes mains. Il avoit choisi à Bridgetown, le Chevalier John Worsum pour notre Dépositaire, & notre Correspondant dans la suite de nos entreprises. Après lui avoit remis deux de nos trois caisses, il me chargea de porter l'autre, qui contenoit presque autant de Perles que les deux premières, à M. Rytwood, à qui nous étions recommandés dans l'Isle de Sainte-Lucie.

Notre espérance étoit, qu'à la faveur du commerce qu'il faisoit à la Martinique, dans un tems où la paix étoit bien établie entre les deux Couronnes, il trouveroit le moyen de faire passer sûrement cette partie de notre bien en Angleterre, par la route de France.

Je partis, avec quatre de nos gens, dans une espece de Pacquebot, qui fait réguliérement cette route une fois chaque semaine. Nous arrivâmes le soir du même jour, & d'assez bonne heure pour observer toute la grandeur de l'Isle, qui est longue d'environ vingt-deux milles, sur onze de largeur. Elle est coupée par quelques Montagnes; mais la plus grande partie du terroir est excellente, & fort bien arrosée par quelques Rivières, ce qui lui donne un avantage considérable sur la Barbade. L'air y est aussi plus sain; & l'on attribue cette difference aux vents d'Est, qui tempere d'autant plus les ardeurs du climat, que l'Isle a moins de largeur, & que les Montagnes n'y sont pas fort élevées. Elle est remplie de grands arbres, qui fournissent d'excellent bois pour les édifices, & pour les moulins à vent; avantage dont la Barbade se ressent. Entre plusieurs bons Ports, on estime beaucoup celui qui porte le nom de Little Carenage, où nos Anglois ont pensé long-tems à se fortifier.

Mais la France & l'Angleterre ayant fait inutilement diverses tentatives pour se mettre en possession de Sainte-Lucie, on en étoit revenu à l'ancienne convention, qui étoit d'user librement des avantages de l'Ile, sans aucune préférence entre les deux Nations. M. Rytwood y avoit jetté comme au hazard les fondemens d'une habitation; & ne pensant point à troubler les François, qui avoient formé la même entreprise dans plusieurs autres quartiers, il n'étoit point interrompu dans la sienne. Il nous dit que de quelque manière que les affaires pussent tourner, il avoit déjà tiré assez de profit de son travail pour ne pas regretter ses premiers frais, ni même la perte de ce qu'il employoit actuellement à le continuer. Il ne me fit pas pénetrer dans le fond de son commerce; mais en considerant le petit nombre de ses Ouvriers, le peu d'espace qu'il avoit défriché, & surtout l'etroite liaison qu'il avoit avec diverses François de l'Ile, & même de la Martinique; je n'eûs pas de peine à juger que ses principales affaires étoient secrettes, & qu'il tiroit adroitement parti du voisinage des deux Nations.

Il nous reçut avec beaucoup de caresses. Entre diverses recits de ses voïages il nous en fit un fort étendu de la fameuse navigation du Duc & de la Duchesse, deux Vaisseaux de Bristol, qui firent le tour du monde dans le cours des années 1708, 1709, 1710 & 1711. Il étoit Contremaître du Duc. Mais la relation de cette grande entreprise ayant été publiée à Londres en 1712, par le Capitaine Édouard Cooke, je n'en donnerai place ici qu'à ce qui peut eclaircir un fait assez interessant, dont on a négligé les circonstances dans le premier volume. Le Capitaine Cooke parle d'un William Selkirk, qui ayant été abandonné dans l'Ile de Fernandez y passa quatre ans & quatre mois sans aucune societé humaine. M. Rytwood nous apprit d'abord que ce malheureux solitaire se nommoit Selcrag, ce qu'il nous prouva aussi-tôt par la lecture même de son Journal, où il avoit eu soin de lui faire signer de sa propre main la vérité de son avanture; ensuite il nous lut ce qu'il me permit de transcrire dans le peu de tems que nous passâmes à Sainte Lucie.

»Le Duc & la Duchesse s'étant approchés de l'Ile de Fernandez, qui passoit alors pour deserte, depuis que les Habitans Espagnols avoient trouvé plus d'avantage à se retirer au continent; quelques gens de l'Équipage découvrirent sur la côte un homme qui faisoit voltiger une sorte de Pavillon blanc. On depêcha aussi-tôt l'Esquif du Duc, & j'en pris moi-même la conduite. À mesure que nous approchâmes du rivage, nous entendîmes clairement que l'Étranger imploroit notre secours en langue Anglose. Je lui criai de me montrer un endroit où nous pussions aborder sans peril. Il me donna de fort bonnes explications; & tandis, que nous remontions à force de rames vers le lieu qu'il m'avoit marqué, nous le vîmes courir au long de la côte avec autant de vitesse que l'animal le plus leger. Lorsque nous eûmes pris terre, il nous embrassa tous successivement avec des transports de joie, qui lui ôterent pendant quelque tems le pouvoir de parler. Enfin s'étant assuré par ma promesse que nous le prendrions à bord, il nous offrit de nous conduire à son habitation. Le chemin, n'en étoit pas long, mais il me parut fort difficile. Cependant le désir de voir un spectacle si extraordinaire, me fit hazarder l'entreprise avec deux de mes Matelots. Il fallut grimper sur plusieurs Rochers escarpés, pour arriver par cette voie sur un terrain fort agréable, couvert de verdure & planté de plusieurs arbres. Il y avoit deux petites cabanes, composées de terre & de branches, dont l'une servoit de logement à Selcrag & l'autre de cuisine: l'ameublement étoit conforme à la nature de l'édifice. Il consistoit en plusieurs peaux de chevres ou de boucs, étendues au long des murs, & sur des pierres assez unies qui servoient de planches. Une marmite de fer, une broche à rotir, & un grand couteau composoient tout le reste des meubles. À quelques pas de l'habitation étoit un petit troupeau de chevres que Selcrag avoit trouvé le moyen de prendre toutes jeunes, & qu'il avoit apprivoisées. Il en tua, sur le champ, une des plus grasses, dont il nous fit rotir les meilleurs parties; & pour des gens qui étoient depuis plus de trois mois en mer, ce repas grossier fut un festin delicieux. Nous le pressâmes de quitter promptement son désert, pour dissiper l'inquietude où l'on pouvoit être de notre rétardement. Il nous suivit volontiers: nous emportâmes une partie de ses chevres dans la Chaloupe.

»L'explication qu'il nous donna de son avanture se réduisit aux circonstances suivantes. Il étoit Matelot de la Frégate les Cinq-ports, qui avoit touché à l'Ile de Fernandez il y avoit quatre ans & quatre mois. Une querelle sanglante qu'il avoit euë avec un de ses compagnons lui avoit fait prendre le parti de s'échapper, pour se mettre à couvert du châtiment. Dans l'incertitude des ressources nécessaires à la vie, il s'étoit muni du petit nombre d'instrumens que nous lui avions trouvés, & toute son étude avoit été de se cacher jusqu'au départ de son Vaisseau. Se trouvant seul dans un lieu où les anciens Espagnols n'avoient laissé aucune trace de culture, il avoit été forcé dabord de vivre de coquillages & des autres poissons qu'il pouvoit prendre sur le rivage. Mais ensuite il avoit cherché les moyens de mettre un peu plus de varieté dans ses alimens. L'Ile ne manquoit pas de chevres; la difficulté étoit de les prendre, au milieu des Rocs & des Montagnes, où les blessures qu'il leur faisoit quelquefois à coups de pierres, ne les empechoient pas de se refugier. La faim lui servit de maître; il s'accoutuma si bien à grimper & à courir lui-même sur les rochers, qu'il se saisit de plusieurs jeunes chevres; & se perfectionnant tous les jours dans cette exercice, il y acquit tant d'habileté, qu'il n'y avoit plus aucun de ces animaux qu'il ne fût sûr de prendre quand il s'étoit mis à le poursuivre. Sa vie devint ainsi beaucoup plus douce; il ne manquoit ni de chair ni de poisson; differens arbres lui fournissoient du fruit, & l'eau d'une riviere assez fraiche servoit à le préserver de la soif. Quelques Vaisseaux Espagnols avoient touché dans cet intervalle à l'Isle de Fernandez: mais les ayant reconnus, sans s'être laissé découvrir, il avoit mieux aimé demeurer avec ses chevres que d'être obligé de sa liberté à cette Nation. Un jour s'étant approché trop près du rivage, il avoit été poursuivi, & même atteint d'un coup de feu; mais l'agilité de ses jambes l'avoit sauvé du peril. Le plus grand mal qui lui fût arrivé pendant plus de quatre ans, étoit une chûte violente, qui l'avoit précipité du sommet d'un roc dans une vallée. Il n'avoit pû se traîner sans une peine mortelle jusqu'à son habitation, & n'ayant ni Chirurgiens ni remedes, il avoit été obligé d'attendre sa guerison de la nature, qui l'avoit rétabli par degrès. Cet homme extraordinaire étoit né à la Jamaïque, d'un pere Écossois & d'une mere Mosquite.»

Le Journal de M. Rytwood, étoit celui d'un homme de mer, qui s'attache plûtôt à la position des lieux, à la description des Côtes, des Ports, des Bayes, & des Parages, qu'à l'Histoire physique ou morale des païs qu'il visite. Cependant je tombai sur divers traits curieux, dont il m'accorda la communication. Je n'en rapporterai qu'un, dont l'exemple m'a paru singulier pour l'utilité du commerce. Après avoir passé quelque tems dans un Port de Californie, les deux Vaisseaux remirent à la voile, fortifiés de deux autres Bâtimens Anglois qui s'étoient joints à eux. Deux mois de navigation continuelle leur firent trouver la fin de leurs vivres, jusqu'à forcer les Capitaines de réduire leurs gens au quart de leur nourriture ordinaire. Ils étoient dans cet embarras, lorsqu'ils découvrirent les Isles des Larrons. L'Angleterre étant en guerre avec l'Espagne, ils prirent des Pavillons François & Espagnols pour s'approcher de l'Isle de Guam, où la nécessité les forçoit de prendre des rafraîchissemens à toutes sortes de prix. Entre plusieurs Chaloupes qui vinrent au-devant d'eux, & qui se nomment Param dans ce quartier du monde, il en parut une qui étoit envoyée par le Gouverneur Espagnol, pour sçavoir d'eux qui ils étoient & ce qu'ils désiroient; ils retinrent les deux principaux Officiers de cette Députation, & firent partir dans le Param leur interprete, avec cette Lettre au Gouverneur.

»M. nous sommes des Sujets du Roi d'Angleterre, que la disette d'eau & de vivres oblige de s'arrêter dans votre Isle en allant aux Indes Orientales. Quoique la guerre soit allumée dans l'Europe entre nos Maîtres, notre intention n'est pas de vous nuire, parce que nous n'avons point d'autres vûës que celles du commerce, & que notre situation, d'ailleurs, nous ôte l'envie de nous battre. Nous payerons argent comptant, ou par des équivalens de marchandise à votre choix, toutes les provisions dont nous avons besoin. Cependant, si vous abusez de l'embarras où nous sommes, & qu'après une demande si polie vous nous refusiez ce qui nous est nécessaire, notre désespoir nous fera trouver les moyens de nous en ressentir. Nous nous recommandons à votre humanité & à votre honneur, en vous assurant que vous pouvez vous fier entiérement à vos très-humbles Serviteurs, &c.»

Le Gouverneur, qui se nommoit Dom Juan Antonio Pimentel, ne demanda qu'un moment pour faire cette réponse:

»Messieurs, je reçois de vous une Lettre fort civile, dont le Porteur m'apprend l'extrêmité où vous êtes réduits. Je vous réponds avec la même civilité; & je vous offre tout ce que je puis pour votre secours. Mais je dois vous avertir que nous avons ici une maladie fort violente, qui a mis au tombeau une partie de nos Habitans. Quoique vous soyiez nos ennemis, je crois que dans l'état où nous sommes de part & d'autre, nous ne devons nous considerer que sous la qualité d'hommes, & que les devoirs que nous avons à remplir sont ceux de l'humanité. Si vous avez des Prisonniers Espagnols, vous trouverez bon seulement de me les remettre, & je vous accorderai tous les rafraîchissemens que vous désirez de votre très-humble, &c.»

Sur ces assurances les quatre Anglois ne firent pas difficulté de jetter l'ancre, & d'envoyer plusieurs de leurs Officiers au Port d'Umatta. On les y traita si honnêtement, que la confiance étant absolument établie, ils employerent huit jours à se procurer toutes sortes de rafraîchissemens. Mais ce qu'il y eut de plus extraordinaire, c'est que dans la satisfaction mutuelle des deux partis, le Gouverneur, & les principaux de ses Espagnols, s'étant assemblés, de concert avec les Officiers de l'Escadre Angloise, ils convinrent de se donner mutuellement un Certificat de politesse & d'humanité. Voici les termes de celui des Anglois:

»Nous Commandans, & principaux Officiers de quatre Vaisseaux d'Angleterre, reconnoissons ici qu'en arrivant à l'Isle de Guam, dans la nécessité d'un prompt secours de vivres, nous avons trouvé le plus honnête & le plus généreux accueil dans la bonté de l'honorable Dom Juan Antonio Pimentel, Gouverneur & Capitaine Général des Isles Marianes, qui nous a fourni, avec diligence, tout ce que nous avons désiré; & pendant le séjour que nous avons fait dans son Port, nous a traité avec beaucoup d'amitié. En reconnoissance, nous lui avons donné toute la satisfaction, & fait tous les présens que nous avons crû lui devoir; de quoi il a paru si content qu'il nous en a donné une attestation signée de sa main; comme celle-ci l'est aussi de la nôtre. William, Dampier, Robert-Fry, William-Stretton, Thomas-Dover, Woodes-Rogers, Stephen-Courtney, Edward-Cooke, Elias-Rytwood.»

De la part des Espagnols:»Nous, &c. certifions que quatre Vaisseaux Anglois, commandés par les Capitaines Rogers, Courtney, Dover, & Cooke s'étant presentés à l'Isle de Guam dans un grand besoin de provisions, & nous ayant demandé, avec beaucoup de civilité, de leur en accorder autant qu'il nous seroit possible; ils en ont reçu de nous comme ils le désiroient, les ont payées plus du double de leur valeur, & se sont conduits avec tant d'honnêteté que nous leur en donnons volontiers cette attestation signée de notre main. Dom Juan Antonio Pimentel, Gouverneur & Capitaine Général, Dom Juan Antonio Prettana, Dom Sebastian Luiz Romez, Dom Nicolas de la Vega, Dom Juan Nunez.»

Toutes les Cartes se trompent, suivant le Journal de M. Rytwood, sur la position des Isles Marianes, ou des Larrons; il place l'Isle de Guam au 13 degré 30 minutes de latitude du Nord, & au 100 degré 20 minutes de longitude depuis le Cap Saint Luce en Californie. On ne compte pas moins de 2300 lieues de la nouvelle Espagne aux Isles des Larrons; mais les vents de commerce durent si constamment entre les Tropiques, que cette longue course est aisée, & se fait ordinairement dans l'espace d'environ 60 jours.

Les Espagnols de Guam raconterent à M. Rytwood, qu'un de leurs vaisseaux, faisant voile de Manille à la nouvelle Espagne, découvrit plusieurs Isles extrêmement agréables, & fort abondantes en or, en ambre-gris, &c. Ils les nommérent Isles de Salomon. Dans la suite ils ne manquerent pas d'envoyer plusieurs Vaisseaux pour les retrouver; mais toutes leurs recherches ont toujours été sans fruit; & plusieurs Chaloupes, ou Params, qui ont crû pouvoir tenter la même entreprise, ont disparu, sans qu'on en ait jamais entendu parler. On a placé ces Isles, dans les Cartes Espagnoles, au 15 degré 20 minutes de latitude du Nord, trois cens lieues à l'Est des Isles Marianes.

Le même Vaisseau qui les avoit découvertes, ayant besoin de se lester, prit, dans une de ces Isles, de la terre & des pierres pour s'en servir à cet usage. Lorsque le Vaisseau fut arrivé au Port d'Acapulco, & qu'on voulut le mettre en meilleur ordre, on découvrit que les pierres s'étant brisées dans plusieurs endroits, par l'agitation de la Mer, il y paroissoit des veines d'or très-pur. Mais l'étonnement fut bien plus vif pour ceux qui, visitant le foyer de la cuisine, qu'on avoit été obligé de réparer avec de la terre du même lieu, ils trouvérent un lingot d'or qui s'étoit fondu & réduit en masse par la chaleur continuelle du feu. C'est au Lecteur à juger de la vraisemblance de ces deux faits sur le témoignage des Espagnols. M. Rindekly & moi, qui nous étions familiarisés en Afrique avec les événemens de cette nature, nous comprîmes du moins que le récit qu'on avoit fait à M. Ritwood n'étoit pas impossible.

Mais ce que je tirai de plus utile & de plus remarquable du Journal de M. Ritwood fut une Table de la latitude & de la longitude des principaux Ports, Isles, Rivières, Bayes, Caps, & autres lieux remarquables de la Côte Occidentale de l'Amérique dans la Mer du Sud, depuis la Californie au Nord jusqu'au détroit de Magellan au Sud. Je le donnerai ici d'autant plus volontiers, que la mort de M. Rytwood semble m'en laisser la liberté; & qu'en joignant ces importantes observations à la Description des Côtes de la Mer du Sud, qui fut publiée à Londres il y a vingt ans, il ne manquera rien aux Géographes pour faire une Carte exacte de toutes ces Côtes. On place à l'ordinaire le premier Méridien à la pointe la plus Occidentale de la grande Canarie.

  Latit. Longit.
  D. M. D. M.
La Californie,244025515
Sa Pointe Orientale,24425815
Cap Saint-Luc,253025950
Derniere Pointe du Continent,244026055
Rivière de la Salle,233026216
Las Chamitas,225526248
Rivière de Saint-André,22302648
Isles des Trois Maries,22726414
Rivière de San-Milpa,22526423
Boca de las Higueras,213226438
Punta de la Cruz,212626416
Isle de Calisto,201026422
Cap Corrientes,202026520
Juan Ballegas,202826550
Cabo de los Angelos,2020266 
Nouvelle Gallice,202526626
Puerto de la Navidad,201026640
Baye de Santiago,2042668
Rivière de S. Pierre,195226730
Rivière d'Aculima,193026750
Rivière de Sacatula,184026916
Isle de Ladrillos,17522705
Rivière de Gariotas,174027024
Pointe de Siguantanejo,17202704
Rivière de Piticalla,171527055
Rivière de Mitala,17827128
Rivière de Sitala,17402724
Port d'Acapulco,17 2724
Rio de Pescadores,17 27245
Rio de Dom Garcia,1545273 
Punta de la Galera,16827342
Rio Verde,16827345
Mont de Talcamanca,16 27355
Puerto Escondido,155027432
Isle de la Brea,154027445
Rivière de Milcas,1538275 
Rivière de la Galera,15362766
Porto Angeles,15262766
Rivière de Carasco,151827618
Rivière Dicilo,152027640
Porto Aguatulco,153627625
Pointe de Masatetlan,153027746
Isle d'Hata,153027726
Las Salinas,154227826
Baye de Teguantepeque,155027846
Barra de Macias,152027846
Morro,145627947
Cerro de la Encomienda,1458280 
Montbrulant de Soconusco,145128036
Baye de Milpas,14512817
Rivière d'Anabasos,142920220
Rivière de Sapotitlan,144028149
Bar d'Istapa,142428256
Rio Grande,142028340
Rivière de Motualpe,147284 
Port de Sonsonate,14 28453
Côte de Tonela,135028522
Rivière de Lampa,131028630
Rivière de S. Michel,124528746
Baye de Candadilla,123828746
Golphe d'Amapala,12202888
Porto Realejo,123028848
Punta del l'Esto,1140289 
Baye de Tosta,113029010
Golphe del Papayot,111029037
Pointe Sainte Catherine,103428848
Port Delas,1030289 
Morro Hermoso,91729010
Capo Blanco,92029017
Morro de la Ensenada,101029120
Baye de Nicoya,91829149
Port de Caldera,94329227
Rio de la Estrella,9829247
Puerto del Bigles,9  293 
Isle de Cano,84529330
Golfo Dolce,8472935
Port Limones,81729410
Rivière de Chiriqui,837295 
Pueblo Nuevo,72229540
Isle de Quicara,741295 
Baye de Philippinas,71229640
Pointe de Higuera,72129744
Rivière de Mensave,84729740
Rivière de Covita,8129835
Rivière de Parita,81129836
Rivière de Nata,82629837
Port de Villa,82829958
Rivière de Caymito,9929930
Isle d'Otoque,83029937
Isle de Tabuga,84029940
Anson,85529950
Panama,9 30036
Chepillo,9 3011
Pointe des Manglares,85330023
Isle de Contadora,84630032
Isle del Rey,8103005
Cap S. Laurence,81030058
Rivor Congo,75330143
Baye de S. Michel,81830120
Morro Quemado,64530119
Puerto Claro,64630137
Baye de S. François,55030150
Baye de S. Antoine,620302 
Port des Indiens,6143022
Côte d'Anegabas,6553023
Rivière de Sandi,5353025
Isle de Coco,592998
Rivière de Noamas,43830223
Buena Ventura,4 30250
Isle de Malpelo,4 29946
Rivière de Pisco,34530239
Isle Gorgona,31530136
Isle del Gallo,21730040
Baye & Rivière de Mìra,15730026
Isle de Gorgonìlla,15830025
Rivière de Santiago,11429930
Cap S. François, 5029957
Rivière Juma, 529844
Cap Passado au Sud, 829832
Baye de Carascas, 2829843
Baye de Manta, 5029831
Isle de Plata,11529815
Isle de Salango,14029825
Rivière de Coloncha,2 29818
Boca Chica,240299 
Baye de Chanduy,226299
Isle de Puna,25429910
Isle de Santa Clara,32329850
Isle Verde,22629948
Rivière del Bucy,34029920
Mancora,41029817
Isle Lobos de Paita,52529840
Rivière de Sana,64029937
Port Cheripe,7 29950
Malabrigo,73030018
Guanchaco,8 30050
Port & Isle Santa,9 3012
Guambacho,92030120
Casma,92830130
Bermejo,94030138
Isle de Sangalla,14530235
S. Nicolas,15630440
S. Jean,171530415
Isle de Guana,16403089
Port Arica,18 3118
Algodovales,213031115
Port Betas,244531142
Port Guasco,28303113
Isle de Paxaros,294631010
Coquimbo,30 31046
Isle de S Felix,261530315
Rivière de Conchali,212631050
Port Guillermo,3141311 
Papudo,322531129
Port S. Antoine,33293118
Topocalma,34 31057
Rivière de Maule,35 31130
Port de la Conception,363031120
Isle de Quiriquina,364231110
Isle de Jean Fernandez,335030517
Isle de Sainte Marie,3714311 
Isle de Mocha,382831046
Rivière de Tolten,391231121
Valdinia,40 31110
Rio Bueno,402031117
Pointe Cilan,42 311 
Isle de Guafo,442031046
Corcobado,4330313 
Cap Corzo,463531222

Les deux Couronnes jouissant d'une paix bien cimentée durant la Régence, nos Vaisseaux & nos Marchands étoient aussi libres à la Martinique que dans nos Isles; M. Rytwood ne faisoit pas moins de commerce avec les François qu'avec la Jamaïque & la Barbade: & c'étoit précisement cette raison qui nous avoit fait penser à lui confier une partie de nos perles, dans l'esperance qu'il lui seroit aisé de les faire passer en France, où notre dessein étoit de faire valoir cette partie, comme nous destinions l'autre pour l'Angleterre. La probité de cette honnête Négociant étoit aussi bien établie que sa fortune. Aussi avions nous conçu qu'il me suffiroit de lui expliquer nos intentions: mais il y trouva des difficultés. Comme il ne pouvoit embarquer nos richesses à la Martinique sans la participation des Officiers de la Douanne, il me fit craindre que des Effets si peu ordinaires dans le commerce des deux Nations, ne fissent naître quelques obstacles qui entraîneroient des explications dangereuses. Nous n'étions pas bien avec l'Espagne: on pouvoit soupçonner naturellement que nos perles étoient la dépoüille de quelque Vaisseau Espagnol; & la France qui s'étoit reconciliée depuis peu de tems avec cette Couronne évitoit toutes les occasions de se mêler dans notre querelle. Enfin M. Rytwood me déclara qu'il ne répondoit point du sort de nos perles lorsqu'elles seroient sorties de ses mains. Je fus effraié de cette déclaration, & je pris le parti de remporter mes perles à la Barbade.

M. Rindekly me reprocha beaucoup d'avoir été trop timide, & nos Correspondans de Bridgetown nous prouverent par quantité d'exemples que les François étoient fort éloignés d'avoir des complaisances excessives pour les Espagnols. Nos trois caisses n'en demeurerent pas moins à la Barbade, comme si le Ciel qui ne vouloit pas que ce Trésor arrivât jamais en Europe nous eût coupé la voie la plus sûre pour l'y faire transporter.

Il y avoit trois semaines que nous étions à Bridgetown, & la crainte que nous avions eûë d'être recherchés par les Espagnols ne pouvant plus nous causer d'inquietude, nous remîmes à la voile pour nous rapprocher du continent. M. Rindekly m'avoit fait l'ouverture de ses nouveaux desseins; il vouloit gagner le Rio de la Hacha, sous les mêmes prétextes qui nous avoient heureusement reussi dans l'Isle de Cube, & remonter s'il étoit possible jusqu'à Rancherias, où il y avoit peu d'apparence que dans la saison où nous étions, nous pussions rencontrer beaucoup d'obstacles de la part des Espagnols. La Marguerite n'étoit rien en comparaison des esperances qu'il se formoit à Rancherias, non seulement pour les perles dont on prétend que la pêche y est fort abondante, mais pour l'or même qui s'y rassemble de diverses parties de ces riches Provinces. Nous rentrâmes dans la Mer du Nord, & nous avions déjà passé les petites Antilles, lorsqu'en doublant le Cap de Vela nous apperçumes trois Gardes-Côtes qui nous avoient decouverts avant que nous les eussions observés, & qui vinrent à notre rencontre avec toutes leurs Voiles. Il ne falloit rien esperer de la force contre trois Vaisseaux si bien armés. M. Rindekly recommanda soigneusement à tout l'Équipage de s'observer dans les discours, & d'éviter particulierement les détails qui auroient rapport à la Marguerite. Ensuite loin de faire voir de la défiance ou de la crainte, il se mit dans la Chaloupe avec quatre hommes seulement, pour aller au devant de nos Ennemis. Ils le reçurent à bord. Pendant plus d'une heure nous fûmes incertains de la manière dont il y étoit traité; mais les trois Gardes-Côtes s'étant approchés de nous à la portée du Canon, nous vîmes descendre plusieurs Espagnols dans leurs propres Chaloupes avec lesquels ils arriverent promptement à nous. Nous ne leur disputâmes rien. Ils monterent dans notre Vaisseau au nombre de douze, & s'arrêtant peu aux politesses avec lesquelles je les reçus, ils examinerent avec soin l'état de nos forces & la nature de nos provisions. Dans quelques discours qui leur échapperent j'entrevis autant de chagrin que de soupçons. Cependant après avoir fini leurs recherches, ils dépêcherent deux de leurs hommes dans une Chaloupe pour aller rendre compte apparemment de leurs observations à leurs Chefs. Tout notre Équipage murmuroit interieurement de cet air d'autorité, & mon principal soin étoit de le contenir: mais ne pouvant douter que M. Rindekly n'eût donné le tour le plus favorable à notre Commission, je supportois tranquillement des hauteurs qui pouvoient n'être que l'effet ordinaire du caractere Espagnol. M. Rindekly m'envoya aussi-tôt par un de ses gens l'ordre de le suivre. J'appris de son Messager qu'on ne lui avoit fait aucune violence. Mais les Capitaines Gardes-Côtes affectant de ne se pas fier à ses Passeports & à fa commission lui avoient déclaré qu'il falloit demeurer dans leur bord jusqu'à Carthagène, & M. Rindekly loin d'en marquer du chagrin leur avoit témoigné que dans le dessein où il étoit d'y aller volontairement, il acceptoit volontiers leur compagnie & leur escorte.

Ce contretems ne pouvoit avoir apparemment d'autre effet que de nous ôter le pouvoir d'aller à la Hacha, car nous ne devions pas esperer de sortir de Carthagène sans être observés, mais la direction de notre route étoit un soin qui n'appartenoit point aux circonstances. Nous suivîmes la loi de nos Guides jusqu'à Bocachica, d'où ils donnerent avis au Gouverneur de notre arrivée & de nos intentions. On nous apporta la permission d'entrer dans le Port, mais celle de débarquer ne fut accordée qu'au Capitaine avec quatre personnes de l'Équipage. Ces précautions nous surprirent peu. M. Rindekly me pria de demeurer à bord; mais le désir de vérifier par mes propres yeux la description que j'avois de Carthagène me fit souhaiter de gagner le rivage avec lui. Je n'oubliai point mon Journal, qui commençoit à grossir par le peu d'ordre que j'avois mis jusqu'alors dans mes Relations. On nous épargna le soin de nous procurer un logement en nous conduisant dans une grande maison d'où l'on nous déclara que nous ne devions point sortir sans l'ordre du Gouverneur: on ajoûta que tout ce qui seroit nécessaire pour les besoins de la vie, nous seroit fourni soigneusement à juste prix. Dès le premier jour, qui nous fut accordé pour nous reposer, un jeune Espagnol qui s'introduisit dans la chambre de M. Rindekly, se jetta à ses genoux pour le supplier de le recevoir dans notre Vaisseau & de le transporter dans quelqu'une de nos Colonies. J'étois présent à cette priere; je demandai au jeune homme s'il avoit formé seul ce dessein; il me confessa en rougissant qu'il devoit être accompagné d'une Demoiselle qui l'aimoit assez pour le suivre. Le service qu'il désiroit de nous devenant beaucoup plus important par cet aveu, nous lui en représentâmes le danger: mais il ne nous répondit que par de nouvelles instances; & pour nous attendrir en sa faveur, il nous raconta l'histoire de ses amours. Sa Maîtresse se nommoit Helena Parez: elle étoit fille unique d'un pere fort riche, qui la persecutoit depuis deux ans pour lui faire épouser un homme qu'elle haïssoit. Leur amour avoit commencé dès l'Enfance, & quoiqu'il n'eût point autant de biens qu'Hélena, sa naissance & sa fortune n'étoient pas méprisables. Il s'etoit fait proposer à Parez pour épouser sa fille; mais ce pere dur & opiniâtre avoit juré de suivre son premier choix. Dans l'intervale, Helena s'étoit liée à lui par tant de sermens & par les marques d'une si forte tendresse qu'il ne manquoit à leur mariage que la bénédiction du Prêtre. Ils s'étoient vûs avec des peines & des risques infinis, tantôt sortant la nuit pour la passer exposés à toutes les injures de l'air, tantôt escaladant les murs & les maisons pour s'introduire dans un appartement, & n'ayant mis jusqu'alors personne dans leur confidence. Enfin les persécutions du pere redoublant tous les jours, ils étoient persuadés qu'il ne leur restoit point d'autre ressource que la fuite; & leur espérance étoit, qu'après s'être mis en sureté ils se reconcilieroient aisément avec un pere qui n'avoit rien après tout de si cher que sa fille; ou s'ils y trouvoient trop de difficultés, ils étoient resolus de s'établir dans le premier lieu où leur amour ne seroit point traversé. M. Rindekly, qui avoit le cœur fort sensible, étoit porté à les satisfaire, en prenant de justes mesures pour assurer leur évasion: je n'en aurois pas été plus éloigné que lui, si j'y eusse vû la moindre facilité. Mais quelle apparence de leur rendre ce service, lorsqu'à-peine étions-nous sûrs de notre propre liberté. Cependant après en avoit conféré quelques momens, nous promîmes au jeune homme que s'il pouvoit gagner le bord de la Mer avec sa Maîtresse & nous joindre à la sortie du Port, nous ne ferions pas difficulté de le recevoir. Il parut transporté de notre promesse. Je le fis souvenir que dans une entreprise de cette nature, il ne falloit pas croire que les secours étrangers fussent toujours certains: nous n'avions point en Amérique de demeure fixe où nous pussions lui offrir les nôtres, & nous ne lui repondions pas que dans le lieu de sûreté où nous nous engagions à le conduire, il trouvât dans la liberalité d'autrui de quoi fournir à l'entretien de deux jeunes fugitifs qui n'avoient point d'autre justification que la force de l'amour. Ce langage étoit assez clair pour lui faire entendre qu'il ne devoit pas partir sans précautions: mais il n'avoit pas attendu jusqu'alors à les prendre. Il nous dit que si l'honneur & ses propres vûes lui eussent permis de profiter des offres d'Helena, il étoit sûr de pouvoir se mettre en possession tout d'un coup & de sa Maîtresse & d'une grande partie du bien qu'elle attendoit de son pere. Comme elle disposoit de tout dans sa maison, elle pouvoit à tous momens se saisir de l'argent de Parez & de ce qu'il avoit de plus précieux. Mais dans la résolution où il étoit de revenir à lui par la soumission, il ne vouloit pas lui donner de si odieux sujets de plainte. Il pouvoit faire sur le champ une somme considérable de son propre bien, & se mettre pour longtems à couvert de toutes sortes de besoins. Des sentimens si raisonnables acheverent de nous disposer à le servir: nous lui laissâmes le soin de ses préparatifs, & surtout de prendre des voies sûres & tranquilles pour joindre furtivement notre Vaisseau. Je le priai même, après lui avoir engagé notre parole, de ne pas se montrer dans notre logement pendant le séjour que nous ferions à Carthagène.

Le lendemain deux Officiers du Gouverneur étant venus nous prendre dans un de ses Carosses, nous fûmes conduits au Château où l'on nous fit attendre fort longtems son audiance. Après nous avoir fait introduire avec beaucoup de formalités, il nous demanda la lecture de notre Commission, dont les Capitaines Gardes-Côtes lui avoient déja fait le rapport. M. Rindekly la lut en Anglois, & commençoit ensuite à l'expliquer en Espagnol; mais quoiqu'on ne l'eût point interrompu dans sa lecture, un Interpréte qui accompagnoit le Gouverneur, le pria de lui laisser ce soin. Il en fit sur le champ une traduction fort fidelle, tandis que le Gouverneur affecta de nous faire plusieurs questions indifférentes, auxquelles nous repondîmes avec le même air de liberté. Prenant ensuite la traduction des mains de son interpréte, il la lut & la relut avec beaucoup d'attention. Elle étoit si claire que nous fûmes surpris qu'elle parût l'arrêter. M. Rindekly profita de son silence pour lui représenter de bouche ce qui n'étoit qu'imparfaitement dans la Commission. Il lui fit le dénombrement de nos pertes depuis plusieurs années, & sans vouloir justifier les Anglois qui avoient été surpris plusieurs fois dans le commerce clandestin des Chaloupes, il se plaignit que sous ce prétexte les Espagnols avoient non seulement insulté, mais saisi un grand nombre de nos Vaisseaux. Nous mêmes, qui étions chargés d'une Commission publique, ne venions-nous pas d'être arrêtés par les Gardes-Côtes? L'air d'empire & de triomphe avec lequel on nous avoit conduits jusqu'à l'entrée du Port n'étoit-il pas une véritable oppression? Enfin pour donner plus de poids à nos plaintes, M. Rindekly nomma plusieurs Bâtimens dont il demandoit expréssement la restitution, & particulierement un Vaisseau de l'Isle d'Antego, qui avoit été pris trois mois auparavant à la hauteur de San-Antonio.

La réponse du Gouverneur fut si courte, & ses regards si sombres pendant toute l'audiance, que cet accueil nous auroit rendu ses intentions suspectes si l'on avoit pu trouver sur nous ou dans notre Vaisseau quelque prétexte pour nous chagriner. Mais dans la confiance que nous avions au bon ordre de nos affaires, nous lui fîmes de nouvelles plaintes de la froideur avec laquelle il s'expliquoit sur le sujet de notre voyage, & nous le priâmes, avec beaucoup de hardiesse, de considerer que les Anglois ne seroient pas toujours disposés à souffrir les injustices & les violences des Espagnols. Il ne fit point un mot de réponse à ce reproche; mais en nous congediant d'un air plus ouvert, il nous assûra que dans l'espace de vingt quatre heures nous connoîtrions ses véritables sentimens.

Nous sortîmes plus contens qu'il ne se l'imaginoit. Il suffisoit pour nous, qu'il eût écouté nos représentations, & que nous pussions tirer de cette audiance un nouveau droit ou plûtôt de nouvelles facilités pour l'execution de nos projets. Mais nous ne nous étions pas défiés depuis que nous étions sortis de notre Vaisseau, que par l'ordre du Gouverneur on avoit fait une très rigoureuse visite de notre cargaison. Les Gardes-Côtes retenus dans quelque respect par les premiers discours de M. Rindekly n'avoient osé pousser trop loin leurs recherches; mais à notre arrivée ils avoient averti le Gouverneur que nous étions chargés d'eau de vie & d'ustenciles. Quoique ces marchandises ne soient pas d'un grand usage dans la Baye de Carthagène ni sur la côte où nous avions été surpris, ce n'étoit pas sans dessein que nous les avions apportées. Nos gens qu'on avoit interrogés, ne s'étoient défendus qu'en protestant qu'ils ignoroient celui du Capitaine, & que nous étions partis de nos Isles dans la seule vûë d'éxecuter notre Commission. Cette réponse à laquelle nous leur avions recommandé de se borner, avoit si peu satisfait les Espagnols, que pendant l'audiance du Gouverneur on étoit entré dans notre logement par son ordre & l'on avoit visité fort curieusement nos papiers. Heureusement que dans ceux de M. Rindekly auxquels on s'étoit attaché plus particulierement; il ne s'étoit trouvé que des observations sans datte sur les moüillages & sur les Côtes. Comme il se reposoit du reste sur mon Journal, il ne jettoit sur le papier que ce qui avoit rapport à la Navigation; & ses mémoires, suivant l'ordre des lieux plûtôt que de celui des jours, pouvoient passer pour le fruit d'un autre voïage, dans tout autre tems qu'il nous auroit plû d'imaginer. La même précaution qui m'avoit fait prendre mon journal en sortant du Vaisseau, m'avoit porté a le mettre dans ma poche en allant à l'audiance. Tout ce que les Officiers du Gouverneur avoient découvert de plus, se reduisoit à des calculs de dépense, & à quelques évaluations où notre or & nos perles étoient nommés. Ce qui suffisoit pour faire naître des soupçons, n'étoit pas capable de donner des lumiéres qui pussent nous être nuisibles. Aussi n'avoit-t-on pris aucun de nos papiers, & nous n'apprîmes avec quelle curiosité on les avoit lûs que par le Mulâtre qui nous servoit depuis que nous l'avions amené de la Havana.

Cependant, comme il n'en falloit pas davantage pour nous faire juger du moins que nous étions suspects, nous attendîmes impatiemment la réponse du Gouverneur. Il se passa deux jours entiers, pendant lesquels nous demandâmes envain la liberté de voir la Ville; le troisiéme jour au matin, les mêmes Officiers qui nous avoient conduits à la première Audience vinrent nous prendre dans le même Carosse. Nous trouvâmes au Gouverneur un visage plus tranquille. Il nous dit à peu près dans les mêmes termes que celui de la Havana, qu'il ne connoissoit point, dans la conduite des Espagnols, d'injustices ni de violences dont les Anglois pussent se plaindre; que les Gardes-Côtes, & les autres Vaisseaux d'Espagne, ne faisoient rien que par les ordres du Roi leur Maître, & dont on ne prît soin d'envoyer des Mémoires fidéles à la Cour de Madrid; que c'étoit-là que nous devions faire entendre nos justifications, ou nos plaintes; mais qu'il doutoit qu'elles y parussent fort justes aussi long-tems; que celle de Londres n'arrêteroit pas les scandaleuses entreprises des Anglois contre les articles les plus formels du Traité. Il ajoûta que ses pouvoirs ne s'étendant pas plus loin, il ne pouvoit nous offrir avec cela que la liberté de partir.

Nous sentîmes combien il seroit inutile, & pour l'interêt de notre Nation, & pour le nôtre, d'insister sur nos demandes. Mais après que nous eûmes pris congé de lui, il nous fit rappeller, & s'étant fait attendre assez long-tems dans une Salle où l'on nous laissa seuls, nous commençâmes à craindre, qu'après nous avoir expediés assez civilement en qualité de Ministres publics, il ne revînt à nous faire quelque mauvaise querelle sur notre cargaison & nos papiers. Il nous parla effectivement de l'un & de l'autre, mais sans y joindre aucun reproche; & passant tout-d'un-coup au dessein qu'il avoit, & qu'il se flattoit, nous dit-il, que nous ne condamnerions pas, de nous faire escorter par ses Gardes-Côtes jusqu'à la Jamaïque, où il ne doutoit pas que nous n'allassions porter directement sa réponse; il nous fit comprendre fort clairement que cette précaution venoit de sa défiance, & que son dessein même étoit de nous la faire sentir. M. Rindekly, mortifié de voir toutes nos espérances reculées par ce contretems, crut se tirer d'embarras en répondant que les ordres dont il étoit chargé l'obligeoient d'aller à Porto-Bello. Je ne m'y opposerai point, reprit le Gouverneur, quoique je puisse vous assurer d'avance que la réponse que vous y recevrez sera conforme à la mienne; mais l'escorte que je vous donne ne vous sera pas moins utile pour cette route, & servira même à vous faire prendre la plus courte & la plus sure. Cette raillerie acheva de nous faire pénétrer ses intentions. Nous consentîmes, sans repliquer, à ce qui pouvoit nous arriver de plus fâcheux.

Mais le plus malheureux dans cette avanture, étoit le jeune Espagnol qui s'attendoit à nous suivre. Il sçut bientôt, par le bruit public, que nous devions être accompagnés des Gardes-Côtes; & dans un désespoir qui ne lui permettoit plus de rien ménager, il vint, les larmes aux yeux, nous apporter ses plaintes. Il ne nous restoit que de la compassion à lui offrir. Cependant, à force de raisonner sur sa situation, l'amour lui fit naître un expédient qui ne nous parut pas sans vraisemblance, & pour lequel nous ne lui refusâmes point notre secours. Ses vuës demandoient de la hardiesse; mais les Amans de cet âge la poussent toujours jusqu'à la témérité. Il lui vint à l'esprit, que ne devant pas craindre qu'on recommençât la visite de notre Vaisseau en sortant du Port, il pouvoit s'y rendre avec sa Maîtresse, dès la nuit suivante; & que de quelque manière qu'on pût expliquer leur fuite, on s'imagineroit d'autant moins qu'ils nous eussent suivis, que le voyage que nous allions faire à Porto-Bello, & la compagnie des Gardes-Côtes, ôteroient toute vraisemblance à cette supposition. Il se flattoit de demeurer caché dans le Vaisseau sous quelque déguisement. Enfin il comptoit encore plus sur notre inclination à l'obliger, dont nous lui avions déja donné des marques.

Les circonstances rendoient sa proposition fort dangereuse. Cependant la bonté de notre cœur l'emporta. Je me souvins de mes filles, & ma tendresse agissant avec plus de force dans l'éloignement, je sentis que j'aurois voulu les rendre heureuses à toutes sortes de prix. La seule restriction que nous mîmes à nos promesses, regarda la manière d'arriver au Vaisseau. Nous consentions à recevoir les deux Amans; mais nous ne voulions pas contribuer à leur fuite, ni qu'on pût même nous accuser d'avoir favorisé leur départ. Spallo, c'est le nom que le jeune homme voulut se donner en quittant Carthagène, ne nous fit ses adieux que jusqu'à la nuit suivante, & partit charmé de l'interêt que nous prenions à sa fortune.

Nous regagnâmes notre Bord à l'entrée de la nuit, sans avoir vû Carthagène autrement que par nos fenêtres. Les trois Gardes-Côtes étoient à l'ancre si près de notre Vaisseau, qu'on s'entendoit de leurs bords au nôtre, sans effort pour prêter l'oreille. Nous convînmes de partir au premier vent qui favoriseroit la sortie du Port. Une partie de la nuit se passa. Au premier souffle du vent que nous attendions, les cris des Espagnols nous ayant avertis de mettre à la voile, je commençois à désesperer que nos jeunes Amans eussent trouvé le moyen de sortir de la Ville. Mais un homme de l'Équipage, que j'avois chargé de tenir les yeux ouverts de ce côté-là, vint me dire à l'oreille qu'il voyoit approcher une Chaloupe. Je tremblai qu'elle ne fût apperçue des Gardes-Côtes. L'amour la conduisoit avec son secours ordinaire, c'est-à-dire avec plus de bonheur que de prudence. Je me présentai moi-même à l'échelle, pour recevoir Spallo & sa Maîtresse. Cette jeune fille étoit tremblante; & lorsqu'ayant mis le pied dans le Vaisseau, son Amant lui eût appris que j'étois leur plus ardent Protecteur, elle se jetta sans réserve entre mes bras, pour me témoigner sa reconnoissance dans les termes les plus passionnés.

Je la trouvai digne du service que nous lui avions promis. C'étoit une brune, qui ne manquoit d'aucun des agrémens de son sexe, & qui joignoit beaucoup de maturité d'esprit aux charmes de la jeunesse. Quoique Spallo ne fût pas sans mérite, il me sembla fort inférieur à sa Maîtresse, & je n'eus pas de peine à comprendre qu'il fût disposé à tout sacrifier pour elle, avec le double motif de l'amour & de l'interêt. Ils n'étoient accompagnés que d'un seul Matelot, qu'ils avoient excessivement récompensé de ses services. J'admirai, sur leur récit, que sans le secours ni la participation d'aucun Domestique, ils eussent pû transporter au rivage deux grandes malles, qui contenoient leurs habits & leur argent. Leur secret n'avoit été confié qu'au Matelot qui les avoit servis. Avec tant de prudence dans leur conduite, je ne doutai point du succès de leur entreprise. M. Rindekly les mit dans un cabinet qui touchoit à sa chambre, & par le soin que je pris de détourner les gens de l'Équipage, à peine s'en trouva-t'il quatre à qui leur arrivée ne put être cachée.

Le jour commençoit à luire lorsque nous levâmes l'ancre. Nous affectâmes, en descendant au long du Canal, de ne pas faire des observations trop curieuses; de sorte qu'après avoir demeuré quatre jours à Carthagène, & traversé deux fois le Port, je me trouvai bien moins instruit par mes yeux que par la Relation qu'on m'avoit communiquée deux ans auparavant. La saison nous exposant beaucoup aux vents de Terre, qui sont toujours dangereux jusqu'à l'entrée du Golfe Darien, les Gardes-Côtes ausquels nous abandonnions le soin de nous conduire, nous firent prendre si fort au large que nous eûmes vers le soir la vûë de l'Isle de la Providence. Ce fut à l'occasion de cette Isle que nos deux jeunes Amans coururent un fort grand risque. Un des Capitaines Gardes-Côtes, qui nous avoit toujours traités avec beaucoup de politesse, profita du tems, qui étoit fort tranquille, pour se mettre dans sa Chaloupe, & nous surprendre dans notre Bord. Nous étions à table, au commencement de la nuit; les deux Amans y étoient avec nous. Le Garde-Côte, s'étant fait un plaisir d'entrer dans la chambre du Capitaine, sans nous avoir fait avertir de son arrivée, prit tout-d'un-coup son sujet de l'Isle de la Providence, dont il nous dit qu'il étoit venu nous apprendre les curiosités. La vûë d'un Espagnol causa tant de fraïeur à la Maîtresse de Spallo, que les marques qu'elle en donna ne purent manquer de la trahir. Le Garde-Côte, qui avoit à peine jetté les yeux sur elle, les y fixa si attentivement qu'il la reconnut pour une femme de sa Nation. En vain M. Rindekly s'efforça de lui ôter cette idée par une Histoire feinte qu'il tira sur le champ de son imagination. Je compris qu'une fable sans vraisemblance nous deviendroit plus nuisible que la vérité, & priant le Garde-Côte de me suivre dans le cabinet, pour soulager l'embarras des deux Amans, j'entrepris de le mettre dans leurs interêts par tous les motifs qui pouvoient faire impression sur un galant homme. Sans lui parler de ce qui s'étoit passé à Carthagène, je commençai l'Histoire de Spallo à son arrivée dans notre Vaisseau; je le priai de consulter son propre cœur, & de décider sur le parti que nous avions dû prendre à la vûë de deux jeunes gens qui s'étoient déja trop engagés en quittant leur famille, pour y reparoître sans honte, & qui n'avoient point d'autre ressource, si nous les eussions rejettez, que de se précipiter dans la Mer. C'étoit la crainte de les réduire à cet excès de désespoir qui nous avoit attendris autant que leurs prieres, & leurs larmes. Ils ne pensoient d'ailleurs qu'à se joindre par un mariage honnête, pour retourner aussi-tôt à Carthagène. Enfin les chagriner dans leur entreprise, c'étoit leur ôter tout à la fois l'honneur, la vie, & la fortune. Tandis que je plaidois leur cause auprès du Garde-Côte, il s'éleva un vent si furieux, que n'en ignorant point le danger dans cette Mer, il ne pensa qu'à regagner son Vaisseau, après m'avoir promis de ne pas nuire aux jeunes Amans, & de revenir pour lier connoissance avec eux. Mais nous ne devions pas si-tôt nous revoir; & lorsque nous nous croyions en sûreté de la part de nos plus dangereux Ennemis, nous ne sçavions pas à quel péril nous allions être exposés.

L'orage étant devenu furieux, nous fûmes emportés toute la nuit par les vents & les flots sans pouvoir tenir de route certaine. Au point du jour nous eûmes comme un présage du malheur qui nous menaçoit; ce fut un météore qui s'enflamma vers la Poupe du Vaisseau, & qui passant avec beaucoup de bruit à la hauteur de nos mâts comme un dragon de feu, s'alla dissiper vers la terre que nous commencions à découvrir. Nous avions perdu la vûë des Gardes-Côtes, & nous ignorions absolument dans quel lieu nous étions. Autant que nous en pouvions juger par le vent qui étoit venu de terre, & par la connoissance des courans, qui roulent avec violence dans le Golfe de Méxique, nous nous crûmes dans une large Baye de ce Golfe, & la terre que nous appercevions devoit être quelque partie du Méxique. Mais notre incertitude se changea bien-tôt dans une plus juste allarme. J'apperçus de loin neuf Pirogues, qui ne me parurent d'abord que des morceaux de bois flottans sur l'eau. J'en avertis le Capitaine; il me dit, après les avoir considerées: si nous étions dans une autre Mer, je croirois que ce seroit une armée de Sauvages qui iroient à quelque expédition; mais un moment après, les ayant vûs revirer, il s'écria, pare pare le canon, c'est un grand nombre de Sauvages. Comme ils étoient encore éloignés de nous, on eut le tems de se préparer au combat, ou de se mettre du moins en état de ne le pas craindre.

La principale des Pirogues laissant les huit autres derriere elle, vint nous reconnoître avec beaucoup de hardiesse. Elle portoit plus de cinquante Sauvages. Nous fîmes tous nos efforts pour la prendre de travers & passer pardessus; mais ils esquivérent adroitement. Notre canon étoit braqué pour prendre la Pirogue d'un bout à l'autre, & nous en chargeâmes deux pièces d'un gros boulet, d'une chaîne de fer, de deux sacs de mitrailles, & de quantité de balles de mousquet. La moitié des Sauvages ramoit. Tous les autres tenoient chacun deux fléches sur la corde de l'arc, prêts à les décocher. Lorsqu'ils furent à la distance de quarante pas, ils poussérent de grands cris, sans paroître effrayés de la masse de notre Vaisseau, & vinrent à nous pour nous attaquer; mais comme nous allions à eux le vent derriere, nos grandes voiles nous couvroient si bien qu'ils ne purent faire leur décharge, & l'un des deux Canoniers les voyant proches, prit si bien son tems pour mettre le feu à son canon, que le coup emporta presque la moitié des Sauvages. Si l'arriere de la Pirogue n'eut baissé, il n'en seroit pas échapé un seul. J'en vis tomber plus de vingt, & la Mer parut toute sanglante autour de notre Barque. La Pirogue fut fendue, & toute remplie d'eau; ce qui n'empêcha point ces furieux, lorsque le mouvement du Vaisseau nous eut mis à découvert, de nous tirer quantité de flèches qui blessérent deux de nos gens. Nous leur en tuâmes un grand nombre à coups de fusil. Les huit autres Pirogues avançant avec la même ardeur, l'obstination de ces misérables commençoit à nous causer d'autant plus d'inquiétude, que tout notre canon ne portoit point aussi heureusement que le premier coup. Un vieux Capitaine Sauvage voyant M. Rindekly sur le Pont, lui tira un coup de fléche avec tant de violence qu'elle se brisa contre un anneau de fer de la voile. Il ne le porta pas loin, car sur le champ M. Rindekly lui tira un coup de fusil dans le côté, qui le perça de part en part; & comme il prenoit son pistolet pour l'achever, le Sauvage, transporté de frayeur, se jetta dans la Mer avec son arc & ses flèches. Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est que le reste des Sauvages qui étoient dans la Pirogue imiterent son exemple, & se precipitérent après lui. Si les Sauvages des autres Pirogues s'étoient avancés plus promptement, & nous eussent attaqués avec la même résolution, nous aurions eu beaucoup d'embarras à nous défendre; mais ayant vû le feu que nous avions fait sur la première, & s'appercevant que nous allions vers eux à toutes voiles, ils prirent l'épouvante, & gagnant le vent à force de rames, ils se sauvérent dans une petite Isle. Quinze ou vingt hommes qui s'étoient jettés à la Mer tous blessés, s'y retirérent aussi à la nage.

Aussi-tôt que nous en fûmes délivrés, nos gens s'efforcerent de sauver quelques Prisonniers qui étoient dans la Pirogue. On en tira facilement deux François; mais lorsqu'on voulut rendre le même service à une fille Angloise qui se fit reconnoître en parlant notre langue, une vieille Sauvage la mordit à l'épaule, & lui enleva autant de chair que ses dents en avoient pû saisir. Mais le Mulâtre que nous avions à bord, ennemi juré des Amériquains, lui tira un coup de pistolet qui lui perça le cou & qui lui fit lâcher prise; ce qui ne l'empêcha point de se jetter une seconde fois sur l'Angloise & de la mordre à la fesse avant que nous l'eussions tirée de la Pirogue. Un Nègre à qui notre coup de canon avoit coupé les deux jambes, refusa la main qu'on lui présenta pour le sauver: ensuite s'étant soulevé sur la Pirogue, il se jetta, la tête devant, dans la Mer; mais ses jambes n'étant pas tout-à-fait séparées de son corps, il demeura accroché par cette partie, & se noïa misérablement. On fit aussi les derniers efforts pour sauver une jeune Demoiselle Angloise maîtresse de cette fille qu'on avoit déja tirée dans le Vaisseau; mais la Pirogue ayant achevé de se fendre, nous la vîmes quelque tems sur un coffre, qui nous tendoit les mains. On alloit à elle avec la Chaloupe; le coffre tourna & nous cessâmes de la voir. Pendant que nous nous occupions à sauver ces misérables, le vieux Capitaine Sauvage revint à nous, tout blessé qu'il étoit, & sortant à demi corps hors de l'eau, comme un Triton, avec deux fléches sur la corde de son arc, il les tira dans le Vaisseau & se replongea aussi-tôt dans l'eau. Il revint ainsi genereusement cinq fois à la charge, & les forces lui manquant plûtôt que le courage, nous le vîmes défaillir & couler à fond. Un autre vieillard qui s'étoit tenu au gouvernail du Vaisseau, ayant lâché prise, se mit à crier & à nous supplier de lui sauver la vie. J'en priai instament M. Rindekly, qui pour me satisfaire lui fit jetter le bout d'une corde, mais si loin que ce malheureux ne put l'attraper; & voyant qu'il faisoit tous ses efforts pour regagner le Vaisseau, il lui tira au visage un coup de mousquet qui le fit couler à fond. Au commencement du combat, j'avois vû sur l'eau un petit Sauvage qui ne pouvoit avoir que deux ans, s'aidant déja de ses petites mains pour résister aux flots, mais il fut impossible de le sauver. La vieille Sauvage qui avoit reçû un coup de pistolet dans le col & un autre au dessous de la mammelle, eut la force de se sauver à la nage; & la première satisfaction que sa vangeance lui fit chercher en arrivant dans l'Isle, fut de prendre un petit François, âgé de douze-ans, de le lier par le milieu du corps, & de le traîner le long de la Côte entre les rochers, jusqu'à ce qu'il perdît la vie dans ce tourment. M. Rindekly, desespéré d'un si barbare spectacle, promit aux deux François que nous avions reçus, & dont l'un étoit oncle de cet enfant, que le jour ne se passeroit pas sans qu'ils fussent vangés. Ils nous apprirent que nous étions comme nous l'avions jugé, sur la Côte du Méxique, dans un lieu terrible par la cruauté des Sauvages qui l'habitoient. On les appelle les Chichiméques. Leur Nation est celèbre dans les Relations des Espagnols. Elle n'habite que des trous & des cavernes, d'où elle se repand, soit dans l'interieur des terres, soit sur les Côtes, pour y exercer ses brigandages. Un Vaisseau Anglois qui revenoit de Campêche, y ayant été jetté par la tempête, étoit tombé entre les mains de ces Barbares. Ils avoient traité l'Équipage avec la derniere inhumanité, & les malheureux que nous avions sauvés en étoient les restes. Nous consolâmes par nos caresses les deux François, qui étoient des Protestans établis à la Jamaïque. La servante Angloise trouva tout d'un coup une condition fort douce auprès de notre jeune Espagnole qui la prit à son service.

Quoiqu'il n'y eût rien à gagner dans la poursuite des sauvages, le ressentiment de notre propre injure, & le désir de vanger leur derniere barbarie, nous fit prendre la résolution de nous approcher de l'Isle où ils s'étoient réfugiés. Ils y étoient plus de trois cens. Le fond étant excellent dans toute la Baye, nous les serrâmes de si près que nous n'étions point à trente pas du rivage. La crainte de nos armes à feu, dont ils venoient de voir les effets, leur fit prendre la parti de s'éloigner, mais en bon ordre, & la flèche sur leur arc. M. Rindekly fit mettre en pièces toutes les Pirogues, non-seulement pour leur ôter le moyen de nous nuire, mais dans l'espérance que se rapprochant pour les défendre, ils nous donneroient la facilité de leur envoyer une décharge de toute notre artillerie, que nous avions chargée à chaînes & à mitraille. Il sembloit que l'instinct naturel leur fit juger de la portée de nos coups; car ils s'arrêtérent lorsqu'ils se crurent hors d'atteinte, & sans paroître embarrassés de leurs Pirogues, ils parurent attendre quelle seroit notre résolution. Je representai à M. Rindekly que le châtiment de ces Monstres étoit pour nous une foible satisfaction, & qu'il nous suffisoit d'en être heureusement délivrés. Il se rendit enfin à mes instances, & nous ne pensâmes plus qu'à profiter du vent pour nous éloigner de cette affreuse Baye.

Loin de craindre la rencontre des trois Gardes-Côtes, nous n'aurions pas regardé comme un mal d'en être accompagnés jusqu'à Porto-Bello, ni ce voyage même comme un obstacle à nos projets, si le désir de rendre service à nos deux Amans, n'eut été assez fort pour nous faire souhaiter de prendre une autre route. Mais si nous voulions nous rendre directement à la Jamaïque, nous n'ignorions point quelle seroit la force des courans entre la pointe de l'Isle de Cube, & celle de Merida. Il n'y avoit qu'un vent extrêmement favorable qui pût nous faire surmonter cet obstacle, & nous ne pouvions guéres nous y attendre au milieu de l'hyver, M. Rindekly panchoit beaucoup à risquer le passage, d'autant plus qu'ayant doublé une fois le Cap de Catoche, & nous retrouvant dans la Mer du Nord, le pis qui pouvoit nous arriver, s'il nous étoit trop difficile de gagner la Jamaïque, étoit de retomber dans la grande Baye de Honduras, ou sur la Côte de Nicaragua, lieux qui convenoient assez à nos espérances de commerce. Et si la même tempête, qui nous avoit jettés dans le Golfe de Méxique, y avoit aussi poussé les Gardes-Côtes, rien ne nous empêchoit d'espérer que nous ne pussions repasser en quelque sorte à la vûë de Carthagène, pour regagner Rio de la Hacha, qui avoit été notre premier but. Mais tous ces raisonnemens supposoient la liberté de les suivre. À peine eûmes-nous perdu de vûë la Côte des Chichiméques, que sans pouvoir pénétrer d'où vint le changement des courans, dans un tems d'ailleurs assez tranquille, au lieu de se porter suivant leur détermination ordinaire vers le Nord & les Côtes de la Floride, ils nous poussérent impétueusement au Sud, vers la Baye de Campêche. Le vent, qui devint Nord-Est vers le soir, acheva de nous jetter malgré nous dans cette route; & n'ayant pû nous en rendre maîtres pendant toute la nuit, notre étonnement fut extrême, au point du jour, de nous trouver à la vûë d'une Côte plate & sablonneuse, qu'il nous fut impossible de reconnoître dans nos Cartes. Nous jettâmes l'ancre à dix-huit brasses de fond, dans le dessein d'envoyer la Chaloupe au rivage. Dix de nos plus braves gens, qui se chargérent de nous rapporter bien-tôt des informations, furent de retour effectivement avant midi, & nous causérent quelque frayeur en nous apprenant que nous étions sur une autre Côte du Méxique, entre Tampico & Villa-ricca; mais ce n'étoit plus les Amériquains que nous avions a redouter, puisqu'ils étoient au contraire si humains dans cette Contrée qu'ils avoient fait l'accueil le plus favorable à nos dix hommes; c'étoient les Espagnols mêmes, qui sont plus jaloux de leur commerce du côté de Veracruz que dans tout autre lieu. Sur les explications que nos gens avoient tirées des Naturels, nous ne pouvions être à plus de douze lieues de Villa-ricca. Il nous parut impossible d'éviter la rencontre des Gardes-Côtes à si peu de distance de San Juan de Ulva, & nous ne prévîmes que de nouveaux embarras dans cette situation. M. Rindekly fut d'avis de faire valoir encore une fois notre Commission, & de nous rendre ouvertement à Veracruz. Il prétendoit, avec raison, que c'étoit l'unique moyen de nous garantir de tous les soupçons & de toutes les chicanes des Gardes-Côtes. Quoiqu'il fût peu naturel que nous eussions choisi le mois de Décembre pour un voyage de cette sorte, la vraisemblance pouvoit être sauvée par la multitude de nos pertes, qui paroissoient augmenter depuis le départ de la Flota & des Galions. D'ailleurs, comme c'étoit en hyver que la contrebande étoit poussée le plus ardemment, nous résolûmes d'ajouter aux termes de notre Commission que nous avions ordre d'observer par nos propres yeux jusqu'où nos Marchands portoient le désordre dont les Espagnols faisoient tant de plaintes.

Il n'y eut qu'Hélena & son Amant qui ne parurent point satisfaits de ce dessein. Leurs craintes étoient justes; mais l'interêt de notre sûreté devant l'emporter, nous les rassurâmes en convenant qu'Hélena feindroit d'être malade, & demeureroit au lit pendant qu'on feroit la visite du Vaisseau. À l'égard de son Amant, nous lui fîmes prendre l'habit & le bonnet d'un Matelot, assez sûrs de pouvoir le dérober en mille maniéres à la curiosité des Espagnols. Avec ces précautions, nous nous laissâmes entraîner par le vent, qui nous portoit directement vers la Baye. Mais il devint si impétueux, qu'appréhendant vers le soir les dangers d'une Côte que nous connoissions fort mal, nous prîmes le parti de nous mettre à la rade dans l'embouchure d'une Rivière où nous pouvions passer la nuit en sûreté.

À peine y eûmes-nous moüillé l'ancre, que nous en vîmes descendre une grande Barque, dont nous reconnûmes les Matelots pour des Espagnols. Ils s'arrêtérent d'autant plus facilement à la vûë de notre Vaisseau, qu'ils descendoient avec le vent contraire. Mais M. Rindekly, s'étant jetté aussi-tôt dans notre Chaloupe, alla vers eux avec quatre de nos gens, & sans les engager dans aucune explication, il leur demanda naturellement à quelle distance nous étions de San Juan de Ulva, où nous étions fort impatiens d'arriver. Cette ouverture, ayant dissipé leur crainte, ils lui dirent que de Villa-ricca, dont il voyoit la Rivière, on comptoit par Mer quinze ou seize mille jusqu'à San Juan; mais que du tems qu'il faisoit ils ne lui conseilloient point, dans l'obscurité, de risquer cette route s'il ne la connoisoit bien. Ils y alloient néanmoins, parce qu'ils en avoient l'habitude. Il vint à l'esprit de M. Rindekly de faire partir avec eux deux de nos gens pour annoncer notre arrivée, & de leur en demander un des leurs pour nous servir le lendemain de guide. Loin de rejetter cette proposition, ils la reçurent comme une marque de confiance qui les assuroit de nos intentions. Nous leur donnâmes M. Zil, notre Lieutenant, qui sçavoit fort bien l'Espagnol, avec un Soldat, qui parloit aussi cette langue. Ils nous laissérent un Matelot, que nous nous attachâmes encore par la promesse d'une bonne récompense. M. Zil fut chargé de demander simplement la permission d'entrer au Port de Veracruz, pour un Député du Gouverneur de la Jamaïque.

Le Matelot qui nous resta, m'ayant assuré que Villa-ricca n'étoit guéres qu'à trois quarts de mille du rivage, & que nous l'aurions même apperçû dans un tems moins obscur, je résolus de ne pas m'éloigner sans avoir jetté du moins les yeux de plus près sur un lieu si fameux par le premier débarquement de Fernand Cortez, Conquérant du Méxique. C'est-là qu'ayant abordé avec cinq cens Espagnols, il fit couler à fond ses propres Vaisseaux, pour faire connoître à ses gens qu'il ne leur restoit plus de ressource pour la fuite, ni d'espérance que dans la victoire. Le Matelot qui vit ma curiosité si ardente, m'offrit de me conduire sur le champ à la Ville. Je remis cette partie au lendemain, & je fis consentir M. Rindekly à m'accorder deux ou trois heures pour un voyage si court. Villa-ricca portoit anciennement le nom de Veracruz, & quantité de gens, qui le lui donnent encore, y ajoutent seulement le mot de Vieja, Vieille, pour la distinguer de la nouvelle Ville du même nom. Sa situation est dans une grande plaine. Elle a d'un côté la Rivière, & de l'autre des campagnes couvertes de sable, que la violence du vent y pousse des bords de la Mer. Ainsi le terroir est fort inculte aux environs. Entre la Mer & la Ville, est une espéce de bruiere qui est remplie de daims rouges, dont les gens de notre Équipage tuérent un grand nombre dans mon absence. La Rivière coule au Sud, & pendant une partie de l'année elle est presque sans eau; mais elle est assez forte en Hyver pour recevoir toute sorte de Vaisseaux.

La Ville me parut composée de quatre ou cinq cens maisons. Dans le centre est une grande Place, où je remarquai deux arbres d'une prodigieuse grandeur. L'air y est si mal sain, que les femmes quittent toujours la Ville dans le tems de leurs couches, parce que ni elles, ni les enfans qu'elles mettent au monde, ne peuvent résister alors à l'infection; & par un usage extrêmement singulier, on fait passer le matin dans toutes les ruës des troupes de bestiaux fort nombreuses, pour leur faire emporter les pernicieuses vapeurs qu'on croit sorties de la terre.

Villa-ricca, étant dans cette Mer le Port le plus voisin de la Ville de México, qui n'en est éloignée que de soixante lieues d'Espagne, on a continué fort long tems d'y décharger les Vaisseaux. Ensuite les dangers du Port, que rien ne défend contre la violence des vents du Nord, ont fait choisir aux Espagnols un lieu plus sûr, où est aujourd'hui Veracruz. Avant qu'ils se fussent déterminés à ce choix, les plus riches Négocians de Villa-ricca n'y venoient que dans le tems où les Flottes arrivoient d'Espagne. Ils faisoient leur séjour habituel a Xalapa, Ville située dans un air fort sain, à seize mille de l'autre en avançant dans les terres. Ils se garantissoient ainsi des mauvaises influences de Villa-ricca & de son voisinage; mais à cette distance de la Mer ils avoient besoin de quatre ou cinq mois pour décharger les Vaisseaux & pour transporter les marchandises. Une incommodité, si nuisible au commerce, les fit penser à prendre un lieu nommé Buytron, situé seize mille plus bas, sur la même Côte, vis-à-vis l'Isle de San Juan de Ulua, qui n'est guéres à plus de huit cens pas du rivage. Outre la défense que le Port y reçoit de cette Isle contre la fureur des vents du Nord, on trouva qu'il n'y falloit que six semaines pour décharger les Vaisseaux, & ces deux avantages firent prendre la résolution d'y bâtir une Ville, qui est aujourd'hui Veracruz.

Ma curiosité fut bien-tôt satisfaite à Villa-ricca. Cette Ville n'a plus rien qui réponde à l'origine de son nom; car elle ne le reçut des Espagnols, il a plus de deux siècles, que pour célébrer l'abondance d'or qu'ils y avoient trouvée: ses richesses, & le nombre de ses habitans ont diminué à mesure que Veracruz s'est aggrandie. Les maisons ni sont ni belles ni commodes. On y est aussi tourmenté par les morsures de plusieurs animaux venimeux que par l'infection de l'air; ce qui n'empêche point qu'à peu de distance des murs on ne trouve des bois fort agréables, d'orangers, de limoniers, de guiaves, &c. qui sont remplis d'oiseaux de toutes sortes de couleurs, & des plus jolis singes que j'aye jamais vûs. Je fis des efforts inutiles pour en prendre un à mon retour, & le souvenir de ce qui nous étoit arrivé au Cap de Bonne-Espérance me fit abandonner l'entreprise. Le Matelot qui m'avoit conduit avec deux de nos gens, étoit un Bourgeois fort aisé, qui nous fit servir un bon déjeuné dans sa maison, & qui empêcha, par ses bons offices, que ma curiosité ne fût désagréable aux Habitans. Il étoit environ midi lorsque nous arrivâmes au rivage. M. Rindekly, ne jugeant point qu'il fût nécessaire d'attendre le retour de notre Lieutenant pour mettre à la voile, nous levâmes l'ancre sur le champ, sous la direction du Matelot Espagnol.

En approchant de l'Isle d'Ulua, qui est à l'entrée du Port de Veracruz, ou plûtôt qui sert à le former, nous conçûmes, par sa situation, qu'il auroit été fort dangereux pour nous d'en approcher dans l'obscurité. Nous découvrîmes, à fleur d'eau, quantité de petites roches, qui n'ont au-dehors que la grosseur d'un tonneau. L'Isle n'est elle-même qu'un rocher fort bas, éloigné de la Côte environ d'un mille, & n'a que la longueur d'un trait de fléche dans toutes ses dimensions. Ces défenses naturelles rendent l'entrée du Port extrêmement difficile. Aussi la Ville n'est-elle pas défendue par un grand nombre de Forts. L'Isle d'Ulua contient un Château quarré, qui en couvre presque toute la surface. Il est bien bâti, & gardé par une forte garnison, avec quatre-vingt cinq pièces de canon, & quatre mortiers; les Espagnols le croyent imprenable. Ils nous confessérent qu'il devoit son origine à la crainte qu'on eut en 1568, d'un Capitaine Anglois nommé Hawking; & nous lisons en effet dans nos Relations, qu'en 1556 le Capitaine Tomson ne trouva dans l'Isle qu'une petite Maison avec une Chapelle. Seulement, du côté qui fait face à la terre, on avoit construit un Quai de grosses pierres, en forme de mur fort épais, pour se dispenser d'y entretenir, comme on avoit fait fort long-tems, vingt Nègres des plus vigoureux, qui réparoient continuellement les bréches que la Mer & le mauvais tems faisoient à l'Isle. Dans ce mur, ou dans ce Quai, on avoit entremêlé des barres de fer, avec de gros anneaux ausquels les Vaisseaux étoient attachés par des chaînes; de sorte qu'ils étoient si près de l'Isle que les Mariniers pouvoient sauter du pont sur le Quai. Il avoit été commencé par le Viceroi Dom Antoine de Mendoza, qui avoit fait construire deux boulevards aux extrêmités. Hawkes, qui fit le voyage de Carthagène en 1572, rapporte qu'on s'occupoit alors à bâtir le Château, & Philips nous apprend qu'il étoit fini en 1582.

C'est donc cette Isle qui défend les Vaisseaux contre les vents du Nord, dont la violence est extrême sur cette Côte. On n'oseroit jetter l'ancre au milieu du Port même, ni dans un autre lieu qu'à l'abri du roc d'Ulua. À peine y est-on en sûreté avec le secours des ancres & l'appui des anneaux qui sont aux murs du Château. Il arrive quelquefois que la force du vent rompt tous les liens, arrache les Vaisseaux, & les précipite contre les autres rochers, ou les poussent dans l'Ocean. Ces vents furieux ont emporté plus d'une fois des Vaisseaux & des Maisons, bien loin sur le Continent. Ils causent les mêmes ravages dans toutes les parties du Golfe de Méxique. Une tempête fait souvent traverser toute l'étendue du Golfe au Vaisseau le plus pesant, & le Capitaine Hawkes rapporte qu'ayant vû nager une grande quantité d'arbres vers le rivage de Veracruz, on lui assura qu'ils y avoient été poussés, par quelque orage, de la Floride, qui en est à trois cens lieues. Gage rapporte qu'étant à Veracruz en 1625, il fut témoin des horribles effets d'un ouragan qui renversa la plus grande partie des Maisons. Une troupe de Moines, nouvellement arrivés, se croyoient prêts à tous momens d'être emportés dans la Mer, ou d'être ensévelis sous les édifices. Ils quittérent leur lit pour aller attendre à découvert la fin de la nuit, & celle de la tempête. Mais, le matin, les autres Moines du Pays, qui étoient accoutumés à ces avantures, rirent beaucoup de leur crainte, & les assurérent qu'ils ne dormoient jamais mieux que lorsqu'ils étoient ainsi bercés dans leur lit. Cependant Gage, & les Moines étrangers, prirent si peu de confiance à la tranquillité des autres qu'ils remontérent promptement dans leur Vaisseau.

Depuis le mois de Mars jusqu'au mois de Septembre les vents de commerce soufflent dans le Golfe du Méxique entre le Nord-Est & le Sud-Est. Mais, depuis Septembre jusqu'au mois de Mars c'est le vent de Nord qui régne, & qui produit d'affreux orages, sur-tout aux mois de Novembre, de Décembre & de Janvier. Cependant il y a des intervalles de tranquillité & de beau tems, sans quoi l'on n'oseroit entreprendre de naviguer dans cette Mer. Les marées mêmes, & les courans y ont peu de régularité. En général, le vent du Nord fait remonter les flots vers les Côtes, ce qui rend l'eau beaucoup plus haute alors, au long du rivage.

Le Port de Veracruz n'est pas assez spacieux pour contenir un grand nombre de Vaisseaux. Il y en avoit à notre arrivée trente-quatre ou trente-cinq, qui paroissoient fort pressés, & comme l'un sur l'autre. On y peut entrer par deux Canaux, l'un au Nord, par lequel nous arrivâmes, l'autre au Sud. Outre l'Isle de San Juan de Ulua, il y en a trois ou quatre autres plus petites, que les Espagnols appellent Cayos, & les Anglois Keys ou Clés. À deux milles au Sud, est celle des Sacrifices, dont notre Matelot nous raconta des choses surprenantes, à l'occasion des Isles de Gallega, d'Anagada, & de quelques autres que nous apperçûmes en venant du Nord. Grijalva, nous dit-il, le premier Espagnol qui aborda sur cette Côte en 1518, c'est-à-dire avant Fernand Cortez, ayant commencé par découvrir l'Isle des Sacrifices, qui lui parut bien peuplée, y débarqua une partie de ses gens. Entre plusieurs édifices d'une fort belle structure, il y trouva un Temple, avec une Tour extrêmement singuliere. Elle étoit ouverte de tous côtés, & l'on y montoit par un escalier qui étoit au milieu, & qui conduisoit à une espece d'Autel, sur lequel on voyoit des figures horribles. Auprès de ce lieu Grijalva découvrit les cadavres de cinq ou six hommes qui avoient été sacrifiés la nuit précedente, ce qui lui fit donner à l'Isle le nom d'Isle des Sacrifices. L'année d'après, Cortez, étant venu dans le même lieu, y trouva aussi des figures affreuses, des papiers ensanglantés, & quantité de sang humain qu'on avoit tiré des victimes. Il y trouva le bloc sur lequel on faisoit les sacrifices, & les rasoirs de pierre qui servoient à ces barbares exécutions, ce qui remplit les Espagnols d'horreur & de crainte. Ils ne laissérent pas de choisir d'abord ce lieu pour y décharger leurs marchandises; mais ils furent bien-tôt forcés de l'abandonner par les insultes des Diables & des mauvais Esprits qui ne leur laissérent point de repos. Aux environs de toutes ces petites Isles, la Mer est extrêmement poissonneuse.

À peu de distance du Port, nous en vîmes sortir plusieurs Barques, qui venoient au-devant de nous, & qui marchant l'une après l'autre sur la même ligne, nous firent juger de la difficulté qu'il y avoit à passer au travers des rochers. D'ailleurs, on a pris soin de marquer les plus dangereux par diverses enseignes, qui servent de direction pendant le jour. Mais c'étoit moins pour nous guider, que pour s'assurer de nos intentions, qu'on envoyoit quelques Officiers à notre rencontre. Il fallut essuyer leur visite & leurs recherches. M. Zill parut immédiatement, avec un Député du Gouverneur, qui étoit chargé de lire notre Commission, d'en prendre une copie, & de nous marquer le lieu où nous devions jetter l'ancre, contre les murs de San Juan de Ulua.

Il resta dans notre Vaisseau deux Commis de la Douane, qui nous refusérent la liberté de descendre dans l'Isle pour visiter le Château. Le lendemain, on vint offrir au Capitaine celle d'aller à la Ville, pour être conduit à l'Audience du Gouverneur. Nous conçûmes que nous ne serions pas moins observés qu'à Carthagène. Cependant je résolus de suivre M. Rindekly, & de faire en chemin toutes les remarques qui pourroient enrichir mon Journal. En approchant de la Ville, sa figure me parut ovale, mais plus large dans la partie du Sud-Est que dans celle du Nord-Ouest. Sa longueur est d'environ un demi mille, & sa largeur de la moitié. Les rues sont droites, les maisons réguliéres, quoique la plûpart des édifices, jusqu'aux Églises, soient bâties de bois; ce qui a produit souvent des incendies terribles. Au Sud-Est coule une Rivière, qui prenant sa source au Sud, descend vers le Nord jusqu'à ce qu'elle arrive près de la Ville, & delà se jette dans la Mer au Nord-Est, par deux bras qui forment une petite Isle à son embouchure. La Ville est située dans une Plaine sablonneuse & stérile, environnée de Montagnes, au-delà desquelles on trouve des bois remplis de bêtes sauvages, & des prairies pleines de bestiaux. Du côté du Sud sont de grands marais, qui contribuent beaucoup à rendre l'air mal sain. Le vent du Nord pousse, comme à Villa-ricca, tant de sable du bord de la Mer, que les murs de la Ville en sont presque entiérement couverts.

En descendant sur le rivage, il m'arriva un accident qui favorisa mes observations. Je saignai du nez avec tant de violence, que nos Guides furent obligés de me faire entrer dans une maison où je reçus quelque secours, tandis que M. Rindekly fit sa visite au Gouverneur. La satisfaction que j'eus de me voir libre servit sans doute à me retablir. Je priai le Maître de la maison où j'étois, de me procurer la vûë de la Ville. Il n'avoit pas d'ordre qui pût l'en empêcher. Je vis plusieurs Églises que je trouvai belles & fort riches en argenterie. Les maisons sont remplies de Porcelaine & de meubles de la Chine. Il y a peu de Noblesse à Veracruz; mais les Négotians y sont si riches qu'il n'y a gueres de Villes aussi opulentes dans l'Univers. La plûpart des Habitans sont Mulâtres. Cependant ils affectent de s'appeller blancs, autant parce qu'ils se croyent honorés de ce titre, que pour se distinguer des Nègres leurs esclaves. Leur nombre ne surpasse pas trois mille, & parmi eux on passe pour un homme sans consideration, lorsqu'on n'est pas riche au moins de cent mille livres sterling.

Ils se nourissent de chocolat & de confitures. Leur sobrieté est extrême. Les hommes sont fiers. Les femmes sont continuellement retirées dans leurs appartemens d'enhaut, pour éviter la vûë des Étrangers, qu'elles verroient pourtant fort volontiers si leurs maris leur en laissoient la liberté. Si elles sortent quelquefois de leurs maisons, c'est en chaise ou dans un carosse, & celles qui n'ont pas de voiture sont couvertes d'un grand voile de soie qui leur pend de la tête jusqu'aux pieds, avec une petite ouverture du côté droit, pour leur faciliter la vûë du chemin. Dans leurs appartemens, elles ne portent sur leur chemise qu'un petit corset de soye lacé d'un trait d'or ou d'argent, & sur la tête, leurs seuls cheveux noüés d'un ruban. Avec un habillement si simple, elles ne laissent pas d'avoir autour du col une chaine d'or, des bracelets du même metal, & des émeraudes fort précieuses à leurs oreilles.

Les hommes entendent fort bien le commerce; mais leur indolence naturelle, leur donne de l'aversion pour le travail. On leur voit des Chappelets & des Reliquaires aux bras & au col, & toutes leurs maisons sont remplies d'images de Saints & de statues.

L'air est aussi chaud que mal-sain dans toutes sortes de vents, excepté celui du Nord, qui souffle ordinairement une fois tous les huit ou quinze jours, & qui dure l'espace de vingt ou de vingt quatre heures. Il est alors si violent qu'on ne peut pas même sortir d'un vaisseau pour aller au rivage, & le froid qu'il porte avec lui est très perçant. Le tems où l'air est le plus mal-sain, est depuis le mois d'Avril jusqu'au mois de Novembre, parce qu'il pleut alors continuellement. Depuis Novembre jusqu'au mois d'Avril le vent & le Soleil qui se temperent mutuellement, rendent le païs fort agréable.

Le climat chaud & mal-sain continüe l'espace de quarante ou quarante cinq milles vers la Ville de México; après quoi, l'on se trouve dans un air plus tempéré. Les fruits, quoiqu'excellens, y causent des flux dangereux, parce que tout le monde en mange avec excès, & qu'on boit ensuite trop avidement de l'eau. La plûpart des Vaisseaux étrangers y perdent ainsi une partie de leur Équipage; mais les Habitans mêmes ne tirent là-dessus aucun avantage de l'expérience. Mon Guide me fit appercevoir deux montagnes couvertes de nége, dont le sommet est caché dans les nues, & qu'on voit fort distinctement dans un tems serain; quoiqu'elles soient éloignées de plus de quarante milles. Elles sont sur la route de México, & c'est là que commence proprement la différence du climat.

Les oiseaux & les autres Bêtes y sont les mêmes que dans les autres contrées de l'Amérique. On trouve néanmoins aux environs de Veracruz, un oiseau qu'on nomme Cardinal, parce qu'il est tout-à-fait rouge. Il s'apprivoise facilement, & son ramage est délicieux. Il apprend aussi à siffler, comme les Serins de Canarie.

Veracruz est non-seulement le principal, mais à parler proprement, l'unique Port du Méxique. On peut regarder cette Place comme le magasin de toutes les marchandises & de tous les trésors qui sont transportés de la nouvelle Espagne en Europe. Les Espagnols, & le monde entier peut-être, n'ont point de lieu dont le commerce soit si étendu; car c'est là que se rendent toutes les richesses des Indes Orientales par les Vaisseaux d'Accapulco; c'est le centre naturel de toutes celles de l'Amérique, & la Flotta y apporte annuellement de la vieille Espagne des marchandises d'une immense valeur. Le commerce de Veracruz avec México, & par México avec les Indes Orientales; avec le Perou, par Porto Bello; avec toutes les Isles de la Mer du Nord par Carthagène; avec Zapotecas, & Ildephonse & Guaxaca, par la riviere d'Alvarado; avec Tabasco, Los-Zeques, & Chiapa de Indos par la riviere de Grijalva, enfin celui de la vieille Espagne, de Cuba, de Saint Domingue, de Jucatan, &c. rendent cette petite Ville si riche qu'elle peut passer pour le centre de tous les tresors & de toutes les commodités des deux Indes. Comme le mauvais air du lieu cause le petit nombre des Habitans, leur petit nombre fait aussi qu'ils sont extrêmement riches, & qu'ils le seroient bien davantage, s'ils n'avoient pas souffert des pertes irreparables par le feu.

Les marchandises qui viennent de l'Europe sont transportées de Veracruz à México, Pueblo Delos Angelos, Sacatecas, Saint-Martin, & dans d'autres lieux, sur le dos des Chevaux & des Mulets, ou sur des chariots traînés par des Bœufs. La Foire ressemble à celle de Porto-Bello, mais elle dure plus longtems; car le départ de la Flota, quoique fixé régulierement au mois de Mai, est quelquefois différé jusqu'au mois d'Août. On n'embarque l'or & l'argent que peu de jours avant qu'on mette à la voile. Autrefois le Trésor Royal étoit envoyé de México pour attendre à Veracruz l'arrivée de la Flota: mais depuis que cette Place fut surprise & pillée en 1683 par les Boucaniers, il s'arrête à vingt lieues de México, dans une ville nommée Los Angelos, où il demeure jusqu'à l'arrivée de la Flota; & sur l'avis qu'on reçoit de Veracruz, on l'y transporte pour l'embarquer.

Il s'est glissé beaucoup d'erreur dans la Géographie, sur la situation de cette Place. Quelques-uns la mettent au 18e dégré de latitude, & d'autres au 18e 30 minutes. La Carte de M. Popple marque 18 dégrés 48 minutes: le Capitaine Hawkins veut 19 dégrés. Mais suivant les observations de Carranza, Pilote de la Flota en 1718, Veracruz est au 19e dégré 10 minutes; ce qui fait deux minutes de moins que ne l'a prétendu M. Harris dans des observations posterieures. On ne s'est pas moins trompé à l'égard de sa longitude, qui suivant la Carte de M. Popple est à 100 dégrés 54 minutes de Londres; au-lieu que par les observations des Espagnols en 1557, elle est seulement de 97 dégrés 50 minutes; & M. Harris la fait moindre encore de deux minutes.

Mais quantité de Cartes ont commis une faute beaucoup moins excusable en confondant l'ancienne & la nouvelle Veracruz. Dans la Carte de M. Popple & dans l'Atlas maritimus, l'Isle de San Juan de Ulua est placée avec son Château vis-à-vis l'ancienne Ville, autrement nommée Villa-ricca, et l'Isle des sacrifices qui n'est qu'à deux milles de celle d'Ulua & à un mille de la Côte, est reculée de quarante milles, & separée de la Côte d'environ trente milles. Quoique l'Auteur du Géographe complet distingue par leurs noms Veracruz de San Juan de Ulua, il semble néanmoins qu'en mettant le Château à Veracruz il confond mal à propos ces deux Places.

Mon Guide qui se nommoit Pacollo, & dont je ne puis trop louer la politesse, étoit un Chirurgien qui avoit assez voiagé pour sécouer le joug des préjugés communs de sa Nation. Il étoit établi depuis quinze ans à Veracruz, & sa mémoire conservoit fidellement le malheur que cette Ville avoit essuié en 1712. Il me raconta que les Boucaniers excités par le désir du pillage, resolurent de surprendre les Espagnols, & qu'ayant pris terre quinze ou seize milles au-dessus du Port, ils laisserent leurs Vaisseaux à l'ancre au long de la Côte. Leurs forces composoient environ six cens hommes. Ils firent onze ou douze milles de chemin pendant la première nuit, et le jour suivant, ils se tinrent cachés derriere les monceaux de sable que le vent jette continuellement sur la terre. Ayant quitté leur retraite à l'entrée de la seconde nuit, ils reglerent leur marche pour arriver aux portes de la Ville vers le tems où l'on a coutume de les ouvrir. Lorsqu'ils furent à quelque distance, ils firent alte; & s'étant fait précéder d'un petit nombre de leurs gens les plus résolus, qui sçavoient la langue Espagnole; un de ceux-ci ne vit pas plûtôt la porte ouverte qu'il monta par l'escalier d'une petite Tour qui conduisoit sur la terrasse du Bastion, où sous prétexte de demander du feu pour allumer sa pipe, il s'approcha du Soldat qui étoit en sentinelle & le tua d'un coup de pistolet. C'étoit le signal auquel les autres devoient se saisir de la porte. Ils y reussirent heureusement, & le corps de leurs compagnons qui n'étoit pas éloigné survint au même moment pour les soutenir. Ils n'eurent pas plus de peine à se rendre maîtres d'un petit ouvrage qui étoit à la suite du premier. Quelques-uns de leurs gens demeurerent à la garde de ces deux postes, tandis que les autres se rendirent en corps à la place de la parade. La plûpart des habitans étoient encore au lit; mais l'allarme s'étant bien-tôt répandue, ils se rassemblérent, les uns à pied, les autres à cheval, & s'avancérent en bon ordre par une de leurs plus grandes rues, pour venir charger l'ennemi. Les Boucaniers avoient eu le tems de se préparer à les recevoir. Aussi leur défense fut-elle admirablement concertée. Ils placérent une partie de leurs gens à l'entrée de la rue par où venoient les Espagnols, avec ordre de faire feu lorsqu'ils les verroient à la portée du fusil. Ensuite un autre rang succedant aussi-tôt au premier, ils continuerent ainsi de leur faire essuyer chacun leur décharge, ce qui leur tua tant de monde, & causa tant d'épouvante à leurs chevaux, que ne pouvant se remettre de ce désordre ils tournérent le dos avec des cris effroyables. Ils furent poussés sans relâche jusqu'à l'autre porte de la Ville, & sortant impétueusement pour se sauver dans la campagne, ils abandonnérent leurs maisons & leurs familles à la discretion des Boucaniers.

D'un autre côté, le Château d'Ulua prenant l'allarme, fit aussi-tôt feu de toute son artillerie sur la Ville, pour en chasser l'ennemi. Cette diversion effraya d'abord les Boucaniers. Cependant ayant tenu Conseil, ils prirent la résolution de se saisir d'une partie des Prêtres & des Moines de la Ville. Ils coupérent la tête à quelques-uns des plus respectables, & faisant porter ce présent au Gouverneur du Château, ils lui déclarérent que s'il ne cessoit de tirer ils feroient le même traitement à tous les autres Prêtres. Une barbarie de cette nature ne fit qu'irriter le Gouverneur. Il redoubla le feu de son canon, & les Boucaniers, qui en étoient fort incommodés, n'eurent point d'autre ressource que de fermer toutes les portes de la Ville, pour empêcher le reste des habitans d'en sortir, & de les rassembler tous dans cette partie de la Ville qui étoit la plus exposée à l'artillerie du Château. Alors le Gouverneur, effrayé pour la vie d'une infinité d'honnêtes gens, qu'il se crut beaucoup plus interessé à conserver que leurs biens, fit cesser son canon. Les Boucaniers eurent toute la liberté qu'ils désiroient pour piller la Ville; & s'étant chargés de toutes les richesses qu'ils purent emporter, ils emmenerent encore quelques-uns des principaux habitans en otage, pour s'assurer le payement d'une somme considérable qu'ils exigérent pour n'avoir pas brûlé la Ville. Les Espagnols ont bâti depuis ce tems-là, sur la Côte, des Tours fort élevées, où ils entretiennent continuellement des sentinelles, qui les garantissent de ces terribles surprises. Ils avoient essuyé en 1683, une disgrâce de la même nature, qui auroit dû réveiller plûtôt leur prudence.

Après une heure de promenade, pendant laquelle M. Pacollo me raconta des choses incroyables de la puissance & des richesses du Roi d'Espagne, nous retournâmes à sa maison, où il m'offrit une collation de Chocolat, de confitures, & d'excellens fruits. J'avois payé si libéralement le secours qu'il m'avoit donné pour arrêter mon sang, que la valeur de ses rafraîchissemens y étoit comprise. En homme que ses voyages avoient guéri des scrupules du vulgaire, il me fit voir sa femme & ses enfans, qui auroient passé en Angleterre pour de vrais Nègres, tant leur couleur étoit brune & tannée. Les Espagnols de Carthagène sont beaucoup moins noirs, quoique leur position soit plus méridionale; & notre Helena devoit craindre peu d'être reconnuë parmi des gens qui l'auroient regardée comme un prodige de blancheur.

Les Officiers qui avoient conduit M. Rindekly à l'Audience, revinrent avec lui, & nous déclarérent que leurs ordres portoient de nous reconduire sur le champ à notre bord. Je ne sçus qu'après qu'ils nous eurent quitté, la réponse que M. Rindekly avoit reçue du Gouverneur. Elle avoit été beaucoup plus dure que celle des Gouverneurs de la Havana & de Carthagène; car il nous avoit rendu plaintes pour plaintes; & croyant les Espagnols beaucoup plus offensés, par le commerce clandestin, que nous par les efforts qu'ils faisoient pour l'empêcher, il avoit protesté qu'indépendemment des ordres de sa Cour, il ne laisseroit échapper aucune occasion de venger l'Espagne. M. Rindekly ayant repliqué que nous ne demandions point grace pour les coupables, mais qu'il arrivoit trop souvent aux Espagnols d'abuser de leur prétexte pour insulter des Anglois qui ne pensoient point à leur nuire; on lui avoit dit avec beaucoup de hauteur que toute injustice & toutes pertes compensées, le désavantage étoit si visiblement du côté de l'Espagne, que c'étoit une raison de plus pour se ressentir vivement de l'infraction que nous faisions continuellement au traité, & qu'au reste le fond de nos différens devoit être jugé dans les deux Cours.

Le vent, quoique médiocre, étant demeuré Nord pendant cinq jours, on ne nous pressa point de sortir du Port; mais au premier changement, les Commis, qui n'avoient pas quitté notre Vaisseau, nous avertirent qu'un plus long retardement rendroit nos intentions suspectes. L'impatience que nous avions de partir égaloit au moins celles qu'ils avoient de recevoir nos adieux. Nous sortîmes par le Canal du Sud, & nous passâmes contre l'Isle des Sacrifices, qui nous rappella les recits fabuleux du Matelot. M. Rindekly avoit mis en délibération si nous ne tenterions point la fortune à l'embouchure de la Rivière Alvarado, ou dans quelqu'autre lieu de la Baye de Campêche. Mais, outre que cette Mer est fort observée, il y avoit peu d'apparence de trouver beaucoup de richesses parmi les Amériquains de la nouvelle Espagne, qui sont trop voisins des principaux sieges du commerce de l'Espagne. Nos espérances étoient dans les Mers inférieures, & si nous eussions entiérement perdu celle de gagner Rio de la Hacha, nous aurions mieux aimé faire une tentative du côté de Truxillo, où M. Rindekly étoit bien informé qu'on trouvoit des Perles & de l'or en divers endroits de la Côte.

Après avoir attendu quelques jours le vent que nous désirions, nous l'eûmes tout-d'un-coup Nord-Ouest, c'est-à-dire, fort propre à nous faire sortir au moins du Golfe du Méxique en remontant par la route que la Flota prend réguliérement pour y entrer. Ce fut une faveur du Ciel dans la saison où nous étions. Mais ce qui nous avoit été si favorable pour doubler San Antonio, cessa de l'être à la hauteur de Cuba. Tous les efforts que nous fîmes pour nous rapprocher du Continent n'aboutirent qu'à la perte de notre grand mât qui fut brisé par la violence du vent; & le Vaisseau ayant souffert d'autres atteintes, nous prîmes le parti, à la joie extrême de nos deux Amans Espagnols, de relâcher à la Jamaïque dont n'étions pas fort éloignés.

Fin du premier Tome.

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