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Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique

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TOME SECOND

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APrès quatre mois de navigation nous nous retrouvâmes à Port-Royal, sans autre fruit d'un si long voyage que les trois caisses de Perles que nous avions laissées à la Barbade. Mais je fus consolé de mes fatigues par le plaisir de trouver à Port-Royal l'aîné de mes fils, que ma femme avoit fait partir pour me rejoindre. Le Chevalier... étant retourné à Londres après son expédition, avoit appris à ma famille par quelle avanture j'avois été forcé de faire le voyage de la Jamaïque. Ma femme, & Madame Rindekly ma fille, également inquiétes pour leurs Maris, s'étoient déterminées d'autant plus facilement à nous envoyer mon fils, qu'en partant pour l'Afrique je ne l'avois laissé à Londres qu'à regret, & pour ceder aux allarmes d'une mere trop tendre. Elles s'imaginerent que dans une absence qui devenoit beaucoup plus longue que je ne me l'étois proposé, il me seroit doux d'avoir près de moi un enfant qui m'étoit fort cher. Effectivement sa vûe, à laquelle je m'attendois si peu, me causa une des plus vives satisfactions que j'aye jamais ressenties. Je le trouvai si formé pour son âge, & d'une figure si prévenante, que je formai, dès les premiers jours, un dessein qui me réüssit fort heureusement pour sa fortune. M. Thorough, notre Facteur à la Jamaïque, & le dépositaire du trésor que nous avions rapporté de la Côte d'Afrique, avoit une fille un peu plus âgée, mais qui ne faisoit qu'entrer néanmoins dans sa seiziéme année. Elle étoit son unique enfant, & par conséquent l'héritiere d'un bien fort considérable qu'il avoit amassé depuis trente ans par le commerce. Comme il nous logeoit chez lui, & qu'à l'arrivée de mon fils il lui avoit fait la même politesse, je ne doutai point que la familiarité où nous allions vivre ensemble ne fît naître des ouvertures qui favoriseroient mon dessein. Je le communiquai même à M. Rindekly, qui l'approuva beaucoup; & mon fils, qui avoit déja du goût pour les femmes, me confessa que depuis quinze jours qu'il étoit arrivé, il s'étoit senti quelque inclination pour Mademoiselle Thorough.

Tous les Négocians de Spanish-Town & de Port-Royal, avec lesquels nous avions fait quelque liaison, furent étonnés de nous voir arriver, après un long voyage, dans l'état à peu près où nous étions partis. Cependant ils n'ignorerent pas long-tems que nous avions fait une descente à la Marguerite, dont nous avions tiré de grands avantages; & cette opinion, joint à celle des richesses que nous avions rapportées d'Afrique, nous fit regarder comme des gens d'une opulence extraordinaire. Les gens de notre Équipage, attachés à nous par notre douceur, autant que par l'utilité qu'ils avoient déja trouvée à nous servir, contribuoient encore à nous faire cette réputation en relevant beaucoup l'estime & l'affection qu'ils avoient pour nous. Le Gouverneur, & M. Thorough, furent les seuls à qui nous nous ouvrîmes entiérement. Nous avions conservé un assortiment de fort belles perles pour un collier & des bracelets, dont nous fîmes présent à la Gouvernante. Sir Nicolas Lawes son mari nous marquoit beaucoup d'affection, & plus mécontent que jamais des Espagnols, depuis le refus que le Commandant de Trinidado, dans l'Isle de Cuba, avoit fait pendant notre absence de lui rendre Eton & Winter, deux Voleurs Anglois qui s'étoient réfugiés dans cette Ville, il auroit souhaité qu'au lieu de la Marguerite nous eussions pû piller dans notre route Carthagène & Veracruz. Il fit bien-tôt éclater cette disposition. Le Capitaine Chandler, Capitaine d'un de nos Vaisseaux de guerre nommé le Lanceston, s'étant saisi d'un Garde-Côte Espagnol monté de 56 hommes, qui avoit pris nouvellement, sous les prétextes ordinaires, une Barque richement chargée pour quelques Marchands de la Jamaïque, le Chevalier Lawes joignit au ressentiment qu'il avoit de l'affaire de Trinidado celui qu'il avoit conçu des réponses que nous lui avions rapportées de la Havana, de Carthagène & de la Veracruz. Dans une assemblée du Conseil de guerre, il condamna au gibet quarante trois de ces Prisonniers Espagnols, à titre de Voleurs & de Pyrates. La Sentence fut exécutée avec la derniere rigueur, & M. Lawes me protesta que si les rebelles de son Isle ne l'eussent mis dans la nécessité de garder auprès de lui toutes ses forces, il les auroit employées, pendant le reste de son Gouvernement, à exterminer jusqu'au dernier Garde-Côte.

En effet, les Nègres révoltés, dont on avoit méprisé les restes, recommçoient à se rendre redoutables dans les Montagnes. Ils avoient construit dans une des Montagnes bleues, qui s'appelle Nanny, un Fort dont l'accès étoit si difficile qu'il pouvoit être défendu par un petit nombre de soldats contre une armée. Ils avoient fait plusieurs descentes dans le plat Pays, & tout récemment ils s'étoient si fort approchés de Spanish-Town, qu'ils y avoient jetté la terreur. Les troupes qu'on avoit fait marcher contr'eux, ne pouvant s'engager prudemment dans leurs retraites, ils sembloient se confirmer de jour en jour dans la possession de nous outrager impunément. Le Gouverneur avoit déja pensé à faire venir à son secours un corps de Muschetos ou Mesquites, Nation Indienne qui étoit plus propre que nos gens à les forcer dans leurs montagnes. L'aveu que nous lui fîmes du dessein que nous avions eu de nous approcher de Truxillo, lui renouvella cette idée, & lui fit croire qu'il nous rendroit service en nous chargeant de l'exécution de son projet.

Les Muschetos habitent cette partie du continent qui est entre Truxillo & Honduras. Ils se soumirent aux Anglois dans le tems que le Duc d'Albermarle étoit Gouverneur de la Jamaïque, & n'ayant jamais été conquis par les Espagnols, on peut dire qu'ils conservoient le pouvoir de se choisir les Maîtres pour lesquels ils avoient le plus d'inclination. Ainsi les droits que l'Espagne s'attribuoit sur leur Païs semblent être passés aux Anglois par cette soumission volontaire. Cependant il faut avoüer que ce que j'appelle ici soumission n'a jamais entraîné aucune autre marque de dépendance. Les Muschetos sont gouvernés par leurs propres Rois & leurs propres Capitaines, qui préferent seulement la protection des Anglois à celle de toute autre Puissance de l'Europe.

Ce n'étoit pas la première fois qu'on avoit pensé à se procurer leur secours. En 1720 on leur fit demander deux cens hommes qu'ils accorderent volontiers, contre les Nègres qui s'étoient alors révoltés. On leur envoya des Chaloupes qui transporterent cette Milice à Port-Roïal. Elle fut distribuée en Compagnies sous leurs propres Officiers, & leur païe fut de quarante Schellings par mois avec une paire de souliers. Ils passerent quelques mois dans l'Isle & ne se retirerent qu'après avoir rendu de fideles services. M. Rindekly n'eut pas d'éloignement pour la proposition du Gouverneur. Il s'étoit persuadé depuis longtems, sur divers récits, que le Païs des Muschetos n'étoit pas sans or, quoique de tous les Amériquains du Continent, ils fussent peut-être ceux qui en connoissoient moins le prix. Nous fîmes marier avant notre départ nos deux amans de Carthagène, & la délicatesse de leur conscience fut satisfaite par l'occasion qu'ils eurent de recevoir la bénédiction nuptiale d'un Ministre de leur Religion. Ce fut le Chapellain du Vaisseau Garde-Côte, dont M. Lawes avoit fait pendre l'Équipage. Comme on avoit fait grace à quelques-uns de ces Pyrates, & que le Capitaine étoit demeuré en prison avec son Lieutenant, M. Lawes se laissa persuader par mes instances d'en relâcher trois qui étoient de Carthagène, avec le Chapellain qui étoit de la même Ville, dans la seule vûë de me servir d'eux pour faire agréer au pere d'Helena son rétour avec son Mari. Je comprois que les prenant dans notre Vaisseau, ils gagneroient aisément, du lieu où nous aborderions, le petit Port de Gracias de Dios, & de-là Carthagène. Mais je fus surpris, en faisant cette proposition aux deux jeunes Espagnols de ne pas leur trouver tout l'empressement que je leur croiois pour retourner dans leur Patrie. Helena me fit entendre avec beaucoup de douceur & de modestie, que si nos Anglois n'avoient pas de repugnance pour son établissement à la Jamaïque, elle préféreroit le séjour de Port-Royal à celui de Carthagène. Outre la confusion qui lui faisoit craindre de reparoître dans un lieu qu'elle avoit abandonné avec un peu d'indécence, elle me confessa que le commerce de nos Angloises & cette honnête liberté qu'elle avoit remarquée dans nos usages, lui plaisoient beaucoup plus que les formalités gênantes de sa Patrie. Ce n'est pas qu'elle renonçât à se reconcilier avec son pere ni qu'elle perdît l'espérance de sa succession: mais elle se flattoit d'obtenir ces deux biens sans quitter la Jamaïque, & elle me pria d'établir ma négociation sur ce fondement. Je la laissai dans une maison particuliere qu'elle avoit louée immédiatement après son mariage. À notre arrivée elle s'étoit mise en pension chez d'honnêtes gens, où sa conduite l'avoit fait estimer de ses Hôtes, tandis que les agrémens de sa figure lui avoient attiré les caresses & les honnêtetés des principales Dames de la Ville. Spallo ayant conçu que la bienséance ne lui permettoit pas de se loger avec elle, s'étoit retiré de son côté dans une famille sans reproche, où il ne s'étoit fait connoître que par des qualités propres à le faire aimer.

Mais avant notre départ il arriva un changement qui nous chagrina, par les sentimens de reconnoissance que nous devions à Sir Nicolas Lawes Gouverneur de la Jamaïque. Quoiqu'il fût né dans l'Isle, où sa mere avoit encore son établissement à Spanish Town, & que les Habitans eussent regardé comme un bonheur qu'il eût été nommé pour les commander, il étoit né entre eux quelques différens qui les avoient refroidis pour lui, & qui lui rendoient à lui-même son administration fort ennuieuse. Enfin sur les instances qu'il avoit faites à la Cour de Londres pour être déchargé, elle lui donna pour successeur le Duc de Portland, qui arriva le 22 de Decembre à la Barbare avec la Duchesse son Épouse, & le Colonel du Bourgay son Lieutenant. M. Lawes reçut sans chagrin la nouvelle de leur approche. Il se disposa même à les recevoir avec toutes les marques de distinction qui étoient dûës à leur rang. Mais comme il auroit fallu attendre de nouveaux ordres de M. le Duc de Portland, si nous n'étions point partis avant son arrivée à Port-Royal, il nous conseilla, pour l'avantage de l'Isle & pour notre propre utilité, de profiter de la Commission que nous avions reçue de lui & de hâter notre départ.

Nous mîmes à la Voile au commencement de Janvier. Quoique la distance ne soit pas grande, de la Jamaïque, jusqu'au Cap de Gracia de Dios, qui est la plus proche partie du Continent, nous eumes à lutter pendant quatre jours contre un vent de terre, qui ne changea qu'au cinquiéme jour: s'étant tourné tout d'un coup en notre faveur, il nous auroit forcé avec la même violence d'entrer dans la première rade, si le dessein que nous avions de mettre à terre notre Prêtre, le plus près qu'il nous seroit possible de quelque petit Port Espagnol, ne nous eût fait louvoier au Sud avec toute l'habilité de nos Matelots. Nous gagnâmes ainsi la Baye de Camaren, a l'entrée de laquelle nous trouvâmes une grande Barque Espagnole que la vûë de notre Pavillon fit trembler. Mais de quelque ressentiment que les derniers procédés de cette Nation eussent achevé de nous remplir, l'occasion étoit si belle pour nous délivrer de notre Prêtre, que nous rassurâmes par notre douceur huit Espagnols, qui étoient dans la Barque avec autant d'Indiens pour rameurs. Ils portoient leur cargaison de ce bois que nous nommons logwood, & qui se coupe sur la Côte de Honduras & de Campêche. Leur route étoit vers la petite Isle de Santa Catharina, ou la Providence, d'où ils devoient se rendre à Carthagène. En leur confiant le Prêtre Espagnol, qu'ils reçurent avec beaucoup de respect pour sa profession, nous leur fîmes quelques préfens, pour leur ôter la pensée que nous cherchassions à leur nuire, ou que nous eussions formé quelque dessein contre leur Nation.

Après les avoir quittés, nous remontâmes au long de la Côte, suivant les instructions que nous avions reçues d'un vieux Pilote de Port-Royal, & nous découvrîmes bien-tôt une autre Baye, qui portoit, dans la Carte du même Pilote, le nom de Spawn-Bay. C'étoit la route qu'il nous avoit conseillé de prendre pour trouver les premières Habitations des Muschetos. Nous abordâmes au fond de la Baye, dans un endroit si marécageux que nous sentîmes le besoin que nous avions eu des leçons du Pilote, & la vérité de ses récits sur la situation des Muschetos. Ce bon peuple ayant été forcé par les Espagnols d'abandonner un fort beau Pays qu'il habitoit anciennement, s'est retiré dans des Montagnes & des bruyères, qui sont environnées, de tous les côtés de la terre, par des marais inaccessibles. Elles ne sont pas moins défendues du côté de la Mer par la disposition du rivage. Le terrain en est si humide, & coupé par tant de ravines & de précipices, que les plus hardis n'oseroient s'y engager sans en connoître parfaitement les détours. La Carte du Pilote les marquoit par des lignes si exactes, qu'en la portant à la main nous nous trouvâmes tout-d'un-coup familiers dans des lieux où nous venions pour la première fois. M. Rindekly fit moüiller l'ancre sur un bon fond, & me laissant le soin des premières découvertes avec dix hommes que je pris pour m'accompagner, il me promit d'attendre mon retour avant que de quitter son bord.

Je marchai l'espace de deux lieues dans le terrain que j'ai representé, avec de l'eau quelquefois jusqu'aux genoux, mais toujours guidé par ma Carte, où je trouvois, dans des mesures de la derniere précision, une régle sure pour me conduire. Étant arrivé au pied d'une colline qui avoit borné ma vûë depuis le rivage, je fus tenté d'abandonner la direction du Pilote, parce qu'elle marquoit autour de la colline un chemin fort humide & fort long, & que je croyois pouvoir l'éviter en remontant directement une pente fort douce & fort séche. Mais la confiance que je devois à mon Itineraire m'ayant fait renoncer à mes propres lumiéres, je reconnus bien-tôt que je n'avois pû prendre un meilleur parti, puisqu'après avoir tourné l'espace d'un quart d'heure, je tombai dans une Habitation de Muschetos, dont je n'apperçus les premières cabanes qu'en y entrant avec mon escorte. Ils entendirent les questions que je leur fis dans ma langue; & quoique ceux à qui le hazard me faisoit parler ne la sçussent point assez pour me répondre, ils comprirent si bien que j'étois Anglois, qu'après m'avoir comblé de caresses, ils s'empresserent de faire venir un de leurs Chefs, qui lia un entretien plus clair avec moi. Il avoit fait le voyage de la Jamaïque en 1720, & la langue Angloise qu'il avoit apprise dans le séjour qu'il y avoit fait pendant cinq ou six mois, lui étoit encore familiere. Il me dit que je trouverois dans sa Nation plusieurs Anglois qui y avoient épousé des femmes Indiennes, & qui s'étoient accoutumés aux usages du Pays. Je lui demandai si le Roi ou le principal Chef des Muschetos faisoit sa demeure dans un lieu fort éloigné. Il me répondit qu'on y pouvoit aller, & revenir, dans l'espace d'un jour; mais que la distance me devoit causer peu d'inquiétude, puisqu'un Anglois étoit aussi surement dans sa Nation qu'à la Jamaïque.

Il étoit tard. Je pris confiance à ce discours, & ne voyant aucune nécessité de retourner le même jour au Vaisseau, je me contentai d'y renvoyer deux de mes gens, pour informer M. Rindekly du projet que je formai pour le lendemain. C'étoit d'aller à Ramajen, principale Habitation des Muschetos, où leur Roi tenoit sa Cour, & de me charger ainsi, non-seulement de toutes les formalités de notre Commission, mais encore d'examiner quels avantages nous pourrions tirer du Pays pour notre commerce. Je passai la nuit dans l'Habitation où j'étois, & j'y fus traité avec beaucoup d'amitié par tous les Muschetos de l'un & de l'autre sexe. J'y trouvai, comme on me l'avoit dit, un Anglois nommé Luke Haughton, qui avoit épousé une femme de la Nation, & qui menoit la même vie que les Indiens. Il me dit qu'il n'étoit pas le seul à qui le goût de la liberté eut fait prendre ce parti, & qu'il s'en applaudissoit tous les jours. Les Muschetos ne craignent que le Diable & les Espagnols. Ils ont un grand nombre de prétendus Sorciers qui les entretiennent, par leurs prestiges, dans la première de ces deux craintes, & l'autre leur vient des cruautés & des persécutions qu'ils ont longtems essuyées de la part des Colonies d'Espagne. Après de longues guerres, où les avantages ont été souvent balancés, leur petit nombre les a forcés de se retirer dans des Montagnes & des Marais impratiquables. Ils y sont à couvert des attaques de leurs Ennemis; mais le souvenir du passé nourrit leur haine, & leur fait chercher les occasions de se venger. Il font quelquefois des excursions imprévûes qui coutent la vie à plusieurs Espagnols; & dans les autres tems ils ne font aucun quartier à ceux que le hazard leur fait rencontrer. Ils les appellent Little Breeches, ou Petites Culottes, pour les distinguer des Anglois, qui en portent de plus grandes. Si l'on excepte cette haine, il n'y a point de bonnes qualités qui ne soient communes dans la Nation des Muschetos. Jamais Peuple ne fut plus fidelle à sa parole. Ils sont doux, humains, capables de reconnoissance & d'amitié. Les mariages y sont fort chastes. Ils n'ont qu'une femme, pour laquelle ils ont des égards qui approchent de la soumission. Leur Religion se réduit à quelques adorations qu'ils rendent au Soleil. Ils enterrent leurs morts avec beaucoup de décence, & leur tournent la tête du côté de l'Orient. Mais leur pénétration ne s'étend pas plus loin que la vie, & je fus surpris, en les interrogeant sur l'état où ils supposoient leurs parens après la mort, de les voir étonnés & muets à cette question.

Le lendemain je fus accompagné de Luke Haughton, & des principaux Muschetos de l'Habitation, jusqu'à la demeure du Roi, où nous arrivâmes avant midi. Je n'y trouvai rien qui répondît à la Majesté royale; mais je ne m'étois point attendu que de malheureux Indiens, dont toute l'occupation est la pêche & la culture de leurs terres, affectassent beaucoup de magnificence. Le Roi, ou le Chef, qui se nommoit Jayo, nous reçut dans une large Cabane, aussi informe & aussi nue que celles de ses Sujets. C'étoit un homme d'environ quarante cinq ans, qui n'avoit rien d'extraordinaire dans sa figure que la grandeur de ses yeux, où l'on voyoit briller de l'esprit & de la bonté. Il m'embrassa d'un air affectueux; & lorsque je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, il me répondit, sans balancer, qu'aimant beaucoup les Anglois, il iroit lui-même à leur secours avec les plus braves de ses gens. Je m'étois déja informé si sa Nation étoit nombreuse. On n'y comptoit guéres plus de deux mille hommes, soumis à trois differens Princes. Je lui demandai à quoi pourroit monter le secours qu'il me promettoit. Il me dit que les deux Princes ses voisins, n'ayant pas moins d'affection que lui pour les Anglois, il étoit sur, avec leur secours, de ne pas mener moins de trois cens hommes à la Jamaïque. Mais il falloit des Vaisseaux, ou du moins des Barques pour le passage; car leurs Pyrogues étoient en petit nombre, & n'étoient pas propres à s'éloigner de la Côte dans une si mauvaise saison. Jayo me fit faire lui-même cette observation. Il stipula aussi qu'on fourniroit des armes à tous ses gens, & qu'elles demeureroient à eux après le service qu'ils alloient rendre. Ces conditions étoient justes. Je lui proposai seulement de nous donner d'avance cent de ses hommes, que nous pouvions transporter facilement avec nous; & sur la parole que j'avois reçue de Sir Nicolas Lawes, je lui promis qu'on enverroit prendre incessamment le reste, qu'il pourroit amener lui-même.

Nos articles étant reglés, cette nouvelle répandit une ardeur surprenante dans toute la Nation. Mais tandis que les plus jeunes & les plus hardis se préparoient à partir les premiers, je renvoyai encore à M. Rindekly un de mes gens avec Luke Haughton, pour lui rendre compte du succès de notre Commission, & des lumiéres que j'avois déja tirées sur la qualité du Pays. Outre les informations que j'avois prises pendant la nuit, l'air pauvre & nud que j'avois observé dans tout ce qui environnoit le Prince, ne me faisoit pas juger favorablement des richesses du terroir. J'avois vû deux Rivières, qui n'avoient point d'autre proprieté que celle d'être extrêmement bourbeuses. À la vérité les Montagnes pouvoient renfermer des trésors: mais quelle apparence d'y découvrir ce qui n'étoit pas connu des habitans? Cependant à force de questions, j'appris d'eux qu'on voyoit souvent des Espagnols dans quelques Montagnes qui étoient au delà des leurs, & que c'étoit-là que les jeunes Muschetos alloient comme à la chasse des Petites Culottes, pour chercher l'occasion d'en tuer toujours quelques-uns. Je fis donner cet avis à M. Rindekly, qui jugea comme moi, qu'il devoit s'y trouver quelque mine. Il ne balança point à descendre avec quinze Soldats, en laissant le commandement du Vaisseau à M. Zill, notre Lieutenant. Je fus surpris de le voir arriver vers le soir. Nous nous trouvions forts, avec ses gens & les miens, & plus de cinquante jeunes Muschetos qui s'étoient déja rangés autour de moi pour me suivre à la Jamaïque. Dès la nuit suivante nous nous fîmes conduire vers la Montagne, où, sur l'idée qu'on nous avoit donnée de sa distance, nous comptions de nous rendre vers la pointe du jour.

Notre marche fut beaucoup plus longue. Il se trouva tant de ravines & de défilés, tant d'endroits si difficiles à monter & à descendre, que la fatigue nous contraignit plusieurs fois de nous arrêter. Nous n'avions pas fait la moitié de la route lorsque le jour vint nous surprendre, & n'ayant apporté des provisions que pour vingt-quatre heures, nous ne voulûmes point nous engager plus avant sans nous être assurés de ne pas manquer du nécessaire. Ainsi nous attendîmes au même lieu le retour d'une partie de nos Indiens, que nous envoyâmes chercher des vivres. Ceux qui nous restoient passerent le jour à la chasse avec les gens de notre Équipage. Ils tuerent deux ours d'une énorme grosseur, & quantité d'autres animaux sauvages dont nous tirâmes peu d'utilité. Mais la plûpart des oiseaux, dont ils nous rapporterent un fort grand nombre, se trouverent d'un goût délicieux. Les provisions étant arrivées avant la nuit, nous nous remîmes en marche avec de nouvelles difficultés, & ce ne fut que le lendemain à midi que nos Guides nous montrerent le terme de notre voyage.

La Montagne étoit fort escarpée, du côté qui regardoit le Pays des Muschetos, & les sentiers si étroits que nous commençâmes à craindre de ne pouvoir faire usage de nos forces contre les Espagnols, si nous les trouvions en état de nous disputer le passage. En avançant par divers détours, nous eûmes entre les rochers une échappée de vûë, qui nous fit découvrir, à plus de quatre ou cinq lieues, les tours ou les clochers d'une Ville que nous prîmes pour Truxillo. Les Muschetos, qui nous conduisoient, ne la connoissoient pas mieux que nous. Enfin touchant au lieu où ils nous assurerent qu'ils avoient vû & tué plus d'une fois des Espagnols, nous détachâmes quelques-uns des plus hardis pour observer les environs. Allen, Soldat résolu de notre Équipage, s'offrit à les accompagner. Il nous rapporta bientôt que dans un endroit plus ouvert de la Montagne, il avoit apperçu vingt ou vingt-cinq Espagnols, qui paroissoient occupés de quelque travail, & qu'en ayant vû plusieurs fois disparoître une partie, il ne doutoit pas qu'ils ne descendissent sous terre par quelques ouvertures, qui devoient être celles d'une mine.

En quelque nombre que nous pussions les supposer, il n'étoit point à craindre que des Ouvriers fussent assez bien armés pour résister à quatre-vingt hommes qui l'étoient parfaitement, & qui auroient l'avantage de les surprendre. Nous résolûmes d'aller ouvertement à eux, & de ne pas les épargner s'ils entreprenoient de se défendre. La disposition du terrain ne permettoit guéres qu'ils nous apperçussent à plus de cent cinquante pas. Mais au lieu de penser à la défense ou à la fuite, ils n'eurent pas plûtôt reconnu le danger, qu'ils descendirent en confusion dans leurs trous. Une manière si nouvelle de se dérober à l'ennemi nous fit beaucoup rire; d'autant plus qu'ils avoient laissé leurs habits & leurs armes aux environs de leur azile. Tout nous confirmant dans l'idée que ce ne pouvoit être qu'une mine, il étoit question de profiter malgré eux de cette découverte. Quelques-uns de nos plus braves Soldats nous offrirent de descendre le pistolet au poing. Mais comme c'étoit exposer trop imprudemment leur vie, parce que les Espagnols avoient retiré les échelles, M. Rindekly, après avoir observé qu'il n'y avoit que trois ouvertures à la mine, dans un espace qui n'avoit guéres plus de quarante pas, prit une résolution dont le succès n'étoit pas incertain. Il fit boucher deux de ces trous avec des branches d'arbres croisées, qui furent couvertes de terre; ensuite ayant fait ramasser tout ce qu'il y avoit de combustible aux environs, il y fit mettre le feu, & tout ce qui s'enflamma fut jetté par le seul des trois trous qui demeuroit ouvert. La fumée, qui ne manqua point d'épaissir bien-tôt l'air, mit les Espagnols en danger de périr. Ils nous marquerent leur consternation par des cris lamentables, qui vinrent jusqu'à nos oreilles. Nous cessâmes alors de jetter du bois enflammé par le trou. Ils y dresserent leur échelle, dont nous vîmes paroître le sommet. Un d'entr'eux se hâta d'y monter, & nous appercevant autour de lui lorsqu'il eut mis la tête hors du trou, il joignit les mains d'un air consterné, pour nous demander la vie.

Nous le pressâmes dans sa langue, de sortir tout-à-fait. Il parut se rassurer en nous reconnoissant pour des Anglois. Je lui dis qu'il devoit être sans crainte, s'il nous répondoit sincérement. Ma première question regarda le nombre de ses compagnons. Il m'assura qu'ils n'étoient que vingt-deux. Mais avant que je pusse continuer mes demandes, ils se présenterent successivement à l'ouverture avec tant de précipitation & de marques de frayeur, qu'ils nous parurent peu capables de nous causer de l'embarras. D'ailleurs, ils étoient désarmés, & dans l'état d'une troupe d'ouvriers qui sortent du travail. À mesure qu'ils se montrerent au jour, nous leur donnâmes à chacun, deux de nos gens pour gardes. Ils sortirent enfin jusqu'au dernier: & leur nombre n'étoit effectivement que de vingt-trois.

Nous leur fîmes alors des interrogations plus tranquilles. Leur Chef, qui étoit une sorte d'Officier militaire, nous dit qu'il étoit employé par deux riches Négocians de Truxillo, qui ayant découvert des mines d'or sur les Montagnes, y faisoient travailler depuis deux ans, avec une Commission du Viceroi de la Nouvelle Espagne; que la peine & les frais avoient surpassé long-tems le profit; mais que dans le lieu d'où il sortoit, & qui n'étoit ouvert que depuis quelques semaines, ils avoient trouvé de quoi se dédommager de toutes leurs avances; que la mine étoit riche, & qu'elle le devenoit tous les jours de plus en plus. Dans la joie que nous ressentîmes de ce discours, nous demandâmes d'abord assez avidemment, quelle quantité d'or ils avoient. Leur réponse fut qu'on venoit tous les matins de Truxillo pour recueillir le fruit de leur travail; qu'on avoit emporté le même jour environ deux marcs d'or, du moins autant que l'expérience pouvoit leur faire juger de la valeur des alliages, & qu'ils en avoient tiré presqu'autant depuis le départ de leurs Inspecteurs. Nous ne doutâmes point de la sincérité d'un recit que nous étions en état sur le champ de vérifier. Mais avant que de visiter la mine, nous tînmes conseil, M. Rindekly & moi, sur la conduite que nous devions observer pour notre interêt & notre sûreté.

En supposant la vérité de ce que nous venions d'entendre, il n'y avoit aucun doute que nous ne pussions tirer un avantage considérable de notre découverte. Les vingt-trois Espagnols étoient si peu capables de nous arrêter que nous pouvions les employer eux-mêmes à travailler pour nous. Mais nous n'ignorions pas que Truxillo étoit une Ville assez considérable & gardée par quelques Troupes Espagnoles. Les Inspecteurs venoient tous les jours au matin. Il étoit impossible de les tromper, & beaucoup plus encore de nous défendre contre un corps de troupes reglées, qui ne pouvoient manquer d'avoir de grands avantages sur nous par les armes & par le nombre. Cependant après de longues réflexions, nous ne vîmes point d'autre parti à choisir, que d'attacher & les vingt-trois Espagnols & tous nos gens au travail pendant le reste du jour, & de nous saisir le lendemain des Inspecteurs pour nous procurer encore la liberté de travailler le jour suivant. Les soupçons ne pouvoient naître à Truxillo que dans l'après midi, c'est-à-dire vers le tems où l'on étoit accoutumé à voir arriver les fruits de la mine; & la distance étant de quatre lieues, nous ne devions pas craindre qu'on eût le tems de nous interrompre avant la nuit.

Nous nous arrêtâmes à cette résolution. M. Rindekly fit déboucher aussi-tôt toutes les ouvertures de la mine pour donner passage à la fumée, & se faisant préceder de l'Officier Espagnol, il descendit après lui par la plus commode des trois échelles: il revint au bout d'un quart d'heure, & m'apporta une poignée du prétieux métal pour lequel nous n'avions pas moins de goût que les Sujets du Roi d'Espagne. Nous expliquâmes nos intentions à l'Officier, & nous lui donnâmes la plus grande partie de nos gens pour l'aider dans son travail, tandis qu'avec le reste nous fîmes soigneusement la garde au dehors.

Nous ne pouvions espérer des richesses immenses d'un travail de vingt quatre heures, avec quelque ardeur qu'il fût poussé. Cependant la veine se trouva heureusement fort abondante, & n'ayant pas manqué de forcer les Espagnols à continuer l'ouvrage pendant la nuit, nous jugeâmes le lendemain au matin que notre voyage seroit fort-bien recompensé. Toutes nos réflexions avoient roulé dans cet intervalle sur les moyens de tirer plus d'utilité d'une si belle découverte; mais quand nous nous serions supposés maîtres du Païs des Muschetos ou capables d'y amener des forces plus considerables, la situation des montagnes ne nous auroit jamais permis d'approcher des mines malgré les Espagnols, & nous ne pouvions douter que sur le prémier avis qu'ils alloient avoir de notre entreprise, ils ne prissent des mésures certaines pour empêcher qu'elle ne pût être renouvellée. Cependant il y a beaucoup d'apparence qu'avec un peu de recherche & d'industrie, on trouveroit d'autres mines dans les montagnes qui sont moins avancées, & dont l'accès est plus facile.

Les Inspecteurs de Truxillo furent extrêmement surpris, en arrivant sur les neuf heures du matin, de se voir arrêtés par des Anglois. Ils étoient trois, & leur crainte fut dabord pour leur vie. Nous les rassurâmes, & notre politesse alla jusqu'à les faire déjeuner avec nous. Ils eurent le régret de nous voir emporter la nuit suivante tout ce qu'un travail obstiné nous avoit pû faire tirer de la mine: mais le nôtre fut beaucoup plus vif d'abandonner un lieu si riche. Sur le calcul qu'ils firent eux-mêmes, par la connoissance qu'ils avoient du produit ordinaire, ils jugerent que notre butin pouvoit monter à quarante marcs; somme legere à la vérité, mais qui renouvellée toutes les vingt-quatre heures nous auroit bien-tôt composé un riche trésor. Nous reprîmes notre route au travers des précipices par lesquels nous étions venus, & la connoissance que nous en avions acquise rendit notre retour plus facile. Jayo n'avoit pas perdu un moment pour mettre notre Milice en état de partir. Nous le quittâmes, après lui avoir rénouvellé mes promesses.

Pendant notre absence le Duc de Portland étoit arrivé à Port-Royal, & nous trouvâmes tous les Habitans dans la joie qui accompagne toujours ces changemens. Nous nous présentâmes à lui avec nos cent Muschetos. Il étoit assez informé des nécessités du Païs pour sentir l'importance de ce secours. J'ai déjà fait observer que les troupes Angloises ne pouvant pénétrer dans les montagnes, on comptoit sur les Muschetos pour y presser les Nègres jusques dans leurs retraites les plus inaccessibles. L'Ordre fut donné pour le départ de plusieurs grandes Barques, qui devoient aller prendre Jayo & le reste de sa Milice. Il arriva quatre jours après. M. le Duc de Portland ne le traita pas avec moins de distinction que s'il eût été son égal. Il le fit manger avec lui & Madame la Duchesse, qui prit plaisir d'abord aux manières simples & grossiéres de ce Prince Ameriquain. Mais un jour que le vin l'avoit échauffé, il lui échappa des expressions si libres & si indécentes, que la Duchesse fut forcée de quitter la table, & se refroidit d'autant plus pour lui, que M. le Duc se ressentant lui-même de la débauche, avoit pris plaisir à la railler de son embarras. Cependant on n'en pensa pas moins à faire marcher le Prince des Muschetos avec sa Troupe. Il étoit question de le soutenir d'un certain nombre d'Anglois. Les quatre Regimens de troupes régulieres qui étoient dans l'Isle ne pouvoient guéres être employées contre les Nègres, tandis que l'extrémité où l'on s'étoit porté contre les Espagnols devoit faire craindre à tout moment qu'ils ne pensassent à se vanger. Il y avoit plusieurs Compagnies franches qui étoient dispersées dans les Forts, & qui n'y étoient pas moins nécessaires. L'embarras où l'on se trouvoit fit naître à M. le Duc de Portland la pensée de prendre sur les Vaisseaux de la Nation, qui se trouvoient dans le Port, les hommes qui paroîtroient les plus propres à porter les armes. Dans la résolution où l'on étoit d'exterminer tous les rebelles, on crut devoir y réunir tous les efforts, & que personne ne devoit être exempté d'y contribuer. Nos gens étoient sans contredit la Troupe la plus leste & la plus aguerie de l'Isle. On ne manqua point de nous les demander, & le dessein du Gouverneur étoit de les faire servir de Capitaines aux Muschetos, qu'il vouloit réduire en Compagnies; mais nos gens refuserent de se séparer, & malgré toutes les offres de M. le Duc, ils ne consentirent à marcher contre les Nègres que sous les Ordres de M. Rindekly ou de M. Zill.

On fut forcé d'accepter leurs services à cette condition. M. Zill, qui avoit porté les armes en Angleterre dans un Regiment de Cavalerie, & qui n'étoit pas moins versé dans le service de terre que dans celui de Mer, pria M. Rindekly de se reposer sur lui du commandement. J'eus besoin de me joindre à lui pour faire perdre à M. Rindekly la résolution de commander lui-même, & ce fut la bonté du Ciel qui m'inspira toute la force qui étoit nécessaire pour le fléchir. Nos gens partirent dans la résolution de se distinguer, & la plûpart pensant à s'établir à la Jamaïque étoient bien aises d'avoir cette occasion de se faire considérer dans l'Isle. Mais à peine s'étoit-il passé quinze jours, que nous apprîmes la nouvelle de leur tragique avanture.

Ils s'étoient avancés avec tant d'ardeur, que dans la vûë de se distinguer, ils ne penserent qu'à prévénir les Muschetos, dont le secours ne leur paroissoit nécessaire que pour grimper sur les montagnes. Ayant appris qu'un gros de rebelles s'étoit fait voir du côté de Spanish-town, ils prirent cette route, & ne croyant point que ces Barbares pussent ténir un moment devant eux, ils négligérent les précautions de la guerre. Cet excés de confiance les fit tomber dans une embuscade, où toute leur valeur ne les empêcha point de succomber au nombre & à l'aveugle furie des Nègres. M. Zill fut tué un des prémiers, & ceux qui démeurerent blessés sur le champ de Bataille n'obtinrent aucun quartier de leurs cruels ennemis, qui acheverent de les massacrer brutalement. Les Muschetos ne furent gueres plus heureux dans leur expédition. Après avoir perdu quantité de gens, tout l'avantage qu'ils remporterent avec le secours de plusieurs Compagnies Angloises qui reçurent ordre de les joindre, fut de forcer les Nègres à se rétirer dans leurs asiles. Sur les récits qu'on nous faisoit, non seulement de leur situation, mais du soin qu'ils ont pris de cultiver les terres dans l'interieur des montagnes, & de chercher des Mines qui leur fournissent du cuivre, & du fer pour les armes, il étoit aisé de prévoir, comme l'événement l'a vérifié jusqu'aujourd'hui, qu'on ne réuissiroit pas aifément à les détruire ou à les soumettre.

Dans la douleur que nous eûmes de perdre si tristement nos Compagnons, les avantages qui nous revenoient de leur mort ne furent point capables de nous consoler d'une si cruelle disgrâce. De soixante-cinq, dont leur nombre se trouvoit composé, il ne nous en restoit que trois qui étoient demeurés à la garde du Vaisseau, & dont le courage étoit si peu inférieur à celui des autres, qu'il avoit fallu recourir au sort pour les faire consentir à laisser partir sans eux leurs Camarades. Quelques personnes mal intentionnées s'éfforcerent de leur mettre dans l'esprit, que représentant tout l'Équipage, ils devoient avoir entre eux, la part de tous les autres: mais ils furent les prémiers à nous en donner avis; & par la seule générosité de leur caractere ils reconnurent d'eux-mêmes, qu'en qualité de Maîtres & de Chefs, nous avions droit, M. Rindekly & moi, à l'héritage des morts, du moins si ceux-ci n'avoient pas d'héritiers naturels qui se fissent connoître. Loin d'abuser d'un si rare désinteressement, nous nous crûmes obligés de le récompenser par des augmentations de bienfaits.

Les vûës que j'avois eûes pour l'établissement de mon Fils n'eurent pas besoin de sollicitations ni d'adresse pour réussir aussi heureusement que je l'avois espéré. Mademoiselle Thorough ne vécut pas longtems dans la plus étroite familiarité avec un jeune homme aimable, sans prendre pour lui des sentimens fort tendres, & son pere, qui s'en apperçut, ne fit pas difficulté de les approuver. Il me demanda un jour en riant si je ne remarquois pas que nos enfans s'aimoient beaucoup, & sur une réponse honnête que je fis à ce badinage, il me dit sérieusement, que si je ne mettois pas plus d'obstacle que lui à leur inclination, rien ne les empêcheroit de satisfaire leur cœur. J'y consentis sans exception, & leur mariage fut célébré huit jours après.

M. Thorough n'avoit pas ignoré le fond de nos entreprises; & nos prémiers succés l'avoient comme forcé jusqu'alors d'applaudir à tous les projets de M. Rindekly. Mais les désagrémens que nous venions d'essuier dans nos derniers courses, & les hostilités dont nous étions ménacés continuellement par les Espagnols, le firent penser tout autrement sur les nouveaux desseins que nous méditions. Notre or & nos perles nous faisoient un fond si considérable qu'il nous conseilla d'abandonner une méthode fort périlleuse, & qui, pour lui donner de bonne foi le nom qu'elle devoit porter, n'étoit qu'une véritable piraterie. Il nous exposa les voies naturelles du commerce, qui lui paroissoient plus honnêtes & plus sûres. Son exemple étoit une preuve à laquelle nous ne pouvions rien objecter, & son âge lui faisant souhaiter le repos, depuis le mariage de sa fille, il nous offrit de nous substituer à toutes les especes de négoce qui l'avoient enrichi. Je ne me sentois pas d'éloignement pour son conseil & pour ses offres. Mais il étoit difficile de faire renoncer M. Rindekly à deux espérances dont il se repaissoit depuis long-tems. Plus nos differens s'échauffoient avec les Espagnols, plus il croyoit voir de droit & de facilité à saisir les moyens de participer à leurs richesses. Rio de la Hacha, & Rancherias lui revenoient sans cesse à l'esprit; & depuis le bonheur que nous avions eu à la Marguerite, il s'imaginoit que nous devions tout espérer de la fortune par les mêmes voyes. D'un autre côté, il lui restoit une forte envie de faire quelque nouvelle tentative sur les Côtes d'Afrique avant que de retourner en Europe. Son étonnement, répetoit-il tous les jours, étoit que cette riche Contrée fût si négligée par nos Marchands, & que ceux qui alloient sur les Côtes de la Guinée & de la Cafrerie parussent ignorer qu'il y avoit quelque chose de plus utile que la vente des Nègres. Il portoit l'avidité de ses vûës, jusqu'à déguiser la véritable position des lieux que nous y avions découverts & me faire promettre le même silence. J'étois forcé, par notre expérience, de convenir avec lui que ses idées étoient justes; mais je lui representois qu'il y avoit plus de sable que d'or en Afrique; c'est-à-dire, que si nous ne pouvions pas douter que ce vaste Pays ne contînt bien des richesses, il n'en étoit pas moins vrai qu'il falloit être conduits par d'heureux hazards pour les découvrir. Quoique notre avanture fût capable de nous donner des espérances, elle ne nous avançoit pas beaucoup pour en trouver d'aussi favorables; à moins que nous ne voulussions retourner directement à notre première entreprise. Mais le fruit que nous pouvions recueillir de ce voyage étoit-il assez considérable pour nous en faire essuyer les peines; & nos Nègres, en les supposant toujours disposés à nous recevoir, avoient-ils eu le tems de faire de nouvaux amas de lingots & d'anneaux. Enfin prenant M. Rindekly par le motif de l'honneur, auquel il étoit fort sensible, je le fis convenir que des gens tels que nous, qui n'avions point eu d'autre vûë que de rétablir nos affaires en nous livrant au commerce, devoient être fort satisfaits d'avoir jetté les fondemens d'une fortune considérable, & de pouvoir l'augmenter encore par des soins moderés qui ne seroient pas nuisibles à notre repos. Il avoit pris le parti d'écrire à la Barbade, pour faire venir nos Perles à Port-Royal, si elles n'étoient pas déja parties pour l'Europe. Elles arriverent peu de jours après, & la vûë d'une grande partie de nos biens, qui se trouvoient ainsi rassemblés, servit beaucoup à lui inspirer le goût du repos.

Cependant, après avoir fait examiner nos Perles, nous ne trouvâmes point qu'elles répondissent à l'opinion que nous avions de leur valeur. Quelque belles qu'elles fussent, elles ne furent estimées qu'environ cinquante mille ducats. Mais comme cette estimation étoit celle des Marchands, nous nous flattâmes qu'en les faisant vendre séparément dans les différentes Cours de l'Europe, nous en retirerions un tiers de plus. Notre or satisfit mieux à nos espérances, & nous n'avions pû nous y tromper, parce que les anneaux étant sans alliage, il nous avoit été facile de juger de leur valeur par le poids.

Tandis que nous étions occupés du calcul de nos richesses et de nos délibérations sur un nouveau plan de conduite, le Capitaine d'un Vaisseau nouvellement arrivé de la Virginie, avec lequel nous avions formé quelque liaison, nous raconta qu'ayant moüillé au Port de la Providence, il y avoit été fortement sollicité d'y prêter son secours au petit nombre d'habitans de cette Colonie, pour la pêche de l'ambre-gris, qui s'y trouvoit cette année dans une abondance extraordinaire. Cette Isle, qui est la principale des Isles de Bahama, est moins peuplée par des Marchands que par des Pirates; & quoiqu'elle appartienne à l'Angleterre, les Gouverneurs Anglois n'y sont pas toujours les Maîtres. Le célebre Capitaine Woodes Roger, après avoir achevé son voyage de la Mer du Sud avec le Duc & la Duchesse de Bristol, obtint ce Gouvernement en 1719, dans l'espérance que sa fermeté nettoyeroit l'Isle des Corsaires qui l'infestoient; mais ayant reçu peu de troupes pour cette entreprise, & n'ayant pas trouvé plus de trois cens Anglois dans la Ville de Nassau, & dans les autres Places de la Providence, il fut obligé de garder les mêmes ménagemens que ses Prédécesseurs, c'est-à-dire, de bien vivre avec ceux dont il auroit souhaité de pouvoir se délivrer. On comprend que dans une situation si contrainte le commerce ne peut être florissant dans l'Isle de la Providence, ni dans les autres petites Isles voisines, qui appartiennent aussi à l'Angleterre malgré les prétentions de l'Espagne. Cependant comme les Corsaires, qui sont plus connus sous le nom de Boucaniers, s'attachent peu à recueillir les richesses du lieu, il y auroit beaucoup d'utilité à s'en promettre si l'on n'étoit retenu par la crainte de leurs insultes.

L'ambre-gris s'y trouvant quelquefois en abondance, les Habitans ont le regret de voir disparoître ces trésors, qui sont bien-tôt emportés par les Courans; & le défaut de hardiesse éteint l'industrie. Mais ils avoient été si frappés de la quantité qu'ils en avoient vûë cette année sur leurs Côtes, qu'ils avoient proposé au Capitaine Madox de s'unir avec eux pour les aider dans cette pêche.

Nous n'ignorions pas la valeur de cette précieuse gomme. M. Rindekly ouvrit l'oreille au récit du Capitaine. Quoique nous fussions sans équipage, il se persuada que pour une expédition peu éloignée, qui ne pouvoit causer de mécontentement ni d'ombrage à personne, nous avions si peu besoin d'armes & de soldats, qu'il étoit au contraire plus convenable à notre sûreté de partir avec peu de forces & de munitions, pour ne rien exposer à l'avidité des Boucaniers. Dans cette pensée, il s'accommoda d'une bonne Pinque, avec quelques Marchands de Port-Royal, & n'ayant point eu de peine à trouver dix hommes accoutumés au travail, il résolut de partir au premier vent qui lui ouvriroit la sortie du Port. Ce qu'il y eut d'étrange, c'est qu'après tous les efforts que j'avois faits pour lui ôter le goût de ces voyages incertains, n'ayant osé me proposer de monter sur sa Pinque avec lui, il avoit fait tous ses préparatifs sans me consulter, & probablement sans aucun espoir que je pusse me résoudre à le suivre. Mais j'avois fait observer toutes ses démarches, & lorsqu'il eut achevé ses arrangemens, je lui déclarai que mon dessein étoit de l'accompagner. Il reçut cette promesse avec des transports de joie & d'amitié.

Nous risquâmes le passage entre l'Isle de Saint Domingue & celle de Cube, quoique la saison n'eût point encore cessé d'être orageuse. Notre Pilote étoit le même qui nous avoit conduits dans nos courses. Il connoissoit si parfaitement les détroits, que nous les ayant fait traverser sans cesser un moment d'avoir la vûe de quelque Isle, il nous rendit en trente six heures au Port de Nassau. L'Isle de la Providence n'a pas moins de vingt-huit ou trente milles de longueur; mais dans sa plus grande largeur elle n'en a pas plus de dix ou onze. Le Port y est meilleur qu'on ne se le persuade sur les récits d'une infinité de naufrages qui se sont faits de tous tems dans cette Mer. On ne tomberoit pas dans cette erreur si l'on faisoit réflexion que le mal ne vient point de cette Isle, mais de la force des courans & de celle des vents du Nord, qui secouent sérieusement un Vaisseau lorsque leur violence se trouve opposée. Mais l'Isle de la Providence, c'est-à-dire, la disposition de ses Côtes, & la situation de son Port, contribue si peu aux infortunes des gens de Mer, qu'elle est au contraire leur azile lorsqu'ils ont été trop maltraités par la tempête. Les Sauvages qui l'habitoient avant que le Capitaine William Sayle en eût pris possession au nom de l'Angleterre en 1667, profitoient ordinairement de la disgrâce de ces malheureux pour s'emparer de ce qu'ils avoient pû sauver du naufrage, & les Anglois qui leur ont succedé ne traitent guéres plus humainement les Vaisseaux qui arrivent brisés, ou qui viennent se briser sur leurs Côtes. C'est peut être de ce barbare usage, qui n'est pas sans exemple en Europe, puisqu'il s'exerce en Angleterre dans la Province de Sussex, que les Boucaniers ont pris droit de choisir l'Isle de la Providence pour retraite; & les Habitans, qui leur ressemblent par le goût du pillage, auroient mauvaise grace de les mépriser à ce titre.

M. Fitz-William, Gouverneur de l'Isle, nous reçut fort humainement; mais en nous accordant la liberté de pêcher de l'ambre-gris, il nous déclara ouvertement que soit en argent, soit en nature, il s'attendoit que cette permission lui seroit payée. Nous lui promîmes le quart de notre pêche, & cette offre le satisfit. Quoique nous eussions apporté très-peu d'argent, il nous auroit été facile d'en tirer de la vente de nos marchandises s'il eut exigé des droits pécuniaires; mais le but de M. Rindekly, en chargeant sa Pinque d'une partie des denrées qui nous étoient restées de nos derniers voyages, n'avoit été que de nous concilier dans le besoin & les Habitans & les Corsaires par des libéralités gratuites. Aussi affectâmes-nous de les distribuer avec beaucoup de noblesse; & l'effet d'une générosité si rare parmi les Marchands, fut d'engager tout le monde à nous servir par inclination.

Après avoir pris, pendant quelques jours, des éclaircissemens à Nassau, qui est une Ville d'environ trois cens maisons, nous suivîmes les conseils d'un ancien Habitant, le même qui avoit invité le Capitaine Madox à l'entreprise que nous exécutions. Il nous dit que l'ambre-gris qui se trouvoit aux environs des Isles Lucayes ou de Bahama, y étant apporté vraisemblablement par les vents du Nord, il n'étoit pas surprenant qu'il y en eut toujours beaucoup plus dans la saison où ces vents régnent avec violence; & que l'Isle de la Providence se trouvant la première du côté du Nord, il ne falloit pas s'étonner non plus qu'elle en fût toujours, & plûtôt, & mieux partagée que les autres. Mais ayant visité plusieurs fois les Isles voisines, il avoit remarqué que les plus grandes richesses étoient entre la petite Isle d'Eleuthere, & celle de Harbour, par la raison sans doute que les branches d'ambre-gris y étoient retenues plus aisément par la disposition du canal; mais qu'au reste il ne doutoit pas que les Bermudes n'en continssent encore plus, à cause de leur situation. Non-seulement il nous conseilla de commencer par l'Isle d'Eleuthere, mais il s'offrit à nous servir de guide.

Nous partîmes, non pas dans notre Pinque, qui n'auroit point été propre à tourner autour des Isles, mais dans une Barque que nous loüâmes du Gouverneur. Nos provisions furent uniquement des vivres, & de grands crochets de fer, que nous avions apportés de la Havana, avec une espece de filets que notre guide nous conseilla de prendre à Nassau, & dont nous reconnûmes la nécessité dans plus d'une occasion. Nous étions sans armes, parce qu'il n'étoit pas question de guerre ni de défense, dans des lieux où l'on ne dispute rien aux Boucaniers. Eleuthere, où nous abordâmes en moins de deux heures, est d'une fort petite étendue, puisque nos filets en embrassoient tout l'espace, & qu'elle n'est point habitée par plus de cinquante familles, sous un Gouverneur qui est membre du Conseil de la Providence. Ces Anglois, demi-Sauvages, qui ne connoissent guéres d'autres richesses que celles d'un assez bon terroir, dont les productions servent presque uniquement à leur nourriture, furent charmés, non-seulement de notre visite, mais encore plus des petits présens que nous leur offrîmes. Ils nous confirmerent que nous trouverions plus d'ambre-gris sur leurs Côtes qu'ils n'en avoient vû depuis plusieurs années. Lorsque nous leur demandâmes pourquoi ils ne tiroient pas plus d'avantage de ces présens de la nature, ils nous répondirent que les Boucaniers leur avoient enlevé tant de fois le fruit de leur travail, qu'ils n'avoient rien reconnu de plus solide que de cultiver la terre, dont les fruits servoient du moins à les nourrir, & leur concilioient en même-tems l'amitié de ces Corsaires, qui étoient bien-aises de trouver chez eux, pour un prix fort modique, de quoi renouveller leurs provisions de vivres. En effet, outre toutes sortes de grains qu'ils recueilloient de leurs campagnes, ils y avoient des troupeaux admirables de vaches, de porcs & de moutons, qui leur faisoient le fond d'un commerce continuel avec les Boucaniers.

M. Baxter, leur Gouverneur, moins avide d'ambre-gris que d'argent, nous fit entendre, avec aussi peu de formalité que celui de Nassau, que la pêche ne s'accordoit pas gratuitement. Nous lui offrîmes presque tout l'argent que nous avions apporté, c'est-à-dire, deux cens piastres, dont il eut l'honnêteté de se contenter.

Notre guide étoit un homme de soixante ans, mais si vigoureux, & tellement animé par l'espérance que nous lui avions donnée d'obtenir ou d'acheter même de son Gouverneur la permission de le conduire avec nous à la Jamaïque, & de lui faire passer une heureuse vieillesse si notre entreprise répondoit à l'opinion qu'il nous en faisoit prendre lui-même, que nous reprochant notre lenteur, il étoit le premier à nous solliciter sans cesse au travail. Nous commençâmes d'un tems fort calme, le 14 de Mars. Dès le premier jour, nous rapportâmes douze livres d'ambre-gris, & cette pêche ne nous coûta que la peine de plonger nos crochets de fer dans les lieux qu'on nous indiquoit. Nous éprouvâmes deux fois à nos dépens la nécessité des filets que nous avions apportés de Nassau. Lorsque nous sentions au long des rochers, ou que nos yeux nous faisoient quelquefois appercevoir, une partie d'ambre, il suffisoit communément de la détacher avec les crochets, & molle comme elle étoit encore, elle se plioit si facilement d'elle-même, qu'en embrassant le fer elle se laiffoit tirer jusques dans la Barque. Cette première épreuve nous fit négliger l'usage des filets. Mais nous eûmes le regret de perdre ainsi deux des plus belles masses d'ambre que j'aye vûes de ma vie. Leur forme étant ovale, elles ne furent pas plûtôt détachées que glissant sur le crochet, elles se perdirent dans la Mer. L'usage du filet étoit pour les recevoir, en l'appuyant contre le rocher avec d'autres crochets, qui le tenoient aussi étendu qu'il étoit nécessaire pour ne laisser rien échapper.

M. Rindekly s'applaudit beaucoup d'un si heureux essai. Nous admirâmes avec quelle promptitude, ce qui n'étoit qu'une gomme mollasse dans le sein de la Mer prenoit assez de consistance en un quart d'heure pour résister à la pression de nos doigts. Le lendemain notre ambre-gris étoit aussi ferme & aussi beau que celui qu'on vante le plus dans les magasins de l'Europe. Le travail du second jour eut moins de succès. L'agitation des flots nous rendit si peu maîtres de notre Barque, qu'il nous fut impossible de nous arrêter un moment dans le même lieu; & l'eau troublée par la même raison, ne nous laissoit rien appercevoir. Les parties d'ambre gris n'ont pas beaucoup de longueur, & si les yeux n'aident la main, il n'est pas aisé, lors même qu'on les sent, de les distinguer avec les crochets. Pour celles qui sont au fond de la mer, il n'y auroit que des Plongeurs, ou des machines fort difficiles à construire qui pussent les en tirer; & l'on conçoit néanmoins que s'il est vrai qu'elles soient apportées des rivages du Nord par le roulement des flots, c'est au fond qu'elles doivent être en grand nombre, puisqu'il n'y a que le hazard seul qui en fasse demeurer quelques-unes entre les rochers. À quelque opinion qu'on s'arrête sur leur origine, je ne vis rien sur les Côtes d'Eleuthere, point d'arbres gommeux, point d'abeilles ou d'autres animaux à qui je pusse l'attribuer; & je ne sçais point si ce feroit une idée sans vraisemblance que de les regarder comme une congelation du sperme de quelques Monstres marins.

En rentrant fort fatigués & les mains vuides dans la rade d'Eleutere, nous y apperçumes auprès du Fort, qui est défendu par six pièces de canon, une sorte de Vaisseau qu'il nous fut aisé de reconnoître pour un Corsaire. La tranquillité du Gouverneur & des Habitans étant une juste raison de ne pas nous allarmer, nous abordâmes librement au milieu d'une troupe de Boucaniers qui étoient arrivés depuis notre départ. Ils nous traiterent avec douceur, & loin de nous prendre notre Ambre-gris ou nos provisions, ils nous donnerent un souper où la joie ne manqua pas plus que la bonne chere. La plûpart étoient Anglois, mais il s'y trouvoit des François & des Espagnols, & jusqu'à des Sauvages de la Floride. Leur nombre étoit de quarante Soldats, sans compter quelques Matelots qui ne s'étoient engagés que pour la manœuvre. Ils nous raconterent une partie de leurs exploits. Leur Chef qui étoit un Irlandois nommé Credan, avoit six pieds de hauteur, & le regard si terrible, que je le trouvai digne de son emploi par sa figure. Le seul privilege qu'il eût parmi ses compagnons, outre l'autorité du commandement, étoit d'entretenir une femme sur le Vaisseau. Elle fut de notre festin. C'étoit une Créole d'Antego, qui malgré le désordre de son habillement & la couleur brune de son teint, auroit passé dans tous les Païs du monde pour une très belle femme. Nous admirâmes qu'avec une taille & un visage qui l'auroient assurée par tout d'un sort plus heureux, elle parût si contente de sa condition. Mais à peine eût-elle ouvert la bouche que ses discours nous firent connoître son caractere. Elle s'exprima d'un air si libre, & les avantures auxquelles sa situation l'exposoit tous les jours avoient tant de charmes pour elle, qu'elle auroit été moins contente dans un autre genre de vie.

Credan revenoit de croiser dans le Golfe; mais il n'avoit pris que deux Barques Espagnoles, & pillé un petit Bourg sur la Côte de Saint Joseph. Le butin qu'il avoit fait dans les deux Barques, se reduisoit à des cordages & des voiles, qui étoient toujours pour eux une provision fort utile. Ils avoient enlevé dans le Bourg quantité de meubles, mais peu de piastres, parceque les Habitans qui sont continuellement exposés à ces insultes, ont soin de mettre leur argent en sûreté. Credan avoit l'humeur aussi violente que sa figure étoit terrible. Le chagrin d'avoir été trompé par quelques avis qui lui avoient fait espérer une proïe plus considérable, l'avoit emporté à plusieurs excés qu'il paroissoit se reprocher. En nous parlant de sa profession, dans laquelle il confessoit qu'il étoit encore fort éloigné de s'être enrichi, il nous raconta un trait fort remarquable. Après avoir passé quelques années à la Barbade, où il étoit venu pour servir suivant les engagemens ordinaires, il avoit proposé à son Maître de l'employer à quelque entreprise où il pût exercer les dispositions qu'il se sentoit pour les avantures périlleuses. Ce Négociant avoit entendu parler de toutes les fables qu'on raconte de l'Isle de Saint Vincent, & sur-tout de ce fameux serpent qui fait sa demeure, dit-on, dans une profonde vallée qui est au milieu des montagnes, & qui a sur la tête une pierre précieuse dont les yeux humains ne peuvent soutenir l'éclat. On ajoute que la même vallée est remplie de diamans. Enfin si le Négociant ne se persuadoit pas tout ce qu'on en publioit, il ne doutoit pas du moins que dans une Isle, qui n'a point encore d'autres maîtres que les Caraïbes, & qui demeure contestée, comme celle de Sainte-Lucie, entre les Anglois & les François, il n'y eût bien des avantages à espérer, soit de l'observation du terroir, soit du commerce des Sauvages. Il confia à Credan un Vaisseau qu'il avoit dans le Port avec un Équipage composé de douze hommes, & quelques denrées pour se concilier la faveur des Sauvages. Credan trouva dans l'Isle de Saint Vincent des Caraïbes & des montagnes; mais il ne put s'y procurer aucune lumiére sur le serpent & sur la vallée. Cependant ayant entrepris de visiter toutes les parties de l'Isle, il s'engagea dans les montagnes, qui sont d'une hauteur extraordinaire, avec ses douze hommes bien armés. Au centre de ces lieux déserts, il découvrit, non pas une vallée, dans le sens qu'on donne à ce nom, mais une fosse d'une profondeur étonnante & large d'environ mille pas, au milieu de laquelle il apperçut quantité d'objets brillans & qui lui parurent se mouvoir. La distance ne lui permit pas de les distinguer, mais étant porté à croire que c'étoit la demeure du serpent & le lieu des pierres précieuses, il employa plus de huit jours à tourner sur le sommet des montagnes pour trouver à toutes sortes de risques le moyen de descendre dans la fosse: tous les efforts de ses gens & les siens furent inutiles. Enfin Credan rebuté d'une entreprise impossîble abandonna Saint Vincent; mais n'ayant point d'autre commission de son Maître, & n'étant pas disposé à reprendre la qualité de domestique mercenaire à la Barbade, il prit le parti de proposer à ses Compagnons le métier de Pirate, qu'ils embrasserent avec lui. Leur Vaisseau étoit encore le même, quoiqu'ils l'eussent radoubé assez souvent pour lui donner une autre forme; & depuis quatre ans qu'ils exercoient leur profession, ils n'avoient point acquis de richesses qu'ils n'eussent tellement prodiguées à leurs plaisirs, qu'à peine avoient-ils de quoi se couvrir sur le Vaisseau; à moins que cette espece de nudité ne fût une affectation pour se rendre plus redoutables. Ils faisoient des festins continuels dans les Isles où ils se retiroient, & les vivres étoient toujours en abondance sur leur Vaisseau, avec une provision surprenante de liqueurs fortes. Enfin leur vie se passoit entre les excés de la débauche, & ceux de la fatigue, touchant sans cesse au plaisir ou à la mort.

Quinze jours que nous employâmes à la pêche de l'Ambre-gris, ne nous en rapporterent qu'environ cent livres. Notre Guide nous reprocha d'être venus trop tard, & de n'avoir pas profité, au commencement de l'hiver, des premiers vents du Nord, qui apportent ces richesses. Mais il nous pressa de risquer le voïage des Bermudes, où il osa presque nous répondre que la prodigieuse quantité de ces Isles, & leur voisinage entre elles, servoient à retenir l'ambre-gris; sans compter que les Habitans, quoiqu'Anglois d'éxtraction, étoient des especes de Sauvages qui ayant peu de commerce avec le reste du monde, negligent des productions de la nature dont ils ne font point d'usage, & se bornent à la culture du Païs. L'éloignement n'étoit pas immense, & la saison s'adoucissoit tous les jours. M. Rindekly plus animé que jamais par l'essai que nous avions fait, me pressa de ne pas manquer une occasion d'achever peut-être tout d'un coup notre fortune.

Étant retourné à Nassau, nous exécutâmes notre traité avec le Gouverneur, & nous remîmes à la Voile dans notre Pinque. Le tems nous servit si bien que nous arrivâmes le sixiéme jour à la vûë des Isles Bermudes. Nous fûmes frappés de leur multitude. Quelques Habitans nous ont assuré qu'ils en avoient compté plus de quatre cent, mais la vingtiéme partie n'en est pas habitée, & la plûpart sont si petites qu'elles demeurent sans nom, & qu'elles ne méritent point d'en récevoir. Les trois plus grandes sont celles de Saint Georges, & de Saint David, & de Cooper, & les seules qui soient habitées régulierement, car on ne trouve dans les autres qu'un petit nombre de maisons dispersées.

Notre Guide nous conseilloit d'éviter les grandes, & son conseil eût été fort juste si mes vûës s'étoient bornées à la pêche de l'ambre gris. Mais, suivant le projet que j'avois exécuté dans tous mes voïages, j'étois bien aise de jetter sur mon Journal, les principales observations qu'il y avoit à faire sur chaque lieu que j'avois l'occasion de visiter; & les Bermudes sont si peu connues que cette raison redoubloit ma curiosité. Je fis consentir M. Rindekly à chercher l'entrée du Port de Saint Georges. Nous distinguâmes facilement cette Isle; parce qu'elle surpasse toutes les autres en grandeur. Quoiqu'elle n'ait guéres plus d'une lieue dans sa plus grande largeur, elle est longue d'environ seize milles de l'Est-Nord-Est au Ouest-Sud-Ouest. La nature l'a fortifiée par une chaîne continuelle de rochers qui s'étendent fort loin dans la Mer; & du côté de l'Est où cette chaîne est moins forte, les Habitans y ont ajoûté des Forts, des Batteries, des Parapets & des lignes. Toutes les Bermudes forment ensemble la figure d'un croissant, & malgré leur multitude elles sont contenues dans l'espace d'environ six ou sept lieues.

Nous eûmes assez de peine à trouver le moyen d'aborder au Port de Saint Georges. Il n'y a que deux endroits par lesquels il puisse recevoir les Vaisseaux; & les rochers, dont une partie est cachée sous l'eau jusqu'à la surface, en rendent l'accès si difficile, que sans un bon Pilote, il est presqu'impossible de trouver le Canal. Mais les plus grands Vaisseaux entrent sans peine par la véritable route. La difficulté de l'accès, & la certitude du naufrage pour ceux qui s'approchent sans précaution, a fait donner par les Espagnols le nom d'Isles du Diable aux Bermudes. Après beaucoup d'observations nous entrâmes heureusement dans le Port. Il est défendu par six ou sept Forts, où l'on ne compte pas moins de soixante-dix pièces de canon. La Ville de Saint-Georges est située au fonds. Les noms des Forts sont King's-Castle, Charles-Fort, Pembrook-Fort, Cavendis-Fort, Davyes-Fort, Warwick-Fort, & Sandy's-Fort.

Quoique la dépendance des Isles Bermudes ne soit pas fort gênante, elles ont un Gouverneur nommé par l'Angleterre. Nous ne lui communiquâmes point le projet de notre pêche, qui nous auroit obligé peut-être à quelque nouveau Traité; mais feignant d'être partis de la Jamaïque pour nous rendre à la Caroline, nous lui demandâmes seulement la permission de profiter, pour satisfaire notre curiosité, du vent qui nous avoit jettés dans son Isle. Il y joignit toutes sortes d'honnêtetés & de caresses. La Ville est composée d'environ mille maisons, assez bien bâties. Elle est ornée d'une très-belle Église, & d'une Bibliothéque publique, dont elle a l'obligation au Chevalier Thomas-Bray, le Patron des Sciences en Amérique. On y voit aussi une fort belle salle pour les Assemblées publiques.

Outre la Ville de Saint-Georges, qui est le centre de son Canton, il y a dans l'Isle huit autres Habitations, qui portent le nom de Tribus. Leurs noms sont, Hamilton-Tribe, Smith's-Tribe, Devonshire-Tribe, Pembrook-Tribe, Paget's-Tribe, Warwick-Tribe, Southampton-Tribe, & Sandy's-Tribe. Devonshire au Nord, & Southampton au Sud, sont des Paroisses qui ont chacune leur Église, avec une Bibliothéque. Il n'y a point de Paroisses dans aucune des petites Isles, & tous leurs Habitans sont rangés sous quelqu'une des huit Tribus de l'isle de Saint-Georges. Dans le quartier de Southampton, est un petit Port de même nom. On en trouve quelques autres autour de l'Isle, comme celui du Great Soud, celui d'Harrington dans la Tribu d'Hamilton, & celui de Paget dans la Tribu qui porte ce nom.

Le climat, dans les Bermudes, est un des plus sains & des plus agréables du monde; &, si l'on excepte les désordres qu'y causent quelquefois les ouragans, rien n'égale la beauté & la sérenité qui pare continuellement la face du Ciel. On n'y connoît point d'autre saison que le Printemps; & quoique les arbres y perdent leurs feüilles, il leur en renaît de nouvelles pendant que les autres tombent. Les oiseaux s'y accouplent dans tous les mois de l'année, & tout le Païs est sans cesse rempli de grains, de fleurs, & de fruits délicieux. À la vérité le tonnerre y cause souvent des ravages extraordinaires, jusqu'à fendre les rochers les plus durs & les plus épais. Ces sortes d'orages ne manquent point de revenir au commencement des nouvelles Lunes, & l'on observe que lorsqu'il paroît un cercle autour de la Lune, la tempête est toujours terrible. Les vents du Nord dominent aussi dans l'Isle vers les mois qui répondent à notre hyver. La pluie n'y est pas fréquente, mais elle n'y est jamais moderée; & l'obscurité qu'elle répand dans l'air, à quelque chose d'effraïant. On y voit rarement de la neige. Le terroir est de differentes couleurs dans toutes les Isles, & par une conséquence assez ordinaire, il y est de différente nature. Le brun est le meilleur. Celui qui est blanchâtre, & qui tire sur le sable, n'est guéres inférieur; mais le rouge, qui ressemble à l'argile, est absolument mauvais. Deux ou trois pieds au-dessous de la première couche, on trouve une matiére solide que les Habitans appellent le roc, mais avec peu de raison; car il n'est pas plus dur que la marle, & les pores en sont aussi larges que ceux de la pierre de ponce. Ces pores contiennent beaucoup d'eau, & malgré les raisons qui lui font donner le nom de roc, les racines des arbres y pénétrent, & n'en reçoivent pas moins leur nourriture. On trouve communément de l'argile au-dessous. La plus dure de cette espéce de roc est toujours sous les terres rouges. Elle reçoit un peu d'eau; & sa forme est par couches, comme celle des ardoises dans leur carriere.

Il n'y a presque point d'eau fraîche dans les Bermudes. Celle dont les Habitans font usage vient de ces rocs, au travers desquels elle se distille; mais elle conserve toujours des particules de sel, comme l'eau de la Mer, après avoir passé par le sable. Il n'y en a point d'autre néanmoins que de cette espéce, & celle de pluie qu'on recueille dans des citernes.

Sans m'arrêter au témoignage des Habitans, je fus persuadé par nos yeux, en parcourant toutes les parties de l'Isle, que le terroir, tel que je le viens de représenter, est d'une fécondité admirable. Il produit réguliérement deux fois l'année. On seme en Mars pour recueillir au mois de Juillet; & dans le cours du mois d'Août, pour être payé de ses peines au mois de Décembre. Le bled d'Inde est le principal pain qu'on recueille dans les Bermudes, comme dans toutes les parties de l'Amérique; il sert à la subsistance du commun des Habitans. Mais on trouve dans les campagnes la plûpart des autres plantes, qui sont propres aux Indes Occidentales, particuliérement celle du Tabac, qui n'y est pas néanmoins excellente. Les bois méritent plus d'admiration que l'ancien Liban. Il n'y a point d'arbre, utile ou agréable, dans l'Amérique & dans l'Europe, qui n'y croisse sans culture. Les orangers y sont d'une beauté, & leur fruit d'une excellence, qui surpassent tout ce qu'on rapporte des autres lieux.

À l'égard des animaux, le Chevalier Georges Sommer, & les premiers Anglois qui se sont établis aux Bermudes, n'y en trouverent point d'autres que des porcs, des insectes, & des oiseaux. M. Sommer, ayant été jetté dans l'Isle par un naufrage, fit sortir de son bord quelques porcs qui lui restoient, pour les faire paître à découvert. Ils furent bien-tôt joints par un monstrueux porc sauvage, qui les suivit à leur retour; les gens de l'Équipage le tuerent, & trouverent sa chair d'un excellent goût. Ceux qui furent tués dans la suite avoient tous le poil noir; ce qui fit juger aux Anglois qu'ils y avoient été laissés par les Espagnols, & qu'ils s'y étoient multipliés, parce que ceux qu'on a portés d'Espagne au Continent de l'Amérique, étoient tous de cette couleur.

La première mention qu'on trouve des Isles Bermudes dans les Auteurs Anglois, est dans le voyage du Capitaine Lancaster, parti de Londres en 1593, pour aller tenter de nouvelles découvertes. Ce Capitaine renvoyant, d'Hispaniola en Angleterre, un homme de son Équipage, nommé Henri May, obtint son passage dans un Vaisseau François, commandé par M. de la Barbotiere, qui fut jetté sur le rivage d'une des Isles qu'on appelloit déja les Bermudes. Il est fort vraisemblable qu'elles n'avoient point alors d'Habitans; car étant à trois cens lieues de la plus proche partie du Continent de l'Amérique, les Indiens n'entendoient point assez la navigation pour s'être écartés si loin de leurs bords. On prétend qu'elles avoient reçu le nom de Bermudes, d'un Espagnol nommé Jean Bermudes, qui les découvrit plusieurs années avant M. May. Cependant on ne lit nulle part qu'il y ait pris terre. Si d'autres Espagnols y ont abordé après lui, il paroît que c'est par des naufrages; & nos Anglois ont trouvé dans la suite, entre les Isles, des restes de Vaisseaux, & d'autres débris, qu'ils ont reconnus pour François, Hollandois, & Portugais, autant que pour Espagnols. Philippe second, ne laissa point d'accorder en 1572, la proprieté des Bermudes à Ferdinand Camelo; mais il n'en prit jamais possession.

La Relation que May fit de sa découverte, à son retour en Angleterre, fut confirmée ensuite par les Chevaliers Georges Sommers & Thomas Gates qui y furent jettés comme lui par un naufrage, en 1609. Cependant personne ne fut tenté d'y former aucun établissement jusqu'au second voyage du Chevalier Sommers, qui y fut envoyé de la Virginie, & qui y trouva la fin de sa vie. C'est de lui que ces Isles ont pris dans nos Auteurs le nom de Sommers Islands. Ses Gens, au lieu de retourner à la Virginie, suivant l'ordre qu'il leur avoit donné en mourant, prirent le parti de se rendre en Angleterre, avec le corps de leur Capitaine, dont ils ne laisserent aux Bermudes que le cœur & les intestins. Douze ans après, le Capitaine Butler, qui fut renvoyé directement de Londres aux mêmes Isles, y fit construire un fort beau monument, sur le lieu où les restes de M. Sommers étoient enterrés. Cet ouvrage subsiste encore, & nous le visitâmes avec le respect qu'inspirent toujours ces sortes de lieux.

On nous raconta que la première fois que le Chevalier Sommers avoit été aux Bermudes, il y avoit laissé à son départ deux de ses gens, qui étant menacés de la mort pour un crime capital, s'étoient sauvés dans les bois. Ils y étoient encore au second voyage du Chevalier. La nécessité leur ayant servi d'éguillon, ils avoient trouvé le moyen de vivre des productions naturelles du Pays; & sans autre instrument que leurs mains, ils s'étoient bâti une cabane qu'ils habitoient ensemble dans l'Isle de Saint Georges. Leurs noms étoient Christophe Carter, & Édouard Waters. Après la mort de Sommers, & lorsqu'ils virent ses gens dans la résolution de retourner en Angleterre, ils penserent si peu à les suivre qu'ils persuaderent à l'un d'entr'eux de demeurer avec eux dans leur Isle. Il se nommoit Édouard Chard. Leur societé ne pouvoit augmenter. Ils étoient tous trois Seigneurs de l'Isle; mais semblables aux autres Rois, ils ne furent pas long-tems sans prendre querelle. Chard & Waters en étoient au point de se battre, lorsque Carter, qui ne les haïssoit pas moins tous deux, mais qui appréhendoit de demeurer seul, les menaça de se déclarer contre celui qui donneroit le premier coup. Enfin la nécessité les fit redevenir amis; ils se joignirent pour faire quelque découverte utile. Le hazard leur fit trouver, entre les rochers, la plus grande piece d'ambre-gris qu'on ait jamais vû dans une seule masse. Elle pesoit quatre-vingt livres. Ils en pêcherent quantité d'autres petites pièces, & la possession d'un tel trésor leur fit lever la tête. Dans les transports de leur joie ils ne chercherent plus que les moyens d'en faire usage pour se rendre riches & heureux. Toutes les idées qui peuvent tomber dans l'esprit s'étant presentées à eux successivement, ils s'arrêterent enfin à la résolution desesperée de construire une Barque le mieux qu'il leur seroit possible, & de se rendre à la Virginie, ou à Terre-Neuve, suivant qu'ils seroient aidés par le vent & les flots. Mais avant qu'ils eussent pû se mettre en état d'éxécuter un projet si peu sensé, le Capitaine Mathieu Sommers, frere du Chevalier de ce nom, arriva d'Angleterre avec un Vaisseau qu'il commandoit, & soixante hommes d'Équipage. Depuis la mort du Chevalier, & sur le rapport de ses gens, il s'étoit formé à Londres une Compagnie des Bermudes, qui y envoyoit pour Gouverneur M. Richard Moor. Le Capitaine Sommers & M. Moor, descendirent dans une plaine de l'Isle de Saint Georges, où ils bâtirent la première Maison, ou plûtôt une Cabane, puisqu'elle n'étoit composée que de feüilles de palmier. Cependant elle étoit assez grande pour M. Moor & sa famille. Tous ses gens ayant suivi son exemple, ils firent une espece de Ville, qui reçut le nom de Saint Georges, & qui est devenue dans la suite une des plus belles de nos Colonies d'Amérique; car toutes les maisons sont de bois de cedre, & les Forts, qu'on y a joints, des plus belles pierres du monde.

M. Moor n'étoit qu'un Charpentier; mais il entendoit le génie & l'architecture, & ces talens naturels le rendoient fort propre à l'emploi donc il étoit chargé. Il employa tous ses soins à fortifier l'Isle, & ne poussa pas avec moins d'ardeur l'entreprise de la Plantation. Il traça le plan de la Ville, telle qu'elle est aujourd'hui. Il forma ses gens aux exercices de la guerre, & leur procura des munitions. Il bâtit aussi une Église de cedre; & le vent l'ayant renversée, il en rebâtit aussi-tôt une autre dans un lieu moins exposé aux tempêtes.

Dans la première année de son Gouvernement, il lui arriva un autre Vaisseau, avec une recrue de trente hommes, & de nouvelles provisions. Quelque tems après, il découvrit la piece d'ambre-gris que Carter, Waters & Chard avoient cachée, & prétendant qu'elle lui appartenoit en qualité de Gouverneur, il s'en mit en possession. N'ayant point manqué d'en envoyer une partie à la Compagnie de Londres, avec du cedre, des drogues, du tabac, & les autres productions de l'Isle, il inspira beaucoup de zéle aux Négocians Anglois pour la propagation de cette Colonie. Les Espagnols l'attaquerent, mais sans succès. Enfin dans l'espace de quelques années l'établissement devint assez considérable pour se soutenir par ses propres forces, & pour négliger la liaison qu'il avoit euë jusqu'alors avec l'Angleterre. Il se rendit, par dégrés, si indépendant, que si l'on a continué d'y envoyer des Gouverneurs, c'est moins pour y exercer leur autorité que pour y soutenir un vain nom dont ils ne retirent presqu'aucun avantage.

Ce fut pendant le Gouvernement de M. Moor qu'arriva ce fameux événement qui a causé tant d'embarras à nos Physiciens. On ne connoissoit point de rats dans l'Isle. Cependant il s'y en trouva tout-d'un-coup un si prodigieux nombre que la terre en fut couverte. Il n'y avoit point d'arbre au pied duquel ils n'eussent des nids. Ils mangerent tous les fruits, & jusqu'aux arbres qui les portoient. Le bled, & tous les autres grains furent dévorés dans les champs & les greniers. Les trapes, le poison, les chats mêmes & les chiens furent des secours inutiles. Ce fleau dura cinq ans entiers, après lesquels il cessa tout-d'un-coup, sans qu'on ait mieux expliqué sa fin que son origine. La seule explication qui ait quelque vraisemblance, est celle qui attribue l'arrivée des rats aux Vaisseaux. On conçoit qu'il put en sortir un grand nombre, & que le climat s'est trouvé propre à leur prompte multiplication. Mais comment comprendre qu'elle ait pû devenir si prodigieuse, & qu'elle ait cessé tout-d'un-coup!

Tandis que je me procurois toutes ces informations dans l'Isle de Saint Georges, M. Rindekly, sous prétexte de visiter les autres Isles, s'exerçoit ardemment à la pêche de l'ambre gris, & réüssissoit beaucoup mieux qu'aux Isles de Bahama. En moins de huit jours, il en pêcha une quantité si considérable, que se bornant à ce qu'il avoit dans sa Pinque, autant par la crainte de s'attirer quelque persécution des Habitans de l'Isle, que pour se ménager le pouvoir d'y revenir, il me rejoignit à Saint Georges beaucoup plûtôt que je ne m'y étois attendu. Nous prîmes le parti de remettre à la voile dès la même nuit, sans avoir été soupçonnés d'autre dessein que celui d'aller directement à la Caroline.

M. Thorough, qui n'avoit pas goûté notre entreprise, fut agréablement surpris de nous voir arriver avec une carguaison si précieuse. L'ambre-gris étant rare à la Jamaïque, nous aurions trouvé sur le champ à nous défaire du nôtre avec beaucoup d'avantage, si nous n'avions esperé d'en tirer beaucoup plus en Europe. Mais cette augmentation de richesses avoit changé toutes nos vûës. Au lieu de prendre le commerce de M. Thorough, nous étions résolus de l'abandonner à mon fils, en nous associant à ses entreprises, & de retourner à Londres par les plus courtes voies. Le bruit de notre expédition s'étant répandu par l'indiscretion de nos Matelots, il n'y eut pas de Marchands à Port-Royal qui ne fussent tentés de suivre notre exemple. Round, qui avoit été notre guide, & que nous avions amené, suivant notre promesse, pour lui procurer quelque petit établissement, fut sollicité par des offres beaucoup plus considérables que les nôtres. Mais ce bon Vieillard n'ayant point eu d'autre vûë que de se procurer le repos dont il joüissoit déja dans un petit emploi que M. Thorough lui avoit fait obtenir à notre solicitation, refusa de s'engager dans de nouvelles entreprises.

Pendant le peu de séjour que nous avions fait à la Jamaïque, je n'avois pas négligé de prendre, suivant mon usage, des informations sur l'intérieur du Pays. Je laisse à part tout ce qu'on trouve de sa situation dans les Relations ordinaires. Elle est à cent quarante lieuës de Carthagène au Sud-Ouest, & à cent soixante de Rio de la Hacha. Sa figure est ovale. Suivant les dimensions qu'on avoit prises assez récemment, on lui donnoit dans sa plus grande longueur cent soixante dix mille, & soixante-dix dans sa plus grande largeur, qui est à peu près au milieu de l'Isle. Vers ses deux extrémités, elle se rétrecit par dégrés, jusqu'à ce qu'elle se termine en deux pointes. On prétend qu'elle contient environ cinq millions d'acres, dont la moitié est cultivée. Elle est divisée en deux parties par une chaîne de Montagnes, qui s'étendent des deux côtés jusqu'à la Mer, & d'où coulent quantité de Rivières, qui répandent la fécondité dans toutes les parties de l'Isle. Du côté du Midi elle a quantité d'excellentes Bayes, telles que Port-Royal, Port-Morant, Oldharboug, Point-Negril, le Port-Saint-François, Michael's-Hole, Micarry-Bay, Alligator-Pound, Point-Pedro, Paratta-Bay, Luana-Bay, Blewfield's-Bay, Cabarita's-Bay, & plusieurs autres, qui peuvent recevoir commodément toutes sortes de Vaisseaux. L'Isle est divisée en 16 Paroisses, dont voici la situation, en faisant le tour du Pays depuis Port-Morant.

1. La Paroisse de Saint David. Elle contient outre Port-Morant, qui est une Baye sûre & commode, la petite Ville de Free-Town: le Païs est bien planté. Il est défendu par un petit Fort, où l'on entretient douze Soldats en tems de guerre. Cette Paroisse fournit beaucoup d'eau fraîche & de bois.

2. La Paroisse de Port-Royal, où l'on voit les restes d'une des plus belles & des plus riches Villes de l'Amérique, qui donne son nom à la Paroisse. La Ville de Port-Royal s'appelloit autrefois Coguay, & lorsquel-le subsistoit sous ce nom elle occupoit toute cette langue de terre qui ne s'étend pas moins de dix milles dans la Mer, mais qui est si étroite dans quelques endroits qu'elle n'a pas la largeur d'un trait de fléche. C'est à la pointe de cette langue que les Anglois avoient bâti leur nouvelle Capitale, parce que le Port y est si commode & la Mer si profonde, que les Vaisseaux les plus pésans y sont en sûreté. La pointe forme elle-même le Port, qui est sans difficulté un des meilleurs de toute l'Amérique. Il a le corps de l'Isle au Nord & à l'Est, la Ville au Sud, de sorte qu'il n'est ouvert qu'au Sud-Ouest. Mille Vaisseaux y peuvent tenir, sans rien craindre du vent. L'entrée est défendue par le Fort-Charles, qui est le meilleur de tous les Forts Anglois dans l'Amérique. Il contient soixante pièces de canon, & une garnison constamment entretenue par la Couronne Britannique. On donne trois lieues de largeur au Port.

La grande Rivière sur laquelle est situé Saint Jago, ou Spanish-town, se jette dans cette Baye. C'est là que tous les Vaisseaux viennent faire de l'eau & du bois. La facilité de l'ancrage, & la profondeur de l'eau qui met un Vaisseau de mille tonneaux en état de communiquer au rivage par des planches, avoient rendu Port-Royal, la principale Ville de l'Isle, en y attirant d'abord les Marchands. Ils y furent bien-tôt suivis par les Artisans de toute espece; de sorte qu'en 1692, lorsque l'Isle fut presque abimée par le plus terrible de tous les Ouragans, on y comptoit deux mille maisons qui se louoient aussi cher qu'à Londres. Les Habitans y étoient en si grand nombre, qu'on y avoit levé un Regiment complet de Milice. Cependant à la reserve des commodités du Port, elle n'a rien d'avantageux dans sa situation, puisqu'on ne trouve aux environs ni bois, ni pierres, ni herbe, ni même d'eau fraîche. Le terroir est un sable toujours échauffé, & l'abondance des Marchands, qui y tiennent comme une foire perpétuelle, y met une cherté excessive dans toutes les denrées. Le revenu du Ministre de cette Paroisse est de deux cens cinquante livres Sterling. La Ville après avoir été renversée par l'Ouragan de 1692, avoit été rebâtie fort promptement; mais dix ans après elle fut ruinée encore une fois par le feu: sur quoi l'assemblée du Conseil resolut, que sans penser à la rétablir, tous les Habitans se retireroient à Kingston dans la Paroisse de Saint André. Elle avoit ordonné aussi que la foire & les marchés seroient transferés au même lieu: mais les avantages du Port, ont fait négliger ces Loix. On a recommencé à bâtir Port-Royal, & dans peu de tems, il y a beaucoup d'apparence que la Ville sera plus belle & plus peuplée que jamais.

3. La Paroisse de Saint André, où est la Ville de Kingston, se trouve située sur la même Baye; mais elle est devenue moins considérable depuis qu'on a fait de Kingston même une Paroisse séparée.

4. La Paroisse de Kingston. En 1695, les Cours de la Justice & les Chambres de l'Amirauté, y furent transferées par un Acte du Parlement. La Ville s'est augmentée après la ruine de Port-Royal, jufqu'à sept ou huit cent maisons: mais il n'y a point d'apparence qu'elle conserve long-tems ses avantages, quoiqu'elle soit située sur la même Baye que Port-Royal.

5. Sainte Catherine. Dans cette Paroisse est la petite Ville de Passage-Fort, à l'embouchure de la Rivière qui vient de Spanish-town, & à six mille de cette Ville & de Port-Royal. On y compte environ deux cent maisons, qui ne sont pour la plûpart que des Hôtelleries pour les Passans qui vont de Port-Royal à Spanish-town. La riviere est gardée par un Fort & une Batterie de dix ou douze pièces de canon. Il y a dans cette Paroisse une autre Rivière qu'on nomme Black-River, ou la Rivière noire.

6. À six mille dans les terres est la Paroisse de Saint Jean, une des plus agréables, des plus fécondes & des mieux peuplées de l'Isle entiere. On en peut juger par les noms de ses Plantations, qui sont Spring Valley, Golden-Valley, Spring-Gardea &c. c'est-à-dire la vallée du Printems, la vallée d'or, &c.

7. On trouve ensuite Spanish-town ou Saint Jago, autrefois capitale de l'Isle, lorsque les Espagnols en étoient les Maîtres, & qui conserve même encore cette prérogative. Avant que les Anglois l'eussent réduite en cendres, en la conquérant, elle contenoit plus de deux mille maisons, avec seize Églises. Mais depuis qu'ils y ont exercé leur furie, on n'y voit que les restes de deux Églises, & sept ou huit cens maisons, qui sont encore fort agréables, & fort commodes. Saint Jago avoit été bâtie par Christoph Colomb, qui lui donna le nom de San Jago de la Vega, d'où il tira lui même ensuite son titre de Duc de la Vega. Il y a derriere la Ville une plaine spacieuse où l'on voyoit paître du tems des Espagnols, une multitude innombrable de toutes sortes de bestiaux. Ses murs sont arrosés par la Rivière qui se décharge à Passage-Fort. Le Canal en est fort beau & procure mille agrémens à la Ville, mais il n'est pas navigable. Les Espagnols l'appelloient Cobre-Rio, ou Rivière de cuivre, parce qu'elle coule sur des mines de ce métal. Spanish-town est à douze milles de Port-Royal, & les Anglois ont pris tant de gout pour cette Ville, que non seulement ils lui ont conservé le nom de Capitale, mais qu'aux cinq ou six cent maisons qui restent de l'établissement des Espagnols, ils en ont ajoûté plus de quinze cent, ce qui en fait une Place considérable. Les Habitans aiment le faste & les plaisirs. La plaine qu'ils appellent la Serana, & qui sert de promenade aux personnes de bel air, est aussi remplie vers le soir que le Parc de Saint James à Londres & le Cours à Paris. La Ville est gardée pendant la nuit par un Guet à pied & à cheval.

8. Sainte Dorothée. C'est dans cette Paroisse qu'est Oldharbour, ou le vieux Port, à quatre ou cinq lieues de Saint Jago. Ce Port, qui est une espece de petit Golfe, peut contenir cinq cent Vaisseaux de la première grandeur.

9. La Paroisse de Vere. On y trouve Carlile, petite Ville de quarante ou cinquante maisons, & la Baye de Macary, qui est excellente pour la construction des Vaisseaux.

10. Sainte Elisabeth, est la derniere Paroisse du côté du Sud. Dans la Baye, où tombe la Rivière de Blew-feld, étoit autrefois située fort proche du rivage, une Ville nommée Oristan, qui avoit été bâtie par les Espagnols. Il y a sur cette Côte un grand nombre de rochers, & quelques petites Isles à peu de distance, comme Serranilla, Quitesvena, Serrana, &c. On raconte qu'un Espagnol nommé Serrano, ayant été jetté par un naufrage dans la derniere de ces Isles y passa trois ans seul, tandis qu'un de ses Compagnons qui s'y trouvoit par la même disgrâce, y mena aussi une vie solitaire, dans l'opinion que l'Isle n'avoit pas d'autre Habitant que lui. Enfin, s'étant rencontrés, ils vécurent encore quatre ans ensemble, avant que d'autres accidens leur procurassent le moyen d'en sortir. Jusqu'à la pointe de Negril, il y a d'autres Plantations à l'Occident. Cette pointe, qui a une fort bonne Rade, nous sert beaucoup dans les guerres avec l'Espagne, pour observer les Vaisseaux ennemis qui viennent de la Havana ou qui s'y rendent.

Un peu plus loin, au Nord-Ouest étoit située Seville, sur la Côte de la Mer. C'étoit la seconde Ville que les Espagnols avoient bâtie à la Jamaïque. Elle étoit grande. On y voyoit une riche Abbaïe, dont Pierre Martyr, qui a écrit les décades des Indes Occidentales, étoit Abbé. Onze lieues plus loin, à l'Est étoit la Cité de Mellila, le premier lieu où les Espagnols eussent bâti, ou du moins qu'ils eussent honoré du nom de Ville. C'est là que Christophe Colomb fit naufrage, en revenant de Veragua au Méxique. Elle étoit situeé dans la Paroisse de Saint Jacques, qui est l'onziéme, & qui a peu d'Habitans. La douziéme, qui se nomme Sainte Anne, n'est pas mieux peuplée. 13. Celle de Clarendon contient un grand nombre d'Habitans, & ne touche à la Mer d'aucun côté. 14. Sainte Marie, qui suit celle de Sainte Anne, contient Rio novo, où les Espagnols se retirerent après avoir été forcés d'abandonner les parties méridionales de l'Isle. 15. On trouve ensuite Saint Thomas en vallée, où l'abondance répond au soin de la culture, & qui est suivie de Saint George, derniere Paroisse de la Jamaïque. Saint Thomas fait la partie Nord-Est du Païs. On y trouve le Port Francis, nommé par d'autres le Port Antonio, un des meilleurs Ports de la Jamaïque. Il est bien fermé & parfaitement couvert. Son seul défaut est d'avoir une entrée fort difficile, parce que le Canal est trop resserré par la petite Isle de Lynch qui est à la bouche du Port, & qui appartient aux Comtes de Carlille, de la Maison des Stuarts. La Côte du Nord aussi-bien que celle du Sud, ont plusieurs Ports excellents; mais c'est la Côte du Sud qui est la mieux peuplée; l'une & l'autre sont remplies de curiosités naturelles, dont M. le Docteur Sloane a publié la relation, après avoir passé plusieurs années à la Jamaïque.

On pourra connoître tout d'un coup la proportion des richesses de toutes les Paroisses, en jettant les yeux sur la répartition d'une taxe de quatre cent cinquante livres sterling, qui fut levée dans tout le Païs pour l'entretien de leurs Agens en Angleterre.

 1.s.d.st.
Port-Royal,491010
Saint André,52175
Sainte Catherine,56163
Sainte Dorothée,2531
Vere,4718
Clarendon,4218
Sainte Elisabeth,5168
Saint Thomas au Nord Est,27100
Saint David,16110
Saint Thomas en vallée,2990
Saint Jean,1583
Saint Georges,3156
Sainte Marie,11137
Sainte Anne,726
Saint Jacques,2168
Kingston,1950

Le terroir de la Jamaïque est bon & fertile dans toutes ses parties, surtout du côté du Nord, où la terre est blanchâtre & mêlée en plusieurs endroits de terre glaise. Au Sud-Est elle est rougeâtre & sabloneuse. Mais en général, le fond de l'Isle est excellent & répond fort bien à l'industrie de ceux qui le cultivent. Les arbres & les Jardins y sont toujours verds, toujours chargés de fleurs ou de fruits, & chaque mois de l'année ressemble pour l'agrément à nos mois d'Avril & de May. Il y a dans toutes les parties de l'Isle, mais particulierement au Sud & au Nord, un grand nombre de Savanas, ou de pleines dans lesquelles il croît naturellement du bled d'Inde. On en trouve jusqu'au centre des Montagnes. C'est comme l'azile des bêtes féroces, quoiqu'il y en ait aujourd'hui beaucoup moins qu'à l'arrivée des Anglois. Les Espagnols y nourissoient de grands troupeaux, qu'ils étoient obligés de garder avec beaucoup de soin, & qui se sont tellement multipliés, qu'on en trouve en plusieurs endroits qui sont devenus tout-à-fait sauvages. Les Anglois en tuerent une prodigieuse quantité, lorsqu'ils se furent emparés de l'Isle, ce qui n'empêche point qu'il n'en reste encore beaucoup dans les Montagnes & dans les bois. Les Savanas peuvent passer pour la plus stérile partie de la Jamaïque; ce qui vient uniquement de ce qu'elles demeurent sans culture. Cependant la seule nature y produit de l'herbe si épaisse que les Habitans sont quelquefois forcés d'y mettre le feu & de la brûler.

Comme la Jamaïque est la derniere des Antilles du côte du Nord, elle est celle dont le climat est le plus temperé; & de tous les Pays qui sont entre les Tropiques, il n'y en a point où la chaleur soit moins incommode. Les vents d'Est, les pluies fréquentes, les rosées de la nuit y temperent continuellement l'air; & jusqu'à la terrible révolution de 1692, on auroit eu peine à trouver au monde un lieu plus agréable & plus sain. À l'Orient & à l'Occident, l'Isle est plus sujette aux vents & à la pluie qu'au Nord & au Sud, à cause de la multitude & de l'épaisseur des forêts. Dans les parties montagneuses l'air est moins chaud, & l'on s'y plaint quelquefois de la fraîcheur excessive des matinées.

Avant le terrible ouragan de 1692, on ne connoissoit point à la Jamaïque, comme dans les autres Antilles, ces tempêtes furieuses qui détruisoient les Vaisseaux jusques dans les Ports, & qui faisoient voler les maisons dans l'air; mais depuis ce tems-là elle est exposée à ce fleau comme les Isles voisines. En général les mois de Mai & de Novembre y sont humides, & l'hyver n'y est different de l'été que par la pluie & le tonnerre, qui sont alors plus violens que dans les autres saisons: le vent d'Est commence à souffler vers neuf heures du matin, & devient plus fort à mesure que le Soleil s'éleve sur l'horison, ce qui facilite le travail à toutes les heures du jour. Les jours & les nuits sont presque égaux en longueur pendant toute l'année, & l'on n'y apperçoit presque point de difference. Voici d'autres observations, qui paroîtront curieuses.

Pendant la nuit le vent souffle de tous côtés à la fois sur l'Isle de la Jamaïque, de sorte que les Vaisseaux ne peuvent alors en approcher sûrement, ni en sortir avant le jour. Lorsque le Soleil se couche, les nuées qui s'assemblent prennent differentes formes, suivant les Montagnes; & les vieux Matelots distinguent vers le soir chaque Montagne par la forme qu'ils voyent prendre aux nuées. On a raison d'attribuer ce Phénomene aux arbres qui attirent ou qui arrêtent les nuées, puisqu'à mesure qu'on rase les forêts, les nuées, & par conséquent les pluies deviennent plus rares & moins épaisses. À la pointe de la Jamaïque, où est situé Port-Royal, il pleut à peine quarante fois dans l'année. Vers Port-Morant, on ne voit guéres d'après-midi sans pluie pendant huit ou neuf mois, à commencer du mois d'Avril, pendant lequel il ne tombe aucune pluie. À Spanish-town, il ne pleut que trois mois dans le cours de l'année.

Les Étrangers qui arrivent à la Jamaïque suent continuellement à grosses gouttes pendant trois quarts de l'année, après quoi cette incommodité cesse. Mais une sueur si excessive n'affoiblit point. La soif, qu'elle procure souvent, s'appaise avec un peu d'eau-de-vie. La plus chaude partie du jour est vers huit heures du matin, lorsqu'il n'y a presque point de vents.

Dans la Plaine, qu'on appelle des Magots, qui est au milieu de l'Isle, entre les Paroisses de Sainte-Marie & de Saint-Jean, lorsqu'il pleut, & que la pluie s'arrête dans les plis de quelque habit, elle se change, dans l'éspace d'une demie-heure, en Magots.[C] Cependant le séjour de cette Plaine n'est pas mal sain; & quoiqu'on y trouve par-tout de l'eau à cinq ou six pieds sous terre, on peut y passer la nuit à découvert sans en recevoir aucune incommodité. Le vent de mer ne se fait point sentir à la Jamaïque avant huit ou neuf heures du matin, & cesse ordinairement à quatre ou cinq heures après-midi. Mais dans les mois d'hyver le même vent souffle quelquefois quatorze jours & quatorze nuits de suite. Alors il n'y a point de nuées, & ce qui tombe du Ciel est seulement de la rosée. Mais pendant le vent du Nord, qui dure quelquefois aussi longtems dans la même saison, il n'y a ni nuées ni rosée. Les nuées commencent vers quatre heures du soir à s'assembler sur les Montagnes, tandis que le reste du Ciel demeure serein jusqu'au Soleil couchant.

Les productions de l'Isle sont les mêmes qu'à la Barbade, & dans la plûpart des Antilles. Mais le sucre de la Jamaïque est plus brillant & d'un grain plus fin. Aussi se vend-il en Angleterre cinq ou six Shellings de plus par cent. En 1670, on ne comptoit à la Jamaïque, que 70 Moulins à sucre, qui en produisoient 2000000 de livres; mais cette quantité est fort augmentée. L'indigo y est en plus grande abondance que dans aucune autre Colonie Angloise. Le cacao n'y est plus aussi bon qu'il étoit autrefois, parce qu'à force d'en planter, la terre ou le fruit s'est alteré. Il faut consulter M. Sloane pour toutes les autres plantes de la Jamaïque. Elle abonde sur-tout en drogues & en herbes médecinales, telles que le gaine, la salse-pareille, la caffe, le tamarin, la vanille, &c. On y trouve des gommes & des racines précieuses. La cochenille, ou plûtôt là plante qui la produit croît aussi à la Jamaïque; mais les Habitans, faute d'industrie, n'en tirent pas beaucoup d'avantage; sans compter que le vent d'Est, qui lui est contraire, l'empêche de parvenir à sa maturité.

Il n'y a peut-être point de Colonie au monde où les bestiaux soient en aussi grand nombre qu'à la Jamaïque. Les chevaux y sont à si bon marché qu'on en achete de fort bons pour sept ou huit francs. Les ânes & les mulets s'y donnent aussi pour rien. Les moutons y sont gros & fort gras. La chair en est fort bonne, mais leur laine n'est d'aucun usage. Elle est d'une longueur extraordinaire & mêlée de mauvais poil. Les chevres & les porcs y sont aussi en abondance, & d'un aussi bon goût que ceux de la Barbade. J'ai déja dit quelle quantité de vaches & de taureaux l'on y trouve dans les Montagnes; mais la difficulté de les tuer fait qu'on en tire des autres Colonies.

Les Bayes, les Étangs, & les Rivières sont remplies des meilleurs poissons de l'Europe & de l'Amérique. Le principal est la tortue, parce qu'on en tire un double avantage. Il s'en trouve une quantité prodigieuse sur les Côtes, à la gauche de Port-Negril, & sur-tout proche des petites Isles de Camaros, où tous les ans il vient plusieurs Vaisseaux des Isles Caraïbes, qui en emportent des carguaison entieres. La chair de ce poisson passe pour la meilleure & la plus saine de toutes les nourritures de l'Amérique. Le Docteur Stubb a remarqué que le sang des tortues est plus froid qu'aucune sorte d'eau de la Jamaïque, ce qui n'empêche point que le battement de leur cœur ne soit aussi vigoureux que celui des animaux les plus vifs, & leurs arteres aussi fermes que celles d'aucune espece de créature. Il n'y a point d'espece d'oiseaux ni de gibier qui manque à la Jamaïque, & l'on y trouve plus de perroquets que dans toutes les autres Isles. Les fleurs, les fruits, & les herbes, y sont les mêmes qu'à la Barbade.

On remarque néanmoins quelques différences singulieres dans leur nature. Les arbres de la même espece ne meurissent point dans le même tems à la Jamaïque; c'est-à-dire, que dans une rangée de pruniers, par exemple, les uns poussent des feüilles & les autres des fleurs, tandis que d'autres portent déja des fruits. On voit souvent les jasmins pousser leurs fleurs avant leurs feüilles, & pousser aussi de nouvelles fleurs après que leurs feüilles sont tombées. Je ne dirai rien du cacao, qui y croît si heureusement. M. Louth a traité cette matiére avec beaucoup d'étendue. Une seule remarque qui fera juger des profits du Cacao, c'est qu'un arpent a valu, pour ceux qui le cultivoient, jusqu'à deux cens livres sterling de revenu. Le Piment est une autre richesse propre à l'Isle, & qui en tire le nom de Poivre de la Jamaïque. M. Sloane lui attribue des qualités merveilleuses pour la guérison de quantité de maladies.

On ne doute point qu'il n'y ait des mines de cuivre; & les Espagnols rapportent que les grosses cloches de Saint Jago viennent des mines du Pays. Pourquoi n'y en auroit-il pas d'argent comme dans l'Isle de Cuba? Mais les Anglois se sont plus attachés a cultiver la superficie de la terre qu'à chercher des trésors incertains dans ses entrailles. Quelques années après mon retour en Europe, un Habitant fort grossier a eu le bonheur de trouver, sur les Côtes, une masse d'ambre-gris qui pesoit cent quatre-vingt livres. M. Louth, en parle dans son second Volume, page 492. & M. Tredway, qui avoit vû cette piece, a laissé aussi par écrit, qu'il y avoit remarqué un bec, des aîles, & quelque partie d'un corps; d'où il concluoit que l'ambre gris, dans son origine, a été quelque créature animée. Il ajoute même qu'un homme de foi l'avoit assuré qu'il avoit vû cette créature en vie; d'autres sont persuadés que c'est l'excrement de la baleine; d'autres, que c'est le suc de quelque arbre, qui se distille sur le bord de la Mer par ses racines.

On pourroit faire beaucoup de sel à la Jamaïque; car il s'y trouve quantité de lieux propres à cette opération. On se borne néanmoins à la quantité nécessaire pour l'usage des Habitans. Dans l'année de mon séjour on y en avoit fait cent mille boisseaux.

Je laisse toutes les differentes sortes d'animaux dont M. Sloane a donné la description. Mais l'impression qui me reste encore du monstre, qui se nomme Alligator, m'oblige de rapporter ce que j'en ai vû. C'est la plus terrible créature que j'aye jamais rencontrée dans mes voyages. Je revenois seul de la maison de campagne de M. Thorough, où j'avois laissé mon fils & ma belle-fille. Une odeur fort agréable, que je sentis au long de la Rivière, me fit bien juger qu'il s'y trouvoit quelque chose d'extraordinaire; mais ne pensant à rien moins qu'à la véritable cause, je marchois sans précaution, lorsque je découvris presqu'à mes pieds une bête dont la seule vûë m'auroit causé le plus vif effroi, quand elle ne m'auroit pas fait rappeller tout-d'un coup ce que j'avois entendu raconter de l'Alligator. Mon bonheur voulut que je ne me trouvasse point dans la ligne directe du monstre, sans quoi je n'aurois jamais échappé à ses cruelles dents. Je retournai tout tremblant sur mes pas, & prenant avec moi mon fils & tous ses gens, nous revînmes bien armés, & nous n'eûmes pas de peine à tuer le monstre, en le prenant comme l'usage en est ordinaire aux Habitans. Il étoit long de dix-huit pieds. Son dos étoit couvert d'écailles impénétrables. J'assistai à l'ouverture qu'on en fit dans la maison de M. Thorough, & je trouvai beaucoup de plaisir à l'odeur qui sortoit de ses entrailles.

Les Alligators sont des animaux amphibies. Ils vivent de chair, & la cherchent avidemment; mais ils dévorent peu d'hommes, parce qu'il est aisé de les éviter. Ils ne peuvent se mouvoir qu'en ligne droite, ce qu'ils font en s'élançant avec beaucoup de vîtesse; mais il leur faut beaucoup de tems pour se tourner. Leur dos est défendu par des écailles si fortes qu'elles sont impénétrables; & la seule manière de les blesser est de les prendre par les yeux ou par le ventre. Ils ont quatre pieds, ou quatre nageoires, qui leur servent à nager & à marcher. On ne leur connoît aucunes sorte de cris; ce qui les fait croire aussi muets que les poissons. Voici leur manière de chasser; ils se tiennent sur le bord des Rivières, pour y attendre les animaux qui y viennent boire, & lorsqu'ils les voyent à leur portée, ils se jettent dessus & les dévorent. Comme ils ressemblent beaucoup à de longues pièces de bois, cette forme trompe facilement les yeux, & rend leur chasse plus certaine. Mais le mal qu'ils sont capables de causer est compensé par l'utilité qu'on tire de leur graisse, qui est admirable pour toutes les maladies des os & des jointures. L'excellente odeur qu'ils exhalent sans cesse est une espece d'avertissement contre leurs surprises; & par un instinct naturel, on voit jusqu'aux bestiaux se détourner lorsqu'ils commencent à la sentir. Ils font leurs petits comme les crapaux; c'est-à-dire, par des œufs, qui demeurent dans le sable sur le bord des Rivières, & qui reçoivent leur fécondité de la chaleur du Soleil. Ces œufs ne sont pas plus gros que ceux des poules-d'inde, & leur ressemblent beaucoup par l'écaille, excepté qu'ils n'ont aucune tache. Dès que les petits en sortent, ils gagnent aussi-tôt la Rivière.

La forme générale des Alligators est la même que celle des Lezards. Il n'y a point de difference non plus dans leur marche. Mais leurs dents sont aussi grandes & aussi fortes que celles des plus grands chiens. Il est surprenant qu'un animal si terrible puisse être tué si facilement. Les Domestiques de mon fils, qui étoient versés dans cette sorte d'expédition, s'en approcherent sans aucune crainte, en observant seulement de le prendre de travers, & de tourner à mesure qu'ils le voyoient s'agiter pour regagner la ligne droite. Avec de grands bâtons armés d'un fer pointu, qu'ils avoient apportés, ils lui firent des blessures si profondes au ventre & derriere les pattes, que nous le vîmes bien-tôt sans autre signe de vie qu'un tremblement qui avoit encore quelque chose d'effroyable.

Entre les curiosités naturelles de la Jamaïque, on compte plusieurs sources d'eau minérale, dont quelques-unes sont naturellement si chaudes qu'on y cuit non-seulement des œufs, mais jusqu'à des écrevisses & des Poulets. On leur attribue des qualités surprenantes, parmi lesquelles on met celle de guérir les maladies vénériennes.

Rien ne donne une si haute idée du commerce de la Jamaïque que le faste des Négocians & des Chefs de Plantations. Ils ne sortent que dans des carosses à six chevaux, précédés & suivis d'une livrée nombreuse à cheval. On y comptoit, pendant mon séjour, soixante mille Anglois, & cent mille Nègres. Les plaisirs y sont les mêmes qu'en Angleterre. Il y arriva, peu de tems avant mon départ, un événement qui dut servir d'exemple à tous les Prodigues. Deux jeunes gens, fils de deux freres, se trouvoient si riches, après la mort de leurs peres, qu'ils passoient pour les plus considérables partis de l'Isle. La passion du jeu, qu'ils entretenoient depuis longtems, leur fit tellement oublier le soin de leurs affaires, & celui de leur établissement, que le jour & la nuit ils étoient enfermés avec des gens moins riches qu'eux, mais plus habiles, qui travailloient ardemment à les ruiner. Quelques parens qui leur restoient, craignant les suites de cette yvresse, & voyant leurs remontrances inutiles, s'adresserent au Gouverneur, pour le faire servir du moins à troubler une societé dont l'exemple pouvoit devenir pernicieux à la jeunesse. Le Duc de Portland entra dans leurs vûës. Il envoya quelques-uns de ses Gardes porter aux Joueurs l'ordre de rompre leur assemblée. Mais ils arriverent dans le tems qu'un des Associés venoit de perdre une très-grosse somme. Le chagrin où il étoit de sa perte, l'ayant porté à faire aux Gardes une réponse fort brusque, ceux-ci la repousserent par d'autres injures, & la querelle devint si vive qu'il y eut de leur part, & de celle des Joueurs, plusieurs personnes dangereusement blessées. Un mépris si éclatant de l'autorité du Gouverneur choqua toute la Ville. Il en fut lui-même si offensé, qu'il fit enlever sur le champ tous les Joueurs qui se trouverent assemblés, entre lesquels les deux Cousins étoient encore. Ils furent conduits à la Prison publique. Mais au lieu de les y renfermer étroitement, on leur laissa la liberté de voir leurs amis; & malheureusement les seuls qui les visiterent furent des gens qui cherchoient moins à les consoler qu'à contribuer à leur ruine. Ils gagnerent tous ensemble les Geoliers par leurs profusions, & la Prison même devint bien-tôt pour eux un lieu de plaisir & de dissipation, où le jeu, la bonne chere, & toutes les autres débauches furent poussées secretement à l'excès. Les deux Cousins s'y marierent avec les deux filles du Geôlier, qui étoient d'ailleurs aimables & fort bien élevées. Mais leur pere, qui croyoit avoir fait la fortune de ses filles, & qui voulut approfondir les affaires de ses Gendres, fut surpris d'apprendre, des Compagnons mêmes de leurs débauches, qu'ils devoient aux uns & aux autres la valeur de tout leur bien. À la vérité, c'étoient les dettes du jeu, qui étoient encore sans autre engagement que leur parole. Cependant il crut devoir s'adresser au Gouverneur, pour assurer du moins la dot de ses filles. Le Duc de Portland, aigri par les Parens mêmes des deux Cousins, qu'étoient au désespoir de leur infâme conduite, renvoya cette affaire au Tribunal ordinaire de la Justice, avec des recommandations particulieres aux Juges pour la pousser vigoureusement. Par leur première Sentence, ils nommerent des Curateurs. Mais ce premier remede ne servit qu'à rendre le mal plus pressant. Le soin qu'ils prirent pour l'éclaircissement du bien des deux Prodigues, fit voir que leurs affaires étoient déja ruinées sans ressource. Le Geôlier, homme violent, fut si desesperé d'avoir si mal placé ses filles, qu'ayant querellé ses deux Gendres dans leur Prison, il en vint aux mains avec eux. La supériorité des forces l'emporta. Ils le tuerent à force de coups, & l'une de ses deux filles, qui se présenta dans ce furieux moment pour le défendre, eut le même sort que son Pere. Mais cette tragédie n'étoit pas terminée. Celui des deux Cousins qui vit sa femme expirante sous les coups de l'autre, tourna aussi-tôt sa rage contre le meurtrier de ce qu'il aimoit. Il le tua dans le même lieu. Une si affreuse scene fut bien-tôt suivie de l'exécution publique du dernier coupable, qui fut condamné quatre jours après à perdre la tête. Ce qui lui restoit de bien, à lui & à son Cousin, fut sauvé des mains des Joueurs, qui n'oserent se présenter pour faire valoir leurs prétentions. La Justice assigna une dot considérable à la Fille du Geôlier qui survivoit, & le reste retourna aux héritiers naturels.

Cette Fille, qui devenoit un fort bon parti, & qui ne manquoit d'aucun des agrémens de son sexe, fut recherchée aussi-tôt par quantité de jeunes gens. Mais le chagrin qui lui restoit de son avanture, la fit penser à quitter la Jamaïque, pour aller chercher un établissement en Angleterre. Nous commencions à faire les préparatifs de notre départ. Elle vint nous prier de lui accorder le passage. Rien n'empêchoit que nous ne lui fissions cette faveur. Cependant M. Thorough, qui se trouvoit lié avec un de ses nouveaux Amans, nous pria de la solliciter en faveur son ami, & de nous dispenser même, sous quelques prétextes, de la recevoir dans notre Bord. Elle attribua nos sollicitations à des motifs tout differens; & s'étant figurée que nous attachions quelque honte à l'avanture de sa famille & à la sienne, qui nous faisfoit sentir de la répugnance à l'obliger, elle s'accorda pour son départ avec le Capitaine d'un autre Vaisseau.

Le Pere d'Helena, cette jeune Espagnole dont nous avions favorisé la fuite, arriva dans le même tems de Carthagène, avec une suite qui fit prendre une haute opinion de ses richesses. Quoique l'amour paternel lui eût fait perdre tout-d'un-coup le souvenir de l'offense, il n'avoit pas voulu entreprendre le voyage de la Jamaïque sans avoir obtenu un passeport du Gouverneur; & ce soin avoit été la seule cause de son retardement. Sa Fille, qui n'avoit reçu dans cet intervalle aucun avis de ses dispositions, commençoit à se croire abandonnée de son Pere, & paroissoit résolue de fixer son établissement à la Jamaïque, M. le Duc de Portland, à qui son avanture avoit donné la curiosité de la connoître, lui marquoit tant d'estime & d'amitié, que la malignité du public l'avoit déja soupçonné de sentir pour elle quelque chose de plus tendre. J'aurois pû servir à la justifier, moi qui la voyois beaucoup plus familiérement, & qui n'avoit pas fait difficulté de la proposer à ma Belle-fille, pour sa compagne & son amie. Je lui dois ce témoignage, que pendant plus de six mois qu'elle passa dans le plus intime commerce avec nous, il n'y eut rien dans sa conduite, ni dans celle de son mari, qui ne répondît parfaitement à la première idée qu'ils nous avoient donnée tous deux de leur caractere. Le vieil Espagnol eut la prudence, à son arrivée, de s'adresser à M. Rindekly, & à moi, pour apprendre de nous quelle avoit été la conduite de sa fille, ayant que de lui rendre son amitié. Il nous fit d'abord quelques plaintes du secours que nous avions prêté à leur évasion; mais en lui expliquant les circonstances, nous lui fîmes confesser que l'humanité nous en avoit fait une loi. Il finit par nous en faire des remercimens, & recevant avec une vive satisfaction le témoignage que nous lui rendîmes en faveur de ses enfans, il nous marqua tous les sentimens d'une vive amitié. M. le Duc de Portland, qui étoit le plus galant de tous les hommes, & qui mêloit peut-être quelques sentimens de tendresse à l'estime qu'il avoit pour sa fille, le traita, pendant son séjour à Spanish-town & à Port-Royal, avec toute la politesse qu'il auroit eue pour un Espagnol du premier rang.

M. Rindekly avoit réparé notre Équipage, en recevant à notre service tous les Matelots qui s'étoient presentés, & les circonstances ne lui avoient pas permis d'être fort difficile dans le choix. Comme nous ne pensions plus qu'à retourner directement en Angleterre avec une carguaison des meilleures marchandises de l'Amérique, il se présenta plusieurs personnes qui nous demanderent le passage. Le bonheur de ma famille nous fit recevoir M. Speed, un riche Marchand, qui, ayant perdu depuis quelque tems sa femme, & se trouvant dans un âge fort avancé, avec deux fils qu'il aimoit tendrement, s'étoit déterminé, sur leurs instances, à retourner à Londres avec toute sa fortune. Il avoit disposé d'une excellente Plantation en faveur d'un Quaker de Philadelphie, qui l'avoit à la vérité payée tout ce qu'elle valoit, mais qui avoit mérité de lui cette préférence, par un service fort singulier. M. Speed, revenant de la Virginie, où ses affaires l'avoient conduit, s'étoit embarqué dans un Vaisseau qui apportoit du bled & d'autres grains à la Jamaïque. En faisant le tour des Isles, comme j'ai remarqué qu'on y est presque toujours forcé dans certaines saisons, il avoit été jetté, par un ouragan, dans l'Isle de Nevis, où il tomba malade à Charles-town. Le Vaisseau qui l'y avoit apporté reprit sa route, & laissa M. Speed à Charles-town, dans un état si desesperé, qu'il passoit pour mort. Cette nouvelle fut apportée à sa famille, qui faisoit son séjour à Spanish-town, & s'y confirma d'autant plus qu'ayant été plus de six mois sans se rétablir, & sans trouver la moindre occasion pour informer sa femme, & ses enfans de sa situation, il fut réduit à la derniere nécessité dans l'Isle de Nevis. Quelques honnêtes gens, à la vérité, prirent soin de lui, sur la seule foi de ses discours; car il n'y étoit connu de personne. Mais n'ayant pû obtenir qu'on fît les frais de le reconduire exprès à la Jamaïque, le chagrin de se trouver comme abandonné à son infortune, lui fit prendre la téméraire résolution de partir dans une petite Barque, avec deux Matelots à qui elle appartenoit, & qu'il avoit gagnés par la promesse d'une grosse récompense. Leur voile n'ayant pas longtems résisté au vent, ils se trouverent sans secours pour se conduire, & jettés, après deux ou trois jours d'agitation, dans une petite Isle à peine connue, quoiqu'habitée par quelques familles Angloises. Elle se nomme Anguilla. Les Habitans en sont si pauvres, & si accoutumés à la paresse & à l'oisiveté, qu'on auroit peine à se le persuader d'une Colonie d'Anglois si l'on n'en étoit informé par des Relations certaines. Ils sont sans commerce avec les Isles voisines, sans Prêtres, sans Juges, & presque sans Chefs; car chaque famille ne reconnoît point d'autre autorité que celle du plus ancien, & n'y defere même que dans les cas où le bien public est interessé. Leurs occupations, comme leurs richesses, consistent dans la culture de leurs terres, dont ils ne tirent que ce qui est purement nécessaire à leur nourriture. Leur ignorance & leur grossiereté sont si excessives, qu'ils ne sçavent point l'origine de leur établissement. Leurs voisins, dans d'autres Isles, n'en sont pas mieux informés; & si l'on considere qu'il n'y a pas deux siecles que nos Anglois occupent quelques-unes des Antilles, on admirera sans doute que dans un espace si court les mœurs, & même la raison, soient capables d'une si étrange révolution.

M. Speed fut reçu néanmoins fort humainement de ces Anglois Barbares. Sa maladie, dont l'impatience de retourner dans sa famille ne lui avoit pas permis d'attendre tout-à-fait la fin, se renouvella avec plus de danger que jamais. Il fut encore près de trois mois à l'extrêmité, dans l'Isle d'Anguilla. Enfin, ses forces étant revenues, il reprit la résolution de se confier aux flots dans sa Barque, avec les secours que ses deux Matelots purent se procurer pour rendre leur navigation plus certaine. Mais en avançant dans une Mer dangereuse, ils donnerent contre un rocher qu'ils n'avoient point apperçu, & qui fendit si malheureusement leur Barque qu'elle coula presqu'aussi-tôt à fond. Ils se trouverent tous trois sans autre ressource que deux rames, qu'ils avoient eu le tems de lier ensemble à la première vûe de leur malheur. Ils s'y tinrent si fortement attachés que malgré l'agitation des vagues, ils passerent un jour presque entier dans cette affreuse situation. Vers le soir, un Vaisseau qui alloit d'Antego à la Jamaïque, se trouva si près d'eux qu'ils eussent pû se faire entendre si l'extinction de leur voix ne les eut empêchés de jetter des cris. Mais par le plus heureux hazard, le Quaker, qui étoit à Bord, apperçut un corps qu'il prit pour quelque monstre marin. Sans autre soupçon, il prit lui-même un croc, qu'il lança dessus, & qui saisit les rames dans l'endroit où elles étoient liées. La facilité qu'elles eurent à suivre lui fit bien-tôt découvrir trois hommes, & l'on trouva aussi-tôt le moyen de les secourir. M. Speed, tout affoibli qu'il étoit encore par une longue maladie, avoit résisté plus vigoureusement que ses deux Compagnons à l'impression de la crainte & des flots. Il en vit mourir un presqu'au moment qu'ils furent tirés dans le Vaisseau, & l'autre peu de jours après. Son Bienfaiteur, avec les principes de charité qui sont ordinaires dans sa Secte, continua, sans le connoître, de lui rendre tous les services dont il avoit besoin dans sa misere; & par la crainte d'en diminuer le mérite aux yeux du Ciel, il refusa ensuite toutes les récompenses que la générosité & la reconnoissance porterent M. Speed à lui offrir. Dans le marché même qu'il fit avec lui pour sa Plantation, il voulut, par le même motif, qu'elle fût estimée sa juste valeur; de sorte que l'unique obligation qu'il eut à M. Speed fut de l'avoir préféré à quantité d'autres qui s'étoient présentés pour l'acheter.

Nous eûmes encore pour Compagnon de voyage, le Colonel du Bourgay, François réfugié, fort aimé de M. le Duc de Portland, qui l'avoit nommé son Lieutenant Général dans le Gouvernement de la Jamaïque. Il devoit retourner à Londres sur le Kingston, qui l'avoit amené avec M. le Duc; mais une querelle qu'il prit avec le Capitaine lui fit naître l'envie de nous demander le passage. Cet Officier François n'eut pas le tems de se faire des amis à la Jamaïque par son mérite, & s'y fit un grand nombre d'ennemis par ses prétentions. Ayant vû les appointemens du Gouverneur augmentés jusqu'à cinq mille livres sterling, c'est-à-dire presqu'au double, il s'étoit crû en droit de demander la même augmentation pour les siens, & la faveur de M. le Duc de Portland avoit fait une espece de loi au Conseil de lui accorder sa demande. Mais tout le monde avoit murmuré de cette exaction. Son Emploi même étoit un surcroît de charge que la Colonie croyoit inutile lorsque le Gouverneur y faisoit sa résidence, & dont elle avoit esperé se délivrer à l'arrivée du Duc. Cependant ce Seigneur, qui vouloit rendre service à M. du Bourgay, avoit déclaré dans son premier discours, que l'intention du Roi étoit qu'il fût reçu avec des honneurs & des appointemens. L'Assemblée avoit d'abord écouté cette déclaration d'un air fort mécontent, ce qui n'empêcha point qu'elle n'accordât mille livres sterling au Colonel. Mais les désagrémens qu'il prévit dans un Office si peu goûté du public, lui firent prendre le parti de retourner en Angleterre, pour y joüir tranquillement de son titre & du revenu.

Toutes nos affaires étant arrangées avec M. Thorough & mon fils, nous mîmes à la voile dans un tems si serein que nous devions esperer la plus favorable navigation. Cette espérance fut renversée dès le premier jour par une horrible tempête, qui brisa deux de nos mâts, & qui nous fit regarder comme un bonheur d'être jettés sur la Côte de Saint Domingue, entre le petit Port de Ceresa & la Capitale Espagnole. Le vent ayant changé pendant la nuit, nous aurions pû nous garantir du danger qui nous menaçoit si notre Vaisseau n'avoit pas eu besoin de réparation. Mais il s'y étoit fait plusieurs voies d'eau, qui nous forcerent de demeurer deux jours à l'ancre. Un pressentiment secret m'avoit rendu l'humeur extrêmement chagrine, lorsque nous fûmes abordés par deux Vaisseaux de guerre Espagnols, ausquels nous ne vîmes aucune apparence de pouvoir résister. Quoiqu'ils ne nous fissent point appréhender d'hostilités, & que retournant à Londres en qualité de Marchands, notre malheur ne dût nous en faire attendre que des politesses & du secours, il n'étoit que trop à craindre, dans des circonstances où les plaintes des deux Nations augmentoient tous les jours, qu'ils ne nous fissent essuyer du moins des recherches incommodes. M. du Bourgay, qui étoit homme de courage, paroissoit aussi desesperé que nous de n'être pas en état de rejetter toutes les propositions dont nous pouvions craindre des suites désagréables. Mais il fallut ceder à la nécessité. Les Espagnols, qui n'avoient pas moins de quatre cens hommes sur leurs deux Bords, vinrent à nous avec toute la hauteur qu'ils pouvoient tirer d'une telle supériorité. Ayant reconnu que nous étions chargés en marchandises pour l'Europe, il ne leur resta, pour chercher des prétextes à nous quereller, que de visiter exactement notre carguaison. Elle consistoit en sucre, en indigo, en ambre-gris, & en drogues des meilleures especes, qu'ils ne purent méconnoître pour des effets de la Jamaïque; mais en portant leurs recherches jusques dans la chambre qui m'étoit commune avec M. Rindekly, ils trouverent nos trois caisses de perles, dont ils nous demanderent aussi-tôt l'origine. Comme il ne nous restoit de notre ancien Équipage que le Pilote & deux Valets, ils auroient mal réüssi à tirer de nos gens d'autres lumiéres que celles qu'ils reçurent de nous. Je leur avois répondu qu'aïant fait le voyage de la plûpart de nos établissemens, j'avois ramassé le trésor qu'ils me voyoient, dans differentes Colonies; ils prirent là-dessus plusieurs de nos Matelots à l'écart, & les menaces ne furent pas moins employées que les offres pour leur arracher notre secret. Mais tandis qu'ils se donnoient des mouvemens inutiles, un de leurs gens trouva dans un petit tiroir, qui tenoit à l'une des caisses, le Mémoire qui contenoit non-seulement le nombre des perles, mais quelques observations sur celles qui avoient été pêchées en notre présence, & sur les differens lieux de la Marguerite, d'où nous avions tiré les autres. Si ce n'étoit point assez pour découvrir tout le mistere de notre voyage, il n'en falloit pas tant pour fournir à nos Ennemis le prétexte qu'ils cherchoient. Ils conclurent que les Perles étoient un bien qui venoit des Pays Espagnols, & sur la seule contradiction qu'ils prétendirent trouver entre nos premières réponses & le Mémoire, ils se saisirent des perles comme d'un vol qu'ils étoient en droit de reclamer. À toutes nos plaintes, ils ne répondirent qu'en faisant valoir la bonté qu'ils avoient de nous laisser notre ambre-gris, parce qu'ils ne voyoient pas si clairement, nous dirent-ils, qu'il vînt des Colonies d'Espagne, quoiqu'ils n'eussent que trop de raisons de le soupçonner. Ils ajouterent qu'ils vouloient nous apprendre les procedés justes & honnêtes, & qu'ils exhortoient notre Nation à profiter de ces exemples. Je ne puis douter que M. Rindekly & M. du Bourgay ne ressentissent des agitations cruelles en se voyant forcés de souffrir cette raillerie. Mais les miennes furent si vives, que m'étant jetté sur mon lit j'y demeurai longtems sans connoissance, & que je ne revins de cet état que pour tomber dans une dangereuse maladie.

Nous eûmes la liberté de remettre à la voile. Ce ne fut pas sans avoir consulté entre nous si nous ne devions pas porter nos plaintes au Gouverneur de Saint Domingue, & lui demander la restitution d'un bien qui nous étoit arraché contre toutes sortes de droits. Mais outre que mille exemples nous apprenoient trop clairement qu'il n'y avoit point de justice à esperer, les deux Vaisseaux de guerre avoient cinglé en pleine Mer, & nous devions juger que s'ils n'étoient pas partis du Port pour quelque voyage, ils s'éloignoient peut-être pour aller partager nos dépoüilles.

M. Speed, dont le caractere étoit la bonté & la douceur, ne me quitta point un moment pendant ma maladie. Comme il ne pouvoit douter qu'elle ne vînt de ma perte, & qu'en s'efforçant de me consoler, il me donna lieu de lui raconter l'histoire de ma fortune, & combien le malheur qui venoit de m'arriver mettoit de changement dans mes espérances, il fut informé par dégrés de la situation de ma famille. L'interêt qu'il prit ensuite à ma santé me parut encore plus vif. Ses deux fils même partagerent les assiduités & les soins de leur pere. Enfin, profitant un jour de quelques momens de relâche que la fiévre m'avoit accordés, il me fit tant de questions sur l'âge & le caractere des deux filles qui me restoient à marier, que je ne crus pas sa curiosité sans dessein. M. Rindekly me dit le même jour, qu'il lui avoit parlé de moi dans les termes les plus tendres, & qu'il avoit voulu sçavoir comment il se trouvoit d'avoir épousé ma fille. Ces discours néanmoins ne produisirent point d'autre ouverture pendant le reste de notre voyage.

Ma santé empirant de jour en jour, M. Rindekly, dont l'amitié pour moi ne s'étoit jamais refroidie, prit la résolution, sans me consulter, de relâcher au premier lieu où je pourrois recevoir du secours & du soulagement. Nous étions sans Chirurgien; & dans l'abondance de mille drogues dont notre Vaisseau étoit chargé, personne ne se fioit assez à ses lumières pour me proposer d'en faire usage. Je fus saigné trois fois par mon Valet, qui n'avoit que son adresse naturelle pour me rassurer; car il portoit des lancettes dont il n'avoit jamais fait d'usage. Cependant je me trouvai beaucoup mieux en arrivant à la vûë des Canaries, & si M. Rindekly s'étoit rendu à mes instances, nous aurions continué notre route sans nous arrêter. Nous avions rencontré depuis deux jours le Kingston, qui avoit fait une fort heureuse route, puisqu'il étoit parti de la Jamaïque après nous. C'étoit une escorte qui me saisoit insister à le suivre. Et M. du Bourgay, qui ne désiroit que de se revoir à Londres, aima mieux se réconcilier avec son ennemi que de manquer l'occasion de hâter son retour. Il nous quitta pour passer dans son Bord, tandis que l'amitié de M. Rindekly, & de M. Speed, fit tourner nos voiles vers le Port de Ferro. Nous connoissions ce lieu, & ce fut la raison qui nous le fit préferer à celui de Canarie; sans compter que le ressentiment dont nous étions remplis contre les Espagnols, nous faisant relâcher à regret sur leurs Terres, le Port où nous pouvions aborder avec moins de répugnance étoit celui où leur Nation étoit en plus petit nombre.

Les hazards ne sont jamais surprenans sur Mer, parce que c'est proprement l'empire de la fortune. Il me parut bien merveilleux néanmoins que le premier visage que je reconnus en débarquant à Ferro fut celui de M. King qui se promenoit sur le Port. Je l'avois laissé dans l'Isle de Java, si content de sa fortune & si accoutumé au Pays, qu'il étoit résolu d'y passer le reste de ses jours. Cependant la perte de ses enfans, que la petite vérole avoit emportés dans un espace fort court, lui avoit inspiré du dégoût pour son établissement. Il avoit chargé un Vaisseau de tout son bien, & s'y étoit embarqué avec sa femme; il retournoit à Londres pour se procurer la satisfaction de laisser du moins ses richesses à des héritiers qui lui appartinssent de plus près que les Hollandois. Sa femme s'étoit trouvée fort mal sur son Vaisseau, & c'étoit une raison de santé qui l'avoit porté comme nous à relâcher dans l'Isle de Ferro. Il devint bien-tôt l'ami de M. Speed & de M. Rindekly, autant qu'il étoit le mien. Mais sa femme, moins heureuse que moi, mourût, quelques jours après, de sa maladie.

Trois semaines de repos, me retablirent si parfaitement que je fus le premier à parler de notre départ. M. Rindekly n'avoit pas tant perdu le souvenir des Côtes d'Afrique que les désirs de son cœur ne tournassent encore de ce côté-là. Il s'imagina même que dans le regret que je sentois de notre perte, j'aurois plus de facilité à former avec lui quelque nouveau projet, & n'ayant rien de reservé pour M. Speed il me renouvella cette proposition dans sa présence. Mais outre que la cargaison de notre Vaisseau ne nous permettoit pas de risquer témérairement tant de richesses, je commençois à sentir une vive impatience de me revoir à Londres. Les réflexions que notre perte & la douleur même qu'elle m'avoit causée, me faisoient faire tous les jours sur la fragilité des biens de la fortune, m'apprenoient à borner plus que jamais mes désirs, & à me croire trop heureux de pouvoir jouir tranquillement d'une situation aussi douce que celle où j'allois me voir encore. Je considerois que M. Speed, M. King, M. Thorough, après avoir passé toute leur vie à s'enrichir par le commerce, n'en avoient pas d'autre fruit à recueillir que celui que je pouvois déja m'assurer comme eux, & que si j'étois moins riche, je ne laissois pas de l'être assez pour me procurer toutes les douceurs qu'un esprit raisonnable peut attendre des richesses. J'avois sur eux cet avantage qu'étant plus jeune, l'avenir me promettoit plus de tems pour jouir. C'étoit un bien dont je ne pouvois me priver sans folie, puisque j'étois capable de le sentir. Mon Fils & l'aînée de mes Filles étoient heureusement établis. N'étois-je point en état de faire une condition aussi heureuse à mes autres enfans? & pourquoi risquer non seulement ma santé & ma vie, mais la certitude présente de ma fortune pour des espérances incertaines? Je fis entrer d'autant plus facilement M. Rindekly dans ces principes, qu'ils furent secondés par les raisonnemens & les conseils de M. Speed. La tristesse que M. King ressentoit de la mort de sa femme ne l'empêcha point de fortifier mon parti par ses réflexions. Enfin nous remîmes à la voile, avec le seul désir d'arriver promptement en Angleterre. Je n'ose dire que ma modération fut recompensée par la justice du Ciel; mais en passant à la vûë de Madère, nous rencontrâmes une Chaloupe montée de six personnes qui luttoient contre les flots, c'est-à-dire, qui se servoient de toute leur adresse & de toutes leurs forces, pour gagner l'Isle. Les flots leur étoient si contraires que le secours des rames paroissoit peu leur servir. Aussi-tôt qu'ils nous eurent apperçus, ils abandonnerent tout autre dessein, pour se laisser conduire au vent qui les poussoit vers nous. À mesure qu'ils approchoient, nous remarquâmes qu'ils étoient si moüillés par les vagues qu'on ne pouvoit distinguer la couleur de leurs habits. Enfin nous les reçûmes à bord; mais ce ne fut pas sans difficulté. Deux femmes qui étoient dans cette malheureuse troupe tomberent évanouïes, lorsque leur Chaloupe fut accrochée au Vaisseau. Les hommes qui les conduisoient n'étoient guéres dans un meilleur état. Nous apprîmes d'eux en fort peu de mots qu'ils étoient échappés au plus affreux de tous les naufrages, & que voguant depuis deux jours dans la Chaloupe à la merci des flots, ils nous devoient la vie qu'ils recevoient de notre secours. La foiblesse où ils étoient tous ne leur permettant point de parler davantage, ils nous demanderent la liberté de se reposer & le tems de reprendre leurs forces. On tira de la Chaloupe avec eux quelques malles, & un coffre fort pésant, dont ils nous recommanderent de prendre un soin particulier. Dès le même jour, une des deux femmes, qui paroissoit âgée de cinquante ans, mourut entre les bras de l'autre qui étoit sa fille; & des quatre hommes, deux nous parurent si mal que nous esperâmes peu pour leur vie.

Nous leur faisions rendre toutes sortes de soins, sans permettre à notre curiosité de les interroger. À peine avions-nous pû distinguer leur Nation, parce que nous ayant reconnus pour Anglois, ils nous avoient parlé dans notre langue, mais avec peu d'éxactitude; & nous ne nous trompions point en les croyant Espagnols. Pendant trois jours ils eurent toute la liberté qu'ils souhaitoient, dans une cabane qu'on leur avoit abandonnée. Le quatriéme, ils firent prier le Capitaine d'y passer. M. Rindekly qui avoit toujours porté ce titre, ne laissa point de me demander si je voulois paroître pour lui, & m'en pressa même, par la seule haine qu'il portoit aux Espagnols. J'y consentis pour l'obliger. On me fit approcher d'un homme qui paroissoit expirant. Il lui restoit néanmoins assez de voix pour faire entendre le discours qu'il me tint, & à ses Compagnons qui étoient dans la même chambre que lui.

Il me déclara qu'il étoit Espagnol; & qu'ayant commandé longtems un Vaisseau de guerre en Amérique, il revenoit avec sa famille pour jouir en Espagne de quelques richesses qu'il avoit amassées. Il avoit essuié une furieuse tempête, qui l'avoit forcé de se mettre dans sa Chaloupe avec sa femme, sa fille, & trois hommes de son Équipage, & ce qu'il avoit pû sauver de plus précieux. Son Vaisseau avoit péri presqu'au même moment à ses yeux, & l'intérêt de son propre salut, lui avoit fait une cruelle nécessité de s'éloigner du reste de ses gens, dont la plûpart s'étoient efforcés inutilement de gagner sa Chaloupe à la nage. Après avoir erré pendant deux jours, il s'étoit apperçu que la force des vagues lui avoit fait manquer l'Isle de Madère, & nous l'avions trouvé dans les efforts qu'il faisoit pour reprendre le dessus du vent. Il doutoit qu'il y eût pû réussir, puisqu'ayant passé deux jours & une nuit presque sans nourriture, sa vigueur & celle de ses gens étoit aussi épuisée par le besoin que par le travail. J'en pouvois juger par l'état où je les avois trouvés, par la mort de sa femme, & par la sienne qu'il ne sentoit point éloignée. Les trois Espagnols qu'il avoit avec lui étant des domestiques auxquels il n'avoit qu'une confiance médiocre, il se flattoit de pouvoir faire plus de fond sur des gens tels que nous, dont la politesse & l'humanité le prévenoit en notre faveur. Son plus cher trésor étoit sa fille, quoiqu'il n'estimât pas moins de cent mille ducats les coffres qu'il avoit sauvés du Naufrage. Il me la confioit avec tout le bien qui alloit être son héritage; & puisque nous allions passer au long de l'Espagne, il me conjuroit de la remettre dans le premier Port où elle voudroit débarquer. Il ajoûta qu'il plaignoit le sort de cette chere fille, qui alloit se trouver plus étrangere dans sa Patrie qu'en Amérique, & qu'il ne pouvoit trop se reprocher un malheureux voïage qu'il n'avoit entrepris que par l'ambition de paroître en Espagne avec une fortune pour laquelle il n'étoit pas né.

Je l'assurai que dans son malheur, il devoit rendre graces au Ciel de l'avoir fait tomber entre nos mains, & je lui promis avec serment que nous nous ferions un point d'honneur de répondre à sa confiance. Il donna ordre à ses gens d'éxécuter toutes mes volontés, & à sa fille de m'obéir comme à lui. Elle n'avoit pas plus de dix-sept ans. L'abbatement où je la voyois me fit craindre que sa vie ne fut pas plus longue que celle de son pere. Je l'embrassai en lui promettant de prendre pour elle tous les sentimens qui pouvoient adoucir sa perte & faciliter ses affaires. Notre familiarité devint plus étroite après cette explication. J'étois à tous momens dans leur cabane, & je leur rendis toutes sortes de soins; mais le pere n'en eut pas besoin longtems. Je le vis mourir entre les bras de sa fille, après m'avoir repeté, dans les termes les plus tendres, la priere qu'il m'avoit faite de lui tenir lieu de ce qu'elle alloit perdre.

M. Rindekly à qui j'avois rendu un compte fidelle de mes engagemens, n'approuva pas beaucoup la proposition que je lui fis de nous arrêter à Cadis. Il craignoit les Espagnols autant qu'il les haïssoit. Cependant mes promesses étoient si formelles, que l'honnêteté ne me permettoit pas d'y manquer. Je le forçai d'en convenir, & je tirai sa parole qu'il ne s'y opposeroit point. Dans cet intervalle je consolois la jeune Espagnole, qui se nommoit Anna Pelez, & je m'appercevois avec plaisir que mes consolations n'étoient pas inutiles. Elle perdit encore un de ses trois domestiques, & la santé des deux autres ne paroissoit pas plus assurée; mais la sienne se fortifia de jour en jour. Nous commencions à decouvrir les Côtes d'Espagne, sans qu'elle m'eût encore fait connoître ses desseins, & je persistois toujours dans la pensée de nous arrêter à Cadis; mais lorsque je lui en fis la proposition, elle me pria d'écouter ce qu'elle avoit médité depuis la mort de son pere. Elle étoit née, me dit-elle, en Espagne, mais fille d'un soldat, & sans aucune connoissance de sa famille, qui de l'aveu de son pere, étoit fort obscure. Il étoit parti avec elle & sa mere, dans un Vaisseau qui menoit quelques troupes à la Havana, & s'étant distingué par son courage & sa conduite, il étoit parvenu de degrés en degrés à commander un Vaisseau de guerre, sur lequel il avoit trouvé les occasions de s'enrichir. Le désir de s'établir dans sa Patrie, lui avoit fait quitter l'Amérique; & sous la conduite d'un pere, elle n'avoit pas douté qu'elle ne pût trouver quelque agrément en Espagne. Mais le malheur qu'elle avoit eû de le perdre changeoit entierement sa situation. À qui s'adresseroit-elle à Cadis, ou dans une autre Ville, lorsqu'elle n'y connoissoit personne; & si elle cherchoit ses parens dans les Asturies d'où elle sçavoit que son pere étoit originaire, comment pourroit-elle supporter le désagrément de tomber dans une famille vile & pauvre, avec l'éducation qu'elle avoit reçue, & l'habitude où elle étoit de vivre dans le commerce des honnêtes gens! Sa repugnance étoit si forte à paroître en Espagne sans connoissances & sans appui, que dans l'impuissance de retourner sur le champ à la Havana, & remplie de la confiance que celle même de son pere lui avoit inspirée pour moi, elle ne balançoit point à me demander la permission de me suivre en Angleterre. Il n'y avoit point de lieu au monde où elle ne pût vivre heureuse lorsqu'elle y vivroit avec honneur. Je rendrois témoignage de son avanture, & de sa naissance. Je la tenois des mains de son pere. Elle ne doutoit pas qu'avec le caractere d'honnête homme, tel qu'elle devoit me le supposer dans ma Patrie, & le témoignage de tous les gens de notre Vaisseau, je ne pusse contribuer à son établissement.

Sa résolution me parut si bien affermie que je n'entrepris point de la combattre. M. Rindekly & nos autres amis ne manquerent pas de l'approuver. Nous doublâmes la pointe de l'Espagne sans penser davantage à Cadis, & le reste de notre route fut heureux jusqu'à Londres. Je dois remarquer seulement que Mademoiselle Pelez ne gardant plus de reserve avec moi, remit à mes soins tous les biens qui lui restoient de son pere, & qu'elle m'abandonna de même, la disposition de sa demeure & de sa conduite en Angleterre.

J'étois le seul de notre societé qui eût à Londres une maison prête à la recevoir; car M. Rindekly avoit laissé sa femme avec la mienne, qui étoit sa mere, & ne pouvoit pas se donner tout-d'un-coup un autre logement. M. Speed, avec ses deux fils, & M. King, étoient comme étrangers dans leur Patrie, après avoir passé plus de trente ans dans les Indes. Je ne pouvois leur offrir de les recevoir tous chez moi. Mais leur voyant pour moi tant de confiance & d'amitié qu'ils sembloient compter sur mes services pour leurs premiers arrangemens, je dépêchai mon Valet de Gravesend, pour avertir ma femme & Madame Rindekly de notre arrivée, avec ordre de loüer, dans le voisinage de ma maison, trois appartemens, pour M. Speed, M. King, & Mademoiselle Pelez. L'impatience de nos femmes les amenerent au-devant de nous dans un Bateau de la Tamise. Quelle joie de se revoir en bonne santé, après une longue absence & de si dangereux voyages! Madame Rindekly avoit mis heureusement au monde le premier fruit de son mariage, & n'avoit pas manqué de le faire apporter avec elle. Mes deux autres filles n'étoient pas moins aimable que leur aînée, & mon second fils s'étoit formé par une fort bonne éducation. Il faut être pere, mari, & aussi charmés que nous l'étions de tous ces titres, pour juger des transports de M. Rindekly & des miens. Quoique ma femme eût déja pris des mesures pour les appartemens que je lui avois fait recommander, elle avoit conçu que nos amis ne se sépareroient pas de moi le même jour, & ses ordres étoient donnés pour un souper magnifique où nous devions tous nous réünir.

Jamais la joie ne produisit des effets plus vifs & plus naturels. Mademoiselle Pelez s'attacha dès le premier jour à ma famille, & s'en fit aimer comme si j'eusse été véritablement son pere. M. Speed observa beaucoup mes filles, & ses deux fils ne parurent pas moins sensibles aux agrémens de leurs manières & de leur figure. Notre souper fut une des plus délicieuses Fêtes du monde. Mais lorsqu'on parla de se retirer, je fus surpris de voir M. Speed appeller ses deux fils dans une salle voisine, où il fut quelques momens avec eux. Ensuite m'ayant fait prier d'y passer aussi, il m'adressa un discours auquel j'étois fort éloigné de m'attendre. Les obligations, me dit-il, qu'il avoit à mon amitié, le goût qu'il avoit pris pour moi & pour ma famille, & celui que ses deux fils venoient de concevoir pour mes filles, ne lui permettoient pas de remettre au lendemain la proposition de s'unir plus étroitement à moi. S'il l'avoit differée jusqu'à Londres, c'est qu'il avoit souhaité, comme il venoit de s'en assurer heureusement, que ses fils trouvassent dans leur propre cœur des raisons de se conformer à ses volontés. Il ne perdoit pas un moment, parce qu'il prévoioit qu'à mon retour il se présenteroit plus d'un mari pour mes filles. Il me prioit de tenir compte à ses enfans de l'ardeur qu'ils avoient à s'offrir les premiers; & se trouvant riche de soixante mille livres sterlings, il me promettoit de leur en donner chacun vingt-cinq mille, en attendant les dix mille autres, qu'il se réservoit pour vivre, & qu'ils partageroient après sa mort.

Je l'embrassai avec reconnoissance. Mais étant sans empressement pour marier mes filles, qui étoient fort jeunes, & que j'étois bien aise de voir quelque tems autour de moi, je me contentai de lui répondre que sensible comme je devois l'être à tant d'amitié, je m'engageois volontiers à ne pas recevoir d'autres gendres que ses fils. J'ajoutai qu'à l'âge où ils étoient encore, un peu de culture étoit nécessaire à leurs qualités naturelles, & que je travaillerois de mon côté à rendre mes filles plus dignes d'eux. M. Speed prit ce compliment pour une excuse honnête, & m'en marqua tant de chagrin, que partagé entre le penchant que je me sentois pour lui & la crainte de blesser l'inclination de mes filles, je me réduisis à lui demander quelques jours pour laisser naître leur penchant, contre lequel il ne devoit pas souhaiter plus que moi qu'elles fussent à ses fils. Il ne put rien opposer à cette demande; mais pour commencer lui-même à les gagner, il leur fit aussi-tôt présent de quelques diamans d'un grand prix, que je ne les empêchai point d'accepter; & leur offrant ses deux fils, il leur dit galamment que c'étoient deux Amans qu'il leur avoit amenés de l'extrêmité du monde. Ma femme, qui avoit pris de l'inclination pour Mademoiselle Pelez, en apprenant son avanture, & qui craignit les dangers ausquels une personne de son âge pouvoit être exposée dans un appartement de loüage, trouva le moyen de la loger avec mes filles.

Parmi tant de contentemens, j'eus le lendemain un sujet d'inquiétude dont je craignis les suites. Les Parens de l'Écrivain que nous avions emmené n'eurent pas plûtôt appris notre retour, que dans la surprise de ne le pas revoir, & de n'en apprendre aucune nouvelle des gens de notre Équipage, qui avoit été renouvellé entierement depuis sa mort; ils s'adresserent directement à M. Rindekly. Nous avions peu pensé à sa cassette dans un si long intervalle. Cependant elle se trouvoit encore entre les nôtres, & M. Rindekly, après avoir raconté à ses parens les circonstances de sa mort, ne fit pas difficulté de leur remettre tout ce qui lui avoit appartenu. En visitant la cassette, ils y trouverent l'ordre du Ministère, qui concernoit nos entreprises. Des gens avides, qui étoient fâchés que l'héritage de l'Écrivain se réduisît à d'inutiles papiers, s'imaginerent qu'ils avoient quelque récompense à prétendre du Ministre en lui remettant une Piece qui sembloit interesser le Gouvernement. En effet la Cour se rappella les circonstances où elle avoit donné cet Ordre. M. Rindekly reçut, dès le jour suivant, celui de se rendre à Saint James, où le Roi lui-même avoit souhaité de l'entendre. On le pressa beaucoup sur le détail de nos voyages. Il raconta ingénument les entreprises que nous avions formées en divers tems, sans craindre d'avouer les avantages que nous en avions tirés. Il avertit même le Roi que dans la même cassette, où la Commission de l'Écrivain s'étoit trouvée, on trouveroit une description fort étendue de toute la Côte Occidentale de l'Afrique, dont le respect que nous avions crû devoir aux Ordres de la Cour nous avoit empêchés de nous saisir; & ne faisant pas difficulté d'offrir au Roi la lecture de notre Journal, il se fit honneur d'avoir tenté plusieurs projets extraordinaires que la fortune avoit fait réüssir. Le Roi voulut sçavoir pourquoi nous n'étions pas retournés en Afrique après un essai si avantageux. Il répondit que sans y renoncer pour l'avenir, nous avions été refroidis par la difficulté de tomber dans les Cantons qui portent de l'or, après avoir tiré fort bon parti du premier, & qu'assez differens d'ailleurs de la plûpart des Négocians, nous avions sçû borner nos désirs lorsque nos besoins avoient été remplis.

Notre entreprise à la Marguerite surprit beaucoup le Roi. Mais lorsque M. Rindekly lui eut expliqué avec quelle facilité elle nous avoit réüssi, & combien d'autres espérances auroient pû nous réüssir de même si les vents n'avoient été nos plus grands obstacles; il s'étonna beaucoup plus qu'à l'égard du moins des Perles, on laissât recueillir aux Espagnols des richesses dont tous leurs droits n'excluent point les autres Nations, puisque c'est du fond de la Mer qu'elles se tirent, & que dans un élement commun à tous les hommes du monde, elles devoient n'être que le partage du travail & de l'industrie. D'ailleurs, en supposant, par des principes assez reçus à d'autres égards, que certaines parties de la Mer n'ayent pas moins leurs Maîtres que les differens Pays de la Terre, l'état de Pyraterie mutuelle où nous étions depuis longtems avec les Espagnols, justifioit assez nos entreprises. Aussi le Roi regreta-t'il beaucoup nos Perles, & nous permit-il de les mettre au rang des vols continuels dont il demandoit la restitution à la Cour d'Espagne.

L'ambre-gris, dont nous avions rapporté une quantité fort considérable, fut un autre sujet d'étonnement pour le Prince. Il ne concevoit pas, dit-il à M. Rindekly, comment les Marchands Anglois négligeoient une pêche si riche. Un Seigneur qui étoit présent qui n'ignoroit aucune des voyes du commerce, lui répondit, avec vérité, que cette pêche dépendoit beaucoup de la fortune, parce que pour une année heureuse, il s'en trouvoit quinze & vingt qui ne produisoient rien; que les vents apportoient vraisemblablement ces richesses par le roulement des vagues, & que notre bonheur consistoit sans doute à nous être trouvés aux Bermudes dans une excellente année. Il interrogea M. Rindekly, & ses réponses, qui se trouverent d'accord avec les idées qu'il avoit sur cette matiére, lui causerent beaucoup de satisfaction. Le Roi souhaita de voir le plus gros morceau d'ambre-gris que nous eussions trouvé; il pesoit vingt-quatre livres. Nous mîmes en délibération si nous ne devions pas l'offrir à Sa Majesté. Mais, pour m'expliquer franchement, le souvenir des ordres dont on avoit chargé notre Écrivain, nous persuada que nous pouvions nous dispenser de cette générosité. Le Roi fit ôter les Cartes Géographiques aux Héritiers de l'Écrivain, & leur donna une somme honnête pour leur faire tirer quelque fruit du service de leur Parent.

Pendant ce tems-là, les soins que M. Speed se donnoit pour se loger réguliérement, & mettre de l'ordre dans ses affaires, ne l'empêchoient point de suivre les vûës ausquelles il s'étoit attaché. Quelques jours se passerent, pendant lesquels ses deux fils ne s'éloignerent point un moment de ma maison. Je découvris aisément que mes filles les souffroient sans répugnance, & je m'éloignois moins que jamais de ces deux mariages. Mais lorsqu'on vint à s'expliquer ouvertement, il se trouva que celle de mes filles, que l'aîné des Speeds aimoit le mieux, étoit celle qui avoit du goût pour son frere, & qu'il en étoit de même de l'autre. Ce caprice de l'amour suspendit tous nos projets; car malgré l'extrême jeunesse de mes filles, je m'étois rendu au désir de M. Speed, à la seule condition que ses deux fils passeroient un an ou deux à Oxford ou à Cambridge avant que d'entrer dans les droits du mariage. Ils me firent des plaintes de leur malheur, comme s'il eut dépendu de moi d'y remedier. Je m'expliquai avec mes filles, que j'aurois cru trop jeunes encore pour être capables de ces délicatesses de cœur. Mais en m'assurant de leur soumission, elles me protesterent qu'il n'y avoit qu'une déclaration absolue de mes volontés qui pût leur faire surmonter leur inclination.

Je ne vis point d'autre ressource que d'envoyer les jeunes Speeds à l'Université, dans l'espérance que le tems rendroit les uns ou les autres plus raisonnables. Leur Pere y consentit à regret. Nous leur permîmes d'écrire chacun à leur Maîtresse, c'est-à-dire, à celle en faveur de qui leur cœur étoit prévenu; mais après l'aveu que mes deux filles m'avoient fait, elles se crurent autorisées à refuser, chacune de leur côté, des lettres qui ne flatoient pas leur inclination; & ce ne fut qu'après en avoir rejetté plusieurs, qu'elles convinrent de se remettre l'une à l'autre celles de l'Amant qu'elles auroient souhaité. Cette comédie ne fut pas sans agrément pour moi. Mais M. Speed en étoit inconsolable. Dans l'absence de ses enfans, il faisoit leur rolle, en s'efforçant de tourner le cœur de mes filles vers celui dont chacune d'elles étoit aimé. Je lui faisois sentir en vain que ce n'étoit que la moitié de ce qu'il désiroit, puisqu'il n'y avoit pas moins de changement à faire dans le cœur de ses fils.

Il arriva dans mon voisinage un événement qui changea beaucoup toutes nos idées. M.... Chevalier Baronet fut assassiné dans son lit avec les affreuses circonstances qui ont été connues du public. Son Frere, qui étoit sans biens, se trouvant tout-d'un-coup l'héritier de ses richesses & de son titre, me fit l'honneur de venir me demander une de mes filles en mariage. Il s'étoit passé si peu de tems depuis l'infortune de son aîné, que je ne pus me persuader que le désir de se marier lui fût venu tout-d'un-coup. Mes soupçons étoient fortifiés par la demande qu'il me faisoit de la cadette. Elle étoit la plus jolie, quoique sa sœur le fût beaucoup aussi. Je m'expliquai avec politesse, sans m'ouvrir assez pour lui faire connoître mes véritables inclinations. Mais je ne perdis pas un moment pour approfondir la vérité de mes conjectures. Je fis appeller Henriette ma seconde fille, & je lui demandai si elle connoissoit le Chevalier. Sa rougeur m'instruisit mieux que ses réponses. Elle me dit pourtant qu'elle l'avoit vû dans quelques maisons où elle s'étoit trouvée avec sa mere. Je feignis d'être mieux informé. Elle me confessa que depuis trois ou quatre mois il étoit passionné pour elle, & par d'autres demandes, je lui fis avoüer qu'elle avoit reçu ses soins. J'étois si bon pere que la confiance ne devoit rien couter à mes enfans. Mes caresses, aidant autant que mes instances à faire parler Henriette, elle m'apprit enfin qu'elle aimoit le Chevalier, & que le rolle qu'elle avoit joué jusqu'alors à l'égard des jeunes Speeds, n'avoit été que pour servir sa sœur aînée, qui n'avoit pas en effet d'inclination pour celui de ces deux Amans qui en marquoit pour elle. Cet aveu ne me donnoit pas plus de facilité à satisfaire M. Speed, & me jettoit dans un cruel embarras du côté du Chevalier, à qui je n'avois point de raison honnête à donner de mon refus, lorsque tout s'accordoit réellement en sa faveur. Il étoit fort galant homme. Je pris le parti de lui ouvrir naturellement mon cœur, en lui apprenant les engagemens que j'avois avec M. Speed, & la bizarre passion de ses deux fils. Le Chevalier, qui comptoit sur le cœur d'Henriette, ne parut point effrayé de cet obstacle. Il consentit aisément à suspendre ses désirs, sur la seule promesse que je lui fis de ne pas forcer l'inclination de ma fille. Je ne sçai comment je me serois délivré de cet embarras, si la mort du fils aîné de M. Speed n'eût servi au dénoument. L'aînée de mes filles, dont l'inclination pour lui s'étoit fortifiée de plus en plus, tandis qu'il n'en avoit que pour Henriette, en fut quitte pour de la douleur & des larmes; après quoi son cœur se tourna facilement vers celui dont elle étoit aimée. M. Speed, consolé de la perte de son fils par ce changement, ne tarda point à me l'apprendre lorsqu'il s'en apperçut. J'entrai avec joie dans toutes ses propositions, & le Chevalier n'ayant pas manqué de prendre le même tems pour me renouveller ouvertement les siennes, j'eus la satisfaction de voir mes deux filles heureuses par deux mariages aussi favorables à leur goût qu'à leur fortune.

J'aurois eû trop à me louer des faveurs du Ciel, si le cours de tant de prosperités n'eût jamais été interrompu. Trois mois après le Mariage de mes filles, j'eus le malheur de perdre ma femme, que j'aimois avec la plus constante passion. Elle étoit fille du celebre M. Rogers, qui avoit passé vingt ans dans les Cours du Nord, chargé des plus importantes affaires du Gouvernement. Il n'en avoit rapporté qu'un bien médiocre qui s'étoit dissipé avec le mien dans les malheureux engagemens que nous avions pris au sisteme de la Mer du Sud. Comme il vivoit encore dans une heureuse vieillesse, j'avois eu la consolation, de lui procurer une vie fort douce depuis le retablissement de mes affaires. Il me rendit ce service avec usure par les soins qu'il prit pour calmer la douleur de ma perte. Rien n'eut plus de force pour la moderer que son propre exemple. Il me racontoit qu'étant à Copenhague en 1709, il avoit essuié la même disgrâce par un accident beaucoup plus cruel. Il n'étoit pas moins passioné que moi, pour sa femme, & toutes les demarches de sa vie se rapportoient au bonheur d'une personne si chere. Étant au lit avec elle, dans une chambre sans poële, parce qu'elle le n'en pouvoit supporter l'odeur, il l'entendit se plaindre si souvent de l'excés du froid, qu'ayant appellé ses domestiques, il leur donna ordre d'apporter près de son lit un grand bassin de feu rempli de charbons allumés. L'air en devint plus doux, & sa femme s'endormit comme lui; mais en s'éveillant le matin il la trouva morte à son côté. Un malheur de cette nature, dont il se reprochoit d'être la cause, le jetta dans un désespoir si terrible, que n'en écoutant plus que les mouvemens, il resolut de se délivrer de la vie par le même genre de mort qui lui avoit ravi sa femme. Dès la nuit suivante, au lieu d'un bassin de charbon, il en fit mettre plusieurs dans sa chambre, & se faisant un plaisir d'avaler la vapeur empoisonnée, il se flatta de rejoindre bientôt ce qu'il aimoit. Cependant, soit que ses domestiques eussent pris secretement des mesures pour en empêcher l'effet, soit que son temperament se trouvât plus fort que le poison, il ne parvint pas même à causer le moindre desordre dans sa santé. Ce fut en réflechissant sur l'excés où sa douleur l'avoit emporté, qu'il reconnut par degrés que le sort des hommes étant entre les mains du Ciel, il est également contraire à la raison de se plaindre de la mort & de la vie, & que la soumission seroit indispensable quand elle ne seroit pas nécessaire. Cependant les plus sages réflexions ont si peu de force contre le sentiment, que j'eus besoin d'une année entiere pour mettre quelque modération dans mes regrets.

Je n'étois pas d'un âge auquel on pût donner encore le nom de vieillesse. J'avois quarante-deux ans, & la fatigue de mes voïages n'avoit point été assez violente pour alterer mon temperament. Cette raison m'avoit fait penser, après la mort de ma femme, que la bienséance ne permettoit plus à Mademoiselle Pelez de vivre chez moi, & sa propre vertu lui avoit fait naître là dessus des scrupules. Cependant M. Rogers même, qui demeuroit aussi dans ma maison, & mes filles, qui y étoient continuellement, furent d'avis que ce changement n'étoit pas nécessaire. Leur conseil renfermoit d'autres vûës que je ne penetrois pas. Ils avoient jugé que la confiance & l'amitié qu'ils voyoient pour moi à Mademoiselle Pelez, pouvoit être utile à ma consolation, & que tôt ou tard je penserois peut-être à me lier plus étroitement avec elle. Ils m'aimoient; ils me devoient tous leur bonheur; leur passion commune étoit de contribuer au mien. Ce ne fut pas tout d'un coup néanmoins qu'ils me firent l'ouverture de leurs idées. Ils commencerent par Mademoiselle Pelez, dont ils voulurent connoître les dispositions. Après avoir employé beaucoup d'adresse à les presentir, ils crurent s'appercevoir que son attachement pour moi étoit aussi propre que l'amour à lui faire recevoir agréablement la proposition de notre mariage, & de ce moment, ils s'attacherent tous ensemble à m'en inspirer le désir. Je n'ai pas compté de combien cette entreprise avoit précedé la guerison de ma tristesse; mais il est certain que je fus très longtems sans comprendre leurs intentions. Je voyois dans Mademoiselle Pelez des bontés & des soins que je n'attribuois qu'à son amitié. Mes enfans ne s'éloignoient pas un instant de chez moi, pour lui donner la facilité d'être incessament comme eux dans mon appartement. Je m'applaudissois de l'excellence de leur naturel, & je ne demandois pas au Ciel d'autres plaisirs ni d'autres biens.

Enfin M. Rogers crut l'amour satisfait & la bienséance remplie par une année de deüil. Il me proposa naturellement, pour la satisfaction de mes enfans & pour la mienne, de m'engager dans un second mariage; & sans me laisser le tems de répondre, il me parla de Mademoiselle Pelez comme d'une femme à qui il verroit occuper avec joie la place de sa fille. Je laisse toutes les objections qui furent prises encore de ma perte; mais lorsque la raison m'eût fait confesser que les plus justes douleurs ne peuvent être éternelles, j'eus peine à me persuader qu'une fille de vingt ans pût accepter l'offre de ma main. On n'attendoit que cette difficulté pour m'assurer qu'on ne tarderoit point à la détruire. Sur le champ M. Rogers passa chez Mademoiselle Pelez; & me l'ayant amenée, je fus surpris de lui entendre dire, que la proposition qu'elle venoit de recevoir étoit ce qui pouvoit lui arriver de plus heureux. En vain je combattis & ses bontés, & mes propres désirs, qu'un incident si flatteur fit naître avec plus d'empressement que je ne m'en serois défié. Je lui representai mon âge, sa jeunesse & ses esperances. Enfin lui entendant repeter qu'elle se devoit toute entière à son père & à son bienfaiteur, je lui proposai mon Fils, qui n'avoit besoin que de peu d'années pour être en état de lui offrir son cœur & de l'épouser avec plus d'égalité. Elle se plaignit d'être moins heureuse à m'inspirer de la tendresse que de la génerosité & de la compassion, & la fin de ce combat fut de regler le jour de notre mariage.

Je me dois ce témoignage, que l'estime & l'amitié étoient encore les seuls sentimens qu'elle m'eût inspirés. Ma complaisance pour mes enfans fit le reste. Mais que de charmes ne decouvris-je point dans cette aimable Espagnole, lorsqu'elle m'eût rendu le maître de son cœur & de tout son bien. Tout ce que je devois à la fortune ne me parut pas comparable à ce nouveau bienfait. Aussi ne puis-je représenter la douceur de ma vie, ni l'air de prospérité & de joie qui sembloit distinguer ma famille entre les plus heureuses de Londres. Il ne me restoit qu'un fils, dont l'établissement ne pouvoit me causer d'inquiétude. Mon Étoile me dispensa encore de ce soin, en lui procurant une fortune independante de moi.

Ma femme m'ayant donné un fruit de notre mariage dès la première année, il sembloit que cet accroissement d'héritiers retranchât quelque chose aux espérances de mon Fils. Quoique je fusse assez riche pour ne pas craindre de laisser pauvre aucun de mes enfans, je songeai aussi-tôt à faire tout ce qui dépendroit de moi pour celui qui avoit les premiers droits à mes soins. Je pensois à lui ceder la part que j'avois au fond du commerce de la Jamaïque, & même à le faire partir pour cette Colonie avec un Vaisseau richement chargé dont je voulois lui abandonner la propriété. Mais l'amitié avoit déja pourvû à son établissement dans le cœur de M. King. Ce riche vieillard se trouvoit sans autres héritiers que des parens qu'il connoissoit à peine, & dont la parenté même étoit fort obscure. Il avoit pris de l'inclination pour mon Fils. Aussi-tôt qu'il m'en vit un de ma seconde femme, il forma la résolution d'adopter l'autre; & ce qui n'étoit encore qu'un projet pour l'avenir, lui parut une nécessité pressante lorsqu'il eut appris que je destinois mon fils pour la Jamaïque. Il ne s'ouvrit à moi que pour obtenir mon consentement; & sans me communiquer le détail des articles, il institua, par un Acte dans les meilleures formes, mon fils pour son héritier principal. Sa succession valoit mieux que tout mon bien. Aussi mit-il, pour la première clause de l'adoption, que mon fils renonceroit à mon héritage, & prendroit même son nom en se mariant. Il n'eut pas la consolation de joüir longtems du fruit de sa générosité; mais ne voulant pas quitter la vie sans avoir achevé son ouvrage, il souhaita au lit de la mort de voir célébrer à ses yeux le mariage de l'héritier qu'il s'étoit donné. Il avoit consulté ses inclinations pour lui choisir une femme qui n'étoit pas sans bien, & qui méritoit encore plus l'attachement d'un honnête homme par son esprit & son mérite. Cependant comme les plus belles espérances se trouvent quelquefois démenties par l'événement, ce mariage n'a pas été le plus heureux de ma famille, & divers incidens, qui n'ont eu que trop d'éclat, ont conduit enfin mon fils & sa femme à leur séparation.

Pendant six ans qui s'étoient passés depuis mon retour des Indes jusqu'à la séparation de mon fils & de sa femme, je n'avois pas eu d'autres chagrins que ceux que j'ai rapportés, & comme ils étoient des suites nécessaires de la condition humaine, j'avois trouvé dans les circonstances de ma situation de quoi me consoler. Mais cette première altération de la paix de ma famille, & l'impuissance où je me vis, après beaucoup de soins, d'y apporter du reméde, fut une source de chagrins qui a répandu de l'amertume sur toute ma vie. Peu de tems après je fus un peu dédommagé par le retour de mon aîné, qui après la mort de M. Thorough, son beau-pere, prit le parti de laisser toutes ses affaires entre les mains d'un Facteur, & de revenir à Londres avec sa femme. Leur fortune, qui étoit déja fort considérable, n'avoit fait qu'augmenter par son application. Mais il s'étoit engagé fort avant dans les nouvelles entreprises de la Georgie; & quand le désir de se revoir dans le sein de sa famille n'auroit pas suffi pour le rappeller en Angleterre, son interêt l'auroit obligé d'y revenir pour solliciter la Cour en faveur de la nouvelle Colonie.

Il étoit un des principaux membres de l'honorable Compagnie qui avoit entrepris de peupler, sous le titre de Georgie, tout ce grand espace qui est au Sud de la Caroline, entre la Rivière de Savannah, celle d'Alatamaha, & les Monts Apalaches. D'une Rivière à l'autre on compte environ cent milles; & dans l'enfoncement, depuis la Mer jusqu'aux Monts, on n'en compte pas moins de trois cens. Vers la fin du mois d'Août 1732, le Chevalier Gibert Heathcote avoit obtenu une Charte de Sa Majesté pour l'établissement régulier de cette Colonie. Il en fit avertir le public, pour engager d'autant plus, dans son entreprise, les personnes riches & charitables, qu'il se proposoit, avec l'utilité de sa Compagnie, d'aider une infinité de pauvres familles, en leur procurant le moyen de subsister par leur travail. Sans compter que l'espérance qu'on avoit de tirer de la soie de la Georgie, & d'épargner par conséquent à l'Angleterre plus de cinq cens mille livres sterling qu'elle fait passer tous les ans en Italie pour s'en procurer, étoit un avantage considérable pour notre commerce. Mon fils, qui demeuroit encore à la Jamaïque, se sentit porté, par un penchant particulier, à mettre une grosse somme dans cette association, sur-tout lorsqu'il eut appris que le Parlement l'avoit encouragée jusqu'à fournir dix mille livres sterling. Comme il avoit eu continuellement les yeux sur les essais du premier embarquement, il me communiqua ce qu'il crut propre à orner le Journal de mes Voyages.

Le 6 de Novembre de la même année, le Capitaine Thomas partit de Londres, à bord de l'Anne, Vaisseau de deux cens tonneaux, avec cent hommes destinés à jetter les fondemens de la nouvelle Colonie. Ils emportoient toutes sortes d'instrumens, d'armes & de munitions. Le 15 M. Jacques Oglethorpe, un des Directeurs, qui étoient au nombre de vingt trois, parmi lesquels on comptoit Mylord Antoine Shaftsbury, Mylord Jean Percival, Mylord Jean Tyrconnel, Mylord Jacques Limerick, & Mylord Georges Carpenta, se rendit à Gravesend où il s'embarqua sur le même Vaisseau, & le 15 de Janvier de l'année suivante, ils arriverent heureusement à la Caroline.

Le Gouverneur de cette Province leur fit un accueil favorable. Il chargea M. Middleton, Pilote du Roi, de conduire leur Vaisseau à Port-Royal; il donna des ordres pour faire accompagner de-là l'Équipage jusqu'à la Rivière de Savannah, & ses soins allerent jusqu'à faire construire, sur leur route, des cabannes pour les loger pendant la nuit. En dix heures ils arriverent à Port-Royal. Le 18 M. Oglethorpe prit terre dans l'Isle de Trench, & laissa une garde sur la pointe de cette petite Isle qui commande le Canal, & qui est à moitié chemin, entre Beaufort & la Rivière de Savannah. M. Watts, Lieutenant d'une Compagnie Franche de Beaufort, M. Farrington, Enseigne, & d'autres Officiers des Places voisines, se joignirent encore à lui pour l'escorter; enfin ils arriverent le vingt à la vûë de la Rivière de Savannah, & leur première entreprise fut de choisir un lieu pour s'établir. Ils s'arrêterent à dix milles au-dessus de l'embouchure. La Rivière forme dans ce lieu une belle demie-lune en tournant au Sud. La Plaine est large de cinq ou six milles sur la longueur d'un mille. On peut faire remonter jusqu'à ce lieu des Vaisseaux qui demandent douze pieds d'eau. Ce fut au centre de la Plaine, sur le bord de la Rivière, que M. Oglethorpe résolut de former une Ville. Le Paysage y est d'une beauté infinie.

Toute la Colonie s'y étant rassemblée le 1 de Février, on se logea sous des tentes pour commencer par le travail des fortifications. À cinquante milles, au long de la Rivière, est une petite Nation Indienne qu'on avoit eu la précaution de gagner par des caresses & des présens; de sorte que l'entreprise fut poussée sans aucune crainte. On avoit même plusieurs raisons d'esperer que ces Indiens reconnoîtroient la Jurisdiction de l'Angleterre, & dans une espece de Traité qu'on avoit fait avec eux, on étoit convenu qu'on leur apprendroit notre méthode de cultiver la terre, & qu'on prendroit leurs enfans pour les instruire dans nos Écoles. M. Oglethorpe donna le nom de Savannah à sa Ville, par la seule raison qu'elle est sur cette Rivière. Il n'en eut pas d'autre non plus pour choisir ce lieu que l'agrément de sa situation, & la persuasion qu'il seroit fort sain, parce qu'il avoit remarqué que les arbres n'y étoient pas couverts de mousse, ce qui marque beaucoup d'humidité.

Tandis qu'on s'animoit au travail, M. Oglethorpe vit arriver de la Caroline le Colonel Bull, chargé d'une Lettre de M. Jones, Gouverneur de cette Province, pour lui apprendre ce que le Conseil de Charles-town vouloit faire en faveur du nouvel établissement. M. Oglethorpe résolut, sur cet avis, de se rendre lui-même à Charles-town. Mais avant que de s'éloigner de ses gens, il traça les rues, la place des maisons, celle du marché. La première maison fut faite entiérement de planches.

Les secours que M. Oglethorpe reçut à Charles-town, consisterent en bled, en semences, & dans une somme d'argent, qu'il employa aussi-tôt à se fournir de bestiaux. Il retourna aussi-tôt à Savannah par la Maison du Colonel Bull, qui est située sur la Rivière Ashley, où il reçut la visite de M. Guy, Ministre de la Paroisse de Saint Jean, qui lui apporta une honnête contribution de ses Paroissiens. En arrivant à Savannah, il trouva que M. Wiggan, son Interprète, avoit commencé un Traité fort avantageux avec les Creeks, Nation Indienne composée autrefois de dix Tribus, mais réduite aujourd'hui à huit, qui ont chacune leur Roi, quoiqu'elles vivent dans une étroite alliance, & qu'elles parlent la même langue. M. Oglethorpe reçut les Chefs de cette Nation dans une des maisons de sa nouvelle Ville. Il y avoit un air de dignité dans leur cortege:


De la Tribu de Coweta
Yahou Lakee, Roi de la Tribu, qu'ils appellent Mico.
Essaboo, Chef de la Guerre.
Huit Hommes de suite & deux Femmes.

De la Tribu de Cussetas
Cusseta, Roi ou Mico.
Tatchiquatchi, Chef de la Guerre.
Quatre Hommes de suite.

De la Tribu d'Owseecheys
Ogecse, Mico.
Neathlouthko, Chef de la Guerre, & Ougaki, Conseiller.
Trois Hommes de suite.

De la Tribu de Cheechaws
Outhletebva, Mico.
Thlauthothlukce, Chef de la Guerre, Figer & Sootamilla, autre Chefs.

De la Tribu d'Echetas
Chutabeeke & Robin, deux Chefs de Guerre. Le second avoit été élevé parmi les Anglois.
Quatre Hommes de suite.

De la Tribu de Palachucolas
Gillatee, Chef de la Guerre.
Cinq Hommes de suite.

De la Tribu d'Oconas
Oeckachumpa, Mico.
Coowoo, Chef de la Guerre, & quatre Hommes de suite.

De la Tribu d'Enfaule
Tomanmi, Chef de la Guerre, & quatre Hommes de suite.

Tous ces Indiens s'étant assis, Oeckachumpa, vieillard d'une fort haute taille, fit un discours, qui fut interpreté par M. Wiggan & M. Musgrove. Il commença par reclamer toutes les terres qui sont au Sud de la Rivière de Savannah, comme l'ancienne possession des Creeks Indiens. Il dit ensuite que quoique leurs Peuples fussent pauvres & ignorans, celui qui avoit donné la vie aux Anglois l'avoit donnée aussi aux Creeks, mais qu'à la vérité celui qui avoit donné la sagesse aux uns & aux autres en avoit donné beaucoup plus aux Blancs; qu'il étoit persuadé que le grand pouvoir qui résidoit au Ciel, (en prononçant ces paroles il étendit les bras, & il leva le son de sa voix) avoit envoyé les Anglois dans le Pays pour l'instruction des Indiens, & pour celle de leurs femmes & de leurs enfans; que par conséquent les Indiens leur abondonnoient volontiers les Terres dont ils ne faisoient pas d'usage; que ce n'étoit pas seulement sa propre opinion, mais encore celle des sept autres Tribus qui composoient la Nation des Creeks, & qui avoient envoyé leurs Chefs avec des présens de peaux, qui étoient toute leur richesse. À ces mots, tous les Chefs jetterent un paquet de peaux devant M. Oglethorpe. Le Prince Creck ajouta, que c'étoit ce que sa Nation possedoit de plus précieux, & qu'elle l'offroit de bon cœur aux Anglois. Il finit en remerciant M. Oglethorpe du bon accueil qu'il avoit fait à un Creck, nommé Tomochichi, qui étoit son parent, & fort brave homme, dit-il, quoiqu'il eût été banni par la Nation des Crecks. Il dit encore qu'il n'ignoroit pas que la Nades Cherokees avoit tué quelques Anglois; mais que si M. Oglethorpe en marquoit quelque désir, les Creeks feroient une incursion dans leur Pays, ravageroient leurs maisons, & tireroient d'eux une pleine vengeance.

Aprè& cette Harangue, Tomochichi, qui étoit dehors avec quelques Indiens de sa suite, se présenta dans l'Assemblée. C'étoit un homme de fort bonne mine. Il fit une profonde inclination à M. Oglethorpe, & lui dit: J'étois un malheureux banni. Je me suis adressé à vous dans ma pauvreté, avec l'espérance que vous m'accorderiez quelque part à cette Terre, proche le tombeau de mes Ancêtres, mais non sans crainte qu'étant plus fort que moi vous ne me causassiez quelque mal. Vous m'avez reçu humainement; vous m'avez donné de la nourriture & des terres.

Tous les autres Micos firent successivement leur Harangue; ensuite on dressa les articles du Traité, qui furent signés par tout les Micos, & par M. Oglethorpe. On leur donna pour présent à chacun, une chemise, un habit galoné, & un chapeau bordé. Tous les Chefs de guerre eurent un habit & un manteau. On distribua aux gens de la suite, du gros drap pour se vêtir, & d'autres présens de peu d'importance.

Les articles du Traité furent: 1º. Que les Creeks auroient la liberté d'apporter dans les Villes & les habitations de la Colonie toutes sortes d'effets propres au commerce, qui seroient payés suivant le prix dont on conviendroit par le Traité.

2º. Que de part & d'autre les injures seroient réparées, & les restitutions faites avec beaucoup d'exactitude, & que les Criminels seroient jugés & punis suivant les Loix Angloises.

3º. Que les Anglois ne feroient point, avec les autres Indiens, de commerce préjudiciable au Traité.

4º. Que les Anglois possederoient les Terres dont les Creeks ne faisoient point d'usage; mais à condition qu'à l'établissement de chaque Ville nouvelle les Chefs Anglois s'assembleroient avec les Chefs des Creeks, pour régler les limites de chaque Territoire.

5º. Que les Creeks rendroient tous les Nègres qui s'étoient sauvés des Habitations Angloises, & qu'ils les conduiroient eux-mêmes, ou à Charles-town ou à Savannah, ou à Patachucola, à condition qu'on leur payeroit pour chaque Nègre deux habits, ou l'équivalent en autres effets; & que pour les Nègres qui prendroient la fuite en retournant chez les Anglois, & que les Creeks pourroient tuer & representer morts, on payeroit seulement un habit ou l'équivalent.

6º. Que les Creeks ne recevroient point dans le Pays d'autres Blancs, & n'aideroient pas d'autres Nations à s'y établir.

Les Chefs Indiens mirent à ce Traité la marque de leurs familles. C'étoit faire beaucoup que de lier si solemnellement ces Barbares. M. Oglethorpe chargea MM. Saint Julien & Scott de présider à la continuation des ouvrages, & se rendit à Charles-town pour retourner de-là en Angleterre.

Le 14 de Mai on vit arriver, à la nouvelle Ville de Savannah, le Jacques, Vaisseau de cent tonneaux, commandé par le Capitaine Yoakley, avec un bon nombre de Passagers, & des provisions pour la Colonie. Il s'approcha contre la Ville, où il reçut le prix qui avoit été proposé pour celui qui remonteroit le premier la Rivière jusqu'à ce lieu. Il trouva l'entrée & le Canal fort bon pour des Vaisseaux d'un beaucoup plus grand poids que le sien. M. Yoakley apportoit des secours considérables pour la Colonie. On appliqua les sommes d'argent à divers usages: Une partie fut employée à des usages religieux, c'est-à-dire, à la construction d'une Église, & au salaire des Ministres & des Maîtres d'École. L'Agriculture & la Botanique en emporterent aussi une grande partie. Il se trouvoit déja 14822 livres sterling de dépenses utiles. Le nombre des Habitans de Savannah montoit à 618 personnes, c'est-à-dire 320 hommes, 113 femmes, 102 garçons, & 83 filles, entre lesquels on comptoit 21 Maîtres & 106 Domestiques qui avoient fait le voyage à leurs dépens, & sans autre engagement que leur volonté.

Avant que de partir pour l'Europe, M. Oglethorpe envoya M. Jones pour faire un Traité d'alliance & de commerce avec la Nation des Chactaws.

Tel étoit l'état de la Georgie en 1733, lorsque mon fils revint de la Jamaïque à Londres. Il s'employa aussi-tôt pour obtenir du Ministère, de nouveaux secours d'hommes & de provisions, & sur tout pour procurer à la Colonie quelques pièces d'artillerie, sans lesquelles on n'est jamais sûr de contenir les Indiens dans la soumission. Mais l'année suivante, M. Oglethorpe arriva lui-même à Londres, ayant à Bord le Mico Tomochichi, la Reine Senauki sa femme, le Prince Toonakouki leur neveu, avec Hispilli, Chef de la Guerre, & cinq autres Chefs, nommés Apakouski, Stimalcki, Sintouki, Stingvitski, & Umpiki. Ils furent logés à l'Office de Georgie, dans la Cour du vieux Palais, où l'on prit soin qu'il ne leur manquât rien. On les fit habiller proprement, & la Cour étant alors à Kensington, ils y furent conduits par les Officiers du Roi. Tomochichi présenta au Roi quantité de plumes d'aigles, qui sont le plus respectueux de leurs présens, & lui fit ce discours.

»Je vois aujourd'hui la Majesté de votre face, la grandeur de votre Maison, & le nombre de votre Peuple. Je suis venu pour le bien de toute la Nation, qui se nomme les Crecks, renouveller la paix qu'ils ont depuis longtems avec les Anglois. J'ai fait un long voyage dans mes vieux jours, quoique je n'en aie aucun avantage à recueillir pour moi-même. Je suis venu pour le bien des enfans de la Nation des Crecks, afin qu'ils puissent être instruits dans la science des Anglois. Ces Plumes sont des Plumes d'Aigle, qui est le plus léger de tous les Oiseaux, & qui fait le tour de toutes les Nations. Elles signifient parmi nous la paix & l'union. Nous vous les présentons, ô grand Roi, comme le signe d'une Paix éternelle. Ô grand Roi, s'il vous plaît de me charger de vos ordres, je les rapporterai fidellement à tous les Rois de la Nation des Crecks.»

Le Roi fit une réponse gracieuse à ce discours, en assurant Tomochichi de son amitié & de sa protection. Le jour suivant un Indien de sa suite mourut de la petite vérole, & fut enterré à la mode de leur Pays, dans le Cimetiere de Saint Jean. On enveloppa le corps dans deux couvertures de laine; on mit une planche dessus & une dessous, qui furent liées avec une corde, & dans cet état on l'enferma dans un cercueil. Il n'y eut de présent à la sépulture que Tomochichi, trois ou quatre de ses gens, le Marguillier de l\'Église de Saint Jean & le Fossoyeur. Lorsque le corps fut mis dans la fosse, on y jetta les habits du mort, avec quantité de colliers de verre, & quelques pièces d'argent. On n'oublia point d'y jetter aussi une petite plaque de cuivre, sur laquelle on avoit gravé le nom du mort, sa Nation & le sujet de son voyage.

Les Ambassadeurs Creeks passerent quelques mois en Angleterre, pour attendre un secours extraordinaire qui se préparoit du côté de l'Allemagne, & que les sollicitations de mon fils ne servirent pas peu à faire recevoir. C'étoient des Emigrans de l'Archevêché de Saltzbourg, qui ne firent pas difficulté d'aller à l'extrêmité du monde pour se dérober aux persécutions de leur Archevêque. Ils s'embarquerent, avec Tomochichi & toute sa suite, à bord du Vaisseau le Prince de Galles, sous le commandement du Capitaine Georges Dumbar, qui étoit un des meilleurs amis de mon fils. Ils arriverent le 27 de Décembre à Savannah, d'où M. Dumbar écrivit aussi-tôt cette Lettre à mon fils.

Nous avons heureusement atteint la Côte de la Georgie, & les rives de la Savannah. En débarquant dans la nouvelle Ville du même nom, j'appris que les Espagnols avoient passé la Rivière d'Ogeeche; je remis à la voile aussi-tôt pour aller faire mes observations sur les Côtes. Tomochichi m'auroit accompagné si ses affaires ne l'avoient forcé de retourner chez les siens; mais trois Chefs de la même Nation se sont offerts à me suivre, & sont effectivement avec moi.

Le 8 de Janvier, j'arrivai à Thunderbolt, où les Habitans de cette Colonie ont si bien nettoyé le terrain & l'ont semé avec tant d'industrie, qu'ils ne peuvent manquer de recueillir une Moisson abondante à la première saison. Ils y ont déja bâti plusieurs maisons, & tous leurs projets s'avancent fort heureusement. Le soir je passai à Skidaway, où les progrès me parurent encore plus considerables, soit pour la culture des terres, soit pour la construction des édifices. On s'est d'ailleurs assez bien fortifié dans ces deux nouvelles Places de la Georgie. La garde s'y fait la nuit & le jour avec une régularité extrême. J'ai laissé, suivant mes ordres, quatre canons dans chacune. C'est autant qu'il est nécessaire pour tenir les Indiens dans le respect. Le 9 je continuai ma route, & sortant de la Savannah, je pris au Sud, en visitant non seulement les Côtes, mais toutes les petites Isles, jusqu'à celle de Jekil qui est à l'embouchure de la riviere d'Altamaha; mais je ne trouvai nulle part ni d'Espagnols ni d'autres Ennemis, & les Indiens que je rencontrai me comblerent de caresses. Je suis retourné le 19 à Savannah, d'où je vous écris par le Hopewell, qui va mettre à la voile. Je ferai ici ma carguaison. Je suis en marché pour 800 barils de ris, pour de la poix, du tar, & d'autres productions naturelles de la Georgie, dont j'espere de l'avantage. Que ne doit-on point attendre de cette belle Colonie, lorsqu'elle sera fortifiée & soigneusement cultivée?

Au mois de Mai 1735, les Habitans de Savannah avoient fini presqu'entierement leur Fort, & leurs maisons, dont la plûpart sont de brique, étoient déja en fort grand nombre. Au commencement de Janvier de l'année suivante, cent cinquante Montagnards Écossois arriverent à Savannah, dans le dessein de s'établir sur la frontiere de cette Colonie qui touche aux Terres des Espagnols. Ils s'arrêterent quelque tems à Savannah, pour attendre M. Oglethorpe qui devoit y retourner de Londres; mais ennuiés de son retardement, ils se rendirent d'eux-mêmes sur les bords de la riviere Alatamaha, & s'y firent un établissement à douze mille de la mer. Ils commencerent par construire un petit Fort, où ils mirent quatre pièces de canon qu'ils avoient apportées. Ils bâtirent un Corps-de-Garde, un Magasin, une Chapelle, & plusieurs Barraques ausquels ils donnerent le nom de Darien.

Le 5 de Février, deux Vaisseaux, l'un nommé le Symonds, sous le Capitaine Cornish, & l'autre Thelondon Marchant, sous le Capitaine Thomas, ayant à bord M. Oglethorpe & trois cens hommes, passerent la Barre de Tybée, & mirent à l'ancre dans la route de Savannah. M. Oglethorpe visita l'Établissement de Tybée, pour en reconnoître les progrès. Le 6, il arriva au Port de Savannah, où il fut reçu, avec une décharge de l'artillerie, par tous les Citoyens sous les armes. Son premier soin fut de faire bâtir une Église solide, & construire un Quai au long de la Rivière. Il forma une Compagnie de cent hommes pour achever les fortifications, & pour percer des chemins de communication d'un Établissement à l'autre. Outre celui des Saltzbourgeois, qui avoient fondé une Ville nommé Ebenezer, celui des Écossois, qui portoit le nom de Darien, & ceux de Anglois, qui s'étant dispersés dans les endroits les plus fertiles du Pays, en avoient formé plusieurs autres dont j'ai déja rapporté les noms. Une Colonie de Suisses rassemblés à Calais en 1734, où les Vaisseaux d'Angleterre les étoient allé prendre avec la permission de la Cour de France, & rendus enfin à la Georgie dans le cours de la même année, avoit jetté aussi les fondemens d'une Ville nommée Purysbourg, du nom de M. Pury leur Chef.

Le 7, tous les Chefs de la Colonie Suisse, dont les principaux étoient M. Hutor, Berenger de Beausain, M. Holzindorff, & M. Fissley Dechillon, vinrent faire leurs complimens à M. Oglethorpe, & lui communiquer l'état de leur établissement. Le jour suivant M. le Baron Vankeek, Chef des Saltzbourgeois, accompagné de deux Ministres, vint d'Ebenezer, à la priere de son Peuple, pour supplier M. Oglethorpe de trouver bon que leur Établissement fût transféré du lieu où il étoit, à l'embouchure de la Rivière, & que les nouveaux Saltzbourgeois qui étoient arrivés avec lui eussent la liberté de se joindre à leur Colonie. M. Oglethorpe se rendit à Ebenezer avec le Baron, pour examiner les raisons qu'ils avoient de souhaiter ce changement. La distance est d'environ une journée de chemin. Il fut surpris de trouver déja un pont de brique, long de quinze pieds & large de dix, bâti sur la riviere, quatre bons édifices de charpente pour l\'Église & les Écoles, un Magasin public, un Corps de Garde, & quantité de maisons, que les Saltzbourgeois étoient resolus d'abandonner pour s'établir dans un autre lieu. Il s'efforça de leur ôter cette pensée; mais leurs raisons leur paroissant les plus fortes, il fut obligé de se rendre à leurs prieres & à leurs larmes. Le lieu où il leur permit de fonder une autre Ville a pris le nom du nouvel Ebenezer. M. Oglethorpe alla prendre possession le 12, de l'Isle de Saint Simon, où il arriva en deux jours. Il y laissa du monde pout bâtir un Fort & s'y former aussi un établissement.

Ensuite il visita les Écossois dans leur Ville de Darien, dont il trouva les ouvrages fort avancés, & la campagne déja changée de forme aux environs. Étant retourné quelques jours après à l'Isle de Saint Simon, il n'admira pas moins la diligence des gens qu'il y avoit laissés. Le Fort dont il avoit tracé le plan devoit être flanqué de quatre Bastions, défendus par un large fossé & par quelques ouvrages exterieurs. Il avoit déja pris la forme, & l'entreprise fut achevée au mois d'Avril de la même année. Derriere le Fort, M. Oglethorpe marqua le lieu d'une bonne Ville; & distribuant le terrain à ses gens, il les exhorta à profiter de la saison pour la culture des terres autant que pour les édifices.

Après son retour de l'Isle de Saint Simon, le Mico Tomochichi & son neveu vinrent le visiter à Savannah avec un corps de leur Nation, & lui apporterent une si grande quantité de Chevreuils, que pendant plusieurs jours toute la Colonie n'eut pas d'autre nourriture. Ils lui dirent que leur dessein étoit d'aller à la chasse du buffle jusqu'aux frontieres des Espagnols. Mais jugeant par quelques mots qui leur échaperent, qu'il pensoient à tomber sur les Gardes de l'Espagne, il leur proposa, dans cette crainte, de partir avec eux & de les accompagner. Tomochichi le prit au mot, en lui disant qu'il étoit bien aise de lui faire voir jusqu'où s'étendoient les Terres de sa Nation. Le premier jour ils le conduisirent dans une Isle qui est à l'entrée du Sund de Jekil, où il fut charmé de la situation d'un lieu qui lui parut commander absolument les embouchures de cette Rivière. Il y laissa un parti d'Écossois, sous la conduite de M. Hugh Mackay, & leur ayant tracé le plan d'une Ville, il la nomma Saint André. Toonakouki, neveu du Mico, ayant tiré par hazard une montre qu'il avoit reçuë à Londres de M. le Duc Cumberland, on en prit occasion de donner à l'Isle le nom d'Isle de Cumberland.

Le jour suivant, ils passerent le Clothogotheo, qui est une branche de la Rivière d'Alatamaha, après laquelle ils découvrirent une autre Isle, de la longueur d'environ seize milles, qui charma leurs yeux par les multitudes d'Orangers, de myrthes, & de vignes sauvages qu'ils y apperçûrent. On lui donna le nom de l'Isle Amelie. Le troisiéme jour, étant assez près des Vedettes Espagnoles, M. Oglethorpe remarqua que ses Indiens sembloient se disposer à leur aller faire une insulte. Il eut assez de pouvoir sur Tomochichi pour l'en empêcher, & descendant la Rivière de Saint Jean, il doubla la pointe de Saint Georges, qui est du côté Septentrional de cette Rivière, & le point le plus Méridional du Domaine des Anglois, dans le Continent de l'Amérique. Les Espagnols ont une Garde de l'autre côté de la Rivière.

M. Mackay, dont on a déja cité le nom, ayant reçu ordre de faire par terre le voyage de Darien à Savannah, pour mesurer l'éloignement, trouva 70 milles de distance en droite ligne, & 90 par les chemins pratiquables.

La Ville de Savannah est augmentée aujourd'hui jusqu'à 140 Maisons régulieres, outre les Barraques & les Magasins. Elle a une Cour de Justice, qui se tient toutes les semaines. Avec les Villes d'Ebenezer, de Purysbourg, & les autres lieux que j'ai nommés, on fonda, dans le cours de la même année, la Ville d'Augusta, dans un canton fort agréable, & si fertile, qu'un arpent de terrain produit près de trente boisseaux de bled d'Inde, qui est l'aliment ordinaire pour toutes les personnes du commun, & qui continuera vraisemblablement de l'être, comme dans nos autres Colonies du Continent. Augusta de la Georgie s'est déja fait un commerce fort avantageux avec les Indiens; & le voisinage de tant de Nations, avec lesquelles le tems ne manquera point de la lier, pourra la rendre quelque jour un de nos meilleurs Établissemens. Elle est par eau à deux cens trente six milles de l'embouchure de la Rivière, & les plus grandes Barques peuvent descendre jusqu'à la Ville de Savannah. Il s'y rend au printems une multitude d'Indiens de la Caroline & de la Georgie. On y compte déja près de six cens Blancs, & les Directeurs y entretiennent une petite Garnison, qui sert beaucoup à fortifier le commerce par la sûreté qu'elle y établit. La Ville est située sur un terrein assez élevé, au bord de la Rivière. On a ouvert des chemins de plusieurs côtés, de sorte qu'on peut aller sûrement par terre d'Augusta à Ebenezer, à Savannah, & dans les Habitations des Cheokees, qui sont au Nord-Ouest d'Augusta. Les Crecks sont à l'Ouest; leur principale Habitation se nomme Cowetas, à deux cens milles d'Augusta; & sur leur frontiere, on a bâti un petit Fort nommé Alhamas. Au delà des Crecks on trouve les Chickesaws, qui habitent les bords de la Rivière de Mississipi; de sorte qu'en faisant alliance avec cette Nation nous pouvons participer au commerce de ce grand Fleuve.

On a formé quantité d'Habitations au Sud de Savannah, dont les principales portent le nom de Highgate & de Hamstead; le reste de la Province commence à n'être pas plus désert. L'Isle de Saint-Simon se peuple aussi, & la Ville de Frederica est déja fort augmentée. Dans le voisinage est une belle prairie de trois cent vingt arpens, où l'on nourrit toutes sortes de bestiaux. À quelque distance, M. Oglethorpe a formé un Camp pour le Regiment qui porte son nom. Il a distribué des terres aux Soldats, dont la plûpart sont mariés; & dès la première année ils ont produits 55 enfans. Les Habitans de Frederica ont commencé à faire de la biere & d'autres liqueurs. Les femmes des Soldats filent du cotton du Païs. Il y a dans cette Ville une Cour de Justice, qui préside à la partie méridionale de la Province, & qui a le même nombre d'Officiers que celle de Savannah.

La Georgie étoit une partie de la Caroline, & c'est à ce titre que les Propriétaires de la Caroline ont vendu leur droit à la Couronne. C'est une preuve fort claire, que les Espagnols qui ont reconnu le droit des Anglois sur la Caroline dans tous leurs Traités avec l'Angleterre, seroient mal fondés à former des prétentions sur la Georgie, comme ils l'ont tenté nouvellement.

La latitude de cette nouvelle Colonie, qui est entre 29 & 32 degrés, montre quelle doit être l'excellence du climat & du Terroir pour les Habitans & pour les fruits de la terre. Outre les productions naturelles du Païs, on a déja remarqué qu'il est favorable à toutes les semences & à toutes les plantes de l'Europe.

Il n'y a personne qui ne sente de quel avantage la Georgie est aux Anglois pour la sureté de leur commerce & de toutes les autres Colonies dans le Continent de l'Amérique. C'est une garde continuelle contre les Espagnols; car Savannah, qui en est la Capitale, ne se trouve qu'à 77 milles au Sud-Ouest de Charles Town, Capitale de la Caroline, & à 150 milles au Nord-Est de Saint Augustin Capitale de la Floride Espagnole & le plus grand obstacle au commerce Anglois entre le Golfe du Méxique & leurs Provinces.

On pourroit s'imaginer qu'un Païs aussi désert que les Anglois ont trouvé la Georgie, étoit couvert d'arbres, qui pouvoient rendre l'air mal sain pour les Habitans. Mais on ne s'est apperçu de rien qui ait confirmé cette crainte. À mesure qu'on nettoiera le terrain, ce qu'on a fait jusqu'ici sans relâche, il arrivera que ces arbres dont la quantité seule est incommode, tourneront à l'avantage des Habitans. Les plus communs sont le Chêne, l'Orme, le Cèdre, le Noyer, le Cyprès, le Myrthe, la Vigne & le Murier. C'est du dernier qu'on espere le plus; & la principale attente de tous ceux qui sont allés former la Colonie, est fondée sur les vers à soye. Dès le premier embarquement, deux ou trois Piemontois firent le voïage pour apprendre aux Habitans la methode d'élever les vers. Ils y porterent des œufs d'Italie, & les premières experiences furent si favorables qu'on en vit bien-tôt quelque fruit en Angleterre. Le Chevalier Thomas Lombe à qui l'on envoya pluueurs paquets de soye de la Georgie, & qui passe avec raison pour l'homme du monde le plus entendu dans ces matiéres, en ayant fait l'épreuve à Derby avec sa machine, assura «que cette soye étoit la meilleure qu'il eût jamais vûë, & qu'elle surpassoit celle qu'on appelle la superfine du Piemont.» On est donc sûr de la qualité; & ce qui manque encore est un nombre d'Ouvriers suffisant pour nous en procurer une grande abondance. Les autres productions de la Georgie sont les mêmes que celles de la Caroline. L'avenir nous apprendra s'il s'y trouve des mines; mais quoique rien n'empêche encore de s'en flatter, ce n'est pas cette espérance qui a fait naître la Colonie, & l'on peut se borner aux richesses exterieures du Païs, sans fatiguer la terre jusque dans ses entrailles. Le prix des vivres & des denrées y est déja fort médiocre.[D] Le bœuf y est à deux sols la livre; le porc & le veau au même prix, le mouton à quatre sols, la bierre forte à trois sols la quarte, le cidre à quatre sols, le vin de Madère à douze sols, le thé à un écu la livre, le caffé à dix-huit sols, la fleur de farine à un sol, le ris à cinquante quatre sols le quintal.

SUPPLEMENT

À

L'HISTOIRE

DE LA BAYE DE HUDSON.

MOn Fils s'étant associé à la nouvelle Compagnie qui a recommencé le commerce de Pelleterie dans la Baye de Hudson, m'a communiqué le Mémoire qu'il a fait faire de l'état de cette entreprise, & de ce qui s'est passé dans ce Pays-là depuis les premières Relations des Anglois & des François.

On sçait qu'en 1576 le Capitaine Martin Frobisher entreprit son premier voyage pour la découverte d'un passage à la Chine & au Cathay, par le Nord-Ouest, & que le 12 de Juin ayant découvert la Terre de Labrador à 63 degrés huit minutes, il entra dans le Détroit auquel il a donné son nom. Il revint en Angleterre le 1 d'Octobre. L'année suivante ayant remis à la voile pour la même découverte, il regagna le même Détroit, & tous ses efforts furent employés à lier quelque commerce avec les Naturels du Pays, dans l'espérance d'en tirer les lumiéres qui convenoient à son dessein; mais il les trouva si féroces qu'ils ne chercherent qu'à le détruire avec tous ses gens. Il revint encore au commencement de l'hyver; & le printems d'après il tenta pour la troisiéme fois ce dangereux voyage, mais avec aussi peu de succès. Nous avons ses trois Relations, qui ne contiennent que le détail de ses périls & de ses craintes.

Six ans après, c'est-à-dire en 1585, Jean David partit de Darmouth dans les mêmes espérances, parvint à la latitude de 64 degrés 15 minutes, & continua de s'avancer jusqu'au 64e degré 40 minutes. L'année d'après il alla jusqu'au 66e degré 20 minutes, & suivit les Côtes au Sud jusqu'au 56e degré. Reprenant ensuite au 54e degré, il trouva une Mer qui s'ouvroit à l'Ouest, & qu'il prit pour le passage qu'il cherchoit; mais la saison devenant fort orageuse, il fut forcé de retourner en Angleterre. Il recommença la même entreprise l'année suivante.

Ce dessein fut ensuite abandonné jufqu'en 1607, qui est celle de la découverte du Capitaine Henry Hudson. Il s'avança jusqu'à 80 degrés 23 minutes, sous un climat si froid que la seule Relation est capable de glacer le Lecteur & l'Écrivain. En 1608, il se remit en Mer, & revint sans avoir rien ajouté à ses découvertes. Deux ans après, c'est-à-dire,[E] en 1610, il recommença encore le voyage, toujours résolu de trouver un passage au Nord-Ouest. Il s'avança cent lieues plus loin qu'on n'avoit encore fait, jusqu'à ce que l'excès du froid, l'abondance des glaces, & la force du danger, l'obligerent de s'arrêter. Se trouvant même coupé pour son retour, il passa l'hyver dans ces terribles lieux, & son courage n'ayant fait que s'animer par le péril, il continua au printems de pousser ses découvertes. Mais il fut pris par les Sauvages avec sept de ses Compagnons.

Le reste de ses gens n'eut point un sort plus heureux. Enfin il perit d'une manière misérable, payant ainsi bien cher l'honneur d'avoir donné son nom à cette Baye.

On a prétendu que c'étoient les Danois qui avoient fait cette découverte, & qu'ils avoient appellé ce Détroit Christiana, du nom de Christiern IV. qui étoit alors leur Roi régnant. Mais sans entrer dans cette discussion, il est sûr du moins que c'est Henry Hudson qui a pénetré le premier jusqu'au fond de la Baye.

L'année de sa mort, Sir Thomas Button entreprit, sur les instances du Prince Henry, de continuer le même voyage. Il passa les Détroits de Hudson, & laissant la Baye au Sud, il s'avança l'espace de deux cens lieues au Sud-Ouest, où il découvrit un grand Continent qu'il nomma la Nouvelle Galles. Il y passa l'hyver dans un lieu qu'on a nommé depuis le Port de Nelson; il visita toute la Baye qui a pris ensuite le nom de Baye de Button, & il retourna dans l'Isle de Digg.

En 1616, M. Baffin entra dans la Baye de Sir Thomas Smith, jusqu'au 78e degré, & revint après avoir perdu l'espérance de découvrir un passage de ce côté-là.

Ainsi toutes les entreprises de nos Avanturiers, du côté du Nord, n'avoient pour but que de trouver un passage à la Chine.

En 1631, le Capitaine James fit voile au Nord-Ouest, & marchant au hazard dans ces Mers, arriva dans l'Isle de Charlton, où il passa l'hyver au 52e degré. Le Capitaine Fox fit aussi cette année un voyage dans la même vûë; mais il n'alla pas plus loin que le Port Nelson.

Les guerres civiles d'Angleterre firent perdre assez longtems le goût de ces découvertes. On ne trouve le nom d'aucun Avanturier jusqu'en 1667, que Zacharie Gillam passa les Détroits de Hudson, & la Baye de Baffin jusqu'au 75e degré; ensuite reprenant vers le Sud au 51, il entra dans une Rivière, nommée depuis la Rivière du Prince Rupert, où il lia une correspondance assez favorable avec les Sauvages. Il y bâtit un Fort, qu'il nomma le Fort Charles, & revint en Angleterre.

Pendant ce tems-là deux François, l'on nommé M. des Groseliers, & l'autre M. Ratisson, son beaufrere, étant au Canada vers le Lac d'Assimponalo, pousserent si loin qu'ils se procurerent quelque connoissance de la Baye de Hudson. Étant retournés à Québec, ils se joignirent à quelques Bourgeois, armerent une Barque, & prirent la résolution d'entreprendre de nouvelles découvertes. Après avoir navigué longtems au Nord, ils entrerent dans une Rivière où ils firent un Établissement du côté du Sud, dans des Isles qui sont à trois lieues de l'embouchure. Pendant l'hyver, tout étant glacé, les Canadiens, que M. des Groseliers avoit avec lui, étant à la chasse au long de la Mer, trouverent, avec beaucoup de surprise, un Établissement d'Européens. Ils retournerent promptement vers leur Chef sans avoir été découverts. M. des Groseliers ne manqua point de faire armer aussi-tôt tous ses gens, & de se mettre à leur tête pour approfondir la vérité de cette avanture. Il fit ses approches, & ne voyant qu'une mauvaise chaumine, couverte de terre, dont la porte n'étoit pas même fermée, il y entra les armes à la main. Il y trouva six Matelots Anglois, qui mouroient de froid & de faim, & qui, loin de se mettre en défense, s'estimerent fort heureux de se voit Prisonniers des François, puisque cette rencontre leur assuroit la vie. Ces six Matelots avoient été abandonnés, par un Navire qui avoit armé à Boston, dans la nouvelle Angleterre, & qui n'avoit aucune connoissance des voyages entrepris à Londres. Étant arrivé fort tard, le Capitaine les avoit envoyé à terre dans sa chaloupe pour chercher un lieu d'hyvernement. Mais le froid étoit devenu si grand pendant la nuit, que les glaces ayant entraîné le Navire, ils n'en avoient plus entendu parler.

Pendant le cours de l'hyver, M. des Groseliers se lia avec quelques Sauvages du Pays, qui lui apprirent qu'à sept ou huit lieues de son Établissement, il y en avoit un d'Anglois. C'étoit celui du Port Nelson. Il se disposa aussi-tôt à les aller attaquer; mais comme ils étoient fortifiés, il eut besoin de précautions. Il attendit le jour des Rois, pour les surprendre dans l'yvresse. Cette idée lui réussit avec tant de bonheur, que quoiqu'ils fussent au nombre de 80, & que celui des François ne surpassât point quatorze, il se saisit d'eux sans la moindre résistance. Ainsi M. des Groiseliers demeura maître absolu du Pays.

L'été suivant, ayant laissé son fils avec cinq hommes pour garder le poste qu'il avoit conquis, il revint à Québec avec Ratisson, chargé de Pelleteries & d'autres marchandises Angloises. Mais quoiqu'ils eussent assez réussi dans leur entreprise pour avoir mérité d'être bien reçus, on les chagrina beaucoup sur quelques pillages prétendus dont ils n'avoient pas donné connoissance aux Armateurs. Le ressentiment qu'ils en eurent les fit passer en France, où ils se promirent plus de justice de la Cour. Ils presenterent des Mémoires, ils employerent beaucoup de tems & d'argent pour se faire écouter, & leur malheur voulut qu'ils ne le furent pas plus qu'à Québec. L'Ambassadeur que l'Angleterre avoit alors à Paris, apprenant leurs plaintes, s'imagina qu'ils pouvoient rendre service à sa Nation, & leur persuada de passer à Londres. Ils y furent bien reçus de plusieurs personnes de qualité & d'un grand nombre de Marchands qui n'avoient pas perdu le souvenir des anciennes entreprises. Le Capitaine Gillam fut invité à se remettre en mer avec eux. Ceux qui firent les frais de cette nouvelle entreprise obtinrent du Roi Charles II. une Patente pour eux & pour leurs successeurs, sous le nom de Conmpagnie de la Baye de Hudson, dont la datte est le deux de Mai 1670, la vingt-deuxiéme année du Règne de ce Prince.

Les premiers Propriétaires furent le Prince Rupert, le Chevalier Jacques Hayes, MM. Guillaume Young, Gerard Weymans, Richard Cradock, Jean Letton, Christophe Wrenn, Nicolas Hayward.

La Baye prend depuis le 64e degré de latitude du Nord jusqu'au 51e degré, & peut avoir six cens mille de longueur. L'entrée des Détroits est au-dessus. À la bouche même est l'Isle qu'on a nommée la Résolution. L'Isle Charles, l'Isle Salisbury, & l'Isle de Notingham, sont dans les Détroits, & servent à les former. Celle de Mansfield est à la bouche de la Baye.

On donne aux Détroits d'Hudson, qui conduisent à la Baye, environ cent vingt lieues de longueur. La terre des deux côtés est habitée par des Sauvages qui sont peu connus. La côte du Sud porte le nom de Terre de Labrador. Celle du Nord a reçu autant de noms differens qu'il y est venu de differentes Nations qui ont prétendu à l'honneur de la découverte. À l'Ouest de la Baye les Anglois ont fondé, comme on l'a déja remarqué, le Port Nelson, & tout ce Pays est connu à present sous le nom de Nouvelle Galles. La Baye porte en ce lieu le nom de Button; c'est l'endroit le plus large de toute la Baye de Hudson, il n'a pas moins de 130 lieues. Sur la côte de Labrador sont plusieurs Isles qui portent differens noms. Le fond de la Baye, par où l'on entend toute cette partie qui s'étend depuis le Cap Henriette Marie au Sud de la Nouvelle Galles, jusqu'à Redonda, au-dessous de la Rivière du Prince Rupert, a quatre-vingt lieues de longueur. Les François prétendent que le Continent qui est au fond de la Baye fait partie de la Nouvelle France; effectivement il faut confesser que depuis la Rivière de Sainte Marguerite, qui se jette dans celle du Canada, jusqu'à la Rivière du Prince Rupert, qui est au fond de la Baye de Hudson, il n'y a pas plus de 150 milles.

J'ai dit que M. Gillam avoit bâti sur la Rivière de Rupert un Fort auquel il avoit donné le nom de Fort-Charles. Les Anglois n'avoient jamais eu d'établissement dans ce lieu, & ne seront peut-être jamais tentés d'y en former un nouveau, car le Païs n'est guéres habitable. L'excessive rigueur du froid les forçoit de s'y tenir renfermés dans leurs Hutes. Au long de la nouvelle Galles est un Isle longue de 5 ou 6 lieuës, qu'on appelle Little-Rocky-Isle, ou la petite Isle aux rochers, qui n'est en effet qu'un affreux amas de rochers & de pierres, & dans laquelle on ne laisse pas de voir quantité de grands oiseaux. Environ trois milles au dessous de la partie de cette Isle qui est au Sud-Sud-Est on rencontre un dangereux banc de sable.

L'Isle de Charlton, qui est aussi dans la Baye, est composée d'un sable blanc & leger, & couverte de mousse blanche. On y voit des arbres en grand nombre. Cette Isle présente un spectacle agréable à ceux qui après un voïage de trois ou quatre mois au milieu d'une Mer extrêmement dangereuse & parmi des Montagnes de glace, qui exposent continuellement un Vaisseau à mille dangers, commencent à découvrir ici de la verdure, du moins si leur navigation se fait au Printems.

Si l'air au fond de la Baye est excessivement froid pendant 9 mois, il est très chaud pendant les trois autres mois. Sur les deux Côtes de Labrador & de la nouvelle Galles, la terre ne produit aucune sorte de grains; mais vers la Rivière de Rupert on trouve dans la bonne saison quelques fruits tels que des groseilles, des fraises, &c. Le Soleil se couche dans le cours du mois de Décembre à deux heures trois quarts, & se leve à neuf heures & demie. Pour peu qu'il paroisse, & que le froid soit temperé, on tue autant de perdrix & de lievres qu'on en désire. À la fin d'Avril les oyes, les outardes, les canards & quantité d'autres oiseaux y arrivent, pour s'y arrêter environ deux mois. On voit aussi dans le même tems une quantité prodigieuse de cariboux. Ces animaux viennent du Nord & vont au Sud. On auroit peine à croire quel est leur nombre. Ils occupent en profondeur le long des rivieres plus de soixante lieuës d'étenduë, & les chemins qu'ils font dans la neige sont plus entrecoupés que les rues des plus grandes Villes. La manière de les prendre, pour les Sauvages, est d'abbatre des arbres qu'ils entassent les uns sur les autres, entre lesquels ils laissent des ouvertures où ils tendent des collets. Aux mois de Juillet & d'Août les mêmes troupes retournent du Sud au Nord; & lorsqu'elles passent les Rivières & l'eau, les Sauvages les tuent facilement de leurs Canots, à coups de lance.

Mais ce qui peut engager les Européens à mépriser les obstacles que la nature leur oppose dans ces horribles lieux, est la multitude de castors, d'orignaux, de renards noirs & d'autres animaux qui fournissent les plus précieuses pelleteries, avec la certitude de se les procurer presque sans aucuns frais. Voici une piece curieuse qui fera juger du profit des Marchands. C'est le tarif des échanges de la Compagnie. J'en ai tiré de ma propre main cette copie sur l'original.

Regle d'échange pour les Marchandises de la Compagnie

Un Fusil, dix bonnes peaux de Castor.
Poudre à tirer, un Castor pour une demie livre.
Plomb à tirer, un Castor pour quatre livres.
Haches, un Castor pour une grande & une petite.
Couteaux, un Castor pour six grands couteaux.
Grains de colliers, un Castor pour une livre.
Habits galonnés, six Castors pour un habit.
Habits sans galon, cinq Castors pour un habit rouge.
Habits de femme avec galon, six Castors pour un habit.
Habits de femme sans galon, cinq Castors.
Tabac, un Castor pour une livre.
Boëte à Poudre de corne, un Castor pour une grande boëte ou pour deux petites.
Chaudron, un Castor pour le poids de chaque livre.
Peigne & Miroir, deux peaux.

On voit par ce tarif quel immense profit la Compagnie devoit faire à la Baye de Hudson si ce commerce eut été bien soutenu. On ne gagna pas d'abord moins de 400 pour cent: mais à mesure qu'on avança, la paresse ou d'autres obstacles arrêterent tellement le progrés, que les charges monterent bien-tôt plus haut que les retours.

En 1670 la Compagnie envoia Charles Baily, avec le titre de Gouverneur. Il partit accompagné de M. Ratisson, un de ces mêmes François qui avoient fait le voïage avec M. Gillam. Ils menoient avec eux vingt hommes, qui devoient rester au Fort Georges, bâti par M. Gillam sur la Rivière de Rupert. M. Bayly nomma pour son Secrétaire, Thomas Gorst, & lui donna ordre de tenir un Journal de leur voïage que j'ai actuellement entre les mains: mais j'y trouve tant de remarques triviales & qui sont dans toutes les autres Relations, que je n'en tirerai que les plus curieuses.

Le Chef des Sauvages qui habitoient les environs du Fort, reçut de nos Anglois le nom de Prince. Peu de jours après leur arrivée il vint avec d'autres Indiens & leurs familles demander des vivres au Gouverneur, en lui déclarant que ses Sauvages ne pouvoient rien tuer cette année, & qu'ils mouroient de faim. Cet incident fit faire de terribles réflexions aux Anglois qui n'avoient que des provisions médiocres, & qui ne faisoient pas trop de fond sur l'espérance d'en recevoir d'Angleterre. Cependant M. Bayly nourrit le Prince & sa famille, avec plusieurs autres qui s'étoient adressés a lui les premiers. Mais les excitant aussi à ne rien négliger pour se procurer des vivres, il se mit à leur tête avec une partie de ses gens, & les conduisit à la chasse dans des lieux affreux. Ils n'y tuerent que douze Renards, qui ne pouvoient leur faire une nouriture fort abondante ni fort agréable. Tout leur paroissoit excellent, parce que la faim devenoit plus pressante, & que l'air étant insuportable, on devoit compter pour un bonheur de trouver quelques-uns de ces animaux hors de leurs trous. Quelques jours après cette chasse le Prince Sauvage apporta de fort bonne foi au Gouverneur 4 jeunes Chevreuils qu'il avoit tués, suivant la convention qu'ils avoient faite ensemble de se communiquer mutuellement leurs provisions.

Pendant ce tems là M. des Groseliers, qui étoit demeuré au Port de Nelson avoit cherché des routes pour gagner la Rivière de Rupert, mais sans en pouvoir découvrir. Il trouva dans ses courses plusieurs baraques qu'il reconnut pour d'anciennes habitations de quelques Européens qui s'étoient retirés ou qui avoient peri de froid. Il trouva aussi les débris du Vaisseau de Sir Thomas Button; & ses Compagnons rapporterent par curiosité quelques pièces de ses meubles qui s'étoient conservées depuis soixante ans. M. des Groseliers retourna sans avoir réussi dans son entreprise, quoiqu'il fût sûr que la Rivière étoit dans la Baye où il faisoit ses recherches.

M. Bayly, qui s'étoit soutenu avec les provisions qu'il avoit apportées d'Angleterre, tomba dans une horrible frayeur au passage des Oies qui commencerent à se rendre du Nord au Sud. C'étoit la marque que le froid alloit augmenter, & que l'hiver dont il n'avoit encore senti que les approches devoit être extrémement rude. Quelle attente pour lui & pour ses gens! N'ayant néanmoins aucune espérance de pouvoir gagner un climat plus temperé, il commença par se précautionner contre l'excès du froid en faisant couvrir toutes les hutes des peaux qu'il avoit & de celles que les Sauvages lui apporterent en abondance. Il fit couper une grande quantité de bois, afin de l'avoir prêt autour du Fort dans les tems où il n'espéroit pas que ses gens pussent supporter la rigueur de l'air. Il envoya sa Chaloupe à la pointe de Confort, entre la Rivière Rupert & l'Isle de Charlton, pour y ramasser des coquillages dont on pouvoit tirer une espece d'huile qui servoit au defaut de chandelles, secours absolument nécessaire dans un Païs où les nuits sont si longues. Ensuite s'imposant des loix séveres dans la distribution des alimens qui lui restoient, il exhorta ses gens & les Sauvages qui avoient lié commerce avec lui à faire de nouveaux efforts pour rendre leurs chasses plus heureuses. Ils s'y employerent effectivement pendant huit jours avec un peu plus de bonheur; mais il tomba tant de neige dans une seule nuit que la terre en étant couverte à deux pieds de hauteur, il fallut abandonner la chasse. Les Oyes & d'autres oiseaux de passage, qui continuoient de traverser le Païs, voloient si haut, qu'il étoit impossible d'y prétendre par les armes à feu. L'unique espérance qui leur resta fut que la gelée durcissant bien-tôt la neige, on pouroit recommencer la chasse & tuer toujours par intervalles quelques bêtes sauvages. M. Bayly à qui l'on a reproché depuis d'avoir accordé trop facilement la communication de ses vivres au Prince Sauvage & à ses gens, se justifioit en répondant que toute compensation faite il avoit tiré plus de secours de ces Barbares qu'il ne leur en avoit donné; sans compter qu'étant plus entendus que les Européens à chasser dans des lieux qui sont autant d'horribles précipices pour ceux qui ignorent comment il faut avancer au milieu de la glace & de la neige; jamais nos Anglois n'auroient pû trouver l'art de tuer le moindre animal au milieu de l'hiver.

Enfin le froid devint si perçant, la glace si dure, & la neige si épaisse que les Sauvages confesserent eux-mêmes qu'ils n'avoient jamais vû d'exemple d'un hiver si rigoureux. Mais ce qui fut beaucoup plus terrible que le froid, c'est que la faim paroissant augmenter à mesure que les provisions diminuoient, on se vit à la veille de manquer tout-à-fait d'alimens. M. Bayly se reduisit comme tous ses gens à une demie livre de biscuit par jour & un quarteron de viande salée. Le Prince Sauvage à qui l'on déclara qu'il fallait renoncer au secours des Anglois, se remit à chasser, au mépris de la saison, mais avec si peu de succés que souvent dans quatre jours il ne tuoit pas une seule piece de venaison. Soit que les bêtes sauvages se fussent retirées au Sud, soit que gardant leurs tanieres dans ces froids extraordinaires, elles y vivent quelque tems sans nourriture; soit enfin, comme les Sauvages le prétendent, qu'elles s'entremangent dans leurs tanieres mêmes; on couroit des jours entiers sans appercevoir sur la neige aucune trace de leurs pas. Dans une chasse où nos Anglois accompagnerent les Sauvages, sur le recit d'un de ces Barbares qui avoit decouvert la piste de quelques bêtes, on tua deux Ours blancs d'une prodigieuse grosseur; mais ces animaux, affamés eux-mêmes, avoient attaqué si furieusement les chasseurs, qu'ils avoient tué plusieurs Sauvages & blessé deux Anglois. M. Bayly en laissa un au Prince, & subsista de l'autre pendant quelques jours.

On n'étoit encore qu'au milieu du mois d'Octobre, de sorte que ces premiers embarras sembloient annoncer de cruelles extrémités dans le cours de l'hiver. La neige avoit déja sept ou huit pieds de hauteur; & la nécessité de l'écarter presque continuellement des huttes n'étoit pas une peine médiocre. M. Bayly en exhortant ses gens à la patience leur annonça, que si le tems ne s'adoucissoit point, ou si la chasse ne devenoit pas plus abondante dans l'espace de quinze jours, la portion de nourriture seroit réduite encore à la moitié. Cette crainte faisoit déja trembler tout le monde, lorsque le 23 d'Octobre on vit paroître un grand nombre de Perdrix aussi blanches que la neige. Nos Anglois en tuerent d'abord cinquante, qui leur firent un festin délicieux; mais le bruit de la poudre les ayant bien-tôt effarouchées, l'approche en devint si difficile, qu'en huit jours de tems ils n'en purent tuer que douze. Il fallut se cacher dans la neige pour les surprendre, & la violence du froid y fit périr trois hommes. M. Bayly eut le visage gelé, c'est-à-dire que son nez, ses levres, ses oreilles & plusieurs endroits de ses joües devinrent absolument insensibles & demeurerent dans cet état jusqu'à la fin de l'hiver.

Le 25 de Janvier il arriva au Fort trois Indiens qui apporterent un Castor & trois douzaines de Perdrix. C'étoient des Chasseurs du Prince qui s'étoient fort écartés de leur habitation, & qui avoient risqué de passer plusieurs nuits dehors, ce qu'aucun de leurs Compagnons n'osoit entreprendre. Ils apportoient leur proie à M. Bayly plus volontiers qu'à leur Prince, dans l'espérance d'obtenir quelques verres d'eau de vie, dont il restoit encore plusieurs barils aux Anglois. Ils raconterent qu'à plusieurs journées de la Rivière ils avoient trouvé quelques corps morts, qu'ils croyoient être de la Nation des Onachanves, parce qu'elle avoit été en guerre avec celle des Nodwayes, & qu'elle en avoit beaucoup souffert. Le premier de Février on s'apperçut sensiblement qu'il dégeloit, & ce changement dura trois jours. Les Anglois n'avoient pas senti jusqu'alors, qu'en vivant presqu'uniquement de viande salée ils avoient gagné le scorbut. Mais quoique leurs douleurs devinssent cuisantes pendant le degel, ils profiterent si heureusement de cet intervalle pour la chasse des perdrix, que pénétrant dans des lieux où elles n'étoient point encore effrayées, ils en tuerent un fort grand nombre. Cependant la gelée recommença le 4, & fut en deux jours plus insuportable que jamais. La provision de perdrix qu'on avoit faite, & quelques autres animaux qu'on avoit tués dans le même tems, servirent à faire passer assez tranquillement le reste du mois.

Au commencement de Mars il arriva plusieurs Indiens des Nations écartées, qui construisirent des Hutes à l'Est du Fort, se proposant d'y passer le reste de l'hyver pour être à portée de trafiquer au commencement du printems. Ceux qui se trouverent les plus voisins du Fort, étoient de la Nation des Cuscudahs. Leur Prince envoya dire à M. Bayly de lui venir parler. Cette sommation parut incivile aux Anglois, & quoiqu'il ne soit pas question de politesse avec des Barbares, M. Bayly ne jugea point à propos de les accoutumer à ces airs de hauteur. Il sortit du Fort le 23 de Mars, accompagné de Jean Abraham & de dix autres de ses gens. Mais au lieu de se rendre aux Hutes du Prince des Cuscudahs, il affecta de passer outre, & d'aller jusqu'à la pointe de Confort, aux Tentes des autres Nations, où il acheta toute la viande fraiche qu'on voulut lui ceder.

Le Prince des Cuscudahs prit la peine de venir lui-même au Fort le 27. Il se fit précéder de six de ses gens pour annoncer son arrivée. Elle ne produisit pas beaucoup de changement parmi les Anglois. On le conduisit au Gouverneur, qui lui fit donner un verre d'eau-de-vie, & qui attendit ensuite ce qu'il avoit à lui demander. Le Prince Sauvage lui dit qu'il avoit apporté peu de castors, parce qu'il avoit été obligé d'en envoyer cette année un grand nombre en Canada; mais qu'il avoit néanmoins quelques belles peaux, dont il étoit prêt à faire l'échange. Il ajouta que pour marquer son affection au Gouverneur il vouloit l'avertir que la Nation des Nodwayes, sur les Terres desquels il avoit passé, étoit résolue de venir au printems attaquer & détruire les Anglois. Ensuite il fit présent à M. Bayly d'une fort belle peau, qu'il avoit apportée pour lui.

Le 31 de Mars on commença de tous côtés à voir paroître les oyes, les canards, les outardes, & plusieurs autres sortes d'oiseaux qui annoncent l'approche du printems. Les Anglois en prirent un si grand nombre qu'on se trouva dans l'abondance au Fort. Pendant ce tems-là les Indiens étoient toujours dans leurs cahutes. Le bruit s'étoit répandu parmi eux, qu'ils devoient être attaqués par quelques Nations Sauvages que les Missionaires avoient animés contr'eux, parce qu'ils tournoient leur commerce du côté des Anglois. Les François du Canada n'avoient pas employé moins d'artifices pour les empêcher de nous apporter leurs pelleteries. Ils les leur avoient payées beaucoup plus cher; & quelque tems avant l'hyver, ils étoient venus former un Établissement à huit journées de chemin du Fort Anglois de la Rivière de Rupert. M. Bayly mit en délibération s'il ne devoit pas transporter son Établissement dans un autre lieu. Le Conseil fut assemblé le 3 d'Avril 1674. L'opinion de M. Bayly fut de quitter un lieu dangereux. Mais le Capitaine Cole soutint que ce changement le seroit encore plus. Ce fut pendant ce débat que M. de Groseliers arriva heureusement au Fort avec quelques-uns de ses gens. Il fut d'avis que sans abandonner le Fort, qui étoit en état de faire une bonne défense, il falloit aller trafiquer dans d'autres lieux avec les Barques, & prendre pour cela le tems où les Nations Indiennes dont on avoit à se défier, seroient occupées à la chasse.

Pendant ce tems-là les Indiens qui étoient venus pour le trafic, bâtirent leurs Wigawams ou leurs Hutes fort près du Fort; & se retranchant avec presqu'autant d'habileté que les Anglois, ils avoient étendu si loin leurs palissades qu'elles touchoient presqu'aux nôtres. Cependant la communication étoit encore assez libre. Un de ces Barbares, devenu jaloux de sa femme, & l'ayant trouvée dans le Fort des Anglois, tira une hache qu'il portoit cachée sous son habit, & la blessa mortellement à la tête. La crainte d'être puni lui fit prendre aussi-tôt la fuite dans les bois. Un exemple si dangereux porta M. Bayly à donner ordre qu'on ne reçût plus dans le Fort que le Prince de Cuscudah, avec un petit nombre de ses principaux Courtisans, & l'on mit à la porte une garde bien armée.

Comme la neige, & la glace même, commençoit à fondre, elle manquoit souvent sous les pieds des Sauvages; mais ils se tiroient d'embarras en nageant & en barbottant comme des canards, de sorte qu'il y en eut fort peu de noyés. Le grand dégel arriva le 20 d'Avril. Alors les Anglois, qui avoient consumé leur eau-de-vie, leur bierre, & leurs autres liqueurs d'hyver, recommencerent à boire de l'eau. Les oiseaux & les animaux de toute espece devinrent si communs qu'on fut dédommagé des souffrances passées par l'abondance des vivres. Le commerce alloit fort bien avec les Sauvages. Outre les peaux qu'ils avoient apportées, ils se répandoient déja dans les forêts, où leurs chasses étoient fort heureuses. Le Gouverneur ayant été trompé par les Indiens de la pointe de Confort, qui lui avoient vendu beaucoup de mauvaise viande, les alla retrouver avec une partie de ses gens, & se fit faire satisfaction.

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