← Retour

Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

Author: Arthur Young

Release date: April 5, 2005 [eBook #15556]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES ANNÉES 1787, 1788, 1789 ***

Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available

at http://www.ebooksgratuits.com.

Arthur Young

VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES ANNÉES 1787, 1788, 1789

(1792)

D'après l'édition de 1882 (GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRIES)
Traduit par M. H. J. LESAGE.

Table des matières

PRÉFACE DE L'AUTEUR INTRODUCTION VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES ANNEES 1787, 1788 ET 1789 JOURNAL ANNÉE 1788 ANNÉE 1789 RETOUR D'ITALIE ANNÉE 1790

PRÉFACE DE L'AUTEUR

Il est permis de douter que l'histoire moderne ait offert à l'attention de l'homme politique quelque chose de plus intéressant que le progrès et la rivalité des deux empires de France et d'Angleterre, depuis le ministère de Colbert jusqu'à la révolution française. Dans le cours de ces cent trente années tous deux ont jeté une splendeur qui a causé l'admiration de l'humanité.

L'intérêt que le monde entier prend à l'examen des maximes d'économie politique qui ont dirigé leurs gouvernements est proportionné à la puissance, à la richesse et aux ressources de ces nations. Ce n'est certainement pas une recherche de peu d'importance que celle de déterminer jusqu'à quel point l'influence de ces systèmes économiques s'est fait sentir dans l'agriculture, l'industrie, le commerce, la prospérité publique. On a publié tant de livres sur ces sujets, considérés au point de vue de la théorie, que peut-être ne regardera-t-on point comme perdu le temps consacré à les reprendre sous leur aspect pratique. Les observations que j'ai faites il y a quelques années en Angleterre et en Irlande, et dont j'ai publié le résultat sous le titre de Tours, étaient un pas, dans cette voie qui mène à la connaissance exacte de l'état de notre agriculture. Ce n'est pas à moi de les juger; je dirai seulement qu'on en a donné des traductions dans les principales langues de l'Europe, et que, malgré leurs fautes et leurs lacunes, on a souvent regretté de n'avoir pas une semblable description de la France, à laquelle le cultivateur et l'homme politique puissent avoir recours. On aurait, en effet, raison de se plaindre que ce vaste empire, qui a joué un si grand rôle dans l'histoire, dût encore rester un siècle inconnu à l'égard de ce qui fait l'objet de mes recherches. Cent trente ans se sont passés; avec eux, l'un des règnes les plus glorieux les plus fertiles en grandes choses dont l'on ait gardé la mémoire; et la puissance, les ressources de la France, bien que mises à une dure épreuve, se sont montrées formidables à l'Europe. Jusqu'à quel point cette puissance, ces ressources s'appuyaient- elles sur la base inébranlable d'une agriculture éclairée, sur le terrain plus trompeur du commerce et de l'industrie? Jusqu'à quel point la richesse, le pouvoir, l'éclat extérieur, quelle qu'en fût la source, ont-ils répandu sur la nation le bien-être qu'ils semblaient indiquer? Questions fort intéressantes, mais résolues, bien imparfaitement par ceux qui ourdissent au coin du feu leurs systèmes politiques ou qui les attrapent au vol en traversant l'Europe en poste. L'homme dont les connaissances en agriculture ne sont que superficielles ignore la conduite à suivre dans de telles investigations: à peine peut-il faire une différence entre les causes qui précipitent un peuple dans la misère et celles qui le conduisent au bonheur. Quiconque se sera occupé de ces études ne traitera pas mon assertion de paradoxe. Le cultivateur qui n'est que cultivateur ne saisit pas, au milieu de ses voyages, les relations qui unissent les pratiques agricoles à la prospérité nationale, des faits en apparence insignifiants à l'intérêt de l'État; relations suffisantes pour changer, en quelques cas, des champs fertiles en déserts, une culture intelligente en source de faiblesse pour le Royaume. Ni l'un ni l'autre de ces hommes spéciaux ne s'entendra en pareille matière; il faut, pour y arriver, réunir leurs deux aptitudes à un esprit libre de tous préjugés, surtout des préjugés nationaux, de tous systèmes, de toutes ces vaines théories qui ne se trouvent que dans le cabinet de travail des rêveurs. Dieu me garde de me croire si heureusement doué! Je ne sais que trop le contraire. Pour entreprendre une oeuvre aussi difficile je ne me fonde que sur l'accueil favorable obtenu par mon rapport sur l'agriculture anglaise. Une expérience de vingt ans, acquise depuis que ces essais ont paru, me fait croire que je ne suis pas moins préparé à les tenter de nouveau que je ne l'étais alors. Il y a plus d'intérêt à connaître ce qu'était la France, maintenant que des nuages qui, il y a quatre ou cinq ans, obscurcissaient son ciel politique a éclaté un orage si terrible. C'eût été un juste sujet d'étonnement si, entre la naissance de la monarchie en France et sa chute, ce pays n'avait pas été examiné spécialement au point de vue de l'agriculture. Le lecteur de bonne foi ne s'attendra pas à trouver dans les tablettes d'un voyageur le détail des pratiques que celui-là seul peut donner, qui s'est arrêté quelques mois, quelques années, dans un même endroit: vingt personnes qui y consacreraient vingt ans n'en viendraient pas à bout; supposons même qu'elles le puissent, c'est à peine si la millième partie de leurs travaux vaudrait qu'on la lût. Quelques districts très avancés méritent qu'on y donne autant d'attention; mais le nombre en est fort restreint en tout pays, et celui des pratiques qui leur vaudraient d'être étudiés plus restreint encore. Quant aux mauvaises habitudes, il suffit de savoir qu'il y en a, et qu'il faut y pourvoir, et cette connaissance touche bien plutôt l'homme politique que le cultivateur. Quiconque sait au moins un peu, quelle est ma situation, ne cherchera pas dans cet ouvrage ce que les privilèges du rang et de la fortune sont seuls capables de fournir; je n'en possède aucun et n'ai en d'autres armes, pour vaincre les difficultés, qu'une attention constante et un labeur persévérant. Si mes vues avaient été encouragées par cette réussite dans le monde qui rend les efforts plus vigoureux, les recherches plus ardentes, mon ouvrage eût été plus digne du public; mais une telle réussite se trouve ici dans toute carrière autre que celle du cultivateur. Le non ulus aratro dignus honos ne s'appliquait pas plus justement à Rome au temps des troubles civils et des massacres, qu'il ne s'applique à l'Angleterre en un temps de paix et de prospérité.

Qu'il me soit permis de mentionner un fait pour montrer que, quelles que soient les fautes contenues dans les pages qui vont suivre, elles ne viennent pas d'une assurance présomptueuse du succès, sentiment propre seulement à des écrivains bien autrement populaires que je ne le suis. Quand l'éditeur se chargea de hasarder l'impression de ces notes et que celle du journal fut un peu avancée, on remit au compositeur le manuscrit entier afin de voir s'il aurait de quoi remplir soixante feuilles. Il s'en trouva cent quarante, et, le lecteur peut m'en croire, le travail auquel il fallut se livrer pour retrancher plus de la moitié de ce que j'avais écrit, ne me causa aucun regret, bien que je dusse sacrifier plusieurs chapitres qui m'avaient coûté de pénibles recherches.

L'éditeur eût imprimé le tout; mais l'auteur, quels que soient ses autres défauts, doit être au moins exempt de se voir taxé d'une trop grande confiance dans la faveur publique puisqu'il s'est prêté aux retranchements, aussi volontiers qu'il l'avait fait à la composition de son oeuvre.

Le succès de la seconde partie dépendait tellement de l'exactitude des chiffres, que je ne m'en fiai pas à moi-même pour l'examen des calculs, mais à un instituteur qui passe pour s'y connaître, et j'espère qu'aucune erreur considérable ne lui sera échappée.

La révolution française était un sujet difficile, périlleux à traiter; mais on ne pouvait la passer sous silence. J'espère que les détails que je donne et les réflexions que je hasarde seront reçus avec bienveillance, en pensant à tant d'auteurs d'une habileté et d'une réputation non communes qui ont échoué en pareille matière. Je me suis tenu si éloigné des extrêmes que c'est à peine si je puis espérer quelques approbations; mais je m'appliquerai à cette occasion, les paroles de Swift: «J'ai, ainsi que les autres discoureurs, l'ambition de prétendre à ce que tous les partis me donnent raison; mais, si j'y dois renoncer, je demanderai alors que tous me donnent tort; je me croirais par là pleinement justifié, et ce me serait une assurance de penser que je me suis au moins montré impartial et que peut-être j'ai atteint la vérité.»

INTRODUCTION

Il y a deux manières d'écrire les voyages: on peut ou enregistrer les faits qui les ont signalés, ou donner les résultats auxquels ils ont conduit. Dans le premier cas, on a un simple journal, et sous ce titre doivent être classés tous les livres de voyages écrits en forme de lettres. Les autres se présentent ordinairement comme essais sur différents sujets. On a un exemple de la première méthode dans presque tous les livres des voyageurs modernes. Les admirables essais de mon honorable ami, M. le professeur Symonds, sur l'agriculture italienne, sont un des plus parfaits modèles de la seconde.

Il importe peu pour un homme de génie d'adopter l'une ou l'autre de ces méthodes, il rendra toute forme utile et tout enseignement intéressant. Mais pour des écrivains d'un moindre talent, il est d'une importance de peser les circonstances pour et contre chacun de ces modes.

Le journal a cet avantage qu'il porte en soi un plus haut degré de vraisemblance, et acquiert, par conséquent, plus de valeur. Un voyageur qui enregistre ainsi ses observations, se trahit dès qu'il parle de choses qu'il n'a pas vues. Il lui est interdit de donner ses propres spéculations sur des fondements insuffisants: s'il voit peu de choses, il n'en peut rapporter que peu; s'il a de bonnes occasions de s'instruire, le lecteur est à même de s'en apercevoir, et ne donnera pas plus de créance à ses informations que les sources d'où elles sortent ne paraîtront devoir en mériter. S'il passe si rapidement à travers le pays qu'aucun jugement ne lui soit possible, le lecteur le sait; s'il reste longtemps dans des endroits de peu ou de point d'importance, on le voit, et on a la satisfaction d'avoir contre les erreurs soit volontaires, soit involontaires, autant de garanties que la nature des choses le permet, tous avantages inconnus à l'autre méthode.

Mais, d'un autre côté, de grands inconvénients leur font contre- poids, parmi lesquels vient au premier rang la prolixité, que l'adoption du journal rend presque inévitable. On est obligé de revenir sur les mêmes sujets et les mêmes idées, et ce n'est certainement pas une faute légère d'employer une multitude de paroles à ce que peu de mots suffiraient à exprimer bien mieux. Une autre objection sérieuse, c'est que des sujets importants, au lieu d'être groupés de manière à ce qu'on puise en tirer des exemples ou des comparaisons, se trouvent donnés comme ils ont été observés, par échappées, sans ordre de temps ni de lieux, ce qui amoindrit l'effet de l'ouvrage et lui enlève beaucoup de son utilité.

Les essais fondés sur les principaux faits observés, et donnant les résultats des voyages et non plus les voyages eux-mêmes, ont évidemment en leur faveur ce très grand avantage, que les sujets traités de la sorte sont réunis et mis en lumière autant que l'habileté de l'auteur le lui a permis; la matière se présente avec toute sa force et tout son effet. La brièveté est une autre qualité inappréciable, car tous détails inutiles étant mis de côté, le lecteur n'a plus devant lui que ce qui tend à l'éclaircissement du sujet: quant aux inconvénients, je n'ai nul besoin d'en parler, je les ai suffisamment indiqués en montrant les avantages du journal; il est clair que les avantages de l'une de ces formes seront en raison directe des inconvénients de l'autre.

Après avoir pesé le pour et le contre, je pense qu'il ne m'est pas impossible, dans ma position particulière, de joindre le bénéfice de l'une et de l'autre.

J'ai cru qu'ayant pour objet principal et prédominant l'agriculture, je pourrais répartir chacun des objets qu'elle embrasse en différents chapitres, conservant ainsi l'avantage de donner uniquement les résultats de mes voyages.

En même temps je me propose, afin de procurer au lecteur la satisfaction que l'on peut trouver dans un journal, de donner sous cette forme les observations que j'ai faites sur l'aspect des pays parcourus et sur les moeurs, les coutumes, les amusements, les villes, les routes, les maisons de plaisance, etc., etc., qui peuvent, sans inconvénient, y trouver place. J'espère le contenter ainsi sur tous les points dont nous devons, en toute sincérité, lui donner connaissance pour les raisons que j'ai indiquées plus haut.

C'est, d'après cette idée que j'ai revu mes notes et composé le travail que j'offre maintenant au public.

Mais voyager sur le papier a aussi bien ses difficultés que gravir les rochers et traverser les fleuves. Quand j'eus tracé mon plan et commencé à travailler en conséquence, je rejetai sans merci une multitude de petites circonstances personnelles et de conversations jetées sur le papier pour l'amusement de ma famille et de mes amis intimes. Cela m'attira les remontrances d'une personne pour le jugement de laquelle je professe une grande déférence. À son avis, j'aurais absolument gâté mon journal par le retranchement des passages mêmes qui avaient le plus de chance de plaire à la grande masse des lecteurs. En un mot, je devais abandonner entièrement mon journal ou le publier tel qu'il avait été écrit: traiter le public en ami, lui laisser tout voir et m'en fier à sa bienveillance pour excuser ce qui lui semblerait futile. C'est ainsi que raisonnait cet ami: «Croyez-moi, Young, ces notes, écrites au moment de la première impression, ont plus chance de plaire que ce que vous produirez à présent de sang-froid, avec l'idée de la réputation en tête: la chose que vous retrancherez, quelle qu'elle soit, eût été intéressante, car vous serez guidé par l'importance du sujet; et soyez sûr que ce n'est pas tant cette considération qui charme, qu'une façon aisée et négligée de penser et d'écrire, plus naturelle à l'homme qui ne compose pas pour le public. Vous-même me fournissez une preuve de la rectitude de mon opinion. Votre voyage en Irlande (me disait-il trop obligeamment) est une des meilleures descriptions de pays que j'aie lues: il n'a pas eu cependant grand succès. Pourquoi? Parce que la majeure partie en est consacrée à un journal de fermier que personne ne voudra lire, quelque bon qu'il puisse être à consulter. Si donc vous publiez quelque chose, que ce soit de façon qu'on le lise, ou bien abandonnez cette méthode, et tenez- vous-en aux dissertations en règle. Souvenez-vous des voyages du docteur *** et de madame ***, dont il serait difficile de tirer une seule idée; ils ont été cependant reçus avec applaudissements; il n'est pas jusqu'aux sottes aventures de Baretti, parmi les muletiers espagnols, qui ne se lisent avec avidité.»

La haute opinion que j'ai du jugement de mon ami m'a fait suivre son conseil; en conséquence, je me hasarde à offrir au public cet itinéraire, absolument tel qu'il a été écrit sur les lieux, priant le lecteur, qui trouvera trop de choses frivoles, de pardonner, en réfléchissant que l'objet principal de mes voyages se douve dans une autre partie de celle oeuvre, à laquelle il peut recourir dès maintenant, s'il ne veut s'occuper que des objets d'une plus grande importance.

VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES ANNEES 1787, 1788 ET 1789

JOURNAL

15 mai 1787. - Il faut qu'un voyageur traverse bien des fois le détroit qui sépare, si heureusement pour elle, l'Angleterre du reste du monde, pour cesser d'être surpris du changement soudain et complet qui s'est fait autour de lui lorsqu'il débarque à Calais. L'aspect du pays, les gens, le langage, tout lui est nouveau, et dans ce qui paraît avoir le plus de ressemblance, un oeil exercé n'a pas de peine à découvrir des traits différents.

Les beaux travaux d'amélioration d'un marais salant, exécutés par M. Mourlon (de cette ville), m'avaient fait faire sa connaissance, il y a quelque temps, et je l'avais trouvé si bien renseigné sur plusieurs objets importants, que c'est avec le plus grand plaisir que je l'ai revu. J'ai passé chez lui une soirée agréable et instructive. - 165 milles.

Le 17. — Neuf heures de roulis à l'ancrage avaient tellement fatigue ma jument, que je crus qu'un jour de repos lui serait nécessaire; ce matin seulement j'ai quitté Calais. Pendant quelques milles le pays ressemble à certaines parties du Norfolk et du Suffolk; des collines en pente douce, quelques maisons entourées de haies au fond des vallées, et des bois dans le lointain. Il en est de même en s'approchant de Boulogne. Aux environs de cette ville, je fus charmé de trouver plusieurs châteaux appartenant à des personnes qui y demeurent habituellement. Combien de fausses idées ne recevons-nous pas des lectures et des ouï-dire? Je croyais que personne en France, hors les fermiers et leurs gens, ne vivait à la campagne et mes premiers pas dans ce royaume me font rencontrer une vingtaine de villas. — Route excellente.

Boulogne n'est pas désagréable; des remparts de la ville haute, on embrasse un horizon magnifique, quoique les eaux basses de la rivière ne me le fissent pas voir à son avantage. On sait généralement que Boulogne est depuis fort longtemps le refuge d'un grand nombre d'Anglais à qui des malheurs dans le commerce ou une vie pleine d'extravagances ont rendu le séjour de l'étranger plus souhaitable que celui de leur propre patrie. Il est facile de s'imaginer qu'ils y trouvent un niveau de société qui les invite à se rassembler dans un même endroit. Certainement, ce n'est pas le bon marché, car la vie y est plutôt chère. Le mélange de dames françaises et anglaises donne aux rues un aspect singulier; les dernières suivent leurs modes, les autres ne portent pas de chapeaux; elles se coiffent d'un bonnet fermé et portent un manteau qui leur descend jusqu'aux pieds. La ville a l'air d'être florissante; les édifices sont en bon état et soigneusement réparés; il y en a quelques-uns de date récente, signe de prospérité tout aussi certain, peut-être, qu'aucun autre. On construit une nouvelle église sur un plan qui nécessitera de grandes dépenses. En somme, la cité est animée, les environs agréables; une plage de sable ferme s'étend aussi loin que la marée. Les falaises adjacentes sont dignes d'être visitées par ceux qui ne connaissent pas déjà la pétrification de la glaise; elle se trouve à l'état rocheux et argileux que j'ai décrit à Harwich. (Annales d'Agriculture) — 24 milles.

Le 18. — Boulogne, où se trouvent des collines opposées à la distance d'un mille, forme un charmant paysage; la rivière serpente dans la vallée, et s'étend, en une belle nappe, au- dessous de la ville, avant de se jeter dans la mer, que l'on aperçoit entre deux falaises, dont l'une sert de fond au tableau. Il n'y manque que du bois; s'il s'en trouvait un peu plus, on aurait peine à imaginer une scène plus agréable. Le pays s'améliore, les clôtures deviennent plus fréquentes, quelques parties se rapprochent beaucoup de l'Angleterre. Belles prairies aux environs de Boubrie (Pont-de-Brique); plusieurs châteaux. L'agriculture ne fait pas l'objet de ce journal, mais je dois noter, en passant, qu'elle est certainement aussi misérable que le pays est bon. Pauvres moissons, jaunes de mauvaises herbes! Cependant le terrain est resté tout l'été en jachère, bien inutilement. Sur les collines non loin de la mer, les arbres en détournent leurs cimes dépouillées de feuillage, ce n'est donc pas au vent du S.-O. seul qu'on doit attribuer cet effet. Si les Français n'ont pas d'agriculture à nous montrer, ils ont des routes; rien de plus magnifique, de mieux tenu, que celle qui traverse un beau bois, propriété de M. Neuvillier; on croirait voir une allée de parc. Et, certes, tout le chemin, à partir de la mer, est merveilleux: c'est une large chaussée aplanissant les montagnes au niveau des vallées: elle m'eût rempli d'admiration si je n'eusse rien su des abominables corvées, qui me font plaindre les malheureux cultivateurs auxquels un travail forcé a arraché cette magnificence. Des femmes que l'on voit dans le bois, arrachant à la main l'herbe pour nourrir leurs vaches, donnent au pays un air de pauvreté.

Longé près de Montreuil des tourbières semblables à celles de Newbury. La promenade autour des remparts de cette ville est très jolie; les petits jardins des bastions sont curieux. Beaucoup d'Anglais habitent Montreuil; pourquoi? Il n'est pas aisé de le concevoir; car on n'y trouve pas cette animation qui fait le charme du séjour dans les villes. Dans un court entretien avec une famille anglaise retournant chez elle, la dame, qui est jeune et, je crois, agréable, m'assura que je trouverais la cour de Versailles d'une splendeur surprenante. Oh! qu'elle aimait la France! Comme elle aurait regretté son voyage en Angleterre, si elle ne se fût pas attendue à en revenir bientôt! Comme elle avait traversé tout le royaume, je lui demandai quelle en était la partie qui lui plaisait le mieux; la réponse fut telle qu'on la devait attendre d'aussi jolies lèvres: «Oh! Paris et Versailles!» Son mari, qui n'est plus si jeune, me répondit: «La Touraine.» Il est très probable qu'un fermier approuvera plutôt les sentiments du mari que ceux de la femme, malgré tous ses attraits. — 24 milles.

Le 19. — J'ai dîné, ou plutôt je suis mort de faim, à Bernay, où, pour la première fois, j'ai rencontré ce vin dont j'avais entendu si souvent dire en Angleterre qu'il était pire que la petite bière. Pas de fermes éparses dans cette partie de la Picardie, ce qui est aussi malheureux pour la beauté de la campagne qu'incommode pour sa culture. Jusqu'à Abbeville, pays uni, mal plaisant, il y a beaucoup de bois, qui sont fort grands, mais sans intérêt. Passé près d'un château nouvellement construit, en craie; il appartient à M. Saint-Maritan. S'il avait vécu en Angleterre, il n'aurait pas élevé une belle maison dans cette situation, ni donné à ses murs l'air de ceux d'un hôpital.

Abbeville passe pour contenir 22 000 âmes; c'est une ville ancienne et mal bâtie; beaucoup de maisons sont en bois et me paraissent les plus antiques que je me souvienne avoir vues; il y a longtemps qu'en Angleterre leurs soeurs ont été démolies. J'ai visité la manufacture de Van-Robais, établie par Louis XIV, et dont Voltaire et d'autres ont tant parlé. J'avais à prendre ici beaucoup d'informations sur la laine et les lainages, et, dans mes conversations avec les manufacturiers, je les ai trouvés grands faiseurs de politique et très violents contre le nouveau traité de commerce avec l'Angleterre. — 30 milles.

Le 21. — Même pays plat et ennuyeux jusqu'à Flixcourt. — 15 milles.

Le 22 — De la misère et de misérables moissons jusqu'à Amiens; les femmes sont au labour avec un couple de chevaux pour les semailles d'orge. La différence de coutumes entre les deux nations n'est nulle part plus frappante que dans les travaux des femmes: en Angleterre, elles vont peu aux champs, si ce n'est pour glaner et faner, parties de plaisir ou de maraude bien plus que travaux réguliers; en France, elles tiennent la charrue et chargent le fumier. Les peupliers d'Italie ont été introduits ici en même temps qu'en Angleterre.[1]

Une affaire remarquable dont Picquigny a été le théâtre fait le plus grand honneur à l'esprit tolérant des Français. M. Colmar, qui est juif, a acheté, du duc de Chaulnes, la seigneurie et les terres comprenant la vicomté d'Amiens, en vertu de quoi il nomme les chanoines de la cathédrale. L'évêque s'est opposé à l'exercice de ce droit; un appel a porté la discussion devant le Parlement de Paris, qui s'est prononcé pour M. Colmar. La seigneurie immédiate de Picquigny, sans ses dépendances, a été revendue au comte d'Artois.

Vu la cathédrale d'Amiens, que l'on dit bâtie par les Anglais; elle est très grande et magnifique de légèreté et de richesse d'ornementation. On y disposait une tenture noire avec baldaquin et des luminaires pour le service du prince de Tingry, colonel du régiment de cavalerie en garnison dans la ville. Ce spectacle était une affaire pour les bourgeois, il y avait foule à chaque porte. On me refusa l'entrée; mais, quelques officiers ayant été admis, donnèrent des ordres pour laisser passer un monsieur anglais; je me trouvais déjà à une certaine distance lorsqu'on me rappela, en m'invitant, avec beaucoup de politesse, à entrer, et me faisant des excuses sur ce qu'on ne m'avait pas d'abord reconnu pour Anglais. Ce ne sont là que de bien petites choses, mais elles montrent un esprit libéral et doivent être notées. Si un Anglais reçoit des attentions en France, parce qu'il est Anglais, point n'est besoin de dire la conduite à tenir envers un Français en Angleterre. Le Château-d'Eau, ou machine hydraulique qui alimente Amiens vaut la peine d'être vu, mais on n'en pourrait donner une idée qu'au moyen de planches. La ville contient un grand nombre de fabriques de lainages. Je me suis entretenu avec plusieurs maîtres, qui s'accordaient entièrement avec ceux d'Abeville pour condamner le traité de commerce. — 15 milles.

Le 23. — D'Amiens à Breteuil, pays accidenté, des bois en vue pendant tout le chemin. — 21 milles.

Le 24. — Campagne plate, crayeuse et ennuyeuse presque jusqu'à Clermont, où elle s'améliore, s'accidente et se boise. Jolie vue de la ville et des plantations du duc de Fitzjames, au débouché de la vallée. — 24 milles.

Le 25. — Les environs de Clermont sont pittoresques. Les coteaux de Liancourt sont jolis et couverts d'une culture que je n'avais pas vue auparavant, mélange de vignes (car la vigne se présente ici pour la première fois), de jardins et de champs: une pièce de blé, une autre de luzerne, un morceau de trèfle ou de vesces, un carré de vignes, des cerisiers et d'autres arbres à fruits plantés çà et là, le tout cultivé à la bêche. Cela fait un charmant ensemble, mais doit donner de pauvres produits. Chantilly! La magnificence est son caractère dominant, on l'y voit partout. Il n'y a ni assez de goût, ni assez de beauté pour l'adoucir: tout est grand, excepté le château et il y a en cela quelque chose d'imposant. Je mets à part la galerie des batailles du grand Condé et le cabinet d'histoire naturelle, bien que riche en beaux échantillons, très habilement disposés; il ne contient rien qui mérite une mention particulière; pas une salle ne serait regardée comme grande en Angleterre. L'écurie est vraiment belle et surpasse en vérité de beaucoup tout ce que j'ai pu voir jusqu'ici: elle a 580 pieds de long, 40 de large, et renferme quelquefois 240 chevaux anglais. J'avais tellement l'habitude de retrouver, dans les pièces d'eau, l'imitation des lignes sinueuses et irrégulières de la nature, que j'arrivais à Chantilly prévenu contre l'idée d'un canal; mais la vue de celui d'ici est frappante, elle m'impressionna comme les grandes choses seules le peuvent faire. Ce sentiment résulte de la longueur et des lignes droites de l'eau s'unissant à la régularité de tous les objets en vue.

C'est, je crois, lord Kaimes qui dit que la portion du jardin contiguë au château doit participer à la régularité des bâtiments; dans un endroit, si somptueux, cela est presque indispensable. L'effet, ici, est amoindri par le parterre devant la façade, dans lequel les carrés et les petits jets d'eau ne correspondent pas à la magnificence du canal. La ménagerie est très jolie et montre une variété prodigieuse de volailles de toutes les parties du monde; c'est un des meilleurs objets auxquels une ménagerie puisse être consacrée; ceci et le cerf de Corse prit toute mon attention. Le hameau renferme une imitation de jardin anglais; comme ce genre est nouvellement introduit en France, on ne doit pas user d'une critique sévère. L'idée la plus anglaise que j'aie rencontrée est celle de la pelouse devant les écuries: elle est grande, d'une belle verdure et bien tenue, preuve certaine que l'on peut avoir d'aussi beaux gazons dans le nord de la France qu'en Angleterre. Le labyrinthe est le seul complet que j'aie vu, et il ne m'a pas laissé de désir d'en voir un autre: c'est le rébus du jardinage. Dans les sylvae, il y a des plantes très rares et très belles. Je souhaite que les personnes qui visitent Chantilly et qui aiment les beaux arbres n'oublient pas de demander le gros hêtre; c'est le plus, beau que j'aie vu, droit comme une flèche, n'ayant pas, à vue d'oeil, moins de 80 à 90 pieds de haut, 40 jusqu'à la première branche, et 12 de diamètre à 5 pieds du sol.

C'est, sous tous les rapports, un des plus beaux arbres qui se rencontrent en aucun lieu. Il y en a deux qui s'en rapprochent sans l'égaler. La forêt de Chantilly, appartenant au prince de Condé, est immense et s'étend fort loin dans tous les sens; la route de Paris la traverse pendant dix milles dans la direction la moins étendue. On dit que la capitainerie est de plus de cent milles en circonférence, c'est-à-dire que dans cette circonscription les habitants sont ruinés par le gibier, sans avoir la permission de le détruire, afin de fournir aux plaisirs d'un seul homme. Ne devrait-on pas en finir avec ces capitaineries?

À Luzarches, ma jument m'a paru incapable d'aller plus loin; les écuries de France, espèces de tas de fumier couverts, et la négligence des garçons d'écurie, la plus exécrable engeance que je connaisse, lui ont fait prendre froid. Je l'ai laissée, en conséquence, jusqu'à ce que je l'envoie chercher de Paris, et j'ai pris la poste pour cette ville. J'ai trouvé ce service plus mauvais, et même, en somme, plus cher qu'en Angleterre. En chaise de poste, j'ai voyagé comme on voyage en chaise de poste, c'est-à- dire, voyant peu, ou rien. Pendant les dix derniers milles, je m'attendais à cette cohue de voitures qui près de Londres arrête le voyageur. J'attendis en vain; car le chemin, jusqu'aux barrières, est un désert en comparaison. Tant de routes se joignent ici, que je suppose que ce n'est qu'un accident. L'entrée n'a rien de magnifique; elle est sale et mal bâtie. Pour gagner la rue de Varenne, faubourg Saint-Germain, je dus traverser toute la ville, et le fis par de vilaines rues étroites et populeuses.

À l'hôtel de Larochefoucauld, j'ai trouvé le duc de Liancourt et ses fils, le comte de Larochefoucauld et le comte Alexandre, ainsi que mon excellent ami, M. de Lazowski, que tous j'avais eu le plaisir de connaître dans le Suffolk. Ils me présentèrent à la duchesse d'Estissac, mère du duc, et à la duchesse de Liancourt. L'agréable réception et les attentions amicales que me prodigua toute cette généreuse famille étaient de nature à me laisser la plus favorable impression… — 42 milles.

Le 26. — J'avais passé si peu de temps en France que tout y était encore nouveau pour moi. Jusqu'à ce que nous soyons accoutumés aux voyages, nous avons un penchant à tout dévorer des yeux, à nous étonner de tout, à chercher du nouveau en cela même où il est ridicule d'en attendre. J'ai été assez sot d'espérer trouver le monde bien autre que je le connaissais, comme si une rue de Paris pouvait se composer d'autre chose que de maisons, les maisons d'autre chose que de brique ou de pierre; comme si les gens qui s'y trouvent, parce qu'ils n'étaient pas des Anglais, eussent dû marcher sur la tête. Je me déferai de cette sotte habitude aussi vite que possible, et porterai mon attention sur le caractère national et ses dispositions. Cela mène tout naturellement à saisir les petits détails qui les expriment le mieux; tâche peu aisée et sujette à beaucoup d'erreurs.

Je n'ai qu'un jour à passer à Paris, et il est employé à faire des achats. À Calais, ma trop grande prévoyance a causé les désagréments qu'elle voulait empêcher: j'avais peur de perdre ma malle si je la laissais à l'hôtel Dessein; pour qu'on la mît à la diligence, je l'envoyai chez Mouron. Par suite, je ne l'ai pas trouvée à Paris, et j'ai à me procurer de nouveau tout ce qu'elle renfermait, avant de quitter cette ville pour les Pyrénées. Ce devrait être, selon moi, une maxime pour les voyageurs, de toujours confier leurs bagages aux entreprises publiques du pays, sans recourir à des précautions extraordinaires.

Après une rapide excursion avec mon ami, M. Lazowski, pour voir beaucoup de choses, trop à la hâte pour en avoir quelque idée exacte, j'ai passé la soirée chez son frère, où j'ai eu le plaisir de rencontrer M. de Boussonet, secrétaire de la Société royale d'agriculture, et M. Desmarets, tous deux de l'Académie des sciences. Comme M. Lazowski connaît bien les manufactures de France, dans l'administration desquelles il occupe un poste important, et comme ces autres messieurs se sont beaucoup occupés d'agriculture, la conversation ne fut pas peu instructive, et je regrettai que l'obligation de quitter Paris de bonne heure ne me laissât pas l'espérance de retrouver une chose aussi agréable pour moi que la compagnie d'hommes dont la conversation montrait la connaissance des intérêts nationaux. Au sortir de là, je partis en poste, avec le comte Alexandre de Larochefoucauld, pour Versailles. afin d'assister à la fête du jour suivant (Pentecôte). Couché à l'hôtel du duc de Liancourt.

Déjeuné avec lui, dans ses appartements, au palais, privilège qu'il tient de sa charge de grand maître de la garde-robe, une des principales de la cour de France. Là, je le trouvai au milieu d'un cercle de gentils-hommes, entre autres le duc de Larochefoucauld, célèbre par son goût pour l'histoire naturelle; je lui fus présenté, car il se rend à Bagnères-de-Luchon, où j'aurai l'honneur d'être de sa compagnie.

La cérémonie du jour était causée par le cordon bleu dont le roi devait donner l'investiture au duc de Berri, fils du comte d'Artois. La chapelle de la reine y chanta, mais l'effet fut bien mince. Pendant le service, le roi était assis entre ses deux frères, et semblait, par sa tenue et son inattention, regretter de n'être pas à la chasse. Il eût tout aussi bien fait que de s'entendre prêter un serment féodal, ou quelque autre sottise de ce genre, par un enfant de dix ans. À la vue de tant de pompeuses vanités, j'imaginai que c'était là le Dauphin, et m'en informai d'une dame fort à la mode, assise près de moi, ce qui la fit me rire au nez, comme si j'avais été coupable de la bêtise la plus signalée; rien ne pouvait être plus offensant; car ses efforts pour se retenir ne marquaient que mieux l'expression de son visage. Je m'adressai à M. de Larochefoucauld afin de savoir quelle grosse absurdité m'était échappée à mon insu; c'était de croirez-vous? Parce que le Dauphin, comme tout le monde le sait en France, reçoit le cordon bleu en naissant.

Était-il si impardonnable à un étranger d'ignorer une chose d'autant d'importance dans l'histoire du pays que la bavette bleue donnée à un marmot au lieu d'une bavette blanche?

Après cette cérémonie, le roi et les chevaliers se dirigèrent en procession vers un petit appartement où le roi dîna; ils saluèrent la reine en passant. Il parut y avoir plus d'aisance et de familiarité que d'apparat dans cette partie de la cérémonie; Sa Majesté qui, par parenthèse, est la plus belle femme que j'aie vue aujourd'hui, reçut ces hommages de façons diverses. Elle souriait aux uns, parlait aux autres, certaines personnes semblaient avoir l'honneur d'être plus dans son intimité. Elle répondait froidement à ceux-ci, tenait ceux-là à distance. Elle se montra respectueuse et bienveillante pour le brave Suffren. Le dîner du roi en public a plus de singularité que de magnificence. La reine s'assit devant un couvert, mais ne mangea rien, elle causait avec le duc d'Orléans et le duc de Liancourt qui se tenait derrière sa chaise. C'eût été pour moi un très mauvais repas, et si j'étais souverain, je balayerais les trois quarts de ces formalités absurdes. Si les rois ne dînent pas comme leurs sujets, ils perdent beaucoup des plaisirs de la vie; leur situation est assez faite pour leur en enlever la plus grande partie; le reste, ils le perdent par les cérémonies vides de sens auxquelles ils se soumettent. La seule façon confortable et amusante de dîner serait d'avoir une table de dix à douze couverts, entourée de gens qui leur plairaient; les voyageurs nous disent que telle était l'habitude du feu roi de Prusse.

Il connaissait trop bien le prix de la vie pour la sacrifier à de vaines formes ou à une réserve monastique.

Le palais de Versailles, dont les récits qu'on m'avait Ils avaient excité en moi la plus grande attente, n'est pas le moins du monde frappant. Je l'ai vu sans émotion; l'impression qu'il m'a laissée est nulle. Qu'y a-t-il qui puisse compenser le manque d'unité? De quelque point qu'on le voie, ce n'est qu'un assemblage de bâtiments, un beau quartier pour une ville, non pas un bel édifice, reproche qui s'étend à la façade donnant sur le parc, quoiqu'elle soit de beaucoup la plus remarquable. La grande galerie est la plus belle que je connaisse, les autres salles ne sont rien; on sait, du reste, que les statues et les peintures forment une magnifique collection. Tout le palais, hors la chapelle, semble ouvert à tout le monde; la foule incroyable, au travers de laquelle nous nous frayâmes un chemin pour voir la procession, était composée de toutes sortes de personnes, quelques-unes assez mal vêtues, d'où je conclus qu'on ne repoussait qui que ce soit aux portes. Mais à l'entrée de l'appartement où dînait le roi, les officiers firent des distinctions, et ne permirent pas à tous de s'introduire pêle- mêle.

Les voyageurs, même de ces derniers temps, parlent beaucoup de l'intérêt remarquable que prennent les Français à ce qui concerne leurs rois, montrant par la vivacité de leur attention non seulement de la curiosité, mais de l'amour. Où, comment et chez qui l'ont-ils découvert? C'est ce que j'ignore. — Il doit y avoir de l'inexactitude, ou bien le peuple a changé, dans ce peu d'années, au delà de ce qu'on peut croire.

Dîné à Paris; le soir, la duchesse de Liancourt, qui paraît être la meilleure des femmes, m'a mené à l'Opéra, à Saint-Cloud, où nous avons aussi visité le palais que la reine fait bâtir; il est grand, mais je trouve beaucoup à redire dans la façade. — 20 milles.

Le 28. — Ma jument étant assez remise pour supporter le voyage, point essentiel pour un aussi pauvre écuyer que moi, j'ai quitté Paris avec le comte de Larochefoucauld et mon ami Lazowski, et me suis mis en chemin pour traverser tout le royaume jusqu'aux Pyrénées. La route d'Orléans est une des plus importantes de celles qui partent de Paris; j'espérais, en conséquence, que ma précédente impression du peu d'animation des environs de cette ville serait effacée; elle s'est au contraire confirmée: c'est un désert, comparé aux approches de Londres.

Pendant dix milles nous n'avons pas rencontré une diligence; rien que deux messageries et des chaises de poste en petit nombre; pas la dixième partie de ce que nous aurions trouvé près de Londres à la même heure.

Connaissant la grandeur, la richesse et l'importance de Paris, ce fait m'embarrasse beaucoup. S'il se confirmait plus tard, il y aurait abondance de conclusions à en tirer.

Pendant quelques milles on voit de tous côtés des carrières, dont on extrait la pierre au moyen de grandes roues. La campagne est variée; il y faudrait une rivière pour la rendre plus agréable aux yeux. On a, en général, des bois en vue; la proportion du territoire français, couvert par cette production en l'absence de charbon de terre, doit être considérable, car elle est la même depuis Calais. À Arpajon, petit château du duc de Mouchy, rien ne le recommande à l'attention. — 20 milles.

Le 29. — Contrée plate jusqu'à Étampes, le commencement du fameux Pays de Beauce. Jusqu'à Toury, chemin plat et ennuyeux, deux ou trois maisons de campagne en vue, seulement. — 31 milles.

Le 30. — Plaine unie, sans clôtures, sans intérêt et même ennuyeuse, quoique l'on ait partout en vue des villages et de petites villes; on ne trouve pas réunis les éléments d'un paysage. Ce Pays de Beauce renferme, selon sa réputation, la fine fleur de l'agriculture française; sol excellent, mais partout des jachères. Passé à travers la forêt d'Orléans, propriété du duc de ce nom, c'est une des plus grandes de France.

Du clocher de la cathédrale d'Orléans, la vue est fort belle. La ville est grande; ses faubourgs, dont chacun se compose d'une seule rue, s'étendent à près d'une lieue. Le vaste panorama qui se déroule de toutes parts est formé par une plaine sans bornes, à travers laquelle la magnifique Loire serpente majestueusement; c'est un horizon de quatorze lieues parsemé de riches prairies, de vignes, de jardins et de forêts. Le chiffre de la population doit être élevé; car, outre la cité, qui contient près de 40 000 habitants, le nombre de villes plus petites et de villages qui se pressent dans cette plaine est assez grand pour donner au paysage beaucoup d'animation. La cathédrale, d'où nous observions cette scène grandiose, est un bel édifice; le choeur en fut élevé par Henri IV. La nouvelle église est jolie, le pont de pierre superbe; c'est le premier essai en France de l'arche plate, qui y est maintenant en vogue. Il a neuf arches et mesure 410 yards de long sur 45 pieds de large. À entendre certains Anglais, on supposerait qu'il n'y a pas un beau pont dans toute la France; ce n'est, je l'espère, ni la première, ni la dernière erreur que ce voyage dissipera. On voit amarrés aux quais beaucoup de barges et de bateaux construits sur la rivière, dans le Bourbonnais, etc.; chargés de bois, d'eau-de-vie, de vin et d'autres marchandises, ils sont démembrés à leur arrivée à Nantes et vendus avec la cargaison. Le plus grand nombre est en sapin. Entre Nantes et Orléans, il y a un service de bateaux partant quand il se trouve six voyageurs à un louis d'or par tête; on couche à terre; le trajet dure quatre jours et demi. La rue principale conduisant au pont est très belle, pleine d'activité et de mouvement, car on fait ici beaucoup de commerce. On doit admirer les beaux acacias épars dans la ville. — 20 milles.

Le 31. En la quittant, on entre dans la misérable province de Sologne, que les écrivains français appellent la triste Sologne. Les gelées de printemps ont été fortes partout dans le pays, car les feuilles de noyers sont noires et brûlées. Je ne me serais pas attendu à ce signe certain d'un mauvais climat de l'autre côté de la Loire; la Ferté-Lowendahl, plateau graveleux couvert de bruyères. Les pauvres gens qui cultivent ici sont métayers, c'est- à-dire que, n'ayant pas de capital, ils reçoivent du propriétaire le bétail et la semence, et partagent avec lui le produit; misérable système qui perpétue la pauvreté et empêche l'instruction.

Rencontré un homme employé sur le chemin, qui est resté quatre ans prisonnier à Falmouth; il ne semble pas garder rancune aux Anglais, bien qu'il n'ait pas été satisfait de la façon dont on l'avait traité. Le château de la Ferté, appartenant au marquis de Coix, est très beau; on y trouve de nombreux canaux, de l'eau en abondance. À Nonant-le-Fuzellier, singulier mélange de sables et de flaques d'eau; clôtures nombreuses, maisons et chaumières en bois, à murs d'argile ou de briques, couvertes, non pas en ardoises, mais en tuiles, quelques-unes en bardeaux, comme dans le Suffolk; rangées de têtards dans les haies, excellente route, sol sableux. L'aspect général du pays est boisé; tout concourt à produire une ressemblance frappante avec plusieurs parties de l'Angleterre; mais la culture en est si différente, que la moindre attention suffit à détruire cette apparence. — 27 milles.

Le 1er Juin. — Même pays malheureux jusqu'à la Loge; les champs trahissent une agriculture pitoyable, les maisons la misère. Cependant le sol serait susceptible de grandes améliorations, si l'on savait s'y prendre; mais c'est peut-être la propriété de quelques-uns de ces êtres brillants qui figuraient dans la cérémonie de l'autre jour à Versailles. Que Dieu m'accorde de la patience quand j'aurai à rencontrer des pays aussi abandonnés, et qu'il me pardonne les malédictions qui m'échappent contre l'absence ou l'ignorance de leurs possesseurs. Entré dans la généralité de Bourges et bientôt après dans une forêt de chênes, appartenant au comte d'Artois; les arbres se couronnent avant d'atteindre une taille convenable. Ici finit la Sologne pauvre. Le premier aspect de Verson (Vierzon) et de ses alentours est très beau: une vallée majestueuse s'ouvre à vos pieds; le Cheere (Cher) la suit, et l'oeil le retrouve plusieurs fois pendant quelques lieues; un soleil brillant faisait resplendir ses eaux comme une chaîne de lacs sous les ombrages d'une vaste forêt. On aperçoit Bourges sur la gauche. — 18 milles.

Le 2. — Passé le Cher et la Lave. Ponts bien construits; belles rivières formant, avec les bois, les maisons, les bateaux, les collines adjacentes, une scène animée.

Vierzon. — Plusieurs maisons neuves, édifices en belle pierre; la ville semble florissante et doit sans doute beaucoup à la navigation. Nous sommes actuellement en Berry, pays gouverné par une assemblée provinciale; par conséquent, les routes sont bonnes et faites sans corvées.

La petite ville de Vatan s'occupe surtout de filature. Nous y avons bu d'excellent vin de Sancerre, généreux, haut en couleur, d'une saveur riche, à 20 sous la bouteille; dans la campagne, il n'en coûte que 10. Horizon étendu aux approches de Châteauroux. Vu les manufactures. — 40 milles.

Le 3. — Nous sommes tombés, à environ 3 milles d'Argenton, sur un paysage admirable, malgré sa sévérité: c'est une vallée étroite entre deux rangs de collines boisées, se resserrant, de façon à être embrassées d'un coup d'oeil, pas un acre de sol uni, sauf le fond, que sillonne une petite rivière baignant les murs d'un vieux château placé à droite, de façon pittoresque; à gauche une tour s'élève au-dessus des bois.

Argenton. — J'ai gravi les rochers qui surplombent la ville, et une scène délicieuse s'est offerte à mes regards: la vallée, qui a 1/2 mille de large, 2 ou 3 de long, fermée, à l'une de ses extrémités, par des collines, à l'autre par Argenton et les vignes qui l'entourent, présente des traits assez abruptes pour former un ensemble pittoresque; dans le fond, la rivière serpente gracieusement au milieu d'innombrables enclos d'une charmante verdure.

Les vénérables ruines d'un château, situées près du spectateur, sont bien faites pour éveiller les réflexions sur le triomphe des arts de la paix sur les ravages barbares des âges féodaux, alors que chacune des classes de la société était plongée dans le désordre, et les rangs inférieurs dans un esclavage pire que celui de nos jours.

De Vierzon à Argenton, plaine unie et semée de bruyères. Pas d'apparence de population, les villes mêmes sont distantes. Pauvre culture, gens misérables. Par ce que j'ai pu voir, je les crois honnêtes et industrieux; ils paraissent propres, sont polis et ont bonne façon. Je pense qu'ils amélioreraient volontiers leur pays, si la société dont ils font partie était réglée par des principes tendant à la prospérité nationale. — 18 milles.

Le 4 — Traversé une suite d'enclos, qui auraient eu meilleure apparence si les chênes n'avaient perdu leurs feuilles, par suite des ravages d'insectes dont les toiles pendent encore sur leurs bourgeons. Il en repousse de nouvelles. Traversé un cours d'eau qui sépare le Berry de la Marche; on voit aussitôt paraître les châtaigniers; ils s'étendent sur les champs, et donnent la nourriture du pauvre.

De beaux bois, des accidents de terrain, mais peu de signes de population. On voit aussi des lézards pour la première fois. Il semble y avoir une corrélation entre le climat, les châtaigniers et ces innocents animaux. Ils sont très nombreux, quelques-uns ont près d'un pied de long. Couché à la Ville-au-Brun. — 24 milles.

La campagne devient plus belle. Passé un vallon où les eaux d'un petit ruisseau, retenues par une chaussée, forment un lac, principal ornement de ce tableau délicieux. Ses rives ondulées et les éminences couvertes de bois sont pittoresques; de chaque côté, les collines sont en harmonie; l'une d'elles, couverte maintenant de bruyères, peut se transformer en une pelouse pour l'oeil prophétique du goût. Rien ne manque, pour faire un jardin charmant, qu'un peu de soin.

Pendant seize milles, le pays est de beaucoup le plus beau que j'aie vu en France. Bien clos, bien boisé; le feuillage ombreux des châtaigniers donne aux collines une éclatante verdure, comme les prairies arrosées (que je vois ici pour la première fois aujourd'hui) la donnent aux vallées. Des chaînes de montagnes lointaines forment l'arrière-plan du tableau dont elles rehaussent l'intérêt. La pente qui mène à Bassines offre une superbe vue; et, à l'approche de la ville, le paysage présente un mélange capricieux de rochers, de bois et d'eaux.

Le long de notre route vers Limoges, nous avons rencontré un second lac artificiel entre deux collines; puis des hauteurs plus sauvages coupées de jolis vallons; un autre lac plus beau que le précédent, avec une belle ceinture de bois; nous avons ensuite passé une montagne revêtue d'un taillis de châtaigniers, d'où se découvrait un horizon comme je n'en avais pas encore vu, soit en France, soit en Angleterre, très accidenté, tout couvert de forêts, et bordé de montagnes éloignées. Pas une trace d'habitation humaine; ni village, ni maison, ni hutte, pas même une fumée indiquant la présence de l'homme; scène vraiment américaine, où il ne manquait que le tomahawk du sauvage. Halte à une exécrable auberge, appelée Maison-Rouge, où nous projetions de passer la nuit; mais, après examen, les apparences furent jugées si repoussantes, et il nous vint de la cuisine un rapport si misérable, que nous reprîmes le chemin de Limoges. La route, pendant tout ce trajet, est vraiment superbe, bien au delà de ce que j'ai vu en France ou autre part. — 44 milles.

Le 6. — Visité Limoges et ses manufactures. C'était certainement une station romaine, et il y reste encore quelques traces de son antiquité. Elle est mal bâtie, les rues sont étroites et tortueuses, les maisons hautes et d'un aspect désagréable; les gros murs sont en granit ou en bois, revêtus avec des lattes et du plâtre, ce qui épargne la chaux article très cher ici, car on l'amène de douze lieues de distance; toits garnis de tuiles, très avancés et presque plats; preuve certaine que nous sommes hors de la région des neiges.

Le plus bel édifice public est une fontaine dont l'eau, amenée de trois quarts de lieue par un aqueduc voûté, passe à soixante pieds sous un rocher pour arriver à l'endroit le plus élevé de la ville, d'où elle tombe dans un bassin de quinze pieds de diamètre, taillé dans un seul bloc de granit; de là elle se rend dans des réservoirs garnis d'écluses, que l'on ouvre pour l'arrosage des rues ou en cas d'incendie.

L'antique cathédrale est en pierre; on y voit des arabesques sculptées avec autant de légèreté, de délicatesse, d'élégance, que ce que fait l'orgueil des maisons modernes décorées dans le même style.

L'archevêque actuel s'est bâti un grand et beau palais, et son jardin est la chose la plus remarquable de Limoges, car il domine un paysage dont la beauté a peu d'égales; ce serait perdre son temps d'en donner d'autre description que juste ce qu'il faut pour engager les autres voyageurs à le voir. La rivière serpente dans une vallée entourée de coteaux, qui présentent l'assemblage le plus animé et le plus riant de villas, de fermes, de vignes, de prairies en pente, de châtaigneraies, s'harmonisant avec un tel bonheur, qu'il en résulte un spectacle vraiment délicieux. Cet évêque est un ami de la famille du comte de Larochefoucauld; il nous invita à dîner et nous reçut largement.

Lord Macartney, amené en France après la prise des Grenadines, passa quelque temps avec lui: il y eut un exemple de politesse française à l'égard de Sa Seigneurie, qui montre l'urbanité de ce peuple: l'ordre était venu de la Cour de chanter le Te Deum, juste le jour où lord Macartney devait arriver. Sentant ce que des démonstrations de joie publique, pour une victoire qui avait enlevé sa liberté à cet hôte distingué, auraient de pénible pour lui, l'évêque proposa à l'intendant de remettre la cérémonie à quelques jours plus tard, afin qu'elle ne le surprît point à l'improviste; ce que fut convenu, et fait ensuite de manière à montrer autant d'attention pour les sentiments de lord Macartney que pour les leurs propres. L'évêque me dit que lord Macartney parlait mieux français qu'il ne l'aurait cru possible à un étranger, s'il ne l'avait entendu; mieux que beaucoup de Français bien élevés.

La place d'intendant ici a été illustrée par un ami de l'humanité, Turgot, dont la réputation, bien gagnée dans cette province, le fit mettre à la tête des finances du royaume, comme on le peut voir dans son intéressante biographie, écrite par le marquis de Condorcet avec autant d'exactitude que d'élégance. La renommée laissée ici par Turgot est considérable. Les magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort au-dessus de tout ce que j'ai vu en France, comptent parmi ses bonnes oeuvres; on leur doit bien ce nom, car il n'y employa pas les corvées. Le même patriote éminent a fondé une société d'agriculture; mais dans cette direction, où les efforts de la France ont presque toujours été malheureux, il n'a rien pu faire, des abus trop enracinés lui barraient le chemin. Comme dans les autres sociétés, on s'assemble, on fait la conversation, on offre des prix et on publie des sottises. Il n'y a pas grand mal à cela; le peuple, ne sachant pas lire, est bien loin de consulter les mémoires qu'on écrit. Il peut voir cependant, et si une ferme lui était présentée digne d'être imitée, il pourrait apprendre. Je demandai, entre autres choses, si les membres de cette société avaient des terres, d'où l'on pût juger s'ils connaissaient eux-mêmes ce dont ils parlaient; on m'en assura, cependant la conversation m'éclaira bientôt là-dessus. Ils ont des métairies autour de leurs maisons de campagne, et se considèrent comme faisant valoir, se faisant justement un mérite de ce qui est la malédiction et la ruine du pays. Dans toutes mes conversations sur l'agriculture depuis Orléans, je n'ai pas trouvé une personne qui sentît le mal dérivant de ce mode de fermage.

Le 7. — Les châtaigneraies cessent une lieue avant Pierre- Buffière, parce que, dit-on, le sol est un granit très dur; on ajoute aussi à Limoges que sur ce granit il ne vient ni vignes, ni blé, ni châtaignes, bien que ces plantes prospèrent quand il se désagrège; il est vrai que le granit et les châtaignes nous apparurent à la fois à notre entrée dans le Limousin. La route est incomparable, et ressemble plutôt aux allées bien tenues d'un jardin qu'à un grand chemin ordinaire. Vu pour la première fois de vieilles tours; elles semblent nombreuses dans ce pays. — 33 milles.

Le 8. — Spectacle extraordinaire pour l'oeil d'un Anglais: plusieurs bâtiments, trop bien construits pour mériter le nom de chaumières, n'ont pas une vitre. À quelques milles sur la droite se trouve Pompadour, haras royal; il y a des chevaux de toutes races, mais principalement des arabes, des turcs et des anglais. Il y a trois ans, on importa quatre étalons arabes coûtant soixante-douze mille livres (3 149 L.). Le prix d'une saillie n'est que de trois livres, au bénéfice du palefrenier; les propriétaires peuvent vendre leurs poulains comme ils l'entendent, mais lorsque ceux-ci atteignent la taille voulue, les officiers du roi jouissent d'un privilège, pourvu qu'ils donnent le prix offert par d'autres. On ne monte pas ces chevaux avant six ans. Ils pâturent tout le jour; la nuit on les renferme par crainte des loups, une des grandes plaies du pays. Un cheval de six ans, haut de quatre pieds six pouces, se vend soixante-dix liv. st.; on a offert quinze liv. st. d'un poulain d'un an. Passé Uzarche; dîné à Douzenac; entre cet endroit et Brives, rencontré le premier champ de maïs ou blé de Turquie.

La beauté du pays, dans les 34 milles qui séparent Saint-Georges de Brives, est si variée, et sous tous les rapports si frappante et de tant d'intérêt, que je n'entreprendrai pas une description minutieuse; je remarquerai seulement, d'une manière générale, que je doute qu'il y ait en Angleterre ou en Irlande quelque chose de comparable. Ce n'est pas que, dans le Royaume-Uni, une belle vue ne rompe çà et là l'uniformité ennuyeuse de tout un district, et ne récompense le voyageur; mais il n'y a pas cette rapide succession de paysages, dont bon nombre seraient fameux en Angleterre par la foule de curieux qu'ils attireraient. Le pays est tout en collines et en vallées; les collines sont très hautes, elles seraient chez nous des montagnes si elles étaient désertes et revêtues de bruyères; la culture, qui s'étend jusqu'au sommet, les amoindrit à l'oeil. Leurs formes sont très variées: elles se renflent en dômes superbes; elles se dressent en masses abruptes, enserrant des gorges profondes (glens); elles s'étendent en amphithéâtres de cultures que l'oeil suit de gradin en gradin; à de certains endroits se trouvent amoncelées mille et mille inégalités de terrain; dans d'autres, la vue se repose sur des tableaux de la plus douce verdure. Ajoutez à ceci le riche vêtement de châtaigneraies que la main prodigue de la nature a jeté sur les pentes. Soit que les vallées ouvrent leur sein verdoyant pour que le soleil y fasse resplendir les rivières qui s'y reposent, soit qu'elles se resserrent en sombres gorges, livrant à peine passage aux eaux qui roulent sur leurs lits de rochers, éblouissant l'oeil de l'éclat des cascades, toujours le paysage est rempli d'intérêt et de caractère. Des vues, d'une beauté singulière, nous rivaient au sol; celle de la ville d'Uzarche, couvrant une montagne conique surgissant du milieu d'un amphithéâtre de forêts, les pieds baignés par une magnifique rivière, n'a point d'égale en son genre. Derry (Irlande) y ressemble, mais les traits les plus beaux lui manquent. De la ville elle-même, et un peu après l'avoir passée, on jouit de délicieuses scènes formées par les eaux. À la descente de Douzenac, on a également un horizon immense et magnifique. Il faut y joindre le plus beau chemin du monde, parfaitement construit, parfaitement tenu: on n'y voit pas plus de poussière, de sable, de pierres, d'inégalités que dans l'allée d'un jardin; solide, uni, formé de granit broyé, tracé toujours tellement de façon à dominer le paysage, que si l'ingénieur n'avait pas eu d'autre but, il ne l'eût pas fait avec un goût plus accompli.

La vue de Brives, prise des hauteurs, est si attrayante, que l'on s'attend à trouver une charmante petite ville; l'animation des alentours confirme cet espoir; mais en entrant le contraste est tel, qu'il vous en dégoûte entièrement. Les rues étroites, mal bâties, tortueuses, sales, puantes, empêchent le soleil et presque l'air de pénétrer dans les habitations; il faut en excepter quelques-unes sur la promenade. — 34 milles.

Le 9. — Nous entrons dans une nouvelle province, le Quercy, partie de la Guyenne; elle n'est pas, à beaucoup près, si belle que le Limousin, mais en revanche, elle est beaucoup mieux cultivée, grâce au maïs qui y fait merveilles. Passé devant Noailles; sur le sommet d'une haute colline, on voit le château du duc de ce nom. Nous avons quitté le granit pour le calcaire, et perdu du même coup les châtaigniers.

En descendant à Souillac, on jouit d'une vue qui doit plaire à tout le monde: c'est une échappée sur un délicieux petit vallon, encaissé entre des collines très abruptes; de sauvages montagnes font ressortir la beauté de la plaine couverte de cultures, ombragée çà et là de noyers. Rien ne semble pouvoir surpasser l'exubérance de ce fonds.

Souillac est une petite ville florissante, qui compte quelques gros négociants. Par la Dordogne, rivière navigable huit mois de l'année, on reçoit du merrain d'Auvergne qu'on exporte à Bordeaux et Libourne, ainsi que du vin, du blé et du bétail; on importe du sel en grande quantité. Impossible pour une imagination anglaise de se figurer les animaux qui nous servirent à l'hôtel du Chapeau- rouge: des êtres appelés femmes par la courtoisie des habitants de Souillac, en réalité des tas de fumier ambulants. Mais ce serait en vain qu'on chercherait en France une servante d'auberge proprement mise. — 34 milles. Le 10. — Passé la Dordogne sur un bac, parfaitement arrangé aux deux extrémités pour l'entrée et la sortie des chevaux, sans qu'on soit obligé, comme en Angleterre, de les battre outrageusement pour les décider à y sauter: le contraste des prix n'est pas moindre; pour un whisky anglais, un cabriolet français, un cheval de selle et six personnes, nous ne payâmes que 50 sous (2/1). En Angleterre, sur ces exécrables bacs, j'ai payé une demi-couronne par roue, et au grand risque de rompre les jambes des chevaux. La rivière coule dans une vallée très profonde entre deux rangs de collines élevées: la vue qui s'étend loin, rencontre partout des villages ou des habitations isolées; l'apparence d'une nombreuse population. Les châtaigniers viennent ici sur le calcaire, contrairement à la maxime limousine.

Passé Payrac, rencontré beaucoup de mendiants, ce qui ne m'était pas encore arrivé. Partout le pays, filles et femmes n'ont ni bas, ni souliers; les hommes à la charrue n'ont ni sabots, ni bas à leurs pieds. Cette pauvreté frappe à sa racine la prospérité nationale, la consommation du pauvre étant d'une bien autre importance que celle du riche: la richesse d'un peuple consiste dans la circulation intérieure et sa propre consommation; on doit donc regarder comme un mal des plus funestes, que les produits des manufactures de lainage et de cuir soient hors de la portée des classes pauvres. Cela nous rappelle la misère de l'Irlande. Traversé Pont-de-Rodez et gagné un terrain élevé, d'où nous jouissons d'un immense panorama de chaînes de montagnes, de collines, de pentes douces, de vallées, s'échelonnant l'une derrière l'autre dans toutes les directions; peu de bois, mais de nombreux arbres disséminés. On embrasse distinctement au moins quarante milles, sur lesquels pas un acre n'est de niveau; le soleil, sur le point de se coucher, en éclairait une partie et montrait un grand nombre de villages et de fermes éparses. Les monts d'Auvergne, à une distance de cent milles, ajoutaient à l'effet.

Passé près de plusieurs chaumières, fort bien bâties en pierre et couvertes en tuiles ou ardoises, cependant sans vitres aux fenêtres: y a-t-il apparence qu'un pays soit florissant quand la préoccupation principale est d'éviter la consommation des objets manufacturés? Un autre signe de misère que je remarque, pendant tout le chemin, depuis Calais jusqu'ici, ce sont ces femmes qui vont ramasser dans leur tablier de l'herbe pour leurs vaches. — 30 milles.

Le 11. — Vu pour la première fois les Pyrénées, à la distance de 150 milles. — Pour moi qui n'avais aperçu de montagnes qu'à 60 ou 70 milles au plus, j'entends celles de Wicklow, au sortir d'Holyhead, le coup d'oeil était intéressant. L'oeil, en quête de nouveaux objets, finissait toujours par se reposer là. Leur grandeur, leurs cimes neigeuses, les deux royaumes qu'elles partagent, le but de notre voyage que nous savions y trouver, rendent bon compte de cet effet. Vers Cahors, le pays change et prend un aspect sauvage; cependant partout on voit des maisons, et un tiers des terres est en vignes.

Ville laide; les rues ne sont ni larges ni droites; la nouvelle route est une amélioration. Le principal objet du commerce d'ici sont les vins et les eaux-de-vie. Le vrai vin de Cahors, dont la réputation est grande, provient d'une suite d'enclos très rocailleux, situés sur une chaîne de collines en plein sud; on l'appelle vin de Grave, parce qu'il vient sur un sol de gravier. Dans les années d'abondance, le prix du bon vin ici ne dépasse pas le prix du fût; l'année dernière, il se vendait 10/6 la barrique, ou 8 d. la douzaine. On nous en servit, aux Trois-Rois, de trois à dix ans; ce dernier à raison de 30 sous (2/3) la barrique; excellent, généreux, montant, sans être capiteux, et, à mon goût, bien meilleur que nos Porto. Il me plut tellement que j'établis une correspondance avec M. Andoury, l'aubergiste.[2] La chaleur de ce pays suffit à la production de ce vin très fort. Voici le jour le plus brûlant que nous ayons encore eu.

Après Cahors la montagne s'élève si brusquement qu'on la croirait près de culbuter dans la ville. Les feuilles de noyers ont été noircies par les gelées d'il y a quinze jours. En questionnant, j'ai appris que les mois de printemps sont sujets à ces gelées, et, quoique les seigles en soient quelquefois brûlés, on connaît à peine la rouille du froment; preuve décisive contre la théorie qui fait des gelées la cause de ce fléau. Il est rare qu'il tombe de la neige. Couché à Ventillac. — 22 milles.

Le 12. — Par leur forme et leur couleur, les maisons des paysans ajoutent à la beauté de la campagne: elles sont carrées, blanches, ont des toits presque plats, et peu de fenêtres. Les paysans sont pour la plupart propriétaires. Le tableau immense des Pyrénées se déploie devant nous dans des proportions d'étendue et de hauteur vraiment sublimes: près de Perges, la vue d'une riche vallée, qui semble s'étendre jusqu'au pied des montagnes, est une scène splendide; on ne voit qu'une vaste nappe de culture, parsemée de ces maisons blanches si bien bâties; l'oeil se perd dans une vapeur qui s'arrête au pied de la magnifique chaîne, dont les sommets, couverts de neige, se découpent de la façon la plus hardie. Le chemin de Caussade est bordé de six rangées d'arbres, dont deux de mûriers, les premiers que j'aie vus. Ainsi nous avons donc presque atteint les Pyrénées avant de rencontrer une culture que quelques-uns voudraient introduire en Angleterre! Le fond de la vallée est tout à fait plat; la route est bien construite, et faite principalement de gravier. Montauban est une ville ancienne mais non pas mal bâtie. Il y a de belles maisons, bien qu'elles ne forment pas de belles rues. On la dit populeuse; le mouvement qui y règne en est la preuve. La cathédrale est moderne, d'une assez bonne construction, mais lourde. Le collège, le séminaire, l'évêché et le palais du premier président de la Cour des Aides sont de beaux édifices; ce dernier est grand, avec une entrée trop fastueuse. Promenade bien située, sur le plus haut des remparts, embrassant cette admirable vallée, ou plutôt cette plaine, une des plus riches de l'Europe, bornée d'un côté par la mer, de l'autre par les Pyrénées, dont les masses sublimes, amoncelées les unes sur les autres et couvertes de neige, déploient une étonnante variété d'ombres et de lumières, naissant de leurs formes abruptes et de l'immensité de leurs proportions. Cet amphithéâtre, de cent milles de diamètre, a la majesté de l'Océan, l'oeil s'y perd: horizon presque infini de cultures; ensemble animé et confus de parties infiniment variées, se fondant par degrés dans la lointaine obscurité, d'où sort l'imposant chaos des Pyrénées, dont les cimes argentées s'élèvent par delà les nuages. J'ai rencontré à Montauban le capitaine Plampin, de la marine royale; il était avec le major Crew, qui vit avec sa famille dans une maison qu'il a achetée ici. Il nous en fit courtoisement les honneurs; elle est délicieusement placée, à la sortie de la ville, devant un très beau paysage; leur obligeance m'éclaira sur certains points, dont leur résidence ici les faisait bons juges. La vie est à bon marché; on nous nomma une famille, dont on supposait le revenu de 1 500 louis par an, et qui vivait sur le pied de 5 000 l. st. en Angleterre. La cherté et le bon marché relatifs des différents pays est un sujet de considérable importance, mais d'une analyse difficile. Comme, à mon avis, les Anglais sont beaucoup plus avancés que les Français dans les arts usuels et les manufactures, l'Angleterre doit être le pays où il fait le moins cher vivre. Ce que nous observons ici, c'est l'habitude de moins dépenser; chose, très différente. — 30 milles.

Le 13. — Traversé Grisolles: les chaumières sont, les unes bien bâties, mais sans vitres aux fenêtres, les autres sans autre ouverture que la porte. Dîné à Pompinion (Pompignan), au Grand- Soleil, auberge excellente, où le capitaine Plampin, qui nous avait accompagnés, prit congé de nous. Violent orage; j'avais trouvé cette pluie plus forte que ce que je connaissais en Angleterre; mais en nous remettant en route pour Toulouse, je fus immédiatement convaincu qu'il n'en était pas tombé de semblable dans le royaume car la désolation répandue sur la scène, qui nous souriait dans son abondance peu d'heures auparavant, faisant mal à voir.

Partout la détresse; les belles moissons de blé sont tellement couchées, que je doute qu'elles se relèvent jamais, d'autres champs sont si inondés, qu'on ne sait, en les regardant, si l'eau ne les a pas toujours occupés. Les fossés, rapidement comblés par la boue, avaient débordé sur la route et porté du sable et du limon au travers des récoltes.

Traversé les plus beaux champs de blé que l'on puise voir nulle part. L'orage a donc été heureusement partiel. Passé à Saint- Jorry; route superbe, sans surpasser celles du Limousin. Jusqu'aux portes de Toulouse, c'est le désert; on ne rencontre pas plus de monde que si l'on était à cent milles de toute cité. — 31 milles.

Le 14. — Visité la ville, qui est très ancienne et très grande, mais non peuplée à proportion; les édifices sont de briques et de bois, et, par suite, de triste apparence. Toulouse s'est toujours enorgueilli de son goût pour les beaux-arts et la littérature. Son université date de 1215, et ses prétentions font remonter la fameuse Académie des Jeux floraux jusqu'à 1323; elle possède aussi une Académie royale des sciences, et une autre de peinture, sculpture et architecture. L'église des Cordeliers a des caveaux, dans lesquels nous descendîmes, et qui ont la propriété de préserver les cadavres de la corruption; on en montre que l'on dit avoir cinq cents ans.

Si j'avais un caveau bien éclairé, qui conservât l'air et la physionomie, aussi bien que la chair et les os, j'aimerais à y voir tous mes ancêtres, et ce désir serait, je le suppose, proportionné, à leur mérite et à leur renommée; mais la tombe ordinaire, avec sa voracité, est préférable à celle-ci qui conserve des difformités cadavéreuses et perpétue la mort. Toulouse n'est pas sans objet plus intéressants que des églises et des académies: il y a le nouveau quai, les moulins à blé et le canal de Brienne. Le quai est très long, bel ouvrage sous tous les rapports; les maisons qu'on doit bâtir seront régulières comme celles qui existent déjà, d'un style massif et sans élégance. Le canal de Brienne, ainsi appelé du nom de l'archevêque de Toulouse, depuis premier ministre et cardinal, a été destiné à joindre à Toulouse la Garonne et le canal de Languedoc, qui se réunissent à deux milles de cette ville. La nécessité de cette jonction vient de ce que la navigation est impossible dans la ville, à cause des barrages établis pour les moulins à blé. Il communique au fleuve par une voûte qui passe sous le quai; une écluse le met de niveau avec le canal de Languedoc. Sa largeur permet à plusieurs barges de passer de front. Ces entreprises ont été bien conçues, et leur exécution est vraiment magnifique; mais la magnificence surpasse le besoin; tandis que le canal de Languedoc est très animé, celui de Brienne est un désert.

Nous vîmes, entre autres choses à Toulouse, la maison de M. du Barry, frère du mari de la célèbre comtesse. Grâce à certaines manoeuvres qui prêteraient à l'anecdote, il parvint à la tirer de l'obscurité, puis à la marier avec son frère, et en fin de compte à se faire par elle une assez jolie fortune. Au premier étage se trouve l'appartement principal, composé de sept à huit pièces, tapissé et meublé avec un tel luxe, qu'un amant enthousiaste disposant des finances d'un royaume, pourrait à grand'peine répéter sur une échelle un peu large ce qui se trouve ici en proportion modérée. Pour qui aime la dorure il y en a à satiété, tellement que pour un Anglais cela paraîtrait trop brillant. Mais les glaces sont belles et en grand nombre. Salon très élégant (toujours à l'exception des dorures); j'ai remarqué un arrangement d'un effet très agréable: c'est un miroir devant les cheminées, au lieu des différents écrans dont on se sert en Angleterre; il glisse en avant et en arrière dans le mur. Il y a un portrait de madame du Barry, qui passe pour ressemblant; si vraiment il l'est, on pardonne les folies faites par un roi pour l'écrin d'une telle beauté! Quant au jardin, il est au-dessous de tout mépris, si ce n'est comme exemple des efforts où peut entraîner l'extravagance: dans l'espace d'un acre sont entassées des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de toile; des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre; de belles dames et des forgerons, des perroquets et des amants en bois; des moulins à vent, des chaumières, des boutiques et des villages, tout, excepté la nature.

Le 15. — Rencontré des montagnards qui me rappelèrent ceux d'Écosse; je les avais vus pour la première fois à Montauban, ils portent des bonnets ronds et plats et de larges culottes: «La cornemuse, les bonnets bleus, le gruau d'avoine, se trouvent tout aussi bien, dit Sir James Stuart, en Catalogne, en Auvergne et en Souabe que dans le Lochaber.» Beaucoup de femmes ici vont sans bas; j'en ai rencontré revenant du marché avec leurs souliers dans leurs paniers.[3] La vue des Pyrénées est si nette, on distingue si bien les contrastes de lumière et d'ombre sur la neige que l'on serait tenté de réduire à quinze les soixante milles qui nous en séparent. — 30 milles.

Le 16. — À partir de Toulouse nous avons vu, de l'autre côté de la Garonne, une rangée de hauteurs qui a pris hier de plus en plus de régularité; ce sont, sans aucun doute, les ramifications les plus lointaines des Pyrénées, qui s'étendent dans cette immense vallée jusqu'à Toulouse, mais pas plus loin. On s'approche des montagnes, la culture couvre les étages inférieurs, le reste semble être boisé; chemins toujours mauvais. Rencontré plusieurs charrettes, toutes chargées de deux pièces de vin posées tout à fait à l'arrière sur le train: comme les roues de derrière sont beaucoup plus hautes que celles de devant, on voit que ces montagnards ont plus de bon sens que John Bull. Les roues sont toutes cerclées en bois.

Ici, pour la première fois, j'ai vu des festons de vignes, courant d'arbre en arbre dans des rangées d'érables; on les conduit au moyen de liens de ronces, de sarments ou d'osier. Elles donnent beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. Traversé Saint- Martino (St-Martory), puis un village composé de maisons bien bâties, sans une seule vitre. — 30 milles.

Le 17. — Saint-Gaudens est une ville en train de s'embellir: beaucoup de maisons neuves, avec quelque chose de plus que du confort. Vue extraordinaire de Saint-Bertrand; on arrive tout d'un coup sur une vallée assez enfoncée pour que l'oeil n'en perde ni un buisson, ni un arbre; la ville se presse sur une éminence autour de sa grande cathédrale: on l'eût bâtie tout exprès pour rehausser le pittoresque du paysage, qu'on ne l'eût su mieux placer. Les montagnes s'élèvent orgueilleusement tout autour, faisant un cadre rustique à ce délicieux petit tableau.

Passé la Garonne sur un nouveau pont d'une seule belle arche, en calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des néfliers, des pruniers, des cerisiers, des érables, servent d'appui à la vigne. Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux montagnes, qui ne laissent qu'une étroite vallée, dont la Garonne et la route occupent une partie. Immense quantité de volaille; dans tout ce pays on en sale la plus grande partie et on la conserve dans de la graisse. Nous goûtâmes de la soupe faite avec une cuisse d'oie ainsi conservée, elle était loin d'être aussi mauvaise que je m'y serais attendu.

Les moissons d'ici sont arriérées et trahissent le manque de soleil; il n'y a pas à s'en étonner, car nous suivons depuis longtemps les bords d'une rivière très rapide, et quoique nous soyons encore dans la vallée, nous devons avoir atteint une grande altitude. Les montagnes deviennent de plus en plus intéressantes. Aux yeux d'un homme du nord, elles sont d'une beauté singulière; on sait l'aspect sombre et désolé qu'offrent les nôtres, ici le climat les couvre de verdure, les plus hautes cimes que nous ayons en vue sont boisées; la neige ne se trouve que sur des chaînes plus élevées.

Quitté la Garonne à quelques lieues avant Sirpe (Cierp) où elle reçoit la Neste. La route de Bagnères suit cette rivière dans une étroite vallée, à la naissance de laquelle est bâtie Luchon, terme de notre voyage, qui a été pour moi un des plus agréables que j'aie entrepris: mes compagnons avaient la bonne humeur et le bon sens indispensables aux voyageurs pour retirer d'une telle expédition et plaisir et profit.

Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal d'auberges françaises, je dirais généralement qu'elles sont, en moyenne, supérieures à celles d'Angleterre sous deux rapports, inférieures sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans aucun doute, pour la nourriture et la boisson que nous ne l'eussions été en allant de Londres aux Highlands d'Écosse, pour le double du prix. Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit mieux en Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup d'avantages; il est vrai que si on n'avertit pas, tout est rôti outre mesure; mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si les uns ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement d'autres à votre goût. Le dessert d'une auberge de France n'a pas de rival en Angleterre; on ne doit pas non plus mépriser les liqueurs. Si nous avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est en général bien meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de France surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les premiers hôtels. On n'a pas non plus le tracas de voir si les draps sont mis à l'air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le reste fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu'une chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de papillons et d'araignées; un aubergiste anglais jetterait les meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche sur des tréteaux arrangés de façon si commode, qu'on ne peut étendre ses jambes qu'aux deux extrémités. Les fauteuils de chêne, à siège de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, que toute idée de se délasser doit être abandonnée. On dirait les portes destinées autant à donner une certaine musique qu'à laisser entrer le monde; le vent siffle à travers leurs fentes, les gonds sont toujours grinçant, il entre autant de pluie que de lumière par les fenêtres; il n'est pas aisé de les ouvrir, une fois fermées; ni une fois ouvertes, aisé de les fermer.

L'inventaire des ustensiles d'une auberge de France ne doit faire mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de brosses. De sonnettes, il n'en est pas question, il faut brailler après la fille, qui, lorsqu'elle paraît n'est ni propre ni bien habillée, ni jolie. La cuisine est noire de fumée; le maître est ordinairement aussi cuisinier; moins on voit ce qui s'y fait, plus il est probable que l'on conservera d'appétit, mais ceci n'a rien de particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine en cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison un des devoirs de leur état. — 30 milles.

Le 28. — Après dix jours passés dans le logement que les amis du comte de Larochefoucauld nous ont procuré, il est temps de prendre note de quelques particularités de notre manière de vivre ici. M. Lazowski et moi nous avons occupé deux belles pièces au rez-de- chaussée, ayant chacune un lit, plus une chambre de domestique pour 4 livres (3/6) par jour. Nous sommes si peu habitués en Angleterre à habiter dans nos chambres à coucher que l'on trouve singulier qu'en France on ne se tienne nulle part ailleurs; c'est ce que j'ai vu dans toutes les auberges, c'est ce que fait ici tout le monde sans différence de rangs. Ceci m'est nouveau: notre coutume anglaise est bien plus commode et bien plus agréable. Mais j'attribue cette habitude à l'économie française.

Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société Larochefoucauld avec laquelle nous vivons; elle se compose du duc et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot; de son frère, le prince de Laon; de la princesse, fille du duc de Montmorency; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de Larochefoucauld; du marquis d'Aubourval; ce qui, en comptant mes deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf convives au dîner et au souper. Un traiteur nous prend 4 livres par tête pour les deux repas, composés: à dîner, de deux services et un dessert; à souper, d'un service et de dessert, le tout bien garni des fruits de saison; on paye le vin à part, 6 sous (3 d.) la bouteille. Ce n'est qu'avec difficulté que le palefrenier du comte a pu trouver une écurie. Le foin ne vaut guère moins de 5 l. st. par tonne; l'avoine est à peu près au même prix en Angleterre, mais moins bonne; la paille est chère et si rare que souvent les chevaux se passent de litière.

Les états de Languedoc font bâtir un grand établissement de bains, contenant des cabinets séparés avec baignoire, une vaste salle commune et deux galeries où l'on peut se promener à l'abri du soleil et de la pluie. Il n'y a actuellement que d'horribles trous. Les patients sont enfoncés jusqu'au cou dans une eau sulfureuse, bouillante, que l'on croirait destinée, ainsi que la caverne de bêtes sauvages d'où elle sort, à donner plus de maladies qu'elle n'en guérit.

On y a recours pour des éruptions cutanées. La vie y est monotone. Les baigneurs et les buveurs d'eau ne vont à la source que vers cinq heures et demie, six heures du matin, mais mon ami et moi parcourons déjà les montagnes, en admirant les scènes grandioses et sauvages que l'on y rencontre à chaque pas. La région des Pyrénées tout entière est d'une nature et d'un aspect tellement différents de ce que j'avais encore vu, que ces excursions m'intéressent au plus haut point. La culture est d'une grande perfection, surtout en ce qui regarde les prairies arrosées; nous recherchons le paysans qui nous paraissent les plus intelligents et nous nous entretenons longuement avec ceux qui entendent le français, ce que tous ne font pas, car le langage du pays est un mélange de catalan, de provençal et de français. Ceci, avec l'examen des minéraux (sujet pour lequel le duc de Larochefoucauld aime à nous tenir compagnie, étant lui-même très versé dans cette branche de l'histoire naturelle) et la revue des plantes que nous connaissons, nous fait employer très agréablement notre temps. La course du matin achevée, nous revenons nous habiller pour le dîner, à midi et demi, une heure; puis on visite alternativement le salon de madame de Larochefoucauld ou celui de la comtesse de Grandval, les seules dames logées assez grandement pour recevoir toute notre compagnie. Personne n'est exclu; comme le premier soin de tout arrivant est de faire le matin une visite à ceux qui l'ont précédé, que cette visite est rendue, tout le monde se connaît à ces réunions, qui durent jusqu'à ce que la fraîcheur du soir permette de faire une promenade. Il n'est question que de cartes, de tric-trac, d'échecs et quelquefois de musique; mais les cartes dominent: point n'est besoin de dire que je m'absentais souvent de ces assemblées, que je trouve aussi mortellement ennuyeuses en France qu'en Angleterre. Le soir, la compagnie se sépare pour la promenade jusqu'à huit heures et demie, on soupe à neuf; ensuite vient une heure de conversation dans la chambre d'une de ces dames, et c'est le meilleur moment de la journée, car la causerie y est libre, vive et pleine d'abandon; on ne l'interrompt que les jours du courrier, alors le duc reçoit de tels paquets de journaux et de pamphlets que nous devenons tous de sérieux politiques. Tout le monde est couché à onze heures. Dans cet ordre du jour il n'y a rien de plus gênant que l'heure du dîner; c'est une conséquence de ce qu'on ne déjeune pas, car la toilette étant de rigueur, il faut être de retour de toute excursion matinale à midi. Cette seule chose, lorsqu'on s'y tient, suffit à exclure toutes recherches, sauf les plus frivoles. En coupant la journée exactement en deux, on rend impossible toute affaire demandant sept ou huit heures d'attention non interrompue par les soins de la toilette ou des repas, soins que l'on accepte volontiers après de la fatigue ou un travail quelconque. En Angleterre nous nous habillons pour le dîner, et avec raison, le reste du jour étant consacré au loisir, à la conversation, au repos; mais le faire à midi, c'est trop de temps perdu. À quoi est bon un homme en culottes et en bas de soie, le chapeau sous le bras et la tête bien poudrée? — À faire de la botanique dans une prairie arrosée? — À gravir les rochers pour recueillir des échantillons minéralogiques? — À parler fermage avec le paysan et le valet de charrue? — Non, il n'est propre qu'à s'entretenir avec les dames, ce qui certainement en tout pays, mais surtout en France où leur esprit est très éclairé, forme un excellent emploi du temps; seulement on n'en jouit jamais aussi bien qu'après une journée passée à un exercice actif ou à une recherche animée; à quelque chose qui ait élargi la sphère de nos conceptions, ou ajouté au trésor de nos connaissances. Je suis conduit à faire cette remarque, parce que l'habitude de dîner à midi est générale en France, excepté chez les personnes de haut rang à Paris. On ne saurait l'attaquer avec trop de sévérité ni trop de ridicule, parce qu'elle est contraire à toute vue de la science, à tout effort vigoureux, à toute occupation utile.

Vivre, comme je le fais, avec des personnes considérables du royaume, est une excellente occasion pour un voyageur désireux de connaître les coutumes et le caractère d'une nation. J'ai toute raison d'être satisfait de l'expérience, car elle me fait jouir constamment des avantages d'une société libre et polie, dans laquelle prévaut, éminemment, une condescendance invariable, une douceur de caractère, ce que nous appelons en anglais good temper; elles viennent, je le crois au moins, de mille petites particularités sans nom, qui ne sont pas le résultat du caractère personnel des individus, mais apparemment de celui de la nation. Outre les personnes déjà nommées, nous avons encore dans nos réunions: le marquis et la marquise de Hautfort (d'Hautefort); le duc et la duchesse de Ville, la duchesse est une des meilleures personnes que je connaisse; le chevalier de Peyrac; M. l'abbé Bastard; le baron de Serres; la vicomtesse Duhamel; Ies évêques de Croire (Cahors?) et de Montauban; M. de la Marche; le baron de Montagu, célèbre joueur d'échecs; le chevalier de Cheyron et M. de Bellecombe, qui commandait à Pondichéry, et fut pris par les Anglais. Il y a aussi une demi-douzaine de jeunes officiers et trois ou quatre abbés.

S'il m'était permis, d'après ce que j'ai vu là, de hasarder une remarque sur le ton de la conversation en France, j'en louerais la parfaite convenance, bien qu'en la trouvant insipide. Toute vigueur de pensée doit tellement s'effacer dans l'expression, que le mérite et la nullité se trouvent ramenés à un même niveau. Châtiée, élégante, polie, insignifiante, la masse des idées échangées n'a le pouvoir ni d'offenser ni d'instruire; là où le caractère est si effacé, il y a peu de place pour la discussion, et sans la discussion et la controverse, qu'est-ce que la conversation? L'humeur facile et la douceur habituelle sont les premières conditions de la société privée; mais l'esprit, les connaissances, l'originalité, doivent rompre cette surface uniforme par quelques saillies de sentiment; sans cela l'entretien n'est qu'un voyage sur une plaine sans fin.

La vallée de Larbousse, dans laquelle Luchon se trouve, est avec son cadre de montagnes la plus grande de toutes les beautés rustiques que nous avons à contempler. La chaîne qui la borde au nord est déboisée mais couverte de cultures; aux trois quarts de sa hauteur, un grand village est perché sur une côte si escarpée, que le voyageur inexpérimenté tremble que le village, l'église et les habitants ne culbutent dans la vallée. Des villages ainsi juchés, comme l'aire d'un aigle, sont très communs dans les Pyrénées, qui paraissent prodigieusement peuplées. La hauteur de la montagne, à l'ouest de la vallée, est étonnante. Les prairies arrosées et les cultures en occupent plus du tiers. Une forêt de chênes et de hêtres forme au-dessus une superbe ceinture, plus haut il n'y a que de la bruyère, plus haut encore, de la neige. De quelque point qu'on la contemple, cette montagne est imposante par sa masse, magnifique par sa verdure. La chaîne de l'est est d'un caractère différent: il y a plus de variété de cultures, de villages, de forêts, de gorges et de cascades. Celle de Gouzat, qui met un moulin en mouvement en tombant de la montagne, est d'une beauté romantique; et rien ne lui manque de ce qu'il faut pour la rehausser. Il y a des détails dans celle de Montauban que Claude Lorrain eût reproduits sur sa toile, et la vue prise du roc au châtaignier, est vive et animée. Au sud, notre vallée se termine d'une manière remarquable; la Neste jette d'incessantes cascades sur les rochers qui semblent lui opposer une éternelle résistance. L'éminence, au centre d'une petite vallée sur laquelle est une vieille tour, forme un site sauvage et romantique; le grondement des eaux s'harmonise avec les montagnes, dont les forêts sourcilleuses perdues dans la neige, donnent une grandeur imposante, une majesté sombre à cette scène, et semblent élever entre les deux royaumes une barrière infranchissable aux armées. Mais que peuvent les rochers, les montagnes et les neiges contre l'ambition humaine? Les ours se retirent dans les tanières de leurs bois, les aigles nichent sur leurs rocs. Tout est grand; la sublimité de la nature, avec une majesté imposante, remplit l'âme de terreur; l'esprit est comme enchaîné à ces lieux, et l'imagination, malgré tout son pouvoir, ne cherche rien au delà: elle rend plus sourds les mugissements des cascades et revêt les bois d'une teinte plus sombre.

Il faut du temps pour visiter un semblable pays. Le climat est tel ou du moins a été tel depuis que je suis à Bagnères-de-Luchon, que l'on ne peut guère compter plus d'un beau jour sur trois. Les nuages, arrêtés et déchirés par les montagnes, déversent incessamment leur contenu. Du 26 juin au 2 juillet, nous eûmes une pluie abondante qui dura soixante heures sans interruption. Les montagnes, quoique proches, étaient cachées jusqu'à la base par les nuages. Elles n'arrêtent pas seulement ceux qui flottent dans l'atmosphère, mais semblent pouvoir en produire: vous voyez de légères vapeurs s'élever des gorges, s'amasser le long des pentes, s'accroître par degrés, jusqu'à ce qu'elles forment des nuées assez lourdes pour reposer sur les hauts sommets, ou autrement jusqu'à ce qu'elles soient emportées avec les autres dans l'atmosphère.

Parmi les maîtres de cette immense chaîne, les premiers en dignité, à l'égard du mal qu'ils font, sont les ours. Il y en a de deux espèces: carnivores et frugivores; les dégâts de ces derniers surpassent ceux de leurs plus terribles frères. Ils viennent la nuit ravager les grains, surtout le sarrasin et le maïs, et sont d'un goût si délicat dans le choix des épis, qu'ils renversent et gâtent infiniment plus qu'ils ne mangent. Les carnivores attaquent le gros bétail aussi bien que les moutons; on ne peut laisser les troupeaux la nuit au pâturage. Quand ils sortent, c'est sous la garde d'un berger armé d'un fusil et accompagné de chiens grands et forts; le soir, tout le long de l'année, on les ramène aux étables. Quelquefois des boeufs s'égarent et courent risque d'être dévorés. Les ours les attaquent en leur sautant sur le dos, ils les forcent à baisser la tête, puis les déchirent avec leurs ongles dans une étreinte effroyable. On fait, chaque année, des battues, plusieurs paroisses associant leurs efforts. Une ligne de chasseurs resserre peu à peu le bois où se trouve l'ours. Les ours sont gras en hiver, une bonne pièce vaut alors trois louis. Jamais ils n'attaquent les loups, mais plusieurs loups poussés par la faim attaqueront un ours et le dévoreront. On ne voit ici les loups qu'en hiver. En été ils se retirent dans les endroits des Pyrénées les plus déserts, les plus éloignés des habitations; c'est la terreur des troupeaux de moutons, comme par tout le reste de la France.

Dans le premier projet de notre tour aux Pyrénées, se trouvait une excursion en Espagne. Notre hôte de Luchon avait déjà auparavant procuré des mulets et des guides à des personnes se rendant à Saragosse et à Barcelone pour affaires. Sur notre demande, il écrivit à Vielle, première ville espagnole au delà des montagnes, qu'on envoyât trois mules et un guide parlant français. Quand ils arrivèrent, au jour fixé, nous nous mîmes en route.[4] (Voir, pour les détails, Annales d'Agr., t. VIII, p. 193.)

21 Juillet. — Retour. — Quitté Jonquières, où la figure et les manières des habitants vous feraient croire qu'il n'en est pas un qui ne soit contrebandier; nous arrivons à une superbe route que le roi d'Espagne a ordonné de faire. Elle commence aux piliers marquant la frontière des deux monarchies et se joint à la route française: elle est magnifiquement construite. Nous prenons congé de l'Espagne pour rentrer en France; le contraste est frappant. Lorsque l'on passe la mer de Douvres à Calais, les apprêts et les embarras d'une traversée conduisent graduellement l'esprit a l'idée du changement; mais ici, sans franchir une ville, une barrière, un mur même, vous entrez dans un nouveau monde. Une superbe chaussée, faite avec la solidité et la magnificence qui distinguent les grandes routes françaises, prend la place des misérables chemins de Catalogne, encore tels que la nature les a tracés; de beaux ponts sont jetés sur les torrents qu'il fallait passer à gué. Nous nous trouvions tout à coup transportés d'une province sauvage, déserte et pauvre, au milieu d'un pays enrichi par l'industrie de l'homme. Tout tenait le même langage et nous disait en termes sur lesquels on ne pouvait se méprendre, qu'une cause puissante et active produisait ces contrastes, trop évidents pour être méconnus. Plus on voit, plus, selon mon opinion, on est conduit à penser qu'il n'y a qu'une influence toute-puissante qui stimule le genre humain — le gouvernement. D'autres produisent des exceptions et des nuances: celle-ci agit avec une efficacité permanente et universelle. L'exemple présent est remarquable; car le Roussillon est en fait une partie de l'Espagne: les habitants sont Espagnols de langage et de coutumes; mais ils sont soumis à un gouvernement français.

Nous laissons la chaîne des Pyrénées dans le lointain. Rencontré des bergers parlant catalan. Sur la route, les cabriolets sont espagnols. On bat le grain comme de l'autre côté des montagnes. Les auberges et les maisons sont les mêmes. Gagné Perpignan; là je me suis séparé de M. Lazowski. Il retournait à Luchon, tandis que j'avais arrangé un tour dans le Languedoc, pour finir la saison. - - 15 milles.

Le 22. — Le duc de Larochefoucauld m'avait donné une lettre pour M. Barri de Lasseuses, major d'un régiment à Perpignan, qui, disait-il, s'entendait en agriculture, et serait charmé de s'entretenir avec moi sur ce sujet. J'allai chez lui le matin, mais, comme c'était dimanche, il passait la journée à sa maison de campagne de Pia, à une lieue environ. Je me rôtis en m'y rendant à travers des vignobles pierreux. Monsieur, madame et mademoiselle de Lasseuses m'accueillirent avec une grande politesse. Je leur expliquai que le motif de mon voyage n'était pas de courir à l'étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, mais d'examiner l'agriculture, afin d'imiter ce que j'y pourrais trouver de bon et d'applicable à l'Angleterre. On applaudit beaucoup ce dessein; le major dit que c'était un motif de voyage vraiment digne de louanges; qu'il était étonnant que cela fût si peu commun, et se fit fort d'assurer qu'il n'y avait pas un seul Français en Angleterre poussé par la même raison. Il me pria de passer la journée avec lui. La vigne était la plus importante de ses cultures. Mais le peu qu'il avait de terres arables était tenu selon la singulière coutume de cette province. Il me montra un village appelé Rivesaltes qu'il me dit produire un des plus fameux vins de France; je trouvai au dîner que cette réputation était juste. Retourné le soir à Perpignan, après une journée fort instructive. — 8 milles.

Le 23. — Pris la route de Narbonne. Passé près de Rivesaltes. De la montagne jaillit la plus grande source que j'aie rencontrée. Otterspool et Holywell ne sont auprès que des bulles de savon. Elle fait tourner un moulin dès sa naissance, c'est plutôt une rivière qu'une source. Traversé une plaine unie, dévastée, sans arbres ni maisons ni village pendant un espace considérable; certes le plus vilain pays que j'aie vu en France. Le grain est foulé aux pieds des mules, comme en Espagne. Dîné à Séjeen (Sigean) au Soleil, bonne auberge neuve, où je rencontrai par hasard le marquis de Tressan. Il me dit qu'il fallait que je fusse un singulier original de voyager aussi loin sans autre but que l'agriculture; il n'avait jamais vu ni entendu rien de pareil; mais il m'approuvait beaucoup et souhaitait d'en pouvoir faire autant.

Les routes sont d'admirables travaux. J'ai passé une tranchée, dans le roc vif qui facilite une descente, elle coûte 90 000 liv. (3 937 l. st.) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues et demie de Sigean à Narbonne coûtent 1, 800 000 liv. (78 750 l. st.). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant une masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de six, sept et huit pieds, et n'ayant pas moins de cinquante pieds de large. Il y a un pont d'une seule arche dont la chaussée est vraiment quelque chose d'admirable; nous n'avons pas en Angleterre l'idée d'une telle route. La circulation n'exigeait cependant pas de semblables efforts, un tiers de la largeur est battu, l'autre sert à peine, il pousse de l'herbe sur le reste. Pendant 36 milles je n'ai croisé qu'un cabriolet, une demi-douzaine de charrettes et quelques bonnes femmes menant leur âne. Pourquoi cette prodigalité? En Languedoc, il est vrai, les corvées n'existent pas; mais il y a de l'injustice à exiger une contribution qui n'en diffère que peu. On procède par tailles, et dans la répartition les terres nobles sont si favorisées, tandis que l'on charge au contraire tellement les terres de roture, que près d'ici 120 arpents dans le premier cas ne payent que 90 livres, alors que 400 autres, qui proportionnellement devraient 300 livres, sont taxées à 1 400 livres. À Narbonne, le canal qui se joint à celui du Languedoc mérite attention; c'est un très bel ouvrage, qui, dit- on, sera terminé le mois prochain. — 36 milles.

Le 24. — Des femmes sans bas, beaucoup même sans souliers; mais si leurs pieds sont pauvrement couverts, il leur reste la superbe consolation de les poser sur une chaussée grandiose; la nouvelle voie a cinquante pieds de large, plus cinquante autres déblayés pour lui faire place.

Les vendanges peuvent à peine égaler l'animation et le mouvement universel du dépiquage que présentent les villes et les villages du Languedoc. Les gerbes sont empilées grossièrement autour d'une aire où un grand nombre de mules et de chevaux trottent en cercle; une femme tient les rênes, une autre ou bien une ou deux petites filles activent la marche avec des fouets; les hommes alimentent l'aire et la nettoient; d'autres vannent en jetant le grain en l'air pour que les déchets soient emportés. Personne ne reste inoccupé et chacun s'emploie de si bon coeur qu'on dirait les gens aussi joyeux de leurs travaux, que le maître de ses tas de blé. Le tableau est singulièrement animé et joyeux. Je m'arrêtais souvent et je descendais de cheval pour examiner ces travaux; toujours on me traita courtoisement, et mes voeux pour que les prix fussent bons pour le fermier sans l'être trop pour le pauvre, furent toujours bien reçus. Cette méthode avec laquelle on se passe de granges, dépend absolument du climat: depuis mon départ de Bagnères-de-Luchon jusqu'ici, en Catalogne, en Roussillon, en Languedoc, je n'ai pas vu de pluie, mais un ciel toujours clair et un soleil brûlant; la chaleur n'était nullement étouffante et, pour moi, nullement désagréable. Je demandai si l'on n'était pas quelquefois surpris par la pluie; c'est bien rare, me dit-on, et alors, après une violente averse, vient un soleil ardent qui a bientôt fait de tout sécher.

Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de cette province. La montagne qu'il traverse de part en part est isolée au milieu d'une grande vallée et à un demi-mille seulement de la route. C'est une oeuvre grandiose et merveilleuse, d'environ trois toises de largeur et creusée sans le secours de puits d'aérage. Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu'à Béziers; neuf écluses font descendre l'eau de la montagne pour l'amener à la ville. Superbe ouvrage! Le port est assez large pour porter quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à 100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d'autres en mouvement, signes d'affaires très actives. Voici la plus belle chose que j'aie vue en France. Ici, Louis XIV, tu es vraiment grand! — Ici, d'une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses à ton peuple le bien-être et la richesse! — Si sic omnia, ton nom eût été, à juste titre, couvert de vénération. Pour cette réunion des deux mers, moins d'argent fut dépensé que pour assiéger Turin ou se saisir de Strasbourg comme un voleur. Un tel emploi des revenus d'un grand royaume est la seule manière louable dans un monarque de conquérir l'immortalité; les autres ne font revivre leur nom qu'au milieu de ceux des incendiaires, des brigands, des fléaux de l'humanité. Le canal traverse la rivière pendant environ une demi-lieue, séparé d'elle par des murs qui sont couverts en temps d'inondation; il prend ensuite la direction de Sète. Dîné à Béziers. Sachant que M. l'abbé Rozier, le célèbre éditeur du Journal Physique, actuellement en train de publier un dictionnaire d'agriculture, très renommé en France, faisait valoir une ferme près de Béziers, je demandai à l'hôtel le chemin de sa maison. On me dit qu'il avait quitté Béziers depuis deux ans, mais que de la rue on pouvait voir sa maison; on me la montra d'une espèce d'esplanade qui donnait d'un côté sur la campagne ajoutant qu'elle appartenait à un M. de Rieuse qui avait acheté la terre de l'abbé. Il me semblait, en visitant la ferme d'un homme célèbre par ses écrits, que je me mettais en état de mieux saisir, à la lecture de son livre, ses allusions au sol, à l'exposition et aux autres circonstances.

Je fus fâché d'entendre, à table d'hôte, jeter du ridicule sur l'agriculture de l'abbé Rozier, en prétendant qu'il avait beaucoup de fantaisie, mais rien de solide; on se moquait surtout de son idée de paver une vigne. Je fus enchanté d'avoir connaissance d'une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne pas la voir. Il arrive ici à l'abbé, comme fermier, ce qui arrivera sûrement à tout homme qui se départ des errements de ses voisins; car il n'est pas dans la nature des paysans d'admettre parmi eux quelqu'un qui pense pour eux. Je m'enquis de la raison qui lui avait fait quitter le pays, et on me répondit par une curieuse anecdote. L'évêque de Béziers voulait, avec l'argent de la province, ouvrir une route qui menât à la porte de sa maîtresse; comme cette route passait sur les domaines de l'abbé, il s'ensuivit une telle querelle que M. Rozier se vit forcé de quitter la place. Voici un joli trait de gouvernement: un homme forcé de vendre son bien et de s'éloigner du pays par des galanteries d'évêques, avec les femmes des voisins, je suppose, car il n'y en a pas d'autres à la mode en France… Laquelle de mes voisines pousserait l'évêque de Norwich à ouvrir une route sur ma ferme et à me forcer de vendre Bradfield? Je donne mon autorité pour cette anecdote: des bavardages de table d'hôte, ayant autant de chances d'être faux que de se trouver véridiques; mais, après tout, les évêques du Languedoc ne sont certainement pas des prélats anglais. — M. de Rieuse me reçut poliment et satisfit à mes réponses comme il put, car il ne savait guère des systèmes de l'abbé que ce qu'en rapportait la voix publique et ce qu'en montrait la ferme elle-même.

Quant aux vignes pavées, il n'y avait rien de semblable: le conte doit provenir d'un clos de ceps de Bourgogne que l'abbé fit planter d'une façon nouvelle, les plaçant en arc dans un trou qu'il recouvrit seulement de pierres à fusil au lieu de terre, ce qui réunit très bien. Je parcourus la ferme, admirablement située sur le penchant et le sommet d'une hauteur qui domine Béziers, sa riche vallée, ses cours d'eau et un bel horizon de montagnes.

Béziers a une belle promenade; les Anglais commencent à préférer cette ville à Montpellier à cause de l'air. Pris le chemin de Pézenas. Il gravit une colline d'où l'on découvre la Méditerranée.

Dans tout ce pays, surtout dans les bois d'oliviers, la cigale fait retentir son cri constant, aigu, monotone; on ne saurait imaginer de compagnie plus odieuse, Pézenas domine un très beau pays, une vallée de six à huit lieues toute cultivée; mélange de vignes, de mûriers, d'oliviers, de villas et de fermes éparses, beaucoup de belles luzernes, le tout encadré de collines cultivées jusqu'au sommet. Au souper, à table d'hôte, nous fûmes servis par une fille sans bas ni souliers, d'une laideur repoussante, et sentant plus fort, mais non pas mieux que roses. Il y avait cependant un chevalier de Saint-Louis et deux ou trois marchands, à en juger par les apparences, bavardant avec elle très familièrement: à un repas de fermiers, dans le marché le plus pauvre et le plus écarté de l'Angleterre, un tel animal ne serait souffert ni par le maître dans sa maison, ni par les hôtes dans leur salle à manger. — 32 milles.

Le 25. — Magnifique viaduc accompagnant un pont long de plus d'un mille, large de dix yards, haut de huit à douze pieds; de six en six yards de chaque côté s'élèvent des colonnes en pierres; c'est un ouvrage prodigieux. Je ne sais rien d'aussi remarquable pour le voyageur que les routes du Languedoc: nous n'avons pas en Angleterre l'idée de tels efforts; c'est superbe, splendide. Si je pouvais aussi bien chasser de mon esprit le souvenir des taxes injustes qui les soutiennent, j'admirerais sans cesse la magnificence déployée par les États de cette province. Cependant la police est très mauvaise, car je rencontre à peine un charretier qui ne soit pas endormi.

Suivi la route de Montpellier, à travers une délicieuse campagne, sur une autre immense chaussée soutenue par des murs; elle est large de dix yards et haute de huit à douze pieds, longeant le bord de la mer. Passé à Pijan et près Frontignan et Montbazin, dont les vins sont si célèbres. Les environs de Montpellier, dans un rayon d'une lieue, sont charmants et bien plus coquets que tout ce que j'ai vu en France. Des villas bien bâties, propres, aisées, paraissant être la propriété de personnes riches, sont répandues à profusion dans toute la campagne. Ce sont, en général, de jolis bâtiments carrés, dont quelques-uns sont très spacieux. Montpellier, qui semble plutôt une capitale qu'une ville de province, couvre une colline s'élevant avec hardiesse. L'entrée vous réserve une désillusion par ses rues étroites, mal bâties, tortueuses, mais très peuplées et pleines de l'animation des affaires; il n'y a cependant pas de manufactures considérables; les principales sont celles de vert-de-gris, de foulards, de couvertures, de parfums et de liqueurs.

La grande curiosité pour l'étranger, c'est une promenade ou une place (car on y trouve les caractères de l'un et de l'autre) qu'on appelle le Pérou (Peyrou). Un magnifique aqueduc, à trois rangs d'arches, alimente la ville avec les eaux d'une montagne éloignée; c'est un très bel ouvrage; un château d'eau les reçoit dans un bassin circulaire, d'où elles tombent dans un réservoir extérieur pour fournir aux besoins de la ville et aux jets d'eau qui rafraîchissent l'air d'un jardin placé plus bas, le tout dans une belle esplanade très élevée au-dessus du reste de la ville et entourée d'une balustrade et d'autres décorations en pierre; au centre se trouve une belle statue équestre de Louis XIV. Il y a dans cet ouvrage d'utilité publique un air de vraie grandeur qui me fit plus d'impression que quoi que ce soit à Versailles. La vue aussi est singulièrement belle. Au sud, l'oeil se promène avec délices sur une riche vallée parsemée de villas et se terminant à la mer. Au nord s'étend une chaîne de hauteurs en culture. D'un côté, la magnifique chaîne des Pyrénées va se perdre dans le lointain, de l'autre, les neiges éternelles des Alpes brillent au- dessus des nuages. C'est un des spectacles les plus sublimes que l'on puisse contempler, lorsqu'un ciel clair permet de l'embrasser dans son ensemble. — 32 milles.

Le 26. — La foire de Beaucaire met en mouvement tout le pays; j'ai rencontré beaucoup de charrettes chargées, et neuf diligences allant ou revenant. — Hier et aujourd'hui sont les jours les plus chauds que j'aie sentis; nous n'avions rien de semblable en Espagne. — Les mouches sont plus désagréables encore que la chaleur. — 30 milles.

Le 27. — L'amphithéâtre de Nîmes est un édifice merveilleux, montrant combien les Romains savaient adapter ces lieux aux abominables fêtes auxquelles ils étaient destinés. La bonne disposition d'un théâtre pouvant recevoir sans embarras 17 000 personnes, sa masse, la manière inébranlable dont ces énormes pierres sont posées sans ciment, les ravages du temps, et plus encore des barbares qui l'ont à peine entamé dans les révolutions de seize siècles, tout captive l'attention.

J'ai visité hier la Maison-Carrée, je l'ai revue ce matin et deux fois dans la journée: c'est, sans comparaison, l'édifice le plus léger, le plus élégant, le plus charmant que j'aie jamais vu. Quoiqu'il n'ait aucune masse qui surprenne, ni aucune magnificence extraordinaire qui éblouisse, le regard ne peut s'en détacher. Il y a dans les proportions une harmonie magique qui charme les yeux. Aucun détail ne ressort par une beauté particulière, c'est un tout parfait de grâce et de symétrie Quelle infatuation des architectes modernes, de dédaigner la pure et élégante simplicité pour élever ces chefs-d'oeuvre d'extravagance et de lourdeur si communs en France! Le Temple de Diane, comme on l'appelle, les bains dernièrement restaurés et la promenade, forment les parties d'un même tableau qui orne magnifiquement la cité. Par malheur pour moi, on avait retiré l'eau des bains et des canaux pour les nettoyer. Les pavés (mosaïques) romains sont fort beaux et très bien conservés.

L'hôtel du Louvre, excellente maison, vaste et commode, où j'étais descendu à Nîmes, ressemblait, depuis le matin jusqu'à la nuit, autant à une foire que le champ de Beaucaire lui-même.

Je dînais et soupais à table d'hôte; le bon marché de ces tables convient à mes finances et l'on peut y étudier les habitudes du pays; nous étions de vingt à quarante à chaque repas, compagnie mêlée de Français, d'Italiens, d'Espagnols et d'Allemands, avec un Grec et un Arménien. On me dit qu'il y avait à peine une nation d'Europe ou d'Asie qui n'ait pas son représentant à cette grande foire, principalement pour le commerce des soies grèges, dont il se fait des affaires de millions en quatre jours; on y trouve également tous les autres produits du monde.

À propos de cette nombreuse table d'hôte, je dois noter un fait dont j'ai été souvent frappé: l'humeur taciturne des Français. J'arrivai dans ce royaume, m'attendant à avoir constamment les oreilles rompues par la vivacité et la volubilité infinie de ces gens, que tant de personnes ont décrits, au coin de leur feu en Angleterre, sans doute. À Montpellier, quoiqu'il y eût quinze personnes à table parmi lesquelles plusieurs dames, il me fut impossible de leur faire rompre ce silence inflexible par plus d'un monosyllabe, et la société ressemblait plutôt à une assemblée de quakers muets qu'à la réunion des deux sexes chez un peuple fameux par sa loquacité. Ici il en était de même à chaque repas, aucun Français n'ouvrait la bouche. Aujourd'hui, à dîner, désespérant des gens de cette nation, et dans la peur de perdre l'usage d'un organe dont ils semblaient si peu disposés à se servir, je m'assis à côté d'un Espagnol, et comme j'arrivais récemment de son pays, je le trouvai en humeur de parler et assez communicatif. Nous eûmes, à nous seuls, plus de conversation que les trente autres personnes.

Le 28. — Parti de bon matin pour le pont du Gard, en traversant une grande plaine couverte, vers la gauche, de vastes plants d'oliviers au milieu de beaucoup de rochers arides. À première vue, je fus désappointé, je me figurais quelque chose d'autrement grandiose, mais je découvris bientôt mon erreur, et restai convaincu, après l'avoir examiné de plus près, qu'il ne lui manque aucune des qualités qui commandent l'admiration. C'est un travail prodigieux; la grandeur et la solidité massive de l'architecture, qui peut encore défier deux ou trois mille ans, unies à l'incontestable utilité de l'entreprise, nous donnent une haute idée de la hardiesse qui l'a fait exécuter, pour fournir aux besoins d'une ville de province: la surprise cesse toutefois en voyant que ce furent les nations enchaînées qui fournirent au travail. Sur le chemin de Nîmes, j'ai rencontré beaucoup de marchands de retour de la foire; chacun portait un tambour d'enfant attaché à son porte-manteau; j'avais trop ma petite-fille en tête pour ne pas les aimer, pour cette preuve d'attention envers leurs enfants; mais pourquoi un tambour? N'y a-t-il pas assez d'esprit militaire dans ce royaume, où eux-mêmes sont exclus des honneurs, de la considération et des bénéfices venant du sabre? J'aime beaucoup Nîmes; et si les habitants étaient le moins du monde au niveau de leur ville, je la préférerais comme résidence à la plupart, si ce n'est à toutes les villes de France sous le rapport du théâtre, point fort important, on dit que Montpellier l'emporte. — 24 milles.

Six lieues de pays très désagréable jusqu'à Sauve; vignes et oliviers. Le château de M. Sabattier se remarque dans une contrée si sauvage; il a enclos une partie de sa propriété de murs en pierres sèches, planté beaucoup de mûriers et d'oliviers qui semblent jeunes et bien venants, surtout bien défendus, cependant le sol est si pierreux, qu'on n'y voit pas de terre: quelques-uns de ses murs ont quatre pieds d'épaisseur, l'un même atteint douze pieds sur cinq de hauteur, d'où il semble qu'il prenne à tâche d'enlever les pierres, amélioration sur laquelle j'ai des doutes. Il a bâti trois ou quatre nouvelles fermes; je suppose qu'il a l'intention de résider sur ses terres pour les mettre en bon état. J'espère qu'il n'a aucune charge dont les vains tracas puissent le détourner d'une conduite aussi honorable pour lui que bienfaisante pour le pays. Au sortir de Sauve, j'ai été très frappé de voir au grand espace qui ne paraissait être qu'un amas d'énormes rochers, enclos et planté avec le soin le plus industrieux. Chacun a un mûrier, un olivier, un amandier, un pêcher ou quelques vignes répandus çà et là; de sorte que le terrain forme le plus bizarre mélange de plantes et de quartiers de roches que l'on puisse concevoir. Les habitants de ce village méritent d'être encouragés pour leur industrie, et, si j'étais ministre, ils le seraient. Ils changeraient bientôt en jardins les déserts qui les entourent. Un tel centre d'agriculteurs actifs, qui transforment leurs rochers en une scène de fertilité, parce que, je le suppose, ces rochers leur appartiennent, feraient de même pour les solitudes environnantes, en vertu du même principe tout-puissant. Dîné à Saint-Hippolyte avec huit marchands protestants, retournant chez eux, dans le Rouergue, après la foire de Beaucaire. Comme nous partîmes en même temps, je voyageai dans leur compagnie et je sus d'eux plusieurs choses dont je désirais être informé; ils m'apprirent aussi que les mûriers s'étendent au-delà du Vigan, mais là et surtout à Milhau les amandiers prennent leur place et sont très abondants.

Mes amis de Rouergue me pressèrent de les accompagner à Milhau et à Rodez, m'assurant que le bon marché était si grand dans leur province, que je serais tenté de me fixer quelque temps parmi eux. Je pourrais trouver à Milhau un logement garni, composé de quatre pièces ordinaires, de plain-pied, pour 12 louis par an, et vivre avec ma famille, si je la faisais venir, dans la plus grande abondance, pour 100 louis; il y avait des familles nobles, vivant d'un revenu de 50 et même de 25 louis. De tels récits, considérés au point de vue de la politique, ont leur intérêt; ce bon marché contribue, d'un côté au bien-être des individus; de l'autre, à la prospérité, à la richesse, à la puissance du royaume. Si je rencontrais beaucoup d'exemples semblables ou d'autres directement opposés, il deviendrait nécessaire d'y réfléchir plus longuement. — 30 milles.

Le 30 — En sortant de Ganges, je fus surpris de rencontrer le système d'irrigation le plus avancé que j'aie vu en France; je passai ensuite près de montagnes fort escarpées, parfaitement cultivées en terrasses. Grandes irrigations à Saint-Laurent; paysage d'un grand intérêt pour le fermier. Depuis Ganges jusqu'à la rude montagne que j'ai traversée, la course a été la plus intéressante que j'aie faite en France; les efforts de l'industrie les plus vigoureux; le travail le plus animé. Il y a ici une activité qui a balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu les rochers de verdure. Ce serait insulter au bon sens que d'en demander la cause: la propriété seule l'a pu faire. Assurez à un homme la possession d'une roche nue, il en fera un jardin; donnez- lui un jardin par bail de neuf ans, il en fera un désert. Montadier, sur une rude montagne couverte de buis et de lavande, est un village de mendiants, avec une auberge qui me fit presque reculer. Je trouvai, mangeant du pain noir, des espèces de coupe- jarrets dont le visage avait un tel air de galères, que je croyais entendre le bruit de leur chaîne. Je les regardai aux jambes et ne pus m'empêcher d'imaginer qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas libres. Il y a une sorte de physionomie si horriblement mauvaise, qu'il est impossible de s'y tromper. J'étais seul et sans aucune arme. Jusqu'alors, il ne m'était pas à l'idée d'emporter des pistolets; à cette heure j'eusse été fort aise d'en avoir. Le maître de l'auberge, qui semblait cousin-germain de ses hôtes, me donna avec difficulté un mauvais pain, qui cependant n'était pas noir. Ni viande, ni oeufs, ni légumes, et du vin exécrable; pour ma mule, ni avoine, ni foin, ni paille, ni fourrage vert; par bonheur la miche était grosse, j'en pris un morceau et coupai le reste en tranches pour mon ami le quadrupède espagnol, qui le mangea d'un air reconnaissant; l'aubergiste grognait. Descendu par une route sinueuse excellente à Maudières, où un pont d'une arche est jeté sur le torrent. Passé Saint- Maurice et traversé une forêt détruite, au milieu des troncs d'arbres. Descente de trois heures sur une route superbe, tranchée dans la montagne jusqu'à Lodève, ville sale, laide, mal construite, avec d'étroites rues tortueuses, mais très peuplée et fort industrieuse. Bu d'excellent vin blanc léger, à 5 sous la bouteille. — 36 milles.

Le 31. — Traversé la montagne par un affreux chemin et gagné Beg de Rieux (Bédarieux), qui partage avec Carcassonne la fabrication des londrins pour le commerce du Levant. — Grands espaces incultes jusqu'à Béziers. J'ai rencontré aujourd'hui dans un marchand français de bonne mine, un exemple d'ignorance qui m'a surpris. Il m'avait harassé par une foule de questions saugrenues, et me demandait, pour la troisième ou quatrième fois, de quel pays j'étais. Je lui dis que j'étais Chinois. — Combien y a-t-il d'ici? Deux cents lieues, répliquai-je. Deux cents lieues! Diable! C'est un grand chemin! — L'autre jour un Français me demanda, après que je lui eus dit que j'étais Anglais, si nous avions des arbres dans mon pays. — Quelquefois, lui répondis-je. — Et des rivières? — Oh! Pas du tout. — Ah! Ma foi, c'est bien triste.[5] Cette ignorance incroyable, quand on la compare aux lumières si universellement répandues en Angleterre, doit être attribuée, comme tout le reste, au gouvernement. — 40 milles.

1er août. — Quitté Béziers pour me rendre à Capestang, par la montagne Percée. Traversé plusieurs fois le canal de Languedoc et de grands terrains incultes avant d'arriver à Pléraville. On voit les Pyrénées en plein sur la gauche, et leurs derniers contreforts ne sont qu'à quelques lieues. À Carcassonne, on me mena voir une fontaine d'eau bourbeuse et la porte des Casernes; mais je fus plus satisfait de quelques grandes maisons de manufacturiers, qui marquaient de la richesse. — 40 milles.

Le 2. — Faujours (Fargeaux), couvent considérable, avec une longue ligne de bâtiments très élevés.

Le 3. — À Mirepoix, on bâtit un pont magnifique à sept arches plates, chacune de 64 pieds d'ouverture, qui coûtera 1, 8000 000 livres (78 758 l. st.). Voilà douze ans qu'on y travaille; il en faudra encore bien deux pour le finir. Le temps, depuis quelques jours, a été aussi beau que possible, mais très chaud; aujourd'hui, la chaleur était si désagréable, que je me suis reposé à Mirepoix depuis midi jusqu'à trois heures; il faisait un soleil si brûlant, qu'il m'en coûta beaucoup de faire un demi- quart de mille pour voir le pont. Des myriades de mouches me dévoraient, et je pouvais à peine supporter un peu de clarté dans ma chambre. Le cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule quelconque pour ces grandes chaleurs, c'est ce que j'avais fait à Carcassonne; mais on ne put m'en procurer d'aucune sorte. En se rappelant que Carcassonne est une des villes manufacturières les plus considérables de France, comptant 15 000 âmes, que Mirepoix est loin d'être sans importance, et que cependant on n'y peut trouver de voiture d'aucune espèce, combien un Anglais doit s'estimer heureux des facilités de tout genre, universellement répandues dans son pays, où je ne crois pas qu'il y ait une ville de 1 500 âmes dans laquelle on ne puisse avoir, en un moment, une chaise de poste et de bons chevaux. Quel contraste! Ceci confirme le fait déduit du peu de mouvement sur les routes près de Paris. La circulation est presque nulle en France. La chaleur était telle que je quittai Mirepoix presque malade: c'est de beaucoup le jour le plus chaud que j'aie éprouvé. L'air paraissait enflammé des rayons ardents qui rendaient impossible de diriger les regards même à bien des degrés de distance de l'orbe radieux flamboyant alors dans les cieux. Traversé un autre beau pont de trois arches; puis, une contrée boisée, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Vignes nombreuses autour de Pamiers, qui est situé au centre d'une belle vallée, sur le bord d'une jolie rivière. La ville elle-même est remarquablement laide et mal bâtie; et quelle auberge! Adieu, monsieur Gascit; si le sort m'en départ encore une comme la vôtre, que cela me soit compté en rémission de mes péchés! — 28 milles.

Le 4. — Un peu après, au sortir d'Amons (du Mas d'Azil), on a le spectacle extraordinaire d'une rivière sortant d'une caverne; au revers de la montagne, on voit l'autre caverne par où elle entre; la montagne est percée. Dans beaucoup de pays, il y a de ces exemples de rivières souterraines. À St-Géronds (St-Girons), descendu à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptacle de saleté, de vermine, d'impudence et de vol qui ait jamais exercé la patience ou blessé les sentiments d'un voyageur! Là préside une sorcière décrépite, le démon de la brutalité. Je me couchai (je ne dis pas que j'aie dormi) dans une chambre au-dessus de l'écurie, dont les vapeurs étaient les moins désagréables des parfums qu'exhalait ce hideux bouge. On ne put me servir que deux oeufs gâtés, pour lesquels seulement je dus payer vingt sous. L'Espagne ne m'a rien présenté qui égalât ce cloaque, dont un porc anglais se détournerait avec horreur. Mais toutes les auberges depuis Nîmes sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de Carcassonne et de Mirepoix. Saint-Géronds paraît avoir de 4 à 5 000 âmes. Pamiers en contient près du double. Quelle peut être, entre ces centres de population et d'autres, la circulation, encouragée par de semblables auberges? Certains écrivains ont regardé de telles remarques comme dictées purement par la vivacité des voyageurs; cela montre leur ignorance. Il y a une donnée politique dans ces petites observations. Nous ne pouvons demander que tous les registres de France soient ouverts pour trouver quelle est la circulation dans ce royaume; le politique doit donc le préjuger de choses à sa portée et parmi celles-ci, la circulation sur les grandes routes, et la disposition des maisons établies pour la réception des voyageurs nous disent et le nombre et la qualité de ces voyageurs. J'entends les gens du pays, que les affaires ou les plaisirs appellent hors de chez eux; car, s'ils ne sont pas assez nombreux pour entretenir de bonnes auberges, ce ne seront certes pas ceux qui viennent de loin qui le feront: on le voit par la détestable hospitalité offerte même sur le grand chemin de Londres à Rome. Au contraire, allez en Angleterre, dans des villes de 1 500, 2 000 ou 3 000 habitants, tout à fait en dehors de la circulation comme moyen de ressource, et n'ayant à attendre presque aucun voyageur, vous y trouverez cependant des auberges bien tenues par du monde propre et convenable, de bons meubles, une civilité cordiale; si vos sens ne sont pas flattés, au moins ne seront-ils blessés par rien; et, si vous demandez une chaise de poste et un couple de bons chevaux, ce qui ne coûte pas moins de 80 liv. st., vous l'aurez à votre disposition pour vous mener où bon vous semblera, malgré la lourde taxe qui les grève. N'y a-t-il pas des conclusions politiques à tirer de ce contraste? Cela prouve qu'il y a assez de communications entre les villes anglaises pour soutenir de telles maisons. Les clubs des habitants, les visites de leurs amis et de leurs parents, les parties de plaisir, les marchés, les rapports avec la capitale et les autres centres, forment les bonnes auberges; et quand elles n'existent pas dans un pays, c'est qu'il n'a pas le même mouvement, ou que ce mouvement entraîne moins de richesse, moins de consommation, moins de bien-être. Dans cette tournée en Languedoc, j'ai traversé un nombre incroyable de magnifiques ponts et de superbes chaussées. Cela ne prouve que l'absurdité et l'oppression du gouvernement. Des ponts de 70 à 80 000 l. s., et d'immenses chaussées pour réunir des villes sans auberges autres que celles décrites ci-dessus, paraît une grande erreur. Cela n'est pas à l'usage seul des habitants, le quart seul leur suffirait; c'est donc un faste que l'on déploie aux yeux des voyageurs. Mais quel voyageur, au milieu de la saleté d'un cabaret, blessé par tous les sens, ne condamnera une aussi vaine folie, et ne souhaitera moins d'apparente splendeur et plus de bien-être réel. — 30 milles.

Le 5. — Jusqu'à Saint-Martory, suite d'enclos bien cultivés. — Depuis plus de cent milles, les femmes vont sans souliers, même dans les villes; à la campagne, beaucoup d'hommes font de même.

La chaleur, hier et aujourd'hui, est aussi intense qu'auparavant; il est hors de propos de chercher à voir clair dans les appartements; tout doit être clos, ou il n'y en a pas d'assez frais; en passant d'une chambre éclairée dans une autre, noire, quoique toutes deux au nord, on éprouve une fraîcheur bien différente; mais aller de là sur une terrasse couverte, c'est comme si on entrait dans un four. On m'a conseillé, aujourd'hui, de ne pas bouger avant quatre heures. De dix heures du matin à cinq heures de l'après-midi, la chaleur rend tout exercice pénible, et les mouches sont une vraie plaie d'Égypte. Plutôt le froid et les brouillards de l'Angleterre qu'une telle chaleur, si elle devait durer! Les gens du pays me disent que cette intensité a atteint son terme ordinaire, quatre ou cinq jours, et que même, dans les mois les plus brûlants, il fait beaucoup plus frais qu'à présent. Pendant deux cent cinquante milles, je n'ai rencontré que deux cabriolets et trois misérables choses semblables à notre vieille chaise de poste anglaise à un cheval; pas un gentilhomme; beaucoup de négociants, comme ils s'appellent, avec deux ou trois porte-manteaux en croupe: rareté de voyageurs surprenante! — 28 milles.

Le 6. — Rejoint mes amis à Bagnères-de-Luchon, très aise de me reposer un peu au sein de ces fraîches montagnes, après une si brûlante tournée.

Le 10. — Notre société n'étant pas encore prête à retourner à Paris, je résolus d'employer les dix ou douze jours qui restaient à visiter Bagnères-de-Bigorre et Bayonne, et de revenir rejoindre mes compagnons à Auch sur le chemin de Bordeaux. Cela conclu, je montai ma jument anglaise et pris un dernier congé de Bagnères-de- Luchon. — 28 milles.

Le 11. — Paré près d'un couvent de Bernardins, dont le revenu est de 30 000 livres; il est situé, dans un vallon qu'arrose un charmant ruisseau aux eaux cristallines; des hauteurs, boisées de chênes, l'abritent en arrière. — Arrivé à Bagnères, qui contient peu de choses remarquables, mais que l'on fréquente beaucoup à cause de ses eaux. Visité la vallée de Campan, dont j'avais entendu faire de grands récits, et qui a cependant surpassé mon attente. Elle diffère entièrement de celles que j'ai vues dans les Pyrénées ou en Catalogne. Les traits en sont autrement disposés. En général, les pentes cultivées des montagnes sont divisées en enclos; ici, elles restent ouvertes. La vallée elle-même est une nappe unie de cultures et de prairies arrosées, parsemée de nombreux villages et de maisons isolées. Les montagnes de l'est sont sauvages, escarpées, rocheuses, et ne nourrissent que des moutons et des chèvres. Elles forment le trait le plus saillant de ce tableau par leur contraste frappant avec celles de l'ouest qui déploient une admirable succession de moissons et de verdure, sans haies ni fossés, coupée seulement par les lignes de division des propriétés et les canaux, amenant aux basses région, les eaux des sommets; leurs pentes offrent l'aspect de la plus riche et la plus luxuriante végétation. Çà et là s'éparpillent quelques bouquets de bois que le hasard a groupés avec un merveilleux bonheur pour jeter de la variété. La saison, en mélangeant l'or des blés mûrs avec le vert des prairies, colorait vivement ce paysage, qui est en somme, pour les formes et les teintes, le plus exquis dont nos yeux se soient récréés. — Pris le chemin de Lourdes; on y tient garnison dans un château bâti sur le roc, rien que pour garder les prisonniers d'État envoyés ici par lettres de cachet. On en connaît sept ou huit qui y sont; il y en a eu jusqu'à trente à la fois, arrachés par la main impitoyable d'une jalouse tyrannie, du sein des douceurs de la famille, enlevés à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs amis, et condamnés pour des crimes ignorés d'eux, peut-être pour leurs vertus, à languir dans ce séjour de douleur et à y mourir de désespoir! O liberté! Liberté! Et ce gouvernement est encore, après le nôtre, le plus doux de ceux d'Europe. Les décrets de la Providence semblent avoir permis à la race humaine d'exister, sous condition de servir de proie aux tyrans, comme elle a fait les pigeons pour les vautours. — 35 milles.

Le 12. — Pau est une ville considérable, ayant un Parlement et une manufacture de toile, mais elle est plus célèbre comme lieu de naissance d'Henri IV. J'ai vu le château, et on m'a montré, comme à tous les voyageurs, la chambre où Henri IV vint au monde et l'écaille de tortue qui lui servit de berceau. Influence des talents sur la postérité! Voici une grande ville, mais je doute que rien y amenât l'étranger s'il n'y avait pas ce souvenir favori.

En prenant la route de Moneng (Moneins), je suis tombé sur une scène si nouvelle pour moi en France, que j'en pouvais à peine croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien closes et confortables, construites en pierres et couvertes en tuiles, ayant chacune son petit jardin entouré d'une baie d'épines nettement taillée, ombragé de pêchers et d'autres arbres à fruits, de beaux chênes épars dans les clôtures, et çà et là de jeunes arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison dépend une ferme, parfaitement enclose; le gazon des tournières dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs communiquent ensemble par des barrières ouvertes dans les haies. Les hommes portent des bonnets rouges comme les montagnards d'Écosse. Quelques parties de l'Angleterre (là où il reste encore de petits Yeomen) se rapprochent de ce pays de Béarn, mais nous en avons bien peu d'égales à ce que je viens de voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il est tout entre les mains de petits propriétaires sans que les fermes se morcèlent assez pour rendre la population misérable et vicieuse. Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d'aisance qui se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement construites. Dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes en Béarn, à quelques milles du berceau d'Henri IV. Serait-ce de ce bon prince qu'ils tiennent tant de bonheur? Le génie bienveillant de cet excellent monarque semble régner encore sur le pays: chaque paysan y a la poule au pot. — 34 milles.

Le 13. — L'agréable tableau d'hier se déroule encore devant nos yeux: beaucoup de petites propriétés, toutes les apparences du bonheur champêtre. Navarreins est une petite ville murée et fortifiée, ayant trois rues principales, qui se coupent à angle droit, et une petite place. Des remparts on domine une belle campagne. La fabrication de la toile est très répandue. Jusqu'à Saint-Palais, le pays est le plus souvent enclos, et, en général, par des haies admirablement venues et soigneusement coupées. — 25 milles.

Le 14. — Pris un guide de Saint-Palais pour me conduire à quatre lieues de là, à Auspan (Hasparren). Jour de foire, la place est remplie de fermiers; j'ai vu la soupe qu'on leur préparait: c'était une montagne de tranches d'un pain de couleur peu ragoûtante, une grande masse de choux, de la graisse et de l'eau, et pour quelques vingtaines de personnes, à peu près autant de viande qu'en eussent mangé six fermiers anglais, en grognant contre leur hôte pour sa parcimonie. — 26 milles.

Le 15. — Bayonne est de beaucoup la plus jolie ville que j'aie vue en France: non seulement les maisons sont en pierre et bien bâties, mais les rues sont larges, et il y a beaucoup de vides qui, sans former de places régulières, sont d'un bon effet. La rivière est large, beaucoup de maisons lui font face, ce qui, du pont, forme une belle perspective. La promenade est charmante; les allées d'arbres, dont les têtes se croisent en berceau, donnent un ombrage délicieux dans ce climat brûlant. Le soir elle était remplie de personnes de bonne mine; les femmes de ce pays sont les plus belles que j'aie vues en France. Sur mon chemin, depuis Pau, j'ai rencontré, ce qui est bien rare dans ce royaume, des paysannes jolies et proprement mises; dans la plupart des provinces, un travail dur leur gâte la taille et le teint. La fleur de la santé sur les joues d'une fille de campagne convenablement habillée n'est pas la moindre beauté d'un paysage. Loué une chaloupe pour voir l'endiguement à l'embouchure. L'eau en se répandant détériorait le port; le gouvernement, pour la retenir, fait élever un mur d'un mille de long sur la rive N., et au S. un autre de moitié cette longueur. Il est large de dix à vingt pieds, et haut d'environ douze ou quinze pieds. Vers le goulet il a vingt pieds d'épaisseur, et les pierres sont reliées ensemble par des crampons de fer. On enfonce actuellement des pilotis en pin de seize pieds de longueur pour les fondations. C'est, en somme, un travail qui exigera de grandes dépenses, mais d'une grande magnificence et d'une grande utilité.

Le 16. — Dax n'est pas précisément sur la route d'Auch; mais j'étais résolu à voir le fameux désert appelé les Landes de Bordeaux, sur lequel j'avais tant lu de choses, et dont on m'avait tant parlé. On m'assura qu'en suivant cette route j'en traverserais au moins douze lieues. Il s'étend presque jusqu'aux portes de Bayonne, mais quelques endroits cultivés s'y montrent pendant une ou deux lieues. Ces landes forment une zone sableuse, couverte de pins que l'on exploite régulièrement pour la résine. Les historiens rapportent que, lors de leur expulsion d'Espagne, les Morisques demandèrent à la cour de France l'autorisation de coloniser et de défricher ces landes, ce que la cour leur refusa, au mécontentement général. Puisqu'il paraissait impossible aux Français de s'y fixer, ne valait-il pas mieux les abandonner aux Maures qu'à la solitude? — À Dax, il y a au centre de la ville une source chaude fort remarquable. Elle sourd en abondance du fond d'un large bassin revêtu de maçonnerie: elle est bouillante, n'a aucune saveur, on la dit dépourvue de toute espèce de minéral. On ne l'emploie qu'à laver le linge. En toutes saisons elle reste toujours la même et pour la quantité et pour le degré de chaleur. — 27 milles.

Le 17. — Traversé une région blanche comme la neige et dont le terrain est tellement désagrégé, que le vent l'emporte; il y a cependant, grâce à un sous-sol de terre forte et blanche comme la marne, des chênes de deux pieds de diamètre. Passé trois rivières très propres à l'irrigation et dont on ne tire aucun parti.

Le duc de Bouillon a de vastes domaines dans ce pays. En quelque temps et en quelque lieu que ce soit, si vous voyez des terres abandonnées, bien qu'elles soient susceptibles d'améliorations, il suffit, dites qu'elles appartiennent à un grand seigneur. — 29 milles.

Le 18. — Comme les prix sont, dans mon opinion, généralement assez élevés en France, la sincérité veut que je donne, quand je les rencontre, des exemples du contraire. À la Croix-d'Or, à Aire, on me servit de la soupe, des anguilles, du pain blanc, avec des petits pois, un pigeon, un poulet et des côtelettes de veau, plus un dessert composé de biscuits, de pêches, de pêches-abricots et de prunes, un verre de liqueur et une bouteille de bon vin, le tout pour quarante sous (vingt p.): je payai pour ma jument l'avoine 20 sous, et le foin dix sous. À Saint-Sever, le jour d'avant, j'avais eu un semblable souper. Tout à Aire était bon et propre, et chose extraordinaire, j'avais un salon pour moi seul, et la fille qui me servait était fort convenable et mise avec soin. Il avait plu si fort deux heures avant mon arrivée, que mon surtout de soie était traversé; ma vieille hôtesse ne s'en pressa pas davantage de me faire du feu. Pour souper j'eus le souvenir de mon dîner. — 35 milles.

Le 19. — Beek (Vic) semble une florissante petite ville à en juger par les maisons qui s'y construisent. La Clef-d'Or est une nouvelle auberge, grande et bien tenue.

Une observation générale que je puis faire sur les deux cent soixante-dix milles qui séparent Bagnères-de-Luchon d'Auch, c'est que tout, à quelques exceptions près, est enclos, et que les fermes sont dispersées ça et là, au lieu d'être groupées en villes comme dans beaucoup d'autres provinces françaises. Je n'ai presque pas rencontré de châteaux modernes; en général, ils sont d'une rareté surprenante. Je n'ai pas vu non plus de voiture de maître, pas un cavalier qui semblât un gentilhomme en train de faire des visites à ses voisins. En somme, pas de noblesse. À Auch, mes amis se trouvaient au rendez-vous, prêts à partir pour Paris. La ville n'a presque ni industrie, ni commerce; elle ne se nourrit que des revenus de la campagne. Il y a beaucoup de nobles dans la province, mais trop pauvres pour vivre ici: si pauvres en vérité, que quelques-uns d'entre eux labourent leurs champs eux-mêmes; il pourrait bien se faire qu'ils soient pour la société des membres plus estimables que les sots et les fripons qui les tournent en ridicule. — 31 milles.

Le 20. — Fleuran (Fleurance); on y trouve de belles maisons. Contrée populeuse jusqu'à La Tour (Lectoure), évêché dont nous avons laissé le titulaire à Bagnères-de-Luchon. Situation pittoresque à l'extrémité d'une rangée de collines. — 20 milles.

Le 22, — Par Leyrac, à travers une campagne très belle, nous arrivons à la Garonne, qu'un bac nous fait traverser. La rivière a un quart de mille de large et paraît animée par le commerce. Un grand chaland passait chargé de cages à volaille. La consommation de la grande ville de Bordeaux se fait sentir aussi loin que la rivière est navigable. Cette riche vallée se continue parfaitement cultivée jusqu'à Agen; mais elle n'a plus la beauté des environs de La Tour.

Si de nouvelles constructions sont un indice sûr de l'état florissant d'une ville, Agen prospère. L'évêque s'est bâti un superbe palais dont le centre est de bon goût; le raccordement avec les ailes est moins heureux. — 23 milles.

Le 23. — La route d'Aiguillon suit une vallée riche et de bonne culture; beaucoup de chanvre, toutes les paysannes y sont employées. Beaucoup de fermes propres et bien bâties sur de petites propriétés; tout le pays est très peuplé. Vu le château du duc d'Aiguillon, dont la situation dans la ville n'est pas selon nos idées rurales, mais en France une ville est l'accessoire obligé d'un château; il en était ainsi autrefois dans la plus grande partie de l'Europe; il semblait résulter du pacte féodal que le grand seigneur garderait ses esclaves le plus possible à sa portée, comme on bâtit ses écuries près de la maison. Cet édifice, qui est considérable, a été bâti par le duc actuel; il le commença, il y a une vingtaine d'années, lorsqu'il resta exilé ici pendant huit ans. Grâce à ce bannissement, l'édifice s'éleva majestueusement; le corps de bâtiment fut fait, et les ailes détachées presque achevées. Mais à peine eut-on révoqué la sentence que le duc courut à Paris, d'où il n'est pas revenu depuis; en conséquence, tout est arrêté. C'est ainsi que l'exil seul force la noblesse de France à ce que les Anglais font par plaisir: résider sur leurs domaines et les embellir. Une grande magnificence, c'est la construction d'un théâtre élégant et spacieux, qui remplit une des ailes. L'orchestre contient vingt- quatre musiciens payés et défrayés de tout par le duc, quand il est ici. Ce luxe agréable et de bon goût, à portée des grandes fortunes, est général en Europe, l'Angleterre exceptée; les grands propriétaires y préfèrent des chevaux et des chiens à tous les plaisirs qu'on peut retirer du théâtre. Tonnance (Tonneins.) — 25 milles.

Le 24. — Quantité de belles maisons de plaisance, nouvellement bâties, bien construites et accompagnées de jardins, de plantations, etc., etc.; autant d'effets de la richesse de Bordeaux. Le peuple d'ici, comme le Français en général, mange peu de viande; à Leyrac, on ne tue que cinq boeufs par an; dans une ville anglaise de même importance, il en faudrait deux ou trois par semaine. La vue est superbe du côté de Bordeaux pendant plusieurs lieues; on découvre la rivière en cinq ou six endroits. Gagné Langon et bu de son excellent vin blanc. — 32 milles.

Le 25. — Traversé Barsac, fameux aussi par ses vins. On laboure maintenant avec les boeufs entre les rangées de ceps, opération qui suggéra à Jethro Tull l'idée de sarcler les blés avec la houe à cheval. Population dense et nombreuses villas pendant tout le chemin. À Castres la campagne devient plate et sans intérêt. Arrivé à Bordeaux, à travers un village continuel. — 30 milles.

Le 26 — Malgré tout ce que j'avais lu et entendu sur le commerce, la richesse et la magnificence de cette ville, mon attente fut grandement surpassée. Paris n'y répondit en rien, car on ne saurait le comparer à Londres; mais il ne faut pas mettre Liverpool en parallèle avec Bordeaux. La chose principale, que l'on m'avait le plus vantée, est ce qui m'a frappé le moins: je veux dire le quai, remarquable seulement par sa longueur et l'activité dont il est le théâtre, choses que l'étranger n'apprécie guère, si la beauté y fait faute. Les maisons qui le bordent sont régulières, sans grandeur ni élégance. C'est une berge boueuse, glissante, sans pavés par intervalles, embarrassée de tas de boue et de pierres; on y amarre les alléges servant à charger et décharger les navires, qui ne peuvent s'approcher de ce qui devrait être un quai. On y trouve toute la saleté et les ennuis du commerce sans l'ordre, l'arrangement, la grandeur d'un beau port. Barcelone est unique à cet égard. En m'avançant jusqu'à blâmer les bâtiments qui bordent la rivière, il ne faut pas supposer que ce soit le tout; la demi-lune placée sur la même ligne est bien mieux. La place royale, avec une statue de Louis XV au centre, est très belle; les maisons qui l'encadrent ont de la régularité et un grand air. Mais le quartier du Chapeau-Rouge est réellement magnifique, composé de beaux hôtels construits, comme le reste de la ville, en pierre de taille blanche. Il confine au Château-Trompette, qui occupe près d'un demi-mille du rivage. Ce fort a été acheté au roi par une compagnie de spéculateurs, qui l'abattent dans l'intention d'y tracer une place et plusieurs rues avec dix-huit cents maisons. J'ai vu les plans, et si on les exécute, ce sera le plus beau développement qu'ait reçu aucune ville en Europe. La peur que le roi ne revienne sur son marché a fait suspendre ce grand travail.

Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de beaucoup le plus magnifique de France. Je n'ai rien vu qui en approche. Cet édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six pieds sur cent soixante-cinq; un portique de douze colonnes corinthiennes occupe la façade principale tout entière. De ce portique on se rend, par un superbe vestibule, non seulement aux différentes parties du théâtre, mais encore à une salle de concert ovale, fort élégante, et à des salons de promenade et de rafraîchissement. Le théâtre lui-même est de grande dimension et forme uni segment d'ellipse. La troupe pour la comédie, la tragédie, l'opéra, le ballet, l'orchestre, etc., donne une idée de la richesse et du luxe de cette ville. On m'a assuré qu'il a été payé de 30 à 50 louis par soirée à une actrice favorite de Paris. Larrive, le premier tragédien de la capitale, est maintenant ici à raison de 500 livres (21 l. st 12 sch. 6 p.) par soirée, plus deux bénéfices. Dauberval, le danseur, et sa femme (mademoiselle Théodore, de Londres) sont engagés comme maître de ballet et première danseuse, aux appointements de 28 000 livres (1, 225 l. st.); on joue tous les jours, sans excepter le dimanche, comme partout en France. La vie des négociants ici est très somptueuse. Leurs maisons d'habitation et leurs magasins sont sur un grand pied. Grands dîners, souvent servis en vaisselle plate; le pis est un gros jeu, et la chronique scandaleuse parle de commerçants comme entretenant ces dames du chant et de la danse, à un taux fort dangereux pour leur crédit. Ce théâtre, qui fait tant d'honneur au goût de Bordeaux pour les plaisirs, fut élevé à ses frais, moyennant 270 000 livres.

Le nouveau moulin à farine et qui marche par les marées, qu'une compagnie vient de construire, mérite d'être visité. Un grand canal creusé sous le bâtiment et revêtu de murs en pierres de taille, de quatre pieds d'épaisseur, reçoit la marée montante et la jette sur les roues; de là d'autres canaux également soignés la mènent à un réservoir d'où, en s'écoulant aux reflux, elle produit encore du mouvement. Trois de ces canaux passent sous le bâtiment, qui contient vingt-quatre paires de meules. Ces travaux sont admirablement exécutés pour la solidité et la durée. On estime la dépense à huit millions de livres (350 000 l. st); je ne saurais croire que l'on aventurât ainsi une pareille somme. De combien une à machine à vapeur, pour faire le même ouvrage, eût été plus économique, c'est ce que je ne rechercherai pas; mais je craindrais que les moulins ordinaires de la Garonne, qui n'exigent pas de si énormes dépenses pour marcher, n'arrivent, par le cours habituel des choses, à ruiner la compagnie.

Les constructions s'élevant dans tous les quartiers de la ville indiquent sa prospérité à ne pouvoir s'y méprendre. Dans les faubourgs on fait de nouvelles rues, d'autres sont déjà tracées et en partie bâties. Elles se composent en général de petites ou de médiocres habitations, pour les commerçants de classe inférieure. Toutes sont en pierre blanche, et, une fois finies, ajoutent beaucoup à la beauté de la ville. Je me suis enquis de la date de ces nouvelles rues: elles ne remontent pas à plus de quatre ou cinq ans, c'est-à-dire à la paix; et de la couleur de la pierre des constructions immédiatement antérieures, on voit que cette activité avait cessé pendant la guerre. Depuis la paix elle est plus grande que jamais. Quelle satire du gouvernement des deux royaumes, de permettre que dans l'un les préjugés des manufacturiers et des marchands, dans l'autre la politique double d'une cour ambitieuse, précipitent les deux nations dans des guerres éternelles qui arrêtent tous les travaux utiles et répandent la désolation la où les efforts privés tendaient à appeler le bonheur. Les loyers qui s'élèvent tous les jours, comme ils l'ont fait beaucoup depuis la paix, malgré les constructions en train de se faire ou achevées, se joignent à la hausse des denrées; on se plaint qu'en dix ans la vie a augmenté de 30 %. Il n'y a pas de preuve plus frappante de progrès en prospérité.

Le traité de commerce avec l'Angleterre était un sujet trop intéressant pour ne pas attirer notre attention; nous posâmes les questions nécessaires. On le regarde ici d'une bien autre façon qu'à Abbeville et à Rouen: pour les Bordelais, c'est une sage mesure également profitable aux deux pays. Nous n'insisterons pas ici sur le commerce de cette ville.

On alla deux fois voir Larrive remplir ses deux rôles principaux du prince Noir, dans Pierre le Cruel, de M. du Belloy, et de Philoctète; il me donna une très haute idée du Théâtre-Français. Excellents hôtels, entre autres l'hôtel d'Angleterre et celui du Prince des Asturies; nous trouvâmes à ce dernier tout ce que l'on peut souhaiter, mais avec des contrastes que l'on ne saurait trop condamner: ainsi nous avions un appartement très élégant, on nous servait en vaisselle plate; mais les lieux d'aisance étaient le même temple d'abomination que l'on eut trouvé dans les boues d'un village.

Le 28. — Quitté Bordeaux; traversé la rivière sur un bac qui emploie vingt-neuf hommes et quinze bateaux; on l'afferme 18 000 l. par an (787 l. st.). La Garonne offre un beau coup d'oeil, elle est deux fois aussi large que la Tamise à Londres; le nombre de grands vaisseaux qui y sont ancrés en fait, je suppose, le plus riche tableau maritime dont la France puisse se vanter. Nous gagnons la Dordogne, fort belle rivière encore, quoique très inférieure à la Garonne; nous la passons sur un bac affermé 6.000 liv. Gagné Cavignac. — 20 milles.

Le 29. — Barbezieux, au milieu d'une belle campagne variée d'aspect et boisée; le marquisat, ainsi que le château, appartient au duc de Larochefoucauld, que nous y avons rencontré; il le tient du fameux Louvois, le ministre de Louis XIV. Dans les trente-sept milles compris entre la Garonne, la Dordogne et la Charente, par conséquent au milieu des marchés les plus importants de la France, il est incroyable que l'on rencontre autant de terres incultes; c'est ce qui m'a frappé le plus dans cette excursion. Beaucoup de ces terrains appartenaient au prince de Soubise, qui n'en voulait rien céder. Il en est de même chaque fois que vous tombez sur un grand seigneur; eût-il des millions de revenus, vous êtes sûr de trouver sa propriété déserte. Celles du prince et celles du duc de Bouillon sont des plus grandes de France, et tous les signes que j'ai aperçus de leur grandeur sont des bruyères, des landes, des déserts, des fougeraies. Visitez leur résidence où qu'elle soit, et vous les verrez probablement au milieu des forêts très peuplées de cerfs, de sangliers et de loups. Ah! Si pour un jour j'étais le législateur de la France, comme je ferais sauter les grands seigneurs![6] Soupé avec le duc; l'assemblée provinciale de Saintonge devant se réunir bientôt, il reste pour la présider.

Le 30. — Pays crayeux, bien boisé, sans clôtures; les approches d'Angoulême sont charmantes, la Charente embellit ces campagnes qu'elle arrose; elle est navigable ici. — 25 milles.

Le 31. — Passé Angoulême, on ne voit guère que des vignes; puis vient une forêt, propriété de la duchesse d'Anville, mère du duc de Larochefoucauld; à Verteuil, un château appartenant à cette même dame, bâti en 1459, et où nous trouvâmes tout ce qu'un voyageur peut désirer de l'hospitalité la plus large. L'empereur Charles-Quint y fut reçu par Anne de Polignac, veuve de François II, comte de Larochefoucauld, et ce prince déclara tout haut «n'avoir jamais été en maison qui sentît mieux sa grande vertu, honnêteté et seigneurie que celle-là.» Il est parfaitement tenu, complètement réparé, meublé entièrement et en bon ordre, ce qui mérite d'être loué, quand on songe que la famille passe rarement ici plus de quelques jours chaque année possédant d'autres châteaux, et bien plus considérables, en différentes provinces du royaume. Si ces égards, pour les intérêts de ceux qui suivront, étaient plus communs en France, nous n'aurions pas le triste spectacle de tant de manoirs ruinés. Dans la galerie se trouve une suite de portraits depuis le dixième siècle; on voit, par l'un deux, que ce fut une demoiselle de Larochefoucauld qui acquit ce domaine en 1470. Le parc, la forêt et la Charente forment un délicieux ensemble[7] cette rivière abonde de carpes, de tanches et de perches; il est aisé en tout temps d'y pêcher de 50 à 100 couples de poissons pesant de trois à dix livres chacune; on nous servit à souper une paire de carpes, les meilleures, sans exception, que j'aie jamais goûtées. Si je plantais ma tente en France, ce serait sur les bords d'une rivière donnant de semblables poissons. Rien ne vous agace davantage à la campagne que d'avoir en vue soit lac, soit rivière, soit la mer, et de se passer de poisson à dîner, comme c'est souvent le cas en Angleterre. — 27 milles.

1er septembre. — Caudec (Condac), Ruffec, Maisons-Blanches et Chaunay. Dans le premier de ces endroits, un très beau moulin à farine construit par le feu comte de Broglie, frère du maréchal de ce nom, un des officiers les plus capables et les plus actifs de l'armée française. Ses entreprises, comme particulier, portent toutes l'empreinte d'une sollicitude nationale: ce moulin, une forge et un projet de navigation ont prouvé qu'il était disposé à tous les efforts nécessaires au bien du pays, selon les idées en vogue, c'est-à-dire en toutes choses, excepté dans la seule qui eût été efficace, l'agriculture pratique. Le jour s'est passé, à quelques exceptions près, dans un pays pauvre, triste et désagréable. — 35 milles.

Le 2. Le Poitou selon ce que j'en vois, est une vilaine et pauvre province, pour laquelle on n'a rien fait. Elle semble manquer de communications, de débouchés, de mouvement de toutes sortes, et elle ne produit pas en moyenne la moitié de ce qu'elle devrait produire. Le Bas-Poitou est bien meilleur et plus riche.

Arrivé à Poitiers, une des villes les plus mal construites que j'aie vues en France; très vaste, irrégulière, ne contenant presque rien de remarquable, sauf la cathédrale; elle est bien bâtie et fort bien tenue. La plus belle chose de la ville, sans contredit, c'est la promenade, la plus grande que j'aie vue; elle occupe un terrain considérable, a des allées sablées et tenues très soigneusement. — 12 milles.

Le 3. — Jusqu'à Châtellerault, le pays est blanchâtre, crayeux, ouvert et peu peuplé, quoiqu'il n'y manque pas de maisons de plaisance. La ville a l'animation, grâce à sa rivière qui se jette dans la Loire. La fabrique de coutellerie est considérable: à peine étions-nous arrivés, que notre appartement fut rempli de femmes et de filles de manufacturiers, ayant chacune sa boîte de ciseaux, de couteaux, de joujoux, etc.; et elles pressaient de leur acheter avec une sollicitude si polie, que quand même rien ne vous eût été nécessaire, on ne pouvait laisser tant d'instances infructueuses. Il faut remarquer ici que, quoique les produits soient à bon marché, le travail est à peine divisé: des ouvriers, sans aucun rapport entre eux, font tout pour leur propre compte, sans autre aide que celui de leur famille. — 25 milles.

Le 4. — Campagne plus riante, parsemée de châteaux jusqu'aux Ormes, où on s'arrêta pour visiter la résidence que s'y est construite feu le comte de Voyer-d'Argenson. C'est un bel édifice en pierre, flanqué de deux ailes considérables pour les communs et la réception des étrangers: on entre par un vestibule très convenable, au bout duquel se trouve le grand salon, pièce circulaire en marbre extrêmement élégante et parfaitement meublée; dans le petit salon, des peintures représentent les quatre victoires remportées par les Français dans la guerre de 1744; on voit ici, dans chaque appartement, une forte tendance à imiter les modes et le mobilier anglais. Cette retraite charmante appartient maintenant au comte d'Argenson, le dernier comte, celui qui l'a fait élever, avait formé avec le duc de Grafton actuel le projet d'une partie très agréable. Le duc devait venir, avec ses chevaux et sa meute, passer ici quelques mois en compagnie de certains de ses amis. L'idée en était venue d'une proposition de chasser les loups de France avec les limiers anglais pour le renard. Rien n'était mieux combiné, car il y a place aux Ormes pour une nombreuse société; mais la mort du comte mit tout à néant. C'est une sorte d'échange entre la noblesse des deux royaumes, que je m'étonne de ne pas voir pratiquer quelquefois; cela varierait très agréablement la monotonie de leur vie et produirait quelques-uns des avantages des voyages de la façon la plus convenable. — 23 milles.

Le 5. — Pays plat, ennuyeux, mais la plus belle route que j'aie vue en France; il est impossible qu'il y en ait qui la surpasse, du moment qu'il ne s'agit pas, comme, en Languedoc, de faire des prodiges, mais tout simplement d'employer avec art d'admirables matériaux. Il y a partout des châteaux dans cette partie de la Touraine, mais les fermes et les chaumières sont clair-semées, jusqu'à ce que l'on vienne en vue de la Loire, dont les rives semblent ne former qu'un seul village. Le Val peut avoir trois milles de largeur; c'est une suite de prairies que le soleil a roussies.

L'entrée de Tours, par une avenue nouvelle, bordée de grandes maisons de taille blanche, aux façades régulières, est vraiment magnifique. Cette superbe rue, large et bordée de trottoirs des deux côtés, coupe la ville en ligne droite, se dirigeant vers le nouveau pont, de quinze arches plates, ayant chacune 75 pieds d'ouverture. C'est un noble effort pour l'embellissement d'une ville de province. Il reste encore à bâtir quelques maisons dont les façades seules sont achevées. Des révérends pères, satisfaits de leur ancien logis, ne veulent rien dépenser pour l'exécution du plan des architectes de Tours; on les devrait bien dénicher, s'ils s'obstinent dans leur refus, car rien de plus ridicule que ces façades sans maisons. De la tour de la cathédrale on a une vue fort étendue; mais pour un fleuve aussi considérable que la Loire, et que l'on vante comme le plus beau d'Europe, sa beauté est bien compromise par une si grande largeur d'écueils et de bancs de sable. Il y a dans la chapelle du vieux palais de Louis XI, le Plessis-lès-Tours, trois tableaux méritant l'attention des voyageurs: une Sainte Famille, une Sainte Catherine et une Hérodiade; ils me semblent du plus beau siècle de l'art italien. La promenade est belle, longue et admirablement ombragée par quatre rangées d'ormes majestueux et élancés, qui n'ont point d'égaux pour abriter contre un soleil brûlant; il y en a une autre courant parallèlement sur le vieux rempart qui domine les jardins adjacents. Mais ces promenades, si longtemps l'orgueil des habitants, sont devenues des objets de pitié: le corps de ville a mis les arbres en vente, et l'on assure qu'ils seront abattus l'hiver prochain. On ne s'étonnerait pas qu'une corporation anglaise sacrifiât la promenade des dames pour une plus grande abondance de tortue, de venaison et de madère; mais que les Français montrent aussi peu de galanterie, c'est inexcusable.

Le 9. — Des petits accès ressentis par le comte de Larochefoucault à son arrivée ici, et qui nous avaient empêchés de continuer notre route, se sont tournés le second jour en fièvre déclarée. On appela le meilleur médecin de la ville, et sa méthode me plut beaucoup, car il eut peu de recours aux médicaments, beaucoup d'attention à ce que la pièce fût fraîche et bien aérée, et sembla s'en remettre presque entièrement à la nature de se débarrasser de ce qui la gênait. Qui est-ce donc qui dit que la différence est grande entre un mauvais et un bon médecin, mais qu'il y en a bien peu entre un bon médecin et pas du tout?

Entre autres excursions, je me suis promené à cheval du côté de Saumur, sur les bords de la Loire, et j'ai trouvé le même pays qu'auprès de Tours; mais les châteaux ne sont ni si nombreux, ni si beaux. Là où les collines de craie s'avancent perpendiculairement sur le fleuve, elles présentent le plus singulier assemblage d'habitations extraordinaires; car un grand nombre de maisons sont creusées dans le roc, maçonnées sur la façade; des trous à la partie supérieure leur servent de cheminée, de sorte que souvent vous ne savez d'où sort la fumée qui s'élève devant vous. En quelques endroits, ces maisons sont étagées les unes au-dessus des autres. Certaines font un joli effet avec leur petit coin de jardin. Elles sont en général occupées par les propriétaires eux-mêmes, mais beaucoup sont louées 10, 15 et 20 liv. par an. Les gens auxquels je parlai semblaient contents de leurs habitations pour la salubrité et le bien-être; preuve de la sécheresse du climat. En Angleterre, il n'y aurait guère d'autres habitants que les rhumatismes. Promenade à pied au couvent des bénédictins de Marmoutiers, dont le cardinal de Rohan, actuellement ici, est abbé.

Le 10. — Le comte étant remis, grâce à la nature ou au docteur tourangeau, nous nous mettons en route. On chemine jusqu'à Chanteloup, sur une digue qui défend des inondations un espace considérable. Ce pays offre moins d'intérêt que je ne m'y serais attendu sur les rives d'un grand fleuve. Visité Chanteloup, la retraite de feu le duc de Choiseul. Elle est située sur une élévation, à quelque distance de la Loire, qui en hiver ou après de grandes crues peut orner le paysage, mais que l'on voit à peine maintenant. Le rez-de-chaussée de la façade se compose de sept pièces: la salle à manger d'environ 30 pieds sur 20, et le salon de 30 sur 33; la bibliothèque, de 72 sur 20; elle vient d'être ornée par le possesseur actuel, le duc de Penthièvre, de très belles tapisseries des Gobelins. Dans le parc, sur une colline dominant un vaste horizon, le duc a fait bâtir une pagode de 120 pieds de haut en mémoire des personnes qui l'ont visité dans son exil. Leurs noms sont gravés sur des tablettes de marbre fixées au mur de la première pièce. Le nombre et le rang de ces personnes font honneur au duc et à elles-mêmes. L'idée était heureuse. La forêt qui s'étend à nos pieds est très grande, elle passe pour avoir onze lieues de large; des avenues la sillonnent menant à la pagode. Du vivant du duc, ces clairières présentaient l'animation dévastatrice d'une grande chasse entretenue si libéralement, qu'elle a ruiné le propriétaire et fait passer le domaine dans les dernières, mains auxquelles je voudrais le voir: celles d'un prince du sang. Les seigneurs ont une malheureuse préférence à s'entourer de forêts, de sangliers et de chasseurs, au lieu de fermes propres et bien cultivées, de chaumières avenantes et de gais paysans. Par cette manière de signaler sa magnificence, on garderait moins de forêts, on dorerait moins de dômes, on élèverait moins de colonnes superbes; mais à leur place on aurait des édifices pleins de bien-être, d'aisance et de félicité; on récolterait les expressions d'une vive gratitude, au lieu de la chair des sangliers; on verrait la prospérité publique fondée sur sa base la plus sûre, le bonheur privé. Une chose montre que le duc ne manquait pas de mérite comme fermier, c'est une belle vacherie: une plate-forme centrale règne entre deux rangs de mangeoires pour 78 bêtes, une autre étable en contient un peu moins, une troisième est destinée aux veaux. Il importa 120 vaches suisses très belles, qu'il montrait tous les jours à sa société, car elles ne sortaient jamais. J'ajouterai à cela la bergerie, la mieux construite que j'aie vue en France, et il me semble avoir aperçu de la pagode une partie de la ferme mieux traitée et labourée que dans le pays; il aura donc amené probablement des laboureurs étrangers. Il y a du mérite en cela, mais grande part en revient à l'exil. Chanteloup n'eût jamais été ni bâti, ni arrangé, ni meublé, si le duc fût resté à Versailles. Il en a été de même avec le duc d'Aiguillon. Les ministres eussent envoyé le pays à tous les diables, avant d'avoir élevé de tels édifices ou formé de tels établissements, si on ne les avait chassés de la cour. Visité, à Amboise, les aciéries fondées par le duc de Choiseul. La vigne est la principale culture. — 37 milles.

Le 11. — Blois, vieille ville dans une jolie situation sur la Loire, beau pont de pierre de onze arches. On visite le château, les souvenirs historiques qu'il renferme l'ayant rendu fameux. On nous fit voir la salle du conseil et la cheminée devant laquelle se tenait le duc de Guise quand un page du roi vint lui dire de se rendre près de celui-ci, la porte où il fut poignardé, la tapisserie qu'il relevait déjà pour pénétrer dans le cabinet, la tour où l'on jeta son frère, et un trou dans le donjon de Louis XI, sur lequel le guide nous raconta plusieurs histoires effrayantes, du même ton que son collègue, le gardien de l'abbaye de Westminster, récite sa monotone histoire des tombeaux. Le meilleur résultat du spectacle des lieux ou des murs témoins d'actions généreuses, pleines d'audace, d'importance, est l'impression qu'ils font sur l'esprit ou plutôt sur le coeur de celui qui les contemple, car c'est une émotion de sentiment plutôt qu'un effort de réflexion. Les meurtres ou exécutions politiques accomplis dans ce château, quoique non sans intérêt, ont été infligés et soufferts par des hommes qui n'ont droit ni à notre amour, ni à notre vénération. Les temps et les hommes nous inspirent également le dégoût. Un fanatisme et une ambition, l'un et l'autre sombres, perfides et sanglants, ne permettent aucuns regrets. De tels hommes n'étaient propres sans doute qu'à de telles rivalités. Quitté la Loire et passé à Chambord. Grande quantité de vignes, poussant très bien, sur un mauvais sable que le vent agite. Que mon ami Le Blanc serait heureux si ses plus maigres dunes de Cavenham lui donnaient annuellement 100 douzaines de bon vin par acre! Embrassé d'un coup d'oeil 2 000 acres de ces vignes.

Visité le château royal de Chambord, bâti par François 1er, ce prince magnifique, et habité par feu le maréchal de Saxe. On m'avait beaucoup parlé de ce château, et il a surpassé mon attente. Il donne une grande idée de la splendeur de François 1er. En comparant les époques et les ressources, Louis XIV et son ancêtre, je préfère infiniment Chambord à Versailles. Les appartements en sont vastes, nombreux et bien distribués. J'admirai particulièrement l'escalier de pierre au centre du bâtiment, qui, étant en ligne spirale double, renferme deux escaliers distincts, l'un au-dessus de l'autre, de façon que deux personnes peuvent monter ou descendre à la fois sans se voir. Les quatre appartements des combles, à voûtes de pierre, ne sont pas de moindre goût. Le comte de Saxe en avait transformé un en un charmant théâtre, très commode. On nous montra l'appartement occupé par ce grand capitaine et la chambre où il mourut. Si ce fut ou non dans son lit, c'est un problème laissé, à résoudre aux fureteurs d'anecdotes. Le bruit commun en France est qu'il fut atteint au coeur dans un duel avec le prince de Conti, venu tout exprès, et que l'on prit le plus grand soin de le cacher au roi Louis XV, car son amitié pour le maréchal était si vive, qu'il eût certainement banni le prince du royaume. Plusieurs pièces ont été arrangées au goût du jour, soit par le maréchal, soit par les gouverneurs qui lui ont succédé. Dans l'une d'elles se voit un beau portrait de Louis XIV à cheval. Près du château sont les quartiers du régiment de 1 500 chevaux, formé par le maréchal, et que Louis XV lui donna, en fixant Chambord pour garnison, tant que son colonel y résiderait. Il vivait ici sur un grand pied, vénéré de son souverain, comme de tout le royaume. Le château n'est pas bien situé, il est trop bas et sans la moindre perspective; du reste le pays en général est si uni, qu'il serait difficile d'y découvrir une éminence. De la plate-forme on découvre un horizon dont les trois quarts sont couverts par le parc ou forêt; le mur qui l'entoure renferme 20 000 arpents remplis à profusion de toute sorte de gibier. De grandes clairières sont ou incultes, ou en bruyères, ou mal cultivées; je ne pouvais m'empêcher de penser que, si jamais il prenait au roi de France l'idée d'établir une ferme-modèle sur le système de récoltes-racines suivi en Angleterre, c'était ici qu'il le fallait faire. Qu'il donne le château pour résidence au directeur et à son monde, que l'on convertisse en étables les casernes qui ne servent plus à rien maintenant, et les profits du bois suffiront à l'achat du bétail et à la mise en oeuvre de toute l'entreprise. Quelle comparaison y a-t-il entre l'utilité d'un tel établissement et celui qu'à bien plus grands frais on a fait ici d'un haras, qui ne peut produire par sa tendance que du mal? J'ai beau recommander de semblables institutions; on ne s'en est jamais occupé nulle part, et jamais on ne s'en occupera, jusqu'à ce que l'humanité soit régie par des principes absolument contraires à ceux d'à présent, jusqu'à ce que l'on pense que le progrès d'une agriculture nationale demande autre chose que des académies et des mémoires. — 35 milles.

Le 12. — À deux milles du port, nous avons tourné la grande route d'Orléans. Un vigneron nous a informés ce matin que la gelée avait été assez forte pour faire du mal au raisin; et je dois dire que, depuis quatre ou cinq jours, le ciel a été constamment clair, le soleil brillant, mais qu'il a soufflé un vent de nord-est si froid, que l'on eût dit nos journées claires d'avril en Angleterre; nous n'avons pas quitté nos surtouts de toute la journée. Dîné à Clarey (Cléry) et visité le tombeau de ce tyran, si habile et si sanguinaire, Louis XI: il est en marbre blanc; le roi est représenté à genoux, implorant, je suppose, pour ses bassesses et ses meurtres, un pardon qui, sans doute, lui fut promis par ses prêtres. Arrivé à Orléans. — 30 milles.

Le 13. — Ici mes compagnons, pressés d'arriver aussitôt que possible à Paris, ont pris la route directe; comme je l'avais déjà parcourue, j'ai préféré celle de Fontainebleau par Petivier (Pithiviers). Un de mes motifs pour cette résolution était de voir Denainvilliers, résidence de feu le célèbre M. du Hamel, le lieu des expériences d'agriculture, qu'il a rapportées dans plusieurs de ses ouvrages. Étant tout près à Petivier, j'y allai à pied pour le plaisir de parcourir des terres dont j'avais si souvent entendu parler, les regardant avec une sorte de vénération classique. Son homme d'affaires, qui conduisait la ferme, étant mort, je ne pus recueillir beaucoup de renseignements sur lesquels on pût se fier. Il en eût été autrement si M. Fougeroux, le propriétaire actuel, ne s'était trouvé absent. J'examinai le sol, point capital dans toutes les expériences dont il y a des conclusions à tirer; je pris aussi quelques notes d'agriculture usuelle. Ayant appris, de l'ouvrier qui me guidait, que les instruments en usage, du temps de M. du Hamel, existaient encore dans un grenier, j'allai avec plaisir les voir, et je trouvai, autant que je me le rappelle, qu'ils avaient été parfaitement représentés dans les planches qui en ont été données par leur ingénieux auteur. Je fus satisfait de les voir mis en réserve jusqu'à ce qu'un autre fermier voyageur, aussi enthousiaste que moi-même, contemple les vénérables reliques d'un génie bienfaisant. Il y a un poêle et une étuve à sécher les grains, également décrits par lui; dans une haie derrière la maison, une collection d'arbres exotiques très curieux, en bon état, et le long des chemins, près du château, plusieurs avenues de frênes, d'ormes et de peupliers ont été plantées par M. du Hamel. J'éprouvai un plaisir encore plus grand de trouver que Denainvilliers n'était pas un domaine insignifiant: de vastes terrains, un château de bonne apparence, avec offices, jardin, etc., tout ce qui annonce la fortune, prouvent que si cet infatigable auteur a échoué dans quelques-unes de ses entreprises, la cour ne s'en est pas moins honorée en le récompensant, et on ne le laissa pas, comme tant d'autres, chercher dans l'obscurité le prix que l'industrie obtient de ses propres efforts. Quatre milles avant Malsherbes (Malesherbes), de beaux arbres ont été plantés de chaque côté de la route par M. de Malsherbes (Malesherbes); c'est un effort remarquable pour embellir un pays plat. Pendant plus de deux milles, ce sont des mûriers; ils se joignent à ces magnifiques plantations de Malsherbes, qui comprennent une grande variété des arbres les plus curieux importés en France. — 36 milles.

Le 14. — Après trois lieues dans la forêt de Fontainebleau, je suis arrivé dans cette ville, et j'ai visité le château auquel plusieurs rois ont tellement ajouté, qu'il n'est plus aisé de faire la part de François 1er, son fondateur. Il n'a pas si bon air que Chambord. C'était une résidence favorite des Bourbons, cette famille de Nemrods. Parmi les appartements que l'on montre, ceux du Roi, de la Reine, de Monsieur et de Madame sont les principaux; la dorure semble l'ornement en vogue, mais, dans le boudoir de la reine, elle est parfaitement employée et avec une extrême élégance. La décoration de cette délicieuse petite retraite est exquise, et rien ne peut surpasser le goût des ornements qu'on y a prodigués. Dans ce palais, les tapisseries de Beauvais et des Gobelins se montrent à leur avantage. Je remarquai avec plaisir que la galerie de François 1er avait été conservée dans son ancien état jusqu'aux chenets, qui sont ceux dont se servait ce monarque. Le jardin est insignifiant, et il ne faut pas comparer le grand canal (comme on l'appelle) avec celui de Chantilly. Dans l'étang proche du palais, il y a des carpes aussi grosses et aussi apprivoisées que celles du prince de Condé. Mon hôte pensa sans doute qu'il ne faut pas que l'on visite gratis les résidences royales, car il me fit payer 10 livres un dîner qui ne m'aurait pas coûté plus de moitié à l'hôtel de l'Étoile et de la Jarretière à Richmond. Gagné Meulan (Melun). — 34 milles.

Le 15. — Traversé, sur un espace considérable, la royale forêt de chênes de Sénart. Aux environs de Montgeron, champs sans clôtures, produisant avec la récolte autant de perdrix qu'il en faut pour la manger, car le nombre en est énorme. On peut compter en moyenne une couvée pour deux acres, outre certaines places favorites où elles foisonnent beaucoup plus. À Saint-George-Villeneuve, la Seine surpasse la Loire en beauté. Rentré à Paris en renouvelant mon observation, qu'on ne trouve pas sur les routes qui y aboutissent le dixième du mouvement des environs de Londres. Descendu à l'hôtel de Larochefoucauld. — 20 milles.

Le 16. — Accompagné le comte à Liancourt. — 38 milles.

J'y allais faire une visite de trois ou quatre jours; mais toute la famille s'employa si bien à me rendre l'endroit agréable sous tous les rapports, que j'y ai passé plus de trois semaines. À environ un demi-mille se trouvait une suite de collines en grande partie abandonnées. Le duc de Liancourt l'a dernièrement convertie en jardin anglais, avec bosquets, allées sinueuses, bancs de verdure et tonnelles. Le site est très heureux. Des sentiers ornés suivent le bord des pentes, pendant trois ou quatre milles, les vues qu'ils offrent sont agréables, dans quelques endroits elles ont de la grandeur. Près du château, la duchesse a fait construire une ménagerie et une laiterie d'un goût charmant. Le boudoir et l'antichambre sont fort jolis, le salon élégant; la laiterie elle- même est tout en marbre. Dans un village près de Liancourt, le duc a fondé une manufacture de toiles et de tissus mêlés, fil et coton, qui promet de rendre de grands services; on y compte 25 métiers, et on se prépare à en monter d'autres. La filature pour ces métiers emploie un grand nombre de bras, qui autrement seraient inoccupés; car, bien que la contrée soit populeuse, il n'y a aucune espèce de manufactures. De tels efforts méritent d'être loués hautement. À ceci se rattache un excellent projet du duc pour donner à la génération nouvelle des habitudes d'industrie. Les filles pauvres sont reçues dans une institution où on leur apprend un métier: on leur enseigne la religion, la lecture, l'écriture et le filage du coton; elles y restent jusqu'à l'âge de se marier, et on leur donne alors pour dot une portion déterminée de leurs gains. Il y a aussi un autre établissement (pour lequel je me récuse) destiné à former les orphelins de l'armée à être soldats. Le duc a élevé pour eux de grands bâtiments parfaitement aménagés. Le tout est dirigé par un digne et intelligent officier, M. Leroux, capitaine de dragons et croix de Saint-Louis, qui surveille tout lui-même. Le nombre des enfants est maintenant de 120, tous en uniforme. Mes idées ont maintenant pris une tournure que je suis trop vieux pour changer: j'aurais mieux aimé voir 120 garçons élevés à la charrue, dans des principes meilleurs que ceux d'à présent; mais, il faut l'avouer, l'établissement est fait dans un but d'humanité, et la conduite en est excellente.

Je reconnus à Liancourt la fausseté des idées que je m'étais faites, avant mon voyage en France, d'une maison de campagne dans ce royaume. Je m'attendais à n'y voir qu'une copie de la capitale, toutes les formes assommantes de la ville, moins ses plaisirs; mais je me détrompai. La vie et les occupations ressemblent beaucoup plus à celles d'une résidence de grand seigneur anglais que l'on ne se l'imaginerait ordinairement. On trouve le thé servi, si l'on veut descendre déjeuner; puis la promenade à cheval, la chasse, les plantations, le jardinage, mènent jusqu'au dîner, que l'on ne sert qu'à deux heures et demie, au lieu de l'ancienne habitude de midi; la musique, les échecs, ainsi que les autres passe-temps ordinaires d'un salon de compagnie et une bibliothèque de sept ou huit mille volumes permettent d'employer agréablement les loisirs qui restent. On voit que la façon de vivre est en grande partie la même dans les différents pays d'Europe. Il faut ici que les ressources de l'intérieur soient très nombreuses; car, avec un tel climat, on ne peut compter sur celles du dehors; la quantité de pluie qui tombe est incroyable. J'ai remarqué que pendant vingt-cinq ans, en Angleterre, je n'ai jamais été retenu à la maison par la pluie; il peut tomber une forte averse, qui dure plusieurs heures; mais saisissant le moment, on peut se permettre un tour de promenade, soit à pied, soit à cheval. Depuis mon séjour à Liancourt, nous avons eu une pluie incessante, si forte, que je ne pouvais aller du château au pavillon du duc sans courir le risque d'être traversé. Il est tombé pendant dix jours plus d'eau, j'en suis sûr, si on avait pu la mesurer, qu'il n'en tombe jamais en Angleterre pendant un mois. C'est une mode nouvelle, en France, que de passer quelque temps à la campagne: dans cette saison et depuis plusieurs semaines Paris est comparativement désert. Quiconque a un château s'y rend, les autres visitent les plus favorisés. Cette révolution remarquable dans les habitudes françaises est certainement le meilleur emprunt fait à notre pays, et son introduction avait été préparée par les enchantements des écrits de Rousseau. L'humanité doit beaucoup à cet admirable génie, chassé, de son vivant, de pays en pays avec autant de fureur qu'un chien enragé, grâce à cet ignoble esprit de superstition qui n'a pas encore reçu le dernier coup.

Les femmes du premier rang, en France, rougiraient, à présent, de laisser allaiter leurs enfants par d'autres, et les corsets, qui si longtemps torturèrent, comme encore en Espagne, le corps de la pauvre jeunesse, sont universellement bannis. Le séjour à la campagne n'a pas encore produit d'effets aussi remarquables, mais ils n'en sont pas moins sûrs et n'amélioreront pas moins toutes les classes de la société.

Le duc de Liancourt, devant présider l'assemblée provinciale de l'élection de Clermont se rendit à la ville pour plusieurs jours et m'invita au dîner de l'assemblée, où se devaient trouver plusieurs agriculteurs en renom. Ces assemblées, proposées depuis de si longues années par les patriotes français et surtout par le marquis de Mirabeau, le célèbre ami des hommes; reprises par M. Necker, et jalousées par certaines personnes ne voyant pas de gouvernement meilleur que celui sur les abus duquel se fondait leur fortune, ces assemblées, dis-je, m'intéressaient au plus haut point. J'acceptai l'invitation avec plaisir. Il s'y trouvait trois grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fermiers. J'examinai avec attention leur conduite en face d'un grand seigneur du premier rang, d'une fortune considérable et très haut en l'estime du roi; à ma grande satisfaction ils s'en tirèrent avec une aisance et une liberté fort convenables quoique modestes, d'un air ni trop dégagé ni trop obséquieux pour être en désaccord avec nos idées anglaises. Ils émirent leur opinion librement et s'y tinrent avec une confiance convenable. Un spectacle plus singulier était la présence de deux dames au milieu de vingt-cinq à vingt-six messieurs; une telle chose ne se ferait pas en Angleterre. — Dire que les coutumes françaises l'emportent à cet égard sur les nôtres, c'est affirmer une vérité qui saute aux yeux. Si les femmes sont éloignées des réunions où l'entretien doit rouler sur des sujets plus sérieux que ceux qu'on traite d'ordinaire dans la conversation, elles resteront dans l'ignorance, ou bien se jetteront dans les extravagances d'une éducation exagérée, pédante, affectée, en un mot rebutante chez elles. L'entretien d'hommes s'occupant de choses importantes est la meilleure école pour une femme.

La politique, dans toutes les sociétés que j'ai vues, roulait beaucoup plus sur les affaires de Hollande que sur celles de France. Tout le monde parlait d'apprêts pour une guerre avec l'Angleterre; mais les finances françaises sont dans un tel désordre, que les mieux informés la déclarent impossible. Le marquis de Vérac, dernier ambassadeur à La Haye (envoyé, disent les politiques anglais, pour soulever une révolution), a passé trois jours à Liancourt. On peut croire qu'il se montrait prudent au milieu d'une compagnie si mêlée; mais il ne faisait pas mystère de ce que cette révolution qu'il était chargé de provoquer en Hollande pour changer le stathouder ou réduire son pouvoir, avait été depuis longtemps combinée et tramée de manière à défier toutes chances mauvaises, si le comte de Vergennes n'eût compromis cette affaire, à force de manoeuvres pour se rendre nécessaire au cabinet de Versailles. Ceci s'accorde avec les idées de quelques Hollandais, hommes de sens, à qui j'en avais parlé.

Pendant mon séjour à Liancourt, mon ami Lazowski m'accompagna dans une petite excursion de deux jours à Ermenonville, chez M. le marquis de Girardon (Girardin). Nous passâmes par Chantilly et Morefountain (Mortfontaine), maison de campagne de M. de Mortfontaine, prévôt des marchands de Paris. On m'avait dit qu'elle était arrangée à l'anglaise. Il y a deux parties bien distinctes: l'une est un jardin sillonné de sentiers sinueux et orné d'une profusion de temples, de bancs, de grottes, de colonnes, de ruines et que sais-je encore? J'espère que les Français qui n'ont point vu notre pays ne prendront point ceci comme échantillon du goût anglais, qui en diffère autant que le style régulier du siècle passé. L'autre, dont l'eau forme le principal ornement, a une gaieté, une vie, qui contrastent bien avec les collines sombres et tristes qui l'encadrent, et que revêt une solitude propre au pays environnant. On a fait beaucoup ici, et peu s'en faut que l'on ait atteint la perfection que le pays comporte.

Gagné Ermenonville à travers une autre partie de la forêt du prince de Condé, qui confine aux jardins du marquis de Girardin. Cet endroit est devenu fameux depuis la résidence et la mort du malheureux et immortel Rousseau, dont chacun ici connaît la tombe, et l'on s'y rend de toutes parts. Il a été décrit, et on en a gravé les principales vues; en faire une nouvelle description ne causerait que de l'ennui. Je me contenterai d'une ou deux observations qui ne me semblent point avoir été faites par d'autres. Les deux lacs et la rivière présentent trois points de vue différents. On nous montra d'abord celui qui est si fameux par la petite île des Peupliers, dans laquelle repose ce qu'il y avait de périssable dans cet extraordinaire et inimitable écrivain. Ce paysage est parfaitement conçu et exécuté. Le lac a de quarante a cinquante acres; des collines l'entourent de deux côtés, de hautes futaies ferment les autres de façon à l'isoler entièrement. Les restes du génie que nous avons perdu impriment à cette scène un caractère mélancolique auquel les ornements siéraient peu; aussi n'y en a-t-il que quelques-uns. C'était par une soirée calme que nous le visitions. Le soleil, en se couchant, allongeait les ombres sur le lac, et le silence semblait reposer sur les eaux qu'aucun souffle ne ridait, comme le dit un poète, je ne sais lequel. Les hommes illustres à qui est dédié le temple des Philosophes, et dont les noms sont gravés sur ses colonnes, sont: Newton, Lucem; Descartes, Nil in rebus inane; Voltaire, Ridiculum; Rousseau, Naturam; et, sur une autre colonne non terminée: Quis hoc perficiet? L'autre lac est plus grand; il remplit tout le fond de la vallée autour de laquelle s'élèvent des collines sauvages, de rochers ou de sable infertile, ou nues ou revêtues de bruyères; quelques endroits sont boisés, d'autres parsemés de genièvres. Le caractère est ici celui d'une nature sauvage, l'art s'est caché autant qu'il était compatible avec un accès facile. Une rivière forme l'autre tableau, en serpentant au milieu d'une pelouse partant de la maison, parsemée de bouquets de bois. Le terrain est trop plat pour faire un heureux effet, nulle part on ne le voit à son avantage.

Le lendemain matin, nous allâmes d'Ermenonville à Brasseuse, résidence de madame du Pont, soeur de la duchesse de Liancourt. Quelle fut ma surprise de trouver un grand agriculteur dans cette vicomtesse! Une dame, une Française, assez jeune encore pour goûter tous les plaisirs de Paris, vivant à la campagne et s'occupant de ses terres, c'était un spectacle inattendu. Elle fait probablement plus de luzerne que qui que ce soit en Europe, 250 arpents. Elle me donna, avec un agrément et une simplicité charmante, des détails sur ses luzernières et sa laiterie: mais ce n'est les ici le lieu d'en parler. Retourné à Liancourt par Pont, où l'on passe l'eau sur trois arches soutenues de façon originale, chaque culée consistant en quatre piliers, avec un chemin de halage sous l'une des arches; la rivière et navigable.

La chasse était un des amusements du matin auxquels je prenais part à Liancourt. Pour le cerf, les chasseurs forment autour du bois une ligne qu'ils vont toujours resserrant, et il est rare que plus d'une seule personne puisse tirer; c'est plus ennuyeux qu'on ne saurait aisément se l'imaginer; comme la pêche à la ligne, une attente incessante et un désappointement perpétuel. La chasse aux perdrix et au lièvre est presque aussi différente de ce qui se pratique en Angleterre. Nous nous y livrions dans la belle vallée de Catnoir (Catenoy), à cinq ou six milles de Liancourt.

On se mettait en file, à 30 yards environ l'un de l'autre, ayant chacun derrière soi un domestique avec un fusil chargé tout prêt pour quand on aurait fait feu: de cette façon, nous parcourions la vallée en travers, forçant le gibier à se lever devant nous. Quatre ou cinq couples de lièvres et une vingtaine de couples de perdrix formaient les trophées de la journée. Cette chasse a pour moi peu de charmes de plus que celle du cerf à l'affût. Le meilleur résultat pour moi de cet exercice en campagne, c'est l'entrain du dîner qui couronne le jour. Pour en jouir, il ne faut pas que la fatigue ait été trop grande. Un excès de gaîté après un excès d'exercice est une affectation propre à de jeunes écervelés (je me rappelle bien d'en avoir été de mon temps); mais quelque chose au delà de la modération met l'excitation du corps à l'unisson de celle de l'esprit, et la bonne compagnie est alors délicieuse. Dans de telles occasions, nous revenions trop tard pour le dîner; on nous en servait un exprès, pour lequel nous ne faisions autre toilette que de changer de linge; ce n'était pas alors que le champagne de la duchesse avait le moins de bouquet. Un homme n'est pas bon à pendre qui ne sait boire un peu trop le cas échéant; mais prenez-y garde: revenez-y par trop souvent et que cela tourne en réunions bachiques, la fleur du plaisir se fane, et vous devenez un de nos chasseurs de renard d'autrefois.

Un jour que nous dînions ainsi à l'anglaise, buvant à la charrue, à la chasse, à je ne sais quoi, la duchesse de Liancourt et quelques-unes de ses dames vinrent par partie nous visiter. Ce pouvait être pour elles l'occasion de trahir leur malignité, en cachant à peine sous les sourires leur mépris pour des façons étrangères; il n'en fut rien, elles ne manifestèrent qu'une curiosité enjouée, un plaisir naturel à voir les autres gais et heureux. «Ils ont été de grands chasseurs aujourd'hui, disait l'une. Oh! Ils s'applaudissent de leurs exploits. — Ont-ils bu en l'honneur du fusil? disait l'autre. Ils ont bu à leurs maîtresses certainement, ajoutait une troisième. J'aime à les voir en gaîté, il y a là quelque chose d'aimable dans ceci.» Il semblera peut- être superflu de prendre note de semblables bagatelles; mais qu'est-ce que la vie, les bagatelles mises de côté? Elles caractérisent une nation mieux que les grandes affaires. Au conseil, dans la victoire, dans la défaite, dans la mort, l'humanité, je le suppose, est toujours et partout la même. Les riens font plus de différence, et le nombre est infini de ceux qui me donnent l'idée de l'excellent naturel des Français. Je n'aime ni un homme ni un écrit montés sur des échasses et vêtus de cérémonie. Ce sont les sentiments de tous les jours qui donnent la couleur à notre vie, et qui les goûte le mieux a le plus de chances d'atteindre le bonheur. Mais, bien à mon regret, il est temps de quitter Liancourt. Pris congé de la bonne duchesse, dont l'hospitalité et la bienveillance ne doivent pas être de sitôt oubliées. — 51 milles.

Les 9, 10 et 11. — Revenu par Beauvais et Pontoise à Paris, où je viens pour la quatrième fois. Je m'y confirme dans l'idée que les routes de la banlieue sont des déserts en comparaison de celles de Londres.

Par quel moyen cette ville se relie-t-elle à la campagne? Les Français doivent être le peuple le plus casanier du globe; une fois en place, il ne leur doit pas même venir l'idée d'en bouger; ou bien il faut que les Anglais soient le plus remuant de tous les peuples et trouvent plus de plaisir à passer d'un endroit à l'autre que de jouir de la vie en aucun. Si la noblesse française ne se rendait dans ses terres que sur l'ordre de la cour, les routes ne seraient pas plus solitaires. — 25 milles.

Le 12. — Mon intention était de loger en garni; mais, en arrivant à l'hôtel de Larochefoucauld, j'ai trouvé ma bonne duchesse aussi hospitalière à la ville qu'à la campagne; elle m'avait fait préparer un appartement. La saison est si avancée, que je ne resterai à Paris que le temps nécessaire pour voir les monuments publics. Cela s'arrangera bien avec mes visites à quelques savants pour lesquels j'ai des lettres de recommandation, et me laissera la soirée pour les nombreux théâtres de cette ville. Dans mes notes, après un coup d'oeil rapide sur ce que je vois d'une cité aussi connue en Angleterre, il m'arrivera de décrire plutôt mes idées et mes sentiments que les objets en eux-mêmes; qu'on se le rappelle bien, je me propose de dédier ce journal négligé bien plus aux riens qu'aux choses d'une importance réelle. Des tours de la cathédrale, on embrasse tout Paris. C'est une grande ville, même pour ceux qui ont vu Londres du haut de Saint-Paul. Sa forme circulaire lui donne un grand avantage; la clarté de son ciel, un plus grand encore. Il est maintenant si pur, qu'on se croirait en été. Les nuages de fumée de charbon de terre qui enveloppent toujours Londres empêchent de bien distinguer la grandeur de la capitale, mais je la crois excéder Paris au moins d'un tiers. Le Parlement est défiguré par une porte dorée de mauvais goût et de grands toits à la française. L'hôtel des Monnaies est un bel édifice, et la façade du Louvre une des plus élégantes du monde, parce que (pour l'oeil au moins) ils ne sont pas couverts d'un toit; sitôt que paraît le toit, le bâtiment en souffre. Je ne me rappelle pas un seul édifice renommé par sa beauté (ceux où il y a des dômes exceptés) dans lesquels la toiture ne soit si plate, qu'on ne l'y aperçoive point ou à peine. Quel oeil avaient donc les artistes français pour charger tant d'édifices de combles dont l'élévation est destructive de toute beauté? Chargez le Louvre de ceux qui défigurent le Parlement ou les Tuileries, que deviendra- t-il? Passé la soirée à l'Opéra, que j'ai cru un beau théâtre jusqu'à ce que l'on m'ait dit qu'il avait été bâti en six semaines; alors ce ne fut plus rien pour moi, supposant qu'il devait crouler dans six ans. L'idée de durée est une des plus essentielles à l'architecture; quel plaisir donnerait une belle façade en carton peint? On donnait l'Alceste de Gluck avec mademoiselle Saint-Huberty, la première chanteuse, une excellente actrice. Quant à la mise en scène, aux costumes, aux décors, au ballet, ce théâtre bat Haymarket tout à plat.

Le 14. — Traversé Paris pour voir M. Broussonnet, secrétaire de la Société d'agriculture, rue des Blancs-Manteaux; il est en Bourgogne. Visité M. Cook, de Londres, qui attend ici la saison pour montrer au duc d'Orléans son drill plough[8]; voilà une idée française d'améliorer l'agriculture de cette façon. On doit savoir marcher avant d'apprendre à danser. Il y a de l'agilité dans les cabrioles, et même on peut y mettre de la grâce; mais pourquoi en faire? Il a beaucoup plu aujourd'hui, il est presque incroyable, pour une personne habituée à Londres, combien les rues de Paris sont sales et le danger qu'il y a à les parcourir; la plupart manquent de trottoirs. La table était très garnie; il s'y trouvait quelques politiques, et on a causé de l'état présent de la France. L'opinion générale semble être que l'archevêque ne pourra tirer le pays de sa situation actuelle; les uns prétendent qu'il lui en faudrait la volonté, d'autres, le courage, d'autres encore, la capacité. Certains ne le croient attentif qu'à son propre intérêt; suivant les autres, les finances sont trop dérangées pour être rétablies par aucun système, hors la réunion des états généraux du royaume, et une telle assemblée ne peut se faire sans provoquer une révolution dans le gouvernement. Tous s'accordent à pressentir quelque chose d'extraordinaire, et l'idée d'une banqueroute est loin d'être rare. Mais qui aura le courage de s'en charger?

Le 14. — Abbaye des Bénédictins de Saint-Germain, piliers de marbre africain, etc., etc. — C'est la plus riche de France; l'abbé a 300 000 livres (13 125 l. st.). La patience m'échappe, quand je vois disposer de tels revenus comme on le faisait au dixième siècle et non selon les idées du dix-huitième. Quelle magnifique ferme on créerait avec le quart seulement de cette rente! Quels navets, quels choux, quelles pommes de terre, quels trèfles, quels moutons, quelle laine! Est-ce que tout cela ne vaut pas mieux qu'un prêtre à l'engrais? Si un actif fermier anglais était derrière cet abbé, il ferait plus de bien à la France, avec moitié de sa prébende, que la moitié des abbés du pays avec toutes les leurs. Passé près de la Bastille, autre objet propre à faire vibrer dans le coeur de l'homme d'agréables émotions. Je mis en quête de bons cultivateurs, et à chaque coin je me heurte contre, des moines et des prisons d'État. — À l'Arsenal, pour voir M. Lavoisier, ce célèbre chimiste dont la théorie, anéantissant le phlogistique, a fait autant de bruit que celle de Stahl, qui l'établissait. Le docteur Priestley m'avait donné pour lui une lettre de recommandation. Dans la conversation, je parlai de son laboratoire; il m'y a donné rendez-vous pour mardi. Revenu par les boulevards à la place Louis XV, qui n'est pas, à proprement parler, une place, mais la magnifique entrée d'une grande ville. Les façades des deux édifices qu'on vient d'y élever sont parfaites. L'union de la place Louis XV avec tes Champs-Élysées, le jardin des Tuileries et la Seine lui donne un aspect de grandeur et d'élégance; c'est la partie la mieux bâtie et la plus agréable de Paris; on n'est pas dans la boue, et l'on respire librement. Mais, certes, la plus belle chose que j'aie encore vue à Paris, c'est la Halle aux blés, immense rotonde; la couverture, entièrement en bois, sur un nouveau système de charpente, demanderait, pour en donner une idée, quelques planches accompagnées de longues explications; la galerie a 150 pas de circonférence, par conséquent autant de pieds de diamètre: à sa légèreté, on la dirait suspendue par des fées. Des grains, des haricots, des pois et des lentilles sont emmagasinés et vendus sur l'aire centrale; la farine est mise sur des plates-formes de bois dans les divisions qui entourent cette aire. On arrive par des escaliers tournants enlacés l'un dans l'autre, à de grandes salles pour le seigle, l'orge, l'avoine, etc. Le tout est si bien conçu et si admirablement exécuté, que je ne connais pas, en France ou en Angleterre, un monument qui le surpasse. Et si l'appropriation de toutes les parties aux exigences du service, l'adaptation de chacune à sa fin spéciale, unies à cette élégance qui ne demande aucun sacrifice de l'utilité et cette magnificence résultant de la solidité et de la durée, si ces conditions, dis-je, sont celles de l'excellence d'un édifice public, je n'en connais pas un qui l'égale. On ne peut y faire qu'un reproche, sa situation; on l'aurait dû mettre sur le quai pour y décharger les bateaux sans recourir au transport par terre. Le soir, à la Comédie italienne, beau bâtiment, tout le quartier est régulier et nouvellement construit: c'est une spéculation privée du duc de Choiseul, dont la famille y a une loge à perpétuité. On jouait l'Amant jaloux. Il y a une, jeune cantatrice, mademoiselle Renard, dont lit voix est si suave, que, chantant en italien et selon la méthode italienne, elle ferait une charmante artiste.

Visite la tombe du cardinal de Richelieu; noble production du génie, la plus belle statue de beaucoup que j'aie vue. On ne peut souhaiter rien qui soit plus aisé et plus gracieux que l'attitude du cardinal, ni une plus grande expression que celle de la science en larmes. Dîné au Palais-Royal avec mon ami. Le monde y est bien mis, les repas propres, bien préparés et bien servis: mais ici, comme partout ailleurs, il faut payer bon pour de bonnes choses; ne l'oublions pas, payer peu une chose mauvaise n'est point un bon marché. Le soir, à la Comédie française, l'École des Pères, pièce lamentable, genre larmoyant. Ce théâtre, le principal de Paris est un bel édifice avec un portique superbe. Après les salles circulaires de France, comment supporter nos trous oblongs et mal agencés de Londres?

Le 16. — Rendez-vous citez M. Lavoisier. Madame Lavoisier, personne pleine d'animation, de sens et de savoir, nous avait préparé, un déjeuner anglais au thé et au café; mais la meilleure partie de son repas, c'était, sans contredit, sa conversation, soit sur l'Essai de M. Kirwan sur le Phlogistique, qu'elle est en train de traduire, soit sur d'autres sujets qu'une femme de sens, travaillant avec son mari dans le laboratoire, sait si bien rendre intéressants. J'eus le plaisir de visiter cette retraite, théâtre d'expériences suivies par le monde scientifique. Dans l'appareil pour les recherches sur l'air, rien ne frappe autant que la partie destinée à brûler l'air inflammable et vital et à condenser l'eau; c'est une machine admirable. Trois vaisseaux sont tenus en suspension par des index qui accusent immédiatement leurs variations de poids; deux d'entre eux, aussi grands que des demi- barils, contiennent de l'air inflammable, le troisième de l'air vital; un tube de communication le met en rapport avec les autres, qui lui envoient leur contenu pour le brûler, par des arrangements trop complexes pour être décrits sans le secours de planches. On voit que la perte de poids des deux airs, indiquée par leurs balances respectives, est égale à chaque moment au gain du troisième vaisseau, dans lequel l'eau se forme ou se condense, car on ne sait pas encore si cette eau se forme au moment même ou bien se condense. Si elle est exacte (ce que je ne saurais trop dire), c'est une magnifique invention. M. Lavoisier me dit, lorsque j'en louai la construction: «Mais oui, Monsieur, et même par un artiste français!»[9] d'un ton qui semblait admettre leur infériorité générale par rapport aux nôtres. On sait que nous avons une exportation considérable d'instruments de précision pour toutes les contrées de l'Europe, et la France entre autres. Et ceci n'est pas d'hier, car l'appareil qui servit aux académiciens français à mesurer un degré du cercle polaire avait été fait par M. G. Graham[10]. M. Lavoisier nous montra un autre appareil formé d'une machine électrique dans un ballon pour expérimenter les effets de l'électricité dans différents milieux. La cuve à mercure est considérable, elle contient 250 lb.; son réservoir est aussi très grand, mais je ne trouvai pas ses fourneaux si bien calculés, pour obtenir de hautes températures, que certains autres que j'avais vus. Je fus enchanté de le voir magnifiquement logé et avec toutes les apparences d'une fortune considérable. Cela satisfait toujours; les emplois de l'État ne sont jamais en meilleures mains qu'en celles d'hommes qui dépensent ainsi le superflu de leurs richesses. À voir l'usage qu'on fait de l'argent, on croirait que c'est lui qui contribue le moins à l'avancement des choses vraiment utiles à l'humanité; la plupart des grandes découvertes qui ont élargi l'horizon de la science ont été obtenues par des moyens en apparence sans proportions avec leurs fins, par les efforts énergiques d'esprits ardents sortant de l'obscurité et rompant les liens de la pauvreté, peut-être de la misère. — Hôtel des Invalides; le major de l'établissement eut la bonté de m'en faire les honneurs. Le soir, visite à M. Lomond, jeune mécanicien très ingénieux et très fécond, qui a apporté une modification au métier à filer le coton. Les machines ordinaires filent trop dur pour de certaines fabrications; celle-ci donne un fil lâche et mou. Il a fait une découverte remarquable sur l'électricité: on écrit deux ou trois mots sur un morceau de papier; il l'emporte dans une chambre et tourne une machine renfermée dans une caisse cylindrique, sur laquelle est un électromètre, petite balle de moelle de sureau; un fil de métal la relie à une autre caisse, également munie d'un électromètre, placée dans une pièce éloignée; sa femme, en notant les mouvements de la balle de moelle, écrit les mots qu'ils indiquent; d'où l'on doit conclure qu'il a formé un alphabet au moyen de mouvements. Comme la longueur du fil n'a pas d'influence sur le phénomène, on peut correspondre ainsi a quelque distance que ce soit: par exemple, du dedans au dehors d'une ville assiégée, ou pour un motif bien plus digne et mille fois plus innocent, l'entretien de deux amants privés d'en avoir d'autre. Quel qu'en puisse être l'usage, l'invention est fort belle. M. Lomond a plusieurs autres machines curieuses, toutes oeuvres de ses propres mains; le génie de la mécanique lui semble naturel. — Le soir à la Comédie française; Molé jouait dans le Bourru bienfaisant; l'art ne saurait atteindre à une plus grande perfection.

Le 17. — Visite à M. l'abbé Messier, astronome du roi et de l'Académie des sciences; visité l'exposition de l'Académie de peinture au Louvre. Pour un beau tableau d'histoire dans nos expositions de Londres, il y en a ici dix: c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour contre-balancer la différence entre une exposition annuelle et une bisannuelle. Dîné aujourd'hui dans une société dont la conversation a été entièrement politique. La Requête au Roi de M. de Calonne a paru; tout le monde la lit et la discute. On semble cependant généralement d'accord que, sans se décharger lui-même de l'accusation d'agiotage, il a jeté sur les épaules de Monseigneur l'archevêque de Toulouse, premier ministre actuel, un fardeau non petit, et que celui-ci doit se trouver dans un singulier embarras pour repousser cette attaque. Mais l'un et l'autre sont condamnés par tous et en bloc, comme absolument incapables de faire face aux difficultés d'une époque si critique. Toute la compagnie semblait imbue de cette opinion, que l'on est à la veille de quelque grande révolution dans le gouvernement, que tout l'indique: les finances en désordre, avec un déficit impossible à combler sans l'aide des états généraux du royaume, sans que l'on ait une idée précise des conséquences de leur réunion: aucun ministre soit au pouvoir, soit au dehors, ayant assez de talents pour promettre d'autres remèdes que des palliatifs; sur le trône, un prince dont les dispositions sont excellentes, mais à qui font défaut les ressources d'esprit qui lui permettraient de gouverner par lui-même dans un tel moment; une cour enfoncée dans le plaisir et la dissipation, ajoutant à la détresse générale au lieu de chercher une position plus indépendante; une grande fermentation parmi les hommes de tous les rangs qui aspirent à du nouveau sans savoir quoi désirer, ni quoi espérer; en outre, un levain actif de liberté qui s'accroît chaque jour depuis la révolution d'Amérique: voilà une réunion de circonstances qui ne manquera pas de provoquer avant peu un mouvement, si quelque main ferme, de grands talents et un courage inflexible ne prennent le gouvernail pour guider les événements et non pas se laisser emporter par eux. Il est remarquable que jamais pareille conversation ne s'engage sans que la banqueroute n'en soit le sujet; on se pose à son propos cette question curieuse: Occasionnerait-elle une guerre civile et la chute complète du gouvernement? Les réponses que j'ai reçues me paraissent justes; une telle mesure, conduite par un homme capable, vigoureux et ferme, ne causerait certainement ni l'une ni l'autre. Mais, essayée par un autre, elle les amènerait très probablement toutes les deux. On tombe d'accord que les états ne peuvent s'assembler sans qu'il en résulte une liberté plus grande; mais je rencontre si peu d'hommes qui aient des idées justes à cet égard, que je me demande l'espèce de liberté qui en naîtrait. On ne sait quelle valeur donner aux privilèges du peuple; quant à la noblesse et au clergé, si la révolution ajoutait quelque chose en leur faveur, je suis d'avis qu'elle ferait plus de mal que de bien.[11]

Le 18. — Les Gobelins sont sans aucun doute, la première manufacture de tapisseries du monde; un roi peut seul en soutenir de pareilles. Le soir, vu la Métromanie, cette incomparable comédie de Piron, très bien jouée. Plus je vois le théâtre français, plus je l'aime, et je n'hésite pas un moment à le préférer de beaucoup au nôtre. Auteurs, acteurs, édifices, mise en scène, décors, musique, ballets, prenez le tout en masse, il n'y a rien d'égal à Londres. Nous avons certainement quelques brillants de première eau; mais, tout mis en balance, ce n'est pas le plateau de l'Angleterre qui l'emporte. J'écris ce passage d'un coeur plus léger que je ne le ferais s'il me fallait donner la palme à la charrue française.

Le 19. — Charenton près Paris, visité l'École vétérinaire et la ferme de la Société royale d'agriculture. M. Chabert, le directeur général, nous a reçus avec la plus cordiale politesse; j'avais eu le plaisir de connaître en Suffolk M. Flandrein, son second et son gendre. Ils me montrèrent tout l'établissement vétérinaire; il fait honneur au gouvernement de la France. Fondé en 1766, on y ajouta une ferme en 1783 et quatre nouvelles chaires, deux d'économie rurale, une d'anatomie et une de chimie. On m'informe que M. Daubenton, qui est à la tête de la ferme avec un traitement de 6 000 livres par an, professe l'économie rurale, surtout en ce qui regarde les moutons dont un troupeau est gardé pour démonstration. Il y a une vaste salle, bien aménagée pour la dissection des chevaux et autres animaux; un grand cabinet où sont conservées dans l'esprit-de-vin les parties les plus intéressantes de leur corps et aussi celles qui montrent l'effet des maladies. C'est une grande richesse. Cet établissement et un autre semblable près de Lyon ne demandent (sauf les additions de 1783) que la somme modérée de 60 000 livres (2, 600 liv. st.), comme il résulte des écrits de M. de Necker; d'où il paraîtrait (comme dans beaucoup d'autres cas) que ce qui est le plus utile est aussi ce qui coûte le moins. On y compte à présent cent élèves de toutes les provinces de France comme de tous les pays de l'Europe, excepté I'Angleterre, étrange exception quand on voit la grossière ignorance de nos vétérinaires, et que tous les frais pour entretenir un jeune homme ici ne sont que de 100 louis par an pendant les quatre années que dure le cours. Quant à la ferme, elle est sous la direction d'un grand naturaliste, haut placé dans les académies, et dont le nom est célèbre par toute l'Europe pour son mérite dans les branches supérieures de la science. Attendre une pratique sûre de telles gens dénoterait en moi bien peu de connaissance de la nature humaine. Ils croiraient probablement au- dessous d'eux et de leur position dans le monde d'être bons laboureurs, bons sarcleurs de navets, bons bergers; je trahirais par conséquent mon ignorance de la vie, si j'exprimais la moindre surprise d'avoir trouvé cette ferme dans un tel état, que j'aime mieux l'oublier que la décrire. Vu le soir un champ cultivé avec beaucoup plus de succès, mademoiselle Saint-Huberti dans la Pénélope de Piccini.

Le 20. — J'ai été à l'École militaire, établie par Louis XV pour l'éducation de cent quarante jeunes gens de la noblesse; de semblables institutions sont ridicules et injustes. Donner de l'éducation au fils d'un homme qui ne peut la lui donner lui-même, c'est une grande injustice, si on ne lui assure dans la vie une situation qui réponde à cette éducation. Si vous la lui assurez, vous détruisez l'effet de l'éducation, parce que le mérite seul doit donner cette certitude de parvenir. Si, au contraire, vous le faites pour des gens qui ont le moyen, vous chargez le peuple, qui ne l'a pas, pour alléger le fardeau de ceux qui seraient en état de le porter, et c'est ce qu'on est sûr de voir arriver dans de tels établissements.

Passé la soirée à l'Ambigu-Comique, joli petit théâtre entouré de beaucoup d'ordures. Tout le long des boulevards, des cafés, de la musique, du bruit et des filles; de tout, hormis des balayeurs et des réverbères. Il y a un pied de boue, et dans certains endroits pas une lumière.

Le 21. — M. de Broussonnet étant revenu de Bourgogne, j'ai eu le plaisir de passer chez lui une couple d'heures très agréables.

C'est un homme d'une rare activité, possédant une grande variété de connaissances usuelles dans toutes les branches de l'histoire naturelle, et il parle très bien l'anglais. Il est difficile de voir un homme plus propre que M. de Broussonnet pour le poste de secrétaire de la Société royale.

Le 22. — Course au pont de Neuilly, qui passe pour le plus beau de France; c'est de beaucoup le plus beau que j'aie vu. Il se compose de cinq arches plates, en style florentin, toutes d'égale ouverture, construction incomparablement plus élégante et plus frappante que nos arches de différentes grandeurs. Nous avons vu, ensuite la machine de Marly, qui ne fait plus maintenant la moindre impression. L'ancienne résidence de madame du Barry est sur le coteau, juste au-dessus de cette machine. Elle s'est bâtie, au bord de la pente dominant le paysage, un pavillon meublé et décoré avec beaucoup d'élégance. Il y a une table exquise en porcelaine de Sèvres. J'ai oublié le nombre de louis qu'elle coûte. Les Français à qui j'ai parlé de Luciennes se sont récriés contre les maîtresses et les extravagances avec plus de violence que de raison, à mon sens. Qui, en conscience, refuserait à son roi le plaisir d'une maîtresse, pourvu que le jouet ne devînt pas une affaire d'État? Mais Frédéric le Grand avait-il une maîtresse; lui faisait-il bâtir des pavillons, et les meublait-il de tables de porcelaine? Non; mais il avait un tort cinquante fois plus grand. Mieux vaut qu'un roi courtise une jolie femme que les provinces de ses voisins. La maîtresse du roi de Prusse lui a coûté cent millions sterling et cinq cent mille hommes, et, avant que le règne de cette favorite ne soit passé, elle peut en coûter encore autant. Les plus grands génies et les plus grands talents pèsent moins qu'une plume, si la rapine, la guerre et la conquête en sont les suites.

Saint-Germain. — Fort belle terrasse. J'ai trouvé ici M. de Broussonnet, et nous sommes allés dîner, avec M. Breton, chez le maréchal duc de Noailles, qui a une belle collection de plantes curieuses. J'y ai vu le plus beau sophora japonica que je connaisse. — 10 milles.

Le 10. — Une lettre de M. Richard m'a fait entrer dans le jardin anglais de la reine à Trianon. Il contient environ cent acres, arrangés d'après les descriptions que l'on nous donne des jardins chinés, d'où l'on suppose que vient notre style. Il a plus de la manière de sir W. Chambers que de M. Brown;[12] plus d'art que de nature; cela sent plus le faste que le bon goût. On concevrait difficilement une chose que l'art peut placer dans un jardin, qui ne soit pas dans celui-ci. On y voit des bois, des rochers, des pelouses, des lacs, des rivières, des îles, des cascades, des grottes, des promenades, des temples, de tout, jusqu'à un village. Plusieurs parties sont très jolies et bien exécutées. La seule chose à reprendre est l'entassement, erreur qui a conduit à une autre, celle de sillonner la pelouse par trop de sentiers sablés, erreur commune à presque tous les jardins que j'ai vus en France. Mais la gloire du petit Trianon, ce sont les arbres et arbrisseaux exotiques. Le monde entier a été heureusement mis à contribution pour l'orner. On en trouve qui sont à la fois et beaux et curieux pour charmer les yeux de l'ignorance et exercer la mémoire des savants. Parmi les édifices, je citerai le Temple de l'Amour comme vraiment élégant.

Versailles, encore une fois. En parcourant l'appartement que le roi venait de quitter depuis un quart d'heure à peine, et qui portait les traces du léger désordre causé par son séjour, je m'amusais de voir les figures de vauriens circulant sans contrôle dans le palais, jusque dans la chambre à coucher; d'hommes dont les haillons accusaient le dernier degré de misère; et cependant j'étais seul à m'ébahir et à me demander comment diable ils s'étaient introduits. Il est impossible de n'être pas touché de cet abandon négligent, de cette absence de tout soupçon. On aime le maître de maison qui ne se sent pas blessé de voir, en arrivant à l'improviste, son appartement ainsi occupé; s'il en était autrement, tout accès serait bien défendu. C'est encore là un trait de ce bon naturel qui me semble si visible partout en France. Je désirais voir l'appartement de la reine, mais on ne me le permit pas. «Sa Majesté y est-elle? — Non. — Alors pourquoi ne pas le visiter aussi bien que celui du roi? —Ma foi, monsieur, c'est une autre chose!» Parcouru les jardins ainsi que les bords du grand canal, m'étonnant profondément des exagérations des écrivains et des voyageurs. On trouve de la magnificence du côté de l'Orangerie, mais nulle part de la beauté; seulement quelques statues ont assez de mérite pour qu'on souhaite de les voir à l'abri. Comme dimension, le canal ne dit rien aux yeux, et il n'est pas en si bon état qu'un abreuvoir de ferme. La ménagerie est bien, mais n'a rien de grand. Que ceux qui veulent conserver des créations de Louis XIV l'impression qu'ils ont prise dans les écrits de Voltaire aillent voir le canal du Languedoc, et non Versailles. — 14 milles.

Le 24. — Visité, en compagnie de M. de Broussonnet, le cabinet royal d'histoire naturelle et le jardin botanique, qui est arrangé dans un très bel ordre. Ses richesses sont bien connues, et la politesse de M. Thouin, effet de son aimable caractère, donne à ce jardin des charmes qui ne viennent pas seulement de la botanique. Dîné aux Invalides avec M. de Parmentier, le célèbre auteur de tant d'écrits économiques, surtout sur la boulangerie de France. À une quantité considérable de connaissances usuelles, il joint beaucoup de ce feu et de cette vivacité pour lesquelles sa nation est renommée, mais que je n'ai pas trouvés aussi souvent que je m'y attendais.

Le 25. — Paris. Cette grande ville me parait, de toutes celles que j'ai vues, la dernière qu'une personne de fortune modeste devrait choisir pour résidence. Elle est à ce point de vue considérablement inférieure à Londres. Les rues sont très étroites, encombrées par la foule, boueuses pour les neuf dixièmes, et toutes sans trottoirs. La promenade, qui à Londres est si agréable et si aisée que les dames s'y livrent chaque jour, est ici un travail, une fatigue, même pour un homme, par conséquent chose impossible à une femme en toilette. Les voitures sont nombreuses, et le pis c'est qu'il y a une infinité de cabriolets à un cheval, menés par les jeunes gens à la mode et leurs imitateurs, également écervelés, avec tant de rapidité que cela devient un danger et rend les rues périlleuses à moins d'incessantes précautions. Un pauvre enfant a été écrasé et probablement tué devant nos yeux, et j'ai été plusieurs fois couvert des pieds à la tête par l'eau du ruisseau. Cette mode absurde de courir les rues d'une grande capitale sur ces cages à poules vient de la pauvreté ou d'un esprit de misérable économie: on n'en saurait parler trop sévèrement. Si nos jeunes nobles allaient à Londres, dans les rues sans trottoirs, du train de leurs frères de Paris, ils se verraient bientôt et justement rossés de la bonne façon et traînés dans le ruisseau. Ceci rend le séjour difficile pour les personnes et surtout pour les familles qui n'ont pas le moyen d'avoir une voiture; commodité tout aussi chère ici qu'à Londres. Les fiacres, remises, etc., y sont beaucoup plus laids que chez nous, et pour des chaises, il n'y en a plus, elles seraient renversées à tout moment.[13]

À cela se rapporte aussi la nécessité pour toutes les personnes peu aisées de s'habiller en noir, avec des bas également noirs; cette couleur sombre, en société, n'est pas si odieuse que la démarcation qu'elle trace entre un homme riche et un autre qui ne l'est pas. Avec l'orgueil, l'arrogance et la dureté des Anglais riches, elle ne serait pas supportable; mais le bon naturel dominant du caractère français adoucit toutes ces causes malencontreuses d'irritation. Les logements en garni, sans être aussi bons de moitié que ceux de Londres, sont considérablement plus chers. Si, dans un hôtel, vous ne prenez pas toute une enfilade de pièces, il vous faudra monter trois, quatre et cinq étages, et vous contenter en général d'une chambre avec un lit. On conçoit, après l'horrible fatigue des rues ce qu'a de détestable une pareille ascension. Vous avez beaucoup à chercher avant de vous faire accepter comme pensionnaire dans une famille, ainsi qu'on le fait habituellement à Londres, et cela se paye bien plus. Les gages de domestiques sont à peu près les mêmes. On doit, regretter ces désavantages de Paris[14], car autrement je le tiens pour le séjour à préférer par ceux qui aiment la vie des grandes villes. Il n'y a nulle part de meilleure société pour un homme de lettres ou un savant. Leur commerce avec les grands, qui, s'il n'est pas sur le pied d'égalité, ne doit pas avoir lieu du tout, est plein de dignité. Les gens du plus haut rang se tiennent au courant de la science et de la littérature et envient la gloire qu'elles donnent. Je plaindrais volontiers l'homme qui croirait être bien reçu dans un cercle brillant à Londres, sans compter sur d'autres raisons que son titre de membre de la Société royale. Il n'en serait pas de même à Paris pour un membre de l'Académie des sciences, il est assuré partout d'un excellent accueil. Peut-être ce contraste vient-il en grande partie de la différence de gouvernement des deux pays. La politique est suivie avec trop d'ardeur en Angleterre pour permettre que l'on s'occupe dignement du reste; que les Français établissent un gouvernement plus libre, ils ne tiendront plus les académiciens en si haute estime, en face des orateurs qui soutiendront les droits et la liberté dans un libre parlement.

Le 28. — Quitté Paris par la route de Flandre. M. de Broussonnet a eu l'obligeance de m'accompagner jusqu'à Dugny, pour me montrer la ferme d'un agriculteur très capable, M. Cretté de Palluel. À Senlis, j'ai pris la grand'route; à Dammartin, j'ai rencontré par hasard M. du Pré du Saint-Cotin. M'entendant parler culture avec un fermier, il se présenta comme un amateur, me donna un aperçu de plusieurs expériences qu'il avait faites sur ses terres en Champagne, et me promit quelque chose de plus détaillé, en quoi il a fait honneur à sa parole. — 22 milles.

Chargement de la publicité...