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Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

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Le 29. — Traversé Nanteuil, où le prince de Condé a un château; Villers-Cotterets, au milieu d'immenses forêts appartenant au duc d'Orléans. Les récoltes de ce pays sont, en conséquence, celles de princes du sang, c'est-à-dire, des lièvres, des faisans, des cerfs et des sangliers. — 26 milles.

Le 30. — Soissons paraît une pauvre ville, sans manufactures, vivant surtout du commerce des blés qui, d'ici, s'en vont par eau à Paris et à Rouen. — 25 milles.

Le 31. — Coucy est magnifiquement situé sur une colline, avec une belle vallée serpentant à ses pieds. J'ai vu à Saint-Gobain, au milieu de grands bois, la fabrique des plus grandes glaces du monde. J'eus la bonne fortune d'arriver une demi-heure avant le coulage du jour. Passé La Fère. Gagné Saint-Quentin, dont les grandes manufactures me prirent mon après-midi tout entière. Depuis Saint-Gobain, les toitures d'ardoises sont les plus belles que j'aie vues en aucun pays. — 30 milles.

1er novembre. — Près de la Belle-Anglaise, j'ai fait un détour d'une demi-lieue pour voir le canal de Picardie, dont on m'avait beaucoup parlé. De Saint-Quentin à Cambrai, le pays s'élève tellement, qu'il a fallu creuser un tunnel à une profondeur considérable au-dessous de plusieurs vallées aussi bien que des collines. Dans l'une de ces vallées se trouve un puits avec escalier voûté pour le visiter. Je comptai 134 marches avant de trouver l'eau, et comme cette vallée est beaucoup au-dessous des vallées adjacentes, on peut en conclure l'étonnante profondeur de ce canal. Sur la porte d'entrée se lit l'inscription suivante: L'année 1781, M. le comte d'Agay étant intendant de cette province, M. de Laurent de Lionni étant directeur de l'ancien et nouveau canal de Picardie, et M. de Champrosé inspecteur, Joseph II, Empereur, Roi des Romains, a parcouru en bateau le canal souterrain depuis cet endroit jusques au puits n° 20, le 28, et a témoigné sa satisfaction d'avoir vu cet ouvrage en ces termes: «Je suis fier d'être homme, quand je vois qu'un de mes semblables a osé imaginer et exécuter un ouvrage aussi vaste et aussi hardi. Cette idée m'élève l'âme.» Ces trois messieurs mènent ici la danse dans un style très français. Le grand Joseph suit humblement leurs traces; et quant au pauvre Louis XVI, aux frais duquel tout fut fait, ces messieurs ont certainement pensé qu'après celui d'un empereur, aucun nom ne pouvait marcher avec les leurs. Les inscriptions des monuments publics ne devraient porter d'autres noms que celui du roi, dont le mérite a patronisé l'oeuvre, et de l'artiste dont le génie l'a exécutée. Quant à la cohue des intendants, directeurs et inspecteurs, qu'elle aille au diable! Ici le canal est large de 10 pieds et haut de 12, entièrement taillé dans une roche crayeuse renfermant des lits de cailloux siliceux (pierre à fusil), sans maçonnerie. On n'a fini comme modèle qu'une petite longueur de 10 toises, elle a 20 pieds en tous sens. Cinq mille toises sont déjà faites de la manière que j'ai dite, toute la partie souterraine, quand le tunnel sera entièrement percé, comptera 7 020 toises (de six pieds chaque), ou 9 milles anglais environ. La dépense s'élève déjà à 1, 200 000 liv. (52 500 l. st.), pour le compléter il faudra 2 500 000 liv. (109 375 l. st.), ce qui donne un total de 4 millions. Il est fait par puits; l'eau n'a que 5 ou 6 pouces de hauteur à présent. Depuis l'administration de l'archevêque de Toulouse, ce grand travail a été arrêté entièrement. Quand nous voyons de tels ouvrages languir faute de fonds, nous devons en toute raison nous demander: «Quels sont donc les services auxquels on pourvoit?» et conclure que chez les rois, les ministres et les nations, l'économie est la première des vertus: sans elle le génie est un feu follet, la victoire un vain bruit, la splendeur d'une cour un vol public.

Visité les manufactures de Cambrai. Ces villes de la frontière de Flandre sont bâties dans le vieux style; mais les rues sont belles, larges, bien pavées et bien éclairées. Point n'est besoin de remarquer que toutes sont fortifiées, et que chaque pied de terre de cette région s'est rendu glorieux ou infâme (selon les sentiments particuliers du spectateur) par beaucoup de guerres les plus sanglantes qui aient affligé et épuisé la chrétienté. Chambre, repas et service excellent à l'hôtel de Bourbon. — 22 milles.

Le 2. — Arrivé par Bouchain à Valenciennes, autre vieille ville qui, comme le reste des cités flamandes, montre plutôt une opulence ancienne qu'une richesse actuelle. — 18 milles.

Le 3. — Orchies. — Le 4. — Lille; il y a dans sa banlieue plus de moulins à vent pour l'extraction de l'huile de colza qu'on n'en peut voir en aucun endroit du monde. On traverse moins de ponts- levis et d'ouvrages fortifiés ici qu'à Calais: la grande force de cette place est dans ses mines et autres souterraines. Passé la soirée au spectacle.

Je fus surpris du cri de guerre qui s'élève contre notre pays. Tous ceux à qui j'ai parlé prétendent que sans aucun doute ce sont les Anglais qui ont amené une armée prussienne en Hollande, et que la France a de justes et nombreuses raisons qui la poussent à la guerre. Il est assez aisé de découvrir l'origine de toute cette violence; c'est le traité de commerce, que l'on exècre ici comme le coup le plus fatal porté aux manufactures du pays. Ces gens sont dans les vraies idées du monopole, tout prêts à jeter 21 millions de leurs concitoyens dans les misères certaines de la guerre, plutôt que devoir l'intérêt, de ces 24 millions de consommateurs prévaloir sur celui des manufacturiers. Rencontré dans la ville beaucoup de petites charrettes traînées par un chien; le propriétaire de l'une d'elles me dit, ce qui me paraît difficile à croire, que son chien tirerait 700 livres pendant une demi-lieue. Les roues sont très hautes par rapport à l'animal, en sorte que son poitrail est beaucoup au-dessous de l'essieu.

Le 6. — Au sortir de Lille, un pont en réparation me fit suivre les bords du canal, sous les ouvrages de la citadelle. Ils sont très nombreux et parfaitement placés sur une éminence en pente douce, entourée de marais peu profonds, faciles à inonder. Traversé Armentières, grande ville pavée. Couché à Mont-Cassel. — 30 milles.

Le 7. — Cassel occupe le sommet de la seule hauteur qui soit en Flandre. On répare le bassin de Dunkerque, si fameux dans l'histoire par une hauteur que l'Angleterre aura payée cher. Je place sur une même ligne d'arrogance nationale Dunkerque, Gibraltar et la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires. Il y a beaucoup d'ouvriers à ce bassin; une fois fini, il ne tiendra que vingt à vingt-cinq frégates, ce qui, pour un regard non expérimenté, semble un objet indigne de la jalousie d'une grande nation, à moins qu'elle ne soit jalouse de corsaires.

Je m'informai de l'importation des laines d'Angleterre; on me la donna comme tout à fait insignifiante. Je remarquai qu'en sortant de la ville, mon petit porte-manteau fut aussi scrupuleusement examiné que si je venais de débarquer avec une cargaison de marchandises prohibées; à un fort à deux milles de là, ce fut de même. Dunkerque étant un port franc, la douane est aux portes. Que penserons-nous de nos manufacturiers, qui dans leur demande de lois sur la laine, d'infâme mémoire, amenèrent du quai de Dunkerque à la barre de la Chambre des lords un certain Th. Wilkinson, qui jura que la laine passe à Dunkerque sans que l'on demande ni une entrée ni un droit avec deux douanes qui se contrôlent l'une l'autre, et où l'on fouille jusqu'à un porte- manteau. C'est sur un semblable témoignage que notre législateur, selon le véritable esprit du boutiquier, menaça, par un acte d'amendes et de peines de toutes sortes, les producteurs de laine anglais. — Promenade à Rosendal, près de la ville, où M. Le Brun me montra fort obligeamment ses travaux d'amélioration des dunes. Sur les chemins, on a bâti un grand nombre de jolies petites maisons ayant chacune son jardin et un ou deux champs enclos où l'industrie a tiré parti du sable blanc et mouvant des dunes. La baguette magique de la prospérité a changé le sable en or. — 18 milles.

Le 8. — Quitté Dunkerque et son excellente auberge du Concierge; je n'en ai pas trouvé d'autres en Flandre. Passé à Gravelines, qui, à mon oeil inexpérimenté, sembla la plus forte place que j'aie encore vue; au moins ses ouvrages apparents sont plus nombreux que dans les autres.[15] Si Gengis-Khan ou Tamerlan avaient trouvé des villes comme Lille et Gravelines sur leur chemin, où seraient leurs conquêtes et leur destruction du genre humain? — Arrivé à Calais! Ici se termine mon voyage, qui m'a donné beaucoup de plaisir et plus d'instruction que je ne m'attendais à en rapporter d'un royaume moins bien cultivé que le nôtre. Ç'a été le premier que j'aie fait à l'étranger, et il m'a confirmé dans l'opinion que, si nous voulons bien connaître notre propre pays, il faut que nous voyons quelque peu les autres. Les nations se jugent par comparaison, et on doit mettre au rang des bienfaiteurs de l'humanité les peuples qui ont le mieux établi la prospérité publique sur la base du bonheur privé. M'assurer du degré atteint par les Français dans cette voie a été un des motifs de mon voyage. C'est une enquête qui s'étend loin et n'est pas peu complexe; mais une seule excursion est trop peu de chose pour que l'on y ait pleine confiance. Il faut que je revienne encore et encore avant de me hasarder à conclure. — 15 milles.

Descendu chez Dessein, où j'ai attendu trois jours le paquebot et un vent favorable. (Le duc et la duchesse de Glocester étaient au même hôtel et dans le même cas.) Un capitaine se conduisit envers moi de pauvre façon: il me trompa pour s'engager avec une famille qui ne voulait recevoir personne sur le même bord. Je ne demandai pas même à quelle nation appartenait cette famille. — Douvres, Londres, Bradfield; je ressens plus de plaisir à donner à ma petite-fille une poupée de France qu'à voir Versailles. ANNÉE 1788

Le long voyage que j'avais fait en France l'année précédente me suggéra une foule de réflexions sur l'agriculture et sur les sources et le développement de la prospérité nationale dans ce royaume. Malgré moi ces idées fermentaient dans ma tête, et tandis que je tirais des conclusions relativement aux circonstances politiques de ce grand pays, dans ce qui touche à l'agriculture, j'arrivais à chaque moment à trouver l'importance qu'il y aurait à faire du tout un relevé exact, autant qu'il est possible à un voyageur. Poussé par ces raisons, je me déterminai à essayer de finir ce que j'avais si heureusement commencé.

Juillet 30. — Quitté Bradfield et arrivé à Calais. — 161 milles.

Août 5. — Le lendemain pris la route de Saint-Omer. Passé le Sans-Pareil, ce pont qui sert à deux cours d'eau à la fois; on l'a loué au-delà de son mérite, il coûte plus qu'il ne vaut. Saint- Omer contient peu de choses remarquables; il en contiendrait encore moins s'il était en moi de guider les parlements d'Angleterre et d'Irlande; pourquoi forcer les catholiques à chercher à l'étranger une mauvaise éducation, au lieu de leur permettre de fonder des institutions chez nous, où on les élèverait bien? La campagne se montre plus à son avantage du clocher de Saint-Bertin. — 25 milles.

Le 7. — Le canal de Saint-Omer s'élève par une suite d'écluses. Aire, Lillers, Béthune, villes bien connues dans l'histoire militaire. — 25 milles.

Le 8. — Le pays change: ce n'est qu'une plaine, admirable chemin sablé de Béthune, jusqu'à Arras. Rien dans cette dernière ville, si ce n'est la grande et riche abbaye du Var, qu'on ne voulut pas me laisser voir: ce n'était pas le jour ou quelque prétexte aussi frivole. La cathédrale n'est rien. — 17 milles 1/2.

Le 9. — Jour de marché; en sortant de la ville, j'ai rencontré une centaine d'ânes au moins, chargés les uns d'une besace, les autres, d'un sac, mais en général de toutes choses peu pesantes en apparence; la route fourmillait d'hommes et de femmes. C'est véritablement un marché abondamment pourvu, mais une grande partie du travail du pays se perd, au temps de la moisson, pour fournir aux besoins d'une ville qui, en Angleterre, serait nourrie par la quarantième partie de ce monde. Toutes les fois que je vois bourdonner cet essaim d'oisifs dans un marché, j'en infère, une mauvaise et trop grande division de la propriété. Ici, mon seul compagnon de voyage, ma jument anglaise, me révèle par son oeil un secret, non des plus agréables: elle se fait aveugle et le sera bientôt. Elle a la fluxion périodique, mais notre imbécile de vétérinaire à Bradfield m'avait assuré qu'elle en avait encore pour plus d'un an. Il faut convenir que voilà une de ces agréables situations dans lesquelles peu de personnes croiront qu'on se mette volontiers. Ma foy! C'est bien un échantillon de ma bonne veine; ce voyage n'est guère qu'une corvée que d'autres se font payer pour l'entreprendre sur un bon cheval, moi je paye pour le faire sur un aveugle; pourvu que je ne paye pas en me cassant le cou. — 20 milles.

Le 10. — Amiens. M. Fox a couché ici hier, et la conversation à table d'hôte était fort amusante: on s'étonnait qu'un si grand homme voyageât si simplement. Je demandais quel était son train? Monsieur et madame[16] étaient dans une chaise de poste anglaise, la fille et le valet de chambre dans un cabriolet; un courrier français faisait tenir prêts les chevaux de relais. Que leur faut- il de plus que ces aises et ce plaisir? La peste soit d'une jument aveugle! Mais j'ai travaillé toute ma vie; lui, il parle.

Le 11. — Gagné Aumale par Poix; entré en Normandie. — 25 milles.

Le 12. — De là à Neufchâtel par le plus beau pays que j'aie vu depuis Calais. Nombreuses maisons de campagne appartenant aux marchands de Rouen. — 40 milles.

Le 13. — Ils ont bien raison d'avoir des maisons de campagne pour sortir de cette grande et vilaine ville, puante, étroite et mal bâtie, où l'on ne trouve que de l'industrie et de la boue. En Angleterre, quel tableau de constructions neuves offre une ville manufacturière florissante! Le choeur de la cathédrale est entouré par une magnifique grille de cuivre massif. On y montre les tombeaux de Rollon, premier duc de Normandie, et de son fils; de Guillaume Longue-Epée; de Richard Coeur de lion, et de son frère Henry; du duc de Bedford, régent de France; d'Henry V, qui en fut roi; du cardinal d'Amboise, ministre de Louis XII. Le tableau d'autel est une Adoration des bergers par Philippe de Champaigne. La vie à Rouen est plus chère qu'à Paris; aussi les gens, pour ménager leur bourse, doivent-ils se serrer le ventre. À la table d'hôte de la Pomme-du-Pin nous étions seize pour le dîner suivant: une soupe, environ 3 livres de bouilli, une volaille, un canard, une petite fricassée de poulet, une longe de veau d'environ 2 livres, et deux autres petits plats avec une salade; prix 45 sous, plus 20 sous pour une pinte de vin; en Angleterre, pour 20 d. (40 sous), on aurait un morceau de viande qui, littéralement, pèserait plus que tout ce dîner! Les canards furent nettoyés si vivement, que je ne mangeai pas la moitié de mon appétit. De semblables tables d'hôte sont parmi les choses bon marché de France!

Parmi toutes les réunions sombres et tristes, la table d'hôte française occupe le premier rang; pendant huit minutes, un silence de mort; quant à la politesse d'entamer conversation avec un étranger, on ne doit pas s'y attendre. Nulle part on ne m'a dit un seul mot qu'en réponse à mes questions, Rouen n'a rien de particulier à cet égard. Le parlement est fermé, et ses membres relégués depuis un mois dans leurs maisons de campagne, pour refus d'enregistrer une nouvelle contribution territoriale. Je m'informai beaucoup du sentiment public, et vis que le roi personnellement, depuis son voyage ici, est plus populaire que le parlement, auquel on attribue la cherté générale. Rendu visite à M. d'Ambournay, auteur d'un traité sur la préférence à donner à la garance verte sur la garance sèche; j'ai eu le plaisir de causer longuement avec lui sur différents sujets d'agriculture qui m'intéressaient.

Le 14. — Barentin. Traversé une forêt de pommiers et de poiriers. Le pays vaut mieux que les fermiers. Yvetot, plus riche encore, mais misérablement cultivé. — 21 milles.

Le 15. — Même pays jusqu'à Bolbec; les clôtures me rappellent celles de l'Irlande: ce sont de hauts et larges talus en terre, avec des haies, des chênes et des hêtres en très bon état. Depuis Rouen, il y a une multitude de maisons de campagne qui me fait plaisir à voir; partout des fermes et des chaumières, et, dans toutes les filatures de coton. De même jusqu'à Harfleur. Les approches du Havre-de-Grâce indiquent une ville très florissante: les coteaux sont presque entièrement couverts de petites villas nouvelles; on en élève de plus nombreuses; quelques-unes sont si près l'une de l'autre, qu'elles forment presque des rues. La ville aussi s'agrandit considérablement. — 30 milles.

Le 16. — Il n'est pas besoin d'informations pour s'apercevoir de la prospérité de cette ville; impossible de s'y méprendre: il y a plus de mouvement, de vie, d'activité que n'importe où j'aie été en France. On a loué dernièrement, pour trois ans, à raison de 600 liv. par an, une maison prise à bail pour dix ans, en 1779, à raison de 240 liv., sans aucun pot-de-vin; il y a douze ans, on l'aurait eue pour 24 liv. Le goulet, formé par une jetée, est étroit; mais il s'élargit en deux bassins oblongs, encombrés de plusieurs centaines de navires. Le commerce occupe tous les quais; tout y est hâte, confusion et animation. On dit qu'un vaisseau de 50 peut y entrer, peut-être en ôtant ses canons. Ce qui vaut mieux, ce sont des navires marchands de 500 et 600 tonneaux. L'état du port a cependant donné de l'inquiétude: si on n'y eût pris garde le goulet se serait vite ensablé, mal qui va s'accroissant, et sur lequel on a consulté beaucoup d'ingénieurs. Le manque d'eau pour chasser ce que la mer apporte est si grand, qu'on a entrepris, aux frais du roi, un magnifique ouvrage, un vaste bassin, séparé de l'Océan par un mur, ou bien plutôt l'Océan lui-même a été emprisonné dans une maçonnerie solide de 700 yards de long, 5 de large, et dépassant de 10 ou 12 pieds le niveau de la haute marée; et deux autres murs extérieurs, longs de 400 yards, larges de 3 yards, laissant entre eux un espace de 7 yards qu'on remplit de terre. On espère, au moyen de ce bassin, obtenir assez d'eau pour nettoyer le port de toute obstruction. C'est un travail qui fait honneur au pays.

La Seine, vue de cette jetée, est remarquable; elle a cinq milles de largeur; de hautes terres forment son horizon sur la rive opposée, et les falaises de craie qui s'ouvrent pour lui laisser porter son énorme tribut à l'Océan sont grandes et pittoresques.

Rendu visite à M. l'abbé Dicquemarre, le célèbre naturaliste, chez qui j'ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Le Masson Le Golft, auteur de quelques ouvrages agréables, entre autres l'Entretien sur le Havre, 1781, quand il ne comptait que 25 000 âmes. Le lendemain, M. de Reiseicourt (Récicourt), capitaine au corps royal du génie, pour lequel j'avais des lettres de recommandation, me présenta à MM. Hombert, qui prennent rang parmi les plus notables négociants de France. On dîna dans une de leurs maisons de campagne, en nombreuse société, de façon très somptueuse. Les femmes, les filles, les cousins et les amis de ces messieurs ont beaucoup d'enjouement, de grâce et d'instruction. L'idée de les quitter si tôt ne me revenait nullement, car leur société me semblait devoir rendre un plus long séjour très agréable. Il n'y a pas de mauvais penchant à aimer des gens qui aiment l'Angleterre, où ils ont été pour la plupart. — Nous avons assurément en France de belles, d'agréables et de bonnes choses; mais on trouve une telle énergie dans votre nation!

Le 18. — Passé à Honfleur sur le paquebot, bateau ponté, qu'un fort vent du nord fit franchir ces 7 1/2 milles en une heure. Le fleuve était plus houleux que je croyais qu'un fleuve pût l'être. Honfleur est une petite ville très-industrieuse, avec un bassin rempli de navires, parmi lesquels des négriers (Guinea-men) aussi forts qu'au Havre.

Visité, à Pont-Audemer, M. Martin, directeur de la manufacture royale de cuirs. Je vis huit ou dix Anglais employés là (il y en a quarante en tout). L'un d'eux, du Yorkshire, me dit qu'on l'avait trompé pour le faire venir. Bien qu'ils fussent largement payés, la vie est très chère, au lieu d'être bon marché, comme on le leur avait donné à entendre. — 20 milles.

Le 19. — Pont-l'Évêque. En approchant de cette ville, la campagne devient plus riche, c'est-à-dire qu'il y a plus de pâturages; l'ensemble en est singulier; ce sont des vergers entourés de haies si épaisses et si bonnes, quoique composées d'osier avec quelques épines, que le regard peut à peine les pénétrer: beaucoup de châteaux épars, dont quelques-uns sont beaux, mais un chemin exécrable. Pont-l'Évêque est dans le pays d'Auge, célèbre par la grande fertilité de ses pâturages. Gagné Lisieux à travers la même riche contrée; haies admirablement plantées; le sol est divisé en nombreux enclos et très boisé. Descendu à l'hôtel d'Angleterre, nouvel établissement propre et bien monté; j'y fus parfaitement traité et servi. — 26 milles.

Le 20. — Caen. Le chemin gravit une hauteur qui domine la riche vallée de Corbon, la plus fertile du pays d'Auge. Elle est remplie de beaux boeufs du Poitou, et se ferait remarquer dans le Leicester et le Northampton. — 28 milles.

Le 21. — Le marquis de Guerchy, que j'avais eu le plaisir de voir en Suffolk, était colonel du régiment d'Artois, en garnison ici; j'allai lui rendre visite; il me présenta à la marquise. Comme la foire de Guibray allait avoir lieu et qu'il s'y rendait lui-même, il me fit remarquer que je ne pouvais rien faire de mieux que de l'accompagner car cette foire était la deuxième de France. J'y consentis; en chemin, nous passâmes par Bon pour dîner avec le marquis de Turgot, frère aîné du contrôleur général si justement célèbre; lui-même est auteur de quelques mémoires sur les plantations, publiés dans les Trimestres de la Société royale de Paris. Il nous fit voir, en nous les expliquant, toutes ses plantations; il se glorifie surtout des plantes étrangères, et j'eus le chagrin de m'apercevoir qu'il songeait un peu moins à leur utilité qu'à leur rareté. Ce travers n'est pas peu commun en France, non plus qu'en Angleterre. Je voulais, à chaque moment de cette longue promenade, amener la conversation des arbres sur la culture; je fis même plusieurs efforts, mais en vain. On passa le soir au théâtre, jolie salle; on donnait Richard Coeur de lion; je ne pus m'empêcher de remarquer le grand nombre de jolies femmes. N'y a-t-il pas un antiquaire qui attribue la beauté, chez les Anglaises, au sang normand, ou qui pense, comme le major Jardine, que rien n'améliore autant les races que de les croiser; à lire ses agréables voyages, on ne croirait pas qu'il y en ait aucune nécessité, et cependant, en regardant ces filles et en entendant leur musique, on ne saurait douter de son système. Soupé chez le marquis d'Ecougal, à son château, à la Fresnaye. Si ces marquis de France n'ont pas de beaux produits en blés et en navets à me montrer, ils en ont de magnifiques d'une autre nature, de belles et élégantes filles, portraits charmants d'une agréable mère; rien qu'à la première rougeur, je déclarai la famille tout aimable; ces dames sont enjouées, gracieuses, intéressantes; j'aurais voulu les mieux connaître, mais c'est le destin du voyageur d'entrevoir des occasions de plaisir pour les quitter aussitôt. Après souper, tandis qu'on jouait aux cartes, le marquis m'entretint de choses qui m'intéressaient. — 22 milles 1/2.

Le 22. — On vend, à cette foire de Guibray, pour 6 millions (262 500 l. st.); à Beaucaire, le montant est de 10. J'y trouvai une quantité considérable d'articles anglais, de la quincaillerie en entrepôt: des draps et des tissus de coton. — Une douzaine d'assiettes communes en imitation française, bien moins bonnes que les nôtres, valent 3 et 4 liv.; je demandai au marchand (un Français), si le traité de commerce ne serait pas nuisible avec une telle différence. «C'est précisément le contraire, Monsieur; quelque mauvaise que soit cette imitation, on n'a encore rien fait d'aussi bien en France; l'année prochaine on fera mieux, nous perfectionnerons, et enfin nous l'emporterons sur vous.» Je le crois bon politique; sans concurrence, aucune fabrication ne progresse. Une douzaine d'anglaises, à filets bleus ou verts, 5 livres 5 sous. Revenu à Caen dîné avec le marquis de Guerchy, lieutenant-colonel, le major de son régiment, et leurs femmes, nombreuse et charmante société. Visité l'abbaye des Bénédictins, fondée par Guillaume le Conquérant. Superbe édifice, massif, solide, magnifique, avec de grands appartements et des escaliers de pierre dignes d'un palais. Soupé avec M. du Mesnil, capitaine au corps du génie, pour lequel j'avais des lettres; il m'a présenté à l'ingénieur chargé du nouveau canal qui amènera à Caen des navires de 3 à 400 tonneaux, bel ouvrage à ranger parmi ceux qui font honneur à la France.

Le 23. — M. de Guerchy et l'abbé de *** m'ont accompagné à Harcourt, résidence du duc d'Harcourt, gouverneur de Normandie et du Dauphin. On me l'avait donné comme ayant le plus beau jardin anglais de France; Ermenonville ne lui laisse pas ce rang, quoique le château y soit moins beau. Trouvé enfin un cheval pour essayer de poursuivre mon chemin un peu moins en Don Quichotte; il ne me convint pas, il bronchait à chaque pas, était cher, et on demandait le prix d'un bon; nous continuerons ensemble, mon aveugle ami et moi. — 30 milles.

Le 24. — Bayeux; la cathédrale a trois tours, dont une est très légère, très élégante et richement sculptée.

Le 25. — Passé à Isigny, sur la route de Carentan, un bras de mer qui est guéable. En arrivant dans cette dernière ville, je me trouvai si mal par suite, je crois, de rhumes négligés, que j'eus peur de tomber malade; je m'en ressentais dans tous mes membres, j'étais accablé d'une pesanteur générale. Je me couchai de bonne heure, et une dose de poudre d'antimoine provoqua chez moi une transpiration qui me soulagea assez pour reprendre mon voyage. — 23 milles.

Le 26. — Valognes; de là jusqu'à Cherbourg le pays est très boisé et ressemble au Sussex. Le marquis de Guerchy m'avait prié de rendre visite à M. Doumerc, cultivateur très entreprenant, à Pierre-Buté près Cherbourg; je le fis; mais M. Doumerc était à Paris; cependant son régisseur M. Baillio mit une grande courtoisie à me montrer et à m'expliquer tout. — 30 milles.

Le 27. — Cherbourg. J'avais des lettres de recommandation pour M. le duc de Beuvron, qui commande la ville, le comte de Chavagnac et M. de Meusnier, de l'Académie des sciences, traducteur des voyages de Cook; le comte est à la campagne. J'avais tant entendu parler des fameux travaux entrepris pour faire ici un port, que je ne voulais pas attendre un moment de plus pour les voir: le duc m'accorda un laissez-passer; je pris un bateau et me fis conduire à travers le port artificiel formé par les fameux cônes. Comme ce voyage peut être lu par des personnes n'ayant ni le temps, ni le désir de chercher dans d'autres livres la description de ces travaux, je ferai en quelques mots une esquisse des intentions qui y ont présidé et de l'exécution qui a suivi. De Dunkerque jusqu'à Brest la France n'a pas de port militaire; encore le premier ne peut-il recevoir que des frégates. Cette lacune lui a été fatale plus d'une fois dans ses guerres avec notre pays, dont la côte plus favorisée offre non seulement, l'embouchure de la Tamise, mais aussi la magnifique rade de Portsmouth. Afin d'y remédier, on a conçu le projet d'une digue jetée en travers de la rade ouverte de Cherbourg. Mais la formation d'une enceinte capable d'abriter une flotte de guerre eût demandé une muraille si étendue, si exposée à de fortes marées, que la dépense eût été beaucoup trop grande pour que l'on y pensât, la réussite trop douteuse pour oser l'entreprendre. On renonça donc à une jetée régulière, et on en adopta une partielle. Pour la former, on éleva dans la mer, sur toute la ligne que l'on voulait couvrir, des colonnes isolées en charpente et en maçonnerie, assez fortes pour résister à la violence de l'Océan; elles en brisent les vagues et permettent d'établir une digue de l'une à l'autre. Ces colonnes ont reçu de leur forme le nom de cônes; elles ont 140 pieds de diamètre à la base, 60 pieds au sommet, et 60 pieds de hauteur verticale; enfoncées de 30 à 34 pieds, elles sont couvertes au reflux des plus hautes marées. Construits en chêne avec toutes les garanties de force et de solidité, ces énormes tonneaux à large base étaient, une fois terminés, chargés d'autant de pierres qu'il en fallait pour les couler; chacun pesait alors 1 000 tonnes (de 2 000 livres). Afin de les faire flotter jusqu'à destination, on attachait tout autour avec des cordes 60 pièces vides de 10 pipes chaque, de nombreux vaisseaux les remorquaient en présence d'innombrables spectateurs. Au signal convenu, toutes les cordes sont coupées à la fois et l'énorme pilier s'engloutit; il est alors rempli de pierres par des bateaux que l'on tient prêts chargés, et on le recouvre de maçonnerie. La capacité de chacun, jusqu'à 4 pieds de la surface seulement, est de 2 500 toises cubiques de pierre. Un nombre immense de navires sont ensuite occupés à construire de l'un à l'autre une chaussée de pierre, que l'on voit à marée basse au temps de la quadrature (neap tides). 18 cônes selon un certain projet, et 33 selon un autre, compléteront ce travail, qui ne laissera que deux passes, commandées par deux très beaux forts nouvellement construits, le fort Royal et le fort d'Artois, parfaitement bien approvisionnés, dit-on, car on ne les laisse pas voir, et munis d'un four à boulets rouges. Le nombre de cônes dépend de l'espacement qui doit régner entre eux. J'en trouvai huit finis et la charpente de deux autres sur le chantier; mais tout est arrêté par l'archevêque de Toulouse, grâces à ses plans de futures économies. Les quatre cônes dernièrement submergés, étant très exposés, sont maintenant en réparation; on les a trouvés trop faibles pour résister à la furie des tempêtes et aux coups de mer par les vents d'ouest. Le dernier de tous est le plus endommagé: plus on avance, plus il en sera ainsi; ce qui a fait croire à plusieurs habiles ingénieurs que le tout n'aboutira pas si l'on ne dépense pour le reste des sommes qui suffiraient à épuiser le revenu d'un royaume. Ce qu'il y a déjà de fait suffit à donner depuis quelques années à Cherbourg un nouvel aspect: il y a des maisons et jusqu'à des rues neuves, aussi l'annonce de la cessation des travaux a-t-elle été fort mal reçue. On dit qu'on y employait 3 000 ouvriers, y compris les carriers. Ces huit cônes seuls et la levée qui les accompagne ont rendu parfaitement sûre une partie considérable du port projeté. Deux vaisseaux de 40 y sont à l'ancre depuis 18 mois, par forme d'expérience, et quoiqu'il y ait eu d'assez fortes tempêtes pour éprouver le tout rigoureusement, et même, comme je l'ai dit, endommager beaucoup trois des cônes, ces vaisseaux n'ont pas ressenti la plus légère agitation; sans rien ajouter de plus, c'est déjà un refuge pour une petite flotte. Si l'on continue, on devra construire des cônes plus fort, peut-être plus grands, et donner bien plus d'attention à leur solidité, on devra voir aussi s'il ne faut pas les rapprocher davantage: en tous cas la dépense sera presque double, mais toute dépense disparaît devant l'importance d'avoir un port de refuge si bien situé en cas de guerre avec l'Angleterre; cette importance est immense, au moins aux yeux des habitants de Cherbourg.

Je remarquai, en traversant le port, que, tandis qu'en dehors de la digue la mer eût été bien rude pour un canot, elle était tout à fait paisible en deçà. Je montai sur deux de ces cônes, dont l'un portait cette inscription: «Louis XVI, sur ce premier cône échoué le 6 Juin 1784, a vu l'immersion de celui de l'est, le 23 juin 1786.»

En somme, le projet est grandiose et ne fait pas peu d'honneur à l'esprit d'entreprise de la génération actuelle en France. Une grande marine y est une idée favorite (que ce soit à tort ou à raison, c'est une autre question). Maintenant ce port fait voir que, quand ce grand peuple entreprend des travaux semblables, il sait trouver des génies audacieux pour en dresser le plan, et d'habiles ingénieurs pour le mettre à exécution d'une manière digne de ce royaume. Le duc de Beuvron m'avait invité à dîner mais je réfléchis que, si j'acceptais, il me faudrait la journée du lendemain pour voir les verreries; je mis en conséquence les affaires avant les plaisirs et, demandant à ce gentilhomme une lettre qui m'en ouvrît l'entrée, j'y allai à cheval dans l'après- midi. Elles sont à environ trois milles de Cherbourg. M. de Faye, le directeur, m'expliqua le tout de la façon la plus obligeante.

Il ne faut pas s'arrêter à Cherbourg plus que le strict nécessaire. On m'y écorcha plus scandaleusement que dans aucune autre ville de France. Les deux meilleurs hôtels étant pleins, je fus forcé d'aller à la Barque, vilain trou, à peine meilleur qu'un toit à pourceaux, où, pour une misérable chambre toute malpropre, deux soupers se composant d'un plat de pommes, d'un peu de beurre, un peu de fromage plus quelques rogatons trop mauvais pour y toucher, et un pauvre dîner, on m'apporta un compte de 31 liv. (1 l. 7 s. 1 d.); on ne se contentait pas de me mettre la chambre à 3 liv. la nuit, mais on comptait encore l'écurie pour mon cheval, après d'énormes items pour l'avoine le foin et la paille. C'est un abus qui ternit le caractère national. Je montrai, en passant, cette note à M. Baillio, qui cria au scandale; il me dit qu'il ne fallait pas s'en étonner: ces gens, qui se retiraient du commerce, se faisaient une règle d'écorcher leurs hôtes de la bonne façon. Que personne ne passe à Cherbourg sans faire d'avance le prix de tout, jusqu'à la litière et à la stalle de son cheval, jusqu'au sel, au poivre et à la nappe de sa table. — 10 milles.

Le 28. — Retourné à Carentan, et, le 29, gagné, par un beau pays, bien enclos, Coutances, capitale du Cotentin. On y construit en terre d'excellentes habitations, de belles granges, et même des maisons à trois étages et d'autres bâtiments considérables. Cette terre (la plus convenable à cet emploi, est une glaise riche et noire) est pétrie avec de la paille; après l'avoir étendue sur le terrain en couche épaisse d'environ 4 pouces, on la coupe en carrés de 9 pouces que l'on prend sur une pelle pour les donner au maçon qui fait le mur; à chaque couche de 3 pieds, on laisse, comme en Irlande, sécher le mur, afin de pouvoir le continuer. Sa largeur est d'environ 2 pieds; on fait dépasser d'un pouce en plus, pour couper cela ras, couche par couche. Si on les badigeonnait comme en Angleterre, ces murs feraient aussi bon effet que nos murs en lattes et en plâtre, et dureraient davantage. Dans les belles maisons, les encadrements des portes et des fenêtres sont en pierre. — 20 milles.

Le 30. — Beau paysage formé par la mer, les îles de Chaussey à 5 lieues de distance, Jersey, que l'on distingue clairement à 40 milles, et Granville, qui se montre sur un cap élevé. La beauté de cette ville disparaît quand on y entre: c'est un trou laid, étroit, sale et mal bâti. Aujourd'hui, jour de marché, on y voit cette foule d'oisifs commune en France. La baie de Cancale s'étendant à droite et le rocher conique de Saint-Michel s'élevant brusquement de la mer, portant un château au sommet, forment un ensemble très pittoresque. — 30 milles.

Le 31. — Entré en Bretagne par Pont-Orsin (Pontorson). La propriété semble être plus divisée que je ne l'ai vue jusque-là. Dans la ville épiscopale de Doll (Dol) une longue rue tout entière n'a pas de carreaux; chétive apparence! Le début en Bretagne me donne l'idée d'une bien pauvre province. — 22 milles.

Le 1er septembre. — Combourg. Le pays a un aspect sauvage; la culture n'est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de Combourg est une des plus ignoblement sales que l'on puisse voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c'est plutôt un obstacle aux passants qu'un secours. Il y a cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s'arrangent d'un séjour au milieu de tant de misère et de saleté? Au-dessous de ce hideux tas d'ordures se trouve un beau lac entouré de hais bien boisées. Au sortir d'Hédé, beau lac appartenant à M. de Blassac, intendant de Poitiers; superbes bois aux alentours. Avec un peu de soin, on ferait de ceci un tableau délicieux. Il y a un château, des fenêtres duquel on ne voit que quatre rangées d'arbres, rien de plus, selon le style français. Dieu du goût, faut-il que le possesseur de ce château soit aussi celui de cet admirable lac! Et cependant M. de Blassac a fait à Poitiers la plus belle promenade de France! Mais le goût de la ligne droite et celui de la ligne sinueuse sont fondés sur des sentiments et des idées aussi séparés, aussi distincts que la peinture et la musique, la poésie et la sculpture. Le lac est poissonneux; il y a des brochets de 36 liv., des carpes de 24, des perches de 4 et des tanches de 5. Jusqu'à Rennes, même confusion bizarre de déserts et de cultures; pays moitié sauvage, moitié civilisé. — 31 milles.

Rennes est bien bâtie et a deux belles places, surtout celle de Louis XV, où se trouve sa statue. Le Parlement étant en exil, on ne peut voir la salle des séances. Le jardin des Bénédictins, appelé le Tabour, est remarquable; mais ce qu'il y a de plus curieux à Rennes maintenant, c'est, aux portes de la ville, un camp formé par quatre régiments d'infanterie et deux de dragons, sous le commandement d'un maréchal de France, M. de Stainville. Le mécontentement du peuple, qui avait amené ces précautions, venait de deux causes: la cherté du pain et l'exil du Parlement. La première est fort naturelle; mais ce que je ne puis entendre, c'est cet amour pour le Parlement; car tous ses membres sont nobles comme ceux des états, et nulle part la distinction entre la noblesse et les roturiers n'est si tranchée, si insultante, si oppressive, qu'en Bretagne. On m'assura, cependant, que la population avait été poussée par toutes sortes de manoeuvres et même par des distributions d'argent. Les troubles présentaient une telle violence, avant que le camp ne fût établi, que la troupe fut incapable de maintenir l'ordre. M. Argentaise, pour lequel j'avais des lettres, eut la bonté de me servir de guide pendant les quatre jours que je passai ici. Il fait bon marché vivre à Rennes, et cela me frappe d'autant plus, que je sors de Normandie, où tout est à un prix extravagant. La table d'hôte, à la Grande-Maison, est bien tenue: à dîner il y a deux services abondamment pourvus d'excellents mets, et un très grand dessert bien composé; à souper un bon service, un fort morceau de mouton et un délicieux dessert. Chaque repas se paye, avec le vin ordinaire, 40 sous; pour 20 sous en plus, vous avez de très bon vin; l'entretien du cheval 30 sous; en tout cela ne fait (avec du vin de choix) que 6 livres 10 sous par jour ou 5 shill. 10 ds. Cependant on se plaint que le camp a fait hausser tous les prix.

Le 5. — Montauban. Les pauvres ici le sont tout à fait; les enfants terriblement déguenillés, et plus mal peut-être sous cette couverture que s'ils restaient tout nus; quant aux bas et aux souliers, c'est un luxe hors de propos. Une charmante petite fille de six à sept ans, qui jouait avec une baguette et souriait, avait sur elle de tels haillons, que mon coeur s'en serra: on ne mendiait pas, et quand je donnai quelque chose, on me parut plus surpris que reconnaissant. Le tiers de ce que j'ai vu de cette province me paraît inculte et la presque totalité dans la misère. Quel terrible fardeau pour la conscience des rois, des ministres, des parlements, des états, que ces millions de gens industrieux, livrés à la faim et à l'oisiveté par les exécrables maximes du despotisme et les préjugés non moins abominables d'une noblesse féodale! Couché au Lion-d'Or, affreux bouge. — 20 milles.

Le 6. — L'aspect est le même jusqu'à Brooms (Broons); mais près de cette ville il devient plus agréable, le terrain étant plus accidenté.

Lamballe. — Plus de cinquante familles nobles passent l'hiver dans cette petite ville et vivent sur leurs biens en été. Il y a probablement autant d'extravagance et de sottise, et, pour ce que j'en sais, autant de bonheur dans leurs cercles que dans ceux de Paris. Ici et là on ferait bien mieux de cultiver ses terres et de donner du travail aux malheureux. — 30 milles.

Le 7. — Le pays change immédiatement au delà de Lamballe. Le marquis d'Urvoy, que j'ai connu à Rennes, et qui possède un beau domaine à Saint-Brieuc, m'avait donné une lettre pour son intendant; celui-ci y a fait honneur. — 12 milles 1/2.

Le 8. — Jusqu'à Guingamp; contrée sombre couverte d'enclos. Passé Châteaulandren (Chatelaudren) et entré en Basse-Bretagne: on reconnaît au premier coup d'oeil un autre peuple. On rencontre une quantité de gens n'ayant d'autre réponse à vos questions que: «Je ne sais pas ce que vous dites», ou: «Je n'entends rien.» Entré à Guingamp par des portes, des tours, des fortifications qui paraissent de la plus vieille architecture militaire: tout annonce l'antiquité et est en parfait état de conservation. L'habitation des pauvres gens est loin d'être si bonne: ce sont de misérables huttes de boue, sans vitres, presque sans lumière; mais il y a des cheminées en terre. J'en étais à mon premier somme à Belle-Isle quand l'aubergiste vint à mon chevet et tira le rideau en faisant tomber une pluie d'araignées, pour me dire que j'avais une jument anglaise superbe, et qu'un seigneur voulait me l'acheter. Je lui jetai à la tête une demi-douzaine de fleurs d'éloquence française pour son impertinence; alors il jugea prudent de nous laisser en paix, moi et les araignées. Il y avait grande partie de chasse. Ce doivent être des chasseurs de première force que ces seigneurs bas-bretons pour arrêter leur admiration sur une jument aveugle. À propos des races de chevaux en France, cette jument m'avait coûté 23 guinées lors de la cherté des chevaux en Angleterre, et en avait été vendue 16 quand ils étaient un peu meilleur marché: on peut s'en faire une idée; cependant on l'admira, et beaucoup, et souvent pendant ce voyage, et en Bretagne elle rencontra rarement d'égale. Cette province, et la même chose arrive en Normandie, est infestée de mauvaises rosses d'étalons, perpétuant la malheureuse race que l'on rencontre partout. Le vilain trou qui s'intitule la Grande-Maison est la meilleure auberge d'une station de poste sur la grande route de Brest; des maréchaux de France, des ducs, des pairs, des comtesses, etc., etc., doivent s'y être arrêtés de temps à autre, selon les accidents auxquels on est sujet dans les longs voyages. Que doit-on penser d'un pays qui, au XVIIIe siècle, n'a pas de meilleurs abris pour les voyageurs! — 30 milles.

Le 9. — Morlaix est le port le plus singulier que j'aie vu. Dans une vallée juste assez large pour contenir un beau canal, on voit deux quais et deux rangées de maisons; en arrière s'élève la montagne, abrupte et boisée d'un côté, semée de jardins, de roches et de broussailles de l'autre; l'effet en est charmant et romantique. Commerce assez lourd à présent, mais très florissant pendant la guerre. — 20 milles.

Le 10. — Jour de foire à Landivisier (Landivisiau), ce qui me donne l'occasion de voir réunis nombre de Bas-Bretons et de leurs bestiaux. Les hommes portent de larges culottes, plusieurs ont les jambes nues, et la plupart sont en sabots; ils ont les traits fortement accentués comme les Gallois, et un air moitié énergique, moitié nonchalant; ils sont grands de taille, larges de poitrine et carrés d'épaules. Les femmes, même jeunes, sont tellement ridées par la fatigue, qu'elles perdent l'air de douceur naturel à leur sexe. Le premier coup d'oeil les fait reconnaître pour absolument différents des Français. N'est-ce pas un miracle de les retrouver ainsi, avec leur langage, leurs moeurs, leurs costumes, après treize cents ans de séjour sur cette terre? — 35 milles.

Le 11. — J'avais des lettres de personnes fort recommandables pour d'autres personnes aussi très recommandables de Brest, à l'effet de m'obtenir l'entrée des arsenaux. Ce fut en vain.

M. le chevalier de Tredairne fit en ma faveur des instances très pressantes auprès du commandant: mais l'ordre de ne laisser pénétrer qui que ce fût, Français ou étranger, était trop strict pour qu'on osât l'enfreindre, à moins que sur un avis exprès du ministre de la marine, rarement donné, et auquel on n'obéit qu'à contre-coeur. M. Tredairne me dit que cependant lord Pembroke l'avait visité, il y avait peu de temps, en vertu d'une telle dépêche; et lui-même fit la remarque, voyant bien qu'elle ne m'échapperait pas, qu'il était singulier de montrer ce port à un général anglais, gouverneur de Portsmouth, pour en refuser la vue à un fermier. Il m'assura cependant que le duc de Chartres n'avait pas été plus heureux ces jours passés. La musique de Grétry, qui, sans avoir de largeur, est franche et même élégante, n'était pas de nature à me mettre de bonne humeur; le théâtre donnait Panurge. Brest est une ville bien bâtie, à belles rues régulières, et le quai, avec ses vaisseaux de ligne et ses autres navires, a beaucoup de cette vie et de ce mouvement qui animent les ports de mer.

Le 12. — Retourné à Landerneau. Le maître du Duc-de-Chartres, la meilleure auberge et la plus propre de l'évêché, vint me dire qu'il y avait là un monsieur, un homme comme il faut, et que le dîner serait meilleur si nous le prenions ensemble: De tout mon coeur. C'était un noble Bas-Breton, avec une épée et un misérable petit bidet très agile. Ce seigneur ignorait que le duc de Chartres de l'autre jour fût autre que celui qui était dans la flotte de M. d'Orvilliers. Pris la route de Nantes. — 25 milles.

Le 13. — Pays plus accidenté jusqu'à Châteaulin; le tiers en est inculte. Région bien inférieure au Léon et à Tréguier; aucun effort, aucune marque d'intelligence; tout près cependant du grand marché de Brest et sur un bon terrain. Quimper, quoique ce soit un évêché, n'a de remarquable que sa promenade, une des plus belles de France. — 25 milles.

Le 14. — En sortant de Quimper, on voit un peu plus de culture, mais ce n'est que pour un instant. Déserts, déserts et déserts. Arrivé à Quimperlay (Quimperle). — 27 milles.

Le 15. — Même aspect sombre jusqu'à Lorient, mais quelques traces de culture et beaucoup de bois. Lorient était si plein de badauds venus pour assister au lancement d'un vaisseau de guerre, que je ne trouvai à l'Épée-Royale ni lit pour moi, ni place pour mon cheval. Au Cheval-Blanc, misérable trou, je plaçai mon compagnon au milieu de vingt autres empilés comme des harengs en caque; mais moi je n'obtins rien. Le duc de Brissac, avec sa suite, ne fut pas plus heureux. Si le gouverneur de Paris ne put sans peine trouver à coucher dans Lorient, il ne faut pas s'étonner des obstacles que rencontra A. Young. J'allai sur-le-champ remettre mes lettres. Je trouvai M. Besné, négociant, chez lui; il me reçut avec une cordialité sincère, préférable à un million de cérémonies, et, lorsqu'il sut ma position, il m'offrit, dans sa maison, une hospitalité que j'acceptai. Le Tourville, de quatre-vingt-quatre canons, devait être lancé à trois heures; on remit au lendemain, à la grande joie des aubergistes, heureux de retenir un jour encore cet essaim d'étrangers. J'aurais voulu que le vaisseau les étranglât, car je n'avais en tête que ma pauvre jument, exposée toute la nuit au milieu des rosses de Bretagne. Cependant une pièce de douze sous au valet d'écurie la mit considérablement à l'aise. La ville est moderne et régulière; les rues partent en divergeant de la porte, et sont coupées à angle droit par d'autres, larges, bien bâties et bien pavées: beaucoup de maisons ont vraiment bon air. Mais ce qui fait l'importance de Lorient, c'est l'entrepôt du commerce des Indes, qui renferme les navires et les magasins de la Compagnie. Ces derniers sont réellement grandioses, et annoncent la royale munificence dont ils tirent leur origine. Ils ont plusieurs étages, sont construits en voûte, d'un grand style et d'une immense étendue. Mais il leur manque, au moins à présent, comme à tant d'autres superbes établissements en France, la vigueur et le mouvement d'un commerce actif. Les affaires ici semblent insignifiantes. Trois vaisseaux de quatre- vingt-quatre, le Tourville, l'Éole et le Jean-Bart, et une frégate de trente-deux sont en chantier. On m'assura qu'il n'avait fallu que neuf mois pour la construction du Tourville. Le port a de la vie; quinze vaisseaux de ligne stationnés ici à l'ordinaire, quelques navires de la Compagnie des Indes et d'autres marchands, en font un agréable tableau. Une belle tour ronde en pierre blanche, de cent pieds de haut, légère et gracieuse dans ses proportions, et portant une balustrade au sommet, sert aux vigies et aux signaux. Mon hôte est un homme simple et franc, avec quelques idées originales qui lui donnaient plus d'intérêt; il a une charmante fille, qui me distrait par son chant, qu'elle accompagne sur la harpe. Le lendemain matin, le Tourville descendit à flot au bruit de la musique des régiments et des acclamations de milliers de spectateurs. Quitté Lorient, arrivé à Hennebont. — 7 1/2 milles.

Le 17. — Traversé, en allant à Auray, les dix-huit milles les plus pauvres que j'aie encore vus en Bretagne. Bonnes maisons de pierre, couvertes d'ardoises, mais sans vitres. Auray a un petit port et quelques sloops, ce qui donne toujours de la gaieté à une ville. Jusqu'à Vannes, campagne variée, mais les landes dominent. Vannes n'est pas sans importance, mais son port et sa promenade en font la principale beauté.

Le 18. — Musiliac (Muzillac). On a en vue Belle-Isle et les îles plus petites d'Hédic (Haëdic) et d'Honat (Houat). Si Musiliac ne peut se vanter d'autre chose, il le peut au moins de son bon marché. J'eus pour dîner deux bons poissons plats, des huîtres, de la soupe, un beau rôti de canard, avec un ample dessert consistant en raisin, poires, noix, biscuits et liqueur, une pinte d'excellent bordeaux; ma jument, outre le foin, reçut trois quarts de peck (soit 7 litres) d'avoine, pour 56 sous; 2 sous à la fille et autant au garçon, font en tout 3 fr. Jusqu'à la Roche-Bernard, des landes, des landes, des landes! La hardiesse des rives de la Vilaine la rend pittoresque, il n'y a pas d'ennuyeuses plaines; elle a les deux tiers de la largeur de la Tamise à Westminster, et serait égale à quelque rivière que ce soit si ses bords étaient boisés; mais ce ne sont que les déserts du reste du pays. — 33 milles.

Le 19. — Fait un détour sur Auvergnac, château du comte de La Bourdonnaye, pour lequel j'avais une lettre de la duchesse d'Anville; c'était la personne qui pouvait le mieux me renseigner sur la Bretagne, ayant été pendant vingt-cinq ans premier syndic de la noblesse. On aurait à plaisir amoncelé les pentes et les rochers, que l'on aurait eu peine à faire un plus mauvais chemin que ces cinq milles; si j'eusse pu mettre autant de foi que les bonnes gens de campagne dans deux morceaux de bois attachés ensemble, je me serais signé; mais mon aveugle ami, avec une sûreté de pied incroyable, m'amena sain et sauf à travers de tels endroits; sans mon habitude journalière du cheval, j'aurais tremblé d'abord, quand même ma monture aurait eu d'aussi bons yeux que ceux d'Éclipse; car je suppose qu'un beau coureur, sur la vélocité duquel tant d'imbéciles étaient prêts à aventurer leur argent, devait avoir des yeux aussi bons que ses jambes. Un tel chemin desservant plusieurs villages et le château de l'un des premiers seigneurs du pays montre quel doit être l'état de la société; pas de communications, de voisinage; aucune des occasions de dépenses naissant de la compagnie, une vraie retraite pour épargner ce qu'on dépensera dans les villes. Le comte me reçut avec beaucoup de politesse; je lui exposai mes motifs et mon plan de voyage, qu'il voulut bien louer avec chaleur, exprimant sa surprise que j'aie entrepris une aussi grosse affaire que l'examen de la France sans être encouragé par mon gouvernement. Je lui expliquai qu'il connaissait très peu ce gouvernement, s'il supposait qu'il donnerait un schelling pour une entreprise agricole ou pour son auteur; qu'il importait peu que le ministre fût whig ou tory, que le parti de la charrue n'en comptait pas un dans ses rangs; qu'enfin l'Angleterre, qui comptait plusieurs Colberts, n'avait pas un Sully. Ceci nous mena à une conversation intéressante sur la balance de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, et les moyens de les encourager. En réponse à ses questions, je lui fis comprendre quels sont leurs rapports en Angleterre et comment notre culture florissait à la barbe des ministres, par la seule protection que la liberté civile donne à la propriété; que, par conséquent, sa situation était pauvre en regard de ce qu'elle eût été, si on lui avait donné les mêmes secours qu'au commerce et à l'industrie. J'avouai à M. de La Bourdonnaye que sa province ne me semblait rien avoir que des privilèges et de la misère. Il sourit, me donna quelques explications importantes; mais jamais noble n'approfondira cette question comme elle le devrait être, car c'est à lui que sont départis ces privilèges; au peuple la pauvreté. Il me fit voir des plantations très belles et très florissantes qui l'abritent complètement de chaque côté, même du sud-ouest, quoique si près de la mer. De son jardin on voit Belle-Isle et les autres, et un petit roc qui lui appartient. Il me dit que le roi d'Angleterre le lui prit après la victoire de sir Edw. Hawkes, mais que Sa Majesté voulut bien le lui laisser après une nuit de possession. — 20 milles.

Le 20. — J'ai pris congé de M. et de madame de La Bourdonnaye, très charmé de leur courtoisie et de leurs amicales attentions. Des collines près de Saint-Nazaire on a une belle vue de l'embouchure de la Loire; mais des rives trop basses lui enlèvent l'air de grandeur que des promontoires élevés donnent au Shannon. À droite, à l'infini, se gonfle le sein de l'Atlantique. Savinal (Savenay) est le séjour de la misère. — 33 milles.

Le 21. — Rencontré un essai d'amélioration au milieu de ces déserts, quatre bonnes maisons de pierre et quelques acres recouverts de pauvre gazon, qui cependant avaient été défrichés; mais tout cela est redevenu presque aussi sauvage que le reste. Je sus ensuite que cette amélioration, comme on l'appelle, avait été tentée par des Anglais aux frais d'un gentilhomme qu'ils avaient ruiné aussi bien qu'eux-mêmes. Je demandai comment on s'y était pris. Après un écobuage, on avait fait du froment, puis du seigle, puis de l'avoine. Et toujours, toujours il en est ainsi! Les mêmes sottises, les mêmes bévues, la même ignorance; et puis tous les imbéciles du pays ont été dire, comme ils le disent encore, que ces déserts ne sont bons à rien. À mon grand étonnement je vis, chose incroyable, qu'ils s'étendaient jusqu'à trois milles de la grande ville commerciale de Nantes: voilà un problème et une leçon à méditer, mais pas à présent. Après mon arrivée, je suis allé de suite au théâtre, construit tout récemment en belle pierre blanche. La façade a un superbe portique de huit colonnes corinthiennes fort élégantes; quatre autres en dedans séparent ce portique d'un vestibule majestueux. À l'intérieur, ce n'est qu'or et peinture, le coup d'oeil d'entrée me frappa grandement. La salle est, je crois, deux fois aussi grande que celle de Drury- Lane et cinq fois plus magnifique. Comme c'était un dimanche, la salle était comble. Mon Dieu! m'écriai-je intérieurement; est-ce à un tel spectacle que mènent les garennes, les landes, les déserts, les bruyères, les buissons de genêt et d'ajonc et les tourbières que j'ai traversés pendant 300 milles? Quel miracle que toute cette splendeur et cette richesse des villes en France n'aient aucun rapport avec l'état de la campagne! Il n'y a pas de transitions graduelles: la médiocrité aisée et la richesse, la richesse et la magnificence. D'un bond vous passez de la misère à la prodigalité, de mendiants dans leur hutte de boue à Mademoiselle Saint-Huberti, dans des spectacles splendides à 500 liv. par soirée (21 liv. st. 17 sh. 6 d.). La campagne est déserte, ou si quelque gentilhomme l'habite, c'est dans quelque triste bouge, pour épargner cet argent, qu'il vient ensuite jeter dans les plaisirs de la capitale. — 20 milles.

Le 22. — Remis mes lettres. — Autant que le comporte l'agriculture, mon objet principal, je dois acquérir toutes les notions sur le commerce que je puis obtenir des négociants, car il est facile d'avoir d'utiles renseignements en abondance sans poser de questions, qui mettront la personne interrogée dans l'embarras, et même sans en poser aucune. M. Riédy se montra très civil et satisfit à beaucoup de mes demandes; je dînai une fois avec lui et vis avec plaisir la conversation se tourner sur le sujet important de la situation respective de la France et de l'Angleterre dans le commerce, particulièrement celui des Antilles. J'avais aussi une recommandation pour M. Espivent, conseiller au Parlement de Rennes, dont le frère, M. Espivent de la Villeboisnet, est un des notables négociants d'ici. On ne saurait être plus obligeant que ces deux messieurs; leur conduite envers moi fut pleine d'attention et de cordialité: ils rendirent mon séjour en cette ville à la foi instructif et agréable. La ville a, dans ses nouvelles constructions, un signe de prospérité qui ne trompe jamais. Le quartier de la Comédie est magnifique, toutes les rues sont en pierre de taille et se coupent à angle droit. Je ne sais si l'Hôtel de Henri IV n'est pas le plus beau de l'Europe: celui de Dessein, à Calais, a de plus grandes dimensions; mais il n'est ni construit, ni distribué, ni meublé comme celui-ci, que l'on vient d'achever. Il revient à 400 000 livres, avec le mobilier (17 500 liv. st.), et se loue 14 000 1. (6121. st. 10 sh.) par an, la première année ne comptant pas. Il y a 60 lits de maître et une écurie pour 25 chevaux. Les appartements de deux pièces, très convenables, se payent 6 liv. par jour; une belle pièce 3 liv. Les commerçants ne donnent que 5 liv. pour le dîner, le souper, le vin et la chambre, et 35 sous pour leur cheval. C'est sans comparaison le premier des hôtels où je suis descendu en France; il est de plus très bon marché. Situé sur une petite place, près du théâtre, de manière aussi commode pour le plaisir et le commerce que le peuvent souhaiter ceux qui recherchent l'un ou l'autre. Le théâtre a coûté 450 000 liv., et se loue aux comédiens 17 000 l. par an; plein, il donne 120 louis d'or. Le terrain de l'hôtel a été acheté 9 liv. le pied carré; dans quelques quartiers de la ville, il se vend jusqu'à 15 liv. Cette valeur du terrain conduit à donner aux maisons une hauteur qui en enlève la beauté. Le quai n'a rien de remarquable, le fleuve est embarrassé d'îles; mais plus loin, du côté de la mer, s'élève une longue file de maisons régulières. Une institution commune aux grandes villes commerciales de France, mais florissant particulièrement à Nantes, c'est une chambre de lecture, ce que nous appellerions un book-club, qui ne se défait pas de ses livres, mais en forme une bibliothèque. Il y a trois salles: une pour la lecture, une pour la conversation, la dernière pour la bibliothèque. En hiver on y trouve un bon feu et des bougies (de cire). Messieurs Espivent eurent la bonté de m'accompagner dans une excursion sur l'eau, pour voir l'établissement de M. Wilkinson, pour forer les canons, situé dans une île de la Loire en aval de Nantes. Jusqu'à la venue de ce célèbre manufacturier anglais, on ignorait en France cette méthode de fondre les canons massifs pour les roder ensuite. L'appareil de Wilkinson, pour quatre canons, mû par des roues hydrauliques, est maintenant en oeuvre; mais on vient de construire une machine à vapeur avec un nouvel appareil pour en forer sept de plus. M. de la Motte, qui a la direction du tout, nous montra aussi un modèle de cette machine de 6 pieds de long, 5 de haut sur 4 ou 5 de large, qu'il mit en mouvement devant nous, en faisant un petit feu sous une chaudière qui ne dépasse pas les dimensions d'une grande théière. C'est une des machines que j'aie vue qui aient le plus d'intérêt pour un physicien voyageur.

Nantes est aussi enflammé pour la cause de la liberté qu'aucune ville de France; les conversations dont je fus témoin m'ont fait voir l'incroyable changement qui s'est opéré dans l'esprit des Français, et je ne crois pas possible pour le gouvernement actuel de durer un demi-siècle de plus, si les talents les plus éminents et les plus courageux ne tiennent le gouvernail. La révolution d'Amérique en entraînera une autre en France, si le gouvernement n'y prend garde.[17]

Le 23. — Un des douze prisonniers de la Bastille est arrivé ici; c'était le plus violent de tous, et sa détention a été loin de lui apprendre à se taire.

Le 25. — Ce n'est pas sans regrets que j'ai quitté une société à la fois intelligente et agréable, et il me serait pénible de ne pas espérer au moins de revoir MM. Espivent. Il y peu de chances pour que je revienne à Nantes; mais s'ils retournaient une seconde fois en Angleterre, j'ai la promesse de leur visite à Bradfield. Le plus jeune d'entre eux a passé, avec lord Shelburne à Bowood, une quinzaine qu'il se rappelle avec beaucoup de plaisir; le colonel Barré et le docteur Priestley s'y trouvaient en même temps. Jusqu'à Ancenis, tout est en enclos; nombreuses villas pendant les sept premiers milles. — 22 1/2 milles.

Le 26. — Tableau des vendanges. Je ne l'avais jamais vu avant aussi bien qu'ici; les fortes pluies de l'automne dernier en faisaient un triste spectacle. À ce moment de l'année, tout est vie et activité. Les alentours sont divisés en nombreux enclos par de belles haies. Superbe vue de la Loire, du dernier village de Bretagne; il y a une grande barrière qui traverse le chemin, et des douanes pour la visite de tout ce qui vient de là. La Loire prend ici les proportions d'un grand lac; des bois l'environnement sur chaque rive, ce qui est rare pour ce fleuve. Des villes, des clochers, des moulins à vent, un bel horizon, de charmantes campagnes, couvertes de vignobles, donnent à ce fleuve autant de gaieté qu'il a de noblesse. Entré en Anjou par d'immenses prairies. Traversé Saint-Georges et pris la route d'Angers. Après avoir perdu la Loire de vue pendant dix milles, je la retrouve dans cette ville. Des lettres de M. de Broussonnet m'attendaient; mais ce monsieur n'avait pu savoir dans quelle partie de l'Anjou résidait le marquis de Tourbilly. Il m'était si important de trouver la ferme où ce gentilhomme a fait les admirables défrichements décrits dans son Mémoire sur ce sujet, que je me déterminai d'y aller, à quelque distance que ce fût de mon chemin. — 30 milles.

Le 27. — Parmi mes lettres j'en avais pour M. de la Livonière, secrétaire perpétuel de la Société d'agriculture d'Angers; je le trouvai à sa maison de campagne, à deux lieues d'ici; lorsque j'arrivai, il était à table avec sa famille; comme il n'était pas midi, je pensais avoir évité cette maladresse; mais lui-même et madame prévinrent mon embarras par leurs instances cordiales de les imiter, et, sans faire le moindre dérangement d'aucune sorte, me mirent tout d'un coup à mon aise, devant un dîner médiocre, mais assaisonné de tant de laisser-aller et d'entrain, que je le trouvai plus à mon goût que les tables le plus splendidement servies. Une famille anglaise à la campagne, de même rang, et prise de même à l'improviste, vous recevrait avec une politesse anxieuse et une hospitalité inquiète: après vous avoir fait attendre que l'on change en toute hâte la nappe, la table, les assiettes, le buffet, le bouilli et le rôti, on vous donnerait un si bon dîner, que, soit crainte, soit lassitude, personne de la famille ne trouverait un mot de conversation, et vous partiriez chargé de voeux faits de bon coeur de ne vous revoir jamais. Cette sottise, si commune en Angleterre, ne se voit pas en France: les gens y sont tranquilles chez eux et font tout de bonne grâce.

M. de la Livonière s'entretint longuement de mon voyage, qu'il loua beaucoup; mais il lui sembla extraordinaire que ni le gouvernement, ni l'Académie des sciences, ni celle d'agriculture ne m'en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait française: ils ne comprennent pas qu'un particulier quitte ses affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le paye, et il ne m'entendait pas non plus quand je lui disais qu'en Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement. Je fus très contrarié qu'il ne pût m'indiquer la demeure de feu le marquis de Tourbilly; car il serait fâcheux de traverser la province sans la trouver, pour m'entendre dire après qu'à mon insu j'en suis passé à quelques milles. Retourné le soir à Angers. — 20 milles.

Le 28. — La Flèche. Le château de Duretal, appartenant à la duchesse d'Estissac, s'élève fièrement au-dessus de la petite ville de ce nom et sur les bords d'une belle rivière, dont les pentes, exposées au midi, sont couvertes de vignes. Le pays est gai, sec et d'un séjour agréable. J'ai demandé à plusieurs messieurs la résidence du marquis, toujours en vain. Ces trente milles de chemin jusqu'à La Flèche sont superbes; il est sablé, uni et tenu dans un ordre admirable. La Flèche est une jolie petite ville, propre et assez bien bâtie sur la rivière qui passe à Duretal, et que les bateaux remontent jusqu'ici; mais le commerce est insignifiant. Mon premier soin en arrivant ici, comme partout ailleurs en Anjou, fut de m'enquérir du marquis. Je persistai jusqu'à ce que j'appris qu'il y avait à peu de distance de La Flèche un endroit appelé Tourbilly, mais qui n'était pas mon affaire, car on n'y connaissait pas de marquis de Tourbilly, mais un marquis de Galway qui tenait ce domaine de son père. Ceci m'embarrassait de plus en plus, et je renouvelai mes recherches avec tant de ténacité, que bien du monde crut que j'en avais perdu la tête à moitié. À la fin je rencontrai une dame âgée qui résolut la difficulté: elle m'assura que le domaine de Tourbilly, à quinze milles de La Flèche, était bien ce que je cherchais; qu'il appartenait à un marquis de ce nom, lequel lui semblait, en effet, avoir écrit quelques livres; que ce marquis était mort insolvable, et sa propriété avait été achetée par le père du marquis de Galway actuel. Je n'en demandai pas davantage et me décidai à prendre un guide le lendemain matin pour visiter les restes de ces travaux, puisque je ne pouvais voir leur auteur. La mention de sa mort en état d'insolvabilité me fit beaucoup de peine; c'était un mauvais commentaire à son livre, et je prévoyais que quiconque je rencontrerais à Tourbilly n'aurait que des risées pour une agriculture qui avait ruiné le domaine où on l'avait mise en pratique. — 30 milles.

Le 29. — Ce matin, j'ai exécuté mon projet. Le paysan qui me servait de guide étant doué de deux bonnes jambes, il me conduisit à travers les bruyères dont le marquis parle dans son Mémoire. Elles paraissent sans bornes, et l'on me dit que je pourrais voyager bien des jours sans voir autre chose; quel champ d'amélioration pour créer, non pas pour perdre des domaines. À la fin, nous arrivâmes à Tourbilly, pauvre hameau composé de quelques maisons éparses dans une vallée entre deux hauteurs encore incultes ou couvertes de bruyères. Le château est au milieu; on y arrive par de belles avenues de peupliers. Je ne puis décrire aisément la curiosité inquiète que je ressentais en visitant chaque coin de la propriété: il n'y avait pas une baie, un arbre, un buisson, qui n'eût pour moi de l'intérêt. Longtemps avant d'avoir pu me procurer l'original du Mémoire sur les défrichements, j'en avais lu la traduction dans l'Agriculture de M. Mill, dont c'était, à mon avis, la partie la plus intéressante, et m'étais résolu, si jamais j'allais en France, de visiter des travaux dont la description m'avait fait tant de plaisir. Je n'avais ni lettre ni recommandation pour le propriétaire actuel, le marquis de Galway. En conséquence, je lui exposai simplement ce fait, que j'avais lu avec tant de plaisir le livre de M. de Tourbilly, que je désirais vivement voir les choses qui y sont rapportées. Il me répondit sur-le-champ en bon anglais, me reçut avec une politesse si cordiale et de telles expressions d'estime pour l'objet de mon voyage, qu'il me mit parfaitement à l'aise avec moi-même, et par suite avec tout ce qui m'entourait. Il commanda un déjeuner à l'anglaise et donna des ordres pour qu'un homme nous accompagnât dans cette excursion. Je désirai que ce fût le plus vieil ouvrier du temps de feu le marquis. Je fus satisfait d'apprendre qu'il y en avait un qui l'avait servi dès le commencement des travaux. À déjeuner, M. de Galway me présenta son frère, qui, lui aussi, parle anglais; il regretta de ne pouvoir me faire connaître madame de Galway; mais elle était en couches. Il me fit ensuite l'histoire de l'acquisition de ce château par son père. Son arrière-grand-père s'était établi en Bretagne du temps que Jacques Il fuyait le trône; plusieurs membres de la famille vivent encore dans le comté de Cork, près de Lotta. Son père s'était rendu fameux dans cette province par son habileté agricole, et en récompense d'améliorations faites sur les landes, les états lui avaient donné dans Belle-Isle une vaste étendue, qui appartient encore à son fils. Ayant appris que le marquis de Tourbilly était entièrement ruiné, et que ses biens d'Anjou allaient être vendus par les créanciers, il les examina, et trouvant la terre susceptible d'être amendée, acheta Tourbilly pour 15 000 louis d'or, marché fort avantageux, bien qu'avec le domaine il ait aussi acheté quelques procès. Il y a environ 3 000 arpents presque contigus, la seigneurie de deux paroisses, avec la haute justice, etc., etc., un beau château, vaste et commode, des communs très complets, et beaucoup de plantations, oeuvres de l'homme célèbre dont je m'enquérais. Je respirais à peine en arrivant à l'histoire de la ruine d'un si grand innovateur. «Vous êtes malheureux qu'un homme se soit ruiné par cet art que vous aimez tant.» C'était la vérité. Mais il me remit à mon aise en m'annonçant que cela ne serait jamais arrivé si le marquis se fût contenté de faire valoir et d'améliorer ses domaines. Un jour, comme il cherchait de la marne, sa mauvaise étoile lui fit découvrir une veine de terre parfaitement blanche, ne donnant pas d'effervescence avec les acides. Il crut avoir du kaolin, montra sa terre à un fabricant, qui la déclara excellente. Son imagination s'enflamma; il crut changer Tourbilly en une grande ville en y créant une manufacture de porcelaine. Il entreprit tout à ses frais, éleva les bâtiments, réunit tout ce qu'il fallait hors le capital et le savoir-faire. À force d'essais, il fit de la bonne porcelaine, fut volé par ses agents et ses ouvriers, puis ruiné. Une savonnerie qu'il établit également, ainsi que plusieurs procès à propos d'autres biens, contribuèrent aussi à sa perte; ses créanciers saisirent le domaine, en lui permettant de l'administrer jusqu'à sa mort. C'est alors qu'il fut vendu. La seule partie de ce récit qui diminua mes regrets fut que, bien que marié, il n'avait pas laissé d'enfants; de sorte que ses cendres dormiront en paix sans être avilies par une postérité misérable. Ses ancêtres avaient acquis ce bien par mariage dans le quatorzième siècle. M. Galway réitéra ses assurances que les améliorations du marquis ne lui avaient porté aucun préjudice; elles ne furent ni bien exécutées, ni assez largement conduites par lui; mais elles donnèrent plus de valeur au domaine, et jamais on n'avait dit qu'elles lui eussent causé la moindre difficulté. Je ne puis m'empêcher de noter ici la fatalité qui semble poursuivre les gentilshommes campagnards lorsqu'ils veulent s'occuper d'industrie ou de commerce. Je n'ai jamais vu, en Angleterre, un propriétaire foncier, avec l'éducation et les habitudes qu'entraîne cette qualité, s'adonner à l'une ou à l'autre sans être infailliblement ruiné, ou, du moins, sans faire des pertes; soit que les idées et les principes du commerce aient en eux quelque chose qui répugne aux sentiments qui doivent découler de l'éducation, soit que le peu d'attention que les gentilshommes campagnards donnent ordinairement aux petits bénéfices et aux petites économies, qui sont l'âme du commerce, leur rendent le succès impossible; quelle qu'en puisse être la cause, le fait est tel; il n'y en a pas un sur un million qui réussisse. L'amélioration de leurs terres est la seule spéculation qui leur soit permise; et quoique l'ignorance en rende l'essai dangereux quelquefois, cependant ils y courent moins de risques que dans toute autre tentative. Le vieux laboureur, dont le nom est Piron (aussi propice, je pense, à la culture qu'à l'esprit), étant arrivé, nous sortîmes pour parcourir ce que je regardais comme une terre classique. Je m'arrêterai peu sur les détails: ils font bien meilleure figure dans le Mémoire sur les défrichements qu'à Tourbilly. Les prairies, même près du château, sont encore bien inégales; en général, tout est assez grossièrement fait; mais les peupliers dont le marquis parle dans ses Mémoires sont bien venus, et font honneur à son nom; ils ont soixante à soixante-dix pieds de haut et un pied de circonférence; les saules sont aussi beaux. Que n'étaient-ce des chênes, pour garder aux fermiers voyageurs du siècle à venir le bonheur que j'éprouve en contemplant ces peupliers plus périssables. Les chaussées près du château doivent avoir causé un travail très difficile. On néglige les mûriers. M. de Galway père, n'aimant pas cette culture, en a détruit beaucoup; mais il en reste encore quelques centaines. On m'a dit que les pauvres gens du pays avaient obtenu jusqu'à 25 liv. de soie; mais personne n'en fait plus maintenant. Près du château, 50 ou 60 arpents de prairies ont été drainés et amendés; il y a des joncs à présent: toutefois, c'est encore très bon pour le pays. À côté, il y a un bois de pins de Bordeaux, semés il y a trente-cinq ans, valant actuellement 6 ou 7 liv. le pied. Je traversai la partie tourbeuse produisant les grands choux dont il fait mention; elle touche à un fonds très étendu et susceptible de beaucoup d'améliorations. Piron m'apprit que le marquis a écobué environ 100 arpents, et qu'il y parquait 250 moutons. À notre retour au château, M. de Galway, voyant à quel agriculteur enthousiaste il avait affaire, fouilla ses papiers pour y trouver un manuscrit du marquis, entièrement de sa main, dont il eut la bonté de me faire présent, et que je conserverai parmi mes curiosités agricoles. La réception courtoise de M. Galway, la chaleur amicale avec laquelle il entrait dans mes vues, et son désir de m'aider à les réaliser m'eussent décidé à me rendre à son invitation de passer quelques jours avec lui si je n'avais craint que l'état de madame de Galway ne rendit inopportune cette visite inattendue. Je pris congé le soir et retournai à La Flèche par une route différente de celle que j'avais suivie le matin. — 25 milles.

Le 30. — Immenses bruyères jusqu'au Mans. On m'assura à Guerces qu'elles ont 60 lieues de tour, sans grandes interruptions. Au Mans j'eus la mauvaise chance de ne pas trouver M. Tournai, secrétaire de la société d'agriculture. — 28 milles.

Le 1er octobre. — Vers Alençon, la campagne forme un contraste avec celle que j'ai traversée hier; bonne terre, bien enclose, passablement cultivée et marnée, de bons bâtiments, route superbe en pierre noire, probablement ferrugineuse, qui se tasse bien. — Près de Beaumont, on voit des vignes sur les hauteurs: ce sont les dernières qu'on rencontre en marchant au nord. Tout le pays est bien arrosé par des rivières et des cours d'eau; cependant il n'y a pas d'irrigations. — 30 milles.

Le 2. — Jusqu'à Nonant, 4 milles de beaux herbages, pâturés par des boeufs. — 28 milles.

Le 3. — De Gacé vers Bernay. Passé à Broglie, château du maréchal duc de Broglie, qui est entouré d'une telle quantité de haies tondues, doubles, triples et quadruples, que ce travail doit faire vivre la moitié des pauvres de cette petite ville. — 25 milles.

Le 4. — Quitté Bernay, où, comme en bien d'autres endroits du pays, il y a beaucoup de murs de terre, formés d'une glaise rouge et grasse, couverts en chaume au sommet et soutenant de beaux arbres fruitiers: modèle à suivre dans notre pays, où la pierre et la brique sont chères. Arrivé dans une des plus riches contrées de la France et même de l'Europe. Il y a peu de vues plus belles que celle d'Elbeuf, quand on vient à la découvrir de la hauteur qui la domine: la ville est à vos pieds, dans la vallée; la Seine d'un côté offre un beau bassin parsemé d'îles boisées, et un cirque immense de collines, couvertes par une forêt, encadre le tout.

Le 5. — Rouen. L'hôtel-Royal fait opposition à cette hideuse tanière de fripons et d'insolents, la Pomme de pin. Au théâtre, le soir: il n'est pas, je pense, aussi grand que celui de Nantes, et surtout il ne lui est pas comparable pour l'élégance et le luxe: il est sombre et malpropre. La Caravane du Caire de Grétry: la musique, quoiqu'il y ait un peu trop de choeurs et de tapage, contient quelques passages tendres et agréables. Je la préfère à tout ce que j'ai entendu de ce célèbre compositeur. Le lendemain matin, j'allai visiter M. Scanegatty, professeur de physique dans la Société royale d'agriculture; il me reçut avec politesse. Une salle fort grande est garnie d'instruments de mathématiques et de physique et de modèles. Il m'expliqua quelques-uns de ces derniers, particulièrement un four pour le plâtre qu'on apporte ici en grandes quantités de Montmartre. Visité MM. Midy, Roffec et compagnie, les plus grands négociants en laines du royaume. Ils eurent la bonté de me faire voir une grande variété de laines de toutes les parties de l'Europe et de me permettre d'en prendre des échantillons. Le jour suivant, au matin, j'allai à Darnetal, chez M. Curmer, qui me montra sa fabrique. Retourné à Rouen et dîné avec M. Portier, directeur général des fermes, pour lequel j'avais une lettre du duc de Larochefoucauld. La conversation tomba entre autres choses sur le manque de nouvelles rues à Rouen en comparaison du Havre, de Nantes et de Bordeaux. On remarqua que, dans ces dernières villes, un négociant s'enrichit en dix ou quinze ans et fait bâtir. Ici c'est un commerce d'économie, dans lequel la fortune est longue à venir et ne permet pas les mêmes entreprises. À table, tout le monde s'accorda sur ce point que les pays de vignobles sont les plus pauvres de France. J'objectai le produit par arpent, qui est de beaucoup supérieur à celui d'autres terres; on maintint le fait comme généralement admis et reconnu. Passé la soirée au théâtre. Madame Dufresne me fit grand plaisir; c'est une excellente actrice, qui ne charge jamais ses rôles et vous fait ressentir ce qu'elle ressent elle-même. Plus je vois le théâtre français, plus je suis forcé de reconnaître qu'il l'emporte sur le nôtre par le grand nombre de bons acteurs, la rareté des mauvais, et la très grande quantité de danseurs, chanteurs et gens dont dépend le théâtre. Dans les passages que l'on applaudit, je remarque, chez les spectateurs français, cette générosité qui bien des fois en Angleterre m'a fait aimer mes compatriotes. Nous nous laissons trop entraîner à notre penchant haineux contre les Français. Pour moi, je vois bien des raisons pour les estimer: en attribuant beaucoup de fautes à leur gouvernement, peut-être trouverons-nous dans le nôtre la cause de notre grossièreté et de notre mauvais caractère.

Le 8. — Mon projet, pendant quelque temps, avait été de retourner tout droit de Rouen en Angleterre, car la poste m'avait causé de cruelles inquiétudes. Je n'avais reçu aucune lettre de ma famille depuis un certain temps, quoique j'eusse souvent écrit de manière pressante. Ces lettres étaient envoyées à une personne à Paris, qui devait me les faire tenir; mais, soit négligence, soit toute autre raison, elles ne venaient pas, tandis que celles adressées dans les villes où je passais m'arrivaient régulièrement; je craignais que quelqu'un ne fût malade chez moi et qu'on ne voulût pas me mander de mauvaises nouvelles, lorsque ma position ne me laissait pas moyen d'y porter remède. Le désir que j'avais d'accepter l'invitation de la duchesse d'Anville et du duc de Larochefoucauld, à la Roche-Guyon, prolongea cependant mon voyage, et je me mis en route pour cette nouvelle excursion. La vue du chemin au-dessus de Rouen est vraiment superbe: à l'une des extrémités de la vallée, la ville et le fleuve qui l'arrose, tout parsemé d'îles boisées; à l'autre, deux grands canaux embrassant un archipel tantôt cultivé, tantôt en pâturage; autour une magnifique ceinture de forêts. Passé par Pont-de-l'Arche, dans ma route sur Louviers; j'avais des lettres pour M. Decretot, le célèbre manufacturier, qui me reçut avec une bonté pour laquelle il devrait y avoir une autre expression que celle de courtoisie. Il me fit voir sa fabrique, la première du monde certainement, si la réussite, la beauté des tissus et une invention inépuisable pour répondre à tous les caprices de la fantaisie, sont des mérites à une telle supériorité. Rien n'égale les draps de vigogne de M. Decretot, à 110 francs l'aune (4 l. st. 16 sh. 3 d.). Il me montra aussi sa filature de coton, dirigée par deux Anglais. Près de Louviers se trouve une manufacture de plaques de cuivre pour le doublage des vaisseaux de la marine royale; c'est encore une colonie d'Anglais. Je soupai avec M. Decretot, et passai la soirée en compagnie de dames fort aimables. — 17 milles.

Le 9. — Vernon par Gaillon. Riches terres labourables dans la vallée. Parmi la liste que j'ai prise il y a longtemps des choses à voir en France, se trouvaient la plantation de mûriers et la magnanerie du maréchal de Belle-Isle à Bissy près Vernon; les nombreux essais de la Société des Arts de Londres, pour introduire la soie en Angleterre, donnaient un grand intérêt aux entreprises semblables tentées dans le nord de la France. Je fis en conséquence toutes les recherches nécessaires pour m'éclairer sur les résultats d'essais aussi méritoires. Bissy est un beau domaine acheté à la mort du duc de Belle-Isle par le duc de Penthièvre, qui ne connaît qu'un seul plaisir, celui d'habiter successivement les nombreuses terres qu'il possède dans toutes les parties de la France. Il y a de la raison dans ce goût: moi-même j'aimerais à avoir une vingtaine de fermes, depuis la Huerta de Valence jusqu'aux Highlands d'Écosse, à les visiter et à les faire valoir tour à tour. Passé la Seine à Vernon, franchi de nouveau les collines de craie, puis fait une nouvelle ascension pour gagner la Roche-Guyon, l'endroit le plus singulier que j'aie vu. Madame d'Anville et le duc de Larochefoucauld m'accueillirent d'une façon qui m'aurait fait trouver de l'agrément au milieu d'un marais. Ce fut aussi pour moi un très grand plaisir d'y retrouver la duchesse de Larochefoucauld, avec laquelle j'avais passé des heures si agréables à Luchon; excellente femme, douée de cette simplicité de caractère que font disparaître ordinairement l'orgueil de famille et la morgue du rang. L'abbé Rochon[18], célèbre astronome de l'Académie des sciences, et quelques autres personnes, donnaient à la Roche-Guyon, avec l'entourage domestique et le luxe d'un grand seigneur, l'aspect exact de la résidence d'un de nos pairs d'Angleterre. L'Europe se ressemble tellement, qu'en visitant des maisons d'un revenu de 15 à 20 000 l., on trouve la vie bien plus la même que ne s'y attendrait un jeune voyageur. — 23 milles.

Le 10. — Voilà certainement le plus singulier endroit où je me sois trouvé. On a coupé le roc perpendiculairement pour faire place au château. La cuisine, qui est très grande, de vastes caves, d'immenses celliers (magnifiquement remplis, par parenthèse) et des offices sont taillés dans le roc vif, et n'ont en brique que la façade; le château est large et contient 38 pièces. La duchesse actuelle a ajouté un beau salon de 48 pieds de long, bien proportionné, avec quatre belles tapisseries des Gobelins, et aussi une bibliothèque bien garnie. On me montra l'encrier du fameux Louvois, ministre de Louis XIV, en m'assurant que c'était celui dont s'était servi le roi pour signer la révocation de l'édit de Nantes, et je suppose aussi, l'ordre pour Turenne d'incendier le Palatinat. Ce marquis de Louvois était grand-père des deux duchesses d'Anville et d'Estissac, dont toute la fortune leur est revenue, ainsi que celle de leur propre famille, branche de la maison de Larochefoucauld, d'où elles tirent, je le pense, leur caractère qui n'a rien de celui des Louvois. L'appartement principal communique par une terrasse avec des sentiers qui serpentent le long de la montagne. Comme dans tous les châteaux français, il y a une petite ville et un grand potager, qu'il faudrait enlever pour le mettre d'accord avec nos idées anglaises. Bissy est de même; chez le duc de Penthièvre il y a devant la maison une pente douce avec un ruisseau dont on pourrait se servir pour créer une pelouse; ici, exactement à la même place, s'étend un immense potager avec assez de murs pour une forteresse. Les pauvres se creusent, comme en Touraine, des maisons dans la craie, qui ont une apparence singulière: il y a deux rues, l'une au-dessus de l'autre; on dit ces demeures saines, chaudes en hiver, fraîches en été; d'autres pensent, au contraire, que la santé des habitants en souffre. Le duc eut la bonté d'ordonner au régisseur de me renseigner sur l'agriculture du pays, et de voir tout le monde qu'il faudrait pour éclaircir tous les doutes. Chez un noble de mon pays on eût, à cause de moi, invité à dîner trois ou quatre fermiers, qui se seraient assis à table à côté de dames du premier rang. Je n'exagère pas en disant que cela m'est arrivé cent fois dans les premières maisons du Royaume-Uni. C'est cependant une chose que, dans l'état actuel des moeurs en France, on ne verrait pas de Calais à Bayonne, excepté par hasard chez quelque grand seigneur ayant beaucoup voyagé en Angleterre[19], et encore à condition qu'on le demandât. La noblesse française n'a pas plus l'idée de se livrer à l'agriculture, ou d'en faire un objet de conversation, excepté en théorie, comme on parlerait d'un métier ou d'un engin de marine, que de toute autre chose contraire à ses habitudes, à ses occupations journalières. Je ne la blâme pas tant de cette négligence que ce troupeau d'écrivains absurdes et visionnaires qui, de leurs greniers dans la ville, ont, avec une impudence incroyable, assez inondé la France de satires et de théories, pour dégoûter et ruiner toute la noblesse du royaume.

Le 12. — Quitté avec regrets une société où j'avais tant de raisons de me plaire. — 35 milles.

Le 13 — Même pays jusqu'à Rouen. La première apparition de cette ville est soudaine et frappante; mais la route, faisant un zigzag pour descendre plus doucement la côte, présente à l'un de ces coudes la plus belle vue de ville que j'aie jamais contemplée. La cité avec ses églises, ses couvents et sa cathédrale, qui s'élève fièrement au milieu, remplit la vallée. Le fleuve présente une belle nappe, traversée par un pont, avant de se diviser en deux bras qui enceignent une grande île couverte de bois; le reste du paysage, parsemé de verdure, de champs cultivés, de jardins et d'habitations, achève ce tableau en parfaite harmonie avec la grande cité qui en forme l'objet principal. Visité M. d'Ambournay, secrétaire de la Société d'agriculture, absent alors de mon premier passage; nous eûmes un entretien très intéressant sur l'agriculture et les moyens de l'encourager. J'appris, de cet ingénieux savant, que sa méthode de l'emploi de la garance verte, qui fit il y a quelques années tant de bruit dans le monde agricole, n'est à présent nulle part en pratique; ce n'est pas qu'il ne persiste à la croire bonne. Le soir, à la comédie, mademoiselle Crétal, de Paris jouait Nina: c'est la plus grande fête que m'ait donnée le théâtre en France. Elle s'en acquitta avec une expression inimitable, et une tendresse, et une naïveté, et une élégance qui s'emparaient de tous les sentiments du coeur, contre lesquels la pièce a été écrite. Sa physionomie est aussi gracieuse que sa figure est belle; dans son jeu rien n'est de trop, elle suit en tout la simplicité de la nature. La salle était comble; des guirlandes de fleurs et de lauriers jonchèrent le théâtre; ses camarades la couronnèrent; mais elle, elle retirait modestement de sa tête chaque couronne que l'on essayait d'y placer. — 20 milles.

Le 14. — Pris la route de Dieppe. Vallée couverte de prairies bien irriguées; on fait les foins. Couché à Tôtes. 7 milles et demi.

Le 15. — Dieppe. J'ai eu le bonheur de trouver le paquebot prêt à mettre à la voile. Je suis monté à bord avec ma pauvre compagne aveugle dont le pied est si sûr. Je ne la remonterai probablement jamais; cependant tous mes sentiments répugnaient à ce que je la vende en France. Sans y voir elle m'a porté en toute sécurité pendant plus de 1500 milles; pour le reste de sa vie elle ne connaîtra d'autre maître que moi; si je le pouvais, ce voyage serait son dernier travail; mais j'en suis sûr, elle labourera encore de bon coeur pour moi à la ferme.

Le débarquement dans la jolie petite ville neuve de Brighthelmstone (Brighton) fait un plus grand contraste avec Dieppe, qui est vieux et sale, qu'il n'y a entre Douvres et Calai; à l'auberge du Château, je me suis cru un instant dans le pays des fées; mais l'enchantement se fit payer cher. Passé la journée suivante chez lord Sheffield, où je ne vais de fois sans en remporter autant de plaisir que d'instruction. J'aurais voulu profiter un peu du cercle du soir à la bibliothèque; mais quelques mots, dits au hasard dans la conversation, se joignant à mon manque de lettres en France, je me mis en tête qu'un de mes enfants était mort pendant mon absence; je partis à la hâte le lendemain matin pour Londres, où j'eus le plaisir de voir le peu de fondement de mes alarmes; on m'avait écrit, mais rien ne m'était arrivé. — Bradfield. — 202 milles. ANNÉE 1789

Mes deux précédents voyages m'avaient fait traverser la moitié ouest de la France dans toutes les directions, et les renseignements reçus en les accomplissant m'avaient donné autant de connaissance des méthodes générales de culture, du sol, de son aménagement, de ses productions, qu'on pouvait en avoir sans pénétrer dans chaque localité, sans vivre longtemps dans différents endroits, manière d'examiner qui, pour un royaume comme la France, demanderait plusieurs générations, et non plusieurs années. Il me restait à visiter l'Est. Le grand espace formé par le triangle dont Paris, Strasbourg et Moulins sont les sommets, et la région montagneuse au sud-est de cette dernière ville, me présentaient sur la carte un vide qu'il fallait combler avant d'avoir de ce royaume une idée telle que je me l'étais proposée. Je me déterminai à ce troisième voyage afin d'accomplir mon dessein; plus j'y réfléchissais, plus il me paraissait important; moins aussi il me semblait avoir de chance d'être exécuté par ceux que leur position mettait mieux à même que moi d'achever l'entreprise. La réunion des états généraux de France qui s'approchait me pressait aussi de ne pas perdre de temps; car selon toutes les probabilités humaines, cette assemblée doit marquer l'ère d'une nouvelle constitution qui produira de nouveaux effets, suivis, selon que j'en juge, d'une nouvelle agriculture; et tout homme avide d'une science politique réelle aurait à regretter de ne pas connaître le pays où se montrait sur son déclin ce soleil royal dont nous avions presque vu l'aurore. Les événements d'un siècle et demi, en comptant le règne éclatant de Louis XIV, rendront à jamais intéressantes pour l'humanité les origines de la puissance française, surtout afin de connaître sa situation avant l'établissement d'un gouvernement meilleur; car il n'y aura pas peu d'intérêt à comparer les effets du nouveau système et ceux de l'ancien.

Le 2 juin. — Londres. Le soir, représentation de la Generosita d'Alessandro de Tarchi; il signor Marchesi y déploya sa puissance et chanta un duo qui, pour quelques moments, me fit oublier tous les moutons et les porcs de Bradfield. Je fus cependant plus charmé ensuite en soupant chez mon ami le docteur Burney, où je rencontrai miss Burney. Qu'il est rare de voir à la fois deux personnes auxquelles un grand renom n'enlève rien de leur amabilité privée: combien en voyons-nous, de gens célèbres, avec qui nous n'aurions jamais le désir de vivre. Parlez-moi seulement de ceux qui, à de grands talents, joignent des qualités qui nous fassent souhaiter de rester avec eux portes closes.

Le 3. — Je n'entends bruire à mon oreille que les récits de la fête donnée hier par l'ambassadeur d'Espagne. La plus belle fête du temps présent est celle que dix millions d'hommes se donnent à eux-mêmes.

La fête de la raison et le trop-plein de l'âme, le vif sentiment de coeurs que la reconnaissance fait battre pour le danger commun auquel on a échappé et l'espérance avide de la continuation d'un bonheur commun. Rencontré le comte de Berchtold chez M. Songa; c'est un homme plein de bon sens et de vues profondes. Pourquoi l'empereur ne le rappelle-t-il pas pour en faire son premier ministre? Le monde ne sera jamais bien gouverné tant que les rois ne connaîtront pas leurs sujets.

Le 4. — Arrivé à Douvres par la diligence avec deux négociants de
Stockholm, l'un Suédois, l'autre Allemand, qui vont jusqu'à Paris.
J'ai plus de chance de tirer quelque utilité de leur conversation
que de la cohue d'une diligence anglaise. — 72 milles.

Le 5. — Passage à Calais. Quatorze heures de réflexion dans un véhicule qui ne laisse à personne la faculté de réfléchir. — 21 milles.

Le 6. — Nous avions dans la voiture un Français et sa femme; une institutrice française venant d'Irlande, pleine d'une affectation et d'une extravagance qu'elle n'avait pas prises sûrement parmi les siens, et un jeune homme tout novice, son compatriote, qu'elle tâchait d'éblouir par ses grands airs et ses grâces. Le mari et la femme mirent en évidence un paquet de cartes, afin, disaient-ils, de bannir l'ennui du voyage; mais ils s'arrangèrent aussi de façon à soulager de cinq louis notre jeune compagnon. C'est la première fois que j'ai été dans une diligence française, ce sera la dernière: elles sont détestables. Couché à Abbeville. — 78 milles.

Tous ces gens, à l'exception du Suédois, se croient très enjoués parce qu'ils sont très bruyants; ils m'ont étourdi de leurs chansons; j'ai eu les oreilles tellement rebattues d'airs français, que j'aurais presque préféré faire la route les yeux bandés sur un âne. Je perds patience en semblable compagnie. Voilà ce que les Français appellent de la gaieté, et non pas une véritable émotion du coeur; ils ne disent mot ou ils chantent; pour de la conversation, ils n'en ont aucune. Le ciel m'afflige d'une jument aveugle, plutôt que d'une autre diligence! Après avoir passé la nuit aussi bien que le jour sur le chemin, nous arrivâmes à Paris à neuf heures du matin. — 102 milles.

Le 8. — Visite à mon ami Lazowski, pour savoir où était le logement que je lui avais écrit de me louer; mais ma bonne duchesse d'Estissac ne lui a pas permis de faire cette commission. Je trouvai dans son hôtel un appartement tout préparé pour moi. — Paris est à présent dans une telle fermentation, à propos des états généraux tenus à Versailles, que la conversation est absorbée par eux. On ne parle pas d'autre chose. Tout est considéré, et à juste titre, comme important, dans une telle phase de la destinée de vingt-cinq millions d'hommes. Il y a maintenant une discussion sérieuse, pour savoir si les représentants s'appelleront communes ou tiers état; eux-mêmes se donnent constamment ce premier titre, que la cour et la noblesse rejettent avec une sorte de crainte, comme s'il recouvrait un sens dangereux à approfondir. Mais ce sujet est de peu d'importance en regard d'un autre qui a retenu, pendant quelque temps, les états dans l'inaction, le mode de vérification des pouvoirs, séparément ou en commun. La noblesse et le clergé sont pour le premier, mais les communes s'y refusent avec fermeté: la raison qui fait qu'on s'attache aussi obstinément à une chose en apparence assez légère est qu'elle peut, par la suite, décider la manière de tenir séance, en chambres séparées ou en une seule assemblée. Ceux qu'échauffe l'intérêt du peuple déclarent qu'il sera impossible de réformer quelques-uns des plus grands abus de l'État, si la noblesse, siégeant à part, peut mettre à néant les voeux du peuple, et que donner un tel veto au clergé serait plus absurde encore. Si, au contraire, par la vérification des pouvoirs en commun, les trois ordres se trouvent réunis, le parti populaire pense qu'il ne restera pas de puissance capable de les séparer. La noblesse et le clergé prévoient le même résultat et ne veulent pas en conséquence s'y prêter. Dans ce dilemme, il est curieux d'examiner les sentiments du jour. Ce n'est pas mon affaire d'écrire des mémoires sur ce qui se passe, mais mon attention se porte à saisir, autant que je le peux, l'opinion qui prévaut dans le moment. Pendant mon séjour à Paris, je verrai toute sorte de monde, depuis les politiques du café, jusqu'aux meneurs des états, et l'objet principal de notes rapides, comme celles que je jette sur le papier, sera de reproduire les impressions sur l'heure: plus tard, en les comparant avec les événements qui auront lieu, j'en retirerai tout au moins une distraction. Le fait le plus saillant du jour, c'est qu'aucune idée de communauté de périls et d'intérêts ne semble unir ceux qui, divisés, se trouvent incapables de résister au danger commun, naissant de la conscience qu'aura le peuple de sa force en face de leur faiblesse. Le roi, la cour, la noblesse, le clergé, l'armée et le parlement sont à peu près dans la même situation. Tous voient, avec une égale frayeur, les idées de liberté qui circulent aujourd'hui. Seul, le roi, pour des raisons très simples à qui connaît son caractère, se tourmente peu, même des circonstances qui touchent le plus intimement son pouvoir. Chez les autres, ce sentiment du danger est commun, et ils s'uniraient s'il se trouvait un homme de talent qui le leur rendît facile, afin de se passer tout à fait des états. — Les communes elles-mêmes considèrent cette union hostile comme plus que probable. On peut en avoir la preuve dans cette idée, qui va gagnant chaque jour du terrain, que si les deux autres ordres continuaient à confondre leurs intérêts dans une chambre, ce serait une nécessité pour le tiers de se poser hardiment comme la représentation du royaume tout entier, puis d'appeler la noblesse et le clergé à venir prendre place dans son sein, et s'ils s'y refusaient, d'expédier sans eux les affaires. Toutes les conversations d'aujourd'hui roulent sur ce sujet, mais les opinions sont plus divisées que je ne m'y serais attendu. Il y en a qui haïssent le clergé si cordialement, que, plutôt que de le voir former une chambre à part, ils hasarderaient un système nouveau, si dangereux qu'il fût.

Le 9. — Les boutiques où se débitent les brochures font des affaires incroyables. Je suis allé au Palais-Royal pour voir les nouvelles publications et m'en procurer un catalogue complet. Chaque heure en produit une. Il en a paru treize aujourd'hui, seize hier, et quatre-vingt-douze la semaine dernière. Nous nous imaginons quelquefois que les magasins de Debrett ou de Stockdale à Londres sont encombrés, mais ce sont des déserts à côté de celui de Dessin et quelques autres ici, où l'on a peine à se faufiler de la porte jusqu'au comptoir. Il en coûtait, il y a deux ans, de 27 à 30 liv. par feuille pour l'impression; c'est maintenant de 60 à 80 liv. Le besoin de lire des brochures politiques s'est tellement étendu, dit-on, dans la province, que toutes les presses de France sont également occupées. Les 19/20es de ces productions sont en faveur de la liberté; elles sont ordinairement très violentes contre les ordres privilégiés; j'en ai retenu aujourd'hui beaucoup de cette espèce qui ont de la réputation; mais lorsque je me suis enquis d'autres d'opinion contraire, j'ai trouvé, à mon grand étonnement, qu'il n'y en avait que deux ou trois d'assez de mérite pour être connues. N'est-il pas étonnant que, tandis que la presse répand à foison des principes excessivement niveleurs et même séditieux qui renverseraient la monarchie si on les appliquait, rien ne paraisse en réponse, et que la cour ne prenne aucune mesure contre la licence extrême de ces publications. Il est aisé de concevoir l'esprit que l'on éveille de la sorte chez le peuple. Mais les cafés du Palais-Royal présentent des scènes encore plus singulières et plus étonnantes: non seulement l'intérieur est comble, mais une foule patiente se presse aux portes et aux fenêtres, écoutant à gorge déployée certains orateurs qui, montés sur une table ou sur une chaise, haranguent chacun son petit auditoire. On ne se figure pas aisément l'avidité avec laquelle ils sont écoutés et le tonnerre d'applaudissements qu'ils reçoivent pour toute expression plus hardie ou plus violente que d'ordinaire contre le gouvernement. Je n'en reviens pas que les ministres souffrent de tels nids, de telles pépinières de sédition et de révolte, répandant à toute heure chez le peuple des principes qu'il leur faudra bientôt combattre avec vigueur, et dont il semble que ce soit une sorte de folie de permettre actuellement la propagation.

Le 10. — Tout conspire à rendre l'époque présente critique pour ce pays: la disette est terrible; à chaque instant, il arrive des provinces des nouvelles d'émeutes et de troubles, on appelle la force armée pour maintenir l'ordre sur les marchés. Les prix dont on parle sont les mêmes que j'ai trouvés à Abbeville et à Amiens, cinq sous (deux deniers et demi) la livre de pain blanc; celle de pain bis, dont se nourrissent les pauvres, de trois sous et demi à quatre sous. Ce taux est au delà de leurs moyens et occasionne une grande misère. À Meudon, la police, c'est-à-dire l'intendant, a ordonné que personne n'achetât de froment sans prendre à la fois une égale quantité d'orge. Quelle ridicule et stupide réglementation que celle qui met obstacle à l'approvisionnement du marché, afin qu'il soit mieux approvisionné; qui montre au peuple les appréhensions du gouvernement, créant par là des frayeurs et faisant hausser les prix que l'on voudrait voir baisser. J'ai causé de ceci avec quelques personnes instruites, qui m'ont assuré que le prix est, comme d'ordinaire, trop élevé par rapport à la demande, et qu'il n'y aurait pas eu de disette réelle si M. Necker avait laissé tranquille le commerce des grains; mais que ses édits restrictifs, purs commentaires de son livre sur cette matière, ont plus contribué à élever le cours que tout le reste. Il me paraît clair que les violents amis des communes ne sont pas mécontents de cette cherté, qui seconde grandement leurs vues et leur rend un appel aux passions du peuple plus facile que si le marché était bas. Il y a trois jours, le clergé a imaginé une proposition très insidieuse: c'était d'envoyer aux communes une députation pour leur soumettre l'idée d'un comité des trois ordres, qui s'occupât de la misère du peuple et délibérât sur les moyens d'amener une baisse. Ceci eût conduit à la délibération par ordre et non par tête, et devait, conséquemment, être rejeté; les communes se montrèrent aussi habiles: dans leur réponse, elles prièrent et supplièrent le clergé de venir les joindre dans la salle commune des états pour délibérer. On ne le sut pas plus tôt à Paris, que le clergé en devint doublement un objet de haine, et que les politiques du café de Foy se demandèrent si les communes n'avaient pas le droit d'appliquer, par un décret, les biens de cet ordre au soulagement de la détresse du peuple.

Le 11. — J'ai beaucoup vu de monde aujourd'hui et ne puis m'empêcher de remarquer qu'il n'y a pas d'idées arrêtées sur les meilleurs moyens de faire une nouvelle constitution. Hier, l'abbé Sieyès a fait une motion dans les communes pour déclarer formellement aux ordres privilégiés que, s'ils ne veulent pas se réunir à eux, ils procéderont sans leur assistance à l'expédition des affaires nationales; les communes y ont adhéré avec un amendement insignifiant. On parle beaucoup des conséquences de cette mesure, et aussi sur ce qui pourrait arriver du refus des deux autres ordres de délibérer en commun, de leur protestation contre ce qui se ferait sans eux, et de leur appel au roi pour obtenir la dissolution des états et leur reconstitution sous une forme plus favorable à l'arrangement des difficultés présentes. Dans ces discussions excessivement intéressantes, on s'appuie, d'un côté, sur un prétendu droit naturel idéal et chimérique; de l'autre, on se garde de présenter aucun projet de garanties, rien qui assure le peuple d'être à l'avenir mieux traité qu'il ne l'a été jusqu'ici; ce serait cependant absolument nécessaire. Mais la noblesse défend les principes des grands seigneurs avec lesquels je m'entretiens; absurdement entichée de ses vieux privilèges, quelque lourds qu'ils soient pour le peuple, elle ne veut pas entendre parler de céder, à l'esprit de liberté, rien au delà de l'égalité des taxes foncières, qu'elle tient pour tout ce que l'on peut raisonnablement demander. Le parti populaire, d'autre part, semble faire dépendre toute liberté de l'absorption des classes privilégiées par les communes au moins pour faire la constitution. Quand je représente que, si l'on admet une fois l'union des ordres, aucun pouvoir ne sera capable d'arriver à la séparation ensuite, et qu'en pareil cas la constitution ne sera guère bonne si elle n'est mauvaise tout à fait, on me répond toujours que le premier point, pour le peuple, est d'avoir le pouvoir de faire le bien, et que ce n'est pas un argument valable que de dire qu'il en peut mal user. Parmi ces gens règne l'idée commune que tout ce qui tend à constituer un ordre à part, comme notre Chambre des lords, n'est pas en harmonie avec la liberté. Ce qui me paraît parfaitement extravagant et sans fondement aucun.

Le 12. — À la réunion de la Société royale d'agriculture, à l'Hôtel-de-ville, en qualité d'associé, je pris part au vote et reçus un jeton. C'est une petite médaille donnée aux membres présents à la séance, pour leur rappeler l'objet de leur institution; il en est de même à toutes les académies royales, etc., ce qui fait au bout de l'année une dépense excessive et ridicule; car que faudrait-il attendre d'hommes qui ne s'y rendraient que pour recevoir leur jeton? Quel qu'en fût le motif, il y avait beaucoup de monde; près de trente membres étaient présents, entre lesquels Parmentier, vice-président, Cadet de Vaux, Fourcroy, Tillet, Desmarets, Broussonnet, secrétaire, et Creté de Palieul, dont j'ai visité la ferme il y a deux ans, le seul agriculteur pratique de la Société. Le secrétaire lit les titres des mémoires présentés, et en fait un compte rendu sommaire; mais on n'en donne lecture que s'ils offrent un intérêt particulier. Les membres communiquent ensuite leurs mémoires ou leurs rapports; et quand il y a une discussion, c'est sans ordre, tous parlent à la fois comme dans une conversation animée. L'abbé Raynal a offert un prix de 1200 liv. (52 l. st. 10 s.) pour récompenser quelque service important, et on me demanda pourquoi on devrait l'accorder. «Employez-les, dis-je, à encourager l'introduction des turneps.» Mais tous me le représentèrent comme impossible; ils ont essayé tant de fois, le gouvernement l'a fait de son côté sans résultat; cela leur paraît une chose dont il faut désespérer. Je ne dis pas que l'on n'avait fait jusqu'ici que des sottises et que le vrai moyen de réussir était de tout défaire pour recommencer. Je n'assiste jamais à aucune Société d'agriculture, soit en France, soit en Angleterre, sans me demander, à part moi, si même bien dirigées elles font plus de bien que de mal; c'est-à-dire si les avantages que l'agriculture nationale en retire ne sont pas plus que balancés par le préjudice qu'elles causent en détournant l'attention publique d'objets importants, ou en revêtant ces objets importants de formes frivoles, qui les font dédaigner. La seule société réellement utile serait celle qui, dans l'exploitation d'une grande ferme, offrirait un parfait exemple à l'usage de ceux qui y voudraient recourir, qui se composerait, par conséquent, d'hommes pratiques; reste maintenant la question de savoir si tant de bons cuisiniers ne gâteraient pas la sauce.

Les idées du public sur les grandes affaires de Versailles changent chaque jour, chaque heure. On paraît croire à présent que les communes ont été trop loin dans leur dernier vote, et que l'union de la noblesse, du clergé, de l'armée, du parlement et du roi les écrasera. On parle de cette union comme se préparant; on dit que le comte d'Artois, la reine et le parti qui prend son nom s'arrangent à cet effet, pour le moment où les démarches des communes demanderont d'agir avec vigueur et ensemble. L'abolition du parlement passe chez les meneurs populaires pour une mesure essentiellement nécessaire; parce que, tant qu'ils existent, ce sont des tribunaux auxquels la cour peut recourir, si elle avait l'intention de menacer l'existence des états généraux; de leur côté, ces grands corps ont pris l'alarme et voient avec un profond regret que leur refus d'enregistrer les ordonnances royales a créé dans la nation une puissance non seulement hostile, mais encore dangereuse pour eux-mêmes. On sait aujourd'hui partout que, si le roi se débarrassait des états et gouvernait sur des principes tels quels, tous ses édits seraient reçus par tous les parlements. Dans ce dilemme et l'appréhension de ce jour, on se tourne beaucoup vers le duc d'Orléans, comme chef, mais avec une défiance générale très visible: on déplore sa conduite, on regrette de ne pouvoir compter sur lui dans des circonstances difficiles; on le sait sans fermeté, redoutant fort d'être éloigné des plaisirs de Paris; on se rappelle les bassesses auxquelles il descendit il y a longtemps afin d'être rappelé d'exil. On est cependant tellement au dépourvu, qu'on s'arrange de lui; le bruit qui s'est répandu qu'il était déterminé d'aller, à la tête d'une fraction de la noblesse, se joindre aux communes pour vérifier ensemble les pouvoirs, a causé beaucoup de satisfaction. On tombe d'accord que s'il avait quelque peu de fermeté, avec son énorme revenu de 7 millions (306, 204 l. st.) et les 4 175 000 l. en plus qui lui feront retour à la mort de son beau-père le duc de Penthièvre, il pourrait tout, en se mettant à la tête de la cause populaire.

Le 13. — Visité le matin la Bibliothèque royale de Paris, que je n'avais pas encore vue. C'est un vaste local, magnifiquement rempli, comme tout le monde sait. Tout est combiné pour la commodité des lecteurs: il y en avait 60 ou 70. Au centre des salles, des cages de verre renferment des modèles d'instruments de différents arts que l'on garde pour la postérité; ils sont à l'échelle exacte des proportions; on y voit entre autres ceux qui servent au potier, au fondeur, au briquetier, au chimiste, etc., etc., et un très grand relief de jardin anglais, pauvrement conçu, qui a été ajouté dernièrement. Dans tout cela, pas une charrue, pas un iota d'agriculture; il serait cependant bien plus aisé et infiniment plus utile de représenter une ferme que ce jardin. Je ne fais pas de doute que dans bien des cas il n'y ait une utilité très grande à conserver exactement ces modèles; je le vois clairement, au moins pour la culture; pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour les autres arts? Cela a toutefois un tel air de joujoux que je ne répondrais pas que, si ma petite fille eût été ici, elle n'eût pleuré pour qu'on les lui donnât. Visité la duchesse d'Anville, chez qui je me suis trouvé avec l'archevêque d'Aix, l'évêque de Blois, le prince de Laon, le duc et la duchesse de Larochefoucauld (j'avais connu ces trois derniers à Bagnères de Luchon), lord et lady Camelford, lord Eyre, etc., etc.

Toute la journée je n'ai entendu parler que d'inquiétudes sur ce que cette crise des états va produire. L'embarras du moment est extrême. Tout le monde convient qu'il n'y a pas de ministère. La reine se rapproche du parti des princes, dont le comte d'Artois est le chef, et ils sont si hostiles à M. Necker que la confusion touche au dernier degré. Mais le roi, qui personnellement est le plus honnête homme du monde, n'a d'autres souhaits que de faire le bien. Cependant, dénué de ces qualités dominantes qui mettent l'homme à même de prévoir les difficultés et de les éviter, il ne sait à quels conseils se vouer.

On dit que M. Necker tremble pour son pouvoir, et il circule sur son compte des anecdotes peu à son avantage, et probablement fausses: il aurait intrigué pour se faire bien venir de l'abbé de Vermont, lecteur de la reine, dont l'influence est grande dans les choses dont il veut bien se mêler: c'est peu croyable, car ce parti est excessivement contraire a M. Necker, et l'on raconte même qu'il y a deux jours, le comte d'Artois, madame de Polignac et quelques autres rencontrant madame Necker dans le jardin privé de Versailles, où ils se promenaient, s'abaissèrent jusqu'à la siffler. S'il y avait la moitié de vrai là-dedans, il est clair que le ministre devrait se retirer au plus vite. Tous ceux qui adhèrent à l'ancienne constitution, ou plutôt à l'ancien gouvernement, le regardent comme leur ennemi mortel, disant, avec raison, qu'à son entrée aux affaires il aurait pu tout ce qu'il aurait voulu, le roi et le royaume étaient entre ses mains; mais que les erreurs dont il s'est rendu coupable, par faute de plans bien arrêtés, ont été cause de tout le mal qu'on a éprouvé depuis. Ils l'accusent hautement de la réunion des notables, comme d'une fausse démarche qui n'a rien produit que de mauvais, et ils ajoutent que c'était une folie de laisser le roi se rendre aux états généraux avant que leurs pouvoirs fussent vérifiés, et les mesures nécessaires prises pour conserver la séparation des ordres, surtout après avoir accordé le doublement du tiers. Il aurait dû nommer des commissaires pour recevoir la vérification avant d'admettre personne. Ils lui reprochent, en outre, d'avoir fait tout cela par une excessive et insupportable vanité, qui lui faisait croire que ses connaissances et sa réputation lui laisseraient la direction des états. Le portrait d'un homme tracé par ses ennemis doit nécessairement être chargé; mais voici de ses traits dont chacun ici reconnaît la vérité, quelque joie maligne qu'il éprouve des erreurs de son caractère. Les amis les plus intimes de M. Necker soutiennent que c'est de bonne foi qu'il a agi et qu'il est en principe partisan du pouvoir royal aussi bien que de l'amélioration du sort du peuple. La pire chose que je connaisse de lui, est son discours pour l'ouverture des états; c'était une belle occasion qu'il a perdue: aucune vue grandiose ou magistrale, aucune détermination des points sur lesquels devait porter le soulagement du peuple, ni des nouveaux principes de gouvernement qu'il fallait adopter; c'est le discours que l'on attendrait d'un commis de banque de quelque habileté. À ce propos il y a une anecdote qui vaut qu'on la rapporte; il savait que son organe ne lui permettrait pas de le lire dans une si grande salle et devant une si nombreuse assemblée; en conséquence, il avait averti M. de Broussonnet, de l'Académie des sciences et secrétaire de la Société royale d'Agriculture, de se tenir prêt à le remplacer. Il avait assisté à une séance annuelle générale de cette Société, où M. de Broussonnet avait lu un discours d'une voix puissante, entendue distinctement à la plus grande distance. Ce Monsieur le vit plusieurs fois pour prendre ses instructions et s'assurer qu'il entendait bien les changements faits même après que le discours eut été fini. Il se trouvait avec lui la veille de la séance d'ouverture, à neuf heures du soir; le lendemain, quand il revint, il trouva le manuscrit chargé de nouvelles corrections que M. Necker avait faites en le quittant; elles portaient principalement sur le style, et montraient combien il attachait d'importance à la forme; il eût mieux fait, à mon avis, de se préoccuper davantage des idées. Cette petite anecdote me vient de M. de Broussonnet lui-même. Ce matin trois curés de Poitou se sont joints aux communes pour la vérification de leurs pouvoirs et ont été reçus avec des applaudissements frénétiques; ce soir à Paris on ne parle de rien autre chose. Les nobles ont discuté toute la journée sans arriver à une conclusion et se sont ajournés à lundi.

Le 14. — Visité le Jardin du Roi, où M. Thouin a eu la bonté de me montrer quelques petites expériences qu'il avait faites sur des plantes qui promettent beaucoup pour les cultivateurs, surtout le lathyrus biennis et le melilotus siberica[20], que l'on vante beaucoup comme fourrages; tous deux sont bisannuels, mais durent trois ou quatre ans si on les coupe avant qu'ils aient monté en graine (l'Achillea siberica et un astragalus réussissent assez bien).[21] Le chanvre de Chine a produit des graines parfaites, ce qu'il n'avait pas encore fait en France. Plus je vois M. Thouin, plus je l'apprécie; c'est un des hommes les plus aimables que je connaisse.

M. Vandermonde m'a fait voir, avec une politesse et un empressement infinis, le Conservatoire royal des machines. Ce qui m'a frappé davantage, est la machine de M. Vaucanson pour faire une chaîne. On me dit que M. Watt, de Birmingham, l'a beaucoup admirée, ce qui paraît ne pas déplaire à mes compagnons. Une autre pour denter les roues de fer. Il y a un hache-paille, d'après un original anglais, et le modèle d'une grotesque charrue destinée à marcher sans chevaux: ce sont les seules machines agricoles. Plusieurs inventions très ingénieuses pour tordre la soie, etc., etc. Théâtre-Français, le Siège de Calais, par M. de Belloy, pièce médiocre, mais populaire. Les meneurs ont décidé, pour demain, de faire déclarer illégales toutes les taxes levées sans l'autorisation des états, mais de les voter immédiatement pour un certain terme, soit pour deux ans, soit pour la durée de la session actuelle des états. Ce projet est très approuvé des amis de la liberté: c'est très certainement une mesure raisonnable, fondée sur des principes justes, et qui jettera la cour dans un grand embarras.

Le 15. — Voici un beau jour, tel que jamais on n'en eût attendu de pareil en France il y a dix ans. Il devait y avoir une discussion importante sur ce que, dans notre Chambre des communes, on appellerait l'état de la nation. Mon ami, M. Lazowski, et moi, nous étions à Versailles à huit heures du matin. Nous allâmes immédiatement à la salle des états pour nous assurer de bonnes places dans la galerie. Il y avait déjà quelques députés et un auditoire assez nombreux. Le local est trop grand; seuls les organes de stentor ou les voix du timbre le plus clair peuvent se faire entendre; cependant les dimensions mêmes de la salle, qui peut contenir deux mille personnes, donnent de la majesté à la scène. Elle était vraiment pleine d'intérêt. Le spectacle des représentants de vingt-cinq millions d'hommes, à peine sortis des misères de deux cents ans de pouvoir absolu, et appelés aux bienfaits d'une constitution plus libre, s'assemblant sous les yeux du public, auquel les portes étaient ouvertes, ce spectacle, dis-je, était bien fait pour raviver toute flamme cachée, toute émotion d'un coeur libéral, pour me faire bannir toute idée que ce peuple s'était montré trop souvent hostile envers le mien, et pour me raire reposer les yeux avec plaisir sur le splendide tableau du bonheur d'une grande nation, de la félicité des millions d'hommes qui n'ont point encore vu le jour. M. l'abbé Sieyès ouvrit les débats. C'est un des principaux zélateurs de la cause populaire; il ne pense pas à modifier le gouvernement actuel, qui lui paraît trop mauvais pour être modifié en rien; mais ses idées tendent à le voir renversé, car il est républicain et violent; c'est la réputation qu'on lui fait généralement, et il la justifie assez par ses pamphlets. Il parle sans grâce et sans éloquence, mais il argumente très bien; je devrais dire: Il lit, car il lisait, en effet, un discours préparé. Sa motion, ou plutôt sa série de motions, tendait à faire déclarer aux communes qu'elles se considéraient comme l'assemblée des représentants reconnus et vérifiés de la nation française, en admettant le droit de tous les députés absents (de la noblesse et du clergé) d'être reçus parmi eux sur vérification de leurs pouvoirs. M. de Mirabeau parla, sans le secours d'aucunes notes, pendant près d'une heure, avec une chaleur, une animation, une éloquence qui lui donnent droit au titre d'orateur. Il s'opposa, avec une grande force de raisonnement, aux mots reconnus et vérifiés de la motion de l'abbé Sieyès, et proposa à la place le nom de représentants du peuple français, puis avança les résolutions suivantes: qu'aucune autre assemblée ne pût arrêter par un veto l'effet de leurs délibérations: que tous les impôts fussent déclarés illégaux et concédés seulement pour la durée de la présente session et non au delà; que les dettes du roi fussent reconnues par la nation et payées sur des fonds à ce destinés. On l'écouta avec attention et on l'applaudit beaucoup. M. Mounier, député du Dauphiné, homme de grand renom et qui a aussi publié quelques brochures très bien reçues du public, fit une motion différente: de se déclarer les représentants légitimes de la majorité de la nation; d'adopter le vote par tête, et non par ordre; de ne jamais reconnaître aux représentants du clergé et de la noblesse le droit de délibérer séparément.

M. Rabaud-Saint-Étienne, protestant du Languedoc; auteur, lui aussi, d'écrits sur les affaires présentes, homme de talent considérable, parla à son tour pour émettre les propositions: que l'on se proclamât les représentants du peuple de France, que les impôts fussent déclarés nuls, qu'on les accordât seulement pour la durée de la session des états; que la dette fût vérifiée et consolidée et un emprunt voté. Ce qui fut fort approuvé, sauf l'emprunt que l'assemblée rejeta avec répugnance. Ce député parle avec clarté et précision, et ne s'aide de ses notes que par intervalles. M. Barnave, un tout jeune homme, de Grenoble, improvisa avec beaucoup de chaleur et d'animation; quelques-unes de ses phrases furent d'un rythme si heureux, et il les prononça de façon si éloquente, qu'il en reçut beaucoup d'applaudissements; plusieurs membres crièrent bravo! Quant à leur manière générale de procéder, elle pèche en deux endroits: on permet aux spectateurs des tribunes de se mêler aux débats par leurs applaudissements et d'autres expressions bruyantes d'approbation, ce qui est d'une grossière inconvenance, et a même son danger; car s'ils peuvent exprimer leur approbation, ils peuvent en conséquence exprimer leur déplaisir, c'est-à-dire siffler, aussi bien que battre des mains; ce qui, dit-on, s'est produit plusieurs fois: de la sorte ils domineraient les débats et influenceraient la délibération. En second lieu, il n'y a pas d'ordre parmi les députés eux-mêmes; il y a eu plus d'une fois aujourd'hui une centaine des membres debout à la fois, sans que M. Baillie (Bailly) pût les ramener à l'ordre. Cela dépend beaucoup de ce qu'on admet des motions complexes; parler dans une même proposition de leur titre, de leurs pouvoirs, de l'impôt, d'un emprunt, etc., etc., paraîtrait absurde à des oreilles anglaises, et l'est en effet. Des motions spéciales fondées sur des propositions simples, isolées, peuvent seules produire de l'ordre dans les débats, car on n'en finit pas lorsque 500 membres viennent tous motiver leur approbation sur un point, leur dissentiment sur un autre. Une assemblée délibérante ne devrait procéder aux affaires qu'après avoir établi les règles et l'ordre à suivre dans ses séances, ce qu'on fera seulement en prenant le règlement d'autres assemblées expérimentées, en confirmant ce que l'on y trouve d'utile, en modifiant le reste selon les circonstances. Comme je pris ensuite la liberté de le dire à M. Rabaud-Saint-Etienne, on aurait pu prendre dans le livre de M. Hatsel le règlement de la Chambre des communes, on aurait ainsi épargné un quart du temps. On leva la séance pour le dîner. Nous dînâmes nous-mêmes chez M. le duc de Liancourt, au Palais, où se trouvèrent 20 députés. J'étais à côté de M. Rabaud-Saint- Etienne, et j'eus avec lui une longue conversation; tous parlent avec une égale confiance de la chute du despotisme. Ils prévoient bien que l'on fera des tentatives très pernicieuses contre la liberté, mais ils croient l'excitation de l'esprit populaire trop grande maintenant pour pouvoir être domptée désormais. En voyant que le débat actuel ne pouvait arriver aujourd'hui à une conclusion, que toutes les probabilités sont contraires à ce qu'il se termine même demain, à cause du grand nombre d'orateurs qui veulent y prendre part, je suis retourné le soir à Paris.

Le 16. — Dugny. 10 milles de Paris. J'y suis allé en compagnie de M. de Broussonnet, pour voir M. Creté de Palieul, le seul cultivateur pratique de la Société d'agriculture, M. de Broussonnet, dont personne ne peut surpasser le zèle pour l'honneur et les progrès de l'agriculture désirait que je voie les cultures et les améliorations d'un homme si haut placé parmi les agriculteurs de France. Nous sommes allés d'abord chez le frère de M. Creté, qui tient à présent la poste. Il a 140 chevaux. On visita sa ferme, et il nous montra des avoines et des froments très beaux en somme, quelques-uns même d'une qualité supérieure; mais je dois avouer que ma satisfaction eût été plus grande si ses écuries n'avaient pas été remplies dans une vue toute différente de la ferme. Il est inutile de chercher un système de rotation en France. M. Creté sème deux, trois et jusqu'à quatre fois du blé blanc dans la même pièce. À dîner, je causai beaucoup avec les deux frères et quelques cultivateurs du voisinage sur ce sujet, et je leur recommandai soit les turneps, soit les choux, suivant le sol, pour rompre leur succession de froments. Chacun d'eux, excepté M. de Broussonnet, se prononça contre moi. «Pouvons-nous faire du blé après les navets et les choux?» Certes, et avec succès, si vous essayez sur une petite étendue; mais cela est rendu impraticable par le temps qu'il faut pour consommer la plus grande partie de cette récolte. «Cela nous suffit, si nous ne pouvons faire du blé après les racines; elles ne valent rien pour la France.» Cette idée est partout à peu près la même en ce royaume. Je leur dis alors qu'ils pourraient n'emblaver que la moitié de leurs terres et être cependant de bons cultivateurs. Ainsi, par exemple: 1° des fèves; 2° du blé; 3° des lentilles; 4° du blé; 5° du trèfle; 6° du blé; cela leur convint mieux, bien que leur méthode leur parût plus profitable. La chose la plus intéressante dans leur culture est la chicorée (Chicorium intybus). Je fus satisfait de voir que M. Creté de Palieul en avait aussi bonne opinion que jamais, que son frère l'avait adoptée, et qu'elle réussissait très bien dans leurs fermes et celles de quelques voisins. Je ne vois jamais cette plante sans me féliciter d'avoir voyagé pour quelque chose de plus que pour écrire dans un cabinet, sans me dire que son introduction en Angleterre serait assez pour que l'on dît d'un homme que ce n'est pas en vain qu'il a vécu. J'en parlerai plus tard, ainsi que des expériences de M. Creté.

Le 17. — Toutes les conversations roulent sur la motion de l'abbé Sieyès, que l'on croit devoir être votée, bien qu'on lui préfère celle du comte de Mirabeau. Mais sa réputation le paralyse: on le soupçonne d'avoir reçu 100 000 livres de la reine; bruit aveugle, improbable. S'il était vrai, sa conduite serait très différente; mais quand un homme n'a pas été exempt des plus grandes erreurs (pour parler modérément), les soupçons l'accompagnent sans cesse, quoiqu'il soit aussi innocent de ce qui les cause que le plus pur de leurs patriotes. Ce bruit en éveille d'autres; ainsi que c'est à son instigation qu'il a publié ses anecdotes sur la cour de Berlin, et que le roi de Prusse, informé de cette publication, a fait répandre par toute l'Allemagne les Mémoires de madame de la Mothe. Voilà les histoires éternelles, les soupçons et les absurdités pour lesquelles Paris a toujours été si fameux. On voit aisément toutefois, par la tournure de la conversation, même sur le sujet le plus ridicule, pourvu qu'il soit d'intérêt public, jusqu'où va la confiance en certains hommes, et sur quoi elle est fondée. Dans toutes les sociétés, quelle que soit leur composition, vous entendez vanter les talents du comte de Mirabeau; c'est le premier écrivain, c'est le premier orateur de France. Il ne pourrait cependant compter sur six votes de confiance dans les états. Ses écrits toutefois se répandent par tout Paris et dans les provinces; il a publié un Journal des états; mais quelques numéros furent d'une telle force, d'une telle témérité, que le gouvernement lui imposa silence par ordre exprès. On attribue ce coup à M. Necker, dont la vanité était blessée au vif par le peu de cérémonie avec lequel on le traitait. Tel était le nombre des souscripteurs, que j'ai entendu mettre à 80 000 liv. (3 500 l. st.) par an le profit de M. de Mirabeau. Depuis cette suppression il publie, une ou deux fois par semaine, un petit pamphlet répondant au même but de donner un compte rendu des débats; il y met pour titre: 1re, 2e, 3e Lettres du comte de Mirabeau à ses commettants. Quoique pleins de violence, de sarcasme et de sévérité, la cour, arrêtée sans doute par ce titre, n'a pas trouvé à propos de les suspendre. Il y a de la faiblesse et de la lâcheté à prohiber ainsi une seule publication, parmi tant d'autres qui font gémir la presse, et dont la tendance manifeste est de renverser l'état de choses actuel. D'un autre côté, c'est folie et aveuglement de permettre que de pareils pamphlets circulent dans tout le royaume, même par les soins du gouvernement, entre les mains duquel sont les postes et les diligences: il n'y a rien qu'on n'en doive attendre. — Passé la soirée à l'Opéra-Comique: de la musique italienne, des paroles italiennes, des chanteurs italiens, et des applaudissements si continus, si enthousiastes, que les oreilles françaises doivent faire de rapides progrès. Qu'aurait dit Jean-Jacques s'il avait vu un tel spectacle à Paris!

Le 18. — Hier, en conséquence de la motion amendée de l'abbé Sieyès, les communes ont décrété: qu'elles prendraient le titre d'Assemblée nationale; que se considérant comme en activité, toutes taxes étaient illégales, mais que leur levée serait accordée pour le temps de la session; qu'enfin elles procéderaient sans délai à la consolidation de la dette et au soulagement de la misère du peuple. Ces mesures donnent bon espoir aux partisans extrêmes d'une nouvelle constitution; mais je vois évidemment, parmi les personnes de sens plus rassis, une grande appréhension que cette démarche n'ait été trop précipitée. C'est une violence dont la cour peut se saisir comme prétexte et tourner au préjudice du peuple. Le raisonnement de M. de Mirabeau contre ces mesures était très fort et très juste: Si je voulais employer, contre les autres motions les armes dont on se sert pour attaquer la mienne, ne pourrais-je pas dire à mon tour: De quelque manière que vous vous qualifiiez, que vous soyez les représentants connus et vérifiés de la nation, les représentants de vingt-cinq millions d'hommes, les représentants de la majorité du peuple, dussiez-vous même vous appeler l'Assemblée nationale, les états généraux, empêcherez-vous les classes privilégiées de continuer des assemblées que Sa Majesté a reconnues? Les empêcherez-vous de prendre des délibérations? Les empêcherez-vous de prétendre au veto? Empêcherez-vous le roi de les recevoir, de les reconnaître, de leur continuer les mêmes titres qu'il leur a donnés jusqu'à présent? Enfin, empêcherez-vous la nation d'appeler le clergé, le clergé, la noblesse, la noblesse?

À la Société royale d'agriculture, où j'ai voté comme tout le monde, pour élire le général Washington membre honoraire. Cette motion avait été faite par M. de Broussonnet, à qui j'avais présenté le général comme un excellent fermier avec lequel j'avais eu une correspondance sur ce sujet. L'abbé Commerel, qui était présent, me donna une petite brochure de lui sur un nouveau sujet: le Chou à faucher, et un sac en papier plein de semence.

Le 19. — Accompagné M. de Broussonnet chez M. Parmentier à l'hôtel des Invalides, où nous avons dîné. Il y avait là un président du Parlement, un Mailly, beau-frère du chancelier, l'abbé Commerel, etc. Je l'ai noté, il y a deux ans, M. Parmentier est le meilleur des hommes, et, comme on peut le voir par ses écrits, s'entend mieux que tout autre en ce qui regarde la boulangerie. Après le dîner, promenade à la plaine des Sablons pour voir les pommes de terre que la Société y cultive et ses préparations du sol pour les navets; je n'en dirai que ceci seulement: que je souhaite de voir mes frères se tenir obstinément à leur agriculture scientifique, laissant la pratique à ceux qui s'y connaissent. C'est une chose bien triste, pour des cultivateurs savants, que Dieu ait créé une peste semblable au chiendent (triticum repens)!

Le 20. — Des nouvelles! Des nouvelles! Chacun s'étonne de ce qu'il aurait dû s'attendre à voir arriver: un message du roi aux présidents des trois ordres, les prévenant qu'il les réunirait lundi, et des gardes françaises, avec la baïonnette au bout du fusil, placées à chaque porte de la salle des états pour empêcher qui que ce soit d'entrer, sous prétexte des préparatifs pour la séance royale. La manière dont s'est exécuté cet acte de violence mal inspiré a été aussi mal inspirée que l'acte lui-même. M. Bailly n'avait reçu d'autre avertissement qu'une lettre du marquis de Brézé, et les députés se réunirent à la porte de la salle sans savoir qu'elle fût fermée. On ajouta ainsi, de gaieté de coeur, des formes provoquantes à une mesure suffisamment odieuse et inconstitutionnelle par elle-même. On prit sur les lieux une noble et ferme résolution: ce fut de se transporter immédiatement au Jeu de Paume, et là l'assemblée tout entière s'engagea, par serment, de ne se séparer que de son propre mouvement, et de se considérer et d'agir comme Assemblée nationale partout où la violence et les hasards de la fortune pourraient la chasser; les prévisions étaient si menaçantes, que des exprès furent envoyés à Nantes annonçant la nécessité où se verrait peut- être l'assemblée de chercher un refuge dans quelque ville éloignée. Ce message et la fermeture de la salle des états sont le résultat de conciliabules très longs et très fréquents tenus en présence du roi, à Marly, où il a été plusieurs jours sans voir personne, et où l'on n'admettait, même les officiers de la cour, qu'avec un soin et une circonspection extrêmes. Les frères du roi n'ont pas place au conseil; mais le comte d'Artois suit sans cesse les délibérations et en fait part à la reine dans de longues conférences qu'ils ont ensemble. À la réception de ces nouvelles à Paris, le Palais-Royal fut en feu: les cafés, les magasins de brochures, les galeries et les jardins étaient remplis par la foule; l'inquiétude se voyait dans tous les yeux; les bruits que l'on faisait courir prêtant à la cour des intentions de la dernière violence, comme si elle avait résolu d'anéantir tout ce qui, en France n'appartenait pas au parti de la reine, étaient d'une absurdité incroyable; mais rien n'était trop ridicule pour la foi aveugle de la populace. Il était cependant curieux de voir, parmi les personnes de classe plus élevée (car je fis plusieurs visites après l'arrivée de ces nouvelles), l'opinion reprocher à l'Assemblée nationale (comme elle s'appelait) d'avoir été trop loin, d'avoir avec trop de précipitation, de violence, adopté des mesures que la masse du peuple ne soutiendrait pas. Nous pouvons conclure de là que si la cour, instruite de ces dernières démarches, poursuit un plan ferme et habile, la cause populaire aura peu de raisons de s'en louer.

Le 21. — II est impossible, dans un moment si critique, de s'occuper a autre chose que de courir de maison en maison demander des nouvelles et de noter les idées et les opinions qui ont le plus de cours. Le moment actuel est, entre tous, celui qui contient en germe les futures destinées de la France. La résolution par laquelle les communes se sont déclarées Assemblée nationale, indépendamment des deux autres ordres et du roi lui- même, en rejetant toute possibilité de dissolution, est la prise de possession de tous les pouvoirs du royaume. Elles se sont toutes d'un coup transformées dans le Long-Parlement de Charles 1er. Il n'est pas besoin de perspicacité pour s'assurer que, si une telle prétention n'est pas mise à néant, le roi, les grands seigneurs et le clergé sont a jamais dépouillés de leur part de pouvoir. On ne doit pas souffrir de l'armée ou d'un parlement une démarche aussi audacieuse et destructive de l'autorité royale comme des intérêts qu'elle attaque directement. Si l'on n'y met obstacle, tous les autres pouvoirs tomberont devant celui des communes. Avec quelle anxieuse inquiétude ne doit-on pas attendre la décision de la couronne pour savoir si elle se montrera ferme dans cette occasion, sans se départir du système de liberté absolument nécessaire en ce moment. Tout bien considéré, c'est-à- dire connaissant le caractère des gens au pouvoir, il ne faut espérer ni plan bien arrêté, ni ferme exécution. Passé la soirée au théâtre. Madame Rocquère (Raucourt) jouait la Reine dans Hamlet; on se figurera aisément comment la pièce de Shakespeare a été mise en pièces; le talent admirable de l'actrice lui rendait cependant un peu de vie.

Le 22. — J'arrivais à Versailles, à six heures du matin, afin d'être, prêt pour la séance royale. Nous déjeunions avec le duc de Liancourt quand on nous apprit que le roi l'avait remise à demain. Hier il y a eu une séance du conseil, qui s'est prolongée jusqu'à minuit; Monsieur et le comte d'Artois y assistaient: chose extraordinaire et attribuée à l'influence de la reine, le comte d'Artois, l'adversaire constant des plans de M. Necker, s'est opposé à son système et a obtenu de faire remettre la séance de vingt-quatre heures, pour qu'il y ait aujourd'hui conseil en présence du roi. En sortant du château, nous allâmes chercher les députés; il courait plusieurs versions sur le lieu de leur réunion. Nous vîmes d'abord les Récollets; ils y avaient été, mais s'y trouvant peu commodément, ils s'étaient rendus à Saint-Louis, où nous les suivîmes; nous arrivâmes à temps pour voir M. Bailly ouvrir la séance et lire la lettre du roi, ajournant la séance royale à demain. L'aspect de celle assemblée était extraordinaire: une foule immense se pressait en dedans et autour de l'église; l'inquiétude des regards, la variété d'expression causée par la différence des opinions et des sentiments, imprimaient aux visages de tout le monde un caractère que je n'avais jamais vu auparavant. La seule affaire d'importance que l'on traita, et qui dura jusqu'à trois heures, fut la réception du serment et de la signature de quelques députés absents au Jeu de Paume, et la réunion de trois évêques et de cent cinquante députés du clergé, qui vinrent faire vérifier leurs pouvoirs et furent accueillis par de tels applaudissements, de telles acclamations de la foule, que l'église en retentit. Apparemment les habitants de Versailles, au nombre de 60 000, sont, jusqu'au dernier, dans les intérêts des communes: ceci est remarquable, car cette ville est nourrie par le palais, et si la cour n'y est pas populaire, on peut supposer ce qu'en pense le reste du royaume. Dîné avec le duc de Liancourt au Palais: il s'y trouvait beaucoup de noblesse et de députés des communes, entre autres le duc d'Orléans, l'évêque de Rhodez, l'abbé Siéyes, et M. Rabaud-Saint-Etienne.

Voici un des exemples les plus frappants de l'impression que produisent les grands événements sur les hommes de classes diverses. Dans la rue et dans l'église Saint-Louis, il y avait une telle inquiétude sur chaque visage, que l'importance du moment se lisait dans les physionomies. Toutes les formes de civilité ordinaires étaient négligées; mais parmi les personnes du rang bien plus élevé avec lesquelles je m'assis à table, la différence me frappa. Il n'y avait pas, dans trente convives, cinq personnes dans la figure desquelles on pût deviner qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire; la conversation fut même plus indifférente que je ne l'aurais cru. Si elle l'avait été complètement, il n'y aurait rien eu d'étonnant; mais on fit, avec la plus grande liberté, des observations qui furent reçues de façon à prouver qu'on ne les trouvait pas déplacées. N'aurait-on pas cru, dans ce cas, à une plus grande énergie de sentiments et d'expressions, à une plus grande vivacité dans un entretien sur cette crise qui nécessairement devait remplir toutes les pensées? Cependant chacun mangeait, buvait, se promenait, souriait avec une négligence qui me confondait: je ne revenais pas de tant de froideur. Il y a peut-être une certaine nonchalance devenue naturelle aux gens de bonne société par suite d'une longue habitude, et qui les distingue du vulgaire: celui-ci a, dans l'expression de ses sentiments, mille rudesses qu'on ne retrouve pas à la surface polie de ceux dont les manières ont été adoucies, sinon usées par le frottement de la société. Cette remarque serait injuste dans la plupart des cas; mais, je le confesse, le moment actuel, le plus critique, sans aucun doute, que la France ait traversé depuis la fondation de la monarchie, puisque le conseil qui doit décider de la conduite du roi est assemblé, ce moment aurait motivé une tout autre tenue. La présence et surtout les manières du duc d'Orléans y pouvaient être pour quelque chose, mais pour bien peu; ce ne fut pas sans un certain dégoût que je lui vis plusieurs fois montrer un esprit de mauvais aloi et un air moqueur qui, je le suppose, font partie de son caractère; autrement il n'en eût rien paru aujourd'hui. À en juger par ses façons, l'état des affaires ne lui déplaît pas. L'abbé Siéyès a une physionomie remarquable: son oeil vif et toujours en mouvement pénètre la pensée des autres, mais se tient soigneusement sur la réserve, pour ne pas livrer la sienne.

Autant cette figure a de caractère, autant celle de Rabaud-Saint- Étienne a de nullité; elle lui fait tort cependant, car ses talents sont incontestables. On semble d'accord que si le comte d'Artois l'emporte dans le conseil, M. Necker, le comte de Montmorin et M. de Saint-Priest se retireront; en ce cas, la rentrée triomphale de M. Necker aux affaires est inévitable. — Ce soir. — Le plan du comte d'Artois est accepté; le roi le déclarera demain dans son discours; M. Necker a offert sa démission, que le roi a refusée. On se demande maintenant quel est ce plan.

Le 23. — Le grand jour est passé: dès le matin Versailles semblait rempli de troupes; vers dix heures, on forma la haie dans les rues avec les gardes françaises, quelques régiments suisses, etc. La salle des états était entourée, des sentinelles postées à tous les passages et à toutes les portes; aucune autre personne que les députés n'était admise. Ces préparatifs militaires étaient mal entendus, car ils semblaient trahir l'odieux et l'impopularité des mesures que l'on allait proposer, et l'attente, peut-être la crainte, d'un mouvement populaire. On déclarait, avant que le roi eût quitté le château, que ses projets étaient hostiles à la nation par la force qui paraissait les escorter. C'est cependant le contraire qui a eu lieu: on connaît les propositions; ce plan avait du bon, on accordait beaucoup au peuple sur des points essentiels, et cela avant que les états eussent pourvu aux difficultés de finances qui les ont fait réunir, en leur laissant ainsi plein pouvoir de faire ensuite, dans l'intérêt de la nation, ce que les circonstances auraient permis; il semble qu'ils eussent dû accepter, moyennant quelques garanties pour leur future réunion, sans laquelle rien n'est assuré; mais comme une courte négociation peut aisément amener cela; je crains que les députés ne se rendent conditionnellement. L'emploi de la force armée, quelques imprudentes tentatives du parti royal, pour agir sur la constitution intérieure, et la réunion des états, jointe à la mauvaise humeur qu'ils avaient eu le temps de couver depuis trois jours, empêchèrent les communes d'accueillir le roi avec des acclamations. Le clergé et quelques nobles crièrent «Vive le roi!» mais les trois quarts de l'assemblée firent contraste par leur silence. Il paraît qu'on était résolu d'avance à ne souffrir aucune violence, car lorsque le roi fut parti, le clergé et la noblesse s'étant retirés, le marquis de Brézé attendit qu'obéissant aux ordres de la couronne, le tiers se rendît aussi dans la salle préparée pour lui; puis s'apercevant que personne ne bougeait, — Messieurs, dit-il, vous connaissez les intentions du roi. Un silence de mort s'ensuivit, et alors les talents supérieurs s'emparèrent de cet empire, devant lequel disparaissent toutes les autres considérations. Les yeux de l'assemblée entière furent tournés sur le comte de Mirabeau, qui, à l'instant, répondit au marquis de Brézé: «Oui, monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi, et vous qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux; vous qui n'avez ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant pour éviter toute équivoque et tout délai, je vous déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance de la baïonnette.» Sur quoi, ce fut un cri unanime de «Tel est le voeu de l'assemblée.» On confirma sur-le-champ les arrêtés pris antérieurement, et sur la motion du comte de Mirabeau, on déclara l'inviolabilité de la personne des députés, aussi bien hors de I'assemblée que dans son sein, et fut réputé infâme et traître quiconque ferait contre eux une tentative.

Le 24. — La fermentation à Paris passe toute conception; toute la journée il y a eu dix mille personnes au Palais-Royal; on avait apporté ce matin un récit très complet des événements d'hier, qui a été lu et commenté à la foule par plusieurs des meneurs apparents de petites sociétés. À ma grande surprise les propositions du roi n'ont rencontré qu'un dégoût universel. Il ne disait rien d'explicite sur le retour périodique des états; il regardait comme une propriété tous les vieux droits féodaux. Ceci et le changement de l'équilibre de la représentation, dans les assemblées provinciales, est ce qui cause le plus de répugnance. Mais au lieu d'espérer et de tendre vers des concessions ultérieures sur ces points, afin de les faire mieux concorder avec les voeux de la majorité, le peuple semble saisi d'une sorte de frénésie, repoussant tout moyen terme, et insister sur l'absolue nécessité de la réunion des ordres, afin que, tout pouvoir passant au tiers, il puisse effectuer ce qu'on appelle la régénération du royaume:mot favori, auquel on n'attache aucun sens bien précis, et que l'on explique vaguement par la réforme générale de tous les abus. On croit aussi beaucoup à la démission de M. Necker, et on semble s'y attacher plus particulièrement qu'à des points d'une bien autre importance. Il est clair pour moi, d'après les conversations et les harangues dont j'ai été le témoin, que les réunions permanentes du Palais-Royal, qui arrivent à un degré de licence et à une furie de liberté à peine croyables, s'unissant aux innombrables publications incendiaires que chaque heure a vues naître, depuis l'assemblée des états, ont tellement enflammé les désirs du peuple, et lui ont donné l'idée de changements si radicaux, que rien ne le satisferait maintenant de ce que pourraient faire ou le roi ou la cour. En conséquence, il serait de la dernière inutilité de faire des concessions, si on n'est pas fermement résolu non-seulement à les faire observer par le roi, mais aussi à maintenir le peuple, en s'occupant en même temps de rétablir l'ordre. Mais la pierre d'achoppement de ce projet, comme de tous ceux que l'on peut imaginer, comme chacun le sait et le crie dans les carrefours, c'est la situation des finances qu'il n'est guère possible de restaurer que par un secours libéral, accordé par les états, ou par une banqueroute. Il est de notoriété publique que ce point a été chaudement débattu en conseil. M. Necker a prouvé que la banqueroute était inévitable, si l'on rompait avec les états avant que les finances ne fussent en ordre, et la terreur d'une telle mesure, que pas un ministre n'oserait prendre sur soi, a été la grande difficulté qui s'est opposée aux projets de la reine et du comte d'Artois. On a eu recours à un moyen terme, par lequel on espère se gagner un parti dans la nation et dépopulariser assez les députés pour s'en débarrasser ensuite; cette attente sera infailliblement trompée. Si du côté du peuple on avance que les vices d'un gouvernement suranné rendent nécessaire l'adoption d'un système nouveau, et qu'il n'y a que les mesures les plus vigoureuses qui soient susceptibles de mettre la nation en possession des bienfaits d'un gouvernement libre, on réplique, de l'autre côté, que le caractère personnel du roi doit éloigner toute crainte de voir employer la violence; que, sous quelque régime que ce soit, l'état des finances doit être réglé ou par le crédit ou par la banqueroute, qu'il faut temporiser pour gagner, dans les négociations, ce que la force mettrait en question; qu'en poussant les choses à l'extrême, on s'expose à une coalition des autres ordres avec l'armée, le parlement et même cette partie prépondérante du peuple qui désapprouve les excès. Quand à tout cela on ajoute la possibilité de jeter le pays dans une guerre civile, avec laquelle on est si familiarisé que son nom est sur toutes les lèvres, nous devons avouer que, si les communes refusent obstinément ce qui leur est proposé, elles exposent d'immenses bienfaits assurés aux hasards de la fortune, qui peut- être les fera maudire par la postérité, au lieu de faire bénir leur mémoire comme celle de vrais patriotes qui n'avaient en vue que le bonheur de leur pays. Les oreilles me bourdonnaient de politique depuis quelques jours, j'allai m'en refaire à l'Opéra- Italien. Rien ne valait pour cela la pièce que l'on donnait: la Villanella rapita, de Bianchi, composition vraiment délicieuse. Croirait-on que ce même peuple qui naguère n'estimait d'un opéra que les danses et n'entendait que des orages de cris, suit maintenant avec passion les mélodies italiennes, les applaudit avec goût et avec enthousiasme, et cela sans qu'elles empruntent le secours d'un seul pas! La musique est charmante, élégamment enjouée, légère et gracieuse; il y a, pour la signora Mandini et Vigagnoni, un duo de premier mérite. La Mandini est une cantatrice qui vous fascine: sa voix n'est rien; mais sa grâce, son expression, son âme, s'harmonisent dans une exquise sensibilité.

Le 25. — La conduite de M. Necker est sévèrement critiquée, même parmi ses amis, aussitôt qu'ils sortent d'un certain monde. On assure positivement que l'abbé Siéyès, MM. Mounier, Chapelier, Barnave, Turgot, Tourette, Rabaud et autres chefs de partis se sont presque mis à ses genoux pour qu'il insiste à faite accepter sa démission, dans la conviction que sa retraite jetterait plus que toute autre chose le parti de la reine dans des difficultés infiniment plus graves et plus embarrassantes. Mais sa vanité a prévalu sur leurs efforts pour lui faire prêter l'oreille aux paroles insidieuses de la reine, qui a l'air de lui demander grâce et lui fait croire que lui seul est capable de maintenir la couronne sur la tête du roi. En même temps qu'il se prête à ces manoeuvres, contrairement à l'intérêt des amis de la liberté, il brigue les applaudissements de la populace de Versailles d'une manière déplorable. Pour aller chez le roi et pour en revenir, les ministres ne traversent jamais la cour à pied; ce dont M. Necker s'avisa, quoiqu'il ne l'eût pas fait dans des temps plus tranquilles, afin de provoquer les louanges, de s'entendre appeler le Père du peuple, et de traîner sur ses traces une foule immense qui l'acclame. Presque au même moment que la reine, dans une entrevue privée, parlait à M. Necker, ainsi que je l'ai dit, elle recevait les députés de la noblesse, en appelait à leur honneur pour soutenir les droits de son fils qu'elle leur présentait, montrant clairement que, si les projets du roi n'étaient pas vigoureusement soutenus, la monarchie était perdue et la noblesse engloutie. Tandis que le tumulte soulevé par M. Necker faisait retentir le château, le roi, se rendant en voiture à Marly, n'était accueilli que par un lugubre et morne silence, et cela, après avoir accordé au peuple et à la cause de la liberté plus qu'aucun de ses prédécesseurs. Telle est la foule, telle l'impossibilité de la satisfaire dans un moment comme celui-ci, lorsque l'imagination exaltée pare toutes les chimères des couleurs enchanteresses de la liberté. Je suis très curieux d'apprendre le résultat des délibérations qui ont suivi les premières protestations des communes contre la violence militaire employée d'une façon à la fois si injustifiable et si peu judicieuse. Si les propositions du roi étaient venues après le vote des subsides, et à propos de quelques questions moins importantes, ce serait autre chose; mais les présenter avant d'avoir un shilling de voté, ou une mesure prise pour sortir de cet embarras, change l'affaire du tout au tout. Le soir, la conduite de la cour est inexplicable et inconséquente: tandis que par la séance royale on avait tout fait pour maintenir la séparation des ordres, on a permis à une grande partie du clergé de se réunir aux communes. Le duc d'Orléans, à la tête de quarante-sept membres de la noblesse, fait de même: et, autre preuve de l'instabilité des conseils de la cour, les communes se sont maintenues dans la grande salle des états, malgré l'exprès commandement du roi. Le fait est que la séance royale était contraire à ses sentiments personnels, et que ce n'est qu'avec beaucoup de difficulté que le conseil la lui avait fait adopter; aussi, lorsqu'à chaque instant il devenait de plus en plus urgent de donner des ordres efficaces pour le maintien du système proposé, il fallut, de nouveau, livrer bataille sur chaque point, et le projet ne fut que mis en train sans que l'on y persistât. Voilà ce qu'on en dit, et c'est probablement la vérité. On voit aisément que mieux aurait valu, pour mille raisons, ne pas prendre cette mesure, car le gouvernement a perdu tout prestige et toute énergie, et le peuple va se montrer plus exigeant que jamais. Hier, à Versailles, la populace a insulté, et même maltraité, les membres du clergé et de la noblesse connus par leurs efforts pour maintenir la séparation des ordres. L'évêque de Beauvais a reçu à la tête une pierre qui l'a presque assommé.[22] On a brisé toutes les fenêtres chez l'archevêque de Paris, et il a dû changer de logement; le cardinal de Larochefoucauld a été hué et sifflé. La confusion est si grande, que la cour ne peut compter que sur les troupes; encore dit-on maintenant d'une manière positive que, si ordre est donné aux gardes françaises de faire feu sur le peuple, ils refuseront. Cela n'étonne que ceux qui ne savent pas combien ils sont las des mauvais traitements, de la conduite et des manoeuvres du duc du Châtelet, leur colonel; tant les affaires de la cour ont été mal menées sous tous les rapports, tant elle a été malheureuse dans le choix des hommes dont dépendent le plus sa sûreté et même son existence! Quelle leçon pour les princes qui souffrent que de vils courtisans, des femmes, des bouffons, s'emparent d'un pouvoir qui n'offre de sécurité qu'entre les mains de l'habileté et de la prudence. On affirme que ces troubles ont été machinés par les meneurs des communes, et quelques-uns payés par le duc d'Orléans. La confusion du ministère est au comble. — Le soir, Théâtre-Français: le Comte d'Essex et la Maison de Molière.

Le 26. — Chaque moment semble apporter au peuple une nouvelle ardeur; les réunions du Palais-Royal sont plus nombreuses, plus violentes et plus audacieuses que jamais, et dans la réunion des électeurs, convoqués à Paris pour envoyer une députation à l'Assemblée nationale, grands comme petits ne parlaient de rien moins que d'une révolution dans le gouvernement et de l'établissement d'une libre constitution. Ce qu'on entend par libre constitution n'est pas difficile à deviner: c'est la République; car les doctrines du temps y tendent de plus en plus chaque jour; on dit toutefois que l'État doit conserver la forme monarchique ou que, du moins, il y a besoin d'un roi. On est étourdi dans les rues par les colporteurs de pamphlets séditieux et de relations d'événements chimériques dont la commune tendance est de maintenir le peuple dans la frayeur et l'incertitude. Il n'y a pas d'exemple d'une nonchalance, d'une stupidité pareilles à celles de la cour. Le moment demanderait la plus grande décision; et hier, pendant que l'on discutait s'il serait doge de Venise ou roi de France, le roi était à la chasse! Jusqu'à onze heures du soir, et comme nous en avons été informés ensuite, presque jusqu'au matin le Palais Royal a présenté un spectacle curieux. La foule était prodigieuse; on faisait partir des pièces d'artifice de toutes sortes, et tout l'édifice était illuminé; les réjouissances se faisaient pour célébrer la réunion du duc d'Orléans et de la noblesse aux communes; elles se joignaient à la liberté excessive ou plutôt à la licence des orateurs populaires. Ce bruit, cette agitation, les alarmes excitées un peu auparavant, ne laissent pas respirer la foule et la préparent singulièrement pour exécuter les projets, quels qu'ils soient, des meneurs de l'Assemblée: elle est entièrement contraire aux intérêts de la cour; des deux côtés, même aveuglement, même infatuation. Tout le monde comprend aujourd'hui que le projet de la séance royale est hors de question. Au moment que les communes, averties par la circonstance insignifiante de leur réunion dans la grande salle des états, ont soupçonné, de l'hésitation, elles ont méprisé les autres ordres du roi, les ont regardés comme non avenus et ne méritant aucune considération jusqu'à ce qu'on les appuyât par des moyens dont on ne voyait pas trace. Elles ont érigé en maxime que leur droit s'étendait sur beaucoup plus de choses que n'en a mentionnées le roi; qu'en conséquence, elles n'accepteront aucune commission du pouvoir, mais évoqueront tout à elles comme leur appartenant. Beaucoup de personnes avec lesquelles je m'en suis entretenu paraissent n'y rien voir d'extraordinaire; mais il me semble pour moi que de telles prétentions sont également dangereuses et inadmissibles, et menant tout droit à une guerre civile, le comble de l'égarement et de la folie, quand les libertés publiques pourraient certainement être assurées sans recourir à de telles extrémités. Si les communes revendiquent toute autorité, quelle puissance y a-t-il dans l'État, hors les armes, pour repousser leurs empiétements? Elles excitent chez le peuple des espérances sans bornes; si l'effet ne les suit pas, tout sera dans le chaos: le roi lui-même, quelles que soient sa nonchalance, son apathie, son indifférence pour le pouvoir, prendra l'alarme un jour ou l'autre, et prêtera l'oreille à des projets auxquels il ne donnerait pas à présent un moment d'attention. Tout semble indiquer fortement un grand désordre et des troubles intérieurs, et fait voir qu'il eût été plus sage d'accepter les ordres du roi: c'est dans cette idée que je quittai Paris.

Le 27. — On dirait que l'affaire est terminée et la révolution complète. Le roi, effrayé par les mouvements populaires, a défait son oeuvre de la séance royale en écrivant aux présidents de la noblesse et du clergé se joindre avec leurs ordres aux communes, donnant ainsi le démenti à ses ordres antérieurs. On lui a représenté que la disette est si grande dans toutes les parties du royaume, qu'il n'y avait pas d'excès auxquels le peuple ne fût capable de se porter; qu'à moitié mort de faim il écouterait toutes les objections et se tenait, sur le qui-vive pour tous les mouvements; que Paris et Versailles seraient infailliblement brûlés; qu'en un mot tous les malheurs suivraient son obstination à ne pas se départir du plan de la séance royale. Ses appréhensions l'emportèrent sur les conseils du parti qui l'avait dirigé ces derniers jours, et il prit celle décision dont l'importance est telle qu'il ne saura plus maintenant ni où s'arrêter, ni quoi refuser. Sa position dans la réorganisation du royaume sera celle de Charles 1er, spectateur impuissant des résolutions efficaces d'un Long-Parlement. La joie excitée par cet acte a été infinie, et l'Assemblée se mêlant au peuple s'est empressée de se rendre au château; les cris de: Vive le roi! Auraient pu s'entendre de Marly. Le roi et la reine se montrèrent aux balcons et furent reçus par des clameurs enthousiastes, ceux qui dirigeaient ce mouvement connaissant bien mieux la valeur des concessions que ceux qui les avaient faites. J'ai parlé aujourd'hui avec plusieurs personnes, et parmi elles plusieurs nobles, non sans m'étonner de leur voir entretenir l'idée que cette union n'est que pour la vérification des pouvoirs et la confection de la constitution, nouveau terme qu'ils ont adopté comme si leur nouvelle constitution était un pudding que l'on fasse d'après une recette. Je leur ai demandé en vain où est le pouvoir qui les séparera ensuite si les communes n'y veulent pas consentir, chose probable, puisque cet arrangement met toute l'autorité dans leurs mains. J'ai fait appel en vain, pour les persuader, au témoignage des chefs de l'Assemblée qui, dans leurs pamphlets font bon marché de la constitution anglaise, parce que le pouvoir de la couronne et des lords y restreint de beaucoup celui des communes. Le résultat me paraît si évident qu'il n'y a aucune difficulté à le prédire: tout pouvoir réel passera désormais aux communes. Après avoir excité les espérances du peuple dans l'exercice qu'elles en feraient, elles seront incapables de s'en servir avec modération; la cour ne se résignera pas à se voir lier les mains; la noblesse, le clergé, les parlements et l'armée, menacés d'anéantissement, se réuniront pour la défense commune; mais comme un tel accord demande du temps pour s'établir, ils trouveront le peuple armé, d'où une guerre civile sanglante devra suivre. Cette opinion, je l'ai manifestée plus d'une fois sans trouver quelqu'un qui s'y ralliât.[23] À tout hasard, le vent est tellement en faveur du peuple, et la conduite de la cour est si faible, si indécise, si aveugle, qu'il arrivera peu de chose que l'on ne puisse dater de ce moment. De la vigueur et du savoir-faire eussent tourné les chances du côté de la cour, car la grande majorité de la noblesse du royaume, le haut clergé, les parlements et l'armée soutenaient la couronne; son abandon de la seule marche qui assurât son pouvoir laisse place à toutes les exigences. Le soir, les feux d'artifice, les illuminations, la foule et le bruit ont été croissants au Palais-Royal: la dépense doit être énorme, et cependant personne ne sait de source certaine par qui elle est supportée. On donne dans les boutiques autant de pétards et de serpenteaux pour douze sous qu'on en aurait eu pour cinq livres en temps ordinaire. Nul doute que ce ne soit aux frais du duc d'Orléans. On tient ainsi le peuple dans une perpétuelle fermentation, toujours assemblé, toujours prêt à se jeter dans les hasards lorsqu'il y sera appelé par les hommes auxquels il a confiance. Naguère il aurait suffi d'une compagnie de Suisses pour étouffer tout cela, a présent il faudrait un régiment mené avec vigueur; dans quinze jours, c'est à peine si une armée y réussira. Au théâtre, mademoiselle Contat m'a enchanté dans le Misanthrope de Molière. C'est vraiment une grande actrice, réunissant l'aisance, la grâce, le port, la beauté, à l'esprit et à l'âme. Molé a joué Alceste d'une manière admirable. Je ne prendrai pas congé du Théâtre-Français sans lui donner encore une fois la préférence sur tout ce que j'ai vu.

Je quitterai Paris, toutefois, heureux de l'assurance que les représentants du peuple ont sans conteste dans leurs mains le pouvoir d'améliorer tellement la constitution du pays, que désormais les grands abus y soient, sinon impossibles, au moins d'une extrême difficulté à établir; que, par conséquent, ils fonderont une liberté politique entière, et s'ils y réussissent, qu'ils mettront à profit mille occasions de doter leurs compatriotes du bienfait inappréciable de la liberté civile. L'état des finances place en fait le gouvernement sous la dépendance des états et assure ainsi leur périodicité. D'aussi grands bienfaits répandront le bonheur chez vingt-cinq millions d'hommes, idée noble et encourageante qui devrait animer tout citoyen du monde, quels que soient son état, sa religion, son pays. Je ne me permettrais pas un instant de croire que les représentants puissent jamais assez oublier leurs devoirs envers la nation française, l'humanité, leur propre honneur, pour que des vues impraticables, des systèmes chimériques, de frivoles idées d'une perfection imaginaire, arrêtent leurs progrès et détournent leurs efforts de la voie certaine pour engager dans les hasards des troubles les bienfaits assurés qu'ils ont en leur puissance. Je ne concevrai jamais que des hommes ayant sous la main une renommée éternelle, jouent ce riche héritage sur un coup de dés, au risque d'être maudits comme les aventuriers les plus effrénés qui aient jamais fait honte à l'humanité. Le duc de Liancourt ayant une collection de brochures, puisqu'il achète tout ce qui se publie sur les affaires présentes, et entre autres les cahiers de tous les districts et villes de France pour les trois ordres, il y avait pour moi un grand intérêt de parcourir tous ces cahiers, dans la certitude d'y trouver l'énumération des griefs des trois ordres et l'indication des améliorations à apporter au gouvernement et à l'administration. Les ayant tous parcourus la plume à la main pour en faire des extraits, je quitterai Paris demain.

Le 28. — M'étant pourvu d'un cabriolet français (ce qui répond à notre gig) et d'un cheval, je me mis en route après avoir pris congé de mon excellent ami M. Lazowski, dont l'inquiétude sur le sort de son pays m'inspirait autant de respect pour son caractère que les mille attentions que chaque jour je recevais de lui m'avaient donné de raisons pour l'aimer. Ma bonne protectrice, la duchesse d'Estissac, eut la bonté de me faire promettre de revenir chercher l'hospitalité dans son hôtel, au terme du voyage que j'allais entreprendre. Je ne me souviens pas du nom de l'endroit où je dînai en allant à Nangis; mais c'est une station de poste, à gauche, un peu à l'écart de la route. Il n'y avait qu'une mauvaise chambre avec des murailles nues. Le temps était froid et le feu me manquait; car, à peine fut-il allumé, qu'il fuma d'une façon insupportable. Cela me mit d'effroyable humeur. Je venais de passer quelque temps à Paris, au milieu de l'ardeur, de l'énergie et de l'animation d'une grande révolution; dans les moments que ne remplissaient pas les préoccupations politiques, je jouissais des ressources de conversations libérales et instructives, de l'amusement du premier théâtre du monde, et les accents enchanteurs de Mandini m'avaient tour à tour consolé ou charmé pendant des instants trop fugitifs. Le brusque changement de tout cela contre une chambre d'auberge, et d'auberge française, l'ignorance de chacun sur les événements d'alors qui le regardaient au plus haut point, la circonstance aggravante de manquer de journaux avec une presse bien plus libre qu'en Angleterre, formaient un tel contraste que le coeur me manqua. À Guignes, un maître de danse ambulant faisait sauter avec sa pochette quelques enfants de marchands; pour soulager ma tristesse, j'assistai à leurs plaisirs innocents, et je leur donnai, avec une munificence grande, quatre pièces de douze sous pour acheter un gâteau, ce qui les remplit d'une nouvelle ardeur; mais mon hôte, le maître de poste, fripon hargneux pensa que, puisque j'étais si riche, il en devait avoir sa part, et me fit payer neuf livres dix sous pour un poulet maigre et coriace, une côtelette, une salade et une bouteille de mauvais vin. Une si basse et si pillarde disposition ne contribua pas à me remettre de bonne humeur. — 30 milles.

Le 29 — Nangis. Le château appartient au marquis de Guerchy, qui, l'an dernier, à Caen, m'avait fait promettre, par ses instances amicales, de passer quelques jours ici. Une maison presque remplie d'hôtes, dont quelque-uns fort agréables, l'ardeur de M. de Guerchy pour la culture, et l'aimable naïveté de la marquise sur ce point comme sur ceux de la politique et de la vie commune, étaient ce qu'il fallait pour me relever. Mais je me trouvai dans un cercle de politiques avec lesquels je ne pus m'accorder que sur une chose, les souhaits d'une liberté indestructible pour la France; quant aux moyens de l'obtenir, nous étions aux pôles opposés. Le chapelain du régiment de M. de Guerchy, qui a ici une cure et que j'avais connu à Caen, M. l'abbé de …, se montrait particulièrement très porté pour ce que l'on appelle la régénération du royaume, impossible d'entendre par cela, suivant ses explications, autre chose qu'une perfection théorique de gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans son développement et chimérique quant à ses fins. Elle m'a toujours eu l'air suspect, parce que tous ses avocats, depuis les meneurs de l'Assemblée nationale dans leurs pamphlets jusqu'aux messieurs qui me faisaient actuellement son panégyrique, affectaient tous de faire bon marché de la constitution anglaise en ce qui touche à la liberté. Comme elle est, sans aucun doute et selon leurs propres aveux, la meilleure que le monde ait encore vue, ils déclarent en appeler de la pratique à la théorie, chose très admissible (toutefois avec précaution) dans une question de science; mais qui, pour l'établissement de l'équilibre des nombreux intérêts d'un grand royaume, des garanties de la liberté de vingt-cinq millions d'hommes, me partait être le comble de l'imprudence, la quintessence de l'égarement. Mes arguments roulaient sur la constitution anglaise: «Acceptez-la, disais-je, en bloc; c'est l'affaire d'un tour de scrutin; votre représentation égale et réelle pour tous a fait disparaître sa plus grande imperfection; quant au reste, dont l'importance est minime, modifiez-la, mais prudemment; car ce n'est qu'ainsi que l'on touche à une charte qui, dès son établissement, a procuré le bonheur à une grande nation, la grandeur à un peuple que la nature avait fait petit, mais qui, à force de copier humblement ses voisins, s'est rendu dans un siècle le rival des nations les plus illustres dans ces arts qui embellissent la vie humaine, et maître de toutes dans ceux qui contribuent à son bien-être.» On louait mon attachement à ce que je pensais être la liberté; en répondant que le roi de France ne devait pas apposer son veto à la volonté de la nation, que l'armée devait être entre les mains des provinces, et cent idées également absurdes et impraticables.

Tels sont cependant les sentiments que la cour a tout fait pour répandre dans le pays, car, la, postérité le croira-t-elle? Pendant que la presse fourmillait de publications incendiaires tendant à prouver les bienfaits d'un chaos théorique et d'une licence spéculative, on n'a pas employé un seul écrivain de talent à réfuter leur doctrine, en vogue et à les confondre; on ne s'est pas donné la moindre peine pour faire circuler des oeuvres d'une autre couleur. À ce propos, je dois dire que quand la cour vit que les états ne pouvaient plus être convoqués sous leur ancienne forme, qu'il fallait en conséquence procéder à de grandes innovations, elle aurait dû prendre notre constitution pour modèle, rassembler le clergé et la noblesse dans une seule chambre et mettre un trône pour le roi quand il s'y fût rendu; réunir tes communes dans une autre salle, puis faire vérifier par chacune d'elles les pouvoirs de ses membres Dans le cas d'une séance royale, on aurait invité les communes à paraître à la barre de la chambre haute, où des sièges leur eussent été préparés. Dans l'édit de leur constitution, le roi aurait dû copier l'Angleterre assez pour éviter ces discussions préliminaires sur les formes à suivre dans les débats, qui, en France, ont pris deux mois et laissé aux imaginations ardentes du peuple le temps de travailler. De telles mesures auraient permis de faire face, dans les meilleures conditions possibles, aux changements ou événements imprévus qui seraient venus à se produire.

Le château de mon ami est considérable et mieux bâti qu'on ne le faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents ans; je crois que cette supériorité était générale en France dans tous les arts. On y était, j'en suis presque sûr, du temps de Henri IV, bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les rues, les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous sommes parvenus à changer de rôle avec les Français. Comme tous les châteaux que j'ai vus dans ce pays, celui-ci touche à une ville; il en forme même une extrémité; mais l'arrière-façade, donnant sur de belles plantations, sans aucune vue de bâtiments, a tout à fait l'air de la campagne. Le marquis actuel a formé là une pelouse avec des sentiers sablés et sinueux, et d'autres embellissements pour l'encadrer. On y fait les foins, et le marquis, M. l'abbé et quelques autres montèrent avec moi sur la meule pour que je leur montrasse à l'arranger et le tasser. Des politiques aussi ardents, quelle merveille que la meule n'ait pas pris feu! — Nangis est assez près de Paris pour que le peuple s'occupe de ce qui s'y passe; le perruquier qui m'accommodait ce matin m'a dit que chacun était résolu à ne pas payer les taxes si l'Assemblée l'ordonnait ainsi. «Mais les soldats, n'auront-ils rien à dire? — Non, monsieur, jamais; soyez assuré comme nous que les soldats français ne tireront jamais sur le peuple, et puis le feraient-ils, que mieux vaut mourir d'une balle que de faim.» Il me traça un affreux tableau de la misère du peuple: des familles entières étaient dans le plus grand dénûment; ceux qui ont de l'ouvrage n'en retirent pas le profit nécessaire à les nourrir; beaucoup d'autres, trouvent même de la difficulté à se procurer cet ouvrage. Je demandai à M. de Guerchy si c'était vrai; effectivement. Les magistrats ont défendu à la même personne d'acheter plus de deux boisseaux de blé dans le même marché, par crainte d'accaparement. Le sens commun montre que ces mesures tendent directement à accroître le mal, mais il est inutile de discuter avec des personnes dont les idées sont irrévocablement arrêtées. Aujourd'hui, jour de marché, j'ai vu le froment se vendre sous l'empire de ces règlements; un piquet de dragons se tenait au centre de la place pour prévenir les troubles. D'ordinaire le peuple se querelle avec les boulangers, prétendant que le prix qu'ils demandent est au-dessus du cours; de ces mots il passe aux voies de fait, soulève une émeute et se sauve emportant sans bourse délier et le blé et le pain. C'est ce qui est arrivé à Nangis et en plusieurs endroits; la conséquence fut que boulangers et fermiers refusèrent de s'y rendre jusqu'à ce que la disette fût à son comble; alors les céréales durent s'élever à un taux énorme, ce qui augmenta le mal et nécessita vraiment la présence des soldats pour rassurer les pourvoyeurs du marché. J'ai interrogé madame de Guerchy sur les dépenses de la vie; notre ami M. l'abbé était de cette conversation, et il en résulte que pour habiter un château comme celui-ci, avec six domestiques mâles, cinq servantes, huit chevaux, entretenir un jardin, etc., etc., tenir table ouverte, recevant quelque société, sans jamais aller à Paris, il faut environ mille louis de revenu. En Angleterre, ce serait deux mille. Il y a donc entre les modes de vie, et non pas entre le prix des choses, cent pour cent de différence. Il y a des gentilshommes qui vivent ici pour 6 à 8000 liv. (262 à 320 liv. st.) avec deux domestiques, deux servantes, trois chevaux et un cabriolet; en Angleterre, il y en a qui mènent le même train, mais ce sont des prodigues.

Parmi les voisins qui visitaient Nangis se trouvaient M. Trudaine de Montigny et sa jeune et jolie femme. Ils ont un beau château à Montigny et un domaine donnant un revenu de 4000 louis. Cette dame était une demoiselle de Cour-Breton, nièce de M. de Calonne; elle avait dû épouser le fils de M. de Lamoignon, mais elle y avait la plus grande répugnance. Trouvant que les refus ordinaires ne lui servaient de rien, elle se résolut à en donner un qui ne laissât aucune réplique: elle se rendit à l'église, selon les ordres de son père, mais là elle répondit un non solennel au lieu du oui qu'on attendait; elle s'en fut ensuite à Dijon, d'où elle ne bougea pas; le peuple la salua de ses acclamations pour avoir refusé de s'allier avec la cour plénière; partout on loua très fort sa fermeté. Il y avait aussi M. de la Luzerne, neveu de l'ambassadeur de France à Londres, qui voulut bien m'informer dans un anglais pitoyable qu'il avait pris des leçons de boxe de Mendoza. Personne ne serait bien venu à dire qu'il a voyagé sans profit. Est-ce que le duc d'Orléans, lui aussi, aurait appris à boxer? Mauvaises nouvelles de Paris; le trouble s'accroît; les alarmes sont telles que la reine a fait appeler le maréchal de Broglie dans le cabinet du roi; il y a eu plusieurs conférences; le bruit court qu'une armée va être réunie sous son commandement. Cela peut être indispensable, mais quelle triste conduite que d'en être arrivé là!

2 juillet. — Meaux. M. de Guerchy a eu la bonté de me reconduire jusqu'à Coulommiers; j'avais une lettre pour M. Anvée Dumée. De Rosoy à Maupertuis, le pays est varié par des bois, animé par des villages et des fermes isolées se répandant çà et là comme auprès de Nangis. Maupertuis semble avoir été la création du marquis de Montesquiou, qui possède ici un très beau château construit d'après ses propres plans, un grand jardin anglais fait par le jardinier du comte d'Artois et la ville; tout cela est son oeuvre. Le jardin m'a fait plaisir à voir. On a tiré bon parti d'un cours d'eau assez fort et de plusieurs sources jaillissant sur le domaine; elles ont été bien dirigées, et l'ensemble fait preuve de goût. L'application d'une de ces sources au potager est excellente: elle circule en zigzag sur un canal pavé, formant de temps en temps des bassins pour l'arrosement; on pourrait très aisément la conduire alternativement sur chaque planche, comme en Espagne. C'est une suggestion d'une utilité réelle pour ceux qui créeront des jardins en pente, car l'arrosage au moyen d'arrosoirs ou de seaux est misérable, comparé à cette méthode infiniment plus efficace. Je ne reprocherai à ce jardin que d'être trop près de la maison, d'où l'on ne devrait rien avoir en vue que des gazons et quelques bouquets d'arbres. Une plantation convenable pourrait cacher la route. Celle-ci, du reste, jusqu'à Coulommiers, a été admirablement construite en pierres cassées fin comme du gravier, sous les ordres de M. de Montesquiou, et en partie à ses frais. Avant d'en finir avec ce gentilhomme, j'ajouterai que sa famille est la seconde de France, et même la première selon ceux qui admettent ses prétentions, car elle croit remonter aux d'Armagnac, descendance incontestable de Charlemagne. Le roi actuel, quand il signait des actes se rapportant à cette famille, et semblant admettre ce fait ou y faire allusion, remarquait que, par sa signature, il reconnaissait un de ses sujets comme de meilleure maison que lui-même. Mais on s'accorde généralement à laisser le premier rang aux Montmorency, d'où sortent les ducs de Luxembourg et de Laval et le prince de Robec. M. de Montesquiou est député aux états, un des quarante de l'Académie française, à cause de quelques écrits qu'il a publiés, et en outre premier officier de Monsieur, frère du roi, ce qui lui vaut 100 000 liv. par an (4375 l. st.). Dîner avec M. et madame Dumée: la conversation, comme dans toutes les villes de province, ne roule presque que sur la cherté des grains. Il y avait eu marché hier, et émeute malgré la présence des troupes; le blé vaut 46 liv. (2 l. 3 d.) le septier ou demi-quarter, quelquefois plus. — Meaux. — 32 milles.

Le 3. — Meaux ne se trouvait guère sur mon chemin, mais le district qui l'entoure, la Brie, est si célèbre pour sa fertilité, que je ne pouvais passer sans la voir. J'avais des lettres pour M. Bernier, grand fermier du pays, à Chauconin, près Meaux, et pour M. Gibert, de Neufmoutier, grand cultivateur qui a fait, comme son père, une fortune considérable dans l'agriculture. Le premier n'était pas chez lui; je trouvai le second très hospitalier et très disposé à me fournir tous les renseignements que je désirais. Il a élevé une maison belle et commode avec des bâtiments d'exploitation conçus largement et solidement construits. J'étais heureux de voir une telle fortune due tout entière à la charrue. Il ne me laissa pas ignorer qu'il était noble, exempt de tailles, et jouissait du privilège de la chasse, son père ayant acheté la charge de secrétaire du roi; mais, homme sage ayant tout, il vit en fermier. Sa femme apprêta la table, et son régisseur, la fille de laiterie, etc., etc., prirent place avec nous. Voilà de vraies façons campagnardes; elles sont très convenables et ne menacent pas, comme les airs à prétention de petits gentilshommes, de dévorer une fortune pour satisfaire à une fausse honte et à de sottes vanités. La seule chose à laquelle je trouve à redire, c'est la construction d'une habitation bien au delà de sa manière de vivre, et qui ne peut avoir pour effet que d'induire un de ses successeurs à des dépenses qui dissipent ses épargnes et celles de son père. Cela serait sûr en Angleterre; en France, il y a moins de danger.

Le 4. — Gagné Château-Thierry en suivant le cours de la Marne. Le pays est agréablement varié, et offre assez d'accidents de terrain pour former toujours tableau, s'il s'y trouvait des haies. Château-Thierry est magnifiquement placé sur cette rivière. Il était cinq heures quand j'y arrivai, et dans un moment si plein d'intérêt pour la France et même pour l'Europe, je désirais lire un journal. Je demandai un café; il n'y en avait pas dans la ville. On compte ici deux paroisses et quelques milliers d'habitants, et il n'y a pas un journal pour le voyageur dans un moment où tout devrait être inquiétude! Quel abrutissement, quelle pauvreté, quel manque de communications! À peine si ce peuple mérite d'être libre; le moindre effort vigoureux pour le maintenir en esclavage serait couronné de succès. Celui qui s'est habitué à voir, en parcourant l'Angleterre, la circulation rapide et énergique de la richesse, de l'activité, de l'instruction, ne trouve pas de mots assez forts pour peindre la tristesse et l'abrutissement de la France. Tout aujourd'hui j'ai suivi une des plus grandes routes à trente milles de Paris; je n'ai cependant pas vu de diligence; je n'ai rencontré qu'une voiture de personne aisée et rien davantage qui y ressemblât. — 30 milles.

Le 5. — Mareuil. La Marne, large d'environ vingt-cinq perches anglaises, coule à droite dans une riche vallée. Le pays est accidenté, souvent agréable; des hauteurs on en a une belle vue de la rivière. Mareuil est la résidence de M. Leblanc, dont M. de Broussonnet m'avait parlé fort avantageusement, surtout par rapport à ses moutons d'Espagne et à ses vaches de Suisse. C'était lui aussi sur lequel je comptais pour mes renseignements touchant les fameux vignobles d'Épernay, qui produisent le meilleur champagne. Quel fut mon désappointement quand j'appris de ses domestiques qu'il était allé à neuf lieues de là pour ses affaires: «Madame Leblanc y est-elle? — Non, elle est à Dormans.» Mes exclamations de dépit furent interrompues par l'arrivée d'une fort jolie jeune personne qui n'était autre que mademoiselle Leblanc. «Maman sera ici à dîner, et papa ce soir; si vous lui voulez parler, veuillez bien l'attendre.» Quand la persuasion prend d'aussi gracieuses formes, il n'est pas facile de lui résister. Il y a dans la manière de faire les choses un tour qui vous y laisse indifférent on vous y fait prendre intérêt. L'enjouement naturel et la simplicité de mademoiselle Leblanc me firent attendre patiemment le retour de sa mère, en me disant à part moi: «Vous ferez, mademoiselle, une excellente fermière.» Madame Leblanc approuva la naïve hospitalité de sa fille, et m'assura que son mari arriverait le lendemain de bon matin; car elle lui dépêchait un exprès pour ses propres affaires. Le soir, nous soupâmes avec M. B…, mari d'une nièce de M. Leblanc, qui demeure dans le même village. Si l'on ne fait qu'y passer, Mareuil semble un hameau de petits fermiers entouré des chaumières de leurs ouvriers, et la première idée qui vienne, c'est la tristesse qu'il y aurait à y être banni pour la vie. Qui croirait y rencontrer deux familles à leur aise? Trouver dans l'une mademoiselle Leblanc chantant en s'accompagnant sur le sistre; dans l'autre la jeune et belle madame B … jouant sur un excellent piano-forte anglais? Nous avons comparé le prix de la vie en Champagne et en Suffolk: cent louis dans le premier pays en valent cent quatre-vingts dans l'autre, ce que je crois exact. À son retour, M. Leblanc a satisfait à toutes mes demandes de la façon la plus obligeante et m'a donné des lettres pour les propriétaires des crus les plus célèbres.

Le 7. — Épernay, vins fameux. J'étais recommandé à M. Parétilaine (Parctelaine), un des plus grands négociants d'ici, qui, avec deux autres messieurs, eut la bonté d'entrer dans de grands détails sur le profit et le produit des vignes. L'hôtel de Rohan est très bon; je m'y régalai, pour quarante sous, d'une bouteille d'excellent vin mousseux, que je bus à la prospérité de la vraie liberté en France. — 12 milles.

Le 8. — Aï. Petit village non loin de la route de Reims, très fameux par ses vins. J'avais une lettre pour M. Lasnier, qui a soixante mille bouteilles de champagne dans ses caves. Par malheur, il n'était pas chez lui. M. Dorsé en a de trente à quarante mille. Tout le long du chemin, la moisson avait mauvaise apparence, non point à cause d'une forte gelée, mais des froids de la semaine dernière.

Arrivé à Reims à travers les cinq milles de forêts couronnant les hauteurs qui séparent le vallon d'Épernay de la grande plaine de Reims. Le premier coup d'oeil de cette ville, au moment où l'on commence à descendre, est magnifique. La cathédrale s'élève d'un air majestueux, et l'église Saint-Remy termine noblement la ville. Ces aspects de cités sont communs en France; mais, à l'entrée, vous ne trouvez plus qu'une confusion de ruelles étroites, sales, tortueuses et sombres. À Reims, c'est autre chose, les rues sont presque toutes droites, larges et bien bâties; elles vont de pair avec tout ce que je connais de mieux sous ce rapport, et l'hôtel de Moulinet est si grand et si bien servi, qu'il ne détruit pas le plaisir causé par les choses agréables que l'on a vues, en provoquant des sensations toutes contraires chez le voyageur, ce qui est trop souvent le cas dans les hôtels français. On me servit à dîner une bouteille d'excellent vin. Je suppose que l'air condensé (fixed air) est bon pour les rhumatismes, car j'en ressentais quelques atteintes avant d'entrer dans cette province, mais le champagne mousseux les a fait complètement disparaître. J'avais des lettres pour M. Cadot aîné, grand manufacturier et propriétaire d'une vigne étendue qu'il cultive lui-même; à ces deux titres, je devais faire fond sur lui. Il me reçut très courtoisement, répondit à mes demandes et me montra sa fabrique. La cathédrale est grande, mais me frappe moins que celle d'Amiens; elle est cependant richement sculptée, et a de beaux vitraux. On me montra l'endroit où les rois sont couronnés. On entre dans Reims et on en sort par de superbes portes de fer très élégantes; pour ces décorations publiques, ces promenades, etc., etc., les villes de France sont bien supérieures à celles d'Angleterre. Fait halte à Sillery, pour visiter les propriétés du marquis de ce nom; c'est un des plus grands propriétaires de vignes de toute la Champagne: il en a 180 arpents. Ce ne fut qu'en y arrivant que je sus que ce gentilhomme était le mari de madame de Genlis[24]; j'appelai toute mon effronterie à l'aide, pour me présenter au château s'il y avait quelqu'un: je n'aurais pas voulu passer devant la porte de cette femme, que ses écrits ont rendue si célèbre, sans lui rendre visite. En conscience, la Petite Loge où je couchai est une assez mauvaise auberge, sans que cette réflexion en vînt décupler les ennuis; toutefois, l'absence de monsieur et madame mit fin à mes inquiétudes et à mes souhaits. Le marquis est aux états généraux. — 28 milles.

Le 9. — Traversé jusqu'à Châlons un pauvre pays et de pauvres récoltes. M. de Broussonnet m'avait recommandé à M. Sabbatier, secrétaire de l'Académie des sciences; mais il était absent. À l'auberge, l'officier d'un régiment en route sur Paris m'adressa la parole en anglais. — Il l'avait, dit-il, appris en Amérique, damme! Il avait pris lord Cornwallis, damme! Le maréchal de Broglie était nommé commandant en chef d'une armée de 50 000 hommes, réunie autour de Flétris, il le fallait; le tiers état perdait la tête, il avait besoin d'une salutaire correction; ne veulent-ils pas établir une république, c'est absurde! — Pardon, répliquai-je, pourquoi donc vous battiez-vous en Amérique? Pour le même motif, ce me semble. Ce qui était bon pour les Américains, serait-il si mauvais pour les Français? — Aye, damme! Vous voulez vous venger, vous autres Anglais! — Certainement, ce n'est pas une mauvaise occasion. Pourrions-nous suivre un meilleur exemple que le vôtre? — Il me questionna ensuite beaucoup sur ce qui se pensait et se disait chez nous de ces affaires: et j'ajouterai que j'ai rencontré chez presque tout le monde cette même idée: «Les Anglais doivent bien jouir de notre confusion.» On sent vivement qu'on le mérite. — 12 1/2 milles.

Le 10. — Ove (Aauve). — Traversé Courtisseau, petit village avec grande église et un beau cours d'eau que l'on ne songe pas à utiliser pour les irrigations. Maisons à toits plats et saillants comme ceux que l'on voit de Pau à Bayonne. Sainte-Menehould. Affreuse tempête après un jour d'une chaleur dévorante, la pluie était si forte, que c'est à peine si je pus trouver l'abbé Michel, auquel j'étais recommandé. Chez lui, les éclairs incessants ne nous laissaient pas moyen de nous entretenir, car toutes les femmes de la maison vinrent se réfugier dans la chambre où nous nous tenions, sans doute pour chercher la protection de l'abbé; aussi pris-je le parti de m'en aller. Le vin de Champagne, qui valait 40 sous à Reims, vaut 3 fr. ici et à Châlons; il est exécrable, voilà qui met fin à mon traitement pour les rhumatismes. — 25 milles.

Le 11. — Traversé les Islettes, ville (je devrais dire amas de boue et de fumier), avec un aspect nouveau qui semble, ainsi que la physionomie des gens, indiquer une terre non française. — 25 milles.

Le 12. — En montant une côte à pied pour ma jument, je fus rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du temps; je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari n'avait qu'un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval: cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 lb.) de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards d'avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et autres impôts. Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était tout employé à la soupe. — Mais pourquoi, au lieu d'un cheval, ne pas nourrir une seconde vache? — Oh! Son mari ne pourrait pas rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les ânes ne sont pas d'un usage commun dans le pays. On disait, à présent, qu'il y avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les malheureux de sa classe; mais elle ne savait ni qui ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits nous écrasent… — Même d'assez près on lui eût donné de 60 à 70 ans, tant elle était courbée et tant sa figure était ridée et endurcie par le travail; elle me dit n'en avoir que 28. Un Anglais qui n'a pas quitté son pays ne peut se figurer l'apparence de la majeure partie des paysannes en France: elle annonce, à première vue, un travail dur et pénible; je les crois plus laborieuses que les hommes, et la fatigue plus douloureuse encore de donner au monde une nouvelle génération d'esclaves venant s'y joindre, elles perdent, toute régularité de traits et tout caractère féminin. À quoi attribuerons-nous cette différence entre la basse classe des deux royaumes? Au gouvernement. — 23 milles.

Le 13. — Quitté Mar-le-Tour (Mars-la-Tour) à 4 heures du matin; le berger du village sonnait son cor, et rien n'était plus drôle que de voir chaque porte vomir ses moutons et ses porcs, quelquefois des chèvres; le troupeau se grossissant à chaque pas. Moutons misérables et porcs à dos géométriques, formant de grands segments de très petits cercles. Il doit y avoir ici abondance de communaux; mais, si j'en juge par les animaux, ils doivent être terriblement surchargés. — Une des villes les plus fortes de France, on passe trois ponts-levis; l'eau que l'on a à discrétion joue un aussi grand rôle que les ouvrages fortifiés. La garnison ordinaire est de 10 000 hommes, elle est plus faible maintenant. Visité M. de Payen, secrétaire de l'Académie des sciences; il me demanda mon plan, que je lui expliquai; puis il me remit à quatre heures après midi à l'Académie, où il y avait séance, en me promettant de me présenter à quelques personnes qui répondraient à mes questions. Je m'y trouvai: c'était une réunion hebdomadaire. M. Payen me présenta aux membres, et ils eurent la bonté de délibérer sur mes demandes et d'en résoudre plusieurs, avant de procéder à leurs affaires privées. Il est dit dans l'Almanach des Trois-Évechés, 1789, que cette Académie a l'agriculture pour but principal; je feuilletai la liste des membres honoraires pour voir quels hommages elle avait rendus aux hommes de ce temps qui ont le plus servi cet art. Je trouvai un Anglais, Dom Cowley, de Londres. Quel peut être ce Dom Cowley? — Dîné à table d'hôte avec sept officiers, de la bouche desquels, dans un moment si décisif et quand la conversation est aussi libre que la presse, il n'est pas sorti une parole dont je donnerais un fétu; ils n'ont pas abordé de sujet plus important qu'un habit ou un petit chien. Avec eux il n'y a qu'absurdité et libertinage; avec les marchands, un silence morne et stupide. Prenez tout en bloc, vous trouverez plus de bon sens en une demi-heure en Angleterre qu'en six mois en France. Le gouvernement! Toujours, en tout, le gouvernement! — 15 milles.

Le 14. — Il y a un cabinet littéraire à Metz, dans le genre de celui que j'ai décrit à Nantes, mais sur une moins grande échelle; tout le monde y est admis pour lire ou causer, moyennant 4 sous par jour. Je m'y rendis en hâte et trouvai les nouvelles de Paris fort intéressantes, tant celles que donnaient les journaux que d'autres que je tins d'un monsieur que j'y rencontrai. Versailles et Paris sont environnés de troupes: il y a déjà 35 000 hommes; 20 000 sont en marche; on rassemble un grand parc d'artillerie, et tout se prépare pour la guerre. Cette concentration a fait hausser le prix des vivres, et le peuple ne distingue pas aisément les achats pour le compte de l'armée de ceux qu'il croit faits pour le compte des accapareurs. Le désespoir s'empare de lui, aussi le désordre est extrême dans la capitale. Un monsieur, d'un jugement excellent, et très considéré, à en croire les égards qu'on avait pour lui, déplorait de la façon la plus touchante la situation de son pays dans un entretien que nous eûmes à ce sujet; il considère la guerre civile comme inévitable. «Il n'y a pas à en douter, ajoutait-il, la cour, ne pouvant s'accorder avec l'Assemblée, voudra s'en débarrasser; la banqueroute s'ensuivra, puis la guerre, et ce n'est qu'avec des flots de sang qu'on peut espérer établir une libre constitution: il faut cependant qu'elle s'établisse, car le vieux gouvernement est rivé à des abus désormais insupportables. Il convenait avec moi que les propositions de la séance royale, quoique loin d'être tout à fait satisfaisantes, pouvaient cependant servir de base à des négociations qui eussent assuré par degrés «tout ce que l'épée, même la plus triomphante, peut conquérir. La bourse est tout; habilement tenue avec un gouvernement nécessiteux comme le nôtre, elle obtiendrait de lui tout ce que l'on souhaite. Quant à la guerre, Dieu sait ce qu'il en sortira; son bonheur même peut nous ruiner: la France peut, aussi bien que l'Angleterre, nourrir un Cromwell dans son sein.»

Metz est la ville où j'ai vécu au meilleur marché sans exception. La table d'hôte est de 36 sous, y compris du bon vin à discrétion. Nous étions dix, et nous avions deux services et un dessert de dix plats chacun et abondamment fournis. Le souper est le même; je le faisais chez moi avec une pinte de vin et un grand plat d'échaudés, pour 10 sous; mon cheval me coûtait en foin et avoine, 25 sous; mon logement rien; le total de ma dépense journalière s'élevait à 71 sous, soit 2 sh. 11 1/2 d.; en soupant à table d'hôte, c'eût été 97 sous, ou 4 sh. 1/2 d. outre cela, une grande politesse et un bon service. C'était au Faisan. Pourquoi les hôtels où l'on vit à meilleur marché en France sont-ils les meilleurs? — De Metz à Pont-à-Mousson, route pittoresque. La Moselle, qui est une belle rivière, coule dans la vallée entre deux rangs de hautes collines. Non loin de Metz se trouvent les restes d'un ancien aqueduc faisant traverser la Moselle aux eaux d'une source; les paysans se sont bâtis des maisons sous les arches placées de ce côté. À Pont-à-Mousson, M. Pichon, subdélégué de l'intendant pour lequel j'avais des recommandations, me reçut fort honnêtement, satisfit à mes recherches, ce qu'il était, par sa position, plus à même de faire que qui que ce soit, et il me fit voir les choses intéressantes de la ville. Il y en a peu: l'École militaire, pour les fils de gentilshommes sans fortune, et le couvent de Prémontré, dont la superbe bibliothèque a 107 pieds de long sur 25 de large. On me présenta à l'abbé, comme une personne ayant quelque connaissance de l'agriculture. — 17 milles.

Le 15. — J'arrivais à Nancy avec de grandes espérances, car on me l'avait donnée comme la plus jolie ville de France. Je pense qu'après tout elle n'usurpe pas sa réputation en ce qui touche à la construction, à la direction et à la largeur des rues. Bordeaux est plus grandiose, Bayonne et Nantes plus animées; mais il y a plus d'égalité à Nancy; presque tout en est bien, et les édifices publics sont nombreux. La place Royale et le quartier qui y touche sont superbes. — Des lettres de Paris! Tout est en désordre! Le ministère est changé, M. Necker a reçu le commandement de quitter le royaume sans bruit. L'effet sur le peuple de Nancy a été considérable. J'étais avec M. Willemet quand ses lettres arrivèrent, les curieux ne désemplissaient pas la maison; tous s'accordèrent à regarder ces nouvelles comme fatales et devant occasionner de grands troubles. — Quel en sera le résultat pour Nancy? — La réponse fut la même chez tous ceux à qui je fis cette question: Nous sommes de la province, il nous faut attendre pour voir ce que l'on fait à Paris; mais il y a tout à craindre du peuple, parce que le pain est cher; il est à moitié mort de faim, prêt par conséquent à se jeter dans tous les désordres. — Tel est le sentiment général; ils sont presque autant intéressés que Paris, mais ils n'osent pas bouger; ils n'osent pas même se faire une opinion jusqu'à ce que Paris se soit prononcé; de sorte que, s'il n'y avait pas dans les débats une multitude affamée, personne ne penserait à remuer. Ceci confirme ce que j'ai souvent noté, que le déficit n'eût pas produit de révolution sans le haut prix du pain. Cela ne montre-t-il pas l'importance infinie des grandes villes pour la liberté du genre humain? Sans Paris, je doute que la révolution actuelle, qui se propage rapidement en France, eût jamais commencé. Ce n'est pas dans les villages de la Syrie ou du Diarbékir que le Grand Seigneur entend murmurer contre ses décrets, c'est à Constantinople qu'il se voit obligé à des ménagements et à de la prudence même dans le despotisme.

M. Willemet, professeur de botanique, me montra le jardin dont la condition trahit le manque d'argent. Il me présenta à M. Durival, qui a écrit sur la vigne, il me donna un des traités de ce monsieur, avec deux brochures composées par lui-même, sur des sujets de botanique. Il me conduisit aussi chez M. l'abbé Grand- père, amateur d'horticulture; celui-ci, aussitôt qu'il sut que j'étais Anglais, se mit en tête le caprice de me présenter à une dame de mes compatriotes, à laquelle il louait la plus grande partie de sa maison. Je me révoltai en vain contre l'inconvenance de cette démarche; l'abbé n'avait jamais voyagé, il croyait, que, s'il se trouvait aussi éloigné que moi de son pays (les Français ne sont pas forts en géographie), il se sentirait heureux de rencontrer un Français, de même cette dame devait éprouver les mêmes sentiments en voyant un Anglais dont elle n'avait jamais entendu parler. Il nous entraîna et n'eut de cesse qu'après être entré dans l'appartement, C'est à la douairière lady Douglas que je fus ainsi présenté, elle se montra assez bonne pour pardonner cette indiscrétion. Il n'y avait que peu de jours qu'elle était là, avec deux belles jeunes personnes, ses filles; elle avait un superbe chien de Kamtchatka. Les nouvelles que ses amis de la ville venaient de lui communiquer l'affectaient beaucoup; car elle se voyait selon toute apparence forcée à quitter le pays, le renvoi de M. Necker et la formation du nouveau ministère, devant occasionner d'assez terribles mouvements pour qu'une famille étrangère; y trouvât des ennuis sinon des dangers. — 18 milles.

Le 16. — Toutes les maisons de Nancy ont des gouttières et des tuyaux en étain, ce qui rend la promenade dans les rues très commode et très agréable; c'est aussi, au point de vue de la politique, une consommation utile. Nancy et Lunéville sont éclairées à l'anglaise, au lieu d'avoir, ces réverbères suspendus au milieu de la rue communs aux autres villes de France. Avant de terminer ce qui a rapport à mon séjour ici, je veux mettre le voyageur en garde contre l'hôtel d'Angleterre, à moins qu'il ne soit grand seigneur et n'ait d'argent à n'en savoir que faire. On me demanda 3 livres pour la chambre, autant pour un mauvais dîner; le souper, se composant d'une pinte de vin et d'une assiette d'échaudés que je payais 10 sous à Metz, on me le compta 20 sous. Enfin, je fus si peu satisfait, que je transportai mes quartiers à l'hôtel des Halles, où à table d'hôte, en compagnie d'officiers de fort bonnes manières, j'avais pour 36 sous deux beaux services, un dessert et une bouteille de vin, chambre 20 sous. L'hôtel d'Angleterre, cependant, est supérieur comme apparence, c'est le premier de la ville. Arrivé le soir à Lunéville. Les environs de Nancy sont très jolis. — 17 milles.

Le 17. — Lunéville étant le séjour de M. Lazowski, père de mon excellent ami, que l'on avait prévenu de mon voyage, j'allai lui rendre visite. Il me reçut non seulement avec courtoisie, mais avec une façon hospitalière que je commençais à croire inconnue dans cette partie du royaume. J'avais été, depuis Mareuil, si déshabitué de ces attentions cordiales, qu'elles éveillèrent en moi une foule d'agréables sentiments. Mon hôte m'avait fait préparer un appartement; il me fallut l'occuper, et il me fallut promettre de passer quelques jours en vivant avec la famille, à laquelle je fus présenté, particulièrement à M. l'abbé Lazowski, qui avec l'empressement le plus obligeant se chargea de me faire les honneurs du pays En attendant le dîner, nous visitâmes l'établissement des orphelins, qui est bien entendu et bien dirigé. Il faut une semblable institution à Lunéville, qui n'ayant pas d'industrie, se trouve, par conséquent, très pauvre. On m'assura que la moitié de la population, c'est-à-dire 10 000 personnes, se trouve dans le dénûment. La vie est à bon marché. Une cuisinière se paye deux, trois et quatre louis; une femme de chambre sachant coiffer, trois ou quatre louis; une femme à tout faire, un louis. On paye de seize à dix-sept louis de loyer pour une belle maison, neuf louis pour des appartements de quatre à cinq pièces ou cabinets. Après le dîner nous rendîmes visite à M. Vaux, dit Pomponne, ami intime de M. Lazowski; là aussi la cordialité se joignit à la politesse pour me faire accueil. Il me pressa tellement de dîner chez lui le lendemain, que, n'eût été une indisposition qui m'a tenu tout le jour, j'aurais accepté rien que pour jouir de la conversation d'un homme de sens droit et d'esprit cultivé, qui, bien qu'avancé en âge, conserve de l'entrain et le talent de rendre sa société agréable pour tout le monde. La chaleur d'hier a été après quelques coups de tonnerre, suivie d'une nuit fraîche: sans le savoir, je me suis endormi avec les fenêtres ouvertes et j'ai pris froid, selon que m'en a averti une douleur générale dans les membres. Je me lie aussi vite et aussi aisément que qui que ce soit, grâce à mon habitude de voyager; mais je n'aime pas à me mêler aux étrangers quand je me sens malade; c'est ennuyant, on s'en attire trop d'égards, on cause trop de dérangements. Ceci me fit refuser les instances obligeantes de M.M. Lazowski et Pomponne et aussi d'une Américaine très jolie et d'agréable humeur que je rencontrai chez ce dernier. Son histoire est singulière, quoique fort naturelle. C'est une miss Blake, de New-York. Ce qui l'amena à la Dominique, je l'ignore, mais son teint ne souffrit pas du soleil des tropiques. Un officier français, M. Tibalier, lors de la conquête de l'île, la fit sa prisonnière, puis devint bientôt le sien, en tomba amoureux, l'épousa, ramena sa captive en France et l'établit à Lunéville, lieu de sa naissance. Le régiment dont il est major étant en garnison dans une province éloignée, elle se plaint de n'avoir pas vu son mari six mois dans deux ans. En voilà quatre qu'elle habite Lunéville, et la société de trois enfants l'a réconciliée avec une vie qui était toute nouvelle. M. Pomponne, qui, m'assura-t-elle, est le meilleur des hommes, reçoit tous les jours moins pour sa propre satisfaction que pour la distraire. Lui-même est, comme cet officier, un exemple d'affection pour sa ville natale; attaché à la personne de Stanislas dans un emploi honorable, il a beaucoup vécu à Paris parmi les grands, dans la société intime des ministres; mais l'amour du natale solum l'a ramené à Lunéville, où depuis longues années il vit aimé et respecté, au milieu d'une élégante bibliothèque dans laquelle les poètes ne sont pas oubliés, n'ayant pas lui-même peu de talent à traduire en vers fort agréables les sentiments qu'il éprouve. Quelques couplets de lui placés sous le portrait de ses amis sont coulants et bien tournés. J'aurais eu grand plaisir à rester quelques jours à Lunéville; deux maisons m'y offraient une hospitalité cordiale et charmante; mais le voyageur a ses misères: tantôt des contrariétés qui surviennent au moment du plaisir, tantôt un plan arrêté qui ne lui permet pas de se détourner de son sujet.

Le 18. — Héming. Pays sans intérêt. — 28 milles.

Le 19. — Saverne (Alsace). Le pays continue le même jusqu'à Phalsbourg, petite ville fortifiée sur les frontières. Les Alsaciennes portent toutes des chapeaux de paille aussi grands qu'en Angleterre; ils abritent la figure et devraient abriter quelques jolies filles, mais je n'en ai pas encore vu une. Il y a, en sortant de Phalsbourg, des huttes misérables qui ont cependant et cheminées et fenêtres; mais les habitants paraissent des plus pauvres. Depuis cette ville jusqu'à Saverne ce n'est qu'une montagne avec des futaies de chênes; la descente est rapide, la route en zigzags. À Saverne je pus me croire vraiment en Allemagne: depuis deux jours le changement se faisait bien sentir; mais ici, il n'y a pas une personne sur cent qui sache un mot de français. Les appartements sont chauffés par des poêles; le fourneau de cuisine a trois ou quatre pieds de haut, plusieurs détails semblables montrent qu'on est chez un autre peuple. L'examen d'une carte de France et la lecture des historiens de Louis XIV ne m'avaient pas fait comprendre la conquête de l'Alsace comme le fit ce voyage. Franchir une haute chaîne de montagnes, entrer dans une plaine, qu'habite un peuple séparé des Français par ses idées, son langage, ses moeurs, ses préjugés, ses habitudes, cela me donna de l'injustice d'une telle politique une idée bien plus frappante que tout ce que j'avais lu, tant l'autorité des faits surpasse celle des paroles. — 22 milles.

Le 20. — Arrivé à Strasbourg, en traversant une des plus belles scènes de fertilité et de bonne culture que l'on puisse voir en France; elle n'a de rivale que la Flandre, qui la surpasse cependant. Mon entrée à un moment critique pensa me faire casser le cou; un détachement de cavalerie sonnant ses trompettes d'un côté, un autre d'infanterie battant ses tambours de l'autre, et les acclamations de la foule, effrayèrent tellement ma jument française, que j'eus peine à l'empêcher de fouler aux pieds Messieurs du tiers état. En arrivant à l'hôtel, j'ai appris les nouvelles intéressantes de la révolte de Paris: la réunion des gardes françaises au peuple, le peu de confiance qu'inspiraient les autres troupes, la prise de la Bastille, l'institution de la milice bourgeoise, en un mot le renversement complet de l'ancien gouvernement. Tout étant décidé à cette heure, le royaume entièrement aux mains de l'Assemblée, elle peut procéder comme elle l'entend à une nouvelle constitution; ce sera un grand spectacle pour le monde à contempler dans ce siècle de lumières, que les représentants de vingt-cinq millions d'hommes, délibérant sur la formation d'un édifice de libertés comme l'Europe n'en connaît pas encore. Nous verrons maintenant s'ils copieront la constitution anglaise en la corrigeant, ou si, emportés par les théories, ils ne feront qu'une oeuvre de spéculation: dans le premier cas, leurs travaux seront un bienfait pour la France; dans le second, ils la jetteront dans les désordres inextricables des guerres civiles, qui, pour se faire attendre, n'en viendront pas moins sûrement. On ne dit pas qu'ils s'éloignent de Versailles; en y restant sous le contrôle d'une foule armée, il faudra qu'ils travaillent pour elle; j'espère donc qu'ils se rendront dans quelque ville du centre, Tours, Blois ou Orléans, afin que leurs délibérations soient libres. Mais Paris propage son esprit de révolte, il est ici déjà: ces troupes qui ont manqué me jouer un si mauvais tour sont placées pour surveiller le peuple, que l'on soupçonne. On a déjà brisé les vitres de quelques magistrats peu aimés, et une grande foule est assemblée qui demande à grands cris la viande à 5 sols la livre. Il y a parmi eux un cri qui les mènent loin: Point d'impôts et vivent les états.» Visité M. Hermann, professeur d'histoire naturelle en cette université, pour lequel j'avais des lettres. Il a répondu à quelques-unes de mes questions, m'adressant pour les autres à M. Zimmer, qui, ayant pratiqué l'agriculture un peu de temps, s'y entendait assez pour donner de bons renseignements. — Vu les édifices publics et traversé le Rhin pour entrer un peu en Allemagne; mais rien ne marque que l'on change de pays; l'Alsace est allemande; c'est à la descente des montagnes que ce passage se fait. La cathédrale a un bel aspect extérieur; le clocher, si remarquable par sa beauté, sa légèreté et son élévation (c'est un des plus hauts de l'Europe), domine une plaine riche et magnifique, au milieu de laquelle le Rhin, grâce à ses nombreuses îles, ressemble plutôt à une suite de lacs qu'à un fleuve. — Monument du maréchal de Saxe, etc., etc. Je suis très embarrassé à cause de mon voyage à Carlsruhe, résidence du margrave de Bade: il y a longtemps que je m'étais promis de le faire, si jamais j'en venais à cent milles; la réputation du margrave m'aurait fait désirer d'y aller. Il a établi dans une de ses grandes fermes M. Taylor de Bifrons en Kent, et les économistes dans leurs écrits parlent beaucoup d'une expérience entreprise selon leurs plans physiocratiques, qui, quelque absurdes qu'en fussent les principes, montrait beaucoup de mérite chez ce prince. M. Hermann m'a dit aussi qu'il a envoyé une personne en Espagne pour acheter des béliers afin d'améliorer la laine j'aurais souhaité que ce fût quelqu'un qui s'y entendît ce qu'il ne faut guère attendre d'un professeur de botanique. Ce botaniste est la seule personne que M. Hermann connaisse à Carlsruhe; il ne peut, par suite, me donner de recommandation, et M. Taylor ayant quitté le pays, il me paraît impossible à moi, inconnu de tout le monde, de m'aventurer dans la résidence d'un prince souverain. — 22 1/2 milles.

Le 21. — J'ai passé une partie de ma matinée au cabinet littéraire à lire dans les gazettes et les journaux les détails sur les affaires de Paris; je me suis aussi entretenu, avec quelques personnes sensées et intelligentes, sur la révolution présente.

L'esprit de rébellion a éclaté dans diverses parties du royaume, partout la disette a préparé le peuple à toutes les violences: à Lyon, il y a eu d'aussi furieux mouvements qu'à Paris; dans plusieurs autres villes, il en est de même; le Dauphiné est en armes, la Bretagne ouvertement soulevée. On croit que la faim poussera les masses aux excès et qu'il en faut tout craindre, au moment où elles découvriront d'autres moyens de subsistance qu'un travail honnête. Voilà de quelle conséquence il est pour chaque pays, comme pour tous, d'avoir une saine législation sur les grains, législation assurant au cultivateur des prix assez élevés pour l'encourager à s'attacher à cette culture, et préservant par là le peuple des famines. Je suis fixé quant à Carlsruhe; le margrave étant à Saw (Spa), je n'ai plus à m'en préoccuper. — Le soir. — J'ai assisté à une scène curieuse pour un étranger, mais terrible pour les Français qui y réfléchiront. En traversant la place de l'Hôtel-de-Ville, j'ai trouvé la foule qui en criblait les fenêtres de pierres, malgré la présence d'un piquet de cavalerie. La voyant à chaque minute plus nombreuse et plus hardie, je crus intéressant de rester pour voir où cela en viendrait, et grimpai sur le toit d'échoppes situées en face de l'édifice, objet de sa rage. C'était une place très commode. Voyant que la troupe ne répondait qu'en paroles, les perturbateurs prirent de l'audace et essayèrent de faire voler la porte en éclats avec des pinces en fer, tandis que d'autres appliquaient des échelles d'escalade. Après un quart d'heure, qui permit aux magistrats de s'enfuir par les portes de derrière, la populace enfonça tout et se précipita à l'intérieur comme un torrent, aux acclamations des spectateurs.

Dès ce moment, ce fut une pluie de fenêtres, de volets, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, etc., etc., par toutes les ouvertures du palais, qui a de soixante-dix à quatre-vingts pieds de façade; il s'ensuivit une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente, enfin de tout ce qui peut s'enlever de force dans un bâtiment. Les troupes, tant à pied qu'à cheval, restèrent impassibles. D'abord elles n'étaient pas assez nombreuses pour intervenir avec succès; plus tard, quand elles furent renforcées, le mal était trop grand pour qu'on pût faire autre chose que garder les approches sans permettre à personne de s'avancer, mais en laissant se retirer ceux qui le voulaient avec leur butin.[25] On avait mis, en même temps, des gardes à toutes les issues des monuments publics. Pendant deux heures, je suivis les détails de cette scène en différents endroits, assez loin pour ne pas craindre les éclats de l'incendie, assez près pour voir écraser devant moi un beau garçon d'environ quatorze ans, en train de passer du butin à une femme, que son expression d'horreur me fait croire être sa mère. Je remarquai plusieurs soldats avec leurs cocardes blanches au milieu de la foule, qu'ils excitaient sous les yeux des officiers du détachement. Il y avait aussi des personnes si bien vêtues, que leur vue ne me causa pas peu de surprise. Les archives publiques furent entièrement détruites; les rues environnantes étaient jonchées de papiers c'est une barbarie gratuite, car il s'ensuivra la ruine de bien des familles, qui n'ont rien de commun avec les magistrats.

Le 22. — Schelestadt. À Strasbourg et par tout le pays où j'ai passé, les femmes portent leurs cheveux relevés en toupet sur le sommet de la tête, et nattés derrière en natte circulaire de trois pouces d'épaisseur, très bien arrangés, pour prouver qu'elles n'y passent jamais le peigne. Je ne pus m'empêcher d'y voir le nidus de colonies vivantes, et elles n'approchaient pas de moi (la beauté n'est pas leur fort), qu'une démangeaison imaginaire ne me fît me gratter la tête. Dans ce pays tout est allemand, sitôt que vous sortez des villes; les auberges ont de vastes salles communes, avec plusieurs tables toujours servies, où se mettent les différentes sociétés, riches comme pauvres. La cuisine aussi est allemande: on appelle schnitz[26] un plat composé de lard et de poires à la poêle; on dirait d'un mets de la table de Satan, mais je fus bien étonné en y goûtant de le trouver plus que passable. À Schelestadt, j'eus le plaisir de rencontrer le comte de Larochefoucauld, le régiment de Champagne, dont il est le second major, étant en garnison ici. On ne saurait avoir des attentions plus cordiales que les siennes, elles me rappelaient celles en nombre infini que j'avais reçues de sa famille; il me mit en relations avec un bon fermier, qui me donna les renseignements dont j'avais besoin. — 25 milles.

Le 23. — Journée agréable et tranquille, passée avec le comte de Larochefoucauld; nous avons dîné en compagnie des officiers du régiment: le colonel est le comte de Loménie, neveu du cardinal actuel de ce nom. Soupé chez mon ami: il s'y trouvait un officier d'infanterie, Hollandais qui a beaucoup vécu dans les Indes Orientales et parle anglais. Ce jour m'a ravivé; la compagnie de personnes instruites, libérales, bien élevées et communicatives, a été le remède à la sombre apathie des tables d'hôte.

Le 24. — Gagné Isenheim par Colmar. Le pays est entièrement plat; on a les Vosges tout près sur la droite, les montagnes de Souabe à gauche, et entre les deux on en voit paraître une chaîne dans l'éloignement, vers le sud. La grande nouvelle à la table d'hôte de Colmar était curieuse: la reine avait formé le complot, qu'elle était à la veille d'exécuter, de faire sauter l'Assemblée par une mine, et au même moment d'envoyer l'armée massacrer Paris tout entier. Un officier français qui se trouvait là se permit d'en douter, et fut à l'instant réduit au silence par le bavardage de ses adversaires. Un député l'avait écrit, ils avaient vu la lettre, il n'y avait pas d'hésitation. Sans me laisser intimider, je soutins que c'était une absurdité visible au premier coup d'oeil, rien qu'une invention pour rendre odieuses des personnes qui, à mon avis, le méritaient, mais non certes par de pareils moyens. L'ange Gabriel serait descendu tout exprès et se serait mis à table pour les dissuader, qu'il n'aurait pas ébranlé leur foi. C'est ainsi que cela se passe dans les révolutions: mille imbéciles se trouvent pour croire ce qu'écrit un coquin. — 25 milles.

Le 25. — À partir d'Isenheim, le pays s'accidente et devient meilleur jusqu'à Béfort; mais il n'y a ni clôtures, ni maisons disséminées. Grands troubles à Béfort; hier la populace et les paysans ont demandé aux magistrats les armes en magasin; il étaient de trois à quatre mille. Se voyant refuser, ils ont fait du bruit et ont menacé de mettre le feu à la ville; alors on a fermé les portes. Aujourd'hui le régiment de Bourgogne est arrivé pour maintenir l'ordre. M. Necker vient de passer ici pour retourner de Bâle à Paris; quatre-vingts bourgeois l'escortaient à cheval, et les musiques de régiment l'ont accompagné pendant qu'il traversait la ville. Mais la période brillante de sa vie est terminée: depuis sa rentrée au pouvoir jusqu'à l'assemblée des états, il a eu dans ses mains le sort de la France et des Bourbons, et, quelle que soit l'issue de la confusion présente, cette confusion lui sera reprochée par la postérité, puisqu'il pouvait donner aux états la forme qui lui plaisait. Il pouvait, par un décret, établir deux chambres, ou trois, ou une; il pouvait organiser quelque chose qui eût abouti certainement à la constitution anglaise: rien ne lui manquait; c'était la plus belle occasion pour élever un édifice politique qu'un homme eût jamais eue; les plus grands législateurs de l'antiquité n'en connurent jamais de semblable. Selon moi, il l'a manquée complètement, et abandonné aux vents et aux flots ce qui aurait dû recevoir de lui et l'impulsion et la direction. J'avais des lettres pour M. de Bellonde, commissaire de guerre; je le trouvai seul: il m'invita à souper, disant qu'il me ferait rencontrer des personnes bien informées. Lorsque je revins, il me présenta à madame de Bellonde et à un cercle d'une douzaine de dames et de trois ou quatre jeunes officiers; lui-même quitta le salon pour se rendre auprès de madame la princesse de quelque chose, qui se sauvait en Suisse. J'envoyai de bonne heure la compagnie au diable, car je vis du premier coup d'oeil, sur quoi elle avait tant de renseignements à me donner. Il y avait dans un coin une petite coterie autour d'un officier arrivant de Paris: ce monsieur voulut bien nous répéter ensuite que le comte d'Artois et tous les princes du sang, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, toute la famille Polignac, le maréchal de Broglie et un nombre infini de gens de la première noblesse, s'étaient enfuis du royaume, que d'autres les imitaient chaque jour, et qu'enfin le roi, la reine et la famille royale se trouvaient à Versailles, dans une position aussi dangereuse qu'alarmante, sans confiance aucune dans les troupes, et, en réalité, prisonniers. Voici une révolution effectuée comme par magie: il ne reste debout dans le royaume que les Communes; il n'y a plus qu'à voir quels architectes elles feront, maintenant qu'il faut élever un édifice au lieu de celui qui a si merveilleusement croulé. On annonça que le souper était servi; comme je ne me pressai pas de quitter le salon avec les autres personnes, je restai seul en arrière; j'en fus frappé, et je me trouvai dans une singulière position que j'avais cherchée, pour voir si elle m'arriverait. Je pris alors mon chapeau en souriant, et sortis tout droit de la maison. On me rejoignit au bas de l'escalier; mais je parlai d'affaires, de plaisirs ou de quelque autre chose, ou de rien du tout, et retournai en hâte à l'hôtel. Je n'aurais pas rapporté ceci si le moment n'en fournissait l'excuse; les inquiétudes et les distractions du jour doivent remplir la tête d'un homme; quant aux dames, que peuvent penser les dames de France d'un homme qui voyage pour la charrue? — 25 milles.

Le 26. — Pendant les 20 milles jusqu'à l'Isle-sur-Doubs la campagne ne varie pas beaucoup; mais après cela, à Baume-les- Dames, ce n'est plus que montagnes et rochers, beaucoup de bois et de jolis tableaux formés par la rivière qui coule au bas. Tout le pays est dans la plus grande agitation; dans l'une des petites villes où je passai, on me demanda pourquoi je n'avais pas la cocarde du tiers état. On me dit que c'était ordonné par le tiers et que, si je n'étais pas un seigneur, je devais obéir. «Mais supposons que je sois un seigneur, et après, mes ami? — Après, me répliqua-t-on d'un air farouche, la corde; car c'est tout ce que vous méritez!» Il devenait évident que la plaisanterie n'était plus de mise; jeunes garçons et jeunes filles commençaient à s'assembler, signe ordinaire en tous temps et en tous lieux de quelques tristes scènes; si je ne m'étais pas déclaré Anglais, et dans l'ignorance de cet ordre, je ne m'en serais pas tiré à si bon marché. J'achetai immédiatement une cocarde, mais la friponne qui me la vendit la piqua si mal, qu'elle tomba à la rivière avant que j'eusse gagné l'Isle, où je courus encore le même danger. Il était inutile de me dire Anglais; j'étais un seigneur déguisé peut-être, mais certainement un coquin de première volée. En ce moment, un prêtre arriva dans la rue, une lettre à la main; le peuple s'amassa autour de lui, et il lut à haute voix des nouvelles de Béfort, sur le passage de M. Necker, avec quelques traits généraux de la situation de Paris, et des assurances que la position du peuple s'améliorerait. Quand il eut fini, il exhorta la foule à s'abstenir de toute violence et l'engagea à ne pas se bercer de l'idée que les impôts disparaîtraient entièrement, comme s'il avait la conviction que cet espoir devenait général.

On m'entoura de nouveau quand il se fut retiré, on se montra soupçonneux, menaçant; la position ne me semblait rien moins que plaisante, surtout lorsque quelqu'un proposa de s'assurer de moi jusqu'à ce que des personnes connues se portassent mes cautions. J'étais sur le perron de l'hôtel, je demandai à dire quelques mots. Pour leur prouver que j'étais bien Anglais, comme je l'avais dit, je désirais expliquer une particularité des taxes dans mon pays, qui servirait de commentaire à ce qui avait été avancé par M. l'abbé, et que je ne croyais pas absolument juste. Il avait avancé, qu'il fallait que les impôts fussent acquittés comme on l'avait fait jusque-là; qu'ils dussent être payés, il n'y a pas de doute, mais non pas comme ils l'ont été, car on pourrait imiter en ceci l'Angleterre. Nous avons, messieurs, un grand nombre de taxes qui vous sont inconnues en France; mais le tiers état, les pauvres n'en sont pas chargés; ce sont les riches qui payent; toute fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a plus de six; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, et non pas le jardin du petit propriétaire; le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses domestiques, pour la permission de chasser les perdrix de son domaine; le pauvre fermier en est exempt; bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au soulagement du pauvre. Vous voyez donc bien que si, suivant M. l'abbé, il doit toujours y avoir des taxes parce qu'il y en a toujours eu, cela ne prouve pas qu'elles doivent être levées de même; notre manière anglaise serait bien meilleure. Pas un mot de ce discours qui ne fût approuvé par mes auditeurs; ils parurent penser que j'étais un assez bon diable, ce que je confirmai en criant: Vive le tiers sans impositions! Ils me donnèrent alors une salve d'applaudissements et ne me troublèrent pas davantage. Mon mauvais français allait à peu près de pair avec leur patois. J'achetai cependant une autre cocarde, que je fis attacher de façon à ne plus la perdre. Le voyage me plaît moitié moins dans un moment de fermentation comme celui-ci; personne n'est sûr de l'heure qui va suivre. — 35 milles.

Le 27. — Besançon. Au-dessus de la rivière, le pays est montagneux, couvert de rochers et de bois; on y trouve quelques beaux points de vue. J'étais arrivé depuis une heure à peine, quand je vis passer devant l'hôtel un paysan à cheval suivi d'un officier de la garde bourgeoise; son détachement, aux cocardes tricolores, en précédait un autre de fantassins et de cavaliers pris dans l'armée. Je demandai pourquoi la milice (qui compte ici 1, 200 hommes, dont 200 toujours sous les armes) prenait ainsi le pas sur les troupes royales. «Par cette excellente raison, me fut- il répondu: les troupes seraient attaquées et massacrées par la populace, tandis qu'elle ne résistera pas à la garde bourgeoise.» Ce paysan, riche propriétaire dans un village où il se commet beaucoup de pillages et d'incendies, était venu chercher une sauvegarde. Les dégâts faits du côté des montagnes et de Vesoul sont aussi nombreux que repoussants. Bien des châteaux ont été brûlés, d'autres livrés au pillage, les seigneurs traqués comme des bêtes fauves, leurs femmes et leurs filles enlevées, leurs papiers et leurs titres mis au feu, tous leurs biens ravagés; et ces abominations n'ont pas atteint seulement des personnes marquantes, que leur conduite ou leurs principes avaient rendues odieuses, mais une rage aveugle les a étendues sur tous pour satisfaire la soif du pillage. Des voleurs, des galériens, des mauvais sujets de toute espèce, ont poussé les paysans aux dernières violences. Quelques personnes m'informèrent à table d'hôte que des lettres reçues du Mâconnais, du Lyonnais, de l'Auvergne, du Dauphiné, etc., rapportaient des faits semblables et la crainte où l'on était qu'ils ne se reproduisissent par tout le royaume. La France est incroyablement en arrière pour ce qui touche aux communications. Depuis Strasbourg jusqu'ici, je n'ai pas pu voir un journal. Ici, j'ai demandé le cabinet littéraire, il n'y en a pas; les gazettes, on les reçoit au café. C'est très aisé à répondre, mais moins aisé à trouver. Il n'y avait que la Gazette de France, pour laquelle, en ce moment, un homme sensé n'eût pas donné un sou. J'allai dans quatre autres maisons; les unes n'avaient pas même le Mercure; au café Militaire, le Courrier de l'Europe remontait à une quinzaine, et des personnes à l'air respectable s'entretiennent maintenant des nouvelles d'il y a deux ou trois semaines, et montrent clairement par leurs discours qu'elles ne savent rien de ce qui se passe. Dans toute la ville de Besançon, je n'ai trouvé ni le Journal de Paris, ni aucun autre donnant le détail des séances des états; c'est cependant la capitale d'une province grande comme une demi-douzaine de nos comtés anglais et contenant 25 000 âmes, et, ce qui est étrange à dire, la poste n'y vient que trois fois par semaine! Dans un moment où il n'y a ni droit de timbre ni censure, comment n'imprime-t-on pas à Paris un journal pour les provinces, en ayant soin d'en prévenir par des affiches et des placards le public auquel il serait destiné! On croit en province que les députés sont à la Bastille, tandis que la Bastille est démolie; et le peuple, dans son erreur, pille, brûle et dévaste. Cependant, malgré cette ignorance honteuse, on voit tous les jours aux états des hommes qui se disent fiers d'appartenir à la première nation de l'Europe, au plus grand peuple de l'univers! Croient-ils donc que ce sont les assemblées politiques ou les cercles littéraires d'une capitale qui constituent un peuple, et non la diffusion rapide des lumières parmi des esprits préparés par l'habitude du raisonnement à recevoir la vérité et à en faire l'application? Que cette affreuse ignorance de la masse sur ses intérêts soit l'oeuvre de l'ancien gouvernement, personne n'en doutera. Si, ce qu'il y a de grandes raisons de croire, la noblesse dans toute la France est traquée comme en Franche-Comté, il est curieux de voir cet ordre entier souffrir pareille proscription, comme un troupeau de moutons, sans opposer la moindre résistance. Cela confond de la part d'un corps qui a sous la main une armée de 150 000 hommes; sans doute, une partie de ces troupes se révolterait; mais on doit cependant bien compter que les 40 000, peut-être 100 000 nobles de France, pourraient remplir la moitié des rangs de l'armée royale d'hommes qui leur seraient unis par une communauté d'idées et d'intérêts. Mais il n'existe ni réunions, ni associations entre eux, ni relations avec les soldats; ils ne savent pas chercher sous les drapeaux un refuge pour défendre leur cause ou la venger; heureusement pour la France, ils tombent sans lutte et meurent sans qu'on les frappe. Ce mouvement universel de l'intelligence, qui, en Angleterre, transmet avec la rapidité de la foudre, d'un bout du royaume à l'autre, la moindre émotion ou la moindre alarme, ne se retrouve pas en France. Aussi peut-on dire, et peut- être avec vérité, que la chute du roi, de la cour, des pairs, des nobles, de l'armée, de l'Église et des parlements, est due aux suites mêmes de l'esclavage dans lequel ils ont tenu le peuple; que c'est, par conséquent, un juste salaire plutôt qu'un châtiment. — 18 milles.

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