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Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

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Le 28. — Hier, à table d'hôte, quelqu'un raconta comment on l'avait forcé à s'arrêter à Salins, faute d'un passeport, et les ennuis qu'il y avait eu à subir. Je trouvai donc nécessaire de m'en procurer un, et me rendis pour cela au bureau, dans la maison d'un M. Bellamy, avocat, avec qui j'eus la conversation suivante:

«Mais, Monsieur, qui me répondra de vous? Est-ce que personne ne vous connaît? Connaissez-vous quelqu'un à Besançon? — Non, personne; mon dessein, était d'aller à Vesoul, d'où j'aurais eu des lettres; mais j'ai changé de route à cause de ces tumultes. — Monsieur, je ne vous connais pas, et si vous êtes inconnu à Besançon, vous ne pouvez avoir de passeport. — Mais voici mes lettres; j'en ai plusieurs d'autres villes de France; il y en a même d'adressées à Vesoul et à Arbois: ouvrez-les et lisez-les, et vous trouverez que je ne suis pas inconnu ailleurs, bien que je le sois à Besançon. — N'importe, je ne vous connais pas; il n'y a personne ici qui vous connaisse, ainsi vous n'aurez point de passeport. — Je vous dis, Monsieur, que ces lettres vous expliqueront… — Il me faut des gens, et non pas des lettres, pour m'expliquer qui vous êtes; ces lettres ne me valent rien. — Cette façon d'agir me paraît assez singulière; apparemment que vous la croyez très honnête; pour moi, Monsieur, j'en pense bien autrement. — Eh! Monsieur, je ne me soucie de ce que vous en pensez. — En vérité voici ce qui s'appelle avoir des manières gracieuses envers un étranger; c'est la première fois que j'ai eu affaire avec ces messieurs du tiers état, et vous m'avouerez qu'il n'y a rien ici qui puisse me donner une haute idée du caractère de ces messieurs-là. — Monsieur, cela m'est fort égal. — Je donnerai, à mon retour en Angleterre, le détail de mon voyage au public, et assurément, Monsieur, je n'oublierai pas d'enregistrer ce trait de votre politesse, il vous fait tant d'honneur et à ceux pour qui vous agissez! — Monsieur, je regarde tout cela avec la dernière indifférence.»

Le ton de mon interlocuteur était encore plus insolent que ses paroles; il feuilletait ses paperasses de l'air véritablement d'un commis de bureau. Ces passeports sont des choses nouvelles d'hommes nouveaux, avec un pouvoir tout neuf; cela montre qu'ils ne portent pas trop modestement leurs nouveaux honneurs. Ainsi il m'est impossible, sans donner de la tête contre le mur, de voir Salins ou Arbois, où M. de Broussonnet m'a adressé une lettre; mais il me faut courir la chance et gagner aussi vite que possible Dijon, où le président de Virly me connaît pour avoir passé quelques jours à Bradfield, à moins qu'en sa qualité de président et de noble le tiers état ne l'ait déjà assommé. Ce soir au spectacle: misérables acteurs; le théâtre, construit assez récemment, est lourd; le cintre, qui sépare la scène de la salle, ressemble à l'entrée d'une caverne, et la ligne de l'amphithéâtre rappelle les contorsions d'une anguille blessée; l'air et les manières des gens ici ne me reviennent pas du tout, et je voudrais voir Besançon englouti par un tremblement de terre plutôt que de consentir à y vivre. La musique, les hurlements et les grincements de l'Épreuve villageoise de Grétry, pièce détestable, n'eurent pas le pouvoir de me remettre de bonne humeur. Je ne prendrai pas congé de la ville de Besançon, dans laquelle je désire bien ne plus jamais remettre les pieds, sans dire qu'il y a une belle promenade, et que M. Artaud, l'arpenteur, auquel je m'adressai pour avoir des informations, sans avoir pour lui de lettre de recommandation, s'est montré très franc et très poli à mon égard. Il m'a donné tout sujet d'être satisfait par ses réponses à mes questions.

Le 29. — Jusqu'à Orechamp (Orchamps), le pays est sévère, plein de beaux bois et de rochers; cependant il ne plaît pas; il en est comme de ces gens dont les qualités sont estimables, mais que cependant nous ne saurions aimer. Pauvre culture aussi. Au sortir de Saint-Vété (Saint-Wit), riant paysage, formé par la rivière qui revient sur ses pas à travers la vallée qu'animent un village et quelques maisons éparses çà et là: la plus jolie vue que j'aie rencontrée en Franche-Comté. — 23 milles.

Le 30. — Le maire de Dôle est de même étoffe que le notaire de Besançon; il n'a pas voulu me délivrer de passeport; mais comme son refus n'était pas accompagné des airs importants de l'autre, je le laisse passer. Pour éviter les sentinelles, je fis le tour de la ville.

Auxonne. — Traversé la Saône, belle rivière bordée de prairies d'une admirable verdure; il y a des pâturages communaux pour un nombre immense de bétail; les meules de foin sont sous l'eau. Beau pays jusqu'à Dijon, quoique le bois y fasse défaut. On m'a demandé mon passeport à la porte; sur ma réponse, deux mousquetaires bourgeois m'ont conduit à l'Hôtel de ville, où j'ai été interrogé: comme on a vu que j'avais des connaissances à Dijon, il me fut permis d'aller chercher un hôtel. Je joue de malheur: M. de Virly, sur qui je comptais le plus en cette ville, est à Bourbonne-les- Bains, et M. de Morveau, le célèbre chimiste, que je croyais avoir des lettres pour moi, n'en a aucune, et quoiqu'il m'ait reçu fort convenablement quand je me donnai comme son collègue à la Société royale de Londres, je me sentis très mal à mon aise: il m'a cependant prié de revenir demain matin. On me dit que l'intendant d'ici s'est sauvé, et que le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, est passé en Allemagne; on assure positivement, et sans façon, que tous deux seraient pendus s'ils revenaient; de telles idées n'indiquent pas une grande autorité de la garde bourgeoise, instituée pour arrêter les excès. Elle est trop faible pour maintenir l'ordre. La licence et l'esprit de déprédation, dont on parlait tant en Franche-Comté, se sont montrés ici, mais non pas de la même façon. Il y a à présent, dans cet hôtel (la Ville de Lyon), un monsieur, noble pour son malheur, sa femme, ses parents, trois domestiques et un enfant de quelques mois à peine, qui se sont échappés la nuit presque nus de leur château en flammes; ils ont tout perdu, excepté la terre. Cependant ces malheureux étaient estimés de leurs voisins; leur bonté aurait dû leur gagner l'amour des pauvres, dont le ressentiment n'était motivé par rien. Ces abominations gratuites attireront la haine contre la cause qui les a suscitées: on pouvait bien reconstituer le royaume sans recourir à cette régénération par le fer et le feu, le pillage et l'effusion du sang. Trois cents bourgeois montent la garde tous les jours à Dijon: ils sont armés par la ville, mais non payés par elle; ils ont aussi six pièces de canon. La noblesse a cherché son seul refuge parmi eux; aussi, plusieurs croix de Saint-Louis brillent dans les rangs. Le Palais des États est un vaste et superbe édifice, mais il ne frappe pas en proportion de sa masse et de ce qu'il a coûté. Les armes des Condé prédominent et le salon est appelé la salle à manger du Prince. Un artiste de Dijon y a peint un plafond et un tableau de la bataille de Senef; il a choisi le moment où le grand Condé est jeté à bas de son cheval; les deux ouvrages sont d'une bonne exécution. Tombe du duc de Bourgogne, 1404. — Tableau de Rubens à la Chartreuse. On vante la maison de M. de Montigny, mais on refuse de la laisser voir, parce que sa soeur y habite maintenant. En somme, Dijon est une belle ville; les rues, quoique anciennes, sont larges, très bien pavées, et, ce qui n'est pas commun en France, garnies de trottoirs. — 28 milles.

Le 31. — Rendu visite à M. de Morveau, qui, fort heureusement, a reçu ce matin, de M. de Virly, une lettre de recommandation pour moi avec quatre lettres de M. de Broussonnet; mais M. Vaudrey, de Dijon, auquel l'une d'elles est adressée, se trouve absent. Nous eûmes une conversation sur ce sujet si intéressant pour tous les physiciens, le phlogistique. M. de Morveau combat vivement son existence; il regarde la dernière publication du docteur Priestley comme fort en dehors de la question, et me déclare qu'il tient cette controverse pour aussi décidée que celle de la liberté en France. Il me montra une partie de son article: Air pour la Nouvelle Encyclopédie, qui va se publier bientôt; il pense y avoir établi au delà de toute discussion la doctrine des chimistes français sur sa non-existence. Il me pria de revenir le soir pour me présenter à une dame aussi instruite qu'aimable, et m'invita à dîner pour le lendemain. Après l'avoir quitté, je me mis à courir les cafés; mais croirait-on que dans cette capitale de la Bourgogne, je n'en trouvai qu'un où je puisse lire le journal! C'était sur la place, dans une maison de chétive apparence, où je dus l'attendre pendant une heure. Partout on est désireux de savoir les nouvelles, sans qu'il y ait moyen de satisfaire sa curiosité; on se fera une idée de l'ignorance où l'on vit de ce qui se passe par le fait suivant. Personne, à Dijon, n'avait entendu parler du sac de l'Hôtel de ville de Strasbourg; quand je me mis à en parler, on fit cercle autour de moi; on n'en savait pas un mot; cependant voilà neuf jours que c'est arrivé; y en eût- il eu dix-neuf, je doute qu'on eût été mieux renseigné. Si les nouvelles véritables sont longues à se répandre, en revanche on est prompt à savoir ce qui n'est pas arrivé. Le bruit en vogue à présent, et qui obtient crédit est que la reine a été convaincue d'un complot pour empoisonner le roi et Monsieur, donner la régence au comte d'Artois, mettre le feu à Paris et faire sauter le Palais-Royal par une mine! Pourquoi les différents partis des états n'ont-ils pas des journaux, expression de leurs sentiments et de leurs opinions, afin que chacun connaisse, ainsi les faits à l'appui de son opinion et les conséquences que de grands esprits en ont tirées. On a conseillé au roi bien des mesures contre les états, mais aucun de ses ministres ne lui a parlé de l'établissement des journaux et de leur prompte circulation, pour éclairer le peuple sur les points faussement présentés par ses ennemis. Quand de nombreuses feuilles paraissent opposées les unes aux autres, le peuple cherche à y démêler la vérité, et cette recherche seule l'éclaire; il s'instruit et ne se laisse plus tromper si aisément. — Rien que trois convives à table d'hôte, moi et deux gentilshommes, chassés de leurs domaines, à en juger par leur conversation; mais ils ne parlent pas d'incendie. Leur description de cette partie de la province d'où ils arrivent, entre Langres et Gray, est effrayante: il y a eu peu de châteaux brûlés, mais trois sur cinq ont été pillés, et leurs, propriétaires sont heureux de s'enfuir du pays la vie sauve. L'un d'eux, homme très judicieux et bien renseigné, croit que les rangs et les privilèges sont abolis de fait en France, et que les membres de l'Assemblée ayant eux-mêmes peu ou point de propriétés foncières, les attaqueront et procéderont à un partage égal. Le peuple s'y attend; mais, que cela soit ou non, il considère la France comme absolument ruinée. «Vous allez trop loin, répliquai- je, la destruction des rangs n'implique pas la ruine. — J'appelle ruine, me dit-il, une guerre civile générale ou le démembrement du royaume; selon moi, les deux sont inévitables; peut-être pas pour cette année, mais pour l'autre ou celle d'après. Quelque gouvernement que ce soit, fondé sur l'état actuel des choses en France, ne pourra résister à des secousses un peu vives; une guerre heureuse ou malheureuse l'anéantira.» Il parlait avec une profonde connaissance de l'histoire et tirait ses conclusions politiques de façon très rigoureuse. J'ai rencontré peu d'hommes comme lui à table d'hôte. — On peut croire que je n'oubliai pas le rendez-vous de M. de Morveau. Il m'avait tenu parole; madame Picardet est à sa place au salon comme dans le cabinet d'étude; femme d'une simplicité charmante, elle a traduit Scheele de l'allemand et une partie des ouvrages de M. Kirwan de l'anglais; c'est un trésor pour M. de Morveau, car elle peut soutenir sa conversation sur des sujets de chimie aussi bien que sur d'autres, soit agréables, soit instructifs. Je les accompagnai à leur promenade du soir. Madame Picardet me dit que son frère, M. de Poule, était un grand fermier, qu'il avait semé beaucoup de sainfoin, dont il se servait pour l'engraissement des boeufs; elle m'exprima ses regrets de ce qu'il fût trop occupé des affaires de la municipalité pour pouvoir m'accompagner à sa ferme.

1er août. — Dîné avec M. de Morveau, M. le professeur Chaussée et M. Picardet. Ç'a été un beau jour pour moi. La grande et juste réputation qu'a M. de Morveau d'être non seulement le premier chimiste de France, mais aussi l'un des plus célèbres dont l'Europe se fait honneur, suffisait à me faire désirer sa compagnie; mais je goûtais encore le charme de trouver en lui un homme sans affectation, libre de ces airs de supériorité trop communs chez les personnes de renom, et de cette réserve qui voile aussi bien leurs talents que les faiblesses qu'ils veulent cacher. M. de Morveau est un homme affable, enjoué, éloquent, qui, dans tous les rangs de la société, se serait fait rechercher pour l'agrément de son commerce. Dans ce moment même, avec la révolution en marche, sa conversation roulait presque entièrement sur la chimie. Je le pressai, comme je l'avais déjà fait pour le docteur Priestley et M. Lavoisier, de diriger un peu plus ses recherches vers l'application de sa science à l'agriculture, lui représentant qu'il y avait là un magnifique champ d'expériences, où les découvertes ne lui manqueraient pas. Il en convint, en ajoutant qu'il n'avait pas le temps de suivre cette carrière. On voit, par son entretien, que ses vues se dirigent toutes sur l'absurdité du phlogistique, sauf quelques travaux pour l'établissement d'une nomenclature. Tandis que nous étions à dîner, on lui apporta une épreuve de la Nouvelle Encyclopédie, dont la partie chimique est imprimée à Dijon, pour sa convenance. Je pris la liberté de lui dire qu'un homme capable de concevoir une série d'expériences décisives sur les questions scientifiques, et d'en tirer les conclusions utiles, devrait être entièrement voué à ces travaux et à leur publication, et que, si j'étais roi de France, je voudrais que cette occupation fût pour lui si fructueuse, qu'il n'en cherchât pas d'autre. Il se mit à rire et me demanda, puisque j'étais si amateur de manipulations, si hostile aux écrits, ce que je pensais de mon ami le docteur Priestley? En même temps, il expliqua aux deux autres convives combien ce grand physicien avait d'ardeur pour la métaphysique et la théologie militante. Il y aurait eu cent personnes à table, que ce sentiment eût été unanime. M. de Morveau parla toutefois avec une grande estime du talent de mon ami pour la partie, expérimentale: qui ferait autrement en Europe? Je réfléchis ensuite sur les occupations qui empêchaient M. de Morveau d'appliquer la chimie et l'agriculture; il trouve bien cependant du temps pour écrire dans le volumineux recueil de Panckoucke.

Je pose en principe que personne ne peut acquérir une renommée durable dans les sciences naturelles autrement que par les expériences, et qu'ordinairement plus un homme manipule et moins il écrit, mieux cela vaut; ou, pour mieux dire, plus sa renommée sera de bon aloi; ce que l'on gagne à écrire a ruiné bien des savants (ceux qui connaissent M. de Morveau sauront bien que ceci ne le regarde pas; sa position dans le monde le met hors de cause). L'habitude d'ordonner et de condenser les matières, de disposer les faits de façon à faire ressortir rigoureusement les conclusions qu'ils sont destinés à établir, est contraire aux règles ordinaires de la compilation. Il y a par tous pays des compilateurs très capables et très dignes de considération, mais les expérimentateurs de génie devraient se placer dans une autre classe. Si j'étais souverain, ayant, par conséquent, le pouvoir de récompenser le mérite, du moment où je saurais un homme de génie engagé dans une telle entreprise, je lui offrirais le double de ce qui aurait été convenu avec l'éditeur pour le détourner et le remettre dans une voie où il ne trouve pas de rivaux. Quelques personnes trouveront cette opinion fantasque de la part d'un homme qui, comme je l'ai fait, a publié tant de livres; mais elle passera pour naturelle, au moins dans cet ouvrage dont je n'attends aucun profit et dans lequel, par conséquent, il y a beaucoup plus de motifs pour être concis que pour s'étendre en dissertations.

La description du laboratoire de ce grand chimiste montrera qu'il ne reste pas inactif; il y a consacré deux vastes salles admirablement garnies de tout le nécessaire. On y trouve six ou sept fourneaux divers, parmi lesquels celui de Macquer est le plus puissant, des appareils si compliqués et si variés, que je n'en ai vu nulle part de semblable; enfin une collection d'échantillons pris dans les trois règnes de la nature, qui lui donne un air tout à fait pratique. De petits bureaux avec ce qu'il faut pour écrire sont épars çà et là, comme dans la bibliothèque, c'est d'une commodité très grande. Il suit maintenant une série d'expériences eudiométriques, principalement à l'aide des instruments de Fontana et de Volta. À son avis, ces expériences méritent toute confiance. Il garde son air nitreux dans des bouteilles fermées de bouchons ordinaires, ayant soin seulement de les renverser, et l'air résultant est toujours le même, pourvu qu'on se serve des mêmes matériaux. L'expérience qu'il fit devant nous pour déterminer la proportion d'air vital d'une partie de l'atmosphère est très simple et très élégante. On met un morceau de phosphore dans une cornue de verre, dont l'ouverture est bouchée par de l'eau ou du mercure; puis on l'allume au moyen d'une bougie; la diminution du volume occupé, par l'air indique combien il renfermait d'air vital selon la doctrine antiphlogistique. Une fois éteint, le phosphore bout, mais ne s'enflamme plus. M. de Morveau a des balances faites à Paris, qui, chargées de 3 000 grains, accusaient une différence de poids de 1/20e de grain, une pompe à air à cylindres de verre dont l'un a été cassé et réparé, un système de lentilles ardentes selon le comte de Buffon, un vase à absorption, un appareil respiratoire avec de l'air vital dans un vase et de l'eau de chaux dans l'autre, enfin une foule d'instruments nouveaux très ingénieux pour faciliter les recherches sur l'air selon les récentes théories. Ils sont si nombreux et en même temps si bien adaptés à leur fin, que cette sorte d'invention semble être la partie principale du mérite de M. de Morveau. Je voudrais qu'il suivît l'exemple du docteur Priestley, qu'il publiât les figures de ses appareils, cela n'ajouterait pas peu à son immense réputation si justement méritée, et aurait aussi cet avantage d'engager d'autres expérimentateurs dans la carrière qu'il a entreprise. Il eut la bonté de m'accompagner dans l'après-midi à l'Académie des sciences; la réunion se tenait dans un grand salon, orné des bustes des hommes célèbres de Dijon: Bossuet, Fevret, de Brosses, de Crébillon, Piron, Bouhier, Rameau, et enfin Buffon. Quelque voyageur trouvera sans doute dans l'avenir qu'on y aura joint celui d'un autre homme qui ne le cède à aucun des précédents, le savant par qui j'avais l'honneur d'être présenté, M. de Morveau. Dans la soirée nous allâmes de nouveau chez madame Picardet, qui nous emmena à la promenade. Je fus charmé d'entendre M. de Morveau remarquer, à propos des derniers troubles, que les excès des paysans venaient de leur manque de lumières. À Dijon, on avait recommandé publiquement aux curés de mêler à leurs sermons de courtes explications politiques, mais ce fut en vain; pas un ne voulut sortir de sa routine. Que l'on me permette une question: Est-ce qu'un journal n'éclairerait pas plus le peuple que vingt curés? Je demandai à M. de Morveau si les châteaux avaient été pillés par les paysans seuls, ou par ces bandes de brigands que l'on disait si nombreuses. Il m'assura qu'il avait cherché très sérieusement à s'en assurer, et que toutes les violences à sa connaissance, dans cette province, venaient des seuls paysans; on avait beaucoup parlé de brigands sans rien prouver. À Besançon, on m'avait dit qu'ils étaient 800; mais comment 800 bandits qui auraient traversé une province auraient-ils rendu leur existence problématique? C'est aussi bouffon que l'armée de M. Bayes, qui marchait incognito.

Le 2. — Beaune. On a, sur la droite, une chaîne de coteaux couverts de vignobles; à gauche, une plaine unie, ouverte et par trop nue. À Nuits, petite ville sans importance, quarante hommes sont de garde tous les jours; à Beaune ils sont bien plus nombreux. Muni d'un passeport signé du maire de Dijon et d'une cocarde flamboyante aux couleurs du tiers états j'espère bien éviter toutes difficultés, quoique le récit des troubles dans les campagnes soit si formidable, qu'il paraisse impossible de voyager en sûreté. — Fait une halte à Nuits pour me renseigner sur les vignobles de ce pays si renommé en France et dans toute l'Europe, et visité le Clos de Vougeot; cent journaux de terre bien entourés de murs et appartenant à un couvent de Bernardins. Qui surprendra ces gens-là à faire un mauvais choix? Les endroits qu'ils s'approprient montrent l'attention scrupuleuse qu'ils portent aux choses de l'esprit. — 22 milles.

Le 3. — En sortant de Chagny, où je quittai la grande route de Lyon, je suis passé près du canal de Chanlaix (Charolais); ses progrès sont bien lents; c'est qu'une entreprise vraiment utile peut bien attendre, tandis que, s'il se fût agi du forage des canons ou du doublage des vaisseaux de ligne, il y a longtemps qu'elle serait achevée. Moncenis, vilain pays, mais assez singulier. C'est là que se trouve l'une des fonderies de canons de M. Wilkinson; j'en ai déjà décrit une située près de Nantes. Les Français disent que cet actif Anglais est beau-frère du docteur Priestley, par suite ami de l'humanité, et que c'est pour donner la liberté à l'Amérique qu'il leur a montré à forer les canons. L'établissement est très considérable; on y compte cinq cents à six cents ouvriers, sans y comprendre les charbonniers; cinq machines à vapeur servent à faire aller les soufflets et à forer; on en construit une sixième. Je causai avec un ouvrier anglais de la cristallerie; ils étaient plusieurs autrefois, il n'en reste plus que deux. Il se plaignit du pays, disant qu'il n'y avait rien de bon que le vin et l'eau-de-vie, et je ne doute pas qu'il en fît bon usage. — 25 milles.

Le 4. — Arrivé à Autun par un affreux pays et par d'affreux chemins. Pendant les sept ou huit premiers milles l'agriculture fait pitié. Après, les clôtures ne cessent pas jusqu'auprès d'Autun, où elles laissent quelques interruptions. De la hauteur qui domine la ville on découvre une grande partie des plaines du Bourbonnais. Visité le temple de Janus, les remparts, la cathédrale, l'abbaye. Les rumeurs sur les brigands, les pillages et les incendies sont aussi nombreuses que par le passé; quand on sut que je venais de traverser la Bourgogne et la Franche-Comté, huit ou dix personnes vinrent à l'hôtel me demander des nouvelles. La bande des brigands s'élève ici à 1 600. On fut très surpris de mon incrédulité à cet égard, car j'étais désormais convaincu que ces désordres étaient dus à la rapacité des paysans. Mes auditeurs ne partageaient pas cette croyance; ils me citèrent nombre de châteaux brûlés par ces bandes; mais l'analyse de ces récits ne tardait pas à faire voir leur peu de fondement. — 20 milles.

Le 5. — L'extrême chaleur d'hier m'a donné la fièvre, et je me suis réveillé avec le mal de gorge. J'étais tenté de perdre ici un jour à me soigner; mais nous sommes tous assez sots pour jouer avec ce qui nous importe le plus: un homme qui voyage aussi en philosophe que je suis obligé de le faire, n'a en tête que la frayeur de perdre son temps et son argent. À Maison de Bourgogne, il me sembla entrer dans un nouveau monde; non seulement le chemin bien sablé est excellent, mais le pays est tout bois et enclos. Nombreuses collines aux contours allongés, ornées d'étangs. Depuis le commencement d'août, le temps a été clair, splendide et brûlant: trop chaud pour ne pas gêner un peu vers midi; mais comme il n'y a pas de mouches, peu m'importe. C'est là un caractère distinctif. En Languedoc, les chaleurs que je viens de passer sont accompagnées de myriades de mouches, j'en avais souffert. Bien m'en prenait d'être malade à Maison de Bourgogne; un estomac sain n'y eût pas trouvé de quoi se rassasier; c'est cependant une station de poste. Arrêté le soir à Lusy, autre poste misérable. — N. B. Dans toute la Bourgogne, les femmes portent des chapeaux d'hommes, à grands bords; ils sont bien loin de faire autant d'effet que ceux en paille de mode chez les Alsaciennes. — 22 milles.

Le 6. — En route dès quatre heures du matin pour Bourbon-Lancy, afin d'éviter la grande chaleur. Pays toujours le même, enclos, affreusement cultivé, susceptible cependant d'étonnantes améliorations. Si j'y possédais un grand domaine, je ne serais pas long, je pense, à faire ma fortune: le climat, les prix, les routes, les clôtures, tout me viendrait en aide, excepté le gouvernement. D'Autun jusqu'à la Loire, se déroule un magnifique champ pour les améliorations, non point par les opérations coûteuses du dessèchement et de la fumure, mais par la simple substitution de récoltes mieux appropriées au sol. Quand je vois un aussi beau pays si pitoyablement cultivé par des métayers mourant de faim, au lieu de prospérer sous des fermiers riches, je ne sais plus plaindre les seigneurs, quelque grandes que soient leurs souffrances d'aujourd'hui. J'en rencontrai un à qui j'expliquai ma manière de voir: il prétendait parler agriculture; voyant que je m'en occupais aussi, il me dit qu'il avait le Cours complet de l'abbé Rozier, et que, suivant ses calculs, ce pays n'était bon qu'à faire du seigle. Je lui demandai si lui et l'abbé Rozier savaient distinguer les mancherons de la charrue de l'âge? À quoi il me répondit que l'abbé était un homme de grand mérite, beaucoup d'agriculteur. — Traversé la Loire sur un bac; elle présente le même triste lit de galets qu'en Touraine. Entré dans le Bourbonnais; même pays coupé d'enclos; le chemin, formé de sable, est très beau. À Chavannes-le-Roi, l'aubergiste, M. Joly, m'informa qu'il y avait trois fermes à vendre près de sa maison, qui est neuve et bien construite. Mon imagination travaillait à transformer cette auberge en bâtiment d'exploitation et j'en étais déjà aux semailles de navets et de trèfle, quand M. Joly ajouta que si je voulais aller seulement derrière l'écurie, je verrais à peu de distance les deux maisons dépendantes de ces domaines; le prix était, pour le tout ensemble, de 50 à 60 000 livres (1 625 l. st.). On aurait ainsi une superbe ferme. Si j'avais vingt ans de moins, j'y penserais sérieusement; mais telle est la vanité de notre vie: il y a vingt ans, par mon manque d'expérience, une telle spéculation eût causé ma ruine; maintenant l'expérience est venue, mais l'âge avec elle, et je suis trop vieux. — 27 milles.

Le 7. — Moulins paraît être une pauvre ville, mal bâtie. Je descendis à la Belle-Image, mais je m'y trouvai si mal que je changeai pour le Lion-d'Or qui est encore pire. Cette capitale du Bourbonnais, située sur la grande route d'Italie, n'a pas une auberge comparable à celle du petit village de Chavannes. Pour lire le journal j'allai au café de madame Bourgeau, le meilleur de la ville; j'y trouvai vingt tables pour les réunions; quant au journal, j'aurais pu tout aussi bien demander un éléphant. Quel trait de retard, d'ignorance, d'apathie et de misère chez une nation! Ne pas trouver dans la capitale d'une grande province, la résidence d'un intendant, et au moment où une assemblée nationale vote une révolution, un papier qui dise au peuple si c'est Lafayette, Mirabeau ou Louis XVI qui est sur le trône! Assez de monde pour occuper vingt tables et assez peu de curiosité pour soutenir une feuille! Quelle impudence et quelle folie! Folie de la part des habitués, qui n'insistent pas pour avoir au moins une douzaine de journaux; impudence de la maîtresse de maison qui ose ne pas les avoir. Un tel peuple eût-il jamais fait une révolution, fût-il jamais devenu libre? Jamais, pour des milliers de siècles. C'est le peuple éclairé de Paris, au milieu des brochures et des publications, qui a tout fait. Je demandai pourquoi on n'avait pas de journaux. «Ils sont trop chers,» me répondit-elle, en me prenant vingt-quatre sous pour une tasse de café au lait et un morceau de beurre de la grosseur d'une noix. «C'est grand dommage qu'une bande de brigands ne campe pas dans votre établissement, madame.» Parmi les lettres que j'ai dues à M. de Broussonnet, peu m'ont été aussi utiles que celle qui m'adressait à M. l'abbé de Barut, principal du collège de Moulins. Il se pénétra vivement de l'objet de mon voyage et fit toutes les démarches possibles pour me satisfaire. Nous allâmes d'abord chez M. le comte de Grimau, lieutenant général du bailliage et directeur de la Société d'agriculture de Moulins, qui voulut nous garder à dîner. Il paraît avoir une fortune considérable, du savoir, et son accueil est très bienveillant. On parla de l'état du Bourbonnais; il me dit que les terres étaient plutôt données que vendues, et que les métayers sont trop pauvres pour bien cultiver. Je suggérai quelques-uns des modes à suivre pour y remédier; mais c'est perdre son temps d'en parler en France. Après le dîner, M. de Grimau m'emmena à sa maison de campagne, tout près de la ville; elle est bien située et domine la vallée de l'Allier. — Des lettres de Paris: elles ne contiennent rien que des récits certainement effrayants sur les excès qui se commettent par tout le royaume, et particulièrement dans la capitale et sa banlieue. Le retour de M. Necker, qu'on croyait devoir tout calmer, n'a produit aucun effet.

On remarque dans l'Assemblée nationale un parti violent dont l'intention arrêtée est de tout pousser à l'extrême, des hommes qui ne doivent leur position qu'aux violences de l'époque, leur importance qu'à la confusion des choses; ils feront tout pour empêcher un accord qui leur donnerait le coup mortel: élevés par l'orage, le calme les engloutirait. Parmi les personnes auxquelles me présenta M. l'abbé de Barut se trouve M. de Gouttes, chef d'escadre. Pris par l'amiral Boscawen à Louisbourg en 1758, il fut emmené en Angleterre, où il étudia notre langue dont il lui reste encore quelque souvenir. J'avais dit à M. l'abbé qu'une personne riche de mon pays m'avait chargé de chercher une bonne acquisition en terres: sachant l'intention du marquis de vendre un de ses domaines, il lui en parla. Celui-ci me fit alors une telle description de ce bien, que, quoique je fusse à court de temps, je ne crus pas perdre une journée en l'allant voir, d'autant plus qu'il n'y a que 8 milles de Moulins, et que le marquis devait venir me prendre en voiture. À l'heure dite, nous partions, en compagnie de M. l'abbé Barut, pour le château de Riaux, situé au milieu des terres que l'on m'offrit à des conditions telles, que jamais je ne fus plus tenté de faire une spéculation. C'était bien moi que cela regardait; car je n'ai pas le moindre doute que la personne qui m'avait donné cette commission, comptant trouver ici un séjour de plaisance, dût en être bien dégoûtée depuis les troubles. C'était, en somme, un marché beaucoup plus beau que je ne me l'imaginais, et confirmant la maxime de M. de Grimau, qu'en Bourbonnais les terres sont plutôt données que vendues. Le château est vaste et bien construit, ayant, au rez-de-chaussée, deux belles salles pouvant contenir trente personnes, et trois autres plus petites; au premier, dix belles chambres à coucher, et, sous les combles, des mansardes fort convenablement arrangées; des communs de toute espèce bien bâtis, à l'usage d'une nombreuse famille, des granges assez grandes pour tenir la moitié des gerbes du domaine, et des greniers assez vastes pour en recevoir tout le grain. Il y a aussi un pressoir et des celliers pour en garder le produit dans les années les plus abondantes. La position est agréable, sur le penchant d'une hauteur; la vue, peu étendue, mais très jolie; tout le pays ressemble à ce que j'ai décrit jusqu'ici: c'est une des plus charmantes régions de la France. Tout près du château se trouve une pièce de terre d'environ cinq à six arpents, bien entourée de murs, dont la moitié est en potager et fournit beaucoup de fruits de toute espèce. Douze étangs sont traversés par un petit cours d'eau qui fait tourner deux moulins loués 1 000 liv. (43 l. 15 sh.) par an. Les étangs approvisionnent la table du propriétaire de carpes, de tanches, de perches et d'anguilles de première qualité, et donnent, en outre, un revenu régulier de 1 000 liv. Vingt arpents de vignobles, avec des chaumières pour les vignerons, produisent d'excellent vin tant rouge que blanc; des bois fournissent aux besoins du château pour le combustible, et enfin neuf terres, louées à des métayers pour la moitié du produit, rapportent 10 500 liv. (459 l. st. 7 sh. 6 d.), soit en tout, pour revenu brut des fermes, des moulins et du poisson, 12 500 liv. Sa surface, autant que j'en ai pu juger par le coup d'oeil et les notes que j'ai recueillies, peut dépasser 3 000 arpents ou acres contigus et attenant au château. Les charges, comme impôts personnels, réparations, garde-chasse (car on jouit de tous les droits, seigneuriaux, haute justice, etc.), intendant, vin extra, etc., se montent environ à 4 400 liv. (192 l. st. 10 sh.). Le produit net est donc, par an, de 8 000 liv. (350 l. st.). On en demande 300 000 liv. (12 125 l. st.); mais pour ce prix on cède l'ameublement complet du château, toutes les coupes de bois, évaluées, pour le chêne seulement, à 40 000 liv. (1, 750 l. st.), et tout le bétail du domaine, savoir: 1 000 moutons, 60 vaches, 72 boeufs, 9 juments et je ne sais combien de porcs. Sachant très bien que je trouverais à emprunter sur ce gage tout l'argent nécessaire à l'acheter, ce ne fut pas peu de chose pour moi de résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, de l'Europe peut-être; d'excellentes routes, des voies navigables jusqu'à Paris; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l'on peut désirer sur une table, hors les fruits du tropique; un bon château, un beau jardin, des marchés pour tous les produits; par- dessus tout 4 000 acres de terres tout encloses, capables de rapporter quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n'y avait-il pas là de quoi tenter un homme comptant vingt-cinq ans de pratique constante de l'agriculture convenable à ce terrain? Mais l'état des choses, la possibilité de voir les meneurs de la démocratie à Paris abolir, dans leur sagesse, la propriété ainsi que les rangs, la perspective d'acheter avec ce domaine ma part d'une guerre civile, m'empêchèrent de m'engager sur le moment; cependant je suppliai le marquis de ne vendre à personne avant d'avoir reçu mon refus définitif. Quand j'aurai à faire un marché, je souhaite avoir affaire à un homme comme le marquis de Gouttes. Sa physionomie me plaît: à un grand fonds d'honneur et de probité il joint la facilité de rapports et la courtoisie de ses compatriotes, et l'apparence digne venant de son origine noble et respectable ne lui ôte rien de ses dispositions aimables. Je le regarde comme un homme du commerce le plus sûr dans toutes les occasions. Je serais resté un mois dans le Bourbonnais si j'avais voulu visiter toutes les terres à vendre. À côté de celle de M. Gouttes, il y en a une appelée Ballain, que l'on fait 270 000 liv. M. l'abbé Barut ayant pris rendez-vous avec le propriétaire, me mena, dans l'après-midi, voir le château et une partie des terres. Le pays est partout le même et cultivé de même. Il y a à Ballain huit fermes, que le propriétaire garnit de gros bétail et de moutons; les étangs donnent aussi un beau produit. Le revenu est à présent de 10 000 liv. (437 l. st. 10 sh.); le prix de 260 000 (11, 375 l. st.); plus 10 000 liv. pour le bois: c'est la rente de vingt-cinq années. Près de Saint-Pourçain s'en trouve une autre de 400 000 liv. (17 500 l. st.), dont les bois, s'étendant sur 170 acres, rapportent 5 000 liv. par an; le vin des 80 acres de vignes est si bon qu'on l'envoie à Paris. La terre est propre à la culture du froment et en partie emblavée; le château est moderne, avec toutes les aisances. On m'a parlé de bien d'autres propriétés encore. Je crois qu'on pourrait se créer en Bourbonais, à présent, un des domaines les plus beaux et les mieux arrondis de l'Europe. On m'informe qu'il y a maintenant en France plus de 6 000 domaines à vendre. Si les choses vont toujours du même pas, ce ne seront plus des domaines, ce seront des royaumes qu'on parlera d'acheter, et la France elle-même sera mise à l'encan. J'aime un système politique qui inspire assez de confiance pour donner de la valeur aux terres et qui rend les hommes si heureux sur leurs domaines, que l'idée de s'en défaire soit la dernière qui leur vienne. Retourné à Moulins. — 30 milles.

Le 10. — Quitté Moulins, où les propriétés à vendre et les projets de fermage avaient chassé de mon souvenir Maria et le peuplier, ne laissant pas même de place pour le tombeau de Montmorency. Après avoir payé une note extravagante pour les murs de boue, les tentures de toiles d'araignées et les odieuses senteurs du Lion-d'Or, je tournai la tête de ma jument vers Chateauneuf, sur la route d'Auvergne. Le fleuve donne de l'agrément au paysage. Je trouvai l'auberge pleine de bruit et d'activité. Monseigneur l'évêque était venu pour la Saint-Laurent, fête de la paroisse; comme je demandais la commodité, on me pria de faire un tour dans le jardin. Ceci m'est arrivé deux ou trois fois en France. Je ne les soupçonnais pas, auparavant, d'être aussi bons cultivateurs; je suis peu fait pour dispenser cette sorte de fertilité mais Monseigneur et trente prêtres bien gras doivent sans doute, après un dîner qui a demandé les talents réunis de tous les cuisiniers du voisinage, contribuer amplement à la prospérité des oignons et des laitues de M. le maître de poste. Saint-Poncin (Saint-Pourçain). — 30 milles.

Le 11. — Arrivé de bonne heure à Riom, en Auvergne. Près de cette ville, le pays devient pittoresque; une belle vallée bien boisée s'étend sur la gauche, entourée de tous côtés par les montagnes, dont la chaîne de droite présente des lignes hardies. Une partie de Riom est jolie; la ville tout entière est bâtie en lave tirée des carrières de Volvic, point excessivement intéressant pour le naturaliste. La plaine que j'ai traversée pour arriver à Clermont est le commencement de la fameuse Limagne d'Auvergne, qui passe pour la province la plus fertile de France: c'est une erreur, j'ai vu des terres plus riches, soit dans les Flandres, soit en Normandie. Elle est aussi unie que la surface d'un lac au repos; les montagnes sont toutes volcaniques, et, par suite, de formes très pittoresques. Vu en passant à Montferrand et à Clermont des irrigations qui frapperont le regard de tout agriculteur. Riom, Montferrand et Clermont sont toutes les trois bâties sur le sommet de rochers. Clermont, au centre d'une contrée excessivement curieuse, entièrement volcanique, est bâti et pavé en lave; c'est, dans certaines de ses parties, un des endroits les plus mal bâtis, les plus sales et les plus puants que j'aie rencontrés sur mon chemin. Il y a des rues qui, pour la couleur, la saleté et la mauvaise odeur, ne peuvent se comparer qu'à des tranchées dans un tas de fumier. L'infection qui corrompt l'air dans ces ruelles remplies d'ordures, quand la brise des montagnes n'y souffle pas, me faisait envier les nerfs des braves gens qui, pour ce qui m'en parut, s'en trouvent bien. C'est la foire; la ville est pleine, la table d'hôte également. — 25 milles.

Le 12. — Clermont ne mérite qu'en partie les reproches que j'ai adressés à Moulins et à Besançon; il y a une salle à lecture chez M. Bovares (Beauvert), libraire; j'y trouvai plusieurs journaux et écrits périodiques; mais ce fut en vain que j'en demandai au café; on me dit cependant que les gens sont grands amateurs de politique et attendent avec impatience l'arrivée de chaque courrier. La conséquence est qu'il n'y a pas eu de troubles; ce sont les ignorants qui font le mal. La grande nouvelle arrivée à l'instant de Paris de la complète abolition des dîmes, des droits féodaux, de chasse, de garenne, de colombier, etc., etc., a été reçue avec la joie la plus enthousiaste par la grande masse du peuple, et en général par tous ceux que cela ne blesse pas directement. Quelques-uns même, parmi ces derniers, approuvent hautement cette déclaration; mais j'ai beaucoup causé avec deux ou trois personnages de grand sens qui se plaignent amèrement de la grossière injustice et de la dureté de ces déclarations, qui ne produisent pas leur effet au moment même. M. l'abbé Arbre, auquel j'étais recommandé par M. de Brousonnet, eut non seulement la bonté de me communiquer les renseignements d'histoire naturelle qu'il avait recueillis lui-même dans les environs de Clermont, mais aussi il me fit connaître M. Chabrol, amateur très ardent de l'agriculture, qui me mit au courant de tout ce qui y touchait avec le plus grand empressement.

Le 13. — Royat, près de Clermont. Dans les montagnes volcaniques qui l'entourent et qui ont tant occupé les esprits ces années passées, il y a des sources que les physiciens représentent comme les plus belles et les plus abondantes de France; on ajoutait que les irrigations environnantes méritaient qu'on les visitât; cela m'engagea à prendre un guide. Quand la renommée parle de choses que ne connaissent pas ceux qui la répandent, on est sûr de la trouver exagérée: les irrigations se réduisent à une pente de montagne convertie par l'eau en prairie passable, mais à la grosse et sans entente de l'affaire. Celles de la vallée, entre Riom et Montferrand, sont bien au-dessus. Les sources sont abondantes et curieuses: elles sortent, ou plutôt jaillissent en sortant des rochers en quatre ou cinq courants dont chacun peut faire tourner un moulin; c'est dans une caverne, un peu plus bas que le village, qu'elles se trouvent. Il y en a beaucoup d'autres une demi-lieue plus haut; au fait, elles sont si nombreuses qu'il n'y a pas de rocher qui en soit dépourvu. Je m'aperçus au village que mon guide ne connaissait pas du tout le pays, je pris donc une femme pour m'indiquer les sources d'en haut: à notre retour elle fut arrêtée par un soldat de la garde bourgeoise (car ce misérable village, lui-même, a sa milice nationale), pour s'être faite, sans permission, le guide d'un étranger. On la conduisit à un monceau de pierres, appelé le château: quant à moi, on me dit qu'on n'avait que faire de moi; cette femme seulement devait recevoir une leçon qui lui enseignât la prudence à l'avenir. Comme la pauvre diablesse se trouvait dans l'embarras à cause de ma personne, je me décidai sur-le-champ à la suivre pour la faire relâcher, en attestant son innocence. Toute la populace du village nous accompagna, ainsi que les enfants de cette femme, qui pleuraient de crainte que leur mère ne fût emprisonnée. Arrivés au château, on nous fit attendre un peu, puis on nous introduisit dans la salle où se tenait le conseil municipal. On entendit l'accusation: tous furent d'accord que, dans des temps aussi dangereux, lorsque tout le monde savait qu'une personne du rang et du pouvoir de la reine conspirait contre la France, de façon à causer les plus vives alarmes, c'était pour une femme un très grand crime de se faire le guide d'un étranger, surtout un étranger qui avait pris tant de renseignements suspects: elle devait aller en prison. J'assurai qu'elle était complètement innocente, car il était impossible de lui prêter aucun mauvais dessein. J'avais vu les sources inférieures: désireux de visiter les autres je cherchais un guide, elle s'était offerte, elle ne pouvait avoir d'autre espérance que de rapporter quelques sols pour sa pauvre famille. Ce fut alors sur moi que tombèrent les interrogations. Puisque mon but n'était que de voir les sources, pourquoi cette multitude de questions sur le prix, la valeur et le revenu des terres? Qu'est-ce que cela avait à faire avec les sources et les volcans? Je leur répondis que ma position de cultivateur en Angleterre me faisait prendre à ces choses un intérêt personnel; que s'ils voulaient envoyer prendre des informations à Clermont, ils pourraient trouver des personnes respectables qui leur attesteraient la vérité de ce que j'avançais. J'espérais que l'indiscrétion de cette femme (je ne pouvais l'appeler une faute) étant la première qu'elle ait commise, on la renverrait purement et simplement. On me le refusa d'abord, pour me l'accorder ensuite, sur ma déclaration que si on la menait en prison, je l'y suivrais en rendant la municipalité responsable. Elle fut renvoyée après une réprimande, et je repris mon chemin sans m'étonner de l'ignorance de ces gens, qui leur fait voir la reine conspirant contre leurs rochers et leurs sources; il y a longtemps que je suis blasé sur ce chapitre-là. Je vis mon premier guide au milieu de la foule qui l'avait accablé d'autant de questions sur moi que je lui en avais posé sur les récoltes. Deux opinions se balançaient: la première, que j'étais un commissaire, venu pour évaluer les ravages faits par la grêle; l'autre, que la reine m'avait chargé de faire miner la ville pour la faire sauter, puis d'envoyer aux galères tous les habitants qui en réchapperaient. Le soin que l'on a pris de noircir la réputation de cette princesse aux yeux du peuple est quelque chose d'incroyable, et il n'y a si grossières absurdités, ni impossibilités si flagrantes qui ne soient reçues partout sans hésitation. — Le soir, théâtre. On donnait l'Optimiste: bonne troupe. Avant de quitter Clermont, je noterai qu'il m'est arrivé de dîner ou souper cinq fois à table d'hôte en compagnie de vingt à trente personnes, marchands, négociants, officiers, etc., etc. Je ne saurais rendre l'insignifiance, le vide de la conversation. À peine un mot de politique, lorsqu'on ne devrait penser à autre chose. L'ignorance ou l'apathie de ces gens doit être inimaginable; il ne se passe pas de semaine dans ce pays qui n'abonde d'événements qui seraient discutés et analysés en Angleterre par les charpentiers et les forgerons. L'abolition des dîmes, la destruction des gabelles, le gibier devenu une propriété, les droits féodaux anéantis, autant de choses françaises, qui, traduites en anglais six jours après leur accomplissement, deviennent, ainsi que leurs conséquences, leurs modifications, leurs combinaisons, le sujet de dissertations pour les épiciers, les marchands de chandelles, les marchands d'étoffes et les cordonniers de toutes nos villes; cependant les Français eux-mêmes ne les jugent pas dignes de leur conversation, si ce n'est en petit comité. Pourquoi? Parce que le bavardage privé n'exige pas de connaissances. Il en faut pour parler en public, et c'est pourquoi ils se taisent: je le suppose au moins, car la vraie solution est hérissée de mille difficultés. Cependant, combien de gens et de sujets dans lesquels la volubilité ne provient que de l'ignorance? Enfin, que l'on s'explique le fait comme on voudra, pour moi il est constant et n'admet pas le moindre doute.

Le 14. — Issoire. Le pays est rendu pittoresque par la quantité de montagnes coniques qui s'élèvent de tous les côtés. Quelques- unes sont couronnées de villes, sur d'autres s'élèvent des forteresses romaines; l'idée que tout cela est le produit d'un feu souterrain, quoique remontant à des âges bien trop éloignés pour qu'il en reste aucun témoignage que l'oeuvre elle-même, cette idée tient constamment l'attention en éveil. M. de l'Arbre m'a donné une lettre pour M. de Brès, docteur en médecine à Issoire; je trouvai celui-ci au milieu de ses concitoyens réunis à l'Hôtel de ville, pour entendre la lecture d'un journal. Il me conduisit au fond de la salle et me fit asseoir près de lui: le sujet de la lecture était la suppression des ordres monastiques et la conversion des dîmes. Je remarquai que les auditeurs, parmi lesquels il y en avait de la plus basse classe, étaient très attentifs; tous paraissaient approuver ce qu'on avait dit des dîmes et des moines. M. de Brès, qui est un homme de grand sens, m'emmena à sa ferme, à demi-lieue de la ville, sur un terrain d'une richesse admirable; comme toutes les autres fermes, celle-ci est aux mains d'un métayer. Soupé ensuite chez lui en bonne compagnie; la discussion politique a été fort animée. On parlait des nouvelles du jour, on semblait disposé à approuver chaleureusement les dernières mesures; je soutins que l'assemblée ne suivait aucun plan régulier; elle avait la rage de la destruction sans le goût qui fait édifier de nouveau: si elle continuait ainsi, détruisant tout et n'établissant rien, elle jetterait à la fin le royaume dans une telle confusion, qu'elle- même n'aurait plus assez de pouvoir pour ramener l'ordre et la paix; on serait sur le bord de l'abîme, ou de la banqueroute, ou de la guerre civile.

— Je hasardai mon avis que, sans une chambre haute, il ne peut y avoir de constitution solide et durable. Ce point fut très débattu, mais c'était assez pour moi que la discussion fût possible, et que de six ou sept messieurs il s'en trouvât deux pour adopter un système si peu au goût du jour que le mien. — 17 milles.

Le 15. — Jusqu'à Brioude, la campagne offre toujours le même intérêt. Le sommet de chacune des montagnes d'Auvergne est couronné d'un vieux château, d'un village ou d'une ville. Pour aller à Lampde (Lempdes), traversé la rivière sur un grand pont d'une seule arche. Là j'ai rendu visite à M. Greyffier de Talairat, avocat et subdélégué, pour lequel j'avais une recommandation; il a eu la bonté de répondre avec soin à toutes mes demandes sur l'agriculture des environs. Il s'enquit beaucoup de lord Bristol, et apprit avec plaisir que je venais de la même province. Nous bûmes à la santé de ce seigneur avec du vin blanc très fort, très goûté par lui et conservé depuis quatre ans au soleil. — 18 milles.

Le 16. — En route de bonne heure pour éviter la chaleur dont je m'étais senti légèrement incommodé; arrivé, à Fix. Traversé la rivière sur un bac, tout près d'un pont en construction, et monté graduellement dans un district d'origine volcanique où tout a été bouleversé par le feu. À la descente près de Chomet (la Chaumette), on remarque, à côté du chemin à droite, un amas de colonnes basaltiques; ce sont de petits prismes hexagones très réguliers; à gauche, dans la plaine, s'élève Poulaget (Paulhaguet). Fait halte à Saint-Georges, où je me procurai un guide et des mules pour visiter la chaussée basaltique de Chilliac (Chilhac), qui ne vaut certes pas qu'on se dérange. À Fix, j'ai vu un beau champ de trèfle, spectacle qui n'avait pas réjoui mes yeux, je crois, depuis l'Alsace. Je demandai à qui il appartenait: à M. Coffier, docteur en médecine. J'entrai chez lui pour obtenir quelques renseignements qu'il me donna très courtoisement en me permettant de parcourir presque toute sa ferme. Il me fit présent d'une bouteille de vin mousseux fait en Auvergne. Je lui demandai le moyen de visiter les mines d'antimoine à quatre heures d'ici; mais il me dit que l'on était si enragé dans les environs et qu'il y avait eu dernièrement de si grands excès, qu'il me conseillait d'abandonner ce projet. À en juger par le climat et par les bois de pin, l'altitude doit être assez grande ici. Depuis trois jours je fondais de chaleur; aujourd'hui, quoique le soleil soit brillant, je suis aussi à mon aise qu'un jour d'été en Angleterre. Il ne fait jamais plus chaud, mais on se plaint de l'intensité du froid de l'hiver; l'année passée, il y a eu seize pouces de neige. L'empreinte des volcans est marquée partout; les édifices et les murs de clôture sont en lave, les chemins formés de lave, de pouzzolane et de basalte: partout on remarque I'action du feu souterrain. Il faut cependant faire des réflexions pour s'apercevoir de la fertilité du sol. Les récoltes n'ont rien d'extraordinaire; quelques-unes même sont mauvaises, mais aussi il faut considérer la hauteur. Nulle part je n'ai vu de cultures à cette altitude; le blé vient sur des sommets de montagnes où l'on ne chercherait que des rochers, du bois ou de la bruyère (erica vulgaris). — 42 milles.

Le 17. — Les 15 milles de Fix au Puy en Velay sont du dernier merveilleux. La nature, pour enfanter ce pays tel que nous le voyons, a procédé par des moyens difficiles à retrouver autre part. L'aspect général rappelle l'Océan furieux. Les montagnes s'entassent dans une variété infinie, non pas sombres et désolées comme dans d'autres pays, mais couvertes jusqu'au sommet d'une culture faible à la vérité. De beaux vallons réjouissent l'oeil de leur verdure; vers le Puy, le tableau devient plus pittoresque par l'apparition de rochers les plus extraordinaires que l'on puisse voir nulle part.

Le château de Polignac, d'où le duc de ce nom prend son titre, s'élève sur l'un d'eux, masse énorme et hardie, de forme presque cubique, qui se dresse perpendiculairement au-dessus de la petite ville rassemblée à ses pieds. La famille de Polignac prétend à une origine très antique; ses prétentions remontent à Hector ou Achille, je ne sais plus lequel; mais je n'ai trouvé personne en France qui consentît à lui donner au delà du premier rang de la noblesse, auquel elle a assurément des droits. Il n'est peut-être pas de château ni mieux fait que celui-ci pour donner à une famille un orgueil local; il n'est personne qui ne sentît une certaine vanité de voir son nom attaché depuis les temps les plus anciens à un rocher si extraordinaire; mais si je joignais sa possession au nom, je ne le vendrais pas pour une province. L'édifice est si vieux, sa situation si romantique, que les âges féodaux vous reviennent à l'imagination par une sorte d'enchantement; vous y reconnaissez la résidence d'un baron souverain, qui à une époque plus éloignée et plus respectable, quoique également barbare, fut le généreux défenseur de sa patrie contre l'invasion et la tyrannie de Rome. Toujours, depuis les révolutions de la nature qui l'ont vu surgir, cette masse a été choisie comme une forteresse.

Nos sentiments ne sont pas aussi flattés de donner notre nom à un château que rien ne distingue au milieu d'une belle plaine par exemple; les antiques souvenirs des familles remontent à un âge de profonde barbarie où la guerre civile et l'invasion emportaient les habitants du plat pays. Les Bretons des plaines d'Angleterre se virent chassés jusqu'en Bretagne; mais, retranchés derrière les montagnes du pays de Galles, ils y ont persisté jusqu'à aujourd'hui. À environ une portée de fusil de Polignac, il y a un autre rocher aussi remarquable, quoique moins grand. Dans la ville du Puy il s'en trouve un autre assez élevé et un second remarquable par sa forme de tour, sur lequel est bâtie l'église Saint Michel. Le gypse et la chaux abondent, les prairies recouvrent de la lave; tout, en un mot, est le produit du feu ou a subi son action, Le Puy, jour de foire, table d'hôte, ignorance habituelle. Plusieurs cafés, dont quelques-uns considérables, mais pas de journaux. —15 milles.

Le 18 — En sortant du Puy, la montagne que l'on monte pour aller à Costerous, pendant quatre ou cinq milles, offre une vue de la ville bien plus pittoresque que celle de Clermont. La montagne avec sa ville conique, couronnée par son grand rocher et ceux de Saint-Michel et de Polignac, forme un tableau singulier. La route est superbe, toute en lave et en pouzzolane. Les pentes qui y touchent semblent se transformer en prismes basaltiques pentagones et hexagones; les pierres servant de bornes sont des fragments de colonnes basaltiques. Pradelles, auberge tenue par les trois soeurs Pichot, une des plus mauvaises de France. Étroitesse, misère, saleté et ténèbres. — 20 milles.

Le 19. — Les forêts de pins sont très grandes près de Thuytz (Thueyts); il y a des scieries, une roue d'engrenage qui, poussant les pièces de bois, dispense d'employer un homme à cette besogne; c'est un grand progrès sur ce qui se fait aux Pyrénées. Passé près d'une magnifique route neuve sur le versant d'immenses montagnes de granit, des châtaigniers se voient partout, étendant une verdure luxuriante sur des roches nues où il n'y a pas de terre. On sait que ce bel arbre aime les sols volcaniques; il y en a de remarquables, j'en mesurai un de quinze pieds de circonférence à cinq pieds du sol; beaucoup ont de neuf à dix pieds, avec une hauteur de cinquante à soixante pieds. À Maisse (Mayres), la belle route fait place à une autre route presque naturelle, qui traverse le rocher pendant quelques milles; mais elle reprend environ 1/2 mille avant Thuytz; elle égale tout ce que l'on peut voir. Formée de matériaux volcaniques, elle a quarante pieds de largeur, sans un caillou; c'est une surface de niveau cimentée par la nature. On m'assura qu'un espace de 1 800 toises, soit 2 milles 1/2, avait coûté 180 000 liv. (8250 liv.). Elle conduit, comme d'habitude, à une misérable auberge, mais l'écurie est large, et sous tous les rapports, l'établissement de M. Grenadier surpasse celui des demoiselles Pichot. Les mûriers font ici leur apparition, et avec eux les mouches; c'est le premier jour où je m'en sois trouvé incommodé. À Thuytz, je me proposais de passer un jour pour aller à quatre milles de là visiter la Montagne de la Coup au Colet d'Aiza,[27] dont M. Faujas de Saint-Fond a donné une vue remarquable dans ses Recherches sur les volcans éteints. Je commençai mes dispositions en me procurant un guide et une mule pour le lendemain. À l'heure du dîner, le guide et sa femme vinrent me trouver et semblèrent désapprouver mes projets par les difficultés qu'ils élevaient à chaque moment; comme je les avais questionnés sur le prix des vivres et d'autres choses, je suppose qu'ils me regardaient comme suspect, et me crurent de mauvaises intentions. Je tins bon cependant; on me dit alors qu'il fallait prendre deux mules. «Très bien, ayez-en deux!» Ils revinrent; il n'y avait pas d'homme pour conduire; à cela venaient s'ajouter de nouvelles expressions de surprise sur mon désir de voir des montagnes qui ne me regardaient en rien. Enfin, après avoir fait des difficultés à tout ce que je disais, ils me déclarèrent tout uniment que je n'aurais ni mule ni guide, et d'un air à ne me laisser aucun espoir. Environ une heure après, vint un messager très poli du marquis de Deblou, seigneur de la paroisse, qui, ayant su qu'il y avait à l'auberge un Anglais très désireux de visiter les volcans, me proposait de faire une promenade avec moi. J'acceptai son offre avec empressement, et prenant sur-le-champ la direction de sa demeure, je le rencontrai en chemin. Je lui expliquai mes motifs et les difficultés que j'avais rencontrées; il me dit alors que mes questions avaient inspiré les soupçons les plus absurdes aux gens du pays, et que les temps étaient si critiques, qu'il me conseillait de m'abstenir de toute excursion hors de la grande route à moins qu'on ne montrât de l'empressement à me satisfaire en cela. Dans un autre moment, il eût été heureux de me conduire lui-même; mais à présent, on ne saurait avoir trop de prudence. Impossible de résister à de telles raisons; mais quelle mortification de laisser sans les voir les traces volcaniques les plus curieuses du pays! Car dans le dessin de M. de Saint-Fond, les contours du cratère sont aussi distincts que si la lave coulait encore. Le marquis me montra alors son jardin et son château, au milieu des montagnes; derrière se trouve celle de Gravenne, volcan éteint selon toutes probabilités quoique le cratère soit difficile à distinguer. En causant avec lui et un autre monsieur sur l'agriculture, et particulièrement sur le produit des mûriers, ils me citèrent une petite pièce de terre qui, par la soie seule, donnait chaque année 120 liv. (5 liv. st. 5 s.); comme elle était près du chemin, nous y entrâmes. Sa petitesse me frappa comparée à son produit; je la parcourus pour voir ce qu'elle contenait, et j'en pris note dans mon portefeuille. Peu après, à la brune, je pris congé de ces messieurs et rentrai à l'auberge. Mes actions avaient eu plus de témoins que je n'imaginais, car à onze heures, une bonne heure après que je m'étais endormi, un piquet de vingt hommes de la milice bourgeoise, armés de fusils, d'épées, de sabres et de piques, entra dans ma chambre et entoura mon lit selon les ordres du chef, qui me demanda mon passeport mais qui ne parlait pas anglais. Il s'ensuivit un dialogue trop long pour être rapporté; je dus donner mon passeport, puis, cela ne leur suffisant pas, mes papiers. On me déclara que j'étais sûrement de la conspiration tramée par la reine, le comte d'Artois et le comte d'Entragues (grand propriétaire ici), et qu'ils m'avaient envoyé comme arpenteur pour mesurer leurs champs, afin d'en doubler les taxes. Ce qui me sauva fut que mes papiers étaient en anglais. Ils s'étaient mis en tête que ce nom était pour moi un déguisement, car ils parlent un tel jargon, qu'ils ne pouvaient s'apercevoir à mon accent que j'étais étranger. Ne trouvant ni cartes, ni plans, ni rien que leur imagination pût convertir en cadastre de leur paroisse, cela leur fit une impression dont je ne jugeai qu'à leurs manières, car ils ne s'entretenaient qu'en patois. Voyant cependant qu'ils hésitaient encore, et que le nom du comte d'Entragues revenait souvent sur leurs lèvres, j'ouvris un paquet de lettres scellées, en disant: «Voici, Messieurs, mes lettres de recommandation pour différentes villes de France et d'Italie, ouvrez celle qu'il vous plaira, et vous verrez, car elles sont écrites en français, que je suis un honnête fermier d'Angleterre, et non pas le scélérat que vous vous êtes imaginé.» Là-dessus, nouveau débat qui se termina en ma faveur, ils refusèrent d'ouvrir mes lettres, et se préparèrent à me quitter. Mes questions si nombreuses sur les terres, mon examen détaillé d'un champ après que j'avais prétendu n'être venu que pour les volcans, tout cela avait élevé des soupçons qui, me firent-ils remarquer, étaient très naturels lorsque l'on savait à n'en pouvoir douter que la reine, le comte d'Artois et le comte d'Entragues conspiraient contre le Vivarais. À ma grande satisfaction, ils me souhaitèrent une bonne nuit et me laissèrent aux prises avec les punaises qui fourmillaient dans mon lit comme des mouches dans un pot de miel. Je l'échappai belle, c'eût été une position délicate d'être jeté dans quelque prison commune, ou au moins gardé à mes frais jusqu'à ce qu'un courrier envoyé à Paris apportât des ordres, moi payant les violons. — 20 milles.

Le 20. — Mêmes montagnes imposantes jusqu'à Villeneuve-de-Berg. La route, pendant un demi-mille, passe au-dessous d'une immense masse de lave basaltiques, offrant différentes configurations et reposant sur des colonnes régulières; au centre s'avance un grand promontoire. La hauteur, la forme, le caractère volcanique, pris par toute cette masse, présentent un spectacle magnifique aux yeux du vulgaire comme à ceux du savant. Au moment d'entrer à Aubenas, me trompant sur la route, qui n'est qu'à moitié finie, il me fallut tourner: c'était un terrain en pente et il y a rarement de parapets. Ma jument française a le malheur de reculer trop tout d'un coup, quand elle s'y met; elle ne s'en fit pas faute en ce moment et nous fit rouler, la chaise de poste, elle et moi, dans le précipice; la fortune voulut qu'en cet endroit la montagne offrît une sorte de plate-forme inférieure qui ne nous laissa tomber que d'environ 5 pieds. Je sautai de la voiture et tombai sans me faire de mal; la chaise fut culbutée et la jument jetée sur le flanc et prise dans les harnais, ce qui la retint de tomber de soixante pieds de haut. Heureusement elle resta tranquille; elle se serait débattue que la chute eût été imminente. J'appelai à mon aide quelques chaufourniers qui consentirent à grand'peine à se laisser diriger, en abandonnant chacun son plan particulier d'où il n'aurait pu résulter que du mal. Nous retirâmes d'abord la jument, puis la chaise fut relevée et la plus grande difficulté fut de ramener l'une et l'autre sur la route. C'est le plus grand risque que j'aie jamais couru. Quel pays pour s'y casser le cou! Rester six semaines ou deux mois au Cheval blanc d'Aubenas, auberge qui serait le purgatoire d'un de mes pourceaux, seul, sans un parent, ni un ami, ni un domestique, au milieu de gens dont il n'y a pas un sur soixante qui parle français! Grâces soient rendues à la bonne Providence qui m'en a préservé! Quelle situation! J'en frémis plus en y réfléchissant que je ne faisais en tombant dans le précipice. Je donnai aux sept hommes qui m'entouraient un petit écu de trois livres qu'ils refusèrent, pensant avec sincérité que c'était beaucoup trop. J'ai fait réparer mes harnais à Aubenas et visité, sans sortir de la ville, des moulins pour le dévidage de la soie qui sont considérables.

Villeneuve-de-Berg. — J'ai été traqué immédiatement par la milice bourgeoise. Où est votre certificat? Puis la difficulté ordinaire: qu'il ne contenait pas de signalement. Pas de papiers? La chose était, disaient-ils, de grande importance, et chacun d'eux parlait comme s'il se fût agi d'un bâton de maréchal. Ils m'accablèrent de questions et finirent par me déclarer suspect, ne pouvant concevoir qu'un fermier de Suffolk vînt voyager dans le Vivarais. Avait-on jamais entendu parler de voyages entrepris par intérêt pour l'agriculture? Il fallait emporter mon passeport à l'Hôtel de ville, assembler le conseil permanent et mettre un homme de faction à ma porte. Je leur répondis qu'ils pouvaient faire ce que bon leur semblait, pourvu qu'ils ne m'empêchent pas de dîner, parce que j'avais faim; ils se retirèrent. À peu près une demi- heure ensuite, un homme de bonne mine, croix de Saint-Louis, vint me faire quelques questions très polies et ne sembla pas conclure de mes réponses qu'il y eût en ce moment de conspiration très dangereuse entre Marie-Antoinette et A. Young. Il sortit en me disant qu'il espérait que je n'aurais à rencontrer aucune difficulté. Une autre demi-heure se passa et un soldat vint me prendre pour me conduire à l'Hôtel de ville, où le conseil était assemblé. On me posa de nombreuses questions, et j'entendis quelquefois s'étonner qu'un fermier anglais voyageât si loin pour observer l'agriculture, mais d'une manière convenable et bienveillante; et quoique ce voyage parût aussi nouveau que celui de ce philosophe ancien qui faisait le tour du monde monté sur une vache et se nourrissant de son lait, on ne trouva rien d'invraisemblable dans mon récit, mon passeport fut signé, on m'assura de tous les bons offices dont je pourrais avoir besoin, et ces messieurs me congédièrent en hommes bien élevés. Je leur contai la façon dont j'avais été traité à Thuytz, ils la condamnèrent fortement. Saisissant l'occasion, je leur demandai où se trouvait Pradel (Pradelles), terre d'Olivier de Serres, le fameux écrivain français sur l'agriculture du temps d'Henri IV. On me fit voir sur-le-champ par la fenêtre sa maison de ville, en ajoutant que Pradelles était à moins d'une demi-lieue. Comme c'était une des choses que j'avais notées avant de venir en France, je ne fus pas peu satisfait de ces renseignements. Pendant cet interrogatoire, le maire m'avait présenté à un monsieur qui avait fait une traduction de Sterne; à mon retour à l'auberge je vis que c'était M. de Boissière, avocat général au parlement de Grenoble. Je ne voulus pas quitter cette ville sans connaître un peu une personne qui s'était distinguée plus d'une fois par sa connaissance de la littérature anglaise: j'écrivis donc un billet où je lui demandai la faveur de m'accorder un entretien avec un homme qui avait fait parler à notre inimitable auteur la langue du peuple qu'il aimait tant. M. de Boissière vint immédiatement, m'emmena chez lui, me présenta à sa femme et à quelques amis, et comme je montrais beaucoup d'intérêt pour ce qui avait rapport à Olivier de Serres, il me proposa une promenade à Pradelles. On croira aisément que cela entrait trop bien dans mes goûts pour refuser, et j'ai rarement passé de soirée plus agréable. Je contemplais la demeure de l'illustre père de l'agriculture française, de l'un des plus grands écrivains sur cette matière qui eussent alors paru dans le monde, avec cette vénération que ceux- là sentent seuls qui se sont adonnés à quelques recherches particulières et dont ils savourent en de tels moments les plus exquises jouissances. Je veux ici rendre honneur à sa mémoire, deux cents ans après ses efforts. C'était un excellent cultivateur et un excellent patriote, et Henri IV ne l'eût pas choisi comme l'agent principal de son grand projet de l'introduction de la culture des mûriers en France, sans sa renommée considérable, renommée gagnée à juste titre, puisque la postérité l'a confirmée. Il y a trop longtemps qu'il est mort pour se faire une idée précise de ce que devait être la ferme. La plus grande partie se trouve sur un sol calcaire; il y a près du château un grand bois de chênes, beaucoup de vignes et des mûriers en abondance, dont quelques-uns sont assez vieux pour avoir été plantés de la main vénérable de l'homme de génie qui a rendu ce sol classique. Le domaine de Pradelles, dont le revenu est d'environ 5 000 livres (218 liv. st. 15 sh.), appartient à présent au marquis de Mirabel, qui le tient de sa femme, descendante des de Serres. J'espère qu'on l'a exempté de taxes à tout jamais; celui qui, dans ses écrits, a posé les fondements de l'amélioration d'un royaume, devrait laisser à sa postérité quelques marques de la gratitude de ses concitoyens. Quand on montra, comme on me l'a montrée, la ferme de Serres à l'évêque actuel de Sisteron, il remarqua que la nation devrait élever une statue à la mémoire de ce grand génie: le sentiment ne manque pas de mérite, quoiqu'il ne dépasse pas en banalité l'offre d'une prise de tabac; mais si cet évêque a en main une ferme bien cultivée, il lui fait honneur. Soupé avec monsieur et madame de Boissière, etc., et joui d'une agréable conversation. — 21 milles.

Le 21. — M. de Boissière, voulant avoir mon avis sur les améliorations à faire dans une ferme qu'il avait achetée à six ou sept milles de Berg, sur la route de Viviers, où j'allais, il m'accompagna jusque-là. Je lui conseillai d'en enclore bien une partie chaque année, finissant avec soin la chose commencée avant de passer à une autre, ou de ne pas s'en mêler du tout; puis je le prémunis contre l'abus de l'écobuage. Je crains cependant que son homme d'affaires ne l'emporte sur le fermier anglais. J'espère qu'il aura reçu la graine de navets que je lui ai envoyée. Dîné à Viviers et passé le Rhône. L'arrivée à l'Hôtel de Monsieur, grand et bel établissement à Montélimart, après les auberges du Vivarais où il n'y a que de la saleté, des punaises et des buffets mal garnis, ressemblait au passage d'Espagne en France: le contraste est frappant, et je me frottai les mains d'être de nouveau dans un pays chrétien, chez les milords Ninchitreas et les miladis Bettis de M. Chabot[28] — 23 milles.

Le 22. — Ayant une lettre pour M. Faujas de Saint-Fond, le célèbre naturaliste, auquel le monde doit plusieurs ouvrages importants sur les volcans, les aérostats et d'autres sujets de l'étude de la nature, j'eus la satisfaction d'apprendre, en le demandant, qu'il était à Montélimart, et de voir, en lui rendant visite, un homme de sa valeur bien logé et paraissant dans l'aisance. Il me reçut avec cette politesse franche qui fait partie de son caractère, et me présenta sur-le-champ à M. l'abbé Bérenger, qui est un de ses voisins de campagne et un excellent cultivateur, et à un autre monsieur qui partage les mêmes goûts. Le soir, il m'emmena faire visite à une dame de ses amies adonnée aux mêmes recherches, madame Cheinet, dont le mari est membre de l'Assemblée nationale; s'il a le bonheur de rencontrer à Versailles une dame aussi accomplie que celle qu'il a laissée à Montélimart, sa mission ne sera pas stérile et il pourra s'employer mieux qu'à voter des régénérations. Cette dame nous accompagna dans une promenade aux environs, et je fus enchanté de la trouver excellente fermière, très habile dans la culture, et tout à fait disposée à répondre à nos questions, particulièrement sur la culture de la soie. La naïveté de ce caractère et l'agréable conversation de cette personne avaient un charme qui m'aurait rendu délicieux un plus long séjour ici; mais la charrue!…

Le 23. — Accompagné M. Faujas à sa terre de l'Oriol (Loriol), à 15 milles nord de Montélimart; il est en train de bâtir une belle maison. Je fus content de voir sa ferme monter à 280 septerées de terre; ma satisfaction eût été plus grande si je n'y avais pas trouvé un métayer. M. Faujas me plaît beaucoup; la vivacité, l'entrain, le phlogistique de son caractère ne dégénèrent pas en légèreté ni en affectation; il poursuit obstinément un sujet, et montre que ce qui lui plaît dans la conversation, c'est l'éclaircissement d'un point douteux par l'échange et l'examen consommé des idées qui s'y rapportent, et non pas cette vaine montre de facilité de parole qui n'amène aucun résultat. Le lendemain, M. l'abbé Bérenger vint avec un autre monsieur passer la journée; on alla visiter sa ferme. C'est un excellent homme, qui me convient beaucoup; il est curé de la paroisse et préside le conseil permanent. Il est à présent enflammé d'un projet de réunir les protestants à son église, et il nous parla avec bonheur du pouvoir qu'il avait eu de leur persuader de se mêler comme des frères à leurs concitoyens dans l'église catholique pour chanter le Te Deum, le jour des actions de grâces générales pour l'établissement de la liberté; ils y avaient consenti par égard pour son caractère personnel. Sa conviction est ferme que chaque parti cédant un peu et adoucissant ou retranchant ce qu'il y a de trop blessant pour l'autre, ils pourront parvenir à un complet accord. Cette idée est si généreuse que je doute qu'elle convienne à la multitude, indocile à la voix de la raison, mais soumise à des futilités et à des cérémonies, et attachée à sa religion en raison des absurdités qu'elle y trouve. Il n'y a pas pour moi le moindre doute que la populace anglaise serait plus scandalisée de voir délaisser le symbole de saint Athanase, que tout le banc des évêques dont les lumières pourraient être une réflexion exacte de celles de la Couronne. M. l'abbé Bérenger vient d'achever un mémoire pour l'Assemblée nationale, dans lequel il propose son projet d'union des deux églises, et il a l'intention d'y ajouter une clause pour faire autoriser le mariage des prêtres. Il lui semblait évident que l'intérêt de la morale et celui de la nation demandaient que, cessant de rester isolé, le clergé partageât les relations et les attachements de ses concitoyens. Il faisait voir combien était triste la vie d'un curé de campagne, et, flattant mes goûts, il avançait que personne ne pouvait se livrer a la culture sans l'espoir de voir ses travaux continués par ses héritiers. Il me montra son mémoire, et je vis avec grand plaisir la bonne harmonie qui régnait entre gens des deux confessions, grâce, sans doute, à d'aussi bons curés. Le nombre des protestants est très considérable dans ce pays. Je l'engageai fortement à mettre à exécution son plan de mémoire sur le mariage, en l'assurant que, dans les circonstances actuelles, le plus grand honneur reviendrait à tous ceux qui soutiendraient ce mémoire, qu'on devait considérer comme la revendication des droits de l'humanité violemment et injurieusement déniés au grand détriment de la nation. Hier, avec M. Faujas de Saint-Fond, nous sommes passés près d'une congrégation de protestants, assemblés comme des druides sous cinq ou six beaux chênes, pour offrir leurs actions de grâces au Père qui leur donne le bonheur et l'espérance. Sous un semblable ciel, quel temple de pierre et de ciment pourrait égaler la dignité de celui-ci que leur a préparé la main du Dieu qu'ils révèrent? Voici un des jours les mieux remplis que j'aye passés en France: nous avons dîné longuement et en fermiers, nous avons bu à l'anglaise au progrès de la charrue, et nous avons si bien parlé agriculture que j'aurais voulu avoir mes voisins de Suffolk pour partager ma satisfaction. Si M. Faujas de Saint-Fond vient en Angleterre, je le leur présenterai avec plaisir. — Retourné le soir à Montélimart. — 30 milles.

Le 25. — Traversé le Rhône au château de Rochemaure. Ce château s'élève sur un rocher de basalte, presque perpendiculaire, décelant, par sa structure prismatique, son origine ignée. Voyez les Recherches de M. Faujas. L'après-midi, gagné Pierrelatte au milieu d'un pays stérile et sans intérêt, bien inférieur aux environs de Montélimart. — 22 milles.

Le 26. — Il ne devient guère meilleur du côté d'Orange; une chaîne de montagnes borde l'horizon sur la gauche, on ne voit rien du Rhône. Dans cette dernière ville, on voit les ruines d'un édifice romain de 60 à 80 pieds de haut, que l'on prend pour un cirque; d'un arc de triomphe, dont les beaux ornements n'ont pas tout à fait disparu, et, dans une maison pauvre, un beau pavé très bien conservé, mais inférieur à celui de Nîmes. Le vent de bise a soufflé très fort ces derniers jours, sous un ciel clair, tempérant les chaleurs, qui sans lui seraient accablantes. Je ne sais si la santé des Français s'en accommode, mais il a sur la mienne un effet diabolique, je me sentais comme prêt à tomber malade, le corps dans un malaise nouveau pour moi. Ne pensant pas au vent, je ne savais à quoi l'attribuer, mais la coïncidence des deux choses me fit voir leur rapport comme probable; l'instinct, en outre, beaucoup plus que la raison, me fait m'en garder autant que possible. Vers quatre ou cinq heures, le matin, il est si âpre qu'aucun voyageur ne se met en chemin. Il est plus pénétrant que je ne l'aurais imaginé; les autres vents arrêtent la transpiration, celui-ci semble vous dessécher jusqu'à la moelle des os. — 20 milles.

Le 27. — Avignon. Soit pour avoir vu ce nom si souvent répété dans l'histoire du moyen âge, soit les souvenirs du séjour des papes, soit plus encore la mention qu'en fait Pétrarque. Dans ses poèmes, qui dureront autant que l'élégance italienne et les sentiments du coeur humain, je ne saurais le dire, mais j'approchais de cette ville avec un intérêt, une attente, que peu d'autres ont excité en moi. La tombe de Laure est dans l'église des Cordeliers; ce n'est qu'une dalle portant une image à moitié effacée, et une inscription en caractères gothiques; une seconde fixée dans le mur montre les armes de la famille de Sade. Incroyable puissance du talent quand il s'emploie à décrire des passions communes à tous les coeurs! Que de millions de jeunes filles, belles comme Laure aussi tendrement aimées, qui, faute d'un Pétrarque, ont vécu et sont mortes dans l'oubli! Tandis que des milliers de voyageurs, guidés par ces lignes impérissables, viennent, poussés par des sentiments que le génie seul peut exciter, mêler leurs soupirs à ceux du poète qui, a voué ces restes à l'immortalité! J'ai vu dans la même église un monument au brave Crillon, j'ai visité aussi d'autres églises et d'autres tableaux; mais à Avignon, c'est toujours Laure et Pétrarque qui dominent. — 19 milles.

Le 28. — Visite au père Brouillony, visiteur provincial, qui, avec, la plus grande obligeance, me mit en rapport avec les personnes les plus capables en agriculture. De la roche où s'élève le palais du légat, on jouit d'une admirable vue des sinuosités du Rhône; ce fleuve forme deux grande îles, arrosées et couvertes, comme le reste de la plaine, de mûriers, d'oliviers et d'arbres à fruits, les montagnes de la Provence, du Dauphiné et du Languedoc bornant l'horizon. J'ai été frappé de la ressemblance des femmes d'ici avec les Anglaises. Je ne pouvais d'abord me rendre compte en quoi elle consistait; mais c'est dans la coiffure: elles se coiffent d'une manière tout à fait différente des autres Françaises.[29] Une particularité plus à l'avantage du pays, c'est qu'on ne porte pas de sabots, je n'en ai pas vu non plus en Provence. Je me suis souvent plaint de l'ignorance de mes commensaux à table d'hôte, c'est bien pis ici: la politesse française est proverbiale, mais elle n'est certainement pas sortie des moeurs de ceux qui fréquentent les auberges. On n'aura pas, une fois sur cent, la moindre attention pour un étranger, parce qu'il est étranger. La seule idée politique qui ait cours chez ces gens-là est que, si les Anglais attaquent la France, il y a un million d'hommes armés pour les recevoir; et leur ignorance ne semble pas distinguer un homme armé pour défendre sa maison de celui qui combat loin de sa terre natale. Sterne l'a bien remarqué, leur compréhension surpasse de beaucoup leur pouvoir de réfléchir. Ce fut en vain que je leur fis des questions comme les suivantes: Si une arme à feu, rouillée, dans les mains d'un bourgeois en faisait un soldat? Quand les soldats leur avaient manqué pour faire la guerre? Si jamais il leur avait manqué autre chose que de l'argent? Si la transformation d'un million d'hommes en porteurs de mousquets le rendrait plus abondant? Si le service personnel ne leur semblait pas une taxe? Si, par conséquent, la taxe payée par le service d'un million d'hommes aiderait à en payer d'autres plus utiles? Si la régénération du royaume, en mettant les armes à la main a un million d'hommes, avait rendu l'industrie plus active, la paix intérieure plus assurée, la confiance plus grande et le crédit plus ferme? Enfin je les assurai que, si les Anglais les attaquaient en ce moment, la France jouerait probablement le rôle le plus malheureux qu'elle ait connu depuis le commencement de la monarchie. «Mais, poursuivais-je, l'Angleterre, malgré l'exemple que vous lui avez donné dans la guerre d'Amérique, dédaignera une telle conduite; elle voit avec peine la constitution que vous vous faites, parce qu'elle la croit mauvaise; mais, quoi que vous établissiez, Messieurs, vous n'aurez de vos voisins que des voeux de réussite, pas un obstacle.» Ce fui en vain, ils étaient persuadés que leur gouvernement était le meilleur du monde, que c'était une monarchie et non une république, ce que je contestai; que les Anglais le croyaient excellent et qu'ils aboliraient très certainement leur chambre des lords; je les laissai se complaire dans un espoir si bien fondé. Arrivé le soir à Lille (Lisle), dont le nom s'est perdu dans la splendeur de celui de Vaucluse. Impossible de voir de plus belles cultures, de meilleures irrigations et un sol plus fertile que pendant ces seize milles. La situation de Lille est fort jolie. Au moment d'y entrer, je trouvai de belles allées d'arbres entourées de cours d'eau murmurant sur des cailloux; des personnes parfaitement mises étaient réunies pour jouir de la fraîcheur du soir, dans un endroit que je croyais être un village de montagnes. Ce fut pour moi comme une scène féerique. «Allons, disais-je, quel ennui de quitter ces beaux bois et ces eaux courantes pour m'enterrer dans quelque ville sale, pauvre, puante, étouffant entre ses murs, l'un des contrastes les plus pénibles à mes sentiments!» Quelle agréable surprise! L'auberge était hors de la ville, au milieu de ce paysage que j'avais admiré, et, de plus, une excellente auberge. Je me promenai pendant une heure au clair de la lune, sur les bords de ce ruisseau célèbre, dont les flots couleront toujours dans une oeuvre de mélodieuse poésie. Je ne rentrai que pour souper, on me servit les truites les plus exquises et les meilleures écrevisses du monde. Demain je verrai cette fameuse source. — 16 milles.

Le 29. — Les environs de Lille m'enchantent; de belles routes plantées d'arbres qui en font des promenades partent de cette ville comme d'une capitale, et la rivière se divise en tant de branches et conduites avec tant de soins, qu'il en résulte un effet délicieux, surtout pour celui dont l'oeil sait reconnaître les bienfaits de l'irrigation.

Fontaine de Vaucluse, presque aussi célèbre, que celle d'Hélicon et à juste titre. On traverse une vallée que n'égale pas le tableau qu'on se fait de Tempé; la montagne qui se dresse perpendiculairement présente à ses pieds une belle et immense caverne à moitié remplie par une eau dormante, mais limpide; c'est la fameuse fontaine; dans d'autres saisons elle remplit toute la caverne et bouillonne comme un torrent à travers les rochers; son lit est marqué par la végétation. À présent l'eau, ressort, à 200 yards plus bas, de masses de rochers, et, à très peu de distance, forme une rivière considérable détournée immédiatement par les moulins et les irrigations. Sur le haut d'un roc, auprès du village, mais au-dessous de la montagne, il y a une ruine appelée par le peuple le château de Pétrarque, qui, nous dit-on, était habité par M. Pétrarque et madame Laure.

Ce tableau est sublime; mais ce qui le rend vraiment intéressant pour notre coeur, c'est la célébrité qu'il doit au génie. La puissance qu'ont les rochers, les eaux et les montagnes de captiver notre attention et de bannir de notre sein les insipides préoccupations de la vie ordinaire, ne tient pas à la nature inanimée elle-même. Pour donner de l'énergie à de telles sensations, il faut la vie prêtée par la main créatrice d'une forte imagination: décrite par le poète ou illustrée par le séjour, les actions, les recherches ou les passions des grands génies, la nature vit personnifiée par le talent, et attire l'intérêt qu'inspirent les lieux que la renommée a consacrés.

Orgon. — Quitté le territoire du pape en traversant la Durance. J'ai visité l'essai de navigation de Boisgelin, ouvrage entrepris par l'archevêque d'Aix. C'est un noble projet parfaitement exécuté là où il est fini; pour le faire, on a percé une montagne sur une longueur d'un quart de mille, effort comparable à ce qu'on n'a jamais tenté dans ce genre. Voilà cependant bien des années qu'on n'y travaille plus, faute d'argent. — Le vent de bise a passé; il souffle sud-ouest maintenant, et la chaleur est devenue grande; ma santé s'en est remise à un point qui prouve combien ce vent m'est contraire, même au mois d'août. — 20 milles.

Le 30. — J'avais oublié de remarquer que, depuis quelques jours, j'ai été ennuyé par la foule de paysans qui chassent. On dirait qu'il n'y a pas un fusil rouillé en Provence qui ne soit à l'oeuvre, détruisant toute espèce d'oiseaux. Les bourres ont sifflé cinq ou six fois à mes oreilles, ou sont tombées dans ma voiture. L'Assemblée nationale a déclaré chacun libre de chasser le gibier sur ses terres, et en publiant cette déclaration absurde telle qu'elle est, bien que sage en principe, parce qu'aucun règlement n'assure ce droit à qui il appartient, a rempli, me dit- on partout, la France entière d'une nuée de chasseurs insupportables. Les mêmes effets ont suivi les déclarations relatives aux dîmes, taxes, droits féodaux, etc., etc. On parle bien dans ces déclarations de compensations et d'indemnités, mais une populace ingouvernable saisit les bienfaits de l'abolition en se riant des obligations qu'elle impose. Parti au lever du jour pour Salon, afin de voir la Crau, une des parties les plus curieuses de la France par son sol, ou plutôt à cause de son manque de sol, car elle est couverte de pierres fort semblables à des galets: elle nourrit cependant de nombreux moutons. Visité les améliorations que M. Pasquali tente sur ses terres; il entreprend de grandes choses, mais à la grosse: j'aurais voulu le voir et m'entretenir avec lui, malheureusement il n'était pas à Salon. Passé la nuit à Saint-Canat. — 40 milles.

Le 31. — Aix. Beaucoup de maisons manquent de vitres aux fenêtres. Les femmes portent des chapeaux d'homme, mais pas de sabots. Rendu visite à Aix à M. Gibelin, que les traductions des ouvrages du docteur Priestley et des Philosophical transactions ont rendu célèbre. Il me reçut avec cette politesse simple et avenante naturelle à son caractère; il paraît être très affable. Il fit tout en son pouvoir pour me procurer les renseignements dont j'avais besoin, et il m'engagea à l'accompagner le lendemain à la Tour d'Aigues, pour voir le baron de ce nom, président du parlement d'Aix, pour lequel j'avais aussi des lettres. Ses essais dans les Trimestres de la Société d'agriculture de Paris prennent rang parmi les écrits les plus remarquables sur l'économie rurale que cette publication contienne.

Le 1er septembre. — Tour d'Aigues est à 20 milles nord d'Aix, de l'autre côté de la Durance, que nous passâmes dans un bac. Le pays, auprès du château, est accidenté et pittoresque et devient montagneux à 5 ou 6 milles de là. Le président me reçut d'une façon très amicale; la simplicité de ses manières lui donne une dignité pleine de naturel: il est très amateur d'agriculture et de plantations. L'après-midi se passa à visiter sa ferme et ses beaux bois, qui font exception dans cette province si nue. Le château, avant qu'il eût été incendié par accident en grande partie, doit avoir été un des plus considérables de France; mais il n'offre plus à présent qu'un triste spectacle. Le baron a beaucoup souffert de la révolution; une grande étendue de terres, appartenant autrefois absolument à ses ancêtres, avait été donnée à cens ou pour de semblables redevances féodales, de sorte qu'il n'y a pas de comparaison entre les terres ainsi concédées et celles demeurées immédiates dans la famille. La perte des droits honorifiques est bien plus considérable qu'elle ne paraît, c'est la ruine totale des anciennes influences. Il était naturel d'en espérer quelque compensation aisée à établir, mais la déclaration de l'Assemblée nationale n'en alloue aucune, et l'on ne sait que trop dans ce château que les redevances matérielles que l'Assemblée avait déclarées rachetables se réduisent à rien, sans l'ombre d'une indemnité. Le peuple est en armes et très agité dans ce moment. La situation de la noblesse dans ce pays est terrible: elle craint qu'on ne lui laisse rien que les chaumières épargnées par l'incendie, que les métayers s'emparent des fermes sans s'acquitter de la moitié du produit, et qu'en cas de refus, il n'y ait plus ni lois ni autorité pour les contraindre. Il y a cependant ici une nombreuse et charmante société, d'une gaieté miraculeuse quand on songe aux temps, à ce que perd un si grand seigneur, qui a reçu de ces ancêtres tant de biens, dévorés maintenant par la révolution. Ce château superbe, même dans sa ruine, ces bois antiques, ce parc, tous ces signes extérieurs d'une noble origine et d'une position élevée, sont, avec la fortune et même la vie de leurs maîtres, à la merci d'une populace armée. Quel spectacle! Le baron a une belle bibliothèque bien remplie, une partie est entièrement consacrée aux livres et aux brochures publiés sur l'agriculture dans toutes les langues de l'Europe. Sa collection est presque aussi nombreuse que la mienne. — 20 milles.

Le 2. — M. le président avait destiné cette journée à une visite à sa ferme dans les montagnes, à 5 milles environ, où il possède une vaste étendue de terrain et l'un des plus beaux lacs de la France, mesurant 2 000 toises de circonférence et 40 pieds de profondeur. Sur ses bords se dresse une montagne composée de coquilles agglomérées de façon à former une roche, malheureusement elle n'est pas plantée, les arbres sont l'accompagnement forcé de l'eau. La carpe atteint 25 livres et les anguilles 12 livres. Dans le lac du Bourget, en Savoie, on pèche des carpes de 60 livres. Un voisin, M. Jouvent, très au courant de l'agriculture du pays, nous accompagna et passa le reste du jour au château. J'obtins de précieux renseignements de M. le baron, de ce monsieur et de M. l'abbé ***, j'ai oublié son nom. Le soir je parlai ménage avec une des dames, et j'appris entre autres choses que les gages d'un jardinier sont de 300 livres (13 l. st. 2/6 d.), de 150 livres (7 l. st.) pour un domestique ordinaire, de 75 à 90 livres (3 l. st. 18/9 d.) pour une cuisinière bourgeoise, de 60 à 70 livres (3 l. st. 1/3 d.) pour une bonne. Une belle maison bourgeoise se loue de 7 à 800 livres (35 l. st.). — 10 milles.

Le 3. — Pris congé de l'hospitalier baron de la Tour d'Aigues et retourné à Aix avec M. Gibelin. — 20 milles.

Le 4. — Jusqu'à Marseille il n'y a que des montagnes, mais beaucoup sont plantées de vignes et d'oliviers, l'aspect cependant est nu et sans intérêt. La plus grande partie du chemin est dans un état d'abandon scandaleux pour l'une des routes les plus importantes de la France; à de certains endroits deux voitures n'y sauraient passer de front. Quel peintre décevant que l'imagination! J'avais lu je ne sais quelles exagérations sur les bastides des environs de Marseille, qui ne se comptaient pas par centaines, mais par milliers. Louis XIV avait ajouté à ce nombre en construisant une forteresse, etc. J'ai vu d'autres villes en France où elles sont aussi nombreuses, et les environs de Montpellier, qui n'a pas de commerce extérieur, sont aussi soignés que ceux de Marseille; cependant Montpellier n'a rien de rare. L'aspect de Marseille au loin ne frappe pas. Le nouveau quartier est bien bâti, mais le vieux, comme dans d'autres villes, est assez mal bâti et sale; à en juger par la foule des rues, la population est grande, je n'en connais pas qui la surpasse sous ce rapport. Je suis allé le soir au théâtre; il est neuf, mais sans mérite, et ne peut marcher de pair avec ceux de Bordeaux et de Nantes. La ville elle-même est loin d'égaler Bordeaux, les nouvelles constructions ne sont ni si belles, ni si nombreuses, le nombre des vaisseaux si considérable, et le port lui-même n'est qu'une mare à côté de la Garonne. — 20 milles.

Le 5. — Marseille ne mérite en aucune façon le reproche que j'ai si souvent fait à d'autres villes de manquer de journaux. J'en trouvai plusieurs au café d'Acajon, où je déjeunai. Distribué mes lettres, qui m'ont valu des renseignements sur le commerce, mais j'ai été désappointé de n'en pas recevoir une que j'attendais pour me recommander à M. l'abbé Raynal, le célèbre écrivain. Ici, comme à Aix, le comte de Mirabeau est le sujet des conversations de table d'hôte; je le croyais plus populaire, d'après les extravagances que l'on a faites pour lui en Provence et à Marseille. On le regarde simplement comme un fort habile politique, dont les principes sont ceux du jour; quant à son caractère privé, on ne s'en mêle pas, en disant que mieux vaut se servir d'un fripon de talent que d'un honnête homme qui en est dépourvu. Il ne faut pas entendre par là, cela se conçoit, que M. de Mirabeau mérite une semblable épithète. On le dit possesseur d'un domaine en Provence. Ce renseignement, je l'observai sur le moment, me causa un certain plaisir; une propriété, dans des temps comme ceux-ci, est la garantie qu'un homme ne jettera pas partout la confusion pour se donner une importance qui lui serait refusée à une époque tranquille. Rester à Marseille sans connaître l'abbé Raynal, l'un des précurseurs, incontestablement, de cette révolution, eût été par trop mortifiant. N'ayant pas le temps d'attendre de nouvelles lettres, je résolus de me présenter moi- même. L'abbé était chez son ami M. Bernard. Je lui expliquai ma situation, et avec cette aisance et cette courtoisie qui annoncent l'usage du monde, il me répondit qu'il se sentirait toujours heureux d'obliger un homme de mon pays, puis, me montrant son ami: «Voici, Monsieur, me dit-il, une personne qui aime les Anglais et comprend leur langue.» En nous entretenant sur l'agriculture, que je leur dis être l'objet de mon voyage, ils me marquèrent tous les deux une grande surprise qu'il résultât de données vraisemblablement authentiques, que nous importions de grandes quantités de froment au lieu d'en exporter comme nous le faisions autrefois. Ils voulurent savoir, si le fait était exact, à quoi on devait l'attribuer, et l'un d'eux, en recourant au Mercure de France pour un état comparatif des importations et des exportations de blé, le lut comme une citation tirée de M. Arthur Young. Ceci me donna l'occasion de leur dire que j'étais ce Young, et fut pour moi la plus heureuse des présentations. Impossible d'être mieux reçu et avec plus d'offres de services le cas échéant. J'expliquai le changement qui s'était fait sous ce rapport par un très grand accroissement de population, cause qui agissait encore avec plus d'énergie que jamais. Notre conversation se tourna ensuite sur l'agriculture et l'état actuel des affaires, que tous deux pensaient aller mal: ils ne craignaient rien tant qu'un gouvernement purement démocratique, une sorte de république pour un grand pays comme la France. J'avouai alors l'étonnement que j'avais ressenti tant de fois de ce que M. Necker n'ait pas assemblé les états sous une forme et avec un règlement qui auraient conduit naturellement à l'adoption de la constitution d'Angleterre, débarrassée des taches que le temps y a fait découvrir. Sur quoi M. Bertrand me donna un pamphlet qu'il avait adressé à l'abbé Raynal, dans lequel il proposait de transporter dans la constitution française certaines dispositions de celle d'Angleterre. M. l'abbé Raynal fit remarquer que la révolution d'Amérique avait amené la révolution française; je lui dis que, s'il en résultait la liberté pour la France, cette révolution avait été un bienfait pour le monde entier, mais bien plus pour l'Angleterre que pour l'Amérique. Ils crurent que je faisais un paradoxe, et je m'expliquai en ajoutant que, selon moi, la prospérité dont l'Angleterre avait joui depuis la dernière guerre surpassait, non seulement celle d'aucune période de son histoire, mais aussi celle de tout autre pays en aucun temps, depuis l'établissement des monarchies européennes; c'est un fait prouvé par l'accroissement de la population, de la consommation, du commerce maritime, du nombre de marins; par l'augmentation et les progrès de l'agriculture, des manufactures et des échanges; en un mot, par l'aisance et la félicité croissantes du peuple. Je citai les documents publics sur lesquels je m'appuyais, et je m'aperçus que l'abbé Raynal, qui suivait attentivement ce que je disais ne connaissait en aucune façon ces faits curieux. Il n'est pas le seul, car je n'ai pas rencontré une personne qui les connût. Cependant ce sont les résultats de l'expérience la plus curieuse et la plus remarquable dans le champ de la politique, que le monde ait jamais vu: un peuple perdant un empire, treize provinces, et que cette perte fait croître en bonheur, en richesses, en puissance! Quand donc adoptera-t-on les conclusions évidentes de cet événement merveilleux que toutes possessions au-delà des mers sont une cause de faiblesse, et que ce serait sagesse d'y renoncer? Faites-en l'application en France., à Saint-Domingue, en Espagne, au Pérou, en Angleterre, au Bengale, et remarquez les réponses que vous recevrez. Cependant, je ne doute pas de ce fait. Je complimentai l'abbé sur sa généreuse donation de 1 200 liv. pour fonder un prix à la Société d'agriculture de Paris; il me dit qu'il en avait été remercié, non point à la manière usuelle par une lettre du secrétaire, mais que tous les membres avaient signé. Son intention est de faire de même pour les Académies des sciences et des belles-lettres; il a déjà donné pareille somme à l'Académie de Marseille comme un prix à décerner pour des recherches sur le commerce de cette ville. Il nourrit ensuite le projet de consacrer, quand il aura suffisamment fait d'épargnes, 1 200 liv. par an à l'achat, par les soins de la Société d'agriculture, de modèles des instruments de culture les plus utiles que l'on trouvera en pays étranger, principalement en Angleterre, afin d'en répandre l'usage en France. L'idée est excellente et mérite de grands éloges, cependant on peut douter que l'effet réponde à tant de sacrifices. Donnez l'instrument lui-même au fermier, il ne saura pas comment s'en servir et aura trop de préjugés pour le trouver bon; il se donnera encore bien moins la peine de le copier. De grands propriétaires, répandus dans toutes les provinces et faisant valoir les terres avec l'enthousiasme de l'art, appliqueraient volontiers ces modèles, mais je crains qu'on n'en trouve aucun en France. L'esprit et l'occupation de la noblesse doivent prendre une tournure moins frivole avant qu'on en arrive là. On m'approuva de recommander les navets et les pommes de terre, mais la France manque de bonnes espèces, et l'abbé me cita une expérience que lui-même avait faite en employant, pour faire du pain, des pommes de terre anglaises et provençales: les premières avaient donné un tiers de plus en farine. Entre autres causes de la mauvaise culture en France. Il compta la prohibition de l'usure; à présent, les personnes de la campagne qui ont de l'argent le renferment au lieu de le prêter pour des améliorations. Ces sentiments font honneur à l'illustre écrivain, et je fus heureux de le voir accorder une partie de son attention à des objets qui avaient accaparé la mienne, et plus encore de le voir, quoique âgé, plein d'animation et pouvant vivre encore bien des années pour éclairer le monde par les productions d'une plume qui n'a jamais servi qu'au bonheur du genre humain.

Le 8. — Cuges. Pendant trois ou quatre milles, la route circule entre deux rangs de bastides et de murs; elle est en pierre blanche qui donne une poussière incroyable; à vingt perches de chaque côté, les vignes semblaient poudrées à blanc. Partout des montagnes et des pins rabougris. Vilain pays sans intérêt; de petites plaines sont couvertes de vignes et d'oliviers. Vu des câpriers pour la première fois à Cuges. À Aubagne, on m'a servi à dîner six plats assez bons, un dessert et une bouteille de vin pour 24 sous, cela pour moi seul, car il n'y a pas de table d'hôte. On ne s'explique pas comment M. Dutens a pu appeler la poste aux chevaux de Cuges, une bonne auberge, c'est un misérable bouge; j'avais pris sa meilleure chambre, il n'y avait pas de carreaux aux fenêtres. — 21 milles.

Le 9. — En approchant de Toulon, le pays se change en mieux, les montagnes sont plus imposantes, la mer se joint au tableau, et une certaine gorge entre des rochers est d'un effet sublime. Les neuf dixièmes de ces montagnes sont incultes, et malgré le climat ne produisent que des pins, du buis et de maigres herbes aromatiques. Aux environs de Toulon, surtout à Ollioules, il y a dans les buissons des grenadiers avec des fruits aussi gros que des pommes de nonpareille, il y a aussi quelques orangers. Le bassin de Toulon, avec ses lignes de vaisseaux à trois ponts et son quai plein de vie et d'activité, est très beau. La ville n'a rien de remarquable; quant à l'arsenal, les règlements qui en défendent l'entrée, sont aussi sévèrement exécutés ici qu'à Brest; j'avais cependant des lettres, mais toutes mes démarches furent vaines. — 25 milles.

Le 10. — Lady Craven m'avait envoyé chasser l'oie sauvage à Hyères (wild-goose chase). On croirait, à l'entendre, elle et bien d'autres, que ce pays est un jardin, mais on l'a bien trop vanté. La vallée est magnifiquement cultivée et plantée de vignes et d'oliviers, au milieu desquels se trouvent aussi des mûriers, des figuiers et d'autres arbres à fruit. Les montagnes sont un amas de roches dénudées, ou couvertes d'une pauvre végétation d'arbres toujours verts, comme des pins, des lentisques, etc. La vallée, quoique de blanches bastides l'animent de toutes parts, trahit cependant cette pauvreté du manteau de la nature qui choque l'oeil dans les pays où dominent les oliviers et les arbres à fruit. Tout cela paraît sec en comparaison de la riche verdure de nos forêts du Nord. Les seules choses remarquables sont l'oranger et le citronnier, qui viennent ici en pleine terre, atteignent une grande taille, et font admirer chaque jardin par le voyageur qui se rend dans le Midi; mais l'hiver dernier les a dépouillés de leurs richesses. Ils ont été en général si maltraités, qu'on a dû les couper jusqu'au collet, ou au moins les ébrancher complètement, mais ils jettent de nouveaux scions. Je crois que ces arbres, même bien portants et couverts de feuilles, pris en eux-mêmes, ajoutent peu à la beauté du paysage. Renfermés dans des jardins et entourés de murs, ils perdent encore de leur effet. Suivant toujours le tour de lady Craven, j'allai à la chapelle de Notre Dame de Consolation et sur les collines qui mènent chez M. Glapierre de Saint-Tropez; je demandai aussi le père Laurent, qui parut très peu flatté de l'honneur qu'elle lui avait fait. On a une assez jolie vue des hauteurs qui entourent la ville. Les montagnes, les rochers, les collines, les îles de Porte-Croix (Portcros), de Porquerolles et du Levant, forment un ensemble harmonieux. Cette dernière est jointe à la terre ferme par une chaussée et un marais salant, que dans le pays on appelle une mare. Les pins qui s'élèvent çà et là ne font guère meilleur effet que des ajoncs. La verdure de la vallée est en contraste désagréable avec celle des oliviers. Les lignes du paysage sont belles, mais pour un pays dont la végétation est la gloire, celle- ci est pauvre et ne rafraîchit pas l'imagination par l'idée d'un abri contre un soleil brûlant. Je n'ai pas entendu parler qu'il y ait de cotonniers en Provence, comme l'avancent certains livres; mais la datte et la pistache viennent bien, le myrte est partout spontané ainsi que le jasmin (commune et fruticans). Dans l'île du Levant se trouvent le Genista caudescens et le Teucrium herbopoma. À mon retour de la promenade à l'hôtel de Necker, l'hôte m'assomma d'une liste d'Anglais qui passent l'hiver à Hyères; on a bâti beaucoup de maisons pour les louer à raison de deux à trois jours par mois, tout compris, mobilier, linge, couverts, etc., etc. Beaucoup de ces maisons dominent la vallée et la mer, et je crois bien que si le vent de bise ne s'y fait pas sentir, on y doit jouir d'un délicieux climat d'hiver. Peut-être en en est-il ainsi en novembre, décembre, janvier et février, mais en mars et avril? L'hiver il y a à l'hôtel de Necker une table d'hôte très bien servie à 4 liv. par tête. Visité le jardin du roi, qui peut avoir dix à douze acres, et est rempli de tous les fruits de la région; sa seule récolte d'orangers a donné l'année dernière 21 000 liv. (918 l. st. 15). Les orangers ont donné à Hyères jusqu'à deux louis par pied. Dîné avec M. de Sainte-Césaire, qui a une jolie maison nouvellement bâtie, avec un beau jardin entouré de murs et un domaine attenant; il voudrait la vendre ou la louer. Lui et le docteur Battaile mirent une extrême obligeance à me renseigner sur ce pays. Retourné le soir à Toulon. — 34 milles.

Le 11. — Les préparatifs de mon voyage en Italie m'ont assez occupé. On m'a souvent répété, et des personnes habituées à ce pays, que je ne dois pas penser à y aller avec ma voiture à un cheval. J'aurais à perdre un temps infini pour surveiller les repas de mon cheval, et si je ne le faisais pas aussi bien pour le foin que pour l'avoine, on me volerait l'un et l'autre. Il y a en outre des parties périlleuses pour un voyageur seul, à cause des voleurs qui infestent les routes. Persuadé par les raisons de gens qui devaient s'y connaître mieux que moi, je me déterminai à vendre jument et voiture, et à me servir des vetturini qui semblent se trouver partout et à bon marché. À Aix on m'offrit 20 louis du tout; à Marseille, 18; de sorte que plus j'allais, plus je devais m'attendre, à voir le prix baisser pour me tirer des mains des aubergistes et des garçons d'écurie, qui croyaient partout que je leur appartenais, je fis promener ma voiture et mon cheval dans les principales rues de Toulon, avec un grand écriteau portant à vendre et le prix 25 louis; je les avais payés 32 à Paris. Mon plan réussit, je les vendis 22, ils m'avaient servi pendant plus de 1 200 milles; cependant le marché fut bon aussi pour l'officier qui me les acheta. Il fallut ensuite penser à gagner Nice; le croirait-on? De Marseille, qui contient 100 000 âmes, comme de Toulon, qui en contient 30 000, sur la grande route d'Italie par Antibes et Nice, il ne part ni diligence ni service régulier. Un monsieur, à table d'hôte, m'assura qu'on lui avait demandé 3 louis pour une place dans une voiture allant à Antibes, et encore, il avait fallu attendre jusqu'à ce que l'autre place fût prise pour le même prix. Ceci paraîtra incroyable à ceux qui sont accoutumés au nombre infini de voitures qui sillonnent l'Angleterre dans toutes les directions. On ne trouve pas entre les plus grandes cités de la France les communications existant chez nous entre les villes secondaires de province: preuve concluante de leur manque de consommation et d'activité. Un autre monsieur qui connaissait bien la Provence, et qui avait été de Nice à Toulon par mer, me conseilla de prendre pour un jour la barque ordinaire qui fait ce service; je verrais ainsi les îles d'Hyères: je lui dis que j'avais été à Hyères et visité la côte. «Vous n'avez rien vu, me dit-il, si vous n'avez pas vu ce petit archipel et la côte, contemplée de la mer, est ce qu'il y a de plus beau en Provence. Vous n'aurez qu'un jour de mer, puisque vous pouvez débarquer à Cavalero (Cavalaire) et prendre des mules pour Fréjus, et vous ne perdrez rien, puisque toute la route ressemble à ce que vous connaissez déjà: des montagnes, des vignes et des oliviers.» Son avis prévalut, et je m'entendis pour mon passage jusqu'à Cavalero avec le capitaine Jassoire, d'Antibes.

Le 12. — À six heures du matin, j'étais à bord; le temps était délicieux, et la sortie du port de Toulon et de se rade m'intéressa au plus haut point. Il est impossible d'imaginer un port plus abrité et plus sûr. La partie la plus intérieure semble artificielle, elle est séparée du grand bassin par un môle sur lequel est bâti le quai. Il ne peut y entrer qu'un vaisseau à la fois, mais une flotte y tiendrait à l'aise. Il y a maintenant à l'ancre, sur deux lignes, le Commerce-de-Marseille, de 130 canons, le plus beau vaisseau de guerre de la marine française, 17 de 90 canons chacun, et d'autres plus petits. Dans le grand bassin, qui a 2 ou 3 milles de large, vous vous croyez entouré de tous côtés par les montagnes, ce n'est qu'au moment d'en sortir que vous devinez où se trouve l'issue qui le joint à la mer. La ville, les navires, la haute montagne sur laquelle ils se détachent, les collines couvertes de plantations et de bastides, s'unissent pour former un coup d'oeil admirable. Quant aux îles d'Hyères et au tableau des côtes dont je devais jouir, la personne qui me les avait vantés manquait ou d'yeux ou de goût: ce sont des rochers nus où les pins donnent seuls l'idée de la végétation. N'étaient quelques maisons solitaires et ici et là quelque peu de culture pour varier l'aspect de la montagne, je me serais imaginé, à cet air sombre, sauvage et morne, avoir devant les yeux les côtes de la Nouvelle-Zélande ou de la Nouvelle-Hollande. Les pins et les buissons d'arbustes toujours verts la couvrent de plus de tristesse que de verdure. Débarqué le soir à Cavalero, que je m'imaginais être au moins une petite ville: il n'y a que trois maisons et plus de misère qu'on ne peut se l'imaginer. On me jeta un matelas sur les dalles de la chambre, car il n'y avait pas de lit; pour me refaire de la faim que je venais d'endurer tout le jour, on ne me donna que des oeufs couvés, de mauvais pain et du vin encore pis; quant aux mules qui devaient me mener à Fréjus, il n'y avait ni cheval, ni mule, ni âne, rien que quatre boeufs pour le labourage. Je me voyais dans une triste position, et j'allais me décider à remonter à bord quoique le vent commençât à n'être rien moins que favorable, si le capitaine ne m'avait promis deux de ses hommes pour porter mon bagage à deux lieues de là, dans un village où je trouverais des bêtes de somme; cette assurance me fit retourner à mon matelas.

Le 13. — Le capitaine m'a envoyé trois matelots, un Corse, le second à moitié Italien, le troisième Provençal, ne possédant pas à eux tous assez de français pour une heure de conversation. Nous nous mîmes en chemin à travers les montagnes, les sentiers tortueux, les lits de torrents, et nous nous trouvâmes enfin au village de Cassang (Gassin), sur le sommet d'une hauteur et à plus d'une lieue d'où nous devions nous rendre. Les matelots se rafraîchirent; deux d'entre eux avec du vin, l'autre ne voulut jamais prendre que de l'eau. Je lui demandai s'il se sentait aussi fort que les autres avec ce régime. «Certainement, me répondit-il, aussi fort que tout autre homme de ma taille.» Je serais longtemps, je crois, avant de trouver un marin anglais qui veuille se prêter à l'expérience. Pas de lait; déjeuné avec du raisin, du pain de seigle et de mauvais vin. On nous avait donné ce village, ou plutôt celui que nous avions manqué, comme très triche en mules; mais le propriétaire des deux seules dont on nous parla étant absent, je n'eus d'autre ressource que de m'arranger avec un homme qui, pour 3 livres, me mena à une lieue de là, à Saint- Tropez, en faisant porter mon bagage sur un âne. En deux heures je gagnai cette ville, dans une jolie position et assez bien bâtie sur un beau bras de mer. Depuis Cavalero il n'y a que des montagnes couvertes, pour les dix-neuf vingtièmes, de pins ou de misérables arbustes toujours verts. Traversé le bras de mer, qui a plus d'une lieue de large. Les passeurs avaient servi à bord d'un vaisseau de ligne et se plaignaient beaucoup des traitements qu'ils avaient subis, mais en ajoutant que, maintenant qu'ils étaient libres, ils seraient mieux considérés, et que, en cas de guerre, les Anglais se verraient payés d'autre monnaie; ils n'avaient eu devant eux que des esclaves, ils auraient des hommes maintenant. Débarqué à Saint-Maxime, où j'ai loué deux mules et un guide pour Fréjus. Mêmes montagnes, mêmes solitudes de pins et de lentisques; quelques arbousiers vers Fréjus. Très peu de culture avant la plaine qui y touche. J'ai traversé 30 milles aujourd'hui; 5 sont tout à fait incultes. La côte de Provence présente partout le même désert; cependant le climat devrait permettre de trouver sur ces montagnes de quoi nourrir des moutons et du bétail, au lieu d'y laisser des broussailles inutiles. Il vaudrait bien mieux que la liberté fît voir ses effets sur les champs qu'à bord d'un navire de guerre. — 30 milles.

Le 14. — Je suis resté à Fréjus pour me reposer, examiner les environs, quoiqu'ils n'aient rien de beau, et préparer mon voyage à Nice. Il y a des restes d'un amphithéâtre et d'un aqueduc. En demandant une voiture de poste, je trouvai qu'il n'y avait rien de semblable ici; je n'avais d'autre ressource que les mules. Je m'arrangeai avec le garçon d'écurie (car le maître de poste se croit trop d'importance pour se mêler de rien), et il revint me dire que cela ne me coûterait que 12 liv. jusqu'à Estrelles. Un pareil prix pour 10 milles monté sur une misérable bête, c'était engageant: j'offris la moitié; le garçon m'assura qu'il m'avait dit le prix le plus bas et s'en alla croyant me tenir sous sa griffe. J'allai me promener autour de la ville pour recueillir quelques plantes qui étaient en fleurs, et, rencontrant une femme qui menait un âne chargé de raisin, je lui demandai à quoi elle s'occupait; un interprète me répondit qu'elle gagnait son pain à rapporter ainsi du raisin. Je lui proposai de porter ainsi mon bagage à Estrelles (l'Esterel), et lui demandai son prix. 40 sous. Elle les aura. Le point du jour étant pris pour heure de départ, je retournai à l'hôtel au moins en grand économiste, épargnant 10 livres par ma marche.

Le 15. — Moi, mon guide féminin et l'âne, nous cheminâmes joyeusement à travers la montagne; le malheur était que nous ne nous entendions pas, je sus seulement qu'elle avait un mari et trois enfants. J'essayai de connaître si ce mari était bon et si elle l'aimait beaucoup; mais impossible d'en venir à bout; peu importe, c'était son âne qui me servait, et non pas sa langue. À Estrelles, je pris des chevaux de poste: il n'y avait ni ânes, ni femmes pour les conduire, sans cela je les aurais préférés. Je ne saurais dire combien est agréable pour un homme qui marche bien, une promenade de quinze milles quand on en a fait mille assis dans une voiture. Toujours ce même vilain pays, montagne sur montagne, ces mêmes broussailles, pas un mille en culture sur vingt. Les jardins de Grasse font seuls exception, on y fait de grands mais bien singuliers travaux. Les roses sont la principale culture, pour la fabrication de l'essence que l'on suppose venir du Bengale. On dit que quinze cents fleurs n'en donnent qu'une goutte, vingt fleurs se vendent un sol et une once d'essence 400 livres (17 liv. st. 10 sh.). Les tubéreuses se cultivent pour les parfumeurs de Paris et de Londres. Le romarin, la lavande, la bergamote, l'oranger forment ici de grands objets de culture. La moitié de l'Europe tire d'ici ses essences. La situation de Cannes est jolie, tout près du rivage, avec les îles Sainte-Marguerite, où se trouve une affreuse prison d'État, à deux milles en mer, et à l'horizon, les lignes pittoresques des montagnes d'Estrelles. Ces montagnes sont de la dernière nudité. Dans tous les villages depuis Toulon, à Fréjus. Estrelles, etc., j'ai demandé du lait, il n'y en a pas, même de chèvre ou de brebis; quant au beurre, l'aubergiste d'Estrelles me dit que c'était un article qui venait de Nice en contrebande. Grands Dieux! quelles idées nous nous faisons, nous autres gens du Nord, avant de les avoir connus, d'un beau soleil, d'un climat délicieux, qui produisent les myrtes, les orangers, les citronniers, les grenadiers, les jasmins et les haies d'aloès; si l'eau y manque, ce sont les plus grands déserts du globe. Dans nos bruyères, nos tourbières les plus affreuses, on a du beurre, du lait, de la crème: que l'on me donne de quoi nourrir une vache, je laisserai de bon coeur les orangers de la Provence. La faute, cependant, en est plus aux gens qu'au climat; et comme le peuple ne peut pas faire de fautes, lui, jusqu'à ce qu'il devienne le maître, tout est l'effet du gouvernement. On trouve dans ces déserts les arbousiers (Arbutus); le laurier-tin (Laurus tinus), les cistes (Cistus) et le genêt d'Espagne. Personne à l'auberge, excepté un marchand de Bordeaux, revenant d'Italie. Nous soupâmes ensemble, et notre entretien ne fut pas dénué d'intérêt: «il était triste, disait-il, de voir le mauvais effet de la révolution française en Italie, partout où il avait passé. — Malheureuse France!» s'écriait-il souvent. Il me fit beaucoup de questions et me dit que ses lettres confirmaient mes récits. Tous les Italiens semblaient convaincus que la rivalité de l'Angleterre et de la France était finie; la première était maintenant pleinement à même de se venger de la guerre d'Amérique par la prise de Saint-Domingue et de toutes les autres possessions de la France outre-mer. Je lui dis que cette idée était pernicieuse et tellement contraire aux intérêts personnels des hommes du gouvernement d'Angleterre, qu'il n'y fallait pas penser. Il me dit que nous serions merveilleusement magnanimes de ne pas le faire, et que nous donnerions là un exemple de pureté politique suffisant à éterniser la partie de notre caractère que l'on croyait la plus faible: la modération. Il se plaignait amèrement de la conduite de certains meneurs de l'Assemblée nationale qui semblaient déterminés à la banqueroute et peut-être à la guerre civile. — 22 milles.

Le 16. — À Cannes, je n'avais pas le choix, ni postes ni voitures, ni chevaux ni mules de louage: j'en fus réduit à me rabattre sur une femme et son âne. À cinq heures du matin je partis pour Antibes. Ces neuf milles sont cultivés, sauf les montagnes, qui sont désertes en général. Antibes, comme ville de frontière, est régulièrement fortifiée, le môle est joli et on y jouit d'une belle vue. Pris une chaise de poste pour Nice; passé le Var et dit, pour le moment, adieu à la France.[30] RETOUR D'ITALIE

Le 21 décembre. — Jour le plus court de l'année pour une expédition qui eût demandé tout le contraire, le passage du mont Cenis, sur lequel tant de choses ont été écrites. Pour ceux que la lecture a remplis de l'attente de quelque chose de sublime, c'est une illusion aussi grande qu'on en peut trouver dans les romans; si l'on en croyait les voyageurs, la descente en ramassant sur la neige se fait avec la rapidité de l'éclair; mon malheur ne me permit pas de rencontrer quelque chose d'aussi merveilleux. À la Grande-Croix, nous nous assîmes entre quatre bâtons parés du nom de traîneau, on y attelle une mule, et un conducteur qui marche entre l'animal et le traîneau sert principalement à fouetter de neige la figure du voyageur. Arrivés au précipice qui mène à Lanebourg (Lans-le-Bourg), on renvoie la mule et on commence à ramasser. Le poids de deux personnes, le guide s'étant assis à l'avant du traîneau pour le diriger avec ses talons dans la neige, est suffisant à mettre le tout en mouvement. Pendant la plus grande partie de la route, il se contente de suivre très modestement le sentier des mules, mais de temps en temps, pour éviter un détour, il prend la droite ligne, et alors le mouvement est assez rapide pour être agréable. Les guides pourraient raccourcir de moitié et satisfaire les Anglais avec cette rapidité, qui leur plaît tant. Actuellement on ne va pas plus vite qu'un bon cheval anglais au trot. Les exagérations viennent peut- être de voyageurs qui, passant dans l'été, ont cru les muletiers sur parole. Voyager sur la neige fait naître assez communément de risibles incidents; la route des traîneaux n'est pas plus large que ce véhicule, et quelquefois nous rencontrions des mules, etc. On se demandait souvent qui céderait le pas, et avec raison, car la neige a dix pieds de profondeur, et les pauvres bêtes y regardaient un peu avant de s'engloutir. Une jeune Savoyarde, montée sur un mulet, fut tout à fait malheureuse; en passant près du traîneau, sa monture, qui était rétive, trébucha et la jeta dans la neige; la pauvrette y tomba la tête la première et assez profondément pour que ses grâces fissent l'effet d'un poteau fourchu. Les mauvais plaisants de muletiers riaient de trop bon coeur pour songer à la tirer d'embarras. Si c'eût été une ballerina italienne, l'attitude n'aurait eu pour elle rien de bien mortifiant. Ces aventures joviales et un beau soleil firent passer agréablement la journée, et à Lanebourg nous étions d'assez bonne humeur pour avaler de bon appétit un dîner qu'en Angleterre nous eussions fait porter au chenil. — 20 milles.

Le 22. — Passé tout le jour dans les hautes Alpes. Les villages paraissent pauvres, les maisons sont mal bâties, et les gens n'ont pour leur bien-être que du bois de pin en abondance, encore les forêts qui le fournissent sont-elles le refuge des loups et des ours. Dîné à Modane, couché à Saint-Michel. — 25 milles.

Le 23. — Traversé Saint-Jean de Maurienne, siège épiscopal; rencontré tout auprès quelque chose de mieux qu'un évêque, la plus jolie, ou plus exactement la seule jolie des femmes que nous ayons vues en Savoie. On nous dit que c'était madame de la Coste, femme d'un fermier des tabacs; j'aurais été plus content de savoir qu'elle appartenait à la charrue. Les montagnes se montrent moins menaçantes, elles s'écartent assez pour offrir à la courageuse industrie des habitants quelque chose comme une vallée, mais le torrent, qui en est jaloux, s'en empare avec la violence du despotisme, et comme ses frères, les tyrans, il ne règne que pour ravager. Les vignes s'étendent sur quelques pentes, les mûriers commencent à paraître, les villages deviennent plus grands, mais ce sont des amas informes de pierres plutôt que des rangées régulières de maisons. Cependant à l'intérieur de ces humbles chaumières, au pied de ces montagnes couvertes de neige, où la lumière ne vient que tardivement et où la main de l'homme semble plutôt l'exclure que la rechercher, la paix et le contentement qui accompagnent une vie honnête pourraient, devraient trouver un asile, si la nature seule y faisait sentir sa misère; le poids du despotisme peut être plus lourd encore. Par instants la vue est pittoresque et agréable, des enclos s'attachent aux parois de la montagne, comme un tableau fixé au mur d'une chambre. Les gens sont en général mortellement laids et de petite taille. La Chambre, triste dîner, couché à Aiguebelle. — 30 milles.

Le 24. — Aujourd'hui le pays devient bien meilleur, nous approchons de Chambéri, les montagnes s'éloignent, tout en gardant leur hauteur imposante, les vallées s'élargissent, les versants se cultivent, et près de la capitale de la Savoie, de nombreuses maisons de campagne animent cette scène. Au-dessus de Mal-Taverne se trouve Châteauneuf, résidence de la comtesse de ce nom. Je fus indigné de voir au village un carcan avec une chaîne et un collier de fer, signe de l'arrogance seigneuriale de la noblesse et de la servitude du peuple. Je demandai pourquoi il n'avait pas été brûlé avec l'horreur qu'il méritait. Cette question n'excita pas la surprise comme je m'y attendais, et comme elle l'aurait fait avant la révolution française. Ceci amena une conversation dans laquelle j'appris qu'en haute Savoie il n'y a pas de seigneurs; les gens y sont en général à leur aise, ils ont quelques petites propriétés, et, malgré la nature, la terre y est presque aussi chère que dans le pays bas, où les gens sont pauvres et malheureux. «Pourquoi? — Parce qu'il y a partout des seigneurs.» Quel malheur que la noblesse, au lieu d'être le soutien, la bienfaitrice de ses pauvres voisins, devienne son tyran par ces exécrables droits féodaux! N'y a-t-il donc que les révolutions qui, en brûlant ses châteaux, la force à céder à la violence ce qu'elle devrait accorder à la misère et à l'humanité? Nous nous étions arrangés de manière à arriver de bonne heure à Chambéri, pour visiter le peu qu'il y a de curieux. C'est le séjour d'hiver de presque toute la noblesse savoyarde. Le plus beau domaine du duché ne donne pas au delà de 60 000 liv. de Piémont (3 000 l. st.), mais on vit ici en grand seigneur pour 20 000 liv. Un gentilhomme qui n'a que 150 louis de revenu veut passer trois mois à la ville; pour y faire pauvre figure, il doit donc mener une misérable vie pendant les neuf mois de campagne. Les oisifs voient leur Noël manquée, la cour n'a pas permis l'entrée de la troupe ordinaire de comédiens français, craignant qu'ils n'apportassent avec eux, à ces rudes montagnards, l'esprit de liberté de leur pays. Est-ce faiblesse, est-ce bonne politique? Chambéri avait pour moi des objets plus intéressants. Je brûlais de voir les Charmettes, le chemin, la maison de madame de Warens, la vigne, le jardin, tout, en un mot, de ce qui a été décrit par l'inimitable plume de Rousseau. Il y avait dans madame de Warens quelque chose de si délicieusement aimable, en dépit de ses faiblesses; sa gaieté constante, son égalité d'humeur, sa tendresse, son humanité, ses entreprises agricoles, et plus que tout, l'amour de Rousseau, ont gravé son nom parmi le petit nombre de ceux dont la mémoire nous est chère, par des raisons plus aisées à sentir qu'à expliquer. La maison est à un mille environ de Chambéri, faisant face au chemin rocailleux qui mène à la ville et à la châtaigneraie, située dans la vallée. Elle est petite, semblable à celle d'un fermier de cent acres, sans prétentions, en Angleterre: le jardin pour les fleurs et les arbustes est très simple. Le tableau plaît, on aime à se savoir près de la ville sans la sentir en rien, comme Rousseau l'a décrit. Il ne pouvait que m'intéresser et je le vis avec la plus grande émotion, il me souriait même avec la triste nudité de décembre. Je m'égarai sur ces collines où Rousseau s'était certainement promené et qu'il avait peintes de couleurs si agréables. En retournant à Chambéri, mon coeur était plein de madame de Warens. Nous avions dans notre compagnie un jeune médecin, M. Bernard de Modane en Maurienne, homme de bonnes manières, ayant des relations à Chambéri; je fus fâché de le voir ignorant de tout ce qui concernait madame de Warens, excepté sa mort. En me remuant un peu, j'obtins le certificat suivant:

Extrait du registre mortuaire de l'église paroissiale de Saint-
Pierre de Lemens.

«Le 30 juillet 1762 a été inhumée, dans le cimetière de Lemens, dame Louise-Françoise-Éléonore de la Tour, veuve du seigneur baron de Warens, native de Vevey, canton de Berne, en Suisse; morte hier, à dix heures du soir, en bonne chrétienne et munie des derniers sacrements de l'Église, à l'âge de 63 ans. Elle avait abjuré la religion protestante il y a trente-six ans, persévérant depuis dans la nôtre. Elle a fini ses jours au faubourg de Nesin, où elle vivait depuis environ huit ans, dans la maison de M. Crépine. Elle avait demeuré auparavant pendant quatre ans au Rectus, dans la maison du marquis d'Allinge. Elle n'avait pas quitté cette ville depuis son abjuration.»

«Signé: GAIME, RECTEUR DE LEMENS.»

«Je soussigné, recteur actuel de la paroisse dudit Lemens, certifie que ceci est un extrait fait par moi, du registre mortuaire de l'église dudit lieu, sans y avoir ajouté ou retranché quoi que ce soit, et, après l'avoir colligé, je l'ai trouvé conforme à l'original. En foi de quoi j'ai signé les présentes à Chambéri, ce vingt-quatre décembre 1789.

Signé: A. SACHOD, RECTEUR DE LEMENS.»

Le 20 — Quitté Chambéri avec le regret de ne pas le connaître davantage. Rousseau fait une agréable peinture du caractère de ses habitants[31], j'aurais voulu pouvoir l'apprécier. Voici la pire journée qu'il y ait eu pour moi depuis bien des mois: un dégel glacial accompagné de pluie et de neige fondue; cependant à cette époque de l'année où la nature laisse à peine paraître un sourire, les environs étaient charmants; les vallées, les collines se mêlent dans une telle confusion, que l'ensemble est assez pittoresque pour accompagner une scène du désert, et assez adouci par la culture et les habitations pour produire une beauté enchanteresse. Tout le pays est enclos jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, première ville de France où nous nous arrêtâmes pour dîner et passer la nuit. Le passage des Échelles, taillé dans le roc par le duc de Savoie, est un superbe et prodigieux ouvrage. À Pont, nous entrons de nouveau dans ce noble royaume, et nous revoyons ces cocardes de liberté et ces armes dans les mains du peuple, qui, nous l'espérons, ne serviront qu'à maintenir la paix du pays et celle de l'Europe. — 24 milles.

Le 26. — Dîné à Tour-du-Pin, couché à Verpilière (la Verpillière). Cette entrée est, sous le rapport de la beauté, la plus avantageuse pour la France. Que l'on vienne d'Espagne, d'Angleterre, des Flandres ou de l'Italie par Antibes, rien n'égale ceci. Le pays est réellement magnifique, bien planté, bien enclos et paré de mûriers et de quelques vignes. On n'y trouve à redire que pour les maisons, qui, au lieu d'être blanches et bien bâties comme en Italie, sont des huttes de boue, couvertes en chaume, sans cheminées, la fumée sortant ou par un trou dans le toit ou par les fenêtres. Le verre semble inconnu, et ces maisons ont un air de pauvreté qui jure avec l'aspect général de la campagne. En sortant de Tour-du-Pin, nous avons vu de grands communaux. Passé par Bourgoin, ville importante. Gagné Verpilière. Ce pays est très accidenté très beau, bien planté et parsemé de châteaux, de fermes et de chaumières. Un soleil radieux ne contribuait pas peu à sa beauté. Depuis dix ou douze jours il a fait, de ce côté des Alpes, un temps magnifique et chaud; dans les Alpes, et de l'autre côté, dans les plaines de la Lombardie, nous étions gelés et enterrés dans les neiges. La garde bourgeoise examina nos passeports à Pont-de-Beauvoisin et à Bourgoin, mais nulle part ensuite. On nous assure que le pays est parfaitement calme, on ne monte plus la garde dans les villages, et on ne recherche plus les émigrés comme cet été. Passé, non loin de Verpilière, à côté du château de M. de Veau, qui a été incendié; il est bien situé et adossé à un beau bois. M. Grundy était ici en août; quelques jours après ces ravages, il y avait encore un paysan pendu à un arbre de l'avenue, le seul de ceux que la garde bourgeoise avait saisis pour ces brigandages. — 27 milles.

Le 27. — Changement soudain; la campagne, l'une des plus belles de France, devient plate et sombre. Arrivé a Lyon, et là, pour la dernière fois, j'ai vu les Alpes. On a du quai le magnifique coup d'oeil du mont Blanc, que je ne connaissais pas auparavant: j'éprouve une certaine mélancolie en pensant que je quitte l'Italie, la Savoie et les Alpes, pour ne les revoir probablement jamais. Quelle terre peut se comparer à l'Italie pour tout ce qui la rend illustre! Elle a été le séjour des grands hommes, le théâtre des grandes actions, la seule carrière où les beaux-arts aient régné sans partage. Où trouver plus de charmes pour les yeux, les oreilles, plus de sujets de curiosité? Pour chacun l'Italie est le second pays du monde, preuve certaine qu'il en est le premier. Au théâtre: une chose en musique qui m'a trop rappelé l'Italie par le contraste! Quelle ordure que cette musique française! Les contorsions de la dissonance incarnée! Le théâtre ne vaut pas celui de Nantes, encore bien moins celui de Bordeaux. — 18 milles.

Le 28 — J'avais des lettres pour M. Goudard, grand négociant en soies, et j'étais passé hier chez lui; il m'avait invité à déjeuner pour ce matin. J'essayai de toutes les façons d'avoir quelques renseignements sur la manufacture de Lyon, ce fut en vain: toujours c'est selon ou c'est suivant. Visite à M. l'abbé Rozier, auteur du volumineux Dictionnaire d'agriculture in-quarto. Je voulais simplement voir l'homme que l'on élevait aux nues, et non pas lui demander, selon mon habitude, des notions simples et pratiques, qu'il ne fallait pas attendre du compilateur d'un dictionnaire. Quand M. Rozier était à Béziers, il occupait une ferme considérable; mais en devenant citadin, il plaça sur sa porte la devise suivante: «Laudato ingentia rura, exiguum colito,» mauvais excuse pour se passer tout à fait de ferme. Par deux ou trois fois j'essayai d'amener la conversation sur la pratique, mais il s'échappa de ce sujet par des rayons tellement excentriques de la science, que je sentis la vanité de mes tentatives. Un médecin présent à notre entretien me fit observer que si je tenais à des choses purement pratiques, c'était aux fermiers ordinaires qu'il fallait m'adresser, montrant par son ton et ses manières que cela lui semblait au-dessous de la science. M. l'abbé Rozier possède cependant de vastes connaissances, quoiqu'il ne soit pas fermier, et dans les branches où son inclination l'a poussé, il est célèbre à juste titre: il n'est éloge qu'il ne mérite pour avoir fondé le Journal de physique, qui, en somme, est de beaucoup le meilleur qu'il y ait en Europe. Sa maison est magnifiquement située, en face d'un beau paysage, sa bibliothèque est garnie de bons livres, et tout chez lui annonce l'aisance. Visité ensuite M. Frossard, ministre protestant, qui mit avec un aimable empressement tout ce qu'il connaissait à ma disposition, et, pour le reste, m'adressa à M. Roland la Platerie (de la Platière), inspecteur des fabriques de Lyon. Ce monsieur avait sur différents sujets des notes qui enrichissaient son entretien, et, comme il ne s'en montrait pas jaloux, j'eus l'agréable certitude de ne pas quitter Lyon sans emporter ce que j'y étais venu chercher. M. Roland, quoique déjà assez âgé, a une jeune et belle femme, celle à qui il adressait ses lettres d'Italie, publiées ensuite en cinq ou six volumes. M. Frossard ayant invité M. de la Platerie à dîner, notre entretien recommença sur l'agriculture, les manufactures et le commerce; nos opinions étaient à peu près les mêmes, excepté sur le dernier traité, qu'il condamnait injustement selon moi; la discussion s'engagea. Il soutenait avec chaleur que la soie aurait dû jouir des avantages assurés à la France: je lui représentai que l'offre en avait été faite au ministère français, qui l'avait refusée; j'allai plus loin, j'osai soutenir que, si cela avait eu lieu, l'avantage aurait été pour nous, en supposant, suivant les idées ordinaires, que le bénéfice et la balance du commerce soient la même chose. Je lui demandai sa raison de croire que la France achèterait les soies de Piémont et de Chine, et les vendrait à meilleur marché que l'Angleterre, tandis que nous achetons les cotons de France pour nos fabriques et nous pouvons, malgré les droits et les charges, les donner à meilleur compte que ce pays. Ces points et quelques autres semblables furent discutés avec cette attention et cette bonne foi qui leur donnent tant d'intérêt auprès des personnes qui aiment un entretien libre sur des sujets instructifs. Le point de jonction des deux fleuves, la Saône et le Rhône, est à Lyon un des objets les plus dignes de la curiosité des voyageurs. La ville serait sans doute mieux placée sur ce terrain égal à la moitié de l'espace qu'elle couvre actuellement; les travaux au moyen desquels il a été conquis sur les fleuves ont ruiné leurs entrepreneurs. Je préfère Nantes à Lyon. Lorsqu'une ville s'élève au confluent de deux rivières, on doit supposer que celles-ci ajoutent à la magnificence du tableau qu'elle présente. Sans quais larges, propres et bien bâtis, que sont les fleuves pour les cités, sinon des canaux qui leur apportent la houille et le goudron? Mettons à l'écart la terrasse d'Adelphi et les nouveaux bâtiments de Somerset-place, la Tamise contribue-t-elle plus à la beauté de Londres que Fleetditch tout enterré qu'il est? Je ne connais rien qui trompe autant notre attente que les villes, il y en a si peu dont le tracé satisfasse aux exigences du goût!

Le 29. — Parti de bon matin avec M. Frossard pour visiter une ferme des environs. Mon compagnon est un champion dévoué de la nouvelle constitution qui s'établit en France. Justement, tous ceux de la ville avec qui j'ai parlé représentent l'état des fabriques comme atteignant la plus extrême misère. Vingt mille personnes ne vivent que de charités, et la détresse des basses classes est la plus grande que l'on ait vue, plus grande que l'on ne pourrait se l'imaginer. La cause principale du mal que l'on ressent ici est la stagnation du commerce, causée par l'émigration des riches et le manque absolu de confiance chez les marchands et les manufacturiers, d'où de fréquentes banqueroutes. Dans une période où on peut mal supporter un accroissement de charges, on s'épuise en souscriptions énormes pour le soutien des pauvres; on ne paye pas pour eux moins de 40 000 louis d'or par an, y compris le revenu des hôpitaux et des fondations charitables. Mon compagnon de voyage, désirant arriver au plus tôt à Paris, m'a persuadé de l'accompagner dans sa chaise de poste, façon de voyager détestable à mon goût, mais la saison m'y forçait. Un autre motif: c'était d'avoir plus de temps à passer à Paris pour observer ce spectacle extraordinaire d'un roi, d'une reine et d'un dauphin de France, prisonniers de leur peuple. J'acceptai donc, et nous nous sommes mis en route aujourd'hui après dîner. Au bout de dix milles nous atteignîmes les montagnes. La campagne est triste, ni clôtures, ni mûriers, ni vignes, de grandes terres incultes, et rien qui indique le voisinage d'une grande ville. Couché à Arnas. Bon hôtel. — 17 milles.

Le 30. — En chemin de bon matin pour Tarare, dont la montagne est moins formidable en réalité qu'on veut bien le dire. Même pays jusqu'à Saint-Symphorien. Les maisons deviennent plus belles, plus nombreuses en approchant de la Loire, que l'on passe à Roanne; c'est déjà une belle rivière, navigable depuis bien des milles, et conséquemment à une grande distance de son embouchure. Beaucoup d'énormes bateaux plats. — 50 milles.

Le 31. — Belle journée, soleil brillant; nous n'en connaissons guère de semblable en Angleterre dans cette saison. Les bois du Bourbonnais commencent après Droiturier. Le pays devient meilleur: à Saint-Gérand le Puy, il est animé par de jolies maisons blanches et des châteaux; cela continue jusqu'à Moulins. J'ai cherché ici mon vieil ami M. l'abbé Barut, et j'ai revu M. le marquis de Gouttes, à l'occasion de la vente du domaine de Riaux; je désirais qu'il m'assurât de nouveau de me prévenir avant de s'entendre avec un autre acheteur; il me le promit, et je n'hésitai pas à me fier à sa parole. Jamais aucune occasion ne m'a tenté comme celle-ci d'acquérir une magnifique propriété dans l'une des plus belles parties de la France et l'un des plus beaux climats de l'Europe. Dieu veuille, s'il lui plaît de prolonger ma vie, que dans ma triste vieillesse je ne me repente pas d'avoir repoussé, sans y penser à deux fois, une offre que la prudence m'ordonnait d'accepter, tandis que le seul préjugé m'empêchait de le faire. Le ciel m'accorde la paix et la tranquillité pour le soir de mes jours, qu'ils se passent en Suffolk ou dans le Bourbonnais! — 38 milles. ANNÉE 1790

1er janvier. — Nevers a un bel aspect, se dressant avec orgueil sur les bords de la Loire; mais après l'entrée, elle est comme mille autres villes. Vues de loin, toutes ressemblent à un groupe de femmes se pressant l'une contre l'autre; vous voyez ondoyer leurs plumes et étinceler leurs diamants; vous croyez ces ornements des signes certains de la beauté; mais approchez, vous reconnaîtrez trop souvent l'argile commune. Vaste panorama au nord de la montagne qui descend à Pougues et, après Pouilly, beau paysage où serpente la Loire. — 75 milles.

Le 2. — Briare. Le canal annonce les heureux effets de l'industrie. Nous quittons ici la Loire. Sur toute la route, la campagne est très variée, sèche en grande partie; des rivières, des collines, des bois, la rendent fort agréable; mais presque partout le sol est pauvre. Passé en vue de nombreux châteaux, parmi lesquels il en a de beaux. Couché à Nemours, chez un aubergiste surpassant en friponnerie tous ceux que nous avions rencontrés en Italie comme en France. Notre souper se composait de: une soupe maigre, une perdrix et un poulet rôtis, un plat de céleri, un petit chou-fleur, deux bouteilles de méchant vin du pays et un dessert consistant en deux biscuits et quatre pommes. Voici la note: Potage 1 l. 10 s. — Perdrix, 2 l. 10 s. — Poulet, 2 l. — Céleri, 1 l. 4 s. — Chou-fleur, 2 l. — Pain et dessert, 2 l. — Feu et appartement, 6 l. — Total, 19 l. 8 s. Nous eûmes beau nous récrier sur ce vol, ce fut en vain. Nous insistâmes alors pour qu'il acquittât sa note, ce qu'il fit de mauvaise grâce en mettant à l'Étoile, Foulliare. Mais comme, en nous menant à l'auberge, on ne nous avait pas annoncé l'Étoile, mais l'Écu de France, nous soupçonnions quelque duperie; effectivement, nous vîmes, en sortant de la maison pour l'examiner, que l'enseigne était bien celle de l'Écu, et on nous apprit que le nom de ce coquin était Roux au lieu de Foulliare. Il ne s'attendait pas à être ainsi démasqué, non plus qu'au torrent d'injures et de reproches qui nous échappa sur son infâme conduite; mais il se sauva à toutes jambes et fut se cacher jusqu'à notre départ. En bonne conscience, on doit au monde de noter un tel gredin. — 60 milles.

Le 3. — Traversé la forêt de Fontainebleau, gagné Melun, puis Paris. Les soixante postes de Lyon à Paris, équivalant à 300 milles anglais, nous reviennent, y compris les trois louis du loyer de la chaise (vieux cabriolet français à deux roues) et les dépenses d'auberge, etc., à 15 liv. st., soit 1 sh. par mille ou 6 d. par mille et par tête. À Paris, je me dirigeai immédiatement vers mon ancienne demeure, l'hôtel de Larochefoucauld; j'avais reçu à Lyon une lettre du duc de Liancourt, par laquelle il me priait de me considérer dans son hôtel comme chez moi, ainsi que je le faisais du temps de sa regrettable mère, la duchesse d'Estissac, qui était morte pendant mon voyage en Italie. Je trouvai mon ami Lazowski en bonne santé, et nous pûmes parler à gorge déployée de ce qui s'était passé en France depuis mon départ de Paris. — 46 milles.

Le 4 — Après le déjeuner, j'ai fait un tour aux Tuileries, où se présenta le spectacle le plus extraordinaire que Français ou Anglais ait vu dans cette ville: le roi se promenant avec un ou deux officiers de sa maison et un page au milieu de six grenadiers de la garde bourgeoise. Les portes du jardin étaient fermées, par respect pour lui, afin d'en exclure toute personne qui n'a pas le titre de député ou une carte d'admission. Quand il rentra dans le palais, on les ouvrit pour tout le monde sans distinction, quoique la reine se promenât encore avec une dame de la cour. Elle aussi était escortée par des gardes françaises, et de si près, que, pour n'être pas entendue d'eux, elle devait parler à voix basse. La populace la suivait, parlant très haut et ne lui marquant d'autre respect que de lui ôter son chapeau quand elle passait; c'est plus que je n'aurais cru. Sa Majesté ne paraît pas bien portante, elle semble affectée et sa figure en garde des traces. Le roi est aussi gras que s'il n'avait aucun souci. Par ses ordres, on a réservé un petit jardin pour l'amusement du Dauphin, on y a bâti un petit pavillon où il se retire en cas de pluie: je le vis à l'ouvrage avec sa bêche et son râteau, mais non sans deux grenadiers pour l'accompagner. C'est un joli petit garçon, d'un air très avenant; il ne passe pas sa sixième année; il se tient bien. Partout où il va, on lui ôte son chapeau, ce que j'observais avec plaisir. Le spectacle de cette famille prisonnière (car telle est sa véritable situation) choque au premier abord; ce serait à bon droit, si, comme je le crois, il ne le fallait pas absolument pour effectuer la révolution; mais dans cette nécessité personne ne peut blâmer le peuple de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour assurer cette liberté saisie par la violence. Il n'y a de condamnable, dans un tel moment, que ce qui met en danger la liberté de la nation. Je dois cependant avouer ici mes doutes: je ne sais si ce traitement de la famille royale doit être regardé comme une garantie de liberté, ou si, au contraire, ce n'est pas une démarche fort périlleuse qui expose au hasard tout ce que l'on a gagné. Je me suis entretenu avec plusieurs personnes aujourd'hui, et leur ai fait part de mes appréhensions en les peignant même plus vives qu'elles ne sont en réalité, afin de connaître leur sentiment; il est évident que l'on est à présent dans la crainte d'une contre-révolution. Grande partie de ce danger, sinon le tout, vient de la violence faite à la famille royale. Avant, l'Assemblée nationale ne répondait que des lois et de la future constitution, à présent elle a toute la responsabilité du gouvernement de l'État, du pouvoir exécutif comme du législatif. Cette situation critique a nécessité des efforts constants de la milice parisienne. Le grand but de M. de La Fayette et des autres chefs militaires est d'améliorer sa discipline et de la former assez pour pouvoir y placer leur confiance s'il en était besoin pour le champ de bataille. Mais tel est l'esprit de liberté, même dans les choses militaires, qu'on peut être officier aujourd'hui et rentrer demain dans les rangs, méthode qui rend difficile d'atteindre le point que l'on se propose. L'armée permanente se compose à Paris de 8 000 hommes, payés 15 sous par jour. Dans ce nombre sont compris les gardes françaises qui passèrent au peuple à Versailles; il y a également 800 cavaliers, coûtant chacun 1 500 liv. (62 liv. st. 15 sh. 6 d.) par an, leurs officiers ont la paye double de ceux de l'armée.

Le 5. — L'adresse présentée hier au roi par l'Assemblée nationale lui a fait honneur auprès de tous. Je l'ai entendu louer par des gens de toute opinion. Elle avait trait à la fixation de la liste civile. On avait arrêté d'envoyer au roi une députation pour le prier d'en déterminer le montant, en consultant moins son goût pour l'économie que le sentiment de la dignité dont il convient d'entourer le trône. Dîné avec le duc de Liancourt, dans les appartements des Tuileries, qui, au retour de Versailles, lui ont été assignés comme grand maître de la garde-robe: deux fois la semaine il donne un grand dîner aux députés, il en vient de vingt à quarante. On avait fixé trois heures et demie, mais j'attendis avec quelques députés, qui avaient quitté l'Assemblée, jusqu'à sept heures, que le duc arriva avec le reste des convives.

Il y a dans l'Assemblée un écrivain de valeur, auteur d'un très bon livre, dont j'attendais quelque chose au-dessus de la médiocrité; mais il est plein de tant de gentillesse, que j'en fus ébahi en le voyant. Sa voix est le murmure d'une femme, comme si ses nerfs ne lui permettaient pas un exercice aussi violent que de parler assez haut pour se faire entendre; quand il soupire ses idées, c'est les yeux à demi fermés; il tourne la tête de côté et d'autre comme si ses paroles devaient être reçues comme des oracles, et il a tant de laisser-aller et de prétentions à l'aisance et à la délicatesse sans avantages personnels qui secondent ses gentillesses, que j'admirai par quel art on avait formé un tel ensemble d'éléments hétérogènes. N'est-il pas étrange de lire avec ravissement le livre d'un auteur, de se dire: Cet homme est complet, tout se tient chez lui, il n'y a point de cette boursouflure, de ces niaiseries si communes chez les autres, et de trouver tant de petitesse!

Le 6, le 7 et le 8. — Le duc de Liancourt ayant l'intention de prendre une ferme pour la cultiver selon les principes anglais, il me pria de l'accompagner, ainsi que mon ami Lazowski, à Liancourt, pour lui donner mon opinion sur les terres et les moyens d'accomplir ses projets, ce à quoi je me rendis sur-le-champ. Je fus témoin d'une scène qui me fit sourire: à peu de distance du château de Liancourt, il y a un vaste terrain inculte, tout à côté de la route, et qui appartient au duc. Je vis quelques ouvriers très occupés à le couper en petites divisions par des haies, à le niveler, à le défoncer, enfin perdant un travail précieux sur un terrain qui n'en valait pas la peine. Je demandai à l'intendant s'il croyait cette dépense utile: il me répondit que les pauvres de la ville, au début de la révolution, déclarèrent que, faisant partie de la nation, les terrains incultes, propriétés de la nation, leur appartenaient; en conséquence, passant de la théorie à la pratique, ils en prirent possession sans autre formalités et commencèrent à cultiver; le duc, ne voyant pas leur industrie avec déplaisir, n'y mit aucun obstacle. Ceci montre l'esprit général et prouve que, poussé un peu plus loin, ce ne serait pas peu de chose pour la propriété dans ce royaume. Dans ce cas, cependant, je ne puis que le louer; car s'il y a une injustice criante, c'est qu'un homme garde inutilement de la terre qu'il ne veut ni cultiver ni laisser cultiver aux autres. Les pauvres gens meurent de faim devant des déserts qui les nourriraient par milliers. Ils sont sages, et suivent la raison et la philosophie en s'emparant de ces terrains, et je souhaite de tout coeur qu'une loi permette chez nous ce qu'ont fait ici les paysans français. — 72 milles.

Le 9. — Déjeuné aux Tuileries. M. Desmarets, de l'Académie des sciences, a apporté un Mémoire présenté par la Société royale d'agriculture à l'Assemblée nationale, sur les améliorations à introduire dans l'agriculture; on y signale, entre autres choses, de plus grands soins à donner aux abeilles, à la panification et à l'obstétrique. À l'avènement d'un gouvernement libre et patriote, dont l'agriculture peut espérer des jours d'or, ces objets sont sans doute d'une extrême importance. Quelques parties de ce Mémoire méritent vraiment l'attention. Rendu visite à M. de Nicolaï, mon compagnon de voyage, c'est un homme considérable; grand hôtel, domestiques nombreux; son père est maréchal de France et lui-même premier président d'une chambre du parlement de Paris, la noblesse de cette ville l'avait choisi pour son représentant aux états généraux, il a décliné cet honneur. Il m'a invité à dîner dimanche, me promettant d'avoir M. Decrétot, le célèbre fabricant de Louviers. — Assemblée nationale. Le comte de Mirabeau a parlé sur les membres de la chambre des vacations au parlement de Rennes; il est vraiment éloquent, plein d'ardeur, de vie, d'énergie, d'impétuosité. Soirée chez la duchesse d'Anville: il y avait le marquis et la marquise de Condorcet, etc.; on n'a parlé que de politique.

Le 10. — Les chefs de l'Assemblée nationale sont: Target, Chapelier, Mirabeau, Barnave, Volney le voyageur; jusqu'à l'attaque contre les biens du clergé, l'abbé Sieyès en était; mais cette mesure lui a tellement déplu, qu'il ne s'avance plus autant maintenant. Les démocrates violents, qui ont la réputation d'être si républicains en principe, qu'ils n'admettent pas même la nécessité politique du nom de roi, sont appelés les enragés. Ils ont une assemblée à l'église des Jacobins, que l'on nomme le Club de la Révolution; elle se tient chaque soir dans la même salle où fut formée la fameuse ligue sous le règne de Henri III, et ils sont si nombreux que toutes les propositions sont discutées ici avant d'être portées à l'Assemblée nationale. J'ai rendu visite ce matin à plusieurs personnes, toutes très dévouées à ce parti et je leur ai dit que ceci ressemblait trop à une junte parisienne gouvernant toute la France, pour ne pas devenir à la longue impopulaire et dangereux. Il m'a été répondu que l'ascendant que Paris s'était arrogé était absolument nécessaire pour la sûreté de la nation entière; que si rien ne se faisait que par le consentement préalable de tous, on perdrait les plus précieuses occasions, et l'Assemblée serait constamment exposée à une contre- révolution. On avouait cependant que cela faisait naître de grandes jalousies, surtout à Versailles, où (ajoutait-on) se trouvent sans doute les complots qui ont la personne du roi pour objet.

Il y a là des émeutes fréquentes, sous prétexte de la cherté du pain, et de tels mouvements sont certainement très dangereux, car ils ne peuvent éclater si près de Paris sans que le parti aristocratique de l'ancien gouvernement ne s'efforce d'en prendre avantage pour les tourner vers un but bien différent de celui qu'elles s'étaient d'abord proposé. Je remarquai dans toutes les conversations combien est générale la croyance des menées du vieux parti pour mettre le roi en liberté. On semble presque persuadé que la révolution ne sera entièrement consommée que par l'une de ces tentatives. Il est curieux de voir l'opinion déclarer que, si l'une d'elles offrait la moindre apparence de succès, le roi la payerait immanquablement de sa vie; le caractère national est si changé, non seulement sous le rapport de l'affection envers le souverain mais aussi de cette douceur et de cette humanité pour laquelle on l'a si longtemps admiré, que l'on admet cette supposition sans horreur ni remords. En un mot, la ferveur de la liberté est maintenant une sorte de rage; elle absorbe toute autre passion et ne laisse paraître aux regards que ce qui promet d'assurer cette liberté. Dîné en grande compagnie chez M. de Larochefoucauld; les dames, les messieurs faisaient également de la politique. Je dois remarquer un autre effet de la révolution, qui n'a rien que de naturel, c'est l'amoindrissement ou plutôt l'anéantissement de l'énorme pouvoir du sexe; auparavant les dames se mêlaient de tout pour tout gouverner; je vois clairement la fin de leur règne. Les hommes de ce pays étaient des marionnettes mues par leurs femmes; au lieu de donner à présent le ton, elles doivent, dans les questions d'intérêt national, le recevoir et se résigner à se mouvoir dans la sphère de quelque chef politique, c'est-à-dire qu'elles sont redescendues au niveau pour lequel la nature les avait créées; elles en seront plus aimables et la nation mieux gouvernée.

Le 11. — On dit que les troubles de Versailles sont sérieux, et on parle de complots; 800 hommes seraient en marche à l'instigation d'une certaine personne, pour rejoindre ici certaine autre personne, dans l'intention de massacrer La Fayette, Bailly et Necker; chaque moment voit naître les plus sottes rumeurs. Il a suffi de cela pour que M. La Fayette publie hier une instruction sur le mode à suivre dans le rassemblement de la milice au cas d'alarme soudaine. 800 hommes avec deux pièces de canon sont de garde tous les jours aux Tuileries. Rencontré ce matin quelques royalistes soutenant que l'opinion publique, dans le royaume, s'avance rapidement vers un changement complet; que les plus grands progrès sont dus à la pitié qu'inspire le roi et à l'improbation de quelques mesures prises dernièrement par l'Assemblée. Ils disent qu'il serait absurde de rien tenter maintenant pour le roi, que sa position actuelle fait plus pour sa cause que toute autre force, le sentiment général de la nation se déclarant en sa faveur. Ils ne se font pas scrupule de dire qu'un effort vigoureux et bien concerté le placerait à la tête d'une puissante armée, à laquelle se joindrait bientôt un grand corps trop outragé. Je répliquai qu'un honnête homme devait espérer que cela n'arriverait point; car si une contre-révolution réussissait, la France gémirait sous un despotisme beaucoup plus lourd qu'auparavant. Ils n'en voulaient pas convenir; ils croyaient, au contraire, qu'aucun gouvernement ne serait assuré qu'en donnant au peuple des droits et des privilèges bien plus étendus que ceux qu'il possédait sous l'ancienne constitution. Dîné chez mon compagnon de voyage, M. de Nicolaï; dans la compagnie se trouvait, suivant la promesse du comte, M. Decrétot, célèbre fabricant de Louviers, qui m'apprit l'étendue de la détresse présente en Normandie. Les filatures qu'il m'avait montrées l'année dernière à Louviers sont arrêtées depuis neuf mois, et le peuple, dans sa croyance que les machines lui étaient nuisibles, a détruit tant de métiers, que le commerce est dans une situation déplorable. Accompagné le soir M. Lazowski à l'Opéra italien. On donnait il Barbiere di Siviglia, de Paesiello, une des compositions les plus agréables de ce maître vraiment grand. Mandini et Raffanelli sont excellents, Baletti a une voix fort douce. Il n'y a pas en Italie d'opéra-comique comme celui de Paris, la salle est toujours pleine; cela fera dans la musique française une aussi grande révolution que celle qui a eu lieu dans le gouvernement. Que pensera-t-on, dans peu, de Lully et de Rameau? Quel triomphe pour les mânes de Jean-Jacques!

Le 12. — Assemblée nationale; suite des débats sur la conduite de la chambre des vacations au parlement de Rennes. M. l'abbé Maury, royaliste zélé, a fait un discours très long et très éloquent en faveur du parlement; sa diction est abondante et précise, il ne se sert pas de notes. Il a répondu à ce qui avait été demandé par le comte de Mirabeau quelques jours avant, et il s'exprima avec véhémence contre son injustifiable appel du peuple de Bretagne à ce qu'il nomma un redoutable dénombrement. Mieux valait, selon lui, pour les membres de cette assemblée, passer en revue leurs principes, leurs devoirs et les fruits de leur soin à respecter des privilèges des sujets du royaume, que de provoquer un dénombrement qui livrerait au fer et au feu toute une province. Par six différentes fois, il fut obligé de s'arrêter à cause du tumulte tant des tribunes que de l'assemblée; rien ne l'émut, il attendait froidement le retour du calme et reprenait comme si rien ne s'était passé. Son discours était très remarquable; les royalistes l'admirèrent beaucoup, mais les enragés le condamnèrent comme au-dessous du pire. Personne autre ne parla sans notes: le comte de Clermont lut un discours où se trouvaient quelques passages brillants, mais contenant toute autre chose qu'une réponse à celui qui avait précédé; et en vérité c'eût été merveille qu'il en fût autrement, ayant été préparé avant que l'abbé eût pris la parole. Impossible de rendre l'ennui que ce mode de lecture donne aux séances de cette assemblée. Qui de nous voudrait rester dans les tribunes de la Chambre des communes, si M. Pitt devait apporter une réponse écrite à ce que M. Fox aurait à prononcer avant lui? Un autre mal aussi grand qui en découle, c'est la longueur des séances, puisqu'il y a dix personnes contre une qui sera capable de parler impromptu. Le manque d'ordre, la confusion dominent comme au temps que l'Assemblée siégeait à Versailles; les interruptions sont longues et fréquentes, et les orateurs auxquels le règlement refuse la parole ne laissent pas de la vouloir prendre. Le comte de Mirabeau demanda qu'il lui fût permis de répondre à l'abbé Maury; le président mit sa proposition aux voix, et la Chambre fut unanime pour la rejeter, de sorte que le premier de leurs orateurs n'a pas assez d'influence pour faire entendre ses explications. Nous n'avons pas l'idée d'un tel règlement; cependant le grand nombre des membres rend ceci nécessaire. J'oubliais de dire qu'aux deux extrémités de la salle, il y a des tribunes entièrement publiques; celles qui occupent les côtés ne s'ouvrent qu'aux amis des députés qui montrent des cartes: dans toutes, l'auditoire est fort bruyant, applaudit à outrance ce qui le charme, va parfois jusqu'à siffler ce qui lui déplaît, indécence incompatible avec la liberté de discussion. Je n'attendis pas la fin, et je m'en retournai chez le duc de Liancourt, aux Tuileries, pour dîner avec sa compagnie habituelle; il y avait ce soir MM. Chapelier et Desmeuniers (Mounier), qui tous deux ont présidé l'Assemblée et y tiennent encore une place éminente; M. Volney, le célèbre voyageur, le prince de Poix, le comte de Montmorency, etc., etc. En attendant le duc de Liancourt, qui n'arriva qu'à sept heures et demie, avec la majeure partie des convives, la conversation roula presque entièrement sur le soupçon véhément que l'on avait d'envois d'argent faits par l'Angleterre pour jeter le trouble dans le royaume. Le comte de Thiard, cordon bleu, qui commande en Bretagne, mentionna ce seul fait que certains régiments en garnison à Brest, dont la conduite avait toujours été bonne et sur lesquels on pouvait faire autant de fonds que sur aucun autre de l'armée, avaient changé tout d'un coup d'allures, par suite de distributions d'argent considérables. L'un des députés, demandant à quelle époque cela avait eu lieu, il lui fut répondu que c'était tout dernièrement; sur quoi il fit observer immédiatement que cela suivait l'envoi de 1 100 000 liv. (48 125 l. st.) par l'Angleterre, qui avait occasionné tant de conjectures et de conversations. Cet envoi, dont on s'était particulièrement préoccupé, était si mystérieux et si obscur, que le fait seul avait pu être découvert; toutes les personnes présentes m'en attestèrent l'exactitude. D'autres n'hésitaient pas à joindre ces deux rapports et à les croire dépendants l'un de l'autre. Je fis remarquer que, si l'Angleterre était réellement mêlée à cette affaire, ce qui me paraissait incroyable, on devait présumer que c'était dans son propre intérêt ou selon les intentions supposées de son roi, ce qui se trouvait être alors la même chose exactement: si on envoyait de l'argent, ce serait donc pour soutenir un trône menacé et non pas pour en détacher les fidèles serviteurs. Dans ce cas, ce serait sur Metz que seraient dirigés les fonds, afin de maintenir les troupes dans leur devoir, et non pas sur Brest, afin de les corrompre; l'idée serait trop absurde. Tous semblèrent admettre la justesse de cette remarque, mais ne s'en tinrent pas moins convaincus des deux faits, qu'ils fussent ou non en relation entre eux. Au dîner, selon l'usage, la plupart des députés, surtout les plus jeunes, étaient habillés en polissons, beaucoup sans poudre et quelques-uns en bottes; quatre ou cinq au plus avaient une tenue convenable. Que les temps sont changés! Quand il n'avait rien de mieux à faire, le Parisien du beau monde était la correction en personne dans tout ce qui touche à la toilette; on le croyait frivole. Maintenant qu'il a à s'occuper d'autres choses plus importantes, le caractère léger qu'on lui prête habituellement disparaîtra. Tout dans ce monde dépend du gouvernement.

Le 13. — Il y a eu une grande émotion la nuit dernière parmi le peuple qui s'est soulevé, dit-on, pour deux motifs: le premier, pour qu'on lui livre le baron de Besenval afin de le pendre; le deuxième, pour que le pain soit mis à deux sols la livre. Il le paye cependant vingt-deux millions de moins par an que le reste du royaume et il lui faut encore des réductions. L'opinion est qu'on doit satisfaire le peuple en exécutant un aventurier du nom de Favras qui se trouve en prison car pour Besenval, les cantons suisses ont protesté si fermement en sa faveur, qu'on n'oserait le toucher. La garde a été doublée ce matin de bonne heure, et huit mille hommes d'infanterie et de cavalerie font des patrouilles dans les rues. Chacun parle de projets d'enlèvement du roi, on dit que ces mouvements ne sont pas, non plus que ceux de Versailles, ce qu'ils semblent être, de simples émeutes, mais l'effet de menées des aristocrates, qui, s'ils prenaient assez d'importance pour occuper la milice parisienne, favoriseraient une autre partie de la conspiration contre le nouveau gouvernement. Nul doute qu'on ne fasse bien d'être sur le qui-vive; car, bien qu'il n'y ait actuellement aucun complot, la tentation est si grande, les probabilités si fortes pour qu'il s'en forme, que la moindre négligence serait sûre d'en produire. Je me suis trouvé avec le lieutenant-colonel d'un régiment de cavalerie, venant de ses quartiers; il dit que tous ses hommes, sans exception, sont à la dévotion du roi, prêts à marcher et à se montrer comme il l'ordonnerait, pourvu que cela ne fût pas contre leurs sentiments d'autrefois. Il ajoutait que cette obéissance n'eût pas été si grande avant le voyage du roi à Paris; et, selon ce qu'il avait appris dans ses conversations avec les officiers de différents corps, il en était de même chez eux. S'il y a des projets sérieux pour une contre-révolution et l'enlèvement du roi, et que leur exécution ait été ou soit prévenue à l'avenir, la postérité le saura probablement mieux que nous. Certes, les yeux de tous les souverains et de tous les grands dignitaires d'Europe sont fixés sur la révolution française, ils envisagent avec étonnement, avec terreur, une situation qui plus tard peut devenir la leur; ils doivent donc attendre avec anxiété que l'on fasse des efforts pour étouffer un exemple qui ne manquera pas d'être imité quand les occasions seront favorables. Dîné au Palais-Royal, en compagnie choisie, tous politiques, car tous sont Français. On discuta la question suivante: Les complots, dont il est si généralement question aujourd'hui, sont-ils réels ou bien inventés et répandus par les chefs de la révolution, afin d'animer la milice et d'assurer par elle le gouvernement sur ses nouvelles bases?

Le 14. — Des complots! Des complots! — Le marquis La Fayette a pris hier deux cents personnes sur onze cents qui s'étaient réunies aux Champs-Élysées. Elles avaient de la poudre et des balles, mais pas de fusils. On se demande quelles elles peuvent être, et il n'est pas facile d'imaginer une réponse. Selon les uns, ce sont des brigands venus à Paris, dans de sinistres intentions; selon les autres, des gens de Versailles; un troisième les dit Allemands, mais tous s'accordent à vouloir vous persuader qu'ils font partie d'un plan de contre-révolution. Les bruits sont si divers, si contradictoires, qu'il n'y a pas de confiance à y mettre; on ne doit croire non plus que la dixième partie de ce qui se dit. Il est singulier, et cela a fait beaucoup parler, que La Fayette ne s'en est pas fié à l'armée, c'est-à-dire aux huit mille hommes soldés régulièrement, et dont les gardes françaises forment une grande partie; mais que pour cette expédition il a pris seulement la bourgeoisie, ce qui a flatté ces derniers en raison de ce que les autres en ont eu du dépit. L'heure est grosse d'événements: il y a une anxiété, une attente, une incertitude visible dans tous les regards; les hommes même qui sont le mieux informés et le moins susceptibles de se laisser égarer par les murmures de la foule, ne semblent pas dégagés de l'inquiétude de tentatives pour enlever le roi et culbuter l'Assemblée. Beaucoup croient aisé de faciliter la fuite du roi, de la reine et du Dauphin, sans danger pour eux, pourvu qu'une armée suffisante soit prête à les recevoir: les Tuileries sont très favorablement situées pour un tel dessein. Dans ce cas il s'ensuivrait une guerre civile, qui aboutirait au despotisme, quel que fût le vainqueur: par conséquent ce dessein ne saurait venir d'un vrai patriote. Si j'ai l'occasion de passer mon temps en bonne compagnie dans cette ville, il faut que j'en donne aussi à consulter des livres, des manuscrits, que je ne pourrais avoir en Angleterre; je prends sur la nuit pour faire des extraits. J'ai aussi des documents publics, dont la copie exige du temps. Qui veut donner un bon aperçu d'un royaume comme la France, doit être infatigable dans la recherche des matériaux: eût-il rassemblé ses pièces avec tout le soin possible, quand il les examine de sang- froid, pour les arranger, il en trouve beaucoup de peu de valeur réelle, et plus encore d'une inutilité absolue.

Le 15. — Visité au Palais-Royal les peintures du duc d'Orléans, ce qui m'avait été refusé déjà une ou deux fois. On sait que la collection est très riche en oeuvres des maîtres hollandais et flamands, dont quelques-unes sont finies avec ce soin minutieux donné par l'école aux détails d'expression. Mais c'est un genre peu intéressant lorsque l'on trouve tout auprès les tableaux des grands artistes de l'Italie; sous ce rapport la collection du Palais-Royal est une des premières du monde; Raphaël, A. Carrache, Titien, Dominiquin, Corrège, Paul Véronèse, s'y trouvent réunis. Le premier morceau de la collection est l'un des plus beaux qui soient jamais sortis d'un chevalet: ce sont les Trois Maries et le Christ mort, par A. Carrache; le pouvoir de l'expression ne saurait aller plus loin. Il y a un Saint Jean, de Raphaël, semblable à ceux de Florence et de Bologne, et une inimitable Vierge à l'enfant, du même. Une Vénus au bain et une Magdeleine, par Titien; une Lucrèce, par André del Sarto; une Léda par Paul Véronèse, et une autre, par Tintoret; Mars et Vénus et quelques autres choses, de Paul Véronèse; une femme nue, par Bonieu, peintre français encore vivant, morceau assez agréable. Quelques belles toiles de Poussin et de Lesueur. Les appartements tromperont tout le monde: je n'ai pas vu une belle salle; tout cela est au-dessous du rang et de l'immense fortune du duc, qui est le premier propriétaire d'Europe. Dîné chez le duc de Liancourt; dans la compagnie se trouvait M. de Bougainville, le célèbre voyageur autour du monde; il est aussi aimable que judicieux; le comte de Castellane et le comte de Montmorency, jeunes députés aussi enragés que s'ils s'appelaient Barnave ou Rabaud.

Dans quelques allusions à la constitution d'Angleterre, je trouvai que ces messieurs en faisaient bon marché, quant aux libertés politiques. On discuta sur les idées du moment, les conspirations; mais on semble s'accorder sur ce point, que, bien que la constitution puisse être retardée par de tels moyens, il était maintenant absolument impossible de l'empêcher de se faire. Le soir, à ce que l'on appelle le Cirque national, au Palais-Royal, édifice élevé dans le jardin, d'une folie coûteuse et extravagante au delà de ce qu'on peut imaginer. C'est une grande salle de bal enfoncée sous terre à moitié de sa hauteur, et comme si cela ne suffisait pas pour la rendre humide, il y a une rivière qui coule tout autour et un jardin planté sur le toit; des jets d'eau jaillissant çà et là en font sans doute une place choisie pour une soirée d'hiver. Ce qu'a coûté ce bâtiment, projeté, je le suppose, par quelques amis du duc d'Orléans, exécuté à ses frais, aurait suffi à l'établissement complet d'une ferme anglaise, bâtiments, bétail, outillage, récoltes, sur une échelle qui eût fait honneur au premier souverain de l'Europe; car on eût ainsi changé 5 000 arpents de déserts en jardin. Pour le résultat atteint de cette manière, je ne saurais trouver les épithètes qu'il mérite. On a voulu avoir un concert, un bal, un café, un billard, un bazar, etc, etc., quelque chose dans le genre de notre Panthéon. Il y avait concert ce soir; mais la salle étant presque vide, c'était, en somme également froid et sombre.

Le 16. — La frayeur des complots en est venue jusqu'à alarmer grandement les meneurs de la révolution. Le dégoût, qui s'étend de plus en plus sur leurs mesures, vient plutôt de la position du roi que d'autre chose. Ils ne peuvent, après ce qui s'est passé, mettre le roi en liberté avant d'avoir achevé la constitution, et ils craignent également le changement qui s'opère en sa faveur dans les esprits. Dans cette alternative, on a projeté de persuader au roi de se rendre à l'Assemblée, de se déclarer satisfait des mesures qu'elle a prises, et de se montrer comme à la tête de la révolution en des termes qui excluent toute idée de contrainte à son égard. Voilà le plan favori; il reste à persuader au roi de faire une démarche qui, selon toute apparence, lui enlèvera les avantages que l'esprit général des provinces aurait pu lui valoir: après une telle déclaration, il doit s'attendre à voir ses amis seconder les efforts du parti démocratique, en désespoir de l'efficacité de tout autre principe. On pense arriver là; si cela se vérifie, ce serait le meilleur projet pour se débarrasser de la crainte des conspirations. J'ai couru les librairies, un catalogue à la main, pour rassembler des publications dont, malheureusement pour ma bourse, je sens le besoin, afin de connaître sous différents rapports l'état actuel de la France. Elles sont à présent si nombreuses, surtout en ce qui touche au commerce, aux colonies, aux finances, aux impôts, au déficit, etc., sans parler de la révolution elle-même, qu'il faut plusieurs heures par jour pour en diminuer le nombre à acheter, en les lisant la plume à la main. La collection que le duc de Liancourt a rassemblée dès le commencement de la révolution, à la réunion des notables, est prodigieuse: elle a coûté plusieurs centaines de louis. Très complète, elle sera par la suite de la plus grande valeur à consulter dans nombre de questions intéressantes.

Le 17. — C'est en vain que l'on a pressé le roi d'accepter le plan dont j'ai parlé hier. Sa Majesté l'a reçu de façon à laisser peu d'espoir de le voir adopter: mais le marquis de La Fayette le soutient si vigoureusement, que, loin de l'abandonner tout à fait, on le représentera à quelque moment plus favorable. Les royalistes qui connaissent ce projet (car il n'est pas public) sont enchantés de son échec. On attribue le refus à la reine. Une autre cause de grandes inquiétudes pour les chefs de la révolution, ce sont les rapports que l'on reçoit journellement des provinces, sur la misère, la faim même qui tourmentent les manufacturiers, artisans, marins; elles prennent de plus en plus un caractère sombre et rendent d'autant plus alarmante l'idée d'efforts pour arrêter la révolution. La seule industrie encore florissante est le commerce avec les colonies sucrières, et l'idée d'émanciper les noirs, ou au moins d'en arrêter la traite (idée venue d'Angleterre), a jeté Nantes, Bordeaux, le Havre, Marseille et les autres villes intéressées à ce commerce, quoique indirectement, dans une extrême agitation. Le comte de Mirabeau se dit sûr d'obtenir un vote qui abolisse l'esclavage; c'est la conversation du jour, surtout parmi les meneurs, qui disent que la révolution étant fondée sur la philosophie, et supportée par la métaphysique, un tel projet ne peut que lui convenir. Mais certainement aussi, le commerce dépend plus de la pratique que de la théorie, et les planteurs et les négociants, venus à Paris pour s'opposer à cette mesure, sont mieux préparés à montrer l'importance de leurs transactions, qu'à raisonner philosophiquement sur l'abolition de l'esclavage. Plusieurs brochures ont paru sur ce sujet dont quelques-unes méritent l'attention.

Le 18. — J'ai rencontré aujourd'hui à dîner, chez le duc de Liancourt le marquis de Casaux, auteur du Mécanisme des Sociétés; malgré toute la chaleur, le feu d'argumentation, la vivacité de manières qui caractérisent ses écrits, il est très calme dans la conversation, et n'a que peu de cette effervescence que ses livres font attendre de lui. Le comte de Marguerite a avancé aujourd'hui à table, devant près de trente députés, un fait excessivement grave: parlant du vote sur l'affaire de Toulon, il a soutenu que plusieurs députés s'en sont fait ouvertement les champions en prétendant qu'il fallait encore plus d'insurrections. Je regardai tout autour de moi pour voir venir une réponse: à mon extrême surprise, personne ne répliqua un mot. Après une pause de quelques moments, M. Volney, le voyageur, déclara qu'il croyait le peuple de Toulon dans son droit, et justifiable dans toute sa conduite. L'histoire de Toulon est connue de tout le monde. Ce comte de Marguerite a la tête dure, sa conduite est ferme, ce n'est sûrement pas un enragé. À dîner, M. Blin, député de Nantes, parlant du club de la Révolution qui se tient aux Jacobins, dit: «Nous vous avons donné un bon président,» puis il demanda au comte pourquoi il n'y venait pas. Celui-ci répondit: «Je me trouve heureux, en vérité, de n'avoir jamais été d'aucune société politique particulière; je pense que mes fonctions sont publiques et qu'elles peuvent aisément se remplir sans associations particulières.» Personne ne répliqua. Le soir M. Decrétot et M. Blin m'ont mené à ce club des Jacobins: la salle où il se tient est, comme je l'ai déjà dit, celle où fut signée la fameuse Ligue. Il y avait plus de cent députés présents, et le président sur son fauteuil. On me présenta à lui comme l'auteur de l'Arithmétique politique; alors il se leva, répéta mon nom à l'assemblée, en demandant s'il éveillait quelques objections: «Aucune.» Voilà toute la cérémonie, non pas seulement de présentation, mais même d'élection: car on me dit qu'à présent je puis toujours être admis en ma qualité d'étranger. On procéda ainsi à dix ou douze autres élections. On débat dans ce club toute question qui doit être portée à l'Assemblée nationale, on y lit les projets de lois, qui sont rejetés ou approuvés après correction. Quand ils ont obtenu l'assentiment général, tout le parti s'engage à les soutenir. On y arrête des plans de conduite, on y élit les personnes qui devront faire partie des comités, on y nomme des présidents pour l'assemblée. Revenu chez la duchesse d'Anville, où le temps coule toujours pour moi d'une manière agréable.

L'une des choses les plus amusantes d'un voyage à l'étranger, c'est le spectacle de la différence des coutumes dans les choses de la vie usuelle. Sous ce rapport, les Français ont été généralement regardés en Europe comme ayant fait les plus grands progrès, et, par suite, leurs manières, leurs coutumes ont été plus copiées que celles de toute autre nation. Il n'y a qu'une opinion sur leur cuisine; car, en Europe, tout homme qui tient table a soit un cuisinier français, soit un de leurs élèves. Je n'hésite pas à la proclamer bien supérieure à la nôtre. Nous avons en Angleterre une demi-douzaine de plats vraiment nationaux surpassant, à mon avis, tout ce que peut offrir la France; j'entends un turbot à la sauce au homard, du poulet avec du jambon, de la tortue, un quartier de venaison, une dinde à la sauce aux huîtres, et puis c'est tout. C'est un vrai préjugé de mettre le rosbif dans cette liste; car il n'y a pas de boeuf au monde comme celui de Paris. Sur toutes les grandes tables où j'ai dîné, il y en avait toujours de magnifiques morceaux. Les formes variées que les cuisiniers savent donner à une même chose sont vraiment surprenantes, et les légumes de toutes sortes prennent avec leurs sauces une saveur dont manquent absolument ceux que nous faisons bouillir dans l'eau. Cette différence ne se borne pas à la comparaison d'une grande table en France avec une autre en Angleterre; elle frappe aussi bien quand on rapproche le menu de familles modestes dans les deux pays. Le dîner anglais que l'on offre au voisin, la fortune du pot, composée d'un morceau de viande et d'un pudding, est une mauvaise fortune en Angleterre; en France, rien que par le savoir faire, cela donne quatre plats pour un et couvre convenablement une table. Chez nous on ne s'attend à un mince dessert que dans une fort grande maison, ou, dans un rang moins élevé, dans une occasion extraordinaire; en France, c'est une partie essentielle à toutes les tables, ne consisterait-il qu'en une grappe de raisin ou une pomme: on le sert aussi régulièrement que la soupe. J'ai rencontré de nos compatriotes dans la croyance que la sobriété est telle chez les Français, qu'un ou deux verres de vin sont tout ce que l'on peut avoir dans un repas; c'est une erreur. Les domestiques vous versent l'eau et le vin dans la proportion qu'il vous plaît: devant la maîtresse de la maison, comme devant quelques amis de la famille, à différents endroits de la table, il y a de larges coupes remplies de verres propres pour les vins plus généreux et plus rares, que l'on boit à rasades assez larges. Dans toutes les classes on trouve de la répugnance à se servir du verre d'un autre: chez un charpentier, un forgeron, chacun a le sien. Cela vient de ce que la boisson commune est l'eau rougie; mais si, à une grande table, comme en Angleterre, il y avait à la fois du porter, de l'ale, du cidre et du poiré, il serait impossible de mettre trois ou quatre verres à chaque place et aussi de les tenir bien séparés et distincts. Quant au linge de table, on est ici plus propre et mieux entendu; on n'en a que de grossier pour le changer souvent. Il semble ridicule à un Français de dîner sans nappe; chez nous on s'en passe, même chez les gens de fortune moyenne. Un charpentier français a sa serviette aussi bien que sa fourchette, et, à l'auberge, la fille en met une propre à chaque place sur la table servie dans la cuisine pour les plus pauvres voyageurs. Nous dépensons énormément pour cet article, parce que nous prenons du linge trop fin; il serait beaucoup plus raisonnable d'en avoir de plus gros et d'en changer souvent. La propreté est diverse chez les deux nations: les Français sont plus propres sur eux; les Anglais, dans leur intérieur, je parle de la masse du peuple et non pas des gens très riches. Dans tout appartement il se trouve un bidet aussi bien qu'une cuvette pour les mains; c'est un trait de propreté personnelle que je voudrais voir plus commun en Angleterre. Au contraire, les commodités sont des temples d'abomination, et l'habitude générale, chez les grands comme chez les petits, de cracher partout dans les appartements est détestable: j'ai vu un gentilhomme cracher si près de la robe d'une duchesse que son inattention m'a ébahi.

Quant à ce qui concerne les écuries, chevaux, palefreniers, harnais et équipages de rechange, les Anglais l'emportent de beaucoup, Vous voyez en province des cabriolets datant à coup sûr du siècle dernier; un Anglais, si petite que soit sa fortune, ne se montrera pas dans une voiture remontant au-delà de quarante ans: il aimera mieux aller à pied, s'il n'en peut avoir d'autre. Il est faux de dire qu'il n'y ait pas à Paris d'équipages complets; j'en ai vu, et plusieurs: la voilure, l'attelage, les harnais, la livrée ne laissaient rien à désirer, mais le nombre en est certes de beaucoup inférieur à ce que l'on voit à Londres. Dans ces dernières années on a beaucoup introduit de voitures, de chevaux et de grooms anglais.

Nous avons bien dépassé nos voisins pour l'ameublement et l'arrangement des maisons. L'acajou est rare ici; chez nous on le prodigue. Quelques-uns des hôtels de Paris sont immenses, par l'habitude des familles de vivre ensemble, trait caractéristique qui, à défaut des autres, m'aurait fait aimer la nation. Quand le fils aîné se marie, il amène sa femme dans la maison de son père, il y a un appartement tout prêt pour eux; si une fille n'épouse pas un aîné, son mari est reçu de même dans la famille, ce qui rend leur table très animée. On ne peut, comme en d'autres circonstances, attribuer ceci à des raisons d'économie, parce qu'on le voit chez les plus grandes et les plus riches familles du royaume. Cela s'accorde avec les manières françaises; en Angleterre, l'échec serait certain et dans toutes les classes de la société: ne peut-on conjecturer avec de grandes chances de certitude que la nation chez laquelle cela réussit est celle qui a le meilleur caractère. Il n'y a qu'une heureuse disposition qui puisse rendre agréable et même supportable ce mélange des familles.

Les Français ont donné le ton à toute l'Europe pendant plus d'un siècle pour les modes; mais ce n'est pas chez eux, excepté dans les classes élevées, un sujet de dépenses comme parmi nous où (pour me servir du terme usuel) les meilleures choses sont plus répandues dans la masse qu'ici: cela me frappe, surtout par rapport aux dames françaises de tout rang, dont la toilette ne coûte pas la moitié de celle des nôtres. On attribue de la légèreté et de l'inconstance aux Français, c'est une grossière exagération en ce qui concerne les modes. Elles changent en Angleterre pour la forme, la couleur, l'assemblage, avec dix fois plus de rapidité; les vicissitudes de chaque partie de notre vêtement sont vraiment fantastiques. Je ne vois pas qu'il en soit de même ici: par exemple, la forme des perruques d'homme n'a pas varié, tandis qu'il y a eu cinq modes différentes en Angleterre. Rien ne contribue davantage à rendre les gens heureux qu'une facilité d'humeur qui les fasse se conformer aux diverses circonstances de la vie; c'est ce que possèdent les Français, bien plus que l'esprit capricieux et léger qu'on leur a attribué. Il en découle pour eux cette heureuse conséquence, qu'ils sont bien plus exempts que nous de l'extravagance de mener une vie au delà de leurs moyens. Tous les pays offrent ces tristes exemples dans les rangs les plus élevés; mais pour un petit noble de province, qui en France sort de sa sphère, vous en trouverez dix en Angleterre. L'idée que je m'étais formée de ce peuple par mes lectures s'est trouvée fausse sur trois points que je croyais prédominants. En comparant les Français avec les Anglais je m'attendais à un plus grand penchant à la causerie, à plus de caprices, à plus de politesse. Je pense, au contraire, qu'ils ne sont pas si causeurs que nous, n'ont pas tant d'entrain et pas un grain de politesse davantage. Je parle non pas d'une classe, mais de la grande masse. Je crois le caractère français incomparablement bien meilleur, et je me demande si on ne doit pas attendre ce résultat d'un gouvernement arbitraire, plutôt que d'habitudes de liberté.

Le 19. — Dernier jour passé à Paris; je l'ai donc employé à prendre congé de mes amis, parmi lesquels je mets le duc de Liancourt au premier rang. Je dois aux bons offices, pleins de politesse, de cordialité, dont ce gentilhomme n'a cessé de me combler, les instants heureux ou agréables que j'ai passés à Paris: sa bonté ne s'est pas démentie, et à la fin j'ai dû lui promettre que, si je revenais en France, je viendrais lui demander asile dans son hôtel à Paris ou dans son château à la campagne. Je ne dois pas oublier de dire que, dès le commencement de la révolution, sa conduite a été droite et ferme. Son rang, sa famille, sa richesse, son poste à la cour, tout se réunissait pour en faire un des personnages les plus influents du royaume, et quand la confusion des affaires publiques rendit nécessaires des assemblées de la noblesse, son désir de posséder les questions alors débattues se trouva secondé par cette attention et cette application exigées, lorsqu'il n'y avait d'importance dans l'État qu'en raison de la capacité. Dès la première réunion des états généraux, il a pris le parti de la liberté, et se fût joint tout d'abord aux députés du tiers, si les ordres de ses commettants ne l'en eussent empêché. Il leur demanda ou d'y consentir ou de le remplacer; et en même temps, avec la même loyauté, il déclara que si ses devoirs envers la nation devenaient incompatibles avec sa charge à la cour, il la résignerait: acte non seulement inutile, mais absurde, du moment où le roi se mettait à la tête de la révolution. En épousant la cause du peuple, il a suivi les principes de tous ceux de sa race, qui, dans les troubles et les guerres civiles des siècles passés, se sont toujours opposés aux mesures arbitraires de la cour. Le monde entier connaît sa démarche à Versailles auprès du roi, etc. On doit, sans hésiter, le classer parmi ceux qui ont en la part principale dans la révolution; mais il a toujours été guidé par des vues constitutionnelles; il est certain qu'il s'est toujours montré aussi contraire aux violences inutiles et aux mesures sanguinaires que les plus dévoués partisans de l'ancien régime. J'ai passé cette dernière soirée avec mon ami M. Lazowski, tâchant de nous persuader, lui, de me faire prendre une ferme en France; moi, de lui faire quitter les troubles de Paris pour la paix de l'Angleterre.

Du 20 au 25. — Londres, où je viens d'arriver par la diligence, - - et, quoique les sièges fussent très bons, je soupirais après un cheval, la meilleure manière de voyager, après tout. C'était un contraste assez déplaisant de quitter la meilleure société de Paris pour la populace qu'on rencontre quelquefois en diligence; mais l'idée de revoir l'Angleterre, ma famille, mes amis, adoucissait tout pour moi. — 272 milles.

Le 30. — Bradfield. — Ici s'arrêtent, je l'espère, mes voyages. Après avoir examiné l'agriculture et les ressources politiques de l'Angleterre et de l'Irlande, il y avait, à en faire autant pour la France, un intérêt dont l'importance me fit tenter l'entreprise. Cependant quelque agréable que soit la perspective de donner au public le meilleur aperçu de l'agriculture qu'on ait fait jusqu'à ce jour, je me sens plus heureux encore de l'espoir de rester désormais dans ma ferme, dans cette calme retraite convenable à ma fortune et, j'en ai la confiance, d'accord avec mon caractère. — 72 milles.

FIN

[1] Il faut que les choses aient changé depuis A. Young, car il nous avons vu les Anglaises travailler aux champs, et même la surprise n'a pas été petite de rencontrer une paysanne, en robe à trois étages de volants, en train de sarcler ses navets. En Écosse, où les gens de la campagne ont conservé le costume qu'exige leur situation, ces travaux ne nuisent en rien à l'ordre du ménage et à la bonne tenue de la famille. [2] Je lui en demandai depuis une barrique ; mais, soit que (ce que je ne veux pas croire) il m'en ait envoyé de mauvais, soit que ce vin soit tombé en de mauvaises mains ; je n'en sais rien ; mais je compte l'argent qu'il m'a coûté comme un gaspillage. [3] Il en est de même en Écosse, où les femmes du peuple vont généralement nu-pieds, surtout les servantes et les ouvrières des manufactures. C'est un spectacle très commun aux abords des villes où se tiennent les marchés, que celui de jeunes personnes en chapeau, avec de belles robes, de beaux châles de Paisley et le boa de rigueur, se lavant les pieds pour mettre les bas et les souliers qu'elles ont apportés avec elles. [4] Le récit de cette excursion se trouve dans le volume publié en 1860 sous le titre de Voyages en Italie et en Espagne pendant les années 1787, et 1789, trad. de M. Lesage, p. 347 et suiv. Paris, Guillaumin, in-18 de 424 p. [5] Je puis renchérir là-dessus, car deux étudiants de Cambridge avec lesquels j'allais à Londres, me demandèrent : « Est-ce que la Saxe est en Allemagne ? Est- ce que le Saxon (peut-être entendaient-ils l'anglo-saxon) y est le langage usuel ? » - J'en pourrais citer d'autres exemples venant de personnes des classes moyennes à Londres, mais ces exemples ne signifient que peu de chose, et on en trouverait partout. (ZIMMERMANN, traduct. allem. Berlin, 1791, vol. I, p. 70. Note.) [6] Je puis assurer le lecteur que tels étaient alors mes sentiments. [7] Les derniers événements qui sont arrivés me rendaient désireux de retrancher ce passage et d'autres semblables ; mais il est plus loyal envers tous de les laisser tels quels. - Édit. de 1792 [8] Charrue servant à la fois à ouvrir les sillons à y semer le grain et à le recouvrir de terre. On en trouve de nombreuses descriptions avec planches dans l'ouvrage de Bailey. - ZIMMERMANN (Traduc. all. de ce Voyage, 93.) [9] MM. Cannivet et Fortin, à Paris, travaillent d'une manière parfaite. Ce dernier a fait l'appareil en question. - ZIMMERMANN. [10] Whitehurst, Formation de la terre, 2e édit., p. 26.) [11] Je souris, en transcrivant ces lignes, de quelques appréciations que les événements survenus depuis ont placées dans un jour très singulier. Je ne change rien à aucun de ces passages : ils montrent quelle était, avant la Révolution, sur les sujets les plus importants, l'opinion de la France ; les événements ne les ont rendus que plus intéressants. - Juin 1790. (Note de l'Auteur.) [12] Brown est connu par toute l'Angleterre par son talent à dessiner des jardins anglais. On l'appelle d'ordinaire Brown la Capacité, parce qu'il se sert toujours de ce mot à la vue d'un terrain où il lui parait possible de faire quelque chose - ZIMMERMANN. [13] L'auteur n'a pas pensé à mentionner les brouettes ou chaises à deux roues, ou bien ne les a pas remarquées. - ZIMMERMANN. [14] Je me réjouis de donner à l'auteur, en cela comme dans la plupart de ses remarques sur Paris, une entière approbation. Moi non plus, je n'ai pas trouvé de ville qui autant que Paris satisfasse aux besoins des savants. - ZIMMERMANN. [15] Ce sont des fossés, des remparts et des ponts-levis sans fin. J'aime cette partie de l'art militaire : elle ne s'occupe que de la défense, et laisse l'odieux de l'attaque au voisin. (Note de l'Auteur.) [16] On sait que C. Fox n'est pas marié. - ZIMMERMANN [17] Il ne fallait pas être grand prophète pour prédire ceci ; mais les derniers événements ont montré que j'étais bien loin du compte en parlant de cinquante ans. (Note de l'auteur.) [18] Connu par son voyage à Madagascar, que G. Forster a traduit en allemand. - ZIMMERMANN. [19] J'ai vu cela une fois chez le duc de Liancourt. (Note de l'auteur.) [20] Il y a bien un vicia biennis qui croît en Sibérie et forme un excellent fourrage, mais pas de lathyrus biennis. De même, pour le melilotus siberica, à moins que l'on entende par là le trif. melil. officinalis ou le trif. lupinaster. (Note de M. Wildenow.) - ZIMMERMANN. [21] J'ai depuis cultivé ces plantes sur une petite échelle, et je leur crois une grande importance. (Note de l'auteur.) [22] Il eût été tué que personne n'en aurait eu grand regret. Dans une réunion de la Société d'agriculture, à la campagne, où l'on avait admis des fermiers à la table avec des personnes de premier rang, cet imbécile n'avait-il pas fait des difficultés pour prendre place dans une telle compagnie ! (Note de l'auteur.) [23] Je me permettrai de remarquer ici, longtemps après avoir écrit cette prédiction, que quoiqu'elle ne se soit pas accomplie, j'étais dans le vrai en la faisant, et que la suite ordinaire des choses eût amené la guerre civile, à laquelle tout tendait depuis la séance royale. De même je persiste plus que jamais à croire qu'il fallait accepter les propositions offertes. Il n'y avait pas plus à s'occuper de ce qui est advenu ensuite que de mes chances pour devenir roi de France. (Note de l'auteur.) [24] La marquise de Sillery (Mme de Genlis) s'est fait en Angleterre comme en Allemagne une grande réputation : ici je ne l'entends jamais nommer que d'un air railleur et avec un sourire de malveillance. Elle est la bête noire des gens de lettres ; (Extrait des lettres d'un Allemand habitant en Angleterre écrites pendant ses voyages en France et en Hollande, en 1787, 1790 et 1791. - Leipzig, DYCK. - 1792.) [25] On rejetait la faute sur le général Klinglin (M. le baron de Klinglin, maréchal de camp du 1er mars 1780), qui n'avait pas voulu l'empêcher : son émigration semble le prouver. - ZIMERMANN. [26] On appelle schnitzen, sur les bords du Rhin, des fruits coupés et séchés au four ; on les mange avec du jambon fumé, en dialecte alsacien dürrfleisch - ZIMMERMANN. [27] Montagne de la Coste, au Coulet d'Ayzac (carte de Cassini). [28] Ici l'auteur n'est pas compréhensible, même pour ses compatriotes. - ZIMMERMAN. [29] Nous avons été, comme vous, frappés de la ressemblance des femmes d'Avignon avec les Anglaises, mais elle nous parut venir de leur teint, qui est naturellement plus beau que celui des autres Françaises, plutôt que de leur coiffure, qui diffère autant de la nôtre que de celle de leurs compatriotes. (Note d'une dame de mes amies.) (Note de l'auteur.) [30] Voir pour les trois mois suivants les Voyages en Italie et en Espagne. Paris, 1860, Guillaumin. In-18 de XII- 424 p. [31] « S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Chambéri. »

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