Voyages et Avantures de Jaques Massé
The Project Gutenberg eBook of Voyages et Avantures de Jaques Massé
Title: Voyages et Avantures de Jaques Massé
Author: Simon Tyssot de Patot
Release date: September 11, 2011 [eBook #37401]
Most recently updated: April 3, 2024
Language: French
Credits: Produced by Anne Dreze, Andrea Ball & Marc D'Hooghe (From images generously made available by Gallica, BnF)
VOYAGES ET AVANTURES
DE
JAQUES MASSÉ
(par Simon Tyssot de Patot)
A COLOGNE,
Chez JAQUES KAINKUS.
M. DCC. X.
LETTRE DE L'EDITEUR,
A M***.
Monsieur,
Voici le Voyage dont on vous a parlé, & que vous avez souhaité de voir. Il m'est tombé entre les mains par une espéce de hazard que je vous raconterai une autrefois; mais dès que je l'eûs commencé, je ne pûs le quitter qu'après l'avoir lû d'un bout à l'autre. J'y ai trouvé tant de choses agréables & intéressantes, & tant de choses instructives sur plusieurs matiéres de Philosophie, que j'ai été très-satisfait de cette lecture. Plusieurs de mes Amis, Gens d'esprit & de savoir, ne l'ont pas été moins que moi; ainsi je m'assure, MONSIEUR, que vous le lirez avec le même plaisir.
Je vous avouë qu'à la premiére lecture, je soupçonnois que l'Auteur s'étoit servi du privilége des Voyageurs, en mêlant à sa Relation un peu de Romanesque: mais après une seconde lecture, & un examen plus particulier, je n'y ai rien trouvé que de fort naturel & de très-vraisemblable. Et cet air de candeur & de bonté qu'on trouve par tout dans ce bon Vieillard qui en est l'Auteur, a achevé de me convaincre.
Il y a des endroits dans certaines conversations sur des matiéres de Religion, qui m'ont paru d'abord un peu forts: mais les ayant examinez de plus près, & voyant que l'Auteur, qui a toûjours tenu ferme pour sa Religion, en a fait voir presque toûjours la foiblesse ou la fausseté, j'ai crû qu'il n'y auroit rien qui pût ébranler un homme bien instruit dans la Foi Chrétienne, qui est, Dieu merci; assez bien fondée pour ne rien craindre des attaques Libertins ou des Infidéles. Ainsi nous n'avons pas besoin d'employer d'indignes artifices, pour cacher la force des raisonnemens qu'on fait contre nous, comme si nous avions une mauvaise cause à défendre.
Je suis, &c.
TABLE DES CHAPITRES.
I. CHAP. Où il est traité des études, de la Profession, & de l'embarquement de l'Auteur; & du premier Naufrage qu'il fit sur les Côtes d'Espagne.
II. Du séjour de l'Auteur à Lisbonne, &c.
III. Du second Voyage de l'Auteur, & de son Naufrage sur une Côte inconnuë.
IV. L'Auteur quite le reste de la Troupe, avec deux Camarades seulement, & pénétre avec eux dans ces Païs inconnus. Les obstacles qu'il rencontra dans sa Route.
V. Suite des Avantures de l'Auteur & de ses Camarades, jusqu'à leur entrée dans un Païs habité.
VI. De la Découverte d'un très-beau Païs, de ses Habitans, de leur Langage, Mœurs, Coûtumes, &c. & de l'estime où notre Auteur & son Camarade y étoient.
VII. Conversation curieuse de l'Auteur, avec le Juge & le Prêtre de son Village, au Sujet de la Religion, &c.
VIII. L'Auteur est mené à la Cour du Roi. Il décrit ici l'Origine de ces Monarques, fait la Description du Palais Royal, du Temple, &c.
IX. Qui contient plusieurs conversations très-curieuses, entre le Roy & notre Auteur.
X. Où l'on voit les Cérémonies qui se pratiquent aux Naissances & aux Enterremens en ces Païs; la maniére d'administrer la justice, & plusieurs autres choses remarquables.
XI. Suite des Avantures de l'Auteur & de son Camarade, jusqu'à leur départ de la Cour.
XII. L'Auteur quite ce beau Pays. Les moyens dont il se servit pour en sortir: il retrouve au bord de la Mer une partie de l'Equipage avec lequel il avoit échoué sur les Côtes de ce Continent.
XIII. Contenant ce qui étoit arrivé au reste de l'Equipage, pendant l'absence de l'Auteur; & la suite de leurs Avantures jusqu'à leur départ de ce Pays.
XIV. Comment l'Auteur passe des Terres Australes à Goa, où il fut mis à l'Inquisition: Histoire d'un Chinois qu'il rencontra dans cette prison, & de quelle maniére ils en sortirent.
XV. Du départ de l'Auteur pour Lisbonne; comment il fut pris & mené en Esclavage: & ce qui arriva pendant qu'il fut Esclave.
XVI. Contenant les Avantures de Pierre Heudde, dont il est parlé dans le deuxième Chapitre. Et de l'arrivée de l'Auteur à Londres, &c.
LES VOYAGES ET AVANTURES
DE
JAQUES MASSÉ
CHAPITRE PREMIER.
Où il est traité des Etudes, de la Profession, & de l'embarquement de l'Auteur; & du premier Naufrage qu'il fit sur les Côtes d'Espagne.
La vie de l'homme a des bornes si étroites, & le nombre des années qu'il peut employer à cultiver les Sciences, ou à perfectionner les Arts, est si-tôt écoulé, qu'il ne faut pas s'étonner si les progrès qu'il y fait se terminent à si peu de chose. La briéveté de la vie n'est pas pourtant le seul obstacle qui s'oppose au desir que nous avons naturellement de tout sçavoir; la privation des biens du monde en est une autre, qui n'est guére moins considérable. Il s'en faloit bien que j'eusse achevé mes études, lorsque l'expérience m'aprit cette vérité.
L'inclination que j'avois euë dès le berceau, pour les belles Lettres, pour les Antiquitez, & pour les choses rares & étrangéres, que je voyois aporter des parties éloignées de la terre, fit résoudre mon Pére de me mettre de bonne heure au Collége. La facilité avec laquelle j'aprenois mes leçons, étoit extraordinaire: ma diligence & ma mémoire me procuroient le prix dans toutes les Classes. Les loüanges que mes Maîtres me donnoient, joint à l'affection que mes Parens me faisoient paroître, redoubloient mon émulation: je ne me donnois aucun relâche, & j'avois si-bien; employé mon tems, qu'à l'âge de dix-huit ans j'entendois très-bien le Grec & le Latin; j'avois fait ma Philosophie, & j'étois déja fort avancé dans les Mathématiques, lors que mon Pére, David Massé, qui étoit Capitaine de Navire, eut le malheur de sauter avec son Vaisseau, par l'imprudence d'un Matelot, qui mit innocemment le feu aux Poudres.
Ce coup fatal arriva a notre Famille en 1639., le même jour que notre Armée fut battuë par les Espagnols devant Thionville, ce qui sembloit être arrivé exprès pour m'en faire mieux ressouvenir. Et comme le bon homme alloit à la Traite au Sénégal, & que la plûpart de l'équipage étoit pour son compte, ma Mére se trouva tout d'un coup Veuve avec cinq enfans, & presque entiérement destituée des biens du monde. Cette disgrace ne l'épouventa pourtant point: aussi-tôt qu'elle en eût reçû la nouvelle, elle nous envoya quérir, & nous dit d'un air mâle: Enfans, il vient de vous arriver le plus grand des malleurs ausquels les hommes sont sujets; un même instant vous prive, en la personne de mon cher Mari, & de tous vos biens, & de votre Pére: mais ne vous alarmez point pour cela, la Providence a des voyes miraculeuses pour subvenir à ses créatures. Aprenez par cette fatalité, poursuivit-elle, à ne vous plus apuyer sur le bras de la chair; le bon Dieu ne vous abandonnera point. Puisque les moyens qui me restent ne suffisent pas pour vous élever, comme nous l'avions projetté, voyez pour quelle profession vous avez le plus de penchant. Pour vous, Jaques, me dit-elle, je serois d'avis que vous embrassassiez le parti de la Chirurgie. Il semble que l'exemple de votre Pére vous porte à aimer les Voyages, cet Art favorisera votre dessein. Elle proposa de même aux plus grands ce qu'ils devoient entreprendre: chacun y consentit avec larmes, & s'y apliqua avec succès.
Ma Mére qui étoit de Hédin, où elle avoit encore des Parens, quitta Abbeville, & s'y alla établir. Je fus ravi d'y voir, contre mon attente, que bien des gens s'intéressoient dans son malheur; un de ses Fréres la déchargea d'un enfant, un Compére en prit un autre, & on lui promit de vingt endroits, qu'on ne permettroit jamais qu'elle eut besoin de rien. Il y en avoit même qui voulaient que je changeasse de sentiment, & que je poursuivisse mes études, afin d'être plus à portée, & mieux en état d'aider avec le tems, à élever des innocens, qui étoient hors d'état de rien faire: mais la résolution en étoit prise, & mon inclination n'étoit point à me fixer-là.
Je pris congé de la Famille & de nos meilleures Connoissances, qui me virent partir avec regret, & pris la route de Paris, où j'arrivai peu de jours après. La grandeur, la magnificence & la diversité, joint au concours tumultueux d'une multitude innombrable de toute forte de personnes, que je remarquai dans ce beau lieu, m'étourdirent à mon abord. Tous les objets qui se présentoient à mes yeux, me paroissoient nouveaux; on eut dit que je ne faisois que de naître: & Mr. Rousseau, Maître Chirurgien, chez qui j'avois été recommandé, fut assez occupé, pendant douze ou quinze jours, à répondre; continuellement aux interrogations que je lui faisois, pour contenter ma curiosité. Il me fit aussi la grace de me mener à Marli, à Fontaine-bleau, à St. Denis, à Saint-Germain, au Louvre, aux Tuilleries, & plusieurs autres lieux, qui sont l'admiration des étrangers. La rareté met l'enchére, là où l'abondance diminuë le prix: je m'accoûtumai enfin à regarder toutes ces beautez avec une espéce d'indifférence, & de l'indifférence je passai insensiblement au dégoût; de forte qu'abandonnant toutes ces curiositez aux personnes oisives, je commençai à m'apliquer avec soin à l'Art auquel je m'étois destiné. Monsieur Rousseau avoit beaucoup de pratique, & encore plus d'expérience: les fréquentes cures qu'il faisoit me donnoient tous les jours de nouvelles lumiéres.
Avec tout cela je ne laissois pas de m'exercer quelques heures du jour aux Langues & aux Sciences, qui avoient fait toute mon occupation auparavant. Je fus d'autant plus excité à cela, que la Philosophie & les Mathématiques sembloient être devenuës à la mode: tout ce qu'il y avoit d'honnêtes gens s'y apliquoient, de quelqu'âge & condition qu'ils fussent. Il parut même un Traité des Sections coniques, que l'on attribuoit au fils de Mr. Pascal, Intendant de Justice à Roüen, qui donna de l'étonnement à bien des Savans. Je fus curieux de le parcourir, mais j'y trouvai des choses qui me sembloient être au-dessus de la portée d'un garçon de seize ans, puisqu'en des endroits il surpassoit Apolonius. Bien des gens se trouvérent de mon opinion, sur tout lors qu'ils vinrent à considérer, que le Pére de ce prétendu jeune Auteur, étoit lui-même consommé dans cette Science, de maniére que la plûpart conclut, que celui-ci étant d'ailleurs établi, en vouloit faire honneur à l'autre, pour lui donner par-là entrée au monde. Quoi qu'il en soit pourtant, il est sûr que Mr. Pascal le jeune avoit l'imagination vive, beaucoup de pénétration, & pas moins de jugement, comme cela a paru dans la suite. Mr. Morin, auquel je pris la liberté de m'adresser, & qui me reçut de la maniére du monde la plus honnête, me procura aussi la connoissance de Mr. Des Argues, de Mr. Midorge, & de plusieurs autres Mathématiciens qui m'épargnérent bien du travail par les beaux Manuscrits qu'ils me communiquérent, & les métodes claires & abregées dont ils voulurent bien me faire part. Par le moyen de ces doctes Personnages, j'eus de même entrée chez le Révérend Pére Marsenne. Cet habile homme me fut d'un grand secours pour l'intelligence de plusieurs questions de Phisique & de Métaphisique. Comme il avoit de grandes liaisons avec Mr. Descartes, qui étoit alors en Hollande, je ne lui proposois rien de difficile qu'il ne me l'éclaircit tôt ou tard. Ce fut lui qui me mit le premier en main les six Méditations de ce célébre Philosophe. Le desir d'aprendre à démonstrer l'existence d'un Dieu, l'immatérialité de l'ame & sa réelle distinction d'avec le corps, me les fit lire avec toute l'attention dont j'étois capable; mais j'avouë franchement que je n'en fus point satisfait. Sa métode pour bien conduire la Raison, & chercher la vérité dans les Sciences, sa Dioptrique, ses Météores, son Monde, & généralement tout ce que j'avois vû de lui, me charmoit; mais pour sa Métaphisique, je le dis encore une fois, rien ne m'en revenoit que la subtilité des raisonnemens. Ce qui me fit conclure, que nous ne devons rien entreprendre au-dessus de la portée de notre petit esprit; ne nous entretenir que des corps, nous borner à en expliquer la nature, la figure, le nombre, les propriétez, les changemens causez par le mouvement, & ce que l'on y peut remarquer de plus pour notre usage, pour le bien de la Société, & pour l'intelligence & l'avancement des connoissances humaines; sans nous mêler de vouloir rendre manifestes, & pour ainsi dire visibles, des sujets qui de leur nature sont cachez, & qui doivent vrai-semblablement être à jamais les objets de notre foi, & de notre admiration. Il parut bien-tôt après que je n'étois pas seul de ce sentiment-là. Un Auteur inconnu fit publier à la Haye, un Livre anonime, où il prétendoit ruïner la Philosophie de Mr. Descartes. En même-tems, le Pére Bourdin l'attaqua par des Théses publiques. Ensuite parurent les objections de Mrs. Hobbes, Gassendi, Arnaud & autres, au sujet de sa Métaphisique. Comme je m'intéressois pour cet Auteur, j'étois curieux de voir tout ce que je pouvois de ses disputes; cela me prenoit beaucoup de tems. Mon Maître m'en faisoit souvent des reproches; il prétendoit que je négligeois le principal pour m'attacher à des choses qui ne me pouvoient pas être de grande utilité; & dont plusieurs n'étoient pas de l'aprobation de tout le monde; Il en vint même jusqu'à me reprocher un jour, que je prenois le grand chemin de l'athéïsme, en ce que j'avois déja embrassé une opinion qui venoit nouvellement d'être condamnée par le Tribunal de l'Inquisition, en la personne de Galilée, qu'on avoit confiné dans les prisons du Saint-Office, après avoir fait brûler par la main du Boureau son Traité du Mouvement circulaire de la Terre, suivant les principes de Copernic. Et afin que ces reproches ne me rebutassent point entiérement, on avoit soin de les assaisonner de loüanges sur les talens considérables que j'avois pour la Chirurgie, & les connoissances que j'y avois aquises, nonobstant le tems que je donnois à d'autres occupations.
Enfin, voyant que cela étoit incapable de me donner de l'aversion pour ces belles Sciences, il forma le dessein de m'embarquer dans le marriage. Il avoit une niéce fort jolie & qui, après la mort de sa mére, devoit avoir considérablement du bien, dont il ne cessoit de m'entretenir; il me faisoit souvent entendre qu'il ne seroit pas fâché que je l'eusse pour femme, & que se faisant vieux, il seroit bien capable de me remettre entiérement sa Boutique qui étoit bien achalandée: mais ce n'étoit pas là où je butois. S'apercevant de mon indifférence, il devint aussi beaucoup plus froid à mon égard qu'il ne l'avoit été auparavant; jusques-là qu'il commençoit à me négliger, & à me cacher des choses que je ne pouvois bien aprendre que de lui-même: de sorte qu'après mes deux années d'aprentissage, je passai à Dieppe, où je restai encore un an tout-entier chez Mr. la Croix, qui étoit, sans contredit, aussi un très-habile Maître.
Je ne m'amuserai point ici à reciter les petites Avantures que j'eus dans l'une & dans l'autre de ces Villes: je ne les trouve pas assez considérables pour cela; mais je ne sçaurois passer sous silence, que dans ces entrefaites, il arriva dans ce lieu maritime, un homme que le vulgaire apelloit le Juif errant. Mon Maître, qui étoit curieux & assez commode, après lui avoir parlé plusieurs fois par occasion, l'invita à diner un jour chez lui, pour avoir la commodité de l'entendre causer pendant quelques heures. La premiére chose qu'il nous dit, fut, qu'il étoit contemporain de Jesus-Christ, lequel il avoit vû crucifier de ses propres yeux. Je m'apelle, ajoûta-t-il, Michob, autrefois domestique de Ponce Pilate. Ce Juge Romain aïant prononcé Sentence contre Jesus, je m'aprochai de ce prétendu criminel, poursuivit-il, & lui dis: Que fais-tu ici plus long-tems? N'as-tu pas entendu ta condamnation: sors, pourquoi tardes-tu? Surquoi ce saint homme me répondit: Je m'en vai, mais tu demeureras jusques à ce que je revienne. Il y a, disoit-il, plus de seize cens ans de cela, j'espére que ce sera la plus grande partie du tems que je dois errer sur la terre. La plûpart des gens cherchent à vivre, il y en a peu qui ne voulussent ajoûter un siécle au terme qu'ils ont déja passé, si cela étoit en leur puissance, mais pour moi, je souhaiterois de tout mon cœur que je fusse mort il y a mille ans. Comme le drôle parloit toutes sortes de Langues, qu'il avoit par conséquent la mémoire heureuse, & qu'il n'avoit fait que voyager, c'étoit un plaisir de lui entendre débiter mille choses, comme des véritez claires & évidentes, que des siécles reculez ne nous avoient permis d'envisager que confusément, & d'une maniére fort incertaine. Il n'y a point de coin au monde où il n'assurât qu'il avoit été. Il nous nomma plusieurs Royaumes & Républiques, aux environs des deux Poles, dont nous n'avions jamais oüi parler, & qui devoient, selon lui, être bien-tôt découverts. Toutes les Cours du monde lui étoient connuës. Il n'ignoroit pas la moindre circonstance des Révolutions les plus remarquables ausquelles les Empires avoient été sujets depuis qu'il étoit au monde. Enfin, les incidens les plus reculez lui paroissoient aussi récens que s'ils venoient que d'arriver. Mais l'endroit où nous devînmes tout oreilles pour l'entendre, fut lorsqu'il se mit à nous entretenir des Saints qui ressuscitérent à la crucifixion de Jesus-Christ. Tout Jerusalem, disoit-il, étoit en alarme, lors que le bruit s'épandit, que ceux qui étoient aux cimetiéres avoient vû la terre mouvoir en plusieurs endroits, les sépulcres s'ouvrir, sans que personne y mit la main, & des corps nuds paroître, & faire mille mouvemens différens. La peur, continua-t'il, que ce spectacle si peu attendu causa, donna la fiévre, & même la mort à plusieurs des assistans. Les plus hardis en voulurent pourtant voir la fin, & ils furent merveilleusement surpris lors que, quelque tems après, ils virent des créatures humaines sortir tout à fait de leurs tombeaux, & s'enfuïr avec beaucoup d'empressement au travers de la multitude, qui leur ouvroit le passage, en se laissant tomber par terre, comme si chacun d'eux eut dû aller occuper leur place. Personne ne put voir, ajoûtoit Michob, quelque attentif qu'il fut, de quel sexe ces ressuscitez étoient: ils paroissoient tous d'une même grandeur, d'un même âge, d'un même embonpoint, & ne portoient aucune marque qui les distinguât l'un de l'autre. Ils n'avoient pas un poil sur tout le corps: leur ventre étoit plat, & sembloit comme attaché aux reins, plusieurs tenoient la bouche ouverte, mais on n'y aperçevoit point de dents: & leurs doigts ronds & unis sembloient être entiérement dénuez d'ongles. Ce qui lui faisoit conclure que toutes les parties excrémentales, & celles qui nous servent à broyer, à recevoir & à dissoudre les alimens, pendant que nous sommes sujets à la mort, ne nous accompagneront point dans l'autre monde, où ils ne nous seroient en effet d'aucune utilité. Enfin, à l'entendre dire, on n'avoit jamais sû positivement ce que ces personnes-là étoient devenuës: le bruit courut pourtant quelques jours après, qu'ils s'étoient retirez en Galilée, où ils devoient s'aboucher avec Jesus-Christ; & de-là être portez dans le séjour des Bienheureux. On peut croire que cette matiére curieuse ne manqua pas de donner lieu à une longue conversation: il étoit minuit quand notre Hôte nous quitta, & mon Maître, non-obstant les conversations qu'il avoit euës avec lui ailleurs, l'auroit volontiers retenu jusqu'au lendemain. Comme les Magistrats le traitoient de Visionnaire, on se mettoit fort peu en peine de ce qu'il disoit: aussi n'étoit-il point dangereux, & il ne demandoit rien à personne. Le menu peuple, & quantité de femmelettes crédules & superstitieuses, qui le regardoient comme un prodige, lui fournissoient suffisamment tout ce dont il avoit besoin; outre qu'il restoit fort peu en un lieu, & qu'il ne faisoit effectivement qu'errer par le monde.
Son départ, joint à toutes les belles choses que je lui avois entendu dire des Païs étrangers, augmenta encore beaucoup le desir que j'avois naturellement de voyager. Je communiquai mon dessein à Monsieur la Croix, & comme il me faisoit déja la grace de publier avec soin dans toutes les occasions, les progrès que j'avois faits dans ma profession, il ne me fut aucunement difficile d'entrer pour Chirurgien dans le Vaisseau du Capitaine le Sage, qui alloit faire un Voyage à la Martinique. Nous partîmes donc de Dieppe le vingt & uniéme du mois de Mai 1643. notre Bâtiment ne montait que quatre piéces de Canon, & l'équipage consistoit en cinquante-deux hommes. Quoique le Capitaine fut Huguenot, il ne laissoit pas d'être parfaitement honnête homme, équitable, & extrémement dévot. Il n'auroit pas permis qu'un seul jour se fut passé sans que chacun eut assisté le matin & le soir aux priéres publiques, qu'un Etudiant en Théologie, nommé Pierre du Quesne, faisoit avec beaucoup de zéle & d'édification: du moins pour ce qui me touche, je puis dire que je conçûs d'abord de l'estime pour ce jeune Homme, & que je ne l'eûs pas fréquenté quinze jours, que j'avois bien rabatu du respect que les Moines m'avoient inculqué pour les Saints & les Saintes du Paradis. Le malheur ne voulut pas que je profitasse long-tems des leçons salutaires que je recevois dans, cette agréable compagnie.
Vingt-sept jours après notre départ, étant parvenus à la hauteur du Cap de Finisterre, on s'aperçût que notre Navire faisoit beaucoup plus d'eau qu'à l'ordinaire. Les Charpentiers qui étoient toûjours alertes, firent toutes les diligences possibles pour découvrir la cause de ce désastre: mais nonobstant ce grand zéle, & les pompes qui marchoient jour & nuit, il fut impossible de leur en faciliter les moyens. Au bout de trente-six heures l'eau étoit montée à telle hauteur, qu'elle sortoit par les sabords. Le Capitaine voyant bien que le mal étoit sans reméde, fit mettre les deux Chaloupes en mer, il nous commanda de nous arranger dans la grande, sans prendre absolument que l'argent, que nous n'avions pas en trop grande quantité, Mr. le Sage étoit encore resté à bord avec le Maître, les Pilotes, & quatre autres jeunes Messieurs, qui n'étoient-là que pour leur plaisir, lors que le Navire enfonça comme une pierre. Quoi qu'ils se fussent préparez à cela, ils ne laissérent pourtant pas d'être embarassez de leurs personnes. Etant encore à portée, nous leur donnâmes tout le secours dont nous étions capables, mais nous ne pûmes pourtant pas éviter le malheur de perdre l'un de ces quatre garçons nommé du Colombier, Gentilhomme de Picardie, & qui n'avoit pas encore atteint l'âge de quinze ans.
On fut obligé de se consoler de cette perte, & de voir de quel côté il étoit à propos de tirer; car quoi que nous eussions tâché de gagner terre depuis plus de deux jours, le vent qui étoit Sud-est, ne nous étoit nullement favorable pour cela. Ce qu'il y avoit de plus mortifiant, c'est que nous n'avions que fort peu de vivres, tant pour avoir mal compris le sens des paroles du Capitaine, qu'à cause que nous n'avions pas eu le tems de nous en fournir; & que nous étions destituez de Boussole pour nous conduire. Le Ciel étoit assez tranquille, la Mer calme, & le tems agréable; mais chacun apréhendoit pour l'avenir. Nous faisions cependant tous nos efforts pour nous aprocher du rivage, à la vûë du Soleil le jour, & des Etoiles pendant la nuit, sans que nous pussions remarquer que nous avançassions considérablement: de maniére que nous commençions à desespérer de notre salut; à quoi un broüillard épais, qui tomba le troisiéme jour, ne contribua pas peu. Ce fut dans ce tems-là, qu'il étoit impossible de voir à la distance de deux pieds, que la petite Chaloupe s'écarta de la nôtre. Le Capitaine s'en étant aperçû, par les cris que nous faisons réciproquement pour nous avertir, pressa les rameurs débiles de faire de nouveaux efforts pour nous rejoindre; mais cela ne leur réüssit que trop bien: car étant venus fondre contre notre petit Bâtiment, ceux qui étoient dedans en furent si fort alarmez, qu'ils se levérent tous à la fois, & donnérent une telle secousse au leur, qu'il renversa sans dessus dessous. Nous eûmes assez de peine à les secourir, & encore plus à leur donner place: nous étions tous l'un sur l'autre, & il y avoit plus de deux fois vingt-quatre heures que nous n'avions absolument rien à manger.
Enfin, le bon Dieu voulut que sur le midi, l'astre du jour ayant dissipé les broüillards, nous découvrîmes plusieurs voiles venant à nous: on ne sçauroit exprimer la joye que cette agréable vûë nous donna. Nous tournâmes d'abord vers eux pour aller à leur rencontre: trois ou quatre heures après ils nous joignirent, & le Capitaine Davidson nous reçut fort favorablement dans son bord. Il étoit de Portsmouth, & servoit de Convoi à dix-sept Vaisseaux Marchands Anglois, qui s'en alloient à Lisbonne. Comme nos boyaux n'avoient pas encore eu le tems de se retrécir, & que de l'avis des Médecins, que nous n'allâmes pourtant pas consulter pour cela, il n'y avoit aucun danger de boire & de manger à son aise, on ne nous eut pas plûtôt aporté des vivres, que chacun se faisoit un plaisir de nous voir remuër le menton. Tout ce que l'on nous servoit disparoissoit, comme si on l'avoit jetté dans un puits. Nous fûmes pourtant plûtôt remplis, que nous ne nous sentîmes rassasiez. Un profond assoupissement succéda immédiatement au repos que nous accordâmes enfin à nos machoires: je doute qu'il y en eut aucun des nôtres, qui ne dormit au moins vingt heures avant que d'être bien éveillé. Après le second repas, nous nous trouvâmes entiérement remis. Un Lieutenant du Vaisseau, qui parloit François, voulut que je lui fisse le détail de nos infortunes: en des endroits il en paroissoit touché, en d'autres il ne pouvoit s'empêcher de rire. Enfin, nous arrivâmes à bon port, & mîmes pié à terre à Lisbonne le premier Juillet, sans qu'il nous manquât personne que le seul Colombier.
CHAPITRE II.
Du séjour de l'Auteur à Lisbonne, &c.
Lisbonne est située près de l'embouchure du Tage, en un lieu extrémement divertissant: c'est assurément une des plus belles Villes de l'Europe. Le Commerce, qu'on y fait est très-considérable, ce qui la rend fort peuplée & très-riche. Suivant le calcul que j'en ai fait en gros, elle doit contenir plus de vingt mille maisons. Il y a trente-cinq ou quarante Portes, pour la commodité des Habitans, & je suis fort trompé, si elle n'a deux grandes lieuës de tour. Un certain Monsieur du Pré, Chirurgien de profession, fut celui auquel je fus adressé, comme à un homme qui avoit beaucoup de pratique, & qui pouvoit me donner de l'occupation. En effet, ce bon homme me reçut à bras ouverts. Je n'avois été guére chez lui, que je remarquai qu'il étoit Réformé; il n'alloit que fort rarement à la Messe: il faisoit lire des Sermons à ses enfans, & jamais le Dimanche ne se passoit qu'il ne les catéchisât en particulier. Lui de son côté, reconnut aussi bien-tôt que je n'étois rien moins que bigot; il m'avoua qu'il tenoit la Bible chez lui, pour l'instruction de sa famille, il me porta même à la voir.
Il ne faut pas mentir, la premiére fois que j'en fis la lecture, ce qui fut expédié en fort peu de tems, je la pris pour un Roman assez mal concerté, que je traitois pourtant de Fables Sacrées. La Génése, selon moi, étoit une pure fiction; la Loi des Juifs & leurs cérémonies, un badinage & de vaines puérilitez: les Propheties, un abîme d'obscuritez, & un galimatias ridicule: & l'Evangile une fraude pieuse, inventée pour bercer des femmelettes & des esprits du commun. Ce qui me choqua d'abord, fut de voir dans la Création, précéder la lumiére aux luminaires qui la produisent, & sans lesquels il n'y auroit que ténébres & obscurité. Ensuite, je m'accrochai à la nécessité de travailler & de mourir, qui ne fut imposée à l'homme, à ce qu'on prétend, qu'en conséquence de son crime. Après vint la Sentence prononcée à la femme, d'enfanter avec douleur, & au Serpent de ramper sur son ventre, comme s'il avoit eu des jambes auparavant. L'Iris, qui fut mis dans la nuë après le Déluge, pour banir du genre humain la crainte de périr une seconde fois par les eaux. La grace que le Ciel accorde à Lot de sortir de Sodome, pour le laisser aller incontinent après commettre un double inceste avec ses filles. Les Amours de Pharaon & de Sara, femme d'Abraham, & le rapt de la même personne, parvenuë à une viellesse décrépite, par Abimelec Roi de Guérar. Les fréquens dialogues de la créature avec son Créateur, le passage de la Mer rouge, & tant d'autres Miracles faits pour les Juifs, l'Asne qu'on fait parler pour dire si peu de chose, & mille autres difficultez de cette nature, embarassoient prodigieusement ma raison. Je ne pouvois pas comprendre que les effets pussent passer devant leurs causes: on m'avoit tellement apris le contraire dans les Ecoles, & l'expérience journaliére m'avoit tant de fois confirmé cette vérité dans les ouvrages de la Nature, que je ne daignois pas seulement y faire la moindre réfléxion. Il ne me paroissoit pas moins absurde que l'homme eut été immortel s'il n'eût pas desobéï à Dieu, puisque je ne voyais aucune aparence que l'ordre & la constitution de ses parties eussent souffert aucune altération depuis qu'il avoit reçû la vie. Et il ne me venoit pas dans l'esprit que la terre eût été en état de produire ses fruits continuellement dans la même abondance sans être cultivée, à moins qu'elle n'eut été d'une toute autre nature qu'elle n'est présentement, ce qui n'est pas vrai-semblable. Cent Voyages que j'avois lûs, m'assuroient que les femmes en général, qui habitent aux Indes Orientales, dans l'Afrique & dans l'Amérique, aux environs de l'Equateur, ne souffrent guéres de douleur, lors qu'il s'agit de mettre une créature humaine au monde. Jusques-là, que celles du Bresil vont ordinairement se délivrer proche de quelque fontaine, ou riviére, où elles se lavent elles-mêmes, nettoyent le petit enfant, & le portent ensuite à leurs maris, qui se mettent d'abord au lit, en font les couches, & en reçoivent les félicitations, pendant que la femme s'occupe à aller chercher & aprêter de quoi les bien régaler. Au lieu que parmi les Peuples qui demeurent aux environs des Poles, le séxe a beaucoup à souffrir dans ces conjonctures, & y périt même fort souvent: de forte que cela varie à proportion des climats, & de la constitution des personnes. Ce qui se rencontre tout de même dans les bêtes, qui sans avoir péché, ne sont pas moins sujettes à ces differens changemens. Enfin, car il faudroit faire de gros volumes pour épuiser cette matiére, sachant la cause de l'Arc-en-ciel & de sa grandeur, aussi-bien que de ses couleurs, & en ayant cent fois fait d'artificiels moi-même; comme cela est aisé à exécuter, en éparpillant de tous côtez une quantité d'eau, dont on s'est rempli la bouche, dans un endroit opposé aux rayons du Soleil & au delà duquel il n'y ait point d'objets fort éclatans, & de plusieurs autres maniéres: j'avois de la peine à digérer que Moïse nous en parlât comme d'un Météore inconnu auparavant.
Tous ces obstacles néanmoins ne me rebutérent point entiérement: j'entrepris une seconde fois de parcourir ce saint Livre, à condition pourtant qu'à mesure que je le feuilleterois, j'en demanderois l'explication à mon Maître. Il y consentit, & nous étions tous les jours enfoncez dans la dispute: le bon homme s'emportoit souvent contre moi; & j'en sortois à bon marché lors qu'il ne m'avoit traité que de libertin, d'opiniâtre & d'incrédule. Il n'est pas étonnant, lui disois-je quelque-fois, de voir une foule de nageurs suivre le cours rapide d'une vaste & profonde Riviére, puisque cela n'est pas moins agréable qu'aisé: mais aussi-tôt qu'il en paroît un seul, qui tournant le dos aux autres, coupe le fil de l'eau, & avance avec promptitude vers sa source; cette action surprend les assistans: les uns le considérent avec admiration, les autres le regardent avec envie: ses compagnons sur tout en sont jaloux, ils en crévent de dépit, & n'omettent rien de ce qu'ils sont capables d'imaginer pour décrier & pour le perdre, parce que ce qu'il fait est un marque évidente d'adresse & de vigueur de son côté; & du leur, de pure lâcheté & de foiblesse. Il en est de même des sentimens que nous avons au sujet des Sciences, & principalement de la Religion: ceux que nous avons pris en naissant nous demeurent, nous ne saurions absolument en souffrir d'autres; tout ce qui ne leur est pas conforme nous déplaît, & l'on passe infailliblement pour un écervelé, ou pour un scélérat, dès le moment que l'on parle de s'en écarter. Cependant, je vous annonce, que comme j'ai beaucoup meilleure opinion des qualitez d'un homme qui nage contre le courant d'un torrent, que d'un autre qui se laisse insensiblement emporter à ses flots; je fais de même un jugement infiniment plus avantageux de la pénétration & de la solidité de l'esprit de celui qui examine tout, & qui s'oppose quelquefois même à des opinions reçûës depuis long-tems, que de ceux qui les ont héritées de leurs ancêtres, & qui ne les conservent souvent qu'à cause de leur âge, ou de leur autorité: parce qu'il arrive rarement que l'on sorte de la voye commune, que l'on n'ait des raisons pour le faire; au lieu que l'on peut fort bien n'en pas avoir pour ne s'en point écarter.
Pendant nos premiers entretiens il arriva encore une affaire qui donna lieu à une nouvelle dispute. Un Capitaine de Navire ayant amené quelques Négres d'Afrique, fit présent d'un des mieux tournez à un de ses amis, homme de considération & de grands moyens, mais capricieux & difficile. Ce Noir, après avoir demeuré quelques années chez un si rigide Maître, en avoir souffert mille indignitez, cessa de se posséder, & résolut, quoi qu'il en pût arriver, de s'en venger de la maniére du monde la plus dangereuse. Il alla pour cet effet chez l'Apoticaire de la maison, & sous prétexte qu'ils étoient extrémement incommodez des rats, il demanda pour deux ou trois sous d'arsenic. A peine étoit-il sorti de la boutique, pour aller faire quelques messages, dont il étoit chargé, que l'Apoticaire envoya dire au Monsieur, que depuis que son More étoit venu prendre de la mort-aux-rats, il lui étoit venu dans l'esprit qu'il savoit une composition admirable pour exterminer cette vermine, & que s'il lui plaisoit, il lui en envoyeroit la recette sur le champ. Ce message étonna le Monsieur, qui étoit inquiet de son naturel, & qui se souvenoit très-bien que le jour précedent il avoit encore fort maltraité son domestique. Il le fait apeller pour savoir de lui ce qu'il vouloit faire de ce poison, & jure par ce qu'il y a de plus sacré, qu'il va lui ôter la vie; s'il aperçoit en lui des marques capables de lui donner le moindre soupçon. Il se trouva que le valet n'y étoit pas. Aussi-tôt qu'il arriva, une servante, que la peur de le voir rouër de coups avoit saisie, l'avertit en secret de ce qui se passoit. Le malheureux en prit l'épouvante, & ne se sentant pas assez effronté pour soûtenir l'examen auquel il étoit destiné, il se glisse doucement en haut, & sans autre forme de procès, le misérable s'étrangle. Son Maître cependant s'impatientoit terriblement de le voir: il envoya plusieurs personnes, pour le chercher aux endroits où on l'avoit envoyé; enfin il fut tout étonné, lors qu'environ une heure après, un laquais lui vint raporter qu'il venoit de le trouver pendu au grenier.
Le bruit d'une action si tragique ne tarda guére à se répandre dans tout le quartier; mon Maître y courut, comme chez l'un de ses principaux chalans, & après s'en être entretenu avec le Monsieur, il le pria pour bien des raisons, de faire en sorte qu'il pût obtenir ce cadavre. Comme il avoit du crédit il ne fit aucune difficulté de l'assurer qu'il l'auroit, & il lui tint dès le même jour sa parole. Aussi-tôt qu'il fut entre nos mains nous en fîmes la dissection dans les formes. Toutes les parties y étoient disposées comme dans le corps d'un blanc, du moins nous n'y remarquâmes aucune différence: mais ce qui nous surprit également, c'est qu'immédiatement au dessous de l'épiderme, nous découvrîmes une membrane extrêmement déliée & délicate, que mon Maître n'avoit jamais aperçûë ailleurs, & dont je n'avois pas encore ouï parler. Il fit aussi-tôt part de cette découverte à un fameux Médecin de la Ville qui s'y rendit à sa priére: cet habile homme n'en parut pas si étonné que je me l'étois imaginé; la même chose lui étoit arrivée dans une occasion semblable, qui avoit été pourtant l'unique de sa vie, n'ayant jamais eu d'autres Négres entre les mains. Ainsi nous jugeâmes que cela devoit être la véritable cause de la noirceur de cette espéce d'hommes, en ce que cette tunique émousse & absorbe sans doute, les rayons de la lumiére, comme au contraire, une feuille d'argent vif, apliquée derriére une glace de Venise, les fait réfléchir & les renvoye vers l'endroit d'où ils sont partis: ce qui donna matiére à bien des raisonnemens sur l'origine des Ethiopiens, qui semble ne devoir pas être celle des autres hommes, vû cette remarquable différence. Suivant ce principe, je voulus insister sur les conséquences, qui n'alloient pas moins qu'au renversement entier du Sistème de l'Auteur Sacré que nous traitions. Mais on me ferma la bouche, en disant qu'il y avoit bien des choses que Dieu veut que nous admirions, qu'il nous deffend d'aprofondir.
Je pris d'ailleurs bien du plaisir à entendre discourir ce Docteur sur la construction & les opérations du corps humain. Il parloit Latin, comme Cicéron, & n'étoit pas moins bon Orateur, que Démosthéne. Tout ce qu'il disoit me charmoit, parce qu'il n'exprimoit rien qu'en termes forts & choisis, & qu'il affectoit par tout d'être clair & intelligible.
Je ne m'amuserai point à faire ici le détail du long entretien que nous eûmes sur ce beau sujet: je dirai seulement qu'il nous fit remarquer trois choses qui s'étendent généralement par tout le corps; l'une extérieurement, qui est la peau, & les autres, savoir les veines & les nerfs, dans les parties intérieures & les plus cachées de sa masse. La peau, disoit-il, est nécessaire à l'animal, en ce qu'elle couvre tous les membres. C'est elle, qui, comme une coque, les renferme & les envelope de toutes parts, de maniére qu'elle est capable, si on l'y accoûtumoit de bonne heure, comme on fait par raport au visage & aux mains, de nous garantir contre les injures de l'air. Les veines & les artéres, ces petits ruisseaux où coule le sang, véritable principe & cause immédiate de la vie, tirent leur origine du cœur, & parcourent toute la machine, de sorte qu'il n'est pas possible de la piquer en aucun lieu, pour petit qu'il puisse être, qu'on ne perce quelques-uns de leurs rameaux, ce qui se voit à la couleur vermeille de l'humeur qui en sort dans le moment. Enfin il n'y a point d'endroit en nous où il ne se rencontre des nerfs, cela est clair, & on en peut aisément convaincre ceux qui prétendroient le nier, ou le révoquer en doute. Ces nerfs proviennent tous, sans exception, du cerveau, où comme autant de cordes, bâtons, ou tubes creux, ils ont une de leurs extrémitez tellement arrangées les unes auprès des autres, qu'elles forment ensemble comme une Sphére, au milieu de laquelle se trouve une petite glandule extrêmement sensible & délicate, attachée à sa base à un nombre infini d'artéres imperceptibles, lesquelles lui aportent du cœur un quantité prodigieuse d'esprits, qui la tiennent dans une agitation continuelle, & prête à céder au moindre mouvement étranger.
Suposant donc que ces nerfs, ou les petites fibres, dont ils sont composez, sont remplis d'esprits, comme en effet ils le sont toûjours pendant la veille, au lieu qu'ils s'en trouvent en partie dénuez aussi long-tems que dure le sommeil, s'il arrive que quelqu'objet, quel qu'il soit, vienne à heurter contre le bout extérieur, ou à quelqu'autre partie de ces tubes, il est évident qu'étant pleins, & par conséquent tendus, l'autre extrémité, qui est au cerveau, doit se ressentir du choc & communiquer ce mouvement à la glande, qu'on ne sauroit se dispenser d'établir comme le siége du sens commun: ni plus ni moins qu'il est impossible, supposé que je tienne de la main mille bouts de ficelle attachez ensemble, que personne en tire un seul que je ne m'en aperçoive incontinent; sans que je puisse pourtant désigner l'endroit où s'est fait cette atraction. Et comme l'expérience m'a apris depuis le berceau, que les coups, les playes & les autres incommoditez, que reçoit mon corps, lui viennent ordinairement de dehors, toutes les fois que je sens la moindre agitation en l'une de mes parties, je ne sçaurois m'empêcher d'en attribuër la cause à quelque agent extérieur, & croire que c'est proprement l'extrémité de quelque nerf & aucune autre de ses parties qui a été touchée. Et nous sommes naturellement si fort préoccupez de ce sentiment, que ceux qui ont eu le malheur de perdre, par exemple un bras, soûtiennent hautement que la douleur qu'ils sentent est aux doigts de la main, qu'ils n'ont plus, & en aucun autre endroit: ce qui se confirme tous les jours par l'expérience. Soit donc que l'impulsion se fasse par des rayons de lumiére, sur les nerfs optiques: par les petites particules des viandes sur les nerfs qui aboutissent à la langue, suivant leur figure & leur mouvement: par les parcelles imperceptibles qui se détachent des corps, que l'on apelle odorans, sur les apophises mammilaires, ou de quelqu'autre maniére que ce soit, cela revient à la même chose: les organes ont beau être différens, l'atouchement est la seule & unique cause de toutes les perceptions dont nous sommes capables. De-là il paroît que ceux qui ont fixé le nombres des sens à cinq, n'en ont pas bien connu la nature: non plus que quelques autres qui ne sachant sous lequel de ces cinq genres ils devoient placer la faim, la soif & le plaisir de l'amour, en ont compté jusqu'à huit; puisqu'il paroît clairement, par ce que nous venons de dire, qu'il n'y en a absolument qu'un.
Je dis plus, continua-t-il, il ne me seroit pas difficile, de démontrer Mathématiquement, & à l'aide d'une figure Géométrique, qu'il est impossible, les choses étant prises à la rigueur, d'avoir aussi parfaitement que notre nature le peut permettre, plus d'une perception à la fois; & que lors qu'il s'en fait deux ou trois ensemble, il est nécessaire qu'elles soient confuses, comme l'expérience nous enseigne, que de toutes les parties d'un objet que nous envisageons, il n'y a absolument que le point qui correspond aux axes optiques, qui se voyent parfaitement & distinctement, les autres ne s'apercevant bien qu'à proportion qu'ils sont proches de leur centre. Nos idées ou les images de nos pensées, ne différent non plus entr'elles que nos perceptions; car quoi qu'on en fasse de deux espéces, lesquelles on distingne par les termes de conception & d'imagination, il est sur que l'atouchement est la seule cause de l'une & de l'autre; c'est l'unique source de toutes les connoissances humaines, & même de notre Raison, qui au fond n'est que l'assemblage, ou la desunion des noms, que nous avons, d'un commun consentement imposez aux substances, telles qu'elles nous paroissent par le sens, c'est-à-dire conformément à leurs qualitez, & nullement à leur essence. Les autres animaux ayant leurs organes semblables aux nôtres, ont sans doute aussi les mêmes perceptions; il n'y a que le plus ou le moins qui en peut faire la différence. Donc les bêtes ont de la raison, & si on les en veut priver, ce ne peut être que par raport à la parole qui leur manque, pour donner comme nous des noms aux choses que le mouvement rend capables de les affecter; car au demeurant elles savent fort bien distinguer.
Un cri épouventable, que la servante fit ici, interrompit brusquement notre Médecin. La pauvre fille en aportant une brassée de bois du grenier, avoit fait un faux pas, & étoit tombée du haut de l'escalier jusqu'à terre. Nous courûmes tous à son secours, & trouvâmes qu'elle avait la jambe droite cassée. Le Docteur ayant été témoin du premier apareil que l'on y apliqua, se retira chez lui, à mon grand regret, puisqu'outre quelques objections que j'étois prêt à lui faire, j'aurois bien voulu entendre la conclusion d'un discours, aussi curieux que me paroissoit celui dont il nous avoit entretenu jusqu'alors, & qui devoit, selon toutes les aparences, avoir des suites qui n'auroient pas été de la portée de tout le monde: & ce regret fut d'autant plus grand dans la suite, que je ne pus jamais trouver l'occasion de le renouër, & d'engager cet habile homme à traiter avec moi la même matiére.
Laissant donc tout cela à part, il faut que je dise, qu'encore que Mr. du Pré ne fut rien moins que Philosophe, ses petites lumiéres ne laissérent pas de m'être d'un très-grand secours: à quoi les Commentaires, de Mr. Calvin, qu'il me mit entre les mains, ne contribuérent pas peu. Par-là j'eus occasion de remarquer que la création de la lumiére ne veut rien dire, sinon la formation de la matiére subtile dont les Astres furent composez le quatrième jour; & que si Moïse parle avant cela de jour & de nuit, c'est par anticipation; comme il dit ailleurs que Dieu avoit fait l'homme, mâle & femelle, avant qu'il eût fit tomber un profond sommeil sur Adam & qu'il lui eût formé une compagne d'une de ses côtes. Je compris de même sort aisément, tant au sujet des peines, qui avoient été imposées à nos premiers Parens, que de L'Arc-en-Ciel, &c.; que l'un & l'autre étoient premiérement des signes naturels, que Dieu changea alors en des signes d'institution; à peu après comme ce que nous voyons arriver aux Saints Sacremens du Bâtême & de la Céne. Et pour ce qui est du terme de commencement, qui est à la tête de la Génése, cela ne m'aporta aucune difficulté, quoique bien des gens s'y trouvent embarassez. Je sçavois fort bien qu'en Philosophie, il faut distinguer le tems extérieur de l'intérieur, comme l'on distingue en Géométrie, une dimension extérieure d'une intérieure, s'il est permis de m'exprimer de la sorte: c'est-à-dire, qu'il faut mettre de la différence entre une grandeur mesurée & contenuë, & une autre qui ne l'est pas. Ma chambre, par exemple, a ses dimensions, cela est incontestable, mais la spéculation seule n'en sauroit fixer le contenu: on doit y ajoûter la pratique, & se servir de quelque commune mesure, dont les hommes sont convenus auparavant, pour pouvoir dire à point nommé, combien de piez, de pouces, ou de lignes quarrées elle contient: Par ce moyen les dimensions, qui étoient premiérement intérieures & cachées, deviennent extérieures & connuës, par raport aux mesures extérieures, qui ont servi à en déterminer le contenu. Tous les Estres naturels ont donc un tems intérieur & un extérieur: leur tems intérieur est la durée, par laquelle ils demeurent en leur existence actuelle & véritable, ce qui s'étend depuis leur commencement jusqu'à la fin: leur tems extérieur est la durée de la Terre en ce que son mouvement est employé pour le mesurer: de sorte que le tems extérieur d'une chose est à son tems intérieur, comme la mesure a la chose mesurée. Avant la naissance du Monde, nous ne pouvons avoir l'idée que d'un tems intérieur abstrait, parce qu'il n'y avoit alors d'existant que Dieu, l'Estre des Estres, dont la durée n'a ni commencement, ni fin, & ne sauroit proprement être définie ni mesurée: mais du moment que le Soleil a paru au Firmament, & qu'on a imaginé la Terre tournant sur son centre, autour duquel elle est emportée dans un certain espace de tems, d'Ocident en Orient, on a donné à chacun de ces périodes le nom de jour naturel, & à de moindres parties, celui d'heures, de minutes, &c., comme on apelle le composé de sept jours une semaine; une révolution de la Lune, d'Occident en Orient, un mois; une de la Terre autour du Soleil, un an, &c. Ces communes mesures nous servent à désigner le tems, & le rendant, d'intérieur qu'il étoit de sa nature, extérieur pour notre usage, ce n'est pas merveille, si ne remontant point au de-là, nous nous bornons à ce principe, & ne comptons le tems que depuis qu'il y a eu des mesures propres à fixer la durée.
La solution de ces difficultez me facilita la connoissance des autres: je commençai à apercevoir l'enchînure du grand Ouvrage de la Rédemption; les combinaisons & les raports que les parties du Vieux Testament ont avec celles du Nouveau; comme les antécédens & les conséquences y dépendent réciproquement les uns des autres: de sorte qu'à la troisiéme fois, je conclus que, & Création du Monde, & chute de l'homme, & menaces, & promesses, & Déluge, & Circoncision, & Songes, & Visions, & Passage de la Mer rouge, & Loi cérémonielle, & Prophéties, & tout ce qui s'est passé de plus remarquable dans la République d'Israël, n'étoient que des Tipes, des allégories, des emblêmes, des figures & des ombres, qui n'avoient du raport qu'avec la nouvelle Alliance; qui ne brilloient qu'à la clarté de l'Evangile, & dont le véritable corps étoit Christ.
Mon Hôte fut charmé de cette métamorphose: il admiroit comme j'avois si-tôt passé d'un froid, qui me faisoit regarder des choses avec mépris, à un zéle qui ne me permettoit plus de les considérer qu'avec estime. Tout ce que je faisois attiroit ses aplaudissemens: à peine avoit-il vû mon pareil. Mais comme il n'y a rien de parfait au Monde, il me restoit une chose, qui lui tenoit au cœur. J'étois blond de mon naturel, ma mére m'avoit accoûtumé à porter une grande chévelure, qui me couvroit les épaules: cela choquoit Monsieur du Pré. Est-il possible, me disoit-il quelques-fois, qu'un garçon qui a tant de disposition à résoudre les passages les plus difficiles de l'Ecriture, ne voye pas que Saint Paul défend positivement de porter de grands cheveux, & qu'il veut même que ce soit une honte à l'homme de les nourrir & d'en avoir soin? Je tournai long-tems en raillerie les remontrances qu'il m'en faisoit: mais voyant qu'il m'en parloit tous les jours plus sérieusement. Se peut-il, Monsieur, lui dis-je un jour à mon tour, que vous ignoriez que comme la diversité des saisons de l'année nous oblige à nous habiller différemment, selon qu'il fait chaud, ou froid: les changemens qui arrivent dans la société, nous engagent à observer de différentes maximes? Autrefois, poursuivis-je, les cheveux longs étoient une marque de sujétion. Lors qu'un Esclave étoit affranchi, on lui rasoit la tête, en signe de la liberté qu'on lui avoit accordée; c'est à quoi l'Apôtre faite allusion. Sous la Loi nous étions les Esclaves du péché, veut-il dire, nous en sommes affranchis sous la grace: pourquoi porterions-nous encore des marques de notre ancienne servitude, comme fait la femme, qui est sous la dépendance de son mari? Dans ce tems-là il y avoit encore des Esclaves, présentement l'usage en est banni parmi les Chrétiens. J'aprens que le texte porte que c'est la Nature qui nous montre que nous ne devons pas faire parade de nos cheveux, mais il ne faut pas prendre ce terme à la rigueur: nature ne signifie-là autre chose que coûtume. Naturellement nous n'avons rien de superflu. Les cheveux nous ont été donnez pour la garde & la conservation de notre tête, & des parties supérieures du corps, comme les ongles sont les armes, dont nous avons été pourvûs pour notre défense. Ce n'est donc point la Nature qui nous engage à couper les uns, & à rogner les autres; c'est plûtôt ce que nous apellons la mode, la bien-féance, & certaines loix civiles, établies parmi les Peuples, que l'on regarde à la fin comme naturelles. Cette mode autorise à présent les cheveux longs: je ne croi pas sa faire de mal à la suivre, sur tout tout ici, où de l'aveu d'un nombre infini de personnes bien sensées, & de la plûpart des Théologiens, la chose est absolument indifférente. Tout cela ne fut pas capable de satisfaire mon Maître, il falut pour le contenter, lui permettre de se servir de ses ciseaux, & de m'acourcir le poil tout au moins jusques au dessous des oreilles. Ce changement me fit quelque peine: mais enfin, que ne fait-on pas pour avoir la paix, & vivre en bonne intelligence avec son prochain? En effet, cette complaisance acheva de m'atirer si-bien son amitié, qu'il m'auroit donné son sang, si j'en avois eu affaire: Sa personne, sa famille, ses biens, tout étoit à mon service, il ne tenoit qu'à moi d'en disposer.
Outre ces avantages, qui étoient déja fort considérables pour un étranger, il me procura la connoissance de plusieurs de ses intimes Amis, & entr'autres d'un Facteur de la Compagnie Hollandoise, qui étoit bien l'un des jolis garçons que j'aye jamais connus: il parloit assez bien François; & il entendoit parfaitement bien sa Religion: ainsi j'avois occasion de m'en entretenir avec lui toutes les fois que nous nous voyions, ce qui arrivoit le plus souvent qu'il m'étoit possible. J'avois de plus ce bonheur qu'il m'accommodoit de tout ce que j'avois besoin, sans vouloir permettre que pour rien du monde, j'importunasse mon Maître, qui étoit pourtant commode, & porté de bonne volonté. Jamais il ne traitoit personne, qu'il ne m'obligeât à être de la partie: & ce qu'il y avoit de mal en cela, c'est qu'il traitoit si-bien, que l'on s'en sentoit ordinairement deux jours après. Une fois entr'autres, il me fit tellement faire la débauche, que le lendemain je fus saisi d'une fiévre violente, qui faillit véritablement à me tuër: je dévins dans l'espace de trois semaines, que je le gardai, aussi maigre qu'un squelette, je n'avois absolument que la peau & les os, & mon Médecin desesperoit que j'en pusse relever. Je me tirai pourtant enfin d'affaire, par une diéte bien ordonnée. A mesure que je me rétablissois, je ne cessois point de faire de meûres réflexions sur les Loix sévéres que la Nature observe si ponctuellement envers les pauvres mortels; & après avoir reconnu qu'il y a peu d'excès qu'elle ne punisse, je conclus que la frugalité & la tempérance sont les véritables moyens d'avoir toûjours l'esprit libre, & le corps à l'abri de toutes les maladies, ausquelles nous sommes autrement presque tous sujets: ce qui me fit prendre une ferme résolution d'être plus sage à l'avenir, que je ne l'avois été par le passé, & de ne jamais rien faire que je me pusse reprocher dans la suite. Van Dyk, c'était le nom du Hollandois, avoit été de ce sentiment avant moi, mais sa générosité, lorsqu'il s'agissoit de régaler ses Amis, l'obligeoit quelquefois à se relâcher, & à ne pas toûjours mettre en pratique les pieuses leçons qu'il ne manquoit guére de donner, lorsqu'il se divertissoit aux dépens des autres. Je le fis pourtant enfin convenir qu'il valoit mieux passer pour économe, que pour libéral & complaisant, lorsqu'il y alloit de la santé.
Dans ces entrefaites, il arriva à cet honnête Homme une fâcheuse affaire, qui me donna plus de chagrin qu'à lui-même. Il reçut une lettre, par laquelle la femme d'un de ses Marchands lui ordonnoit, en l'absence de son mari, de donner, au fils de Monsieur Heudde son neveu, qui étoit parti pour Lisbonne, tout ce dont il auroit besoin pour continuër son Voyage; qu'on lui en tiendroit bon compte, & qu'elle en son particulier, lui en auroit de l'obligation. Environ quinze jours après, Monsieur Heudde arriva chez Van Dyk, accompagné d'un valet de chambre, qui comme lui, étoit fort médiocrement habillé. La premiére chose qu'il lui demanda, fût, s'il n'avoit pas reçû une lettre de sa Tante, il y avoit tant de tems: & le Facteur lui ayant répondu qu'oüi, il se mit à lui raconter beaucoup de particularitez de plusieurs personnes de sa connoissance: ensuite il l'entretint du dessein qu'il avoit formé de voir le Portugal, de traverser l'Espagne & l'Italie, puis de passer par le Royaume de France, & de s'en retourner chez lui par les Isles Britanniques. Enfin, on tomba sur les deniers dont on pouvoit avoir besoin pour parcourir tant de Païs. Van Dyk lui en dit son sentiment & après l'avoir exhorté à ne point faire de dépenses inutiles, il lui recommanda aussi de n'entreprendre rien qui fût au-dessous de lui, puisqu'il avoit ordre de lui fournir tout ce dont il auroit affaire, non-seulement à Lisbonne, mais dans tous les endroits où il devoit passer: ce qui ne lui seroit nullement difficile, parce qu'il avoit directement ou indirectement de très-bonnes correspondances dans la plûpart des meilleures Villes de l'Europe. Monsieur Heudde parut fort édifié de ce compliment; il se contenta d'une somme de quinze cens francs, & de quelques bonnes adresses, & après avoir resté-là quelques jours, il poursuivit son chemin. Van Dyk, qui étoit exact dans ses affaires, donna aussi-tôt nouvelle à son Principal de ce qui s'étoit passé entre lui & son Neveu, & de la route qu'il avoit prise. Mais environ huit jours après, il, fut surpris de rencontrer dans la ruë le prétendu valet de chambree de Mr Heudde; & lui ayant demandé si son Maître n'étoit pas encore parti, il fut encore plus étonné d'entendre qu'il ne le connoissoit seulement pas, & qu'il ne savoit ce qu'il étoit devenu. Il y a quelques jours, lui dit-il, que je suis arrivé ici de Bordeaux, dans le dessein de passer dans l'Amérique; ce Monsieur, dont vous me parlez, étoit aussi dans notre Bord, il me proposa de le servir tout le tems qu'il seroit en cette Ville, à condition qu'il me donneroit vingt sols par jour & les dépens: il me paya & me congédia la semaine passée: je n'en ai, ajoûta-t-il, pas oüi parler du depuis. Ce discours alarma un peu mon Ami, & quoiqu'il n'eût encore aucune certitude d'y avoir été pris pour dupe, il eût la précaution d'écrire d'abord à tous ceux ausquels il avoit recommandé son Voyageur; & de les prier de ne lui rien donner jusqu'à nouvel ordre. Cela le garantit peut-être de quelqu'autre perte, mais non pas de celle de ses trois cens ducats. On lui répondit de Hollande qu'on ne savoit ce qu'il vouloit dire, & qu'aparemment ce prétendu Mr. Heudde étoit un fripon, qui cherchoit sans doute une potence. Quoique ce dommage ne fut pas considérable, par raport aux conquêtes qu'avoit faites Mr. Van Dyk, cela ne laissa pas de l'afliger: il employa tous les moyens possibles pour découvrir le voleur, mais toutes ses poursuites furent inutiles, & je ne sçache point qu'il en entendit plus parler, à cause que je le quittai peu de tems après.
Car quoique je fusse parfaitement bien-là, il faut pourtant avouër que je n'y étois point avec agrément: le gain que je faisois étoit trop médiocre, & mon but principal étoit de voir du Païs. Les Amis que j'avois faits, & la réputation que mon Maître me donnoit, me facilitérent les moyens d'en sortir.
CHAPITRE III.
Du second Voyage de l'Auteur, & de son Naufrage sur une Côte inconnuë.
Je trouvai l'occasion d'entrer dans un Vaisseau Portugais, qui devoit aller aux Indes Orientales, en compagnie de trois autres Navires. Celui qui le commandoit avoit nom Dom Pedro. Il ne montoit que vingt piéces de Canon, mais l'Equipage étoit de cent quarante-sept hommes, entre lesquels il y avoit beaucoup de François, qui entendoient pourtant tous la Langue Portugaise. Toutes choses étant prêtes, nous mîmes à la voile le cinquième de Juin 1644. ayant le tems fort favorable. La premiére disgrace qui nous arriva, fut en la personne de notre Capitaine. Il passoit à la vérité pour un homme d'une expérience consommée, mais il étoit brutal & débauché. Le dixiéme jour après notre départ, qu'il avoit à son ordinaire pris une bonne portion d'eau-de-vie, il s'emporta tellement contre un de nos Matelots, que des menaces, il voulut en venir aux coups. Le Marinier qui étoit volage, se prit à rire, & à s'enfuïr: Don Pedro irrité, le poursuivit avec un levier à la main, dont il le donna au Diable qu'il va lui rompre le cou: en courant ainsi l'un après l'autre, notre Officier broncha, & après avoir fait quelques pirouettes, s'en alla tomber avec tant de roideur contre le Cabestan, qu'il se rompit le bras gauche, à trois doigts au-dessus du coude. Là-dessus on m'apelle, j'examine la blessure, & je trouvai que l'os étoit entiérement fracassé: après une meûre délibération, j'étois absolument d'avis qu'il faloit se servir de la foie. Malgré tout ce que je fus capable de représenter au Patient, il n'y eût pas moyen de le porter à souffrir cette opération, & il jura qu'il aimeroit beaucoup mieux mourir que d'en venir à une extrémité si fâcheuse. Il falut, malgré moi, se résoudre à le traiter comme il le voulut: mais ce que j'avois prévû arriva deux jours après: la playe s'enflamma, la cangréne y vint, & mon homme fut confisqué le cinquiéme jour après sa chute.
L'Equipage fut extrêmement alarmé de cette perte, qui sembloit nous présager quelque chose de mauvais: il fallut pourtant s'en consoler; on rendit les honneurs à son corps, puis on le coula en mer au bruit du Canon. Nous ne laissions pas cependant d'avancer chemin; de tems à autre il survenoit de petites bourasques, mais qui n'étoient pas dangereuses. Le plus grand mal qui nous en arriva, fut que cela nous écarta de nos autres Vaisseaux, de forte que nous n'en entendîmes plus parler. Etant parvenus à l'Isle de Ascension, nous nous aperçûmes que nos eaux étoient fort corrompuës, ainsi il fut résolu que nous irions faire aiguade à Sainte Héléne, craignant que le nombre de nos malades, qui étoit considérable, n'augmentât sensiblement, si nous différions de relâcher jusques à ce que nous fussions parvenus au Cap de Bonne-espérance.
Mais comme déja nous découvrions cette Isle de loin, & que nous nous en félicitions réciproguement, nous avisâmes un trombe, qui nous paroissoit de la grosseur d'un grand tonneau, à la portée du Canon de notre Navire. N'en ayant jamais vû qu'en peinture, & dans les Traitez des Voyageurs, je considérai ce phénoméne avec toute l'aplication dont je fus capable, & je conclus que ce doit être proprement l'effet d'une partie d'air agité, & poussé avec véhémence dans la vaste étenduë de notre atmosphére, qui venant à rencontrer une autre espéce de tourbillon, mû de la partie contraire, réfléchit en tournoyant vers le bas, & forme ainsi un cylindre, qui s'alonge dans un instant jusques-à ce qu'il parvienne sur la superficie de l'eau. La Mer étant alors par tout pressée, hormis en cet endroit-là, il est nécessaire que ni plus ni moins, que ce que nous voyons au sujet des pompes, des seringues & des ventouses, la matiére qui correspond au milieu de cette colomne, monte: ce qui se fait aussi avec tant de rapidité & de force, jusqu'à enlever de gros poissons, que nous fûmes tout étonnez de voir le Ciel, de serein qu'il étoit, se couvrir de nuages épais, qui obscurcirent l'air dans un moment. Les vents commencérent horriblement à soufler, la Mer s'émût, les vagues s'enflérent, & l'on eût dit que la Nature en courroux, menaçoit de nous engloutir. Les Matelots n'eurent plus grande hâte que de ferler au plûtôt les voiles, hormis seulement le pacsis de borcet; & ayant mis à cape, nous plongeâmes pendant un assez long-tems. Cependant le Vaisseau étoit emporté avec une telle violence, qu'il fallut encore caller la grande voile, de peur d'être poussez sur quelques malheureux brisans. Je ne sçaurois me résoudre à décrire ici par le menu, & suivant le Journal que j'en avois fait, tout ce qui nous arriva pendant cette épouventable tempête, qui dura vingt-deux jours; cela demanderoit plusieurs feuilles de papier, & n'aporteroit au Lecteur que de la compassion & de la tristesse. Ce n'étoient pas seulement quelques femmes & enfans, que nous avions dans notre Bord, qui faisoient des hurlemens capables d'attendrir des cœurs de rocher: la plûpart des hommes étoient saisis de frayeur jusqu'à l'ame. Pas un jour ne se passa que nous n'eussions au moins un mort. Nous perdîmes même notre Pilote & notre Contre-Maître; il ne restoit que le Maître de Navire, qui fut capable de bien gouverner le Vaisseau, & encore se portoit-il assez mal. Pendant ce cruel orage, nous fûmes contraints de jetter en mer, à diverses fois, douze piéces de notre Canon, & tout ce que nous crûmes nous être à charge: nous perdîmes aussi la plupart de nos ancres, & nous voguâmes long-tems à la merci des vents & des courans, sans savoir non plus où nous allions, que si nous avions été au fond de l'Océan. Enfin, Dieu voulût, par une bonté toute particuliére, que le vingt-troisiéme jour, autant doux que des autres avoient été cruels, nous vinsions échouer sur un rivage qui nous étoit tout-à-fait inconnu, où après avoir pris hauteur à midi, examiné les horloges, corrigé l'estime autant qu'il nous étoit possible, nous trouvâmes que nous étions aux environs du soixantiéme degré de longitude, & du quarante-quatriéme de latitude australe: c'est-à-dire à mille ou douze cens lieuës de Sainte Héléne. Comme la plus grande de nos Chaloupes avoit été emportée par les vagues, qui avoient passé mille fois par dessus nous, on fut bien aise d'avoir conservé la petite: d'abord on la mit en mer, & après avoir rendu graces à Dieu, de ce qu'il nous avoit conservez en vie, on commença à décharger les meilleures nipes, & ce qui nous devoit être le plus nécessaire à terre. Nous nous servîmes de quelques chétives voiles pour faire, deux Tentes: les autres coupérent des branches d'arbres, dont ils construisirent des Baraques, où le reste de notre Equipage, qui consistoit en quatre-vingt-cinq personnes, se logérent.
Nous étions bien une quarantaine qui nous portions autant bien que la conjoncture le permettoit. Une partie avoit soin du Vaisseau, l'autre alloit à marode. Jamais les armes à feu, la poudre & le plomb, ne nous avoient été d'une plus grande utilité. Il y avoit de toute sorte de gibier en abondance, & entr'autres, de grosses Poules, plus pesantes que des Coqs-d'indes, y qui étoient grasses & très-suculentes. Le poisson ne nous manquoit point du tout non plus; parce que nous avions bonne provision de filets, d'hameçons & d'autres instrumens propres à la pêche. Les Tortuës y étoient rares, mais elles étoient belles & bonnes. Nous en prîmes quelques-unes, qui pesoient assurément autour de quatre à cinq cens livres, & qui nous donnérent suffisamment à manger à tous. La chair nous paraissoit excellente, & la graisse surpassoit en délicatesse les mets du monde les plus précieux: elle nous servoit à toutes choses, aux sausses, sur le Pain, à brûler, & généralement à tout ce que nous en pouvions avoir besoin. Nous trouvâmes aussi une Riviére à deux bonne heures de-là, du côté de l'Est, qui nous fournissoit de fort bonne eau. Nonobstant ces rafraîchissemens, il y eut encore deux de nos gens qui moururent: les autres ne furent pas long-tems à se rétablir.
Cependant, notre Vaisseau se trouva enfin si déchargé, qu'on remarqua qu'il flotoit; de forte que nous le remorquâmes jusques la Riviére dont je viens de parler. Aussi tôt qu'il fût à terre, les Charpentiers l'examinérent de fort près, on trouva qu'il n'y avoit aucune aparence de le remettre en état de nous servir à continuer notre route: la tempête l'avoit entiérement délabré. Ainsi il fut résolu d'un commun accord, qu'on achéveroit de le mettre en piéces, & que des meilleurs morceaux on en bâtiroit un plus petit, dont on repasseroit en Afrique. Le Capitaine nous vouloit tous alternativement faire mettre la main à la besongne; mais nous lui représentâmes si-bien que nous n'étions pas tous également propres à cela, & qu'aussi-bien il faloit qu'il y eut quelqu'un qui pourvût la cuisine des vivres nécessaires pour l'entretien de tant de gens, que nous fûmes constituez dix pour cela. Les neuf qui me furent joints, étoient adroits, une partie étoient, pour ainsi dire, Chaffeurs, & l'autre Pêcheurs de profession: ainsi l'on peut aisément croire que nous n'avions pas beaucoup de peine, dans un Païs comme celui-là, à trouver de quoi donner à manger à notre Compagnie. Ces agréables occupations, dont un autre se seroit fait un très-grand plaisir, ne me charmérent que pendant peu de jours; je me lassai bien-tôt de ce métier-là. Le desir que je conçus de pénétrer dans un Païs où il ne me paroissoit point qu'il y eut jamais eu personne, me fit prendre la résolution d'abandonner mes Camarades: je ne voulois pourtant pas seul exécuter ce téméraire dessein. Les deux de la Troupe qui me paroissoient des plus résolus, ausquels je le communiquai, furent ravis de ma proposition; ils m'avouérent qu'ils avoient eu chacun en particulier la-même pensée, mais qu'ils n'avoient osé la confier à un tiers: ainsi l'affaire fut concluë, avec serment de n'en point révéler le secret, & nous étant promis de part & d'autre une amitié & une fidélité mutuelle & sincére, nous allâmes nous reposer, dans la vûë de déloger au plus vîte.
CHAPITRE IV.
L'Auteur quite le reste de la Troupe, avec deux Camarades seulement, & pénétre avec eux dans ces Païs inconnus. Les obstacles qu'il rencontra dans sa Route, &c.
Le lendemain matin, vingt-quatriéme de Septembre 1644. & l'onziéme jour de notre arrivée, nous nous saisimes chacun d'une bonne hache, que nous mîmes à la ceinture, d'un fusil, & de ce que nous crûmes nécessaire pour une entreprise de cette nature, & sans faire semblant de rien, d'abord que nous fûmes entrez dans le Bois, nous nous écartâmes des autres, & avançâmes à grands pas, vers le Sud-sud-Ouest. Nous fîmes au moins quatre grandes lieuës, avant que de parler de nous reposer. La Forêt, c'étoit le nom de l'un de mes Camarades, comme l'autre s'apelloit du Puis, voyant un Coq de Bruyére à cent pas de nous, le tua: pendant que l'un le plumoit, nous nous occupâmes, l'autre & moi, à couper des broussailles, & à faire du feu sous un arbre, à l'une des branches duquel je nouai un bout de grosse ficelle, & y attachai notre volaille, qui fut bien-tôt rôtie de cette maniére. Nous dînâmes-là de plein fond: la boisson seule nous manquoit, il falut remettre à boire à une autre fois. Nous étant remis en chemin, nous trouvâmes un creux, où il y avoit de l'eau, qui n'étoit à la vérité pas trop claire, mais qui ne laissoit pas de nous paroître excellente: nous en emplimes nos flâcons, sans que cela nous servit à rien; car environ à une lieuë & demie de-là, nous vînmes à un ruisseau qui en contenoit bien d'aussi belle que j'en aye vû de ma vie: il avoit autour de deux pieds de profondeur, & traversoit justement en cet endroit-là, la route que nous nous étions proposé de tenir, à l'aide d'un petit Quadran au Soleil, que j'avois en poche, & qui nous fut d'un grand secours. N'y ayant ni pont, ni autre commodité, nous nous déchaussâmes, & passâmes cette petite Riviére, que nous quitâmes avec regret, après en avoir bû tout notre sou, & en avoir fait provision pour l'avenir. Au reste, nous ne trouvions aucune trace d'hommes, ni de bêtes: ce n'étoit partout que sable, bruyéres & forêts, dans l'espace de huit ou dix lieuës que nous avions faites, avant que le Soleil se couchât. Enfin, nous plantâmes le piquet au pied d'un monticule, où il y avoit un buisson si épais, qu'on y étoit à l'abri du vent, comme sous une tente. Nous achevâmes alors de manger ce que nous avions conservé du dîner, & nous couchâmes le moins mal que nous pûmes.
Le lendemain au réveil, nous fûmes surpris de voir que tout le Ciel étoit entrepris, & que nous étions menacez d'une grosse pluye. Nous trouvâmes à propos de creuser dans cette coline, qui étoit assez escarpée du côté où nous nous étions postez, afin de nous mettre par-là à couvert du mauvais tems. En effet, nous trouvâmes en moins de rien, que nos haches, au lieu de pêles, nous avoient préparé un petit logement. La pluye ne commença pourtant qu'environ vers les onze heures, de maniére que nous avions eu du tems de reste pour massacrer plus de Cailles & d'autres petits Oiseaux, qui pour la plûpart ne nous étoient pas connus, que nous n'en aurions pû consumer dans une semaine: il y en avoit une multitude innombrable, & ils se laissoient assommer la plûpart, sans bouger presque de leur place: ce qui nous fit d'autant plus conjecturer que le Païs ne devoit point être habité. Après tout, nous fûmes contraints de rester dans ce poste-là l'espace de quatre jours, qui nous parurent plus longs que n'auroient fait ailleurs quatre semaines. Mais nous fûmes aussi-bien récompensez dans la suite, puis-qu'il est vrai que nous joüimes de plus d'un mois de continuel beau tems.
Au sortir de notre gîte nous cômmançâmes à découvrir de hautes montagnes: de peur de n'y pas trouver de quoi nous substenter, nous fîmes provision de viandes pour quelques jours. Nous ne nous trompâmes pas dans nos conjectures; on eut dit d'un véritable Groenland, tout y étoit sec, & aride, il n'y avoit, en bien des endroits ni herbe, ni buissons, ni rien de ce qui peut donner à paître au moindre animal. Aussi y découvrirons-nous peu de chose, les oiseaux même y étoient assez rares, d'où il est aisé de juger que nous y passions assez mal notre tems: & n'eut été que de fois à autre, nous entrions dans de petits valons remplis d'arbres chargez de quelques méchans fruits, où il y avoit de l'eau pour nous désaltérer, nous aurions été en danger de notre vie.
Le neuviéme jour de notre marche nous arrivâmes vers le soir, dans une baissiére, où l'on voyoit à droite, environ à un quart de lieuë de-là, un petit torrent, qui descendoit d'un rocher dans un creux, d'où il se déchargeoit ensuite dans un marais, qui formoit-là un demi cercle, et s'étendoit vers le bas à perte de vûë. Les bords qui renfermoient cette belle eau, étoient hauts & médiocrement escarpez: ce qui faisoit croire qu'elle n'étoit pas alors aussi enflée qu'en une autre saison de l'année. J'en aprochai dans le dessein de descendre, mais comme j'en étois éloigné d'un pas seulement, je fus étonné de sentir que la terre me manquoit tout d'un coup sous les piés, j'enfonçai jusques sous les aisselles. Mes Camarades voyant que j'en demeurois-là, se mirent à éclater de rire, & s'en vinrent à mon secours. En même tems dix ou douze oiseaux de la grosseur de nos Oyes, avec des becs larges & longs comme la main, se débarassent de dessous mes piez, s'élancent en l'air, & sonnent l'allarme par un quacou, quacou, quacou, qui étoit leur cri naturel, & que l'on devoit entendre de fort loin. Avant qu'on eut pû compter cent, nous vîmes le Ciel noir de ces animaux. Cette multitude extraordinaire, joint au tintamare enragé qu'ils faisoient, nous épouventa, nous ne savions absolument qu'en penser, sur tout lors qu'ils venoient quelquefois plusieurs de compagnie, en criant comme des perdus, fondre jusqu'à la longueur d'une pique de notre tête, ni plus ni moins que s'ils avoient voulu nous démembrer: & quoi que nous tirassions quelques coups sur eux, & en missions plusieurs par terre, c'étoit toûjours la même chose. Quand nous vîmes pourtant qu'ils ne vouloient point nous faire de mal, & qu'ils commençoient même à battre en retraite, nous descendimes le talut pour aller nous rafraîchir.
Du Puis remarqua d'abord que l'endroit où j'étois enfoncé, étoit une niche, où une partie de ces oiseaux se retiroient: à côté il y en avoit une seconde, puis une troisiéme, & ainsi de suite, à dix ou douze piez plus ou moins, de distance l'une de l'autre. L'ouverture de ces demeures soûterraines, avoit la forme d'un ovale, dont le moindre diamettre étoit d'un pié de longueur. Etant le plus petit de tous, je me fourrai dans le troisiéme: je trouvai l'endroit grand comme une petite chambre, ayant plus de huit piez en quarré, & trois de hauteur au moins. Il y avoit quinze nids tout à l'entour, bâtis en rond, de petites branches feuilluës, & enduites d'argile, en forme de panier, de trois ou quatre piez de circonférence. Chaque nid contenoit six œufs grivelez, gros comme le poing. Dans le milieu de l'autre, il y avoit un ange beaucoup plus grand que ces nids, qui étoit rempli d'une certaine matiére divisée en petits morceaux ronds, & plus longs les uns que les autres: je m'imaginois au commencement que c'étoient leurs excrémens; mais la curiosité m'en ayant fait porter un peu à la bouche, je trouvai que cela avoit un goût excellent, & surpassoit nos meilleurs macarons, à quoi il avoit beaucoup de raport. Mes Camarades, qu'un même desir que le mien à découvrir des nouveautez, avoit conduits chacun dans un antre semblable, y trouvérent les choses disposées dans le même ordre, que je viens de les décrire: toute la différence qu'il y avoit consistoit dans le nombre des nids, qui étoit plus considérables dans l'un que dans l'autre, parce qu'ils n'étoient pas d'une même grandeur. Nous comprîmes bien de-là, qu'il n'étoit pas surprenant qu'il y eut-là tant de ces Oiseaux, puisqu'ils multiplient si copieusement, & qu'il n'y a personne pour les détruire.
A peine notre premiére surprise eut-elle finie, qu'un autre sujet nous en causa une infiniment plus considérable: c'étoit une de ces Cavernes, que nous trouvâmes à cent pas de-là. Elle avoit une entrée qu'il étoit impossible que des oiseaux eussent faite: trois grosses pierres de chacune un pié, mises en terre, l'une à côté de l'autre, en faisoient le seuil, & les deux poteaux, qui finissoient en pointe, à la hauteur de quatre piez, étoient composez de gros cailloux de plus de cent livres la piéce, & d'autres pierres arrangées l'une sur l'autre en dedans, la fermoient entiérement. Ces productions de la main des hommes nous firent hésiter si nous devions desirer qu'il y en eût-là ou non: nous aurions bien souhaité de voir des animaux de notre espéce, mais nous apréhendions de n'en être pas trop bien traitez. Dans cette incertitude incommode, nous ne laissâmes pas d'en aprocher, en criant pourtant, & faisans assez de bruit, afin de nous faire entendre à ceux qui pouroient être dedans. La Forêt lassé de toutes ces grimaces, nous dit de rester des deux côtez la hache à là main, pendant qu'il forceroit les obstacles, & franchiroit cette entrée, dans le dessein d'aller examiner ce qu'il y avoit derriére. Il en vint effectivement à bout; mais quand il fut dedans, il trouva qu'il faisoit trop obscur pour y rien voir: ce qu'il nous aprit en sortant, c'est qu'un homme s'y pouvoit tenir debout, & que l'apartement étoit logeable, y avant même senti un banc vers le fond. Là-dessus nous courons décharger notre couroux sur les premiers arbres, que nous avions laissez en passant, à une petite distance de là: nous en coupâmes autant de bois que nous en pûmes porter, & y vînmes mettre le feu devant notre caverne: ensuite nous retournâmes trois fois à la charge, afin d'avoir provision pour toute la nuit. Quand le feu fut bien allumé, nous entrâmes dans notre chambre, qui avoit bien le double de grandeur des autres: elle étoit proprement pavée de petits cailloux choisis, & il y avoit en effet un banc de gazons tout à l'entour.
Mais, ô le formidable objet, que nous avisâmes en même tems sur le banc qui étoit à gauche, & le plus à l'abri du vent! la carcasse d'un homme, un squelette en forme, depuis les piez jusqu'à la tête. Au dessus il y avait une espéce d'ardoise assez unie & enfoncée dans la terrasse, où l'on avoit gravé en langue Gréque, & en gros caractéres,᾽ΑΓΙΟΣ ῾Ο ΘΕΟΣ, ᾽ΑΓΙΟΣ ΊΣΧΥΡΟΣ, ᾽ΑΓΙΟΣ ΚΑΙ ᾽ΑΘΑΝΑΤΟΣ, ᾿ΕΛΕΗΣΟΝ ῾ΗΜΑΣ. O Dieu Saint, Saint & Fort, Saint & immortel, ayez pitié de nous! Je ne m'amuserai point ici à alléguer nos diverses conjectures, & les sentimens différens que nous eûmes sur ce sujet, puisque chacun s'en peut faire aisément une idée. Cependant la faim, qui nous éguillonnoit, nous fit prendre deux des Oiseaux que nous avions tuez: nous les passâmes sur la flamme, pour en brûler la plume, au lieu de les écorcher, comme nous faisions assez souvent, parce que nous nous en représentâmes la peau comme l'un des meilleurs morceaux, en quoi nous ne nous trompâmes effectivement point, puis les ayant vuidez & lavez, nous les mîmes sur des tisons, où ils furent rôtis dans un moment. Nous avions pris si peu d'alimens de tout le jour, que nous n'y laissâmes presque que les os. Ils étoient gras, succulens, & de très-bon goût. Après avoir bien soupé, nous nous accommodâmes le mieux que nous pûmes, laissant au mort la place qu'il occupoit, sans y toucher, parce que nous avions envie de l'examiner de plus près le lendemain.
Il n'étoit pas encore bien jour que nos impertinens Oiseaux recommencérent leur vacarme: les uns sortoient de leurs trous, les autres y rentroient, & cela avec tant de bruit, qu'il nous fut impossible de plus dormir, quoique nous, en eussions bien envie. Nous attendîmes pourtant que le Soleil nous vint faire lever: notre présence n'alarma nullement cette volatille, chacun travailloit à sa besogne comme s'il avoit dû en être payé. Nous en voyions qui sortoient avec le bec tout chargé de terre, qu'ils enlevoient sans doute des endroits les plus irréguliers de leurs creux, afin de les rendre, ou plus amples, ou plus propres. Il y en avoit qui venoient fournis de matériaux propres à racommoder leurs nids, & la plûpart portoient de ces morceaux de craquelins, que j'avois trouvez si bons le soir auparavant. Nous montâmes sur le talut pour voir d'où ils tiroient cette mangeaille: aussitôt que nous eûmes levé les yeux, nous aperçûmes, à la portée du mousquet de-là, sur une petite élévation, trois corps d'une même grosseur & hauteur: nous nous avançâmes pour considérer de près ce que c'étoit, & nous trouvâmes en effet que c'étoient trois Cônes tronquez, de la hauteur de huit piez, de cinq de diamétre sur la base, & de trois environ au sommet, fort réguliérement construits de cailloux arrangez proprement les uns sur les autres.
La simple vûë de trois Monumens si rares dans une contrée deserte, ne nous contenta pas, nous nous mîmes à en démolir un; mais dès que nous eûmes ôté environ l'épaisseur d'un pié & demi des pierres de dessus, nous découvrîmes le crane d'une créature humaine; après-quoi parurent les ossemens des épaules, des bras, & en un mot, toute la carcasse jusqu'aux piez. Nous en aurions bien fait autant aux autres; mais nous nous contentâmes de découvrir la tête du cadavre, qui étoit sous le second, puisqu'il étoit vrai-semblable qu'il devoit y en avoir autant sous le dernier. Pendant que nous réfléchissions sur tout cela avec une espéce d'admiration, j'allai découvrir autour du troisiéme Cône, des caractéres construits aussi de petits cailloux, à peu près comme des œufs de pigeon, arrangez en terre. Je les pris pour les lettres Hébraïques, nommées, suivant l'ordre, Koph, Vau, Lamed, He, Teth, Lamed, Koph, Pe, Gimel, Van, Beth, Thau, Hajin, Koph, Mem, Lamed, Alep, Sajin, Samech, Resch: mais qui n'étoient accompagnées ni de points, ni d'aucune autre marque, qui en pût faciliter la lecture. Je fis tous mes efforts pour en débrouiller la signification, & j'y ai pensé mille fois depuis, mais je n'en ai jamais pû venir à bout, de quelque maniére que je m'y sois pris. Il y avoit aussi quelque chose de semblable autour des deux autres Monumens, que je ne voulus pas prendre la peine de découvir des pierres, que nous avions jettées dessus, parce que je ne trouvois pas que cela le valut. Toutes les aparences étoient qu'il y avoit fort long-tems que quatre malheureux, comme nous étions, après avoir bien rodé, & ne voyant point d'aparence de trouver un endroit meilleur que celui-là, s'y étoient arrêtez, avoient creusé une caverne à la maniére des Oiseaux, dont j'ai parlé, ou peut-être s'étoient aproprié une de leurs niches, & y étoient morts l'un après l'autre; premiérement ceux qui étoient sous les Monumens, & ensuite le dernier, sur ce banc, où nous l'avions trouvé, & où le tems avoit consumé ses habits & sa chair, de maniére qu'on n'en voyoit pas les moindres reliques.
Ce qui nous confirma encore plus dans cette pensée, fut que pas loin delà, il y avoit une infinité d'arbres droits comme un jonc, dont les branches étoient toutes par étages: au premier, qui commençoit à quatre piez de terre, à celui que je mesurai, il y en avoit douze, de la grosseur du bras, & longues de sept piez; au second, trois piez plus haut, onze, de six piez: au troisiéme, à deux piez & demi de-là, je n'en trouvai que dix, encore plus courtes que les précédentes: au quatriéme, éloigné à proportion des autres, neuf: plus huit, sept, six, cinq, quatre & trois: après quoi venoit la cime de l'arbre, en forme de gland, de la grosseur d'un œuf. Toutes les branches de ces arbres en piramides, étoient comme autant de panaches, ou plumes d'Autruche, c'est à dire garnies de feuilles menuës comme des filets des deux côtez. D'un bout à l'autre, & tout autour à l'extrémité de ce duvet, il y avoit un ourlet de la grosseur d'une plume à écrire: & au dessus de chaque rang de branches, un anneau qui environnoit l'arbre, plus gros que le doigt, au premier, mais plus petit à mesure qu'il aprochoit du haut. L'un & l'autre étoit cet excellent mets, dont nos gros Oiseaux paroissoient si friands, & que nous croyions avoir servi de pain à nos quatre pauvres Pellerins.
Au lieu que je n'avois fait simplement que goûter de ce pain le soir précédent, nous nous jettâmes alors dessus, mes Camarades & moi, comme la pauvreté sur le monde; s'étoit à qui seroit le plus habile à grimper pour en atraper aux endroits où il y en avoit de reste; car plusieurs en étoient dépouillez. Enfin, nous en mangeâmes tant, que nous nous en remplimes jusqu'à la gorge; & nous y trouvions tant de goût, que Du Puis parloit déja de bâtir-là un tabernacle, & d'y mourir, comme des bonnes gens témoignoient par leur ossemens, avoir fait. Mais dans le tems que nous nous entretenions, nous fûmes également saisis d'un si grand assoupissement, que nous ne pouvions pas lever les jambes pour faire un pas. Je me laissai tomber le premier à terre, les autres en firent autant un moment après. Pas un ne perdit le jugement, nos membres seuls étoient engourdis, la langue même pouvoit à peine nous servir à proférer une parole. Nous restâmes deux heures en cet état, avant que de nous endormir: ce sommeil dura jusqu'après midi.
Du Puis, qui s'éveilla le premier, se trouva la main droite apuyée sur quelque chose qui lui paroissoit nud, uni & de là grossseur de la cuisse. Il crut au commencement s'être roulé en dormant, sur l'un de nous deux; mais y faisant réflexion à mesure qu'il reprenoit ses esprits, & ayant ouvert ses yeux pour s'en éclaircir, il fut saisi d'une frayeur mortelle, de voir entre lui & La Forêt, un Serpent de plus de vingt-cinq piez de long: il devint plus perclus de ses membres qu'auparavant, & ne pouvoit, ni se remuër, ni parler: cependant, le Serpent abandonne la place, s'entortille autour d'un des arbres prochains, & se met à son tour, après les Craquelins. Là-dessus mon Ami reprend courage, me pousse, & m'ayant éveillé, me montre cet épouventable animal. Quelque débile que je me sentisse encore, je me levai dans le moment, & me mis à fuïr de toute ma force: Du Puis m'imita, & La Forêt, à nos cris, ne tarda guéres à en faire autant. Nous étions ravis de ce que ce monstre ne nous avoit pas engloutis; & cette peur ne contribua pas peu à nous faire résoudre à décamper au plûtôt; il nous falut pourtant toute la nuit pour nous refaire.
CHAPITRE V.
Suite des Avantures de l'Auteur & de ces Camarades, jusqu'à leur entrée dans un Pays habité.
Nous nous trouvâmes frais & gaillards à notre lever, ce qui nous fit résoudre à lever le piquet: ainsi méprisant cette manne terrestre, qui nous avoit si fort débilitez, nous fîmes seulement bonne provision d'oiseaux rôtie, & ayant dit adieu aux Monumens, nous nous remîmes en campagne. Nous étions bien alors à cinquante lieuës de la Mer. Le soir nous voulûmes manger, pour la premiére fois de la journée, mais l'apétit n'étoit pas assez grand, quoi que nous eussions bien marché, & eussions passé une Montagne de sept ou huit lieuës. Trois jours entiers s'écoulérent avant que nous pussions rien prendre: ce qui nous fit croire, que ce pain d'arbre devoit être extrêmement nourissant, & qu'il ne pouvoit être que bon, étant pris avec sobriété. Cependant, le chemin alloit toûjours en empirant: une grande consolation pour nous, c'est que les nuits étoient belles, & que les jours se faisoient longs, à mesure que nous avancions dans le Printems de ce Pays-là, & que nous nous éloignions de la Ligne équinoxiale. Le Ciel nous en paroissoit plus charmant, la campagne plus riante, & l'un & l'autre fournissoit de matiére à la plupart de nos entretiens.
Du Puis, sur tout, sembloit être charmé du Soleil, qui depuis son lever jusqu'à son coucher, ne cessoit de nous couvrir de ses agréables rayons. Il ne faut pas mentir, nous dit-il un jour, si je n'étois pas né sous des climats où les Peuples sont assez heureux pour avoir été instruits dans la connoissance de leur Créateur, & que je n'eusse jamais ouï parler de l'Etre des êtres, le flambeau des Cieux seroit sans contredit la seule & unique Divinité que je croirois digne de mes adorations: non seulement parce que c'est l'objet visible du monde le plus agréable, mais aussi à cause que sans son secours, il n'y a ni plante, ni animal qui puisse subsister: tout languit au moment qu'il s'éloigne, & sa présence rend de la vigueur à ce qui paroissoit mourant. Vous n'êtes pas le seul, lui dis-je, qui êtes de ce sentiment, il y a encore des Nations entiéres qui invoquent ce bel Astre, comme la Cause premiére de toutes choses: & ceux même qui ont reconnu un être souverainement parfait, n'ont pas pû s'empêcher de lui donner des Epitétes qui marquoient assez l'estime qu'ils en faisoient. Orphée l'apelloit l'Œil du Ciel; Homére, celui qui voit & entend toutes choses: Héraclite, la fontaine de la lumiére céleste: Saint Ambroise, la beauté du Ciel: Philon, l'idée de la resplendeur éternelle: Platon, l'ame du monde. Le Roi David en exalte merveilleusement l'excellence, sur tout dans son Pseaume dix-huitiéme: & les saints Hommes du vieux & du nouveau Testament, ne font nul scrupule de nous le représenter, comme le modéle de la Divinité, qu'ils apellent en cent endroits, l'Orient d'enhaut, & le Soleil de Justice.
Je me mocque, continua La Forêt, de ce que les autres ont dit des Astres; je prie Dieu, & si j'ai de la vénération pour les créatures, ce n'est que par raport au Créateur, qui est digne d'être admiré dans ses Ouvrages: mais ce qui me surprend dans le Soleil, ce sont les deux mouvemens opposez que l'on dit qu'il a, un mouvement journalier d'Orient en Occident, & un annuel d'Occident en Orient. Il est vrai, repris-je, que ces deux mouvemens sont directement contraires l'un à l'autre, si on les attribuë au Soleil comme ont fait presque tous les Anciens: mais rien n'est plus naturel si on attribuë ces deux mouvemens à la terre, qui fait un grand cercle autour du Soleil dans l'espace d'un an, & tourne une fois sur son Centre, ou sur son Axe, en vingt-quatre heures: tout comme une boule, ou si vous voulez un navet que vous auriez poussé d'un bout d'une allée à l'autre; car en même-tems que ce navet avanceroit vers le bout de l'allée, il seroit en même-tems plusieurs tours sur son Axe. La Terre en fait de même, & ses deux différens mouvemens ont toûjours servi aux hommes pour mesurer le tems de leur durée. Le tour qu'elle fait sur son Axe fait notre jour naturel de vingt-quatre heures; & le tems qu'elle met à faire son grand Cercle autour du Soleil, fait notre année de trois cens soixante & cinq jours & six heures, à quelques minutes près. Il est vrai que cette mesure pour l'année n'a pas été toûjours également bien connuë chez toutes les Nations. Les Egyptiens, les Caldéens, les Juifs & d'autres Peuples anciens, ont compté leurs années différemment, & les ont fait plus longues ou plus courtes les uns que les autres. Plusieurs entr'eux ont réglé leurs années plûtôt par le cours de la Lune, que par celui de la Terre, & plusieurs Nations en sont encore de même aujourd'hui.
Le Calendrier qu'on suit présentement parmi les Nations de l'Europe, & qui est venu des anciens Romains, n'a pas été toûjours si exactement réglé comme à présent: car du tems de Romulus, Fondateur de Rome, l'année qui doit être le tems que la Terre employe à parcourir son grand Cercle autour du Soleil, n'étoit que de trois cens quatre jours, compris en dix mois: Mars, Mai, Juillet, Octobre, étoient chacun de trente & un jour, les autres n'en avoient que trente. Numa Pompilius son Successeur, en ajoûta cinquante & un à ce nombre, de sorte que l'année avoit alors trois cens cinquante-cinq jours. Il retrancha outre cela un jour de chaque petit mois, qu'il ajoûta à ces cinquante & un, & de leur somme il institua les mois de Janvier de vingt-neuf, et de Février de vingt-huit jours. Enfin, Jules César, premier des Empereurs Romains, ayant consulté les plus habiles Astronomes de son tems, changea de leur consentement, l'année qui étoit à peu près lunaire, en une année solaire, en y ajoûtant encore dix jours, lesquels il distribua de maniére, que Janvier, Août & Décembre, en eurent chacun deux, & Avril, Juin, Septembre & Novembre un. Cependant, comme cela ne suffisoit pas encore, parce que l'année est de trois cens soixante & cinq jours, six heures, moins environ onze minutes, ce Monarque voulut que toutes les quatre années on auroit un an de trois cens soixante & six jours, & ce jour devoit être placé entre la six & septiéme Calande de Mars: si-bien que l'on avoit deux sixiémes Calendes de Mars, dans une telle année, qu'on apelloit bissexte, parce qu'on comptoit deux fois le sixiéme jour avant que de compter le suivant.
Cette correction pour juste qu'elle parut, ne laissa pas de causer de l'erreur au Calendrier dans la suite du tems; car encore que l'année ne fut alors trop longue que d'environ onze minutes, au lieu que le Soleil, comme on parloit, entroit de son tems, ou quarante-cinq ans avant la naissance de Jesus-Christ, dans l'équinoxe du Printems, le vingt-quatriéme de Mars, il y entra le vingt & uniéme au Concile de Nicée, en l'an trois cens vingt-sept, & l'onziéme du tems de Grégoire Treiziéme en 1582: ce que ce Pape ayant remarqué, il retrancha dix jours de cette année-là, entre le quatre & le quinziéme d'Octobre, à cause qu'il ne se trouvoit point-là de Fêtes & de Saints intéressez. Et de peur qu'on ne retomba dans le même abus, ce qui étoit de conséquence pour les équinoxes, qui auroient fait avec le tems une révolution entiére par tous les mois de l'année en rétrogradant: il ordonna qu'à l'avenir, trois Siécles l'un après l'autre, on ne compteroit point d'année bissexte à leur fin, mais seulement au bout du quatriéme: de-là vient qu'il faut quatre cens années Grégoriennes & trois jours, pour égaler quatre cens années Juliennes.
Je sçai bon gré à Mr. Du Puis, dit la Forêt, d'avoir donné une occasion à ce discours; car il y a long-tems que j'avois desiré d'aprendre ce que l'on entend, par l'année bissexte, par vieux & nouveau stile, & de sçavoir la véritable cause de tous ces changemens. Il falut, pour les contenter, leur expliquer de même à plusieurs reprises, ce que veulent dire les termes d'Epacte, de nombre d'Or, de Sicle solaire, d'Indiction Romaine, d'Ides, de Calendes, & presque de tout ce qu'il faut sçavoir pour composer un Almanac. Ce qui leur donna le plus d'admiration, fut lorsque je les assurai que le Soleil qui nous paroît si petit, est infailliblement plus grand gue toute la Terre. Assurément, disoit la Forêt, cela surpasse l'imagination, & je croi que tout ce que l'on nous en sont de pures rêveries. Du Puis qui enchérissit sur tout ce que son Camarade pouvoit alléguer à cet égard, osa même me traiter d'extravagant, parce que je soûtenois que cela étoit véritable; de sorte qu'il falut, malgré moi, en venir, à des éclaircissements pour leur donner quelque satisfaction là-dessus.
J'avouë, leur dis-je, qu'il est impossible de déterminer au juste la grandeur des flambeaux célestes; tous ceux qui l'ont fait ont été des présomptueux, qui ont tâché de nous en imposer. Les instrumens dont nous nous servons pour mesurer la Paralaxe du Soleil, sont trop petits et trop mal divisez, par raport au prodigieux éloignement de cet Astre. Je n'ai jamais vû d'Astrolabe divisé en minutes, & il seroit nécessaire qu'il le fut en secondes, & peut-être en de moindres parties: cela ne se peut, ou il seroit si grand que l'on ne sçauroit s'en servir. Et une preuve qu'on sy peut aisément tromper sans cela, c'est que quelques exacts qu'ayent été les Astronomes, qui non contens de la spéculation, ont voulu réduire cette question en pratique, ils se sont abusez si lourdement, que la différence de l'opinion de l'un à celle de l'autre, est capable de faire douter s'ils avoient seulement le sens commun de vouloir donner leurs sentimens pour des véritez. Ticho Brahe, qui sembloit avoir parcouru les Cieux, comme Christophe Colombe la Terre, assure que le Soleil est cent trente-neuf fois plus grand que le globe que nous habitons. Copernic soûtient que ce nombre va jusqu'à cent soixante-deux. Ptolomée le fait de cent soixante-six. Le Pére Scheiner de quatre cens trente-quatre. Wendelinus de quatre mille nonante-six. Et un de mes Régens le pousse jusqu'à trois millions de fois plus grand que la même Terre. On ne fait donc rien positivement de sa grandeur: mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est beaucoup plus étendu que ce grand Corps, quelque vaste qu'il nous paroisse. Car premiérement, si on le pose égal à la Terre, il est évident que ses rayons rasant les parties extérieures de cette Sphére terrestre, laisseroient en continuant, un cilindre d'obscurité au-delà, dont les côtez seroient paralléles; de sorte que les Planettes qui passeroient par cette ombre, ne recevant aucune lumiére, & n'en ayant point d'elles-mêmes, seroient éclipsées. Si le Soleil étoit plus petit, ses rayons, après avoir rasé la Terre, iroient en s'élargissant, & formeroient un Cône tronqué d'ombre, dont la base seroit au Firmament, & le sommet sur la partie de la Terre opposée au Soleil: d'où il suit qu'il y auroit encore une plus grande partie du Ciel obscurcie, & que toutes les Planettes qui s'y rencontreroient, dévroient, comme il vient d'être dit, ne rendre aucune clarté. Or il n'y a jamais que la Lune qui nous paroisse éclipsée: ainsi il paroît que le Soleil doit être incomparablement plus grand que la Terre; puisque ses rayons ayant rasé cette grande masse, se réunissent un peu au-dessus de la Lune, où le Cône formé par l'ombre de la Terre, finit en pointe. A cette explication j'ajoûtai une figure sur le sable, pour leur en faciliter l'intelligence.
Je confesse, dit alors Du Puis, que cela est démonstratif, pour ce qui touche la cause; mais pour les effets dont vous parlez, ou les défaillances des Planettes, je n'y entends goute, & je n'ai pas même sçû que les Eclipses eussent rien d'ordinaire & de naturel. Au contraire, repris-je, il n'y a rien-là de mistérieux. Les Planettes sont des corps opaques & durs, qui ressemblent assez à la Terre, & que bien des gens croyent habitées; elles ne donnent aucune clarté que par réflexion, & après l'avoir reçûë du Soleil. De-là vient que nous n'avons d'Eclipse de Lune que lorsque se levant d'un côté, pendant que le Soleil se couche de l'autre, & que ces deux Astres sont par conséquent en opposition, la Terre se trouve directement entre-deux, & empêche qu'ils ne se puissent voir en face. Mais si le soleil, interrompit La Forêt, est la source de la lumiére, comment la perd-il à son tour en de certains tems? D'où lui viennent ces désaillances, qui alarment si fort le monde, & qui est-ce qui lui rend son ancien éclat? Comme l'interposition de la Terre, repliquai-je, cause les Eclipses de Lune, l'interposition de la Lune obscurcit aussi le Soleil: c'est-à-dire, que toutes les fois que la Lune est en conjonction avec le Soleil, & qu'elle passe entre lui & la Terre en droite ligne, elle fait l'office d'un rideau, qui nous dérobe la vûë de ce bel Astre; mais cette privation ne sçauroit durer long-tems, à cause du mouvement différent de ces Corps. Le cercle que la Terre décrit autour du Soleil est incomparablement plus grand que n'est celui que la Lune fait autour de la Terre, & au lieu que celle-là avance environ treize degrez en un jour, celle-ci n'en franchit qu'un peu plus d'un en Hyver, & un peu moins en Eté, de sorte qu'ils se dégagent bien-tôt de l'autre. Comment, dit La Forêt, la Terre va plus vite en une saison qu'en l'autre? Oui en aparence, repris-je, cela différe environ quatre minutes, parce que la Terre étant beaucoup plus éloignée du Soleil en Eté qu'en Hiver, il faut qu'il semble aussi aller plus lentement pendant les longs jours, que durant les courts: comme une voiture qui n'est qu'à cinquante pas de notre œil, paroît aller bien plus rapidement que lorsqu'elle en est à cinq cens pas de distance.
Mais, dit du Puis, puisqu'il s'agit de pas, un même feu ne se fait-il pas mieux sentir à deux pas de distance qu'à dix? Sans doute, lui-répondis-je. Et si le Soleil qui est chaud, reprit-il, est plus près de la Terre en Hiver qu'en Eté, pourquoi la chaleur ne se régle-t-elle pas suivant son éloignement? & d'où vient que nous tremblons de froid dans le même tems que nous dévrions suër à grosses goutes? C'est fort bien dit, repartis-je, cette objection fait voir, que l'ignorance & la raison ne sont pas incompatibles; cependant en pensant m'avoir pris, vous vous êtes trompé vous-même. Je ne veux pas vous prouver qu'il n'y a au monde ni chaud, ni froid, ni clarté, ni odeur, ni son, ni couleurs, ni aucune des qualitez que nous apercevons dans les corps: cela me donneroit trop de peine, & vous ne m'entendriez peut-être pas, parce que cela dépend de certaines connoissances, dont vous n'avez seulement pas les principes: je me contenterai de vous dire, qu'il n'y a à proprement parler, qu'une même forte de matiére, mais qui, à proportion qu'elle est figurée, ou en mouvement, produit en nous, par le moyen de nos organes, de certains effets, que nous attribuons aux corps, & qui nous les fait apeller chauds, froids, lumineux, colorez, & ainsi des autres; quoi qu'effectivement le son, la couleur, le goût, &c. soient proprement en nous, & non dans ces corps; comme la douleur, qui provient d'une piqueure, est en nous & nullement dans l'épingle qui l'a causée. Et marque que votre comparaison n'est pas juste dans le sens même où vous la voulez employer, c'est que le coupeau des Alpes qui est plus près du Soleil de toute leur hauteur, que le pied, demeure couvert de neige en Eté, pendant que tout périt de chaud dans leurs Valées, qui en sont d'autant plus éloignées: dont la véritable raison est, pour ne rien passer sans quelque legére explication, que l'air est si subtil à une lieuë de la Terre, que dans quelque agitation qu'il soit, il n'a pas la force de dissiper les moindres corps; au lieu qu'il est si grossier sur sa superficie, qu'il est capable d'ébranler nos parties les plus solides, & de causer ce que nous apellons une excessive chaleur.
Tout cela est beau assurément, reprit La Forêt, mais je vous demande pardon si je vous dis, que je ne vois pas que vous ayez encore rien conclu par raport à l'Hyver & à l'Eté. Cela est vrai, lui répondis-je, c'est une question d'une autre nature. Lorsque le Soleil est élevé vers notre zenith, comme en Eté, quoiqu'il soit fort éloigné de nous, il ne laisse pas de nous envoyer beaucoup de rayons presque perpendiculairement; au lieu qu'en Hyver, restant plus bas vers l'horison, la plûpart de ses rayons, qui ne peuvent venir que de côté, rejaillissent sur la superficie de notre Atmosphére; bien peu passent & pénétrent jusqu'à nous: cependant, c'est dans le grand ou petit nombre de ces rayons, que consiste le chaud & le froid; comme cela se prouve aisément par les miroirs & les verres ardents, dont les effets sont toûjours proportionnez à la quantité des rayons de lumiére qu'ils rassemblent.
Pendant ces doux entretiens, qui se faisoient plûtôt en vûë de passer le tems, que d'augmenter le nombre des Philosophes, puisqu'il auroit falu s'y prendre d'un autre biais pour y réüssir, nous ne laissions pas d'avancer considérablement: mais enfin, il falut changer de langage. Il y avoit trente-cinq jours que nous avions quité notre Troupe, & nous comptions que nous devions avoir fait environ cent trente lieuës de chemin, lors que tout d'un coup, nous nous trouvâmes au bord d'un Lac, qui nous paroissoit d'une fort vaste étenduë. Cet obstacle nous étonna, nous demeurâmes assez long-tems irrésolus sur ce que nous devions faire; l'un parloit de s'en retourner, l'autre de rester-là, & de se loger le mieux que nous pourrions, pour y passer quelques jours: mais enfin, il fut résolu de nous avancer à droite, & de côtoyer cette grande eau, pour voir si nous en trouverions la fin. Après sept ou huit lieuës de marche, nous commençâmes à voir terre de l'autre côté, & nous étions ravis de ce qu'à mesure que nous avancions, nous en discernions toûjours mieux les objets; mais en récompense, nous aperçûmes que nous entrions insensiblement dans un lieu marécageux, où la terre étoit molle, tremblante & de très-mauvaise odeur. Tout le Païs étoit aux environs de-là, plat & uni; nous ne voyons aucune issuë, & nous ne faisions plus un pas, de quelque côté que nous tournassions, que nous n'enfonçassions jusqu'à moitié jambe. J'avois beau encourager mes gens, il n'y eut pas moyen de passer outre, il falut même malgré nous retourner sur nos pas; & quoi-que nous fussions extrémement harassez, nous fûmes obligez de faire plus de deux grandes lieuës avant que d'oser nous arrêter, parce que nous étions mouillez, & que jusques-là, nous n'avions point trouvé de bois pour faire du feu capable de nous sécher.
Après nous être reposez suffisamment, nous prîmes le parti de gagner toûjours à gauche, & de voir s'il n'y auroit point d'empêchement de ce côté-là. Nous marchâmes ainsi quatre jours de suite, jusques à ce que nous arrivâmes à une Forêt remplie de chênes d'une hauteur & d'une grosseur extraordinaire. Nous hésitâmes si nous devions nous y engager, & nous ne le fîmes qu'à condition que nous ne nous écarterions du Lac, que le moins qu'il seroit possible: mais cela ne dura pas long-tems, à peine eûmes-nous fait trois petites lieuës, que nous nous trouvâmes au pié d'une Montagne si escarpée, qu'il n'y a point d'animal qui fût capable d'y monter. Le Roc avançoit même sur le Lac, dont les eaux quelquefois agitées, en avoient vrai-semblablement rongé le pié. Nous côtoyâmes cette hauteur de l'autre côté, pendant tout un jour, sans trouver aucun endroit, qui nous la rendît accessible: ce n'étoit par tout que précipices & hauteurs épouventables. A l'aspect affreux de tant d'obstacles invincibles la patience nous abandonna: mes deux Camarades me firent de fort sensibles reproches, de ce que je les avois engagez dans ce mauvais pas.
J'avouë, leur dis-je; que nous avons raison de nous plaindre de notre malheureux fort; mais vous devez considérer que rien n'arrive à l'aventure; il y a sans doute une Providence, qui dirige tout à sa volonté. Comme c'est cette Sagesse qui nous a conduits, elle nous suggérera bien aussi les moyens de nous en tirer d'une maniére ou d'autre. C'est une chose assurée que Dieu n'abandonne jamais les siens, en quelque part du monde qu'ils aillent: si nous mettons en lui notre confiance, il nous assistera de son secours. Vous savez que ce n'est ni le lucre, ni la gloire, qui nous a attirez ici; nous n'avions même rien à perdre, & moyennant que nous conservions la vie, nous avons tout ce que nous aurions eu chez nous. Ne nous rebutons point de ce qui nous est arrivé jusqu'ici, notre but principal est de courir, & de découvrir des nouveautez, qui nous fassent plaisir: je ne desespere pas d'aller plus loin, & de trouver un jour de quoi nous mettre en état de vivre heureux. Allons, ne perdons point de tems, poursuivis-je, retournons-nous-en au Lac, & voyons si nous ne pourrons pas trouver le moyen de le passer sans trop de danger. Nous avons par bonheur des haches, & il y a ici du bois en abondance, nous ne serons pas les premiers qui auront franchi un trajet avec un Radeau. Si nous en venons à bout, je me flâte après cela d'une plus heureuse découverte. Jusques ici le Païs est inhabitable, il est humainement parlant, impossible qu'il soit de même par tout; & qui fait enfin si nous ne trouverons pas quelque Peuple civilisé, qui récompensera, par ses honnêtetez les fatigues & les dangers que nous avons effuyez pour les aller déterrer, & pour leur aprendre, s'ils ne le savent pas, qu'il y a d'autres gens qu'eux au monde.
J'avois beau en conter à mes Camarades, tout cela ne les satisfaisoit point, & je suis persuadé que s'ils avoient vû la moindre aparence de retrouver notre Equipage où nous l'avions laissé, ils auroient sans doute tout hasardé pour tâcher de la rejoindre. Il falut pourtant se résoudre à quelque chose. Nous retournâmes au Lac, & le considérâmes de bien des endroits avant que nous convinsions de celui où nous hasarderions de le passer. Ces allées & venuës nous consumérent pourtant huit jours, le neuviéme nous commençâmes à mettre la main à la besogne. Nous coupâmes premiérement dix arbres de sept à huit pouces de diamettre, dont nous ôtâmes les branches, & les accourcîmes jusques à la longueur de vingt semelles; puis les ayant mis dans l'eau, nous les attachâmes ensemble du mieux que nous pûmes, partie avec des joncs entrelacez, & principalement avec de l'écorce de branches de saules, qui étoient en grande quantité au bord de l'eau & dont nous tressames des cordes de telle longueur que nous les voulûmes. Ensuite nous aprêtames une vingtaine d'autres arbres plus courts que nous arrangeâmes & liâmes de travers sur les premiers. Enfin nous en mîmes sur ces seconds une troisiéme étage, du même sens & de la même longueur que ceux de la premiére couche. Nous fîmes aussi cinq avirons, ou pêles, qui nous tinrent plus de tems que tout le reste.
Comme nous étions encore occupez à notre charpenterie, La Forêt nous avertit qu'il voyoit à soixante pas de-là remuër quelque chose dans des joncs, qui n'étoient pas fort éloignez du Lac: en effet, nous reconnûmes d'abord avec lui qu'il faloit même que ce fût un animal d'une grosseur considérable. Du Puis & moi prîmes chacun notre fusil, & l'ayant chargé de quatre balles, nous tirâmes ensemble dessus, conservant un troisiéme coup pour le nécessaire; comme l'expérience nous l'avoit enseigné dans notre route, où nous manquâmes deux ou trois fois d'être déchirez pas des Ours, pour nous être défaits de tout notre feu. Nos Armes étoient à peine lâchées que nous fûmes extrémement surpris & épouventez d'entendre des hurlemens effroyables, & de voir un trémoussement si prodigieux dans ces roseaux. Nous fûmes assez long-tems en suspens, si nous devions aller voir ce que c'étoit ou non; mais après avoir considéré que tout ce que nous entendions & voyons ne pouvoit être vrai-semblablement que l'effet d'une playe mortelle, qui mettoit cette bête hors de deffense, nous rechargeâmes nos fusils, & nous aprochâmes toûjours, en tremblant pourtant, de l'endroit où elle se débattoit. D'abord qu'elle nous aperçût elle redoubla ses cris, & faisoit de grands efforts pour échaper à notre poursuite; sa peur nous enfla le cœur; & La Forêt lui voyant lever la tête lui lâcha son coup si à propos, qu'il la lui ouvrit de part en part, & la coucha roide morte. Nous restâmes néanmoins encore quelques momens sans oser en aprocher; mais voyant qu'elle ne se remuoit plus, nous commençâmes par la toucher du bout de nos armes, & l'ayant tirée hors de-là, nous reconnûmes que c'étoit une espéce de Loutre; mais qui n'avoit que deux jambes fort courtes sur le devant, lesquelles l'un de nous deux avoit cassées à la premiére décharge; ce qui lavoit mise hors d'état de fuir. Cet animal devait peser au moins cent cinquante livres. Nous nous mîmes après à l'écorcher, ensuite de quoi nous en rôtîmes la meilleure partie. La chair en étoit bonne, & avoit un goût aprochant de nos Canards.
Le lendemain, qui étoit le treiziéme jour que nous étions arrivez-là pour la premiére fois, nous résolûmes de démarer, & de passer outre. La pesanteur de notre Radeau faisoit que nous allions fort lentement: il y en avoit toûjours deux qui travailloient de la pêle, tandis que l'autre prenoit du repos. L'air étoit par bonheur fort tranquille, le tems le plus agréable du monde; & je puis dire que nous prîmes bien du plaisir à ce passage, que nous avions entrepris pourtant sans savoir ce que nous deviendrions. C'étoit une chose surprenante de voir la multitude infinie de Poissons qu'il y avoit dans ce beau Lac: les uns sautoient d'un côté, les autres venoient heurter contre notre Voiture de l'autre: il y en avoit même qui nous suivoient avec la tête hors de l'eau, & donnoient des branlemens de queuë, par lesquels on eut presque dit qu'ils vouloient témoigner la joye qu'ils ressentoient de nous voir. Ce petit jeu muet nous rendoit quelquefois si attentifs, que nous restions de longs intervales dans l'inaction. Nous en prîmes plusieurs de la main que nous rejetâmes aussi-tôt dans leur élément; & il ne tenoit qu'à nous d'en prendre autant que nous en aurions voulu. Ce qui augmenta sensiblement notre joye, fut que vers le soir, lors que nous perdions de vûë le rivage que nous avions quité, nous découvrîmes en même tems celui du côté où nous tendions. Cette agréable vûë nous donna de nouvelles forces: nous travaillâmes presque toute la nuit, & je doute qu'il fut le lendemain, plus de quatre heures après-midi, lors qu'heureusement nous vînmes donner de notre Radeau contre le bord. Aussi-tôt que nous fûmes à terre, nous trouvâmes à propos de nous servir de tout ce que nous avions, d'attaches pour amarer notre Machine, tant à de grosses pierres qu'il y avoit sur le rivage, qu'à un pieu, ou tronc d'arbres que nous enfonçâmes en terre, & que nous avions aporté à ce dessein, dans l'incertitude où nous étions si nous nous trouverions mieux ailleurs, & si nous ne serions peut-être pas forcez de repasser quelque jour par ce même endroit. Au reste, nous nous sentions si fatiguez de notre Navigation, que nous campâmes à cent pas de-là, & y restâmes jusques au lendemain au matin, que nous continuâmes notre route.
Nous n'eûmes pas fait une demi-lieuë que nous rentrâmes dans un Bois aussi épais que les précédents, mais que nous eûmes percé en moins de deux heures. Ce fût-là où nous nous vîmes, arrêtez tout d'un coup, par des Rochers qui n'avoient non plus de talut qu'une muraille. Cette nouvelle barriére causa aussi de nouvelles disputes entre nous: mes Camarades murmuroient extrêmement, & moi je les encourageois à mon ordinaire. Il falut même que j'en vinsse jusqu'à leur assurer, qu'au lieu que mes idées étoient ordinairement si embrouillée & si mal suivies pendant le sommeil, que je voyois rarement le dénoûment de mes songes, j'en avois eu un la nuit précédente, dont l'enchaînure & les circonstances étoient si particuliéres, qu'il devoit infailliblement nous augurer quelque chose de fort avantageux: & là-dessus j'inventai sur le champ quelques fictions, qui, quoi que peut-être assez mal concertées, ne laissérent pas de faire tout l'effet que j'en attendois. Sur le matin, leur dis-je & environ une heure avant le lever du Soleil, il m'a semblé entendre une voix bruyante comme un tonnerre, qui m'a dit: Que fais-tu-là, mon enfant? Léve-toi, marche, ta délivrance est prochaine. En même-tems s'est présenté devant moi une jeune fille, en vétemens blancs, ayant les cheveux pendans & éparpillez sur les épaules, la face riante, les jambes découvertes jusques au-dessous du genou, & tenant en ses mains un Corbillon d'osier fin, artistement entrelassé de toutes sortes de fleurs odorantes, & rempli de fruits rares & délicieux, dont elle nous a invitez de manger. A ma gauche, il y avoit un champ tout couvert de gerbes du plus beau froment que la terre porte; & à ma droite, un arbre, au tronc duquel il y avoit une ouverture, dont sortoit avec impétuosité, une liqueur claire & vermeille, qui embaumoit par son odeur. Je me suis retourné pour voir ce qu'il y avoit derriére moi, mais apercevant un monstre épouventable, tout hérissé d'épines & de chardons, j'en ai été tellement saisi d'horreur, qu'encore qu'il me tournât le dos, je n'ai pas laissé de m'éveiller en sursaut. A ce songe j'ajoutai une favorable explication, qui ne contribua pas peu à nous donner de bonnes jambes.
En côtoyant toûjours ces Montagnes du côté de l'Orient, nous découvrîmes enfin une fente, par où nous nous mîmes à grimper. Je ne sçaurois exprimer la peine que nous eûmes à nous porter jusqu'au haut. Quand nous y fûmes parvenus, nous nous assimes pour reprendre haleine, & mangeâmes un morceau. Nous étant relevez, nous aperçûmes bien-tôt après un Etang d'environ un quart de lieuë de circonférence, borné d'un côté par des pointes de Rocher escarpées, & même penchantes, jusques sur l'eau, & de l'autre, par une espéce de Digue fort étroite & raboteuse, qui avoit à droit un précipice, dont on ne pouvoit découvrir le fond. Ces objets affreux me rendirent muet comme un Poisson: je ne me sentois plus de force ni de courage pour rien dire, & j'avouë franchement que j'aurois alors desiré de tout mon cœur d'être encore à entreprendre le Voyage. Il n'y avoit aucune aparence de descendre par-là où nous étions montez, & je voyois trop de risque à passer outre.
Dans l'embarras où j'étois, je fis un effort considérable pour monter jusques sur la cime d'un roc, que nous avions laissé sur le derriére: aussi-tôt que j'y fus parvenu, ma douleur se changea tout-d'un-coup en une excessive joye, lorsque je vis qu'immédiatement après ces hauteurs, il paroissoit un Païs plat, uni & entre-coupé de canaux, sur les bords desquels il y avoit des arbres plantez en ordre: il me sembloit même entrevoir des bêtes dans des prez herbeux, & plus loin de grands corps, qui paroissoient être des demeures d'hommes. Je sis signe à mes Camarades de me suivre, & leur marquai par mes gestes & diverses contorsions de corps que notre délivrance aprochoit. L'envie qu'ils avoient d'aprendre de bonnes nouvelles, les porta à m'imiter. Ils pensérent comme moi, s'estropier avant que de me pouvoir joindre, mais de même aussi, ils furent incontinent consolez de leur travail, & convinrent sans hésiter, que cette terre devoit incontestablement être habitée. La difficulté seulement étoit d'y parvenir, & cette difficulté nous paroissoit insurmontable. Nous considérâmes attentivement de cette hauteur où nous étions, tout ce qu'il y avoit à l'entour; mais rien d'accessible ne se découvrant à nos yeux, nous nous aidâmes à descendre, & vînmes examiner de nouveau, le Précipice, & l'Etang.
Pour moi, je fus incontinent d'avis, quelque risque qu'il y eût, que nous devions retourner sur nos pas, aller couper du bois dans la Forêt, où nous avions passé la nuit, le traîner en haut du mieux que nous pourrions, & nous en servir à franchir ce petit trajet. Du Puis, au contraire, trouvant ma proposition d'une exécution presque impossible, dit que le passage qui étoit entre le Lac & le Précipice, paroissoit avoir autour de deux pieds de largeur aux endroits les plus étroits, qu'ainsi on pouvoit aisément hazarder de le passer, & qu'il vouloit bien être notre Guide. Je fus ravi de sa résolution, & je ne manquai pas de l'apuyer par des exemples des Pyrenées & des Alpes, dont j'avois lû quelque chose dans plusieurs Mémoires de Voyageurs: mais La Forêt qui étoit, disoit-il, sujet aux vertiges, protesta qu'il ne nous imiteroit point, quoi qu'il en pût arriver, mais que si l'on étoit résolu de passer, il aimoit mieux le faire à la nage. L'autre lui donna aussi-tôt raison & s'engagea de porter ses hardes, & même les miennes, si je me voulois mettre à l'eau avec lui. Ce qui fut dit fut fait: La Forêt & moi nous deshabillâmes, nous fîmes un paquet de nos habits, & Du Puis s'en étant chargé, se mit en devoir de passer, laissant-là nos haches & nos fusils, qui aussi-bien ne nous étoient plus utiles à rien, puisque nous n'avions pas trois charges de poudre de reste; à condition pourtant, que s'il trouvoit le passage moins dangereux que nous ne nous l'étions imaginé, il les reviendroit quérir. Comme nous nagions parfaitement bien l'un & l'autre, nous fûmes bientôt à l'autre rive, parce que nous avions choisi l'endroit le plus étroit: ainsi Du Puis qui avoit pris nos habits, s'étoit vû obligé de faire un assez grand détour avant que de venir à son passage.
Aussi-tôt que nous fûmes à terre, nous courûmes à sa rencontre, & fûmes bien-aise de le voir venir gaillardement. Mais par une fatalité inconcevable, & dont je ne cesserai d'avoir du regret toute ma vie, comme le malheureux n'avoit pas dix pas à faire pour être sauvé, un éclat de la Roche qui le portoit, se détacha tout-d'un-coup, de sorte que la terre lui manquant sous les pieds, nous le vîmes avec horreur disparoître en criant: O bon Dieu, ayez pitié de moi! Nous nous avançâmes avec précipitation, pour voir ce qu'il étoit devenu, mais helas! nous ne vîmes ni n'entendîmes plus la moindre chose.
Je prie le Lecteur charitable de s'arrêter ici un moment, & de faire une sérieuse réflexion sur notre désastre. Le desespoir où nous étions d'avoir perdu notre Ami, joint à l'état pitoyable où nous nous voyions, n'ayant ni hardes pour couvrir notre nudité, ni aucuns moyens humains pour substenter notre corps, donna si fort la gêne à notre esprit, que nous pensâmes cent fois nous jetter tête baissée après lui, & finir ainsi en un instant le cours fâcheux d'une si malheureuse vie.
CHAPITRE VI.
De la découverte d'un très-beau Païs, de ses Habitans, de leur Langage, Mœurs & Coûtumes, &c. & de l'estime où notre Auteur & son Camarade y étoient.
Cependant le froid nous saisissoit, parce que le Soleil étoit à l'extrêmité de sa course, deux motifs pressans pour nous faire songer à notre retraite. Nous descendîmes la montagne avec assez de facilité à cause qu'elle avoit-là beaucoup de talut. Au pied il y avoit un fossé large & profond, qu'il falut encore passer à la nage: c'étoit une des barriéres du Païs, où l'on n'avoit point fait bâtir de Ponts pour en faciliter ou l'entrée ou la sortie. Plus nous avancions dans la Campagne, plus nous en découvrions les beautez: mille indices différens nous assuroient que le Païs étoit habité. Les Animaux que nous avions crû voir de dessus la Montagne, étoient en effet des Chévres, qui paissoient dans des Prez, où l'herbe verte les déroboit en partie à la vûë. Nous n'étions enfin pas fort éloignez de ces Troupeaux, lorsque le Chévrier, qui gardoit le plus prochain, & qui étoit couché à terre, remarqua que ses bêtes allongeoient le coû, & sembloient avoir en vûë quelqu'objet qui leur donnoit de l'étonnement. Il se léve, & aussi tôt qu'il nous eût aperçûs, se met à fuïr de toute sa force, s'imaginant en voyant deux hommes nûs sur le soir, venir du côté des Montagnes, que nous fussions enragez, comme nous l'avons sçû dans la suite: ses Chévres se mirent de même à la débandade. D'autres Bergers qui n'étoient pas loin de là avec des Moutons, ne sçavoient que penser de ce desordre; ils eurent pourtant assez de courage pour s'atrouper, & venir sept ou huit qu'ils étoient, reconnoître qui nous étions. Aussi-tôt que nous nous crûmes à portée, nous joignîmes les mains ensemble, & tâchions par toutes les marques possibles à leur donner de la compassion. Ils s'avancérent, & voyant que nous étions nûs & dénuez de toutes armes, ils vinrent jusqu'à quatre pas de nous, avec chacun un gros bâton à la main, & se mirent à nous parler. Je leur dis en Latin, en François & en Portugais, langage que j'avois assez bien apris par raport au tems que j'avois séjourné en Portugal, que nous étions deux Européens honnêtes gens, qui croyions en Dieu, en levant le doigt au Ciel, & frapant ensuite sur la poitrine. Mais quelques efforts & grimaces que je fisse, je connus bien à leur mine, que nous ne nous entendions ni l'un ni l'autre: de sorte que je me jettai à leurs pieds, puis me mettant à trembler & à étendre les mains, je tâchai de leur insinuër que j'avois froid, & que j'aurois fort desiré de me chauffer. Là-dessus ils entretinrent quelques momens, sans donner pourtant aucune marque qu'ils voulussent nous faire du mal. Enfin, après s'être bien consultez, ils nous firent signe de les suivre, & nous menérent chez un vénérable Personnage: qui après avoir jetté les yeux sur nous, commença par nous faire donner à chacun une grande Robbe qui nous couvroit depuis la tête jusqu'aux pieds, parce qu'il y avoit au haut un bonnet attaché, en forme de capuchon.
Il se mit ensuite à nous interroger par signes, d'où nous venions, si c'étoit de l'Orient, de l'Occident, ou de quelqu'autre partie de l'Univers. Nous lui répondîmes en notre Langue, & par les meilleures gesticulations dont nous étions capables, que nous n'étions ni Anges, ni Démons, pour être venus du Ciel ou des Abîmes, que nous étions des Animaux raisonnables comme lui, qui passant la Mer dans une Machine de bois d'une grandeur extra-ordinaire, avions néanmoins fait nauffrage à cent cinquante lieuës de-là: que de tout l'Equipage, nous avions cherché, trois que nous étions, un Asile, dans le dessein d'y passer le reste de nos jours; que l'un avoit péri en chemin de la maniére du monde la plus tragique, & ainsi du reste. Nous le priâmes ensuite d'avoir pitié de nous, de nous faire travailler, & de nous donner la vie. Je ne sçavois pas s'il comprenoit quelque chose de ce que nous lui disions, mais il parut du moins touché jusqu'à répandre des larmes. On nous donna à souper, & une heure après on nous montra un lit, où nous pouvions prendre du repos: tout cela se faisoit d'une maniére si honnête, que nous en étions charmez. Le lendemain ce fut une Comédie de voir le monde en foule venir de toutes parts pour nous voir; chacun nous regardoit avec étonnement, & personne ne pouvoit comprendre, d'où, ni par où nous étions venus à eux. Ces Visites durérent au moins quinze jours ou trois semaines. A force de les oüir parler, nous commençâmes à entendre quelques mots de leur Langage: le premier que nous retinmes fut celui de Mula, qu'ils avoient ordinairement coûtume de prononcer, lorsque levant les yeux ou le doigt au Ciel, nous proférions le Nom de Dieu. Nous aprîmes les termes de At, manger, Bɤskin, boire: Kapan, dormir: Pryn, marcher: Tian, travailler: Tɤto, oüi; Tɤton, non: & une quantité d'autres, que nous trouvâmes ensuite avoir la signification que nous avions conjecturé qu'ils devoient avoir au commencement. Ce qui nous donna une grande facilité à nous rendre cette Langue familiére, c'est qu'il n'y a que trois tems dans l'Indicatif de chaque Verbe; le Présent, le Parfait indéfini ou Composé, & le Futur: qu'ils n'ont point d'Impératif: que dans leur Subjonctif il ne se trouve que l'Imparfait & le plus que parfait premier, avec l'Infinitif & le Participe. Ils n'ont aussi que trois Personnes pour le Pluriel & Singulier tout ensemble. C'est ainsi, par exemple, qu'ils conjuguent le Verbe manger, At.
Indicatif présent.
Ata. Je mange, ou nous mangeons.
Até. Tu manges, vous mangez.
Atη. Il mange, ils ou elles mangent.
Parfait indéfini.
Atài. J'ai mangé, nous avons mangé.
Atéi. Tu as mangé, vous avez mangé.
Atηi. Il a mangé, ils ou elles ont mangé.
Futur.
Atàio. Je mangerai, nous mangerons.
Atéio. Tu mangeras, vous mangerez.
Atηio. Il mangera, ils ou elles mangeront.
Impératif & Infinitif.
At. Mange, Mangez, Manger.
Imparfait premier du Subjonctif.
Atàin. Je mangerois, nous mangerions
Atéin. Tu mangerois, vous mangeriez.
Atηin. Il mangeroit, ils ou elles mangeroient.
Plus que parfait premier.
Atais. J'aurois mangé, nous aurions mangé.
Atéis. Tu aurois mangé, vous auriez mangé.
Atηis. Il & elle auroit, ils & elles auroient mangé.
Le participe présent.
Ataiū. Mangeant.
De-là dérivent les mots.
Ataūs. Mangerie ou Cuisine.
Ataiɤs. Manger ou Mangeaille.
Atiɤ. Mangieur ou Cuisinier, &c.
Atians.Mangeur ou qui mange, &c.
Leur Alphabet est composé de vingt Caractéres, sçavoir de sept Voyelles, a, e, i, o, u, η, ɤ (dont la sixiéme est proprement l'Aita des Grecs, & la septiéme vaut autant que la distongue ou) & de treize consones, b, d, f, g, h, k, l, m, n, p, r, s, t. Ces mêmes consones leur servent aussi pour les nombres, b, vaut 1. d, 2. f, 3. g, 4. h, 5. k, 6. l, 7. m, 8. n, 9. p, 10. pb, 11. pd, 12. &c. dp. vaut autant que deux fois dix, ou vingt, fp. trois fois dix ou trente. fb, 31. &c. pp. dix fois dix ou 100. r, 1000. pr, 10000. ppr, 100000. s, un million, ps, dix millions, pps, cent millions, ppps, mille millions, &c. en ajoûtant toûjours un p de plus.
Il faut encore remarquer que leurs Noms & leurs Verbes décrivent aussi les uns des autres, de la même maniére que nous avons en François, chat, chate, chatons, chatonner, &c. Leurs déclinaisons sont de même fort aisées. En voici un exemple.
Nominatif, Brol, le Mouton, Brolu, la Moutonne, ou Brebis, &c. Brolη, les Moutons, ou Brebis, &c.
Génitif, Brul, du Mouton, Brula, de la Moutonne, ou Brebis, &c. Brulη, des Moutons, ou Brebis, &c.
Datif. Brel, au Mouton, Brèla, à la Moutonne, ou Brebis, &c. Brelɤ, aux Moutons, ou Brebis, &c.
Ce qui est admirable, c'est qu'il n'y a aucune exception dans les conjugaisons & déclinaisons de cette Langue, & que d'abord qu'on fait les variations d'un Verbe, ou d'un Nom, on les fait aussi de tous les autres: & cette variation ne consiste qu'à ajoûter un A, à l'infinitif, pour en faire le présent de l'indicatif: comme de, At, on fait Ata: de Bɤskin, Bɤkina, &c. Et aux Noms, on ajoûte un A, au nominatif masculin, pour en faire un féminin, ou un η, lors qu'on veut le changer en pluriel commun. Comme l'exemple précédent le montre. D'où il est aisé de conclure qu'il n'est pas surprenant qu'au bout de six mois nous comprenions tout ce que l'on nous disoit, & que nous nous faisions de même entendre: mais revenons à notre premier sujet.
Quelques jours aprés notre arrivée, nous fûmes éveillez un matin par le tintamare extraordinaire que l'on faisoit dans la maison: nous nous levâmes pour voir ce que c'étoit, mais quoi que nous observassions jusqu'à la moindre de leurs démarches, nous ne comprenions rien a l'empressement qu'ils témoignoient, depuis le plus petit jusques au plus grand. Tout ce que nous pûmes faire fut de conjecturer, qu'il devoit y avoir du monde à dîner, parce que l'on massacroit beaucoup de Volaille, & que les viandes abondoient de toutes parts dans la cuisine. Sur les dix heures toute la Famille sortit: notre Patron, qui marchoit devant, portoit un grand Coq entre ses bras: nous le suivîmes avec les autres. En passant le Pont du Canal, nous vîmes que tous nos Voisins en faisoient autant que nous: en même tems ceux de l'autre côté de l'eau sortirent aussi, avec un Coq de chaque maison. Celui qui demeuroit vis à vis de nous, exposa le sien contre le nôtre: les autres firent de même, chacun ayant à faire à celui qui demeuroit de l'autre côté devant lui. Il n'est pas croyable avec quel courage & animosité ces Animaux se battoient. Tantôt l'un se jettoit en l'air, & venoit fondre sur le dos de son ennemi, dont il emportoit souvent toute une touffe de plumes. Un moment après l'autre se couchoit à terre & venoit surprendre sa partie sous le ventre, où il enfonçoit son bec le plus profondement qu'il pouvoit: ils biaisoient, ils caracoloient, & ne se le cédoient, ni en vigueur, ni en finesse, jusques à ce que le plus foible étant contraint de le céder au plus fort, tomboit, & que le victorieux l'ayant mis en piéces, se retiroit en chantant son triomphe. Le Combat du nôtre dura jusqu'à midi, celui de quelques autres avoit fini plûtôt; il y en avoit au contraire, qui n'achevérent qu'une heure aprés. Mon Hôte, dont l'Oiseau avoit été tué, alla prendre le Maître du victorieux par la main, le félicita de la Victoire, & l'amena chez lui: tous leurs enfans & domestiques ne tardérent guéres à les suivre. Ce qu'on avoit aprêté chez l'autre fut aporté à notre maison: on se mit à table, & je puis dire, que je ne m'étois trouvé de long-tems à une telle défaite. Nous eûmes assurément un repas de Roi, & on n'oublia pas d'y boire d'importance: le malheur étoit que nous ne les entendions pas.
Le lendemain nos gens ne furent pas moins alertes: aussi-tôt que le Soleil fut levé, ils sortirent tout autant qu'ils étoient; & tous les jeunes hommes du Canton, c'est à dire, l'aîné de chaque Famille, prirent un arbre haut, droit & poli, comme un mât de Navire, qu'ils allérent planter au milieu du Canal, dans un trou ou tuyau bâti de pierres au fond exprés pour cela; au bout du quel on avoit attaché autant de grosses cordes, qu'il y avoit-là de Ménages. Toutes ces cordes furent ensuite tenduës, & entortillées autour des différens arbres, qui étoient plantez au bord de cette eau: & afin qu'il n'y eût point de jalousie, ou aucun sujet de plainte, il y avoit à chaque corde un nœud à la même distance du mât. Au haut cet arbre, qui n'étoit pas à trente piez de distance de la superficie de l'eau, on avoit cloué un ais rond, sur lequel il y avoit un Aigle, dont les deux piez étoient attachez séparement avec de bonne ficelle, à deux crampons de fer, enfoncez bien avant dans le bois.
Quand tout fut prêt, on attendit qu'il fût deux heures après midi: alors les mêmes jeunes gens revinrent, se saisirent chacun d'une des cordes tenduës à l'endroit où il y avoit un nœud, & au premier signal que notre Hôte donna ils se mirent à grimper à qui mieux mieux. Les premiers qui arrivérent auprès de l'Aigle, tâchérent aussi-tôt de s'en rendre Maîtres, mais ils en furent parfaitement bien reçûs. Comme ils avoient les mains nuës & qu'il ne leur étoit pas même permis de les couvrir, ils furent obligez d'essuyer des coups de bec, qui les leur mirent tout en sang. Chacun n'avoit qu'une main, dont il se pouvoit servir pour attaquer, il falloit qu'il se tint ferme de l'autre. D'autre part, l'Aigle n'étoit pas lié si court, qu'il ne pût s'élever de la hauteur de deux piez au moins de son ais; ainsi, au lieu que le combat ne dût durer qu'un moment, comme je me l'étois figuré au commencement, je ne voyois point d'aparence au bout de deux heures, d'en voir la fin de tout le jour. Quelques vigoureux que fussent les attaquans, la situation où ils étoient étoit trop violente; il étoit impossible qu'ils pussent tenir long-tems. Les uns se reposoient le mieux qu'ils pouvoient, les autres se laissoient tomber dans l'eau, où ils étoient pourtant d'abord secourus par des gens qui se tenoient exprès à portée, dans de petites Barques, pour les joindre. Enfin, c'étoit un remu-ménage enragé, & je croi qu'il étoit autour de six heures, lors qu'un de la troupe s'étant saisi adroitement de l'Aigle, lui cassa une jambe de ses dents. Un autre qui là-dessus le poussa lui fit lâcher prise, sous peine de faire la culbute, empoigne l'Animal des deux mains, & se jette à corps perdu, à bas de la corde. Sa pesanteur étant jointe à ce grand effort, l'Aigle fut démembré, la cuisse qui étoit attachée demeura penduë à l'arbre, & le jeune homme tomba dans l'eau avec la Proye entre ses bras. Les assistans jettérent à cette chute des cris redoublez de réjoïssance, ni plus ni moins, que s'il se fut agi du Salut de tout le Public. Ceux qui avoient été mouillez allérent changer d'habits, & se rendirent bien-tôt après chez le Victorieux où chacun lui fit son compliment. Ils soupérent-là ensemble, & passérent une partie de la nuit à se divertir, pendant que les Péres de Famille se traitoient aussi réciproquement, & faisoient ce que l'on peut apeller chére entiére. Le troisiéme jour se passa encore en jeux, en danses, courses & agréables divertissemens.
Nous ne savions ce que tout cela signifioit, mais nous vîmes ensuite qu'ils observoient dans tout le Royaume, les mêmes Cérémonies tous les Ans, à la pleine Lune, qui précéde le Solstice du Capricorne: & que le jeune homme qui emporte l'Aigle, a cette Année-là le choix de toutes les filles du Canton, en cas qu'il se veuille mettre en Ménage; de sorte que pas une ne se peut marier à un autre sans sa permission, qu'il ne refuse pourtant guéres; ainsi l'on peut dire que tout cela ne se termine qu'à une simple formalité, & un honneur singulier pour le triomphant. Aux autres pleines Lunes de toute l'Année, sans exception, ils font aussi battre des Coqs, se promenent en Gondole l'Eté, en Traîneau sur la neige l'Hiver, & prennent pendant deux jours, tous les innocens Plaisirs dont ils sont capables; hormis celui de l'Aigle planté sur le mât. Le reste du mois chacun est à sa besongne; & il n'y a absolument point d'autres Fêtes.
Tout ce tems-là s'étant écoulé sans rien faire, nous fîmes connoître à notre Patron que nous serions ravis d'avoir de l'occupation: on ne fit au commencement pas semblant de nous écouter, mais voyant que nous insistions à vouloir être employez, on nous donna de la Laine à nétoyer, à laver, à battre & à carder, ne sachant point que nous fussions propres à autre chose. Nous fûmes bien-tôt las de ce métier là: La Fôret, qui étoit Horloger de sa Profession, auroit mieux aimé tenir une lime à la main, & travailler au mouvement d'une Montre; mais il n'y avoit point de telles machines dans ces quartiers-là, & on auroit eu de la peine à leur en donner si-tôt une idée. S'étant aperçûs de notre mécontentement, on voulut se servir de nous pour la manœuvre d'une petite Flote.
Comme il y avoit vingt-deux maisons dans notre canton ou Village, ainsi que j'en ferai la description dans la suite, cet Equipage devoit consister en vingt-deux Bâteaux. Chaque Pére de Famille fit équiper le sien, & y mettre les provisions nécessaires à quatre personnes, pour un Voyage de trois semaines. On arrangea dans ces Barques de toutes les sortes de Denrées ou Marchandises que l'on savoit être propres pour aller à la Traite: comme, par exemple, des cordages, des poulies, des brouettes, des haches, des pêles, des hoyaux, des bêches & autres instrumens propres à remuër la terre: mais principalement des robes, & des habillemens faits de laine ou de toile. Nous étions alors dans le mois de Décembre, & par conséquent au cœur de l'Eté, & dans la plus belle Saison de l'Année. Comme les Boucs sont extrêmement grands dans ce Païs-là & que leur force égale assez celle de nos Chevaux, on s'en sert pour la plûpart des Voitures: chaque Bâteau en avoit quatre, dont la moitié tiroit pendant deux heures ou environ, les autres mangeoient cependant, & se reposoient dans la Barque. Lors que leur tems étoit revenu on abordoit & on les mettoit de nouveau à terre, & ainsi alternativement durant quinze ou seize heures de tems tous les jours, ce qui étoit à peu près, depuis le lever jusqu'au coucher du Soleil. La nuit se passoit dans le repos ou dans l'inaction, car alors on faisoit alte.
Il étoit impossible que nous pussions nous souler, mon Camarade & moi, de voir la beauté de ce Païs enchanté, & les richesses dont la Terre étoit couverte. Les Vergers étoient ornez de beaux arbres chargez, les uns de Fleurs, les autres des plus excéllens Fruits du monde: les Campagnes couvertes de Froment, d'Orge & d'autres Grains: les Prairies herbeuses remplies de Chévres & de Moutons d'Une taille extraordinaire (car pour des Chevaux & des Vaches je n'y en ai jamais vû) & tout cela d'une propreté, d'un ordre & d'une régularité qui nous enchantoit.
Tout le Païs, aussi loin qu'il s'étend, ce qui va, comme nous l'aprîmes dans la suite, à cent trente lieuës Françoises, d'Orient en Occident, & de quatrevingt au moins, du Nord au Sud, est divisé par Cantons ou villages. Ces Cantons ont la figure d'un quarré parfait, dont les Faces sont environ longues de mille cinq cens Pas, ou d'une mille & demie d'Italie, environnez tout à l'entour, ce qui les sépare les uns des autres, d'un Canal tiré à la ligne, large de vingt Pas & d'un Chemin Royal de chaque côté de vingt-cinq, où il a y deux rangs d'arbres au milieu, qui font une Allée de vingt-cinq Piez ou cinq Pas géométrique, afin d'avoir les bords libres, pour la comodité des Animaux que l'on employe à tirer les Bâteaux.
Chaque Canton est encore divisé par le milieu d'un fossé de vingt pas, & d'un chemin de part & d'autre, de vingt-cinq, avec des arbres plantez aussi de la même maniére. La longueur de ces chemins ou demi Villages, contient onze Habitations, de chacune plus de cent trente pas géométriques de front, sur sept cens ou environ de profondeur, qui sont aussi séparées par de petits fossez de cinq Piez, paralléles au moindre côté de chaque demi Canton. A la tête de chacune de ces Habitations, ou du côté du fossé qui divise le Village en deux portions égales, il y a une maison d'un étage de haut, mais large de soixante Piez, avec une allée au milieu, de laquelle on peut aller dans toutes les chambres, étables, granges & autres apartemens. La raison pour laquelle ils n'ont point de chambres hautes, vient de ce qu'ils sont sujets, quoi qu'assez rarement, à des vents violens, qui jetteroient leurs maisons par terre, car ils ne les bâtissent pas fort solidement.
Tout cela étant, disposé de la maniére que je le viens de dire, il est aisé à comprendre qu'il y a dans un Canton vingt-deux habitations ou maisons, lesquelles sont situées vis-à-vis l'une de l'autre, toutes d'une même largeur & hauteur, onze d'un côté du canal, & onze de l'autre. A chaque extrémité de cette eau, de côté & d'autre, il y a des Ponts, tant pour la communication des deux demi-Villages, que pour passer de l'un Village à l'autre; il y en a encore un au milieu de chaque Canton: ils sont faits de pierres de taille les uns & les autres, d'une très-belle Architecture, & parfaitement bien entretenus. De ces vingt-deux Familles, il y en a de deux distinguées: l'une est celle du Papɤ ou Prêtre, & l'autre celle du Kini ou Juge du Canton, qui sont au milieu devant le Pont, & à l'opposite l'une de l'autre: & ces maisons seules ont sur le derriére un Apartement de la largeur de toute la maison, qui servent, l'un d'Eglise, l'autre de Palais ou Sénat. Mais nous aurons peut-être occasion de parler encore de ceci autre part: revenons à notre Voyage.
Nous restâmes neuf jours en chemin, & quand nous fûmes à sept ou huit lieuës de l'endroit où nous devions aller, nous commençâmes à découvrir le Païs haut: On ne voyoit delà que des Montagnes, qui sembloient monter jusques dans les Cieux, & dont le sommet nous éblouïssoit par la blancheur éclatante de la neige, dont ces grandes masses sont couvertes toute l'année. Le Canal où nous étions finissoit à deux petites lieuës de ces Hauteurs; il falut s'arrêter-là. Une partie de notre monde resta dans les Bâteaux, l'autre se mit en chemin pour aller jusqu'aux Montagnes. Avant que d'y arriver il nous falut traverser une très-belle Forêt.
Le charivari & tintamare continuel que nous entendions, à mesure que nous avancions, me fit plus d'une fois penser à Vulcain & à ses Cyclopes. Tout l'air retentissoit de grands coups de marteau, & l'on eut juré en effet que nous n'étions qu'à trois pas de la boutique du Mont-Gibel, ou de l'Enclume de Brontes, de Pyracmon, & de Steropes. Nous ne fûmes pas tout à fait trompez dans nos conjectures: les hommes que nous découvrîmes bien-tôt après, n'avoient pas mal la mine de Géans & de Démons: il y en avoit parmi d'une taille monstreuse, d'autre velus comme des Ours; & pas un qui ne fut plus noir qu'un Charbonnier des Mines d'Ecosse.
Ceux de notre Troupe s'adressérent aussi-tôt à un Directeur, pour lui dire le Canton d'où nous venions, qui étoit le troisiéme de la premiére Ligne, nommé Riɤs; car c'est au nombre, & par un semblable nom qu'on les distingue les uns des autres. Ils lui, déclarérent aussi quelles sortes de Marchandises nous avions aportées, & ce que nous désirions de remporter. Ensuite ils nous présentérent à lui, mon Camarade & moi, aparemment pour le prier de nous faire conduire par tous les endroits qu'il croyoit dignes d'être vûs par des gens qui n'avoient jamais été-là. Aussi-tôt il donna ordre à un de ses Estafiers de nous accompagner par tout. Cinq de notre Compagnie se joignirent à nous.
La premiére chose qu'il nous fit voir fut un gouffre large & d'une profondeur immense. C'étoit une Mine de Fer, où l'on avoit travaillé depuis des milliers d'Années, & dont on avoit tiré tant de matiére, que cela avoit formé d'autres Montagnes proche de-là. En décendant dans ce creux à gauche, il y avoit un Escalier que les Ouvriers avoient pratiqué dans le Roc, à mesure qu'ils creusoient: mais quoi que les marches en fussent larges & aisées, j'aurois fait beaucoup de difficulté d'y décendre. Sur le devant ils avoient fait une Machine de bois où ils avoient fait un gros Sommier qui avançoit, & auquel ils avoient attaché une Poulie de trois Piez de diamétre, qui servoit à tirer la Mine d'environ la moitié du creux, où l'on avoit fait une Plate-forme, d'où d'autres Ouvriers la tiroient du fond, par le moyen de quelques Paniers, que ceux qui étoient en bas remplissoient à mesure qu'il en décendoit. A droite, au contraire, personne ne travailloit; tout paroissoit y être en desordre, & notre Guide voyant que je me penchois pour en considérer les irrégularités, me fit entendre par signes, & du mieux qu'il pût, qu'il n'y avoit que cinq mois qu'un gros quartier de la Montagne, que l'on avoit peut-être trop creusée au dessous, de ce côté-là, s'étoit détaché, & avoit en tombant, écrasé trois cens soixante personnes qui y travailloient.
Après que nous eûmes examiné cet endroit-là, il nous mena vers un autre, d'où l'on tiroit de la même maniére, du Charbon de terre, mais qui est beaucoup plus gras que celui que l'on trouve en Angleterre, & même que la Hoüille du Païs de Liége, puisqu'il dure un jour entier, & que ceux qui en brûlent n'en mettent au Foyer qu'une fois toutes les vingt-quatre heures.
Entre ces deux Mines il y avoit un Etang d'Eau minerale, qui bouilloit continuellemment: ils s'en servent à nétoyer toutes les ordures de leurs corps, de leurs habits & de leurs ustencilles; mais on ne sauroit l'employer à cuire les Viandes, parce qu'elle leur donne un trop mauvais goût. Le Fer qu'ils trempent dans cette Eau chaude, devient d'une dureté impénétrable, & est beaucoup plus propre que notre meilleur Acier à faire des Ressorts. Je n'avois jamais trouvé de difficulté à comprendre comment les Eaux minérales d'Aix-la-Chapelle peuvent avoir le degré de chaleur qu'on leur attribuë, parce qu'on les fait passer par de longs Conduits soûterrains, où il abonde sans doute, des entrailles de la terre, des parties bitumineuses & sulfureuses, qui étant elles-mêmes dans une grande agitation, leur communiquent en passant, une partie de leur mouvement; mais ici, je ne voyois absolument rien de semblable. Un petit Lac, où l'eau croupit, & où pour supléer aparemment à ce qui s'en dissipe, tant par les exhalaisons, que pour l'usage de ceux qui en tirent, il distille d'un Tuyau de pierre, que la Nature semble avoir fait exprès pour cela, un filet de la grosseur du petit doigt, d'une Eau claire comme cristal, & qui bien loin d'être chaude, est plus froide que le Marbre: ce qui me faisoit croire qu'il devoit y avoir un terrible Foyer d'esprits là-dessous.
Nous allâmes aussi voir ceux qui séparoient les parties de Fer de la Mine: les Fourneaux où ils le fondent, & les Forges où ils le travaillent ou mettent en barre, pour être travaillé ailleurs: mais tout cela étoit si semblable à ce qui se pratique en Europe, que je n'ai pas crû en devoir faire ici la description. Je compris fort bien, par ce qu'ils me dirent en suite, que toute cette chaîne de Montagnes, qui sert de Barriére à ce beau Païs, est proprement le Magasin d'où ces Peuples, tirent une partie de leurs Richesses, & des choses qui sont pour la plupart utiles dans la Société; comme des Pierres pour bâtir, d'autres pour faire de la Chaux, du Sel, qui quoi que différent du nôtre, ne laisse pas d'être fort bon; de l'Etain très-fin, du Cuivre rouge, mais en fort petite quantité, & encore coûte-t-il beaucoup de peine, & la vie de bien des hommes.
Pendant que je m'occupois à considérer toutes ces Curiositez, nos gens travailloient à faire débarquer leurs Marchandises, à les troquer, & à se charger de celles qu'ils avoient ordre de prendre en la place: ce qui se fait par des Traîneaux, ou de petites Charettes plates & longues, tirées par deux, trois, quatre & jusques à dix Boucs à la fois, ou par des Porte-faix, & à quoi l'on employe tant de gens, que cela est expédié en fort peu de tems, quoi qu'il y ait tant de chemin à faire; de sorte que nous ne fûmes pas-là deux jours entiers. Nous amenâmes notre Guide à nos Barques, où nous le traitâmes de notre mieux, & le fîmes tant boire, qu'au premier pas qu'il fit pour s'en retourner, il se laissa tomber de son long, & se blessa même à l'épaule, de maniére que la douleur qu'il en ressentit, lui arracha de la bouche le Nom de Christ. Je demeurai surpris à cette expression, & j'aurois bien voulu savoir d'où il avoit apris à connoître le Sauveur du monde: mais faute de savoir la Langue, il falut borner ma curiosité à courir le relever, & à voir que le mal qu'il s'étoit fait n'étoit pas fort dangereux, jusques à ce que je fusse en état de m'en informer.
Comme nous étions sur le point de démarer, pour nous en revenir chez nous, il me vint dans l'esprit, que si au lieu de prendre notre route par le même Canal où nous étions venus, nous allions passer dans un autre, éloigné de deux ou trois Cantons de celui-là, peut-être verrions-nous des nouveautez qui nous feroient du plaisir, & récompenseroient le tems perdu, & la peine que nous aurions prise. Je communiquai ma pensée à La Fôret, & nous fîmes tant lui & moi, que nous nous fîmes comprendre aux autres. Les bonnes gens étoient si honnêtes, qu'ils consentirent sans hésiter à notre proposition. Là-dessus nous passâmes du côté d'Occident: mais lors qu'il fut question d'atacher les boucs, qui dévoient tirer notre Bâteau, le plus vieux, qui avoit, au dire de celui qui les menoit, quarante-deux ans, & qui avoit fait je ne sai combien de fois ce chemin-là, voyant qu'on s'écartoit en quelque façon de la route ordinaire, se mit à faire le diable à quatre: il fut impossible au Guide de le retenir, il fit tant de sauts & de cabrioles, qu'il rompit la corde dont on le tenoit, & se mit à fuir de toute sa force. Vingt personnes s'empressérent de courir après, qui crioient à gorge déployée qu'on l'arrêtât. Les voix ayant passé de l'un à l'autre, & quelqu'un s'étant mis en devoir de lui vouloir faire rebrousser chemin, ce fougueux animal se jetta au beau milieu de l'eau. Les bords font-là extrémement hauts & escarpez, il n'y avoit aucun moyen pour lui d'y grimper. Notre Guide ayant apris cette chute, y courut avec trois ou quatre autres, pour voir s'il n'y auroit pas moyen de ravoir son Bouc, & apercevant de loin qu'il nageoit le long du talut, il le devance de quelques pas, se baisse tout doucement, & justement comme il passoit, lui jette un nœud coulant sur la tête, & l'atrape par les cornes. En même tems le Bouc prend l'épouvente, il s'élance de l'autre côté, & tire notre homme après lui, tant parce que la corde s'étoit, je ne sai comment, entortillé autour de son corps, qu'à cause qu'il aima mieux se laisser entraîner que de lâcher prise: aussi-tôt l'alarme redouble, on y court de toutes parts, & pendant que l'on s'occupoit avec empressement à secourir notre Camarade, la Bête cependant avança jusqu'à l'une des montées du Pont prochain, par où elle regagna terre & prit soin de s'éclipser, de maniére que personne ne la voyoit plus, & que nous ne savions absolument ce qu'elle étoit devenuë. J'enrageois en mon particulier de cette perte, j'aurois voulu pour un doigt de ma main m'être tû, parce que j'apréhendois que mon Patron ne nous en regardât de mauvais œil, & ne s'en vengeât sur ceux qui avoient eu la complaisance de nous écouter. Nous ne laissâmes pourtant pas pour cela de poursuivre notre pointe, malgré la résistance que quelques autres Boucs faisoient, ce qui ne dura pourtant qu'un moment, car dès que les premiers furent bien en train d'aller, les autres les suivirent comme des Agneaux. Mais cela ne nous profita de rien dans notre Voyage: le Païs est tellement uniforme, qu'il vaut autant n'en avoir vû qu'une partie, que de s'amuser à parcourir le tout. Il n'y avoit proprement de diversité à remarquer que dans les visages des hommes, comme par tout ailleurs; & quand même il y auroit eu quelque plaisir à prendre, l'inquiétude où nous étions, nous auroit empêché d'y participer. Mais nous fûmes bien étonnez à notre arrivée, lors que nous aprîmes que le Bouc étoit à l'Ecurie depuis huit jours: cet habile Courier avoit franchi le chemin en trente-cinq heures. Une si agréable nouvelle dissipa entiérement notre chagrin, & nous rîmes tout notre sou à force d'en voir rire les autres.
Le lendemain on déchargea les Bâteaux: tous les Habitans du Canton se trouvérent-là. Le Juge fit aporter la Facture des Denrées que l'on avoit aportées, ayant tout bien examiné, il fit porter à chacun des Intéressez ce qui lui apartenoit; ce qui se fait avec tant d'ordres, qu'il est impossible qu'il se perde la moindre chose. Pour récompense de cette peine, chaque Ménage lui envoye le jour d'après, un plat du meilleur Poisson qui se pêche dans leurs Eaux, dont la moitié se consomme chez lui, & l'autre dans le Logis du Prêtre, où les Péres de Famille Vont leur aider à le dépêcher. C'est un honneur pour ces Messieurs; mais ils le payent chérement, puisque tout ce qu'ils peuvent conserver de ce Poisson, ne vaut pas la moitié de la sausse que la générosité veut qu'ils y ajoûtent.
Enfin, tout cela prit fin, & il fut question de retourner à notre besogne; non pas que personne nous en fit le moindre semblant, qu'au contraire, nous voyions fort bien que l'on ne se foucioit guéres, que nous nous mêlassions de rien, mais parce que nous ne voulions pas être-là comme des fainéans, quoi que nous eussions bien voulu que l'on nous eût employez à autre chose. La Forêt, qui étoit encore plus las que moi de travailler à la Laine, tacha de faire comprendre à notre Hôte, qu'étant Horloger de sa Profession s'il vouloit lui fournir les Métaux & les Instrumens nécessaires, il lui feroit une Machine, qui indiqueroit & sonneroit les heures, en telles parties du tems qu'il lui plairoit, & que tous les Habitans du Village entendroient. Pour moi, qui ne pouvois leur être d'aucun secours par ma Chirurgie, à cause que les Herbes de ce Païs-là différent pour la plûpart, des nôtres, qu'il y a peu de Minéraux, & qu'ils haïssent mortellement la Saignée; tout ce que je pouvois faire, fut d'aplaudir à ce que mon Camarade disoit, dans l'espérance de travailler avec lui au même Ouvrage.
Cette Proposition parut merveilleuse au Juge, qui envoya querir le Prêtre pour la lui communiquer sur le champ. Ils avoient en effet ouï parler de nos Horloges, mais ils ne s'en étoient formé qu'une idée assez confuse, & personne n'en avoit vû jusqu'alors: ainsi ils nous priérent instamment d'y mettre la main aussi-tôt que nous voudrions, & de n'y rien épargner; d'autant plus que leur maniére de diviser le tems, est méchanique, & extrêmement pénible. Ils prennent un bout de ficelle, à l'extrêmité de laquelle ils passent une Balle d'Etain, ils attachent l'autre bout de cette corde au plancher, de sorte que cela leur sert de Pendule, qui est longue de trois Piez un sixiéme ou de trente-huit pouces, & l'ayant mise en mouvement, ils comptent jusques à sept mille deux cens Vibrations, qui à cause de la longueur de la corde, font justement autant de Secondes, & par conséquent la douziéme partie d'un jour naturel, ou deux de nos heures. Je dirai ailleurs de quelles gens ils se servent pour compter ces Vibrations, & pour aller crier l'heure par tout le Village, de même que cela se pratique en bien des endroits de l'Europe, pendant la nuit, & particuliérement en Hollande, où ils payent pour cette fin, des Hommes qu'ils apellent Clappermans. On nous donna donc les matériaux nécessaires pour notre travail. La Forêt commanda une partie des Outils dont nous avions besoin, & lui-même fit les autres. Enfin, nous mîmes la main à l'œuvre, mais non pas d'une maniére à nous fatiguer, puisque nous n'achevâmes notre Horloge qu'au bout environ de dix-sept mois.
Personne ne sauroit croire avec quelle admiration tout le monde nous regardoit. On ne pouvoit comprendre comment il étoit possible que cette Machine allât seule, & sonnât toutes les heures du jour. Comme dans ce tems-là nous nous étions tellement perfectionnez dans la Langue du Païs, que nous nous expliquions avec autant de facilité qu'en François, nous leur dîmes qu'il faloit faire bâtir un petit Clocher sur la maison du Prêtre ou du Juge à la maniére des Européens, afin d'y mettre cette Horloge, d'où chacun l'entendroit sonner. Ce qui fut dit, fut exécuté: les plus lents s'empressoient à suivre nos Ordres, & bien des gens ne cessérent de travailler avec nous, jusques à ce que notre Ouvrage fut au lieu où nous l'avions destiné.
Mais pour en revenir aux Personnes dont on se sert pour avoir soin des Pendules, & avertir les autres de la partie du jour où ils sont, il faut savoir que jusqu'alors on n'avoit encore jamais condamné personne à perdre la vie. Les Crimes y sont défendus, & les Criminels punis, mais point à mourir. Ils s'imaginent que la vie de l'homme dépendant uniquement de Dieu qui la lui à donné, il n'est pas en notre puissance de lui ôter, pour quelque cause que ce puisse être, non pas même pour avoir tué son pére & sa mére. J'avois beau leur dire que c'étoit une maxime, que presque tout le Genre humain observoit, & que notre Loi, que nous croyons avoir été dictée de Dieu lui-même, le commandoit expressément: tout cela ne faisoit que les aigrir & leur donner de l'horreur pour des gens qu'ils ne connoissoient pas, mais qu'ils croyoient indignes de la lumiére. Il n'est pas vrai-semblable, disoient-ils, qu'un homme qui en tuë un autre, soit dans son bon sens; ce seroit faire outrage à tous ceux de son espéce que de le penser. Mais quand il se rencontreroit des gens assez extravagans & cruels, pour priver leur prochain d'une vie qu'ils ne leur ont point donné, il en faudroit laisser la vengeance à l'Esprit universel, (c'est ainsi qu'ils apellent Dieu) & ne pas anticiper sur ses Droits, en imitant leur barbarie, sous le prétexte spécieux d'observer des Loix Divines, qui ne sont au fond que des Ordonnances d'un Tiran dénaturé. Chaque homme, lors qu'il s'agit de former une Société, peut transférer à un autre, comme à un Prince ou Souverain, le droit & l'autorité, que la Nature lui a donnée sur lui-même: mais il ne peut pas lui donner aucune puissance sur sa vie. C'est Dieu qui, par le moyen de nos péres & méres, nous a faits sans notre participation: & puisque nous n'avons en aucune maniére du monde contribué à notre être, il est juste & légitime de laisser à ce même Dieu, le droit qu'il a de nous défaire; & nous borner à mettre la main sur les autres Animaux, qu'il semble avoir laissez à notre disposition.
Suivant ces Principes, ils se contentent d'imposer à un chacun la peine qu'ils croyent la plus proportionnée à son délit. Le blasphême contre Dieu, est le péché le plus énorme parmi eux: ceux qui le commettent sont sans miséricorde, condamnez pour leur vie à travailler au fond d'une Mine obscure, où la lumiére du Soleil ne sauroit atteindre. Les Meurtriers, les Adultéres, les Paillards & les grands Larrons, sont à peu près traitez de la même façon: Les uns travaillent en bas, les autres en haut: il y en qui sont pour dix Ans, d'autres pour plus ou moins, suivant que le Crime est agravant, & que la personne est âgée & intelligente. Les pécadilles se punissent avec moins de sévérité: & ceux qui les commettent sortent rarement du Village. On employe les uns à la Pèche, à faire & racommoder des Filets, ce qui les occupe beaucoup, parce que leurs Eaux sont poissonneuses & qu'ils mangent quantité de Poisson: les autres ont soin des Allées & des Arbres, quelques-uns nettoyent les Canaux. Les Filles & les Femmes prennent garde aux Pendules, d'où elles sont relevées tous les demi jour; & les jeunes Garçons vont crier les heures: ce qui se fait depuis que le Soleil est parvenu à leur Méridien jusques à ce qu'il y revienne. Et tout cela pour un certain tems, après lequel ils sont remis en liberté.
J'ai dit tantôt que le Blasphême est le plus sévérement puni; cela me donne occasion à présent de dire deux mots au sujet de ce misérable, qui après nous avoir servi de Guide aux Mines, avoit proféré le Nom de Christ en tombant, comme pour l'apeller à son secours. Lors que je me vis en état de causer avec tout le monde je ne laissois guéres passer d'occasions sans me faire instruire des choses que je desirois de savoir. Un jour je racontai à notre Patron les circonstances du Voyage que nous avions fait aux Montagnes; & ayant fait mention du personnage, & de ce qu'il avoit dit, je lui demandai s'ils connoissoient un Christ parmi eux? Il me répondit, qu'il y avoit trois ou quatre cens Ans qu'il étoit venu plusieurs personnes dans leur Païs, à peu près pour les mêmes raisons qui nous y avoient menez: que le dernier qui s'y étoit rendu avoit été un Homme grave, habillé d'une longue robbe, & en un mot, de telle maniére, qu'il me fut aisé de remarquer que ç'avoit été un Moine de quelque Ordre Mandiant. Cet Homme, poursuivit-il, avoit de l'esprit & étoit même Savant: il aborda en un Canton un peu éloigné de celui-ci, mais il n'y resta pas long-tems. D'abord qu'il entendit un peu notre Langue, il se mit sur le pié de changer souvent de Village: mon Bisayeul, à ce que m'a raconté mon Pére, l'avoit logé ici plusieurs fois, & avoit pris beaucoup de plaisir à l'entendre discourir. Il ne faisoit que prêcher la Morale à tout le monde: souvent il les entretenoit d'une Résurrection & Immortalité bien-heureuse après cette vie. De plus, il soûtenoit que Dieu avoit un Fils, engendré de sa propre Substance long-tems avant le monde, qui s'étoit manifesté aux hommes depuis quelques Siécles, étant né d'une Fille Vierge, ou qui n'avoit, si vous voulez, jamais connu aucun homme. Que cet Homme-Dieu avoit conversé parmi le Genre-humain, qu'il avoit souffert la mort comme un Brigand, pour mériter par-là la Vie éternelle au reste des hommes, qui vouloient bien embrasser sa Foi: & qu'enfin, ce Personnage, qui s'apelloit Christ, s'étoit lui-même relevé d'entre les morts, & s'étoit assis aux Cieux à la main droite de son Pére, pour gouverner avec lui le Ciel & la Terre jusques à la fin du Monde. Comme cette Doctrine flâte beaucoup, il trouvoit aussi bien des gens qui prenoient un plaisir singulier à l'entendre; d'autres s'en scandalisoient. Cela vint jusqu'au oreilles du Roi. On le fit venir à la Cour, & après l'avoir bien examiné, il fut condamné comme le dernier des Blasphêmateurs, à aller finir ses jours au fond d'une Mine, où il mourut quelque tems après. Et autant qu'il avoit à tout bout de champ le mot de Christ à la bouche, quelques-uns de ceux qui travailloient avec lui l'imitoient; & ce que vous m'avez raconté de votre Guide, continua-t'il, est une marque certaine que cela a passé jusqu'à nous.
Quoique ce discours m'allarmât, je ne pûs m'empêcher de lui dire, que j'avois la même croyance que cet homme, que les Préceptes de la Religion que je professois me portoient à cela, & que j'étois surpris que des Personnes aussi sages & autant charitables qu'ils l'étoient, avoient pû se résoudre à traiter si inhumainement un pauvre Religieux, que le Ciel leur avoit envoyé sans doute pour leur Salut. La Politique, me répondit mon Hôte, y a eu peut-être la meilleure part. Les Princes n'aiment point les grands changemens dans le Culte, de peur que leur Personne n'en souffre, ou que cela ne soit préjudiciable au Gouvernement. Mais il est sûr aussi que vos Sentimens répugnent en bien des endroits, & que ce Christ sur tout excite à la Révolte, & embarasse prodigieusement la Raison. J'avouë, lui dis-je, que c'est un Mystére incompréhensible; nous le croyons pourtant, & nous le croyons avec d'autant plus de confiance & de fermeté, que nous voyons qu'il nous est avantageux de le croire; parce que cela influë dans l'économie du Salut: outre que c'est une vérité, dont mille témoins oculaires ont rendu témoignage, & que Dieu lui-même nous a révélée.
Il faut de bonne foi, reprit le Juge, que vous habitiez des Climats bien fortunez, puis que la Divinité s'y communique ainsi aux hommes: ou il faut, pour mieux dire, que les Gens de votre Monde soient bien vains & présomptueux d'avoir l'impudence de publier hautement, que l'Esprit universel s'abaisse jusqu'au particulier, & se familiarise avec un Ver de terre. Cela me paroît insuportable, & si ce même Dieu prenoit le moindre intérêt à sa gloire, il ne manqueroit pas de punir rigoureusement votre orgueil. Mais avant que je m'engage plus avant avec vous dans ce Discours, dites moi, poursuivit-il, je vous prie, comment cette Révélation se fait? Dieu vous parle-t-il directement lui-même, employe-t-il le Ciel, la Terre, ou quelqu'autre Créature pour cela? de quelle maniére s'y prend-il?
Je ne sai, lui dis-je, s'il vaut la peine de vous entretenir de cette matiére: je vous voi si éloigné de nos Sentimens, & si peu disposé à donner la moindre croyance à nos Dogmes, que j'ai peur que votre incrédulité n'excite votre couroux, & que cela ne m'attire des affaires. Vous n'avez rien à craindre, repartit-il, je suis votre Ami, & honnête Homme; je vous laisserai dire tout ce que vous voudrez, & je me conserverai simplement le Droit d'en juger à ma fantaisie. A cette condition, lui répondis-je, je veux bien vous en dire le peu que mon âge, mon éducation & mon art, m'ont permis d'en aprendre. Mais de peur de prendre les choses de trop haut, ou que je vous entretienne de ce que vous savez peut-être mieux que moi: dites-moi, s'il vous plaît, auparavant, quels Sentimens vous avez de Dieu, du Monde, de l'homme & de son origine, aussi-bien que de sa dépendance, & de ce qu'il doit attendre après cette vie.
Vous avez raison, reprit le Vieillard, je m'en vai vous satisfaire, pour ce qui me touche en particulier: il est impossible que ma confession soit générale, puisqu'il n'y a peut-être pas moins d'hommes que d'opinions. Je croi une Substance incréée, un Esprit universel, souverainement Sage, & parfaitement bon & juste, un Etre indépendant & immuable, qui a fait le Ciel & la Terre, & toutes les choses qui y sont, qui les entretient, qui les gouverne, qui les anime; mais d'une maniére si cachée & si peu proportionnée à mon néant, que je n'en ai qu'une idée très-imparfaite. Cependant, voyant la nécessité de son Existence, & la dépendance où nous sommes à son égard, nous croyons être dans une obligation indispensable de lui rendre nos hommages & nos adorations, de ne parler de lui qu'avec respect, & n'y penser même qu'en tremblant; ce qui fait la principale partie de notre Culte. L'autre est de lui rendre continuellement nos Actions de graces pour tous les biens qu'il nous a faits, sans aucune prétention pour l'avenir, & bien moins aprés la mort, puisqu'alors, n'existant plus, nous n'aurons absolument plus besoin de rien. Et c'est pour cette fin que nous nous assemblons tous les matins chez notre Prêtre, comme vous en avez été plusieurs fois témoin depuis que vous êtes parmi nous.
Il est vrai, lui repartis-je, que vous êtes fort ponctuels à donner à Dieu une heure de votre Dévotion tous les jours de l'Année sans interruption, en quoi certes vous êtes beaucoup à louër: mais je trouve étrange que vous rejettiez entiérement la Priére, & que vous ne fassiez aucune distiction entre les jours: car pour nous, nous en employons six à nos Affaires domestiques, & donnons le septiéme à Dieu, & aux Exercices de notre Religion.
Nous ne pensons pas, reprit-il, qu'un jour soit en rien plus excellent que l'autre; ils sont sans doute tous égaux: & quoi que nous ne soyons qu'une heure le matin dans nos Eglises, nous ne laissons pas de conscrer à Dieu le reste de la journée, de méditer à chaque moment, sur sa Grandeur, & d'admirer sa Bonté envers toutes ses Créatures. Et pour ce qui est de le prier, cela est absolument inutile; outre que ce seroit comme lui vouloir faire violence; car étant immuable de sa nature, il est évident qu'il ne sauroit souffrir aucune ombre de changement.
Ici l'on vint avertir le Juge, que le Timnɤ, c'est à dire, Satrape, Intendant ou Gouverneur, étoit-là pour recevoir le Tribut du Canton. Nous avons déja remarqué que chaque Village consiste en vingt-deux Familles, qui sont gouvernées par un Baillif: dix Cantons font un Gouvernement, dont le plus ancien des Baillifs est Timnɤ & Président des neuf autres, dans les Assemblées qu'ils tiennent pour exercer la Justice, & régler la Police dans ces dix Villages-là. Outre cela, il y a la Cour Souveraine, où de dix Gouverneurs on en députe un tous les Ans une fois, qui s'assemblent pendant vingt jours ou plus, & jamais moins. Le Roi préside à cette illustre & nombreuse Assemblée, où il se conserve les Droits de Régale, & où l'on peut apeller de tous les autres Tribunaux, lors qu'il s'agit principalement de punition de quelque Crime capital.
L'Intendant qui étoit venu pour recevoir le Don du Peuple, fut parfaitement bien reçu de notre Hôte: on lui fit un Repas magnifique, où le Prêtre & les deux Assesseurs du Village furent aussi invitez. Dans la conversation on n'oublia pas de s'entretenir de Messieurs les Horlogeurs. Le Gouverneur fut curieux de voir notre Machine, il en admira l'invention, & nous donna mille loüanges: mais il auroit mieux valu pour nous qu'il n'eut rien sû de tout cela, puis qu'au fond il n'en résulta rien de bon dans la suite, comme on verra dans son lieu.
CHAPITRE VII
Conversation curieuse de l'Auteur avec le Juge & le Prétre de son Village, au sujet de la Religion, &c.
Après le départ du Satrape, Monsieur le Juge qui se souvenoit encore très-bien de notre Entretien, s'impatientait de m'entendre raisonner sur la Religion que je professois. Pour en avoir l'occasion d'autant plus favorable, il invita le Prêtre exprès le lendemain à dîner, & nous fit venir mon Camarade & moi pour être de la partie. La premiére chose qui donna lieu au Papɤ de parler, fut de nous voir prier Dieu avant le Repas. Comme son Sentiment ne m'étoit point inconnu, & que j'en avois déja causé avec mon Hôte, je me contentai de lui dire que l'idée que j'avois de Dieu, comme d'un Etre souverainement Puissant & parfaitement Bon, me portoit à implorer sa Bénédiction sur les Viandes qu'il me donnoit pour alimenter mon corps, étant persuadé par la Raison & par l'Expérience, que sa Parole rassasioit infiniment plus que le Pain. Il me tint là-dessus à peu près le même Langage du Juge, & prétendoit éluder la force de mon Argument, par l'exemple de ceux de sa Nation, & même de la plupart des Animaux, qui ne sont pas moins nourris de ce qu'ils mangent, que nous qui faisons cette Cérémonie: de sorte que le tout se réduisoit à anéantir absolument l'Oraison. Ne nous amusons point à disputer là-dessus, lui dis-je, c'est une question qui ne résoudra tantôt d'elle-même & qui ne dépend que de quelques autres Véritez, que je m'en vai vous faire toucher au doigt.
Dans la Conversation que j'eus l'autre jour avec notre Juge, il ma avoué lui-même que vous confessez unanimement l'Existence d'un Dieu tout parfait: Suposant cette vérité, qu'il seroit autrement fort aisé de vous prouver par plusieurs Argumens incontestables, & sur tout par celui que l'on attribuë à un certain Saint Thomas, qu'il apelle, la voye de la causalité de la Cause éficiente. Puisque par là on remonte immanquablement des effets à une cause premiére, intelligente, & nécessaire de la production de toutes choses.
Je fai cela, dit le Prêtre; & il faudrait être dépourvû de raison pour en douter. Et bien! repris-je, il est clair que c'est ce même Dieu, & point d'autre, qui a créé de rien l'Univers, c'est à dire, le Ciel, la Terre, & en général tout ce qui existe. Pour cela, interrompit le Juge, je ne le comprends pas bien; de rien il ne se peut rien faire. Vous avez raison, repartis-je, par raport à nous, mais à l'égard de Dieu c'est une autre affaire: on ne peut pas sans contradiction, poser la Matiére coexistante avec Dieu; car il y auroit alors deux Infinis, deux Etres indépendans, & on prétend que cela ne s'accorde point. Mais laissons-là les choses infinies, elles sont hors de notre portée. Je croi qu'il suffit au fond de savoir que Dieu a tout fait, sans se mettre en peine de quoi, comment & en quel tems.
Nous avons un Livre, continuai-je, qui nous aprend tout cela: Moïse nous y assure, que Dieu a tout fait par sa Parole, il y a en viron six mille Ans & qu'il y employa six jours, aprés lesquels il se reposa de son œuvre. Que fit-il donc le premier jour, repartit le Juge? Après avoir créé le Ciel & la Terre, il dit que la Lumiére soit, & la Lumiére fut, &c. Le sixiéme, il créa l'Homme de bouë, & soufla dans ses narines respiration de vie, &c. L'ayant fait capable de discernement, il étoit bien juste qu'il vécût sous sa dépendance, & qu'il le reconnût pour le seul Maître de l'Univers. Il lui donna puissance sur tout ce qu'il y a sur la Terre, & lui défendit seulement de ne point toucher à un seul Arbre, qui se trouvoit planté au milieu du Jardin des délices, où là Providence l'avoit établi. La soûmission qu'il avoit pour son Créateur, l'auroit sans doute empêché de contrevenir à ses Ordres, mais la Femme qu'il lui avoit donnée pour Compagne, étant plus infirme & plus curieuse que lui, se laissa emporter à sa passion: elle mit la main sur le Fruit admirable de cet Arbre, le goûta, & le trouva si excellent, qu'elle en donna à son Mari. Ce misérable fut assez malheureux pour en manger, & pour encourir par conséquent, la peine qui lui avoit été imposée, de mourir d'une mort éternelle, c'est-à-dire, de souffrir des peines éternelles après sa mort. Peine dure & insuportable assurément par raport au péché & à celui qui l'avoit commis, mais qui ne laissoit pas d'être fort proportionnée à la Majesté de la Personne lézée.
Je parcourus ainsi l'Histoire de la Création, du Deluge, des Patriarches, de Moïse & d'Aaron son Frére: des Miracles qui avoient confirmé la vérité de cette Histoire. Je les entretins des Prophêtes, de leurs Prédictions, principalement par raport au Messie, de la venuë de ce Sauveur, comment c'étoit le Fils de Dieu, & de quelle maniére il nous avoit rachetez de la punition que nous avions méritée en la personne du premier Homme notre Pére. Enfin, je leur fis voir la nécessité de la Priére, tant par ce que nous en indique la Nature, que par ce que nous en disent les Saints Hommes, & en particulier Jesus-Christ. Et enfin, je leur parlai d'une Résurrection des corps, dont les ames reprendront possession, & d'une Vie éternelle & bien-heureuse, que le Fils de Dieu nous avoit méritée en souffrant la mort ignominieuse de la Croix.
Il faut avouër qu'ils m'écoutérent avec beaucoup de patience; il sembloit même qu'ils y prissent du plaisir, & qu'ils aquiéçassent à la plus grande partie. Mais-je fus fort surpris lors que le Prêtre me regardant fort sérieusement, demanda si je croyois tout cela? Oui assurément, lui répondis-je, que je le croi. Ceux qui doutoient de la Loi de Moïse, mouroient sans aucune miséricorde; & les Apôtres nous assurent que l'on ne peut douter de la vérité des paroles de Christ, & de toute l'œconomie du Salut, sans danger de punition éternelle. Mais ce n'est point la force qui me méne-là, c'est proprement l'évidence. Que diriez-vous de moi, continuai-je, si je vous disois à point nommé, non-seulement ce que vous avez fait de plus caché, mais tout ce que vous devez faire, & ce qui doit arriver à votre Païs? Si je guérissois les malades, ressuscitois les morts, passois les mers à sec, fendois les rochers d'une simple Verge pour en faire faillir autant d'eau qu'il en faudroit pour desaltérer tout un Peuple, & si je faisois mille autres semblables Prodiges; ne diriez-vous pas, ou que je serois Dieu, ou du moins un Instrument dont Dieu se seroit servi pour faire tant de Miracles différens, puis qu'il n'y a rien d'humain en tout cela? Eh bien! continuai-je, c'est ce que les Prophêtes, les Apôtres, & Jesus Christ principalement, ont fait, ainsi que je vous l'ai insinué tout à l'heure: de sorte que nous n'avons aucun lieu de douter delà vérité de ce qu'ils nous ont laissé par écrit.
Votre conséquence n'est pas juste, interrompit le Papɤ: Mais avez-vous vû toutes ces belles choses? J'avouë que non, répondis-je, mais il n'est pas toûjours nécessaire de voir une chose pour la croire. Vous n'avez jamais vû l'Europe, les Royaumes qu'elle comprend, leurs Guerres, leurs Religions & leurs Coûtumes: cependant vous croyez ce que nous vous en racontons, parce que vous nous prenez pour d'honnêtes gens, & que deux ou trois autres Voyageurs avant nous, ont informé vos Ancêtres à peu près des même choses. Lors qu'un Fait est apuyé sur le témoignage de plusieurs Personnes de probité, on n'a plus sujet de le révoquer en doute. Or les Faits dont je vous parle, ne sont pas simplement confirmez par un nombre suffisant de personnes pieuses & sages, mais par des nuées de témoins, par des Nations toutes entiéres, qui ne peuvent nous être suspectes, puisqu'il y en a qui ont un Culte, tout différent du nôtre, & qui sont nos Ennemis à bruler. Ces gens, eux-mêmes, qui sont les Juifs, savent comment Dieu s'est aparu à nos Péres, tantôt en Songes, tantôt dans un Buisson ardent, longtems comme une Nuée de jour, & la nuit comme une Colomne de feu, qui les conduisit, & s'arrêtoit où ils devoient camper dans les Deserts[1], lors qu'il les conduisoit lui-même pour aller prendre possession d'un grand Païs, qu'il leur avoit destiné; certes après des témoignages si forts il me semble que nous aurions grand tort d'être incrédules.