Voyages et Avantures de Jaques Massé
[1] On a oui parler d'un savant Anglois qui a fait une Dissertation depuis peu, où il entreprend de prouver qu'il n'y a eu rien de miraculeux ni même d'extraordinaire dans cette Colonne de feu qui conduisoit les Israëlites dans le Desert; & de faire voir par les meilleurs Auteurs anciens & modernes que ç'a été toûjours la coûtume dans ces sortes de Deserts, de se servir de feu pour diriger la marche des Armées, ou des Multitudes, en le faisant porter devant elles par les Guides, de maniére que toute la troupe en pût voir la fumée pendant le jour, & la flamme pendant la nuit. Il prétend que celui qui a eu la direction de ce feu, & qui a servi de Guide aux Israëlites, n'étoit autre chose que Hobab, le Beau-pére de Moïse; ce qu'il tâche de prouver par les versets 29. & 30 du chapitre X. des Nombres, & par plusieurs autres Passages de l'Ecriture Sainte.
A vous parler ingénûment, dit le Juge, il y a quelque chose en tout cela qui surprend, & qui, quoique surnaturel, paroît néanmoins assez vraisemblable. Pas tant que vous pensez, reprit le Prêtre: vous savez comment nos Ayeux y ont été pris pour dupes, à peu près de la même maniére, par la subtilité & la violence de nos premiers Rois. Le Parchemin se laisse écrire en tout tems, & les châtimens que l'on exerce sur ceux qui ne donnent pas les mains aux prétendus Faits, que l'on débite comme des véritez, force des gens à se taire, qui feroient autrement gloire d'en bien conter. Cette Création dont vous venez de nous entretenir, poursuivit-il, en me regardant fixement, est une pure Allégorie, que je trouve assez grossiére dans son genre, & fabriquée par un Auteur fort ignorant de la nature des choses; jusques-là qu'il y fait précéder les effets à la cause, puisque suivant ce que vous avez dit, le premier jour la Lumiére fut créée, & le quatriéme parurent les Luminiares dont cette Lumiére nous vient. Il est certain, au reste, que l'idée d'un Dieu qui travaille, & qui se repose, ne peut être digérée que par des Peuples fort grossiers & ignorans, que l'on vouloit maîtriser, & dont ce Moïse duquel vous parlez, prétendoit être le Seigneur temporel, tandis que son Frére Aaron avoit une Domination sans borne sur leurs Consciences.
Je n'oserois dire de quelle maniére il traitoit Jesus-Christ & sa Mére: mais au sujet de l'Ame, cette Substance spirituelle en nous, dont ils n'avoient, disoient-ils, aucune idée, je ne sçaurois m'empêcher de marquer ici une des difficultez qui vient dans la pensée du Prêtre, lorsqu'il s'est agi de la Résurrection des morts. Il est sûr, disoit-il que la Terre est composée d'un nombre innombrable de petites parties, dont les figures sont extrêmement différentes: cela se voit par la diversité des Objets que cette même terre produit, certaines parcelles, qui sont propres à former une espéce de Fruits, ne seroient nullement convenables pour la production de quelques autres. Ce qui est bon pour faire du Cuivre, ne vaut rien pour construire du Fer. De-là vient, que si l'on séme plusieurs Années de suite du Froment dans un même Champ, on trouve enfin que toutes les parties de matiére, qui étoient propres à nous raporter du Froment, ayant été employées, & n'y en étant plus resté, que cette Terre ne produit absolument plus de Froment, jusques à ce que par le moyen du Fumier, on y en raporte d'autres. Apliquons cet exemple à l'homme: les particules qui sont propres à composer de la chair humaine, ne sont non plus infinies que celles des Grains, & il n'y en a sans doute, dans notre Royaume, que pour former une certaine quantité déterminée de personnes. Faites ce nombre aussi grand qu'il vous plaira, je ne pense pas qu'il égale celui de tous les hommes, qui ont vécu depuis le commencement du monde. Je dis plus, ajoûta-t-il, je ne sai pas si on ne pouroit pas douter avec justice, s'il y a ici assez de ces parties pour soûtenir les hommes qui y naissent pendant dix Siécles seulement. Ceux qui ont tant soit peu étudié la nature des Etres, savent que comme le poil & les ongles croissent, s'usent & tombent, les parties extérieures des Fibres de notre corps s'usent aussi, tandis, que le sang pousse & augmente les intérieures. Il n'est pas croyable quelle dissipation il se fait tous les jours par la transpiration toute seule: mais il y a cet avantage, que les parties dont l'un se dépouille d'un côté, servent à la réparation d'un autre. De sorte que si tout ce que nous perdons pouvoit être transporté dans un autre Païs, sans qu'il en revint d'autre dans le nôtre, il est vraisemblable qu'il faudroit qu'il nous arrivât de tems à autre, une famine & une mortalité, afin que les parties de ceux qui tomberoient pussent servir à l'accroissement des autres, jusques à ce qu'il ne s'en trouvât absolument plus. D'où je conclus, dit-il, que si l'on ressuscitoit, il seroit impossible qu'il y eut assez de parties propres à la construction d'un homme, pour en donner à tous ceux qui ont vécu, autant qu'il en faut pour former un corps d'une stature médiocre: & Dieu sait s'il s'en trouveroit suffisamment des autres, puisqu'il y a apparence que si tous ceux qui sont expirez depuis plusieurs millions d'Années que le monde subsiste, étoient rassemblez en un monceau, il surpasseroit, pour ainsi dire, en grosseur, celui de la Terre, d'où ils ont tiré leur origine.
Eclaircissons ce Paradoxe, par un calcul fait en gros. Nous avons dans ce Païs 41600. Villages, dans chaque Village il y a 22. Familles, à neuf personnes l'une portant l'autre, chaque Village contiendra à peu près 200. habitans donc dans tout le Royaume 83230000. Donnons à chaque corps humain, consideré sous la forme d'un paralléle pipede, cinq pieds de hauteur, & un demi pié de largeur & d'épaisseur, l'un parmi l'autre; je prends tout au moins, comme vous voyez, au jour de la Resurrection il se trouvera que 8323000. corps contiendront en viron 10400000. pieds cubiques de chair. Suposons enfin, que ce nombre d'hommes se renouvelle tous les 50. ans, alors il faudra 208000000. de pieds cubiques de chair pour les hommes qui auront vécu pendant mille ans, & 2080000000. pour le monde de 10000. années. Continuez cette multiplication, & voyez où cela ira. Mais que ne seroit-ce pas, poursuivit-il, en faisant une grande exclamation, si l'opinion de quelques habiles Gens est véritable, qui, à ce que vous avez dit à votre Hôte, passe pour constant, que la semence de la plûpart, & peut-être même de tous les Animaux, n'est qu'un composé d'un nombre innombrable de petites créatures, qui ont la vie & le mouvement; de sorte que dans un volume de la grosseur d'un grain de millet, il y en a des milliers, qui nonobstant leur petitesse, ne laissent pas d'être des individus de la même espéce, que sont ceux qui les ont engendrez, & qui doivent par conséquent participer aux mêmes avantages que les autres, bien qui les surpassent autant en grandeur, que la plus haute Montagne différe d'un grain de Sable: car alors il est manifeste que votre sentiment est ridicule, & même d'une contradiction qui saute aux yeux.
Vous parlez de milliers d'années, lui dis-je, comme d'autant de minutes: à vous entendre, le monde doit être bien ancien. Je me sers, répondit-il, d'un terme défini, pour désigner un nombre indéfini: il n'y faut pas prendre garde de si près. Que l'Univers soit ancien ou non, cela ne change point la nature des choses: il est constant que nous le croyons d'un tems immémorial, & que nous ne saurions exprimer, ni par nos nombres, ni par des paroles. Vous n'êtes pas les seuls qui vous abusez à cet égard, repris-je; les Chinois parmi nous, font aller leurs Chronologies jusques à plus de quarante mille ans, sans compter ce qui n'a point été enregistré avant ce tems-là. Les Egiptiens entr'autres, vont pour le moins encore aussi loin qu'eux. Un ancien Philosophe nommé Platon, introduit un Prêtre Egiptien, qui s'entretenant avec Solon, lui raconte comment il s'est écoulé neuf mille ans depuis que Minerve avoit-fait bâtir Saïs. Diodore compte vingt-trois mille ans depuis Osiris & Isis, jusques à Alexandre le Grand. Laërce parle d'un terme de quarante-neuf mille ans, pendant lequel ils avoient calculé toutes les Eclipses. Ils prétendoient avoir observé les Astres depuis cent mille ans, suivant la remarque de Saint Augustin: Et au dire de Cicéron, ils faisoient monter ce nombre jusqu'à cinq cens soixante-dix mille années. Mais tout cela a été avancé sans fondement, & suivant un principe de vanité, par où ils prétendoient se mettre au dessus des autres Nations de la terre. Pour nous, nous nous en raportons à Moïse, qui assure que le monde n'a pris naissance qu'environ depuis six mille ans. Et certes, quand on prend la peine d'y refléchir tant soit peu, il est impossible qu'on puisse révoquer cette verité en doute. Une preuve incontestable que le monde n'est pas fort ancien, & que nous n'avons point d'Histoire qui remonte au dessus de quatre mille ans. Les Arts sont pour la plûpart aussi fort nouveaux. Nous ne savons point qu'avant cinq cens ans, on ait eu aucune connoissance de la Boussole pour la Navigation, de l'Impression des Livres, de la Poudre à Canon, des Armes à Feu, des Lunettes d'Aproche, des Microscopes, & autres belles Inventions. On sait de même que l'usage de la Monnoye a été ignoré des premiers Ecrivains. Les Horloges sonnantes, les Montres, le Verre, le Papier, la Trempe de l'Acier, & une infinité d'autres choses sont de fort nouvelle date. Ainsi je conclus que-là, aussi-bien qu'ailleurs, il s'en faut tenir à la parole de Dieu.
Je vous ai déja dit, répondit le Prêtre, que personne de nous ne s'émancipe de déterminer l'âge du monde: nous sommes persuadez qu'il a eu un commencement, mais nous en ignorons le tems: tout ce que je puis dire, c'est que ce tems-là est extrémement reculé! Le premier homme ne l'a point marqué, & aucun de nous n'annote la moindre chose: tout ce que nous savons, c'est par tradition. La plûpart des Arts que vous venez de nommer nous sont inconnus, & ce quartier n'en est pas moins ancien que le votre pour cela: nous pourions être encore ici un million d'années sans le connoître, parce que nous n'en avons pas besoin: il n'est pas impossible que les autres s'en soient passez bien long-tems aussi-bien que nous. La nécessité ou autres choses semblables, ont pû inventer des choses dans cent ans, ausquelles on avoit point eu occasion de penser auparavant, en autant des Siécles: tout cela ne tire à aucune conséquence. Ce que je sai, c'est que de pére en fils, nous nous disons toûjours que les années de notre durée sont innombrables. En effet, il est sûr que nonobstant la quantité prodigieuse de Bois que nous brûlons, les Montagnes de Charbon que l'on a déja aplanies, sont si considérables, que si l'on voulait faire la suputation, cela seul seroit capable de nous confirmer dans nos sentimens. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'il y a autour de sept mille ans, que l'on trouva au haut de l'une de ces Montagne, en creusant à trente pieds du sommet, un double crochet de fer, de plus de mille cinq cens livres pesant, que nous conservons encore, & que les Etrangers que nous avons eus ici de tems à autre, ont assuré être une de ces Machines dont on se sert en Mer pour arrêter les grands Vaisseaux. D'où il s'ensuivroit que l'Océan a été avant nous en possession de ce beau Païs, & que nos plus hautes Montagnes n'étoient peut-être alors que des brisans.
Outre cela, qui fait si ces Arts que vous prétendez avoir trouvez, n'ont point été connus par ceux qui vous précéde. Je remarque fort bien ici que les Sciences s'avillissent; mon Bisayeul étoit beaucoup plus habile que mon Pére dans l'Astronomie; j'en sai encore bien moins qu'eux, & à leur dire, les lumiéres qu'ils en avoient n'étoient que ténébres au prix de ce qu'en savoient leurs Ancêtres. Il en est ainsi dans toutes les autres Familles. Il y a des Sciences qui se cultivent dans de certains tems, comme si elles étoient à la mode, & qui se négligent entiérement dans l'autre: & on les peut même tellement oublier, que ceux qui naissent après, n'en trouvant aucune trace, & venant à s'y exercer, jugent qu'ils en sont les premiers Auteurs.
Cela est bon dans votre Royaume, repris-je, où vous n'avez aucune communication avec les autres Peuples de l'Univers; mais parmi nous, si les Sciences périssent d'un côté par des Guerres & des Incendies, ou par la molesse & l'indifférence des uns, comme nous en avons des exemples, elles sont portées autre part à un plus haut degré de perfection, par la diligence des autres: & je ne sache point qu'il se soit rien perdu de fort considérable de ce qui a été trouvé auparavant; bien au contraire, on découvre tous les jours quelque chose de curieux & d'utile à la Société.
Je voulus lui expliquer la contradiction aparente qu'il trouvoit dans la Génése, par raport aux Astres & à la Lumiére, & lui montrer qu'il se trompoit à l'égard de la Resurrection; mais il se moqua de moi, & de toutes mes raisons, il ne voulut admettre que la Puissance de Dieu, qu'il ne croyoit pas-là nécessaire. Car pourquoi, disoit-il, ressusciter après cette vie? Quelle necessité y avoit-il d'exterminer le Genre-humain, pour le faire revire dans la suite? si Christ étoit Dieu, ne pouvoit il pas exempter l'homme de cette mort-là, aussi-bien que de l'autre? Et puis de quoi subsister si nous étions tous vivans? Il n'y en auroit pas pour un déjeûner dans tout le Païs. Les corps seront d'une autre nature, interrompis-je, nous ne mangerons, ne boirons, ni ne seront sujets à aucune infirmité naturelle; & outre cela, Dieu nous transportera dans le Ciel des Cieux, où nous serons rassasiez de sa gloire.
Comment! vous serez enlevez au Ciel? Et quelle idée vous faites-vous donc du Ciel, mon Ami? poursuivit-il; pour nous, nous croyons que l'air que nous expirons est infiniment plus grossier que celui qui est au dessus: & que plus on s'éloigne de la Terre, plus la matiére est subtile. Cela étant, le Ciel des Bienheureux doit être comme un vuide, au prix des Cieux inférieurs, par raport à la matiére qui le remplit. Donc, adieu les Poûmons, puisque l'on ne respirera plus; adieu, l'usage du Larinx pour la Parole: adieu les Intestins: adieu, en un mot, tout le Corps, que le Sang qui ne sera plus rafraîchi, va jetter dans une Fiévre chaude, qui le consumera dans peu de tems. Mais supposé que l'on conserve tout cela, comme un fardeau fort inutile, sur quoi se reposera-t-on? Qui est-ce qui soûtiendra-là des Corps matériels & pesans? Ils y seront soûtenus par la toute-Puissance de Dieu, lui répondis-je. Vous me fatiguez avec votre Puissance de Dieu, reprit-il: je voi bien que vous pratiquez dans votre Religion, ce que nous observons dans les Mistéres de la Nature; lors que nous ne pouvons pas donner raison d'une chose, nous disons que cela se fait par quelque ressort caché. Je ne doute nullement de la Puissance de Dieu, encore une fois; mais, je ne pense pas qu'il faille inventer des chimères, pour être obligé d'y avoir recours. Encore si vous faisiez un Paradis de voluptez, passe: mais un endroit dénué de toutes choses, où le corps ne jouira absolument d'aucun plaisir, où il n'y aura aucun objet capable d'affecter les sens, point d'Odeurs qui chatoüillent l'Odorat, point de Viandes qui piquent le Palais; aucun Instrument de Musique qui divertisse l'Oreille; rien à la considération de quoi les yeux se puissent divertir: assurément cela est merveilleux. Il faut de bonne foi que vous soyez extrémement sensuels; puisque nonobstant l'éternité que vous attribuez à votre Ame, & que vous croyez pouvoir subsister indépendamment du corps, vous aimez mieux l'embarasser de nouveau, & la charger d'un épouventable poids, que vous voulez pourtant faire tenir sur rien, que de lui laisser ses coudées franches, & abandonner cette masse de chair à la corruption, dont elle ne sauroit absolument être exempte.
Ce n'est pas l'ame seule, repliquai-je, qui fait le bien ou le mal, le corps & l'esprit y contribuent l'un & l'autre: il faut aussi qu'ils participent également aux récompenses ou aux peines, dont le Souverain Juge les trouvera dignes. Tout cela, répondit-il, n'est pas capable de me persuader. Nos corps ne restent pas un moment les mêmes: jamais homme n'est parvenu à l'âge de vingt-cinq ans, qu'il ne soit dépoüillé de tout ce qu'il avoit aporté au monde. Le sang, la chair, la peau, les nerfs, & même les os, ne font que diminuër d'un côté, pendant qu'ils augmentent de l'autre: toute la Machine se renouvelle de tems en tems. Nos inclinations varient aussi, suivant l'âge & la constitution. On est fort débauché à trente ans, extrémement dévot & retiré à soixante. Avec lequel de ces deux corps ressuscitera-t-on? Avec le vieux, le sec, le courbé, & le débile; qui a parfaitement bien vécu, & dont toutes les démarches ont servi d'exemples aux adolescens, & ont été en édification aux personnes âgées? Ou sera-ce avec le jeune, le droit, le vigoureux, l'agréable, qui a mérité vingt fois d'aller aux Mines? Vous voyez bien que de quelque côté que l'on se tourne, on est extrêmement embarassé, & qu'il paroît assez que celui qui a été l'Auteur de cette Opinion, n'a pas prévû tous ces inconvéniens. Si j'étois pour la Résurrection, je voudrais qu'il fût indifférent de quelles parties le corps seroit composé en se relevant; car c'est la même chose à l'ame: Et j'établirois pour constant que ce seroit un certain état, & non pas un certain lieu, qui nous dévroit rendre heureux: mais tout cela ne sont que des bagatelles, & indignes d'un homme de bon sens.
Cependant, il faut que je vous avouë, ajoûta-t-il, qu'encore que je ne comprenne pas ce que vous voulez dire par une Ame, une substance spirituelle, dépouillée de toute matiére, ou par un esprit constitué proprement par la pensée, & renfermé néanmoins dans un corps, où ses facultez sont bornées à le pousser seul, ou le faire agir selon sa volonté, & hors duquel il peut exister comme auparavant; comme l'idée que vous vous en formez, est agréable en ce qu'elle vous flâte d'une autre vie après la mort. Je ne suis point surpris de ce qu'il se trouve des gens qui y acquiesçent. Ce sont, sans doute, des esprits d'un ordre commun, mais ils ne laissent pas d'être heureux. Le bien ne consiste le plus souvent que dans une pure imagination. Ceux qui sont remplis de cette pensée, que la mort n'est qu'un passage à une vie glorieuse, doivent quitter le monde avec moins de regret que les autres (sur tout lors que l'on y a autant d'attachement que je remarque qu'on y en a en vos quartiers) & sentir déja les avant-goûts d'une prétendüe félicité éternelle. De sorte que c'est la même chose pour eux que cela soit véritable ou non: ni plus ni moins que supposé que j'aye dix mille Kalη dans mon Coffre, dont je n'aurai jamais besoin, & que je croi fortement du meilleur Métal que l'on tire de nos Mines, quand elles ne seroient que de Fer, mon contentement n'en seroit pas moins parfait pour cela.
Mon Camarade, qui étoit de la Religion, enrageoit d'entendre ce Payen révoquer en doute les Mistéres d'un Culte fondé sur la pure Parole de Dieu. Il me fit plusieurs fois comprendre qu'il avoit de la peine à se posséder, & qu'il vouloit du moins le redarguer par des Passages formels de Ecriture Sainte. Mais je l'en détournai toûjours, parce que l'autre en nioit la Divinité, & que prétendant même que ce ne fut qu'un composé de Fictions fort mal concertées, on l'auroit choqué de lui en parler davantage.
Je leur dis pourtant, dans le dessein de les allarmer, que non-seulement j'étois persuadé d'une Béatitude éternelle, pour ceux qui feroient de bonnes œuvres, & qui auraient la foi; mais qu'il y avoit aussi une Gêne & un Enfer préparé pour les méchans & les incrédules; & que chacun seroit infailliblement traité selon qu'il auroit fait ou bien ou mal.
Ce que vous m'avez déja dit, reprit le Prêtre, méne à cela; mais c'est une Erreur qui n'est pas moins grossiére que les précédentes: car, outre que c'est rendre Dieu le plus cruel de tous les Etres, d'avoir créé l'homme pour le damner éternellement, sous prétexte qu'il a enfreint un de ses Commandemens; & encore un Commandement qui consistoit simplement à ne pas manger d'une Pomme, ce qui me fait assurement frémir. Je nie que personne soit capable de faire du bien ou du mal, par raport à Dieu; & je vous demande sérieusement si vous-même le croyez? Indubitablement que je le croi, lui dis-je; & il me semble que cela est si clair, que l'on ne peut pas en donner; sans choquer le bon sens.
Comment, poursuivis-je, paillarder, tuer, voler, blasphémer, ne sont pas des Crimes par lesquels on offense la Majesté du Très-Puissant? Nullement, repartit le Prêtre; car premiérement, si la Paillardise étoit un péché, Dieu en feroit lui-même l'Auteur, & qui pis est, de l'Inceste même; puisque, selon vous-même & votre grand Moïse, n'y ayant eu au commencement qu'un homme & qu'une femme, il a falu que leurs Descendans ayent fait plusieurs incestes, avant que le nombre des vivans leur ait permis de les éviter. Et que l'on ne me dise pas que c'étoit alors une nécessité, puisqu'il n'auroit non plus coûté à Dieu de faire cent personnes, que d'en créer seulement une. Nous sommes tous enfans du premier homme; parmi nous il y a des degrez de consanguinité; devant Dieu ce n'est plus la même chose. Les femmes & les biens étoient communs au commencement, comme l'air & l'eau le sont encore à l'heure qu'il est. Les hommes, qui semblent avoir été faits pour la Société, ont crû, afin d'éviter le desordre qu'ils remarquoient que cette communauté apportoit, qu'il seroit bon que chaque Pére de Famille eût seul la disposition d'une ou de plusieurs femmes, d'une certaine étenduë de terre, & d'un nombre déterminé de bétail: on a été même obligé dans la suite, d'un contentement unanime, de faire des Loix, qui imposassent des peines à ceux qui ne les observoient pas. De sorte que s'il y à quelqu'un de lésé dans la transgression de ces Loix, c'est proprement la Société, ou les Chefs qui la représentent, & nullement l'Esprit universel, qui ne peut en aucune maniére du monde être offensé de personne. On peut dire la même chose du Vol & du Meurtre, où je ne fais tort, à proprement parler, qu'à celui auquel j'ôte la vie ou le bien. Et pour ce qui est du Blasphême, quoique nous le punissions plus rigoureusement que les autres péchez, ce n'est pas à cause que nous nous imaginions que Dieu en est formalisé; nullement, ce seroit une infirmité en lui, s'il en étoit capable; mais c'est que nous ne saurions souffrir l'ingratitude, & que la plus noire ingratitude que l'homme puisse commettre, c'est d'outrager ou de ne pas assez respecter celui qui est Auteur de son Etre, & de tous les biens qu'il est capaple d'en recevoir; & que cela est même d'un mauvais exemple pour les enfans & les inférieurs, par raport à leurs Péres & à leurs Maîtres. Je conclus de tout cela, qu'il en est des actions humaines, comme des qualitez des corps, qui en effet ne sont considérées que suivant les combinations, les raports & les comparaisons que nous faisons des unes avec les autres.
C'est ainsi, par exemple, qu'une même substance pourra tantôt être immense, & tantôt abîmée dans le néant. Une Montagne n'est ni grande ni petite, tant que mon entendement faisant abstraction de toute autre matiére, la considére seule & indivisible, ou que je suppose n'avoir aucune connoissance des autres corps, non pas même du mien: mais si ensuite je la conçois comme un tout, composé d'une infinité de petits grains de Sable, il est évident qu'elle me paroîtra alors d'une grandeur démefurée, en comparaison de l'une de ces petites parties. Ce ne sera plus cela, si je la regarde auprès d'une autre Montagne de cette même hauteur, avec laquelle je la pourrai poser égale: & elle sera extrêmement petite, lorsque je la comparerai à toute la masse de la Terre. Enfin, le Globe terrestre ne deviendra lui-même qu'un point Mathématique pas raport à tout l'Univers. C'est la même chose de nos actions: en elles-mêmes elles ne sont rien; ou si vous Voulez, elles feront au plus indifférentes; & si elles peuvent devenir bonnes ou mauvaises, ce ne peut être que par raport à de certaines institutions, comme sont celles dont nous venons de parler, & ausquelles elles doivent être mesurées, pour ainsi dire, pour en savoir la juste valeur.
Vous ne croyez donc point, repris-je, que Dieu, qui est un Dieu d'ordre, qui haït la confusion, ait prescrit lui-même à l'homme des régles, & donné des Loix, selon lesquelles il est dans l'obligation de se conduire, & de se régler. De la maniére que vous le pensez, me dit-il, non, je ne le croi pas, cela n'étoit pas nécessaire, puis qu'il lui a donné une volonté & un entendement pour se conduire, comme vous voyez que nous faisons. Comme il n'y a point d'orgueil, de vanité, de jalousie, ou de desir de regner parmi les Bêtes, Dieu ne les a assujetties à aucunes Loix Civiles: il n'y en auroit pas eu plus de besoin pour les Animaux raisonnables, que pour les brutes: mais dès le moment que les uns ont voulu abuser de la foiblesse ou de la bonté des autres, on a été forcé d'inventer des peines pour ceux qui transgresseroient de certains Reglemens; & ces Reglemens se sont multipliez à mesure que la licence effrenée de quelques esprits turbulens y a donné lieu.
Tout ce que vous dites-là, repartis-je, est véritable: mais vous me pardonnerez, si j'ose dire que je nie que Dieu n'y ait point eu de part. Il n'est pas raisonnable que la Providence ait produit une créature raisonnable, pour l'abandonner entiérement dans la suite: Il en est le Pére, il en veut être aussi le Directeur & le Conservateur; le bon sens nous le dicte, & sa Parole (car j'en reviens toûjours-là) nous en assure si positivement, qu'il ne nous est pas possible d'en douter. Plût à Dieu, m'écriai-je alors, que vous la pussiez voir, cette Parole; elle porte tant de marques de celui qui l'a dictée, que vous seriez le premier à la lire avec vénération, si elle vous tomboit entre les mains; & je ne desespére pas qu'un jour elle vous soit aportée, ou par quelque malheureux, ou par une Nation entiére, qui par un Ordre du Ciel, viendra s'établir parmi vous pour faciliter la conversion à un Peuple si honnête & si humain.
Je serois ravi, répondit-il, de voir le Livre dont vous parlez tant; mais je serois fort fâché qu'il nous fût aporté par une multitude de gens, que vos Loix mêmes, toutes saintes que vous les croyez, n'empêcheroient pas de nous tiranniser: nous aimons mieux que les choses restent comme elles sont. Soyez seulement contens de votre sort, comme vous voyez que nous nous contentons du nôtre, & vous serez plus heureux que vous ne l'êtes en effet. Mais parlons d'autre chose; il me semble, poursuivit-il, que le tems de se quitter est venu; je me retire, adieu.
Après le départ de notre Prêtre, nous nous entretînmes encore quelques momens de l'Immortalité de l'ame, de la Résurrection des morts, & de la Vie éternelle; parce que le Juge y prenoit goût: & je remarquai bien, si je ne me trompe, qu'il seroit aisé de porter ces gens-là à avoir de bons sentimens de notre Religion.
Avant que de nous quitter, mon Hôte me demanda si je n'avois pas vû la Montagne ardente, lorsque je fus aux Mines. Je n'en ai, lui répondis-je, pas seulement entendu parler. Aparemment, reprit-il, qu'elle ne brûloit pas alors; car autrement on n'auroit pas manqué de vous la faire remarquer. Je l'aurois vûë volontiers, lui repartis-je; mais ce n'est rien de rare en nos quartiers: il y a Hecla en Islande, Ætna dans la Sicile, la Vésuvé dans le Royaume de Naples, & plusieurs autres telles Montagnes ailleurs, qui brûlent aussi par intervalles: mais on ne peut pas en aprocher de fort près, quand même elles ne brûlent point, à cause des exhalaisons sulphureuses qui en sortent, de la prodigieuse quantité de cendres qui les environnent, & du danger qu'il y a d'enfoncer en plusieurs endroits dans la terre, qui est molle, tremblante ou peu solide.
Peut-être bien, interrompit-il, que les Européens qui ont été ici avant vous, ont raconté la même chose à nos Ancêtres, & que c'est-là la raison pour laquelle le Peuple s'est desabusé de l'erreur où il étoit, touchant la cause de ce Prodige. Ce qu'il y a d'assuré, c'est que les simples ont été de tout tems d'opinion, que Dieu ayant créé le monde, & s'étant ensuite avisé de faire aussi des Etres qui eussent le mouvement & la vie, avoit dressé sous le Mont ardent un Laboratoire, où il avoit un Fourneau qui contenoit un Creuset d'une grandeur prodigieuse, avec une Barre en haut au milieu, qui en divisoit l'Orifice en deux, & à cette Barre correspondoit une Lampe. Ce grand Ouvrier, disoient-ils, remplissoit de fois à autre ce Vaisseau de la terre qu'il prenoit derriére lui, & au lieu de laquelle il y a un grand Lac à l'heure qu'il est; & lors que cette terre étoit devenüe liquide à force de feu, il en tiroit une petite portion, par le moyen d'un Tuyau creux, dont il se servoit pour cela, à l'une des extrémitez duquel il ne faisoit que soufler, & il paroissoit d'abord à l'autre un Animal, auquel il donnoit la clef des champs. Il n'en avoit fait qu'une petite quantité, lorsqu'il remarqua que sa Lampe avoit mis le feu à la Montagne sous laquelle elle pendoit. Cet inconvénient inopiné lui fit aussi-tôt changer de Poste, de peur d'embraser toute la Terre. Il n'avoit pas cherché long-tems qu'il trouva entre deux Montagnes un creux profond, qu'il jugea à propos de remplir d'eau, afin que travaillant là-dessous, le feu n'y eût aucune prise. Cependant, comme cette eau eût bien-tôt atteint un degré de chaleur fort considérable, ce qui l'auroit d'abord changée en vapeur, il perça la Montagne voisine, afin qu'il en distillât un filet d'eau fraîche, capable de tempérer l'ardeur de celle de l'Etang bouillant, qui est sans doute le même que vous dites avoir vû, & qui conserve encore les mêmes qualitez.
On ajoûtoit à ce Conte, que Dieu avoit achevé sous cet endroit-là à former de la même maniére toutes les autres créatures vivantes, hormis l'homme qui a tiré son origine d'ailleurs, comme je pourrai vous en entretenir une autrefois à loisir. Enfin, on prétendoit que la Matiére qui étoit dans le Creuset, étant dans une agitation violente, le Soulphre, le Mercure, & les autres parties grasses & métaliques, qui en sortoient en fumée, avoient été portées avec rapidité sous la Voute de toutes les Montagnes prochaines, où elles avoient pénétré, & formé dans les unes le Charbon, & dans les autres le Fer ou les Minéraux, & Métaux que nous y trouvons.
Cette Fable, toute grossiére qu'elle est, & inventée sans doute à l'honneur de Messieurs les Chimistes, me donna occasion de croire que le Verre ne leur a pas toûjours été inconnu, & qu'il y avoit eû autrefois des Soufleurs parmi eux. Quoiqu'il en soit, la conversation finit là; parce qu'il se faisoit tard, & que chacun témoignoit avoir envie d'aller prendre du repos.
Quelques jours après cet entretien, le Prêtre voulut aussi donner un repas à notre Hôte, où nous fûmes encore de la partie. Il nous fit alors des excuses de ce qu'il s'étoit un peu trop emporté contre nos Opinions; pour y remédier il pria La-Fôret, qui avoit plus lû le Vieux & le Nouveau Testament que moi, de lui faire un recit le plus circonstancié qu'il pourroit, du contenu de la Bible. Mon Camarade le fit, & il l'en remercia, témoignant d'en être fort satisfait: cependant je connus bien qu'il ne s'en faisoit que rire; au lieu que le Juge m'en parut extrêmement édifié. De sorte que les affaires auroient été loin, si nous avions toûjours resté ensemble; mais à mon grand regret, le Ciel ne le voulut pas.
CHAPITRE VIII.
l'Auteur est mené à la Cour du Roi. Il décrit ici l'Origine de ces Monarques, fait la description du Palais Royal, du Temple, &c.
Le Satrape dont j'ai parlé tantôt, qui étoit venu lever le Tribut, l'alla porter ensuite au Roi. En causant ensemble, il lui raconta comment il avoit vû deux Etrangers dans un tel Village, qui savoient faire des Machines; qui mesuroient parfaitement bien le tems, & divisoient un jour naturel en deux fois douze parties, qu'ils apelloient heures; & que ce qui étoit le plus admirable, & d'une grande commodité pour les Habitans, c'est qu'à chaque heure il y avoit une Jatte de métal, sur laquelle un Marteau se déchargeant, marquoit par un certain nombre de coups, à quelle partie du jour on étoit parvenu. Le Roi parut surpris à ce recit, & témoigna du desir de nous parler. En effet, nous fûmes tous étonnez de voir un jour que deux Domestiques de ce Prince nous vinrent demander à notre Hôte, qui ne sachant de quel prétexte se servir pour nous retenir, nous remit avec chagrin entre leurs mains.
Quoique nous fussions au desespoir de quitter le Juge, chez lequel nous étions infiniment mieux que je n'aurois pû souhaiter de l'être en Europe, nous ne laissâmes pourtant pas de témoigner bien de la joye de l'honneur que le Roi nous faisoit de nous envoyer querir. Nous demandâmes cependant plusieurs fois à nos Guides ce qui en pouvoit être la cause; mais ils nous protestérent qu'ils n'en savoient rien. Tout ce qu'ils nous pouvoient dire d'assuré, c'est que l'on parloit de nous à la Cour, comme de grands Personnages, & que nous y serions infailliblement bien traitez. Les disputes, que nous avions euës, ne laissoient pas de me donner quelques inquiétudes. J'aprehendois que le Roi en étant informé, ne s'en fût formalisé, & ne nous voulût traiter comme des Séducteurs, & Gens qui travaillent à bouleverser le Gouvernement: ce n'étoit rien moins que cela.
Nous ne fûmes pas plutôt arrivez, que le Roi nous fit venir auprès de lui. Après avoir fait nos révérences, nous voulûmes mettre un genou à terre, avant que de lui parler, suivant l'avertissement que l'on nous en avoit donné; mais il ne le voulut pas permettre. Il nous fit apporter à chacun un petit Escabeau, & nous commanda de nous asseoir devant lui. Tous ceux qui étoient-là, se tenoient debout ou à genoux. Le Roi étoit assis sur un magnifique Fauteüil, élevé de trois marches, & couvert d'un Dais d'une Sculpture admirable. Il nous demanda d'où nous étions venus, & comment nous étions entrez dans son Païs. Il falut, pour le contenter, lui faire un recit juste de toutes nos petites Avantures. Il fit semblant d'être bien aise ce que nos disgraces lui avoient procuré le plaisir de nous voir. Enfin il tomba sur le chapitre de notre Science, qu'il releva extrêmement; & après nous avoir dit qu'il avoit apris que nous avions fait une Horloge dans notre Village, il nous fit comprendre qu'il nous avoit principalement fait venir pour nous prier de lui en fabriquer aussi une, avec promesse de récompenser notre travail de sa plus tendre amitié, & par tout ce que nous desirerions de sa Personne. Nous répondîmes avec une profonde inclination, que nous n'étions point accoûtumez à être traitez de cette maniére de nos Souverains; que c'étoit bien de l'honneur que Sa Majesté nous faisoit de nous trouver dignes d'être employez pour son Service, & que nous nous en acquiterions le moins mal que nous pourrions.
Là-dessus on nous conduisit dans un très-bel Apartement, qui devoit être le nôtre, où l'on eût soin de nous servir & de nous accommoder comme si nous avions été de grands Seigneurs. Dés le lendemain nous donnâmes Ordre d'aller querir nos Outils là où nous les avions laissez: nous en fîmes faire plusieurs autres, tels que mon Camarade les ordonna, & nous nous mîmes à l'Ouvrage le plûtôt qu'il fut possible, parce que le Roy s'impatientoit de nous y voir.
Le Monarque qui gouvernoit alors, s'apelloit Bustrol, homme sage, modeste, sociable, & qui, s'il vit encore, comme je l'espere, se fait bien moins distinguer par le faste & par la grandeur, que par ses éclatantes Vertus. Sa Robe est du plus fin poil de Chèvre teint en rouge, qui se trouve dans le Païs: elle est grande & ample, avec une Guimpe d'un pied de large en bas, & au haut des manches. Son Bonnet est à cinq cornes, avec un Globe de cuivre au-dessus, d'un pouce & demi de diamêtre, qui est la principale marque de sa Royauté, si on en excepte sa gravité, sa taille & sa bonne mine.
Les Satrapes sont aussi habillez de Robes rouges, mais elles sont de Laine, & plus petites à tous égards. Les autres hommes, sans exception, ont leurs Robes à Laine de couleurs mêlées. Les Juges se distinguent seulement par leurs Bonnets. Pour les Femmes, elles portent toutes des Habits ou Voiles de Toile fine par-dessus ceux qu'elles mettent dessous, suivant que la Saison les oblige de se couvrir, peu ou beaucoup.
Les Enfans du Roi n'ont aucune Prérogative au-dessus des autres: on a pourtant un peu plus de déférence pour eux, mais on n'y est pas obligé: il n'y a que l'Aîné qui est presque considéré & habillé comme son Pére, hormis qu'il ne porte point de Globe.
Le Roi peut avoir jusqu'à douze Femmes, qu'il fait choisir, ou choisit lui-même de tout son Peuple, lors qu'il fait la Ronde pour se faire voir: & on n'oseroit lui en refuser une, quand elle seroit même promise à un autre. Les Gouverneurs en peuvent avoir trois, les Juges deux, & le Peuple une. On permet aussi aux Prêtres d'avoir deux Femmes ensemble; mais ensemble ou non, ils n'en peuvent avoir que deux en tout pendant leur vie: si elles viennent à mourir avant eux; il leur est défendu de se remarier.
Ce que le Roi a de plus magnifique, c'est sa Maison: elle est située au milieu du Canton Royal, qui a aussi la même étenduë que les autres. Le Frontispice en est tourné du côté du Nord-Nord-Est; sa largeur est de trente-six Pas géométriques, & sa profondeur de vingt. Le premier Etage de ce Palais est à dix pieds au-dessous du Niveau de la Campagne, divisé en plusieurs Apartemens bien voutez, & où l'on n'a pas épargné les Pilastres: il ne se voit rien-là que du Marbre de diverses sortes & couleurs: le Pavé est de rouge, les Piliers de noir, & la Voute de blanc. Le second Etage étant à vingt pieds du premier, il y a dehors, devant le Portail, un Escalier en forme d'un demi Ovale, de vingt Marches d'un demi pied chacun de hauteur, pour y monter. On entre premiérement dans une vaste Antichambre, derriére laquelle est l'Audience du Roi. De l'Antichambre on passe dans deux Allées, l'une à droite & l'autre à gauche, qui divisent le Corps de l'Edifice en deux, de maniére qu'il y a de part & d'autre deux magnifiques Salles, par conséquent quatre de chaque côté, & en tout dix Apartemens, avec les plus beaux Plafonds du monde, & des Lambris qui surpassent en leur Sculpture, tout ce que j'ai vû de plus curieux. Au dessus de ce second Etage il y en a un troisiéme, divisé à peu près de la même maniére que le précédent, sinon qu'au lieu de l'Audience, on a ici la Chambre où Sa Majesté couche. Après cela on parvient à une Plate-forme couverte d'Etain, & une Balustrade tout autour de Cuivre massif, ouvragé & percé à jour d'une maniére fort artiste. Au milieu de cette Plate-forme, il y a un Pavillon rond, couvert de Cuivre, & si bien poli, comme tout le reste, qu'on ne peut y jetter les yeux sans les blesser, lorsque le Soleil y luit. Au-dessus il y a un Globe de vingt pieds de circonférence, sur lequel on a posé une Piramide quarrée, d'un pied de base, & de cinq de hauteur. Cette Cape est portée par douze Piliers d'Agate. Il n'y a dans tout le Bâtiment que du Marbre, de l'Agate, du Jaspe, & semblables Pierres exquises, & merveilleusement bien polies & ouvragées: le tout bâti, suivant un Ordre qui aproche assez du Corinthien, hormis les Colonnes des Caves, qui sont proprement à la Toscane.
Ce qui leur manque en ce Païs-là, c'est le Verre: ils se servent en la place de Peaux de Polη, qu'ils savent grater & préparer d'une certaine maniére, que cela dure éternellement, & donne un si libre passage à la lumiére, qu'il fait aussi clair dans les Chambres; que dehors. C'est de ce Parchemin qu'ils remplisent leurs Fenêtres au lieu de losanges. Mais, quoique cela soit bel & bon, il faut avoüer que nos Vitres le surpassent de beaucoup.
Derriere le Palais, il y a un Dôme de l'Ordre Romaine, de cent cinquante pieds de diamêtre, aussi couvert de Cuivre, des mêmes matériaux, & d'une magnificence égale. Ce lieu sert à deux usages, de Temple & du Sénat. Le Trône du Roi est du côté du Sud, à l'opposite de la Porte, élevé de six pieds, sur un Marchepié de quatre, qui est couvert d'une Estrade magnifique: car il est certain que ces gens-ci surpassent infiniment les Turcs dans la tissure de leurs Tapis. Au milieu du Plat-fond, se voit un Soleil de Cuivre d'une excessive grandeur: le corps n'en a peut-être que dix ou douze pieds de diamettre, mais ses rayons s'étendent extrémement loin. Le cône qui est au-dessus du Dôme, est large & haut. Tout cela est de cuivre, & porté par six grosses Colomnes ou Tours, dans chacune desquelles il y a un Escalier qui conduit jusques aux Galeries de ce superbe Edifice.
Tout à l'entour du Canton on a aussi bâti des demeures continuës, avec des Pavillons sur les Angles, & deux sur chaque face ou côté, à une égale distance l'un de l'autre; de sorte qu'il y en a douze en tout. On a aussi construit douze Arcades entre ces Pavillons, qui sont comme autant de Portes ouvertes pour sortir du Canton, par douze Ponts à Balustrades de cuivre ouvragé, qui y sont opposez. Enfin, au-dedans de ces Logemens, qui sont pour les douze Femmes du Roi, & pour une partie des Domestiques de la Cour, regne une Galerie tout autour, soûtenuë de Colomnes de Jaspe, couvertes d'Etain, comme le reste des Logemens, hormis les Pavillons, qui le sont de cuivre, & d'une beauté extraordinaire. Les vuides, qui sont entre tous ces Bâtimens, sont remplis d'Obélisques, de Piramides, de Statuës sur de magnifiques Piédestaux, de Pots remplis de toutes sortes de fleurs, selon la saison où l'on est, de Cages pleines d'oiseaux de tout plumage, qui font un ramage fort divertissant, & en un mot de tout ce qui peut aporter quelque divertissement aux sens: ce qui fait que ce lieu est proprement un Paradis enchanté.
Le Canton qui est au Sud de la Maison, est un Parc rempli de Boucs, de Chévres, de Cerfs, qui sont fort petits en ce Païs-là, de Daims & autres: sur tout il y a une sorte d'Animaux nommez Poη, qui ont le poil long, une corne sur la tête, deux oreilles plates & larges comme la main, la queuë courte, mais fort large, avec de grands pieds plats: ce qui fait qu'ils se tiennent le plus souvent debout. La grosseur de cet Animal aproche de celle de nos petits Anes: la chair en est fort délicate, mais on n'en voit guéres que dans les Parcs du Roi; & ce n'est pas grand dommage, parce qu'il y a peu de personnes qui ne fassent scrupule d'en manger, à cause qu'ils ressemble fort à l'homme, & qu'il paroît à la verité être doüé de quelque raison.
Le Canton du Midi, qui est notre Nord, n'est qu'un tissu de Parterres couverts de Fleurs, & arrosez de mille petites Fontaines artificielles. Les deux autres, à droit & à gauche, sont destinez pour les Arbres fruitiers, les Légumes & les Herbes potageres. Outre ces cinq Cantons, il y en a encore vingt, dont douze sont pour les Reines & pour leurs enfans, & domestiques; & huit autres pour le Labourage, Pâturage, &c.
Les Revenus du Roi consistent tous les ans, pour chaque Pére de Famille, en une piéce de cuivre de la grandeur d'une Guinée, qu'ils nomment Kala, & dont j'ai fait mention ailleurs, où d'un côté l'on voit gravé, NOS CŒURS A DIEU, & de l'autre, NOS BIENS AU ROI. Je ne sçaurois dire ce que ces Piéces valent; mais j'ai bien remarqué que l'on en fait autant en ce Païs-là, que nous faisons d'un Loüis d'or en France. L'Argent courant est d'Etain, & il y a des Piéces de toutes grandeurs, comme en Europe, avec chacune leur marque différente. Avec cette seule Piéce on satisfait à toutes les charges de l'Etat: c'est peu de chose pour les particuliers: cependant y ayant quarante & un mille six cens Villages, ou quarante & un mille cinq cens septante cinq, en rabatant les vingt-cinq de la Maison Royale, cela ne laisse pas de raporter huit cens trente & un mille cinq cens Kalη, sans compter les Juges & les Prêtres, qui en sont exempts: ce qui est aussi, l'honneur à part, tout ce qu'ils retirent de leurs Charges.
J'apris pourtant qu'il n'y avoit alors que trois cens quarante-cinq ans que les choses avoient été réglées sur ce pied-là. Avant ce tems-là, la Royauté avoit été de tems immémorial, ou pour parler leur langage, éternellement dans une même Famille. Ces Rois se disoient Fils du Soleil & de la Terre. Cette Naissance leur donnoit beaucoup d'ambition, & les Enfans devenoient tous les jours pires que n'avoient été leurs Péres. Ils en étoient venus jusqu'à prétendre de leurs Sujets des hommages & des adorations. Ils abusoient de leurs Femmes & de leurs Filles & de même que de leurs biens, & ne parloient rien moins que de les faire égorger, lorsqu'ils donnoient les moindres marques de n'être pas contens de leur tyrannie.
Enfin, le bonheur voulut pour ces misérables, que par une certaine fatalité, dont je n'ai jamais sû les particularitez, il arrive-là un Portugais, qui ayant apris leur langage, leur conta qu'après avoir échoüé sur les Côtes de leur Continent, comme nous avions fait, il s'étoit établi là avec ses Camarades, qui étoient tous morts dans l'espace de quatre ans, à la réserve d'un seul, avec lequel il avoit résolu de monter une Riviére, laquelle se déchargeoit par-là autour dans la Mer, à l'aide d'un fort petit Esquis qui leur étoit resté. Il ajoûtoit à cela, qu'ils avoient été huit mois à leur Voyage, & qu'après avoir surmonté des difficultez inconcevables, ils étoient parvenus à un gouffre de Montagnes, d'où cette Riviére sortoit comme de sa Source. Ils hasardérent d'y entrer plusieurs fois & en divers tems: mais il y faisoit si obscur; il y avoit tant de brisans, de détours & d'obstacles de toutes les espéces, qu'ils desesperoient d'y passer. Ils vinrent pourtant enfin à bout de leur dessein, car après avoir fait plus de deux lieuës de chemin sous terre, ils arrivérent dans le Païs si las & si exténuez, qu'ils n'avoient pas la force de se remuer, de sorte qu'étant abordez, & celui-ci ayant mis pied à terre, l'autre qui en voulut faire autant, tomba à la renverse dans le Bâteau, qui en même tems s'écarta du bord, tellement que celui qui étoit à terre, n'y pouvant atteindre, il eut le déplaisir de le voir retourner dans ce Gouffre, d'où il n'étoit jamais revenu du depuis. Le Prêtre auquel il raconta cela, n'en fut pas moins étonné qu'il avoit été de sa venuë: il lui fit répéter plusieurs fois l'histoire dont il lui avoit fait le recit, pour voir s'il ne se couperoit pas, mais ne pouvant enfin plus douter d'une Rélation si bien circonstanciée, il fut en faire part au Juge: celui-ci la communiqua aux Principaux des autres Cantons voisins; de sorte qu'en fort peu de tems, tout le Royaume sût que leurs Rois avoient été des Fourbes, & des Scélérats, en ce que, sous prétexte d'une Naissance toute particuliére & miraculeuse, qui les relevoit infiniment au dessus de leurs Sujets, ils les traitoient en Esclaves, & prenoient le train de ne les considérer avec le tems, que comme des Chiens. Avant que six semaines se passassent ils secouërent le joug: le Roi fut démis, & envoyé aux Mines pour sa vie. Ils élurent en sa place le plus ancien Satrape du Pays, avec promesse de laisser regner après lui ses Enfans, tant qu'ils seroient humains, vertueux & équitables.
Quoi que ce Prince exilé fut méchant, il étoit pourtant en quelque façon à plaindre, parce qu'il protesta jusqu'à la mort, qu'il avoit crû lui-même ce que l'on publioit de l'Origine de ses Ancêtres, dont il ne savoit rien que par tradiction: ce qui ne laissoit pas pourtant de donner beaucoup d'ambition à cette Race, qui prétendoit par-là devoir être infiniment au-dessus des autres mortels: comme en effet, cela devoit les enfler, & imprimer dans leurs Peuples un fort profond respect pour leurs personnes tant qu'ils étoient l'un & l'autre, persuadez de la verité du fait, dont voici la Rélation, telle qu'elle m'a été recitée par des gens dignes que l'on ajoûtât foi à leurs paroles.
Dieu, disoient-ils, a été de toute éternité: le Ciel & la Terre ne sont pas si anciens. Aussi-tôt que l'Univers fut créé, la Terre qui est un Corps animé, étant charmé de la beauté éclatante du Soleil, en devint éperdûment amoureuse. Elle fit diverses tentatives pour s'élever jusqu'à lui, mais ses élans furent inutiles: la pesanteur de sa masse faisoit obstacle à ses élancemens, elle ne pouvoit s'élever que jusqu'à une fort petite distance. Le Soleil s'aperçut de ses secousses & de ses prodigieux tremoussemens, il eut pitié d'elle; & s'étant couvert de nuages extrémement épais, de peur de la mettre plus en feu, & de la consumer tout à fait, il s'aprocha d'elle, la pénétra de ses rayons jusqu'au fond de ses entrailles, & se retira sur le champ. La Terre en conçut d'abord: trois cens soixante-cinq jours & un quart après, son ventre s'ouvrit, elle accoucha d'un Homme & d'une Femme, l'un & l'autre d'une beauté & d'une majesté surprenante. Ces deux charmantes Personnes s'étant avancées du côté de la Campagne où ils avoient trouvé une multitude innombrable de toutes sortes d'Arbres chargez d'excellens Fruits, ils eurent la curiosité de parcourir tout le terroir qu'ils trouvérent accessible. Enfin étant parvenus jusqu'aux extrémitez Australes de ce vaste Païs, ils le trouvérent borné par des Montagnes impratiquables. Ce fut-là que Mol & Mola sa Femme, car c'est ainsi que l'on dit qu'ils se nommoient, eurent quelque contention, elle voulant tirer à droite, ou retourner sur ses pas, & lui, au contraire, étant d'opinion qu'il faloit faire un effort pour passer outre; de sorte que s'étant mis en colere, parce qu'il se voyoit obligé de rompre son dessein, à cause de l'opiniâtreté de sa femme, il frapa de dépit si rudement du pied contre le Rocher, qu'il s'y fit une ouverture, par laquelle l'eau sortit en abondance, & forma une Riviére, qui s'alla précipiter dans le creux, dont les deux Jumeaux étoient sortis: ce qui refroidit tellement la matrice de la Terre, que depuis ce tems-là elle n'a plus eu aucune envie de se joindre à son Amant le Soleil, & ainsi n'a jamais eu d'autres Enfans.
Ils ajoûtoient à ce beau Conte, que c'étoit de ces deux Personnes qu'étoient décendus les Habitans de leur Païs, qu'ils croyoient être le seul endroit du Monde qui fut habité. Aussi-tôt que le Portugais fut arrivé, & qu'il eut fait le recit de ces avantures, on connût bien qu'on n'étoit pas-là le seul Peuple de l'Univers, & que le prétendu Enfantement de la Terre, n'étoit qu'une Fable, d'où s'ensuivirent les révolutions dont je viens de faire mention. Depuis ce tems-là, les Rois & leurs sujets avoient vécu avec beaucoup de tranquillité & d'harmonie: ils se loüoient extrémement les uns des autres. En effet, j'ai toûjours vû que le peuple avoit infiniment du respect pour leur Souverain, & que réciproquement le Roi d'à présent témoignoit de l'empressement à donner des marques de sa tendresse à tous ceux qui aprochoient de sa Personne. Il étoit civil en genéral à tout le monde, & pour nous en particulier, il est sûr que cela passoit les bornes.
CHAPITRE IX.
Qui contient plusieurs Conversations très-curieuses entre le Roi & notre Auteur.
Il n'est pas concevable comment ce Monarque étoit assidu à observer au commencement les heures de nos occupations: il étoit tout yeux pour nous regarder, & souvent nous le rendions tout oreilles pour nous entendre, lors que nous lui racontions comment le monde vit parmi nous. Sur tout il prenoit un plaisir indicible à s'entretenir des Sciences, & particuliérement de la Philosophie, en quoi il s'étoit beaucoup exercé. Rarement nous étions ensemble, qu'il ne me fit quelque question de Phisique, & de Méchanique, ou d'Astronomie.
Ce qui lui plaisoit beaucoup, étoit le Sistème de Copernic: & je puis dire à sa loüange, que je n'eus pas beaucoup de peine à lui faire comprendre tous les différens mouvemens dont il faut que la Terre se charge pour satisfaire aux mouvemens aparens selon l'Opinion vulgaire, & que l'on distingue par le Journalier, d'Occident en Orient, l'Annuel, autour du Soleil; par celui des Etoiles fixes, & par les deux de Vibration, attribuez autrefois aux Cieux Cristalins. Car ayant pris une Boule, & y ayant marqué les principaux Points & Cercles d'un Globle terrestre, je lui montrai comment la Terre tournoit d'Occident en Orient autour de son Centre, en un jour naturel, & en même tems dans l'espace de trois cens soixante-cinq jours six heures, moins environ onze minutes, autour du Soleil, que je plaçois au Centre du Monde. Je lui fis ensuite remarquer comment ce Mouvement annuel ne se faisoit pas sur l'Equateur, mais suivant l'Ecliptique, parce que l'Axe de la Terre, au lieu d'être perpendiculaire au plan du Cercle annuel, incline sur lui de part & d'autre, de vingt-trois degrez & trente minutes, ce que nous apellons le Mouvement de parallélisme. Après cela, nous nous entretînmes du quatriéme Mouvement, causé par le plus ou moins d'impulsion ou pressement que souffre la Terre, suivant les endroits où elle passe dans sa Route: car par-là il arrive que son Axe s'éléve ou s'abaisse quelquefois de quelques minutes, & que par conséquent l'Ecliptique paroît dans de certains tems, plus près de l'Equateur qu'en d'autres. Ce qui s'explique aussi parfaitement bien par la matiére subtile, qui entre & passe par les Tourbillons; mais je ne voulus pas alors entamer à ce sujet, une maniére qui l'auroit peut-être embarassé, ou du moins qui demandoit un peu plus de tems. Enfin, nous parlâmes du cinquiéme Mouvement, qui vient de ce que la Terre dans cette partie de son cours qui est la plus éloignée du Soleil, ayant un plus grand Cercle à parcourir que dans celle qui y est diamétralement opposée, elle n'a pas si-tôt achevé sa Période: & cette différence est proprement la partie du Firmament que nous jugeons être passée d'Occident en Orient, dans une certaine espace de tems. Et d'autant que cette Portion paroît plus grande ou plus petite, à proportion que la Terre se trouve plus ou moins éloignée du Centre de son Cercle, qui est à peu près le Soleil, cela cause une irrégularité, que Ptolomée attribuoit au premier Cristalin: ce qui fait le sixiéme Mouvement. Pour le calcul des Eclypses, ce Prince l'entendoit comme Copernic lui-même: il raisonnoit fort bien des Comettes, des Planettes, des Météores, & de ce qu'il y a de plus agréable dans la Phisique. Mais il ignoroit absolument la cause du Flux & du Reflux de la Mer, dont il avoit en effet à peine ouï parler: & il n'entendoit jamais raisonner qu'avec admiration de la Proportion des espaces que les Corps qui tombent parcourent en de certains tems déterminez: des Vibrations des Pendules: de la force du Levier; & en général de tout ce qui regarde la Statique.
Les Armes à feu lui étoient aussi tout à fait inconnuës, & il les auroit estimées, n'eût été le mauvais usage qu'on en fait. Rien ne le faisoit plus frémir que les Relations que je lui faisois par fois de nos Guerres, & des sanglantes Batailles qu'elles causent. Il ne pouvoit pas comprendre, comment le Peuple est assez fou pour courir ainsi au Massacre, & à la destruction de son Espéce, pour des sujets si legers, & où il ne s'agit que des intérêts de l'ambition, ou des caprices d'un seul homme. Il y a près de quatre Siécles, me dit-il un jour, que l'on déclara inhabile le Roi alors régnant, à cause que sous prétexte de son Origine, & d'une Naissance miraculeuse, qui devoit le distinguer des autres hommes, il traitoit ses Sujets de haut en bas. On eût dit, ajoûta-t'il, que sa vanité lui eut dû faire entreprendre de grandes choses, pour se maintenir dans son Poste; bien loin de-là, il ne voulut presque pas employer de paroles pour se disculper, & apaiser la colère de ceux qui l'envoyerent aux Mines: il obéït sur le champ, lorsqu'il aprit que c'étoit la volonté de son Peuple. Et je vous jure, qu'au lieu d'exposer des Armées à la fureur de mes Ennemis, j'aimerois mieux mille fois devenir le moindre de mon Royaume, que d'en conserver la Souveraineté, aux dépens de la vie d'un seul homme.
J'avouë, repartis-je, que la Guerre a quelque chose de cruel & d'inhumain; cependant, il s'en fait souvent de justes, & alors Dieu même les autorise: & marque qu'il y prend plaisir, c'est qu'il s'apelle le Dieu des Armées. O Ciel, interrompit le Roi, que dites-vous-là? Vous me choquez en parlant de cette maniére. Assurément vous êtes heureux de n'avoir pas proféré ces paroles-là devant quelqu'un de nos Juges; tout étranger que vous êtes, vous courriez risque de fort mal passer votre tems; puisque selon nos Principes, vous ne sçauriez avoir exprimé un plus énorme Blasphême. Je vous demande pardon, Sire, repartis-je incontinent, les plus Saints Hommes, qui ont écrit notre Loi, affectent en bien des endroits, de caractériser ainsi la Divinité: ils attribuent à lui seul le Gain de toutes les Batailles, que les Juifs ont remportées sur ceux dont ils ont conquis les Païs, & le font paroître à la Tête de leurs Troupes, comme un Général formidable, qui terrasse tout ce qui lui vient à la rencontre. Je ne croi pas être coupable d'imiter de si grands Hommes, & d'avoir de la vénération pour leurs Vies, leurs Préceptes & leurs Sentimens: cependant, j'ai tant de respect pour votre Personne, que j'aime mieux observer un éternel silence, que de vous donner aucun sujet de mécontentement. Comment, reprit le Roi, vos Législateurs tiennent ce langage! Assurément je trouve cela extraordinaire, qu'un Dieu, qui selon vous défende de répandre le sang d'un seul Particulier, authorise une Boucherie générale entre des Nations entiéres. Il y a sans doute bien de l'homme, bien de la passion, bien de la cruauté dans vos Loix: la seule pensée m'en fait frémir: n'en parlons pas davantage, de peur que je n'en dise plus que vous n'en entendriez volontiers. Je trouve bien des charmes dans vos Sciences, mais votre Religion & vos Maximes ne m'agréent pas. C'est que vous ne les entendez pas, Sire, lui répondis-je, les Livres me manquent, & je ne suis pas assez bon Théologien pour vous convertir; mais nous avons mille Docteurs parmi nous capables de montrer tant de marques de Sainteté dans notre Bible, & de vous en démontrer le contenu si clairement, que vous seriez forcé d'y donner votre consentement, ni plus ni moins qu'à une Démonstration Mathématique.
Hé bien, en attendant que nous en voyions quelqu'un, aprenez-moi, repliqua le Roi, comment ces Armées, dont vous me parliez tantôt, se composent, de quelle maniére on les fait subsister, comment elles se battent, quelle récompense en ont les Vainqueurs, & quel profit en remportent les Orfelins & les Veuves: Si ces Guerres n'ont point de fin, & s'il n'y a jamais de Paix parmi vous. Rarement, Sire, lui dis-je. La Terre est extrémement grande, par raport à votre Empire; il y a une infinité de tels Royaumes aux endroits d'où nous venons. Tant de grands Seigneurs ne sçauroient vivre long-tems dans une parfaite intelligence: l'intérêt des Familles Royales, plus que des Particuliers, cause souvent des brouilleries. La jalousie, le desir de s'agrandir, le Rang, la Religion qui est différente presque dans chaque Royaume, tout cela sont des sujets de ruptures, qui ne cessent souvent qu'après une grande effusion de Sang. Nous avons un Empire nommé Espagne, où il s'alluma, il y a quelque tems, une Guerre intestine, qui a duré cinquante ou soixante ans, & qui a coûté la Vie à un million d'hommes.
La Religion dominante de ce Païs-là, & dans laquelle je suis né, est la Chrétienne, qui différe extrêmement de toutes les autres: ceux qui la professent n'ont pas tous non plus les mêmes Sentimens à tous égards. La plus grande partie prétendent qu'il ne suffit pas d'adorer un Dieu, Créateur du Ciel & de la Terre, ils veulent aussi que l'on invoque les Saints trépassez, afin qu'ils intercédent pour nous dans le Paradis. Les Prélats de l'Église imposent la nécessité de croire un Purgatoire, qui est un endroit rempli de Feu & de Soulfre, où après la mort, les ames doivent brûler & souffrir pendant un certain nombre d'Années, l'une plus, l'autre moins, suivant les Crimes qu'elles ont commis, afin d'être en état de comparoître pures & sans taches devant le Trône de Dieu. Cette même Eglise engage à confesser que Jesus-Christ est vivant, en chair & en os, & aussi grand qu'il étoit quand il a été crucifié, dans une Hostie ou morceau de pâte de la grandeur de la paume de la main, que le Prêtre donne à chaque Laïque, en de certains jours de l'Année, destinez à cette Cérémonie, &c. Plusieurs personnes ne pouvant accommoder ces Maximes avec le Sens commun, non plus qu'avec les Préceptes que contient le Livre Sacré de nos Loix, crurent en conscience qu'ils auroient tort de les observer. Le Clergé, qui s'aperçût de ce desordre dans l'Eglise, érigea un Tribunal sévére, qui imposoit de grandes peines à ceux qui s'émanciperoient de réformer le Culte Divin. Il faut ajoûter à cela, qu'outre les Ecclésiastiques, qui épuisoient les Peuples d'argent, qu'ils se faisoient donner pour reciter des Prières efficaces, par lesquelles ils prétendoient tirer du Purgatoire les Ames de leurs Ancêtres: les Officiers du Roi les chargeoient tous les jours de nouveaux Impôts: de sorte que les plus résolus des Habitans voulant secouër le joug, firent secrettement des Cabales, & résolurent de s'assurer de quelques Cantons murez, ou Villes, dont ils fussent les Maîtres. Là-dessus le Commerce s'affoiblit, les Ouvriers pâtissent faute d'Ouvrage; un Prince Etranger se met à la tête des Mécontent. D'autres Monarques, jaloux de la Grandeur du Roi d'Espagne, & qui ne cherchent que son abaissement pour s'élever au dessus de lui, se joignent à eux. On forme des Compagnies d'Artisans, qui sont ravis de servir pour la subsistance: de ces Compagnies de cent hommes, plus ou moins, qui ont chacune leurs Officiers, on fait des Régimens, & de ces Régimens des Armées, qui sont commandées par des Généraux expérimentez au Métier de la Guerre, & qui ont soin de les fournir d'Armes, d'Habits, & de toutes sortes de Munitions, aux dépens du Public, que les Magistrats chargent de Subsides pour cela. Lorsqu'on est prêt, on se cherche, on use de finesses, & de milles stratagêmes pour se surprendre; enfin on en vient aux mains, & après s'être souvent battus tout un jour, il se trouve quelquefois, que le plus grand avantage de Vainqueur, est d'avoir conservé le Champ de Bataille, ce qui lui coûte dans des Rencontres, quinze ou vingt mille Combattans: là où son Ennemi, qui a reculé de cinq cens Pas, n'en a pas perdu la moitié tant. Si l'un défait entiérement l'autre, il se prévaut de sa Victoire, en gagnant du Païs & des Villes, où il met quelquefois tout à Feu & à Sang. Cependant sa Partie tâche de nouveau à se fortifier, ou en faisant de nouvelles Troupes, ou en contractant des Alliances avec d'autres Princes, qu'elle attire dans son Parti. On revient aux coups, où la Fortune se déclare, tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre, jusqu'à ce que les Trésors & les Hommes soient évanouïs, car alors on est forcé d'en venir à un Accommodement, qui ne dure pas plus long-tems que quelque Esprit turbulent le desire, puis que les prétextes pour remuër ne leur manquent jamais.
Mais que fait-on de ces Troupes? dit le Roi. On les remercie, repliquai-je. Cela est bien, continua-t'il, pour la décharge du Peuple; mais des gens, qui se sont accoûtumez pendant la Guerre, au libertinage, & sans doute, à toutes sortes de voluptez, sont-ils propres à être employez à autre chose? De quoi subsistent-ils, lorsqu-ils ne tirent plus de Solde? J'ai déja dit à Votre Majesté, repris-je, que le Monde contient une infinité de Païs gouvernez par des Princes différens: lorsque les Troubles finissent en un endroit, ils recommencent ordinairement en un autre; les Soldats vont chercher-là de l'Emploi; sinon, chacun retourne à sa Profession. J'avouë pourtant, qu'il y en a beaucoup, qui ayant perdu l'habitude de travailler, ou qui ne sachant point de Métier, vont mandier de Porte en Porte, avec les Femmes & les Enfans, dont les Maris & les Péres ont été tuez, ou s'abandonnent au Brigandage pour vivre plus commodément. Les uns se font Voleurs de grands Chemins, les autres Faux-monnoyeurs: Il y en a qui s'associent avec les Femmes débauchées, & leur aident à ruïner, & quelquefois même massacrer ceux qui fréquentent les vilains lieux. Enfin, il n'y a forte d'Intrigues qu'il ne pratiquent pour se donner du bon tems: ce qui oblige les honnêtes gens à user de beaucoup de précaution pour n'en être point attrapez, & encore souvent n'en sont-ils pas exempts. Je pourois vous confirmer cette vérité par cent exemples, qui font dresser les cheveux; mais un seul suffira présentement pour vous en donner une idée.
Environ huit mois avant, que j'aye quitté Paris, Ville fameuse, & qui est la Capitale du plus beau Royaume de l'Europe, un Conseiller du Parlement passant en Carosse dans une Ruë écartée, où il y avoit peu de Commerce, avisa de loin une jeune Personne fort bien mise, qui étendant les bras, joignant les mains, & portant la vûë, tantôt vers le Ciel, & ensuite sur la Terre, donnoit des marques d'un véritable desespoir. Le bruit des Rouës & des Chevaux l'ayant fait retourner, elle se retient tout d'un coup, s'essuye promptement le Visage, & poursuit son chemin à pas lents. Le Conseiller ne tarde guéres à la joindre; il s'arrête à côté d'elle. Qu'avez-vous, Mademoiselle? lui dit-il, d'une maniére fort honnête: Je vous voi toute épleurée; est-il arrivé quelque désastre dans votre Famille? Parlez hardiment, vous êtes par bonheur tombée en de bonnes mains; il y a bien des gens qui tâcheroient de profiter de votre desordre, avec moi il n'y a rien à craindre. Je suis honnête homme, j'ai du crédit & de la bonne volonté, si je puis vous être utile en quelque chose, je m'y employerai avec tout le zélé dont je suis, capable. Quoi qu'elle n'eut que seize à dix-sept ans, elle prit d'abord son sérieux, soûtint long-tems qu'elle n'avoit rien, qu'il étoit inutile de lui offrir sa Protection y qu'elle ne lassoit pourtant pas d'en avoir de la reconnoissance & que tout ce qu'elle prétendoit de lui, étoit de lui laisser faire son chemin. Mais enfin, après plusieurs instances, qui n'étoient proprement que l'effet de la charité de ce galant Homme, s'abandonnant de nouveau à des larmes, qu'elle ne pouvoit plus retenir. Oui, Monsieur, vous avez raison, lui dit-elle, je ne me posséde pas, j'ai l'esprit en écharpe, je cours les Ruës, & peu s'en faut que je ne me porte à de fâcheuses extrémitez. Je suis Fille unique d'un Pére qui m'adoroit; mes volontez lui étoient une Loi, qu'il se faisoit un plaisir d'observer à tous égards; de sorte que je ne lui ai jamais rien demandé, qu'il ne me l'ait incontinent accordé. Il y a un an que Dieu l'a retiré, à la fleur de son âge; notre séparation lui faisoit mille fois plus de peine que la perte de sa propre Vie. Le déplaisir qu'il avoit de me quitter, le porta à me recommander à mains jointes à sa Femme. Cette Marâtre lui promit tout ce qu'il voulut; elle m'embrassa en sa présence, & s'engagea par un Serment accompagné d'un torrent de larmes, à me faire éternellement part de sa plus tendre amitié. Mais, helas! le pauvre homme eut à peine sillé les yeux, que je devins l'objet de sa tirannie. Il n'y a moment qu'elle ne me désole d'injures & de menaces; des menaces elle en vient souvent aux coups, & aujourd'hui, après m'avoir bien maltraitée, elle m'a jettée hors de la maison. Voilà qui est violent, dit le Conseiller, vous êtes sans contredit à plaindre: entrez, s'il vous plaît, dans mon Carosse, il faut que je vous remette bien ensemble, ou du moins que je sache la cause d'une si dangereuse dissension. Ce ne fut pas encore ici sans peine qu'elle se détermina à le conduire chez elle: elle apréhendoit trop de se faire voir, la colére de sa Belle-mére la faisoit trembler: il falut pourtant s'y résoudre. La Maison de cette Veuve étoit de belle aparence; une forte muraille à Porte cochere, & une grande Basse-court, la séparoit de la Ruë. Monsieur le Conseiller ayant fait demander si Madame étoit de loisir, fut mené dans une belle Sale tapissée, où elle le vint trouver un moment après. Il fut surpris de voir entrer une Femme d'une cinquante d'Années, haute, belle, bienfaite, d'une phisionomie douce & engageante, & ayant plûtôt le port d'une Reine, que de la Femme d'un Particulier. Après quelques Complimens réciproques, il lui fit un recit juste de ce qui lui venoit d'arriver avec sa Fille, lui en représenta les conséquences, & lui ayant demandé excuse de la liberté qu'il prenoit de se mêler d'une Affaire qui étoit proprement domestique, il la pria fort civilement de lui dire en quoi consistoit leur Differend. La Dame le remercia de la bonté qu'il avoit de s'intéresser si charitablement pour sa Famille, mit sa Belle-fille dans le tort autant qu'elle pût; & enfin à la considération de l'Arbitre, on fit venir la Demoiselle. Madame la reprit en grace, & elles se firent des promesses réciproques, l'une d'être désormais bien obéïssante, l'autre d'user de plus d'Indulgence, & d'avoir toute la tendresse & les égards dont une Mére est capable pour son propre enfant, au grand contentement du Conseiller qui s'aplaudissoit intérieurement d'être l'Auteur d'une si bonne œuvre. Là-dessus, on fit retirer la Fille; & ce fut alors que Madame se mit à exalter l'obligation qu'elle avoit à Monsieur le Conseiller. Elle le pria instamment de lui permettre de faire connoissance avec Madame son Epouse, afin d'avoir occasion de profiter quelquefois de ses salutaires Conseils; elle le pria de pousser la complaisance jusqu'à vouloir bien l'honorer de sa Compagnie à dîner, d'autant plus que la Table étoit déja couverte, & qu'ayant invité du monde, elle se trouvoit justement en état de le régaler de trois ou quatre bons Plats. Ce Compliment fut proféré de si bonne grace, que le Conseiller se laissa persuader. Il fit dire à son Cocher de se retirer, d'aller dire chez lui qu'on ne l'attendit pas, & qu'il vint le prendre au bout de deux heures. Cependant, la Dame s'absenta, avec sa permission, pour aller donner ses Ordres. Lui se promenoit seul en attendant son retour: après avoir fait trois ou quatre allées & venuës, il alla en se retournant donner casuellement du coude contre la Tenture: le vuide qu'il sentit excita sa curiosité, il se trouva qu'il y avoit-là justement deux pans libres de ce Tapis, qui anticipoient d'un demi-pied l'un sur l'autre; il leva celui de dessus, & fremit lorsqu'il aperçût le corps nud & sanglant d'un homme, qui selon les aparences venoit d'être assassiné, couché de son long sur la paille d'un Lit pratiqué dans la muraille. Cet horrible Spectacle, qui le menaçoit d'un pareil sort, le fit sortir avec précipitation de la Chambre: quelqu'un le remarqua lorsqu'il étoit déja au milieu de la Cour. On l'apelle, on le prie de ne se point impatienter, Madame le rejoindra dans un instant, tout est prêt à être servi, & le reste; mais toutes ces belles paroles n'étoient pas capables de le faire revenir. Il leur dit en fuïant, qu'il lui étoit venu quelque chose dans l'esprit, qui ne souffroit aucun délai, qu'il ne feroit qu'aller & venir, & qu'en tout cas on n'avoit qu'à commencer à manger, il en trouveroit assez de reste. On le poursuivit ainsi jusqu'à la Porte. Comme il sortoit, quatre grands Coquins de Coupe-jarets entroient, gens apointez, sans doute, pour le récompenser de ses bons Offices; mais il étoit un peu trop tard, le bon homme avoit échapé à leurs embuches. La vieille Maquerelle & la jeune Putain avoient en vain joué leur rôle.
Assurément, dit le Roi, voilà un Stratagême capable de surprendre le plus habile homme du monde: mais qu'arriva-t'il de cela, n'en fit-on point de recherche, afin que leur Punition servit d'exemple à de semblables Canailles? Nullement, lui repartis-je, ceux qui l'ont fait en de pareilles occasions, s'en sont mal trouvez. Les Bandes de ces sortes de gens-là sont si nombreuses, que le moindre déplaisir que l'on fait à l'un d'eux, est vengé tôt ou tard, au double par les autres, de jour, de nuit, sur vous, sur les vôtres, ou de quelque maniére que ce soit. Et tout cela font des beaux fruits des Guerres ausquelles on vous expose? Je plains votre Sort, dit le Roi: à ce compte vous n'êtes proprement que la Proye des méchans, des esclaves, & de misérables Victimes de l'Ambition & de l'Intérêt de vos Souverains: les Chiens sont plus heureux chez moi, que les Hommes ne le sont en vos Quartiers. Vous raisonnez selon vos Principes, repris-je: & nous agissons suivant les nôtres; chacun aprouve ses Sentimens, tous ceux qui leur sont contraires le choquent. Il est vrai, reprit-il, que l'éducation a un grand ascendant sur notre esprit. Nos Ancêtres se seroient fait sacrifier, plûtôt que de douter de l'excellence de leur Origine. Le Soleil les avoit engendrez, ils avoient été enfantez de la Terre. Aujourd'hui on envoyeroit aux Mines celui, qui voudroit sérieusement soûtenir cette Opinion. Ce que nous suçons avec le Lait, nous le retenons; les premiéres Leçons de nos Précepteurs sont les plus fortes, elles jettent des racines profondes, que les vents d'un Sentiment contraire ont de la peine à ébranler.
Mais à propos de vos Ancêtres, Sire, interrompis-je, est-ce qu'il ne s'est jamais trouvé personne, qui ayant bien examiné la nature des choses, a trouvé de la difficulté dans cette prétenduë Naissance miraculeuse? Car enfin, cela saute aux yeux, que l'union du Soleil avec la Terre étoit impossible, & que ces deux Créatures sans vie, étant destituées d'intelligence & de sentiment, sont incapables des effets qu'on leur attribuoit si mal à propos. Assurément, répondit le Roi, qu'il y en avoit, mais personne n'en osoit ouvrir la bouche; le Peuple, qui étoit prévenu en faveur de cette Fable, auroit été capable de le mettre en piéces. Outre que les Rois usoient de tems à autre, d'un Stratagême assez extraordinaire pour s'en défaire, & qui ne contribuoit pas peu à fortifier les autres dans leur Opinion. Ils avoient pratiqué un Chemin sous terre, du Palais jusqu'au Temple, qui aboutissoit sous mon Marchepié, où il y avoit un grand Puits extrêmement profond. Lorsque quelqu'un étoit accusé d'avoir proferé quelque parole choquante contre le Mistére de la Naissance du premier Homme, ce qui étoit traité de Blasphême, il étoit obligé de comparoître à la Cour, où les Satrapes ne manquoient jamais de le condamner aux Mines: le Roi qui vouloit passer pour clément, annulloit aussi-tôt la Sentence, qu'il prétendoit n'avoir pas été prononcée dans les formes, & suivant les régles de l'équité, puisque lui étant Partie & Chef du Conseil tout ensemble, les Juges devoient vrai-semblablement plûtôt incliner de son côté que de celui de l'Accusé: d'où il concluoit, qu'il en faloit apeller au Tribunal de l'Esprit Universel, afin que lui-même en fit une Justice exemplaire sur celui d'eux deux, qui auroit tort. Là-dessus, il apointoit toute l'assemblée pour le Minuit, à comparoître au Sénat, avec tous ceux qui voudroient assister à ce Spectacle. Il n'oublioit pas de se rendre sur son Trône à point nommé. L'un de ses fils, Fréres, ou proches Parens, amenoit devant lui le Criminel, ayant les mains liées derriére le dos, & le faisoit asseoir sur le Marchepié, à l'endroit qui avoit été marqué. Alors le Roi tenant la vûë baissée, prononçoit à haute voix quatre Vers, que j'ai rendus ainsi en notre Langue.
Ma Mére, je le sai, vous êtes équitable,
D'en douter, il est hasardeux:
De grace, engloutissez à l'instant, de nous deux,
Celui que le Ciel voit Coupable.
En même tems celui qui étoit caché dessous le Théatre, tiroit adroitement le Verrou, qui soûtenoit une Trape, faite exprès pour cela dans le Marchepié, la faisoit baisser avec tant de rapidité, que la pauvre Victime, oui étoit dessus, tomboit comme un foudre, & sans avoir le tems de se reconnoître, dans cet abîme de Puits, qui étoit dessous, d'où il n'avoit garde de revenir. Et tout cela se faisoit si promptement, & avec tant de dextérité, qu'un même moment, pour ainsi dire, voyoit ouvrir & refermer cette maudite Trape: de sorte que quand tout le monde auroit été auprès, il auroit eu de la peine à s'apercevoir de la tromperie. Cependant, afin de jouër leur rôle avec toute la sûreté possible, on avoit soin de ne pas beaucoup illuminer cet endroit-là; outre que le Marchepié étant haut, empêchoit aux Satrapes, & aux autres Assistans, qui étoient assis ou à genoux, de voir ce qui se passoit dessus; & que celui des Intéressez qui étoit-là, feignant de voir là Terre s'ouvrir faisoit beaucoup de bruit, en se reculant, & criant aussi fort que s'il avoit eu véritablement peur d'être englouti tout vif avec le Coupable.
Mais comment a-t-on découvert ces Impostures, repartis-je? Les Prêtres du Roi, reprit Bustrol, voyant leur Maître banni, & la face des Affaires entiérement changée, proposérent, à condition qu'on ne leur feroit point de mal, de déclarer tout ce qu'ils en savoient de pernicieux: car quoi qu'il ne se fût rien fait de semblable de leur tems, ils ne laissoient pas d'avoir part au Secret, & d'être engagez par un Serment, au quel on les avoit contraints, d'aider à ces cruelles Exécutions. Le Chemin soûterrain est encore à être, je vous le ferai voir quand vous voudrez. Pour le Puits il a été comblé, & la Trape fut d'abord changée avec le reste en une Plancher continu, tel qu'il est encore à cette heure.
Voici une seconde Imposture, dont ils s'étoient avisez, & qui a été pratiquée en divers Siécles. Lorsqu'il y avoit de grands débats entre le Souverain & ses Sujets, & qu'il apréhendoit quelque révolution fatale à sa Famille, on faisoit monter secrettement quelqu'un des Intéressez, par l'un des escaliers des colonnes qui soûtiennent le Dôme, lequel se glissoit doucement entre la Cappe & le Plat-fonds; & quand le Conseil étoit assemblé, il se mettoit à crier de toute sa force, & par un trou fait pour cela, qui répondoit au centre du Soleil de Cuivre, qui est au milieu de l'édifice: Mon Fils est juste, & vous êtes méchans! Cette voix qui retentissoit par tout comme un Tonnerre, surprenoit extrêmement les Assistans, & ne manquoit jamais de faire son effet. Peut-être y en avoit-il parmi eux qui n'étoient pas exempts de doute; mais la plûpart auroient juré que c'étoit le Soleil qui avoit proféré ces mots: & peut-être n'auroient-ils pas souffert qu'on eût exempté de châtiment sévere celui qui auroit paru avoir le moindre soupçon.
CHAPITRE X.
Où l'on voit les Cérémonies qui se pratiquent aux Naissances & aux Enterremens en ces Païs; la maniére d'administrer la Justice, & plusieurs autres choses remarquables.
Un Domestique qui entra en ce tems-là tout échauffé, interromprit notre Discours: il venoit annoncer au Roi que la Mèla étoit accouchée d'un Enfant mâle. Il n'y avoit que deux ans qu'il avoit pris sa premiére Femme, ainsi il étoit âgé de vingt-sept ans: ce que je dis pour faire remarquer que le Roi ne peut prendre Femme qu'à vingt-cinq ans, & les autres en doivent avoir trente, au lieu que les Filles sont nubiles à vingt. Depuis ce tems-là il en avoit encore épousé deux. Il avoit eu deux Filles de la premiére, & une de la seconde. Celle qui venoit de lui donner un Garçon, & dont le Pére étoit Maréchal d'un des Cantons voisins, étoit la troisiéme, & comme elle est la légitime Reine, nous la distinguerons des autres par le nom d'Impératrice; suivant la Loi du Païs, qui ne donne proprement ce Titre qu'à celle des Femmes du Souverain qui lui fait un Successeur à la Couronne. Nous félicitâmes le Roi de la Naissance de ce jeune Prince, & lui fîmes comprendre que nous désirions ardemment qu'il pût regner heureusement après lui. Il témoigna que notre Compliment lui faisoit du plaisir, & pour nous en convaincre davantage, il nous ordonna de le suivre, afin d'être témoins de la Cérémonie, que la Coûtume l'obligeoit d'observer pour imposer un nom à l'Enfant.
Il sortit accompagné de deux de ses Fréres, & de son Cuisinier, dont l'Emploi est-là fort considérable, & de son Maître d'Hôtel. L'Impératrice l'attendoit dans un lit magnifique, tant par sa Sculpture, qu'à cause des autres Ornemens dont il étoit enrichi. D'abord qu'elle le vit, elle se fit mettre sur son séant; & l'on prit soin de lui couvrir les épaules d'un Manteau de Poil de Chévre rouge, tout couvert de Guimpes & de Guirlandes en Broderie, doublé d'Hermines blanches comme la Neige; & ayant prié le Roi de lui permettre de baiser sa main, elle lui témoigna la joye qu'elle avoit de ce que Dieu lui avoit donné un Fils, puis que par-là elle avoit l'honneur d'être devenuë Impératrice d'un si grand Royaume. Là-dessus Un Chapelain s'avança, qui suivant les Ordres qu'il en avoit, remercia Dieu, au nom du Roi, de la Reine, & de tout le Peuple, des graces qu'il venoit de leur accorder: & je puis dire que son éloquence, jointe à la soûmission & au zéle avec lequel il s'en aquitta, me pénétra jusqu'à l'ame. Il s'étendit fort au long sur le néant de l'homme, sur l'infinie grandeur du Monarque de l'Univers, sur les soins que cette Providence prend continuellement de sa Créature, nonobstant leur disproportion, & la distance immense qui sépare des Etres si différens. Il marqua en quoi ces soins consistoient; & ce fut alors qu'il parla des Vertus nécessairement requises à un bon Roi: comment il leur en avoit donné un, digne à tous égards de l'amour sincére de ses Peuples. Il nous entretint du jeune Prince, qu'il venoit de leur accorder, des obligations qu'on lui avoit de tant de bienfaits, & conclut par un million d'actions de graces. De sorte que cette action pieuse dura pour le moins une heure. Ensuite, on présenta l'Enfant au Roi, qui le nomma Baïol, c'est-à-dire, benin. Aussi-tôt après, on nous servit des fruits secs & confits avec du miel, qui surpasse assurément le meilleur sucre de l'Amérique. Nous bûmes outre cela de très-excellent Hidromel, & d'autres Liqueurs, qui ne le cèdent en rien aux nôtres, hormis au Vin, dont ils sont absolument destituez: il n'y a pas seulement de Vignes dans tout le Païs. La Cérémonie du Sacre de l'Impératrice fut différée jusqu'après ses Couches, qui finirent au bout de dix-huit jours: mais d'autant qu'elle ne consiste, comme la précédente, que dans des actions de graces, il n'est pas nécessaire que je m'amuse à en faire le recit. Au reste, ce n'est pas seulement dans le Palais du Roi que cela s'observe, c'est aussi dans tous les Cantons du Royaume, dès le moment qu'on leur en donne la nouvelle.
A propos de nouvelles, voici l'endroit, si je ne me trompe, où je dois faire remarquer que tous les jours chaque Village envoye, de midi jusqu'à une heure, deux hommes sur chaque chemin des Gantons voisins, & ainsi huit en tout, parce qu'il n'y a point de Canton qui ne se trouve au milieu de quatre autres en ligne directe, excepté ceux qui sont aux extrêmitez du Païs. Sur ces chemins il y a des Pilliers marquez, à une même distance l'un de l'autre; jusqu'où ils savent qu'ils doivent aller: & ces distances sont telles, que ceux que l'on envoye-là avec des Trompettes parlantes, s'y peuvent aisément entendre. Si donc il est arrivé quelque chose d'extraordinaire à la Cour, & qui se puisse exprimer en peu de mots: comme, par exemple, que le Roi soit mort, marié ou malade, qu'il lui soit né un Enfant, &c. ceux qui sont envoyez de la Cour le crient à leurs Voisins, ceux-ci à de plus éloignez, & ceux-là aux autres, jusques à ce que cela soit parvenu aux derniers: ce qui se fait avec tant de vîtesse, qu'en moins d'une heure on le sait dans tout le Royaume. Quand il n'y a point de nouvelles, ils se contentent de dire que tout va bien. De même, lorsque les Cantons ont quelque chose à faire savoir à la Cour, leurs vedetes se servent réciproquement des mêmes moyens. S'il y a des Paquets ou des Lettres, il y a des Messagers pour cela, qui partent de la Cour à cinq heures du matin, vers les Villages voisins: ceux-ci en ont qui à six se mettent en chemin pour d'autres, ou ils remettent ce qu'ils ont à des troisiémes, qui vont plus loin à sept, & ainsi des autres. Pour les grands fardeaux on se sert de Bâteaux, qui vont aussi avec beaucoup d'ordre, sans que cela coûte un denier à qui que ce soit, parce que chaque Pére de Famille y employe ses Enfans, ou ses Domestiques chacun à son tour.
Peu de tems après l'Accouchement de l'Impératrice, les Etats ou Députez des Satrapes se rendirent à la Cour pour exercer la Justice, & mettre Ordre à toutes choses. Cette Assemblée dura vingt-deux jours, & l'on y vuida bien des affaires; à la plûpart desquelles je puis dire, sans vanité, que j'y eus indirectement quelque part. Comme ces Messieurs ne s'assembloient que tous les matins, & que l'on donnoit les après-dînées, partie au plaisir, & partie à l'examen des Faits, qui se devoient traiter à la Séance prochaine, le Roi ne pouvoit s'empêcher de venir à son ordinaire, passer sur le tard quelques momens avec nous; mais, ce n'étoit pas alors tant pour voir nos Ouvrages, que pour nous communiquer familiérement ce qui se devoit proposer le lendemain; sur quoi il ne manquoit jamais de nous demander ce que l'on feroit en tel cas en Europe?
Un jour entr'autres, il nous raconta comment un jeune homme d'un Canton fort reculé, étant souvent maltraité de son Pére, qui sembloit le haïr mortellement, prit occasion, qu'ils étoient sortis ensemble en Gondole, dans le dessein d'aller pêcher du Poisson, de le jetter dans le Canal; & le voyant entre deux Eaux, il le tenoit-là du bout de sa Rame, de crainte qu'il n'en revint, & le punit de sa témérité. Le Pére qui avoit perdu d'abord la tramontane, reprit peu à peu ses esprits: il sçavoit parfaitement bien nager, de sorte que se sentant presser par en haut, il se laissa droit couler à fond, & donnant alors des piez en terre, il revint en haut à deux pas de-là, où il se mit à nager de toute sa force vers l'autre bord, pour échaper à la fureur de son Fils. Comme l'un s'efforçoit de fuïr, & que l'autre hésitoit s'il devoit le poursuivre, & tâcher de lui casser la tête, un vieux Pin, planté au bord de ce Canal, suivant la description que j'en ai faite ailleurs, tombe tout d'un coup comme une masse de terre, & envelope le Garçon de ses branches dans la Gondole, de maniére qu'il lui étoit impossible de se remuër, sans pourtant qu'il en fut blessé en aucun endroit. Le Vieillard qui gagna cependant le Rivage, voyant que cet Arbre couvroit tellement le Bachot, qu'il n'apercevoit point son Enfant, fut émû de compassion, & ne douta point que cette chûte ne l'eût privé de la Vie. Pour s'en assurer il alla promptement heurter à la Porte de la premiére Maison qu'il trouva, & aïant fait lever le monde qui reposoit encore, parce qu'il étoit grand matin, il leur dit qu'en passant en un tel endroit avec son Bâteau, un grand Arbre pourri s'étoit rompu tout d'un coup, & étoit tombé dessus avec tant d'impétuosité, que lui en avoit été préscipité dans l'eau, & son Fils brisé en mille piéces. A ce bruit, tout ce qu'il y avoit-là de gens accoururent pour voir ce désastre: trois se mirent dans leur Bachot, afin d'aller secourir le Garçon, si peut-être il étoit encore en vie. Le drôle, qui se sentoit pris, sans presque sçavoir comment, & qui n'avoit pas jusqu'alors osé seulement ouvrir la bouche, apercevant des gens qui travailloient avec beaucoup de zéle à écarter les branches de l'Arbre, qui les empêchoit de voir ce qu'il étoit devenu, se mit à crier, en pleurant: Mon Pére ne me tuez point, je vous en prie, j'ai tort, je l'avouë, je mérite au double votre haine, il n'a pas tenu à moi que vous ne soyez mort à l'heure qu'il est, mais je vous demande mille fois pardon. Plus il se desespéroit de crier, plus les autres s'efforçoient à le débarasser d'où il étoit, & plus le misérable croyoit qu'on lui alloit couper la gorge: Grace, mon très-cher Pére, grace, s'écria-t-il de nouveau, ce n'est pas moi proprement, c'est un maudit couroux, une colere que je déteste, qui m'a poussé à mettre ma main sacrilége sur votre Personne; au nom de Dieux apaisez-vous. Le Pére qui entendoit tout cela, ne sçavoit quelle contenance tenir; il auroit bien voulu châtier son Enfant, mais il ne se soucioit pas que d'autres en sûssent la cause, cela fut pourtant impossible. Quoi que la Gondole se tirât enfin de dessous les branches de l'Arbre, & que le jeune homme vit une multitude de gens, qui étoient accourus-là au bruit qui s'étoit par tout répandu, pour le secourir, & qui n'auroient sans doute pas souffert que le Pére l'eût sacrifié sur le champ à sa vengeance, il fit tant de mouvemens & de contorsions, & usa de tant de paroles, qu'il s'accusa lui-même en présence de cent témoins. Ainsi il ne fut pas en la puissance du Pére de le disculper, comme il l'avoit bien desiré. Quelques Péres de Famille, qui se trouvoient-là, apréhendant les conséquences, s'en saisirent, & le menérent chez le Juge, qui ayant fait venir le Pére, & les ayant confronter, & examinez séparément, condamna l'Enfant à aller travailler vingt ans aux Mines. Le Pére ne fut pas content de ce jugement, il sçavoit en conscience qu'il avoit provoqué son Fils à ire, par le trop rude traitement qu'il lui avoit fait: s'atribuant la cause de son desespoir, il lui fit conseiller sous main, d'en apeller au Satrape de leur Gouvernement, & ensuite à la Cour, si la premiére Sentence y étoit confirmée. Le Satrape, continua le Roi, devant lequel la Cause a été portée, n'en a pas voulu décider; & de-là vient qu'elle doit être demain débattuë en ma présence: mais de bonne foi, je ne sai presque ce que j'en dirai. Quel âge a le jeune homme; interrompis-je? Il a vingt-deux ans, repliqua le Roi. Hé bien, Sire, lui dis-je, on le feroit mourir en nos Quartiers, rien ne seroit capable de l'en garantir; mais puisque vous n'êtes pas si sévéres ici, que le Fils déteste son Action, en demande pardon de toute son ame, & que le Pére confesse avoir donné lieu à cet emportement, je croi, avec tout le respect que je dois à votre Majesté, qu'il suffiroit de le faire fouetter de Verges, & le condamner à porter sur son front un écriteau, qui contienne en gros caractéres, REBELLE A SON PERE, à condition, que s'il se comporte bien, il sera absou de cette honte au bout d'un An. Votre Avis est excellent, dit le Roi, si l'on m'en veut croire, on imposera cette peine au Délinquant. Aussi-tôt que le Conseil fut assemblé, on proposa le Délit, chacun en opina à sa maniére; les uns vouloient confirmer la Sentence qui en avoit été renduë; d'autres prétendoient que le jeune Homme devoit faire Amende-honorable, & avoir le Poing droit coupé, avant qu'il fut rélégué. Il y en avoit qui vouloient qu'on l'envoyât au fond de la plus basse Mine pour sa Vie; quelques-uns avoient encore d'autres Sentimens. Mais le Roi ayant entendu tous leurs Avis, proposa aussi le sien, qui fut aprouvé de la Compagnie, & exécuté le même jour. Les deux Parties allérent témoigner à toute la Cour les obligations qu'ils lui avoient du Jugement favorable qu'elle avoit prononcé en leur faveur. Le Roi qui vouloit m'en faire honneur, leur dit, que s'ils en devoient savoir gré à quelqu'un, c'étoit à moi proprement, à l'exclusion de tout autre. En effet, les bonnes gens me vinrent remercier de la maniére du monde la plus honnête & la plus soûmise. Ils se retirérent ensuite chez eux, où, à ce que l'on m'a dit après, ils ont vécu ensemble dans une parfaite intelligence.
Il n'est pas concevable combien cette bagatelle nous fit considérer parmi ces Messieurs les Députez. Le Jugement de Salomon n'étoit qu'une bagatelle au prix du nôtre, & si on en avoit voulu croire une Partie, nous aurions été créez Membres extraordinaires de leur Corps. Lors qu'ils revinrent à la Diéte suivante, notre Ouvrage étoit presque achevé; chacun se faisoit un plaisir de le venir voir, & ne pouvoit se lasser d'en admirer la beauté. La Forêt gravoit parfaitement bien, & outre qu'il savoit déja dorer, il avoit si bien apris la maniére du Païs, de dorer avec du Cuivre, qui est beaucoup plus beau-là, qu'il n'est en nos Quartiers, que la moindre Piéce avoit un éclat admirable, & surpassoit infiniment ce que nous avions fait pour notre Canton. Mais ce fut bien autre chose, lors que l'Année d'aprés, ils virent l'Horloge montée sur le Dôme de la Maison du Roi, avec six Quadrans à l'entour, qui indiquoient les heures, ce que nous avions obmises à la précédente: outre que le Bassin ou la Cloche qui étoit d'Etaim & de Cuivre mêlez ensemble, étoit au moins trois fois plus grande, & d'une bien meilleure résonnance. En récompense de ce bel Ouvrage, le Roi nous honora chacun d'une Robe de Satrape, & donna Ordre que l'on eût pour nous les mêmes différences que pour eux. Nous étions avec cela traitez, ni plus ni moins que des Princes. Les Cuisiniers & le Sommelier avoient soin qu'il ne manquât rien sur notre Table; la Biere, le Cidre, l'Hidromel & le Pɤηs, qui est une Boisson délicieuse, & dont on boit tant que l'on veut sans en être incommodé, faite d'un certain fruit admirable en toute maniére, de la forme d'un Mélon d'Espagne, ne nous manquoient non plus que l'eau à la Riviére. Il n'y avoit sorte de Ragoût, de Tartes & de Pâtez qu'on ne nous fit tous les jours: & comme les Perdrix, qui y pésent au moins quatre livres, & les Tɤlη, qui sont ces grosses Poules, dont j'ai parlé en quelqu'endroit, y sont fort communes, il se faisoit peu de Repas que nous n'eussions du Gibier; sans compter l'excellent Poisson qu'on y sert sans faute tous les midis. Nous fûmes promenez trois jours de suite par le Roi lui-même, avec nos Habits de Cérémonie, qui est le plus grand Honneur que ce Monarque fasse à ses Sujets.
Un matin, que nous passions à l'Occident du Temple, un jeune Garçon, qui étoit allé voir travailler son Pére sur le Dôme, s'étant jetté sur la Balustrade de la Galerie, pour voir au bruit que nous faisions en passant, ce qui se faisoit en bas, tomba droit sur l'Estomach, & se creva. Cette chute inopinée donna lieu au Roi, qui ne me laissoit jamais en repos, de me faire une Objection sur le Mouvement circulaire de la Terre. Il me vient-là quelque chose dans l'esprit, me dit-il, à quoi je n'avois point pensé auparavant; qui est que si la Terre tournoit, comme vous me le voulez toûjours persuader, il semble que pour peu que cet Enfant soit resté à tomber, il auroit dû se trouver à une distance considérable de la Muraille de cet Edifiee, au lieu qu'il y touchoit, si je ne me trompe, de l'un de ses bras. Car enfin, le Globe terrestre est grand, & supposé qu'il achève de faire un tour en vingt-quatre heures, il est nécessaire que ses parties passe extrémement vîte. Cela est aisé à déterminer, Sire, interrompis-je. Un degré terrestre contient soixante milles, vous savez cela, il n'y a qu'à multiplier par ce nombre-là trois cens soixante degrez, & on aura pour la circonférence de la Terre sous l'Equateur, vingt & un mille six cens milles d'Italie, ou vingt & un million six cens mille Pas géométriques: divisez maintenant cette quantité par vingt-quatre heures, & neuf cens mille, qui proviendront de cette opération, par soixante minutes, vous verrez que dans une minute d'heure il doit passer un Arc terrestre de quinze mille Pas, par conséquent de deux cens cinquante Pas dans une Seconde, & plus de quatre dans une Tierce, qui est bien le moindre tems qu'un Corps puisse mettre à parcourir la hauteur de ce grand Bâtiment. Mais, Sire, poursuivis-je, vous ne devez pas considérer l'Air comme indépendant de la Terre; il tourne également avec elle, ni plus ni moins que l'Eau de la Mer, qui est renfermée dans ses propres limites: c'est un duvet qui l'envelope, l'un & l'autre font partie de ce grand Tout; de sorte que tomber dans l'un ou dans l'autre, est à cet égard la même chose. Cependant il y a une autre raison, confirmée par l'expérience, qui nous aprend que tout Corps qui décend par un mouvement simple, ou que l'on peut considérer comme tel, doit tomber sur le Point auquel il correspond au premier moment de sa chute. Ainsi supposé que je sois au haut d'un des plus hauts mâts que portent nos Vaisseaux de Guerre en Europe, & que je laisse de-là tomber une Balle de Métal, de telle grosseur que l'on voudra, il est constant qu'elle restera toûjours à la même distance de ce Mât, jusques à ce qu'elle soit parvenuë sur le Tillac, quelque grande que soit la rapidité avec laquelle le Vent & le Flux l'emportent: d'où il s'ensuit que ce Corps ne tombe point perpendiculairement, comme il le semble, mais parcourt nécessairement une Ligne parabolique; dont la raison est, qu'encore qu'il décende par un Mouvement simple en aparence, il participe néanmoins à deux Mouvemens à la fois, savoir à l'artificiel du Navire qui se fait sur le plan de l'Horison, & au naturel de haut en bas. Et cela est tellement vrai, que si au moment qu'on auroit lâché cette Balle, le Vaisseau venoit à s'arrêter tout court, on verroit qu'elle ne tomberoit pas alors le long du Mât, mais devant, à une distance considérable. Comme il arrive souvent parmi nous, aux Cavaliers, qui étant au milieu d'une grande course, sont portez par un Cheval capricieux, qui à la vûë de quelque Objet dont il a peur, s'arrête tout à coup, car alors continuant dans ce mouvement, ils sortent des Etriers, & vont culbuter à quelques pas de la tête de leur Monture. Et c'est encore pou recette même raison que les bons Chausseurs, qui ne laissent peut-être pas de l'ignorer pour cela, tirent rarement en volant, qu'ils ne conduisent pendant quelques momens l'Oiseau, & de la vûë, & de leur Arme, afin que la Balle ou la Flèche, aquiére par-là un mouvement de côté, qui avec le direct, lui fait de même parcourir une Ligne courbe, par le moyen de laquelle elle atteint véritablement au but. Je comprens fort bien tout-cela, dit le Roi, il n'y a rien d'extra-ordinaire, puis qu'il arrive la même chose aux Corps qui sont poussez avec violence de quelque hauteur, par une Ligne paralléle à l'Horison, car il est évident que dés le moment qu'ils sont sortis de la main de celui qui les jette, ils tombent, & doivent, comme vous le dites, pour parvenir à terre, décrire une Ligne semblable à celles qui se font par la Section d'un cône, qui est paralléle à son côté opposé.
Vous, avez raison, Sire, repartis-je, mais il y a quelque chose d'admirable en cela, qui passe pour un Paradoxe parmi bien des gens, & qui consiste en ce que si l'on se sert d'une de ces Machines qui sont si communes chez nous, je veux dire un Canon, pointé de niveau sur l'une des Tours les plus élevées, & que dans le même instant qu'on le décharge, on laisse tomber une Balle de même forme & grandeur qu'est celle qu'il porte; nonobstant que l'une soit tirée à un mille de-là, & que l'autre tombe simplement par une Ligne perpendiculaire, elles parviendront dans un même instant à terre. En effet, dit le Roi, voilà qui est surprenant; & j'avouë que cela ne me seroit jamais venu dans l'esprit: cependant, je voi fort bien à présent qu'il faut que cela arrive ainsi, parce qu'encore que ce Boulet soit porté fort loin, le mouvement qu'il a de haut en bas, doit néanmoins avoir son cours, & n'en être pas moins rapide pour cela.
Mais ces beaux exemples ne m'éclaircissent pas encore assez sur le Mouvement de la Terre, & d'où vient qu'une agitation si violente ne la secouë point en un million de piéces? Hé bien, Sire, repliquai-je, prenez un Vase à confitures, fait de terre blanche, de forme ronde, & dont les bords soient bas & perpendiculaires sur le fond, mettez-y un Pouce ou deux d'Eau claire, & dans cette Eau une petite quantité de limure de Cuivre, du Sable fin, & de la grature de Cire rouge, & faute de Verre, que vous n'avez point ici, couvrez ce Vase d'un couvercle bien attaché, puis affermissez-le avec un peu d'argile, sur le pivot d'un tour de Potier, que vous mettrez en mouvement: d'abord que ce Vase aura fait quelques tours, si vous levez le couvercle, qui n'avoit été mis dessus que pour empêcher que l'eau n'en sortit point pendant son agitation, vous verrez que toutes les parties de la matiére qu'on avoit jettée dedans, se sont allez ranger contre les bords du Vaisseau. Preuve évidente que si les Cieux, qui sont ici représentez par ces bords, tournoient, ils faudroit nécessairement que la Terre quittât le lieu qu'elle occupe, pour s'aller de même ranger contre leur superficie concave, ou leurs derniéres extrêmitez. Et une autre preuve incontestable qui confirme la premiére, est que si on arrête le tour, de sorte que le Ciel, ou le bord du vaisseau ne tourne plus, l'eau qui continuë son mouvement, & qui tend par conséquent à proportion à s'éloigner du centre du Vase où elle est renfermée, force les parties de Cuivre, de Sable & de Cire, qui en ont moins, à quitter les bords où elles étoient, pour ainsi dire collées, & à s'aprocher du Centre, là où elles forment une Masse ronde, dont la plus basse Région est le Cuivre, la seconde le Sable, & la derniére la Cire. D'où il paroit qu'il suffit que la matiére subtile qui environne la Terre, soit agitée, pour obliger toutes les parties terrestres à se rassembler en un Globe, aux environs de leur Centre. Ce qui nous fait voir encore, afin que je le dise en passant, qu'il est impossible qu'une Pierre jettée dans cette matiére subtile, puisse y rester un moment, mais qu'elle doit pour les mêmes raisons, abandonner la Région aërienne, & se rendre vers les autres Corps de son espéce, en quoi consiste proprement la pesanteur.
Certes, dit le Roi, vous m'avez souvent entretenu de Tourbillons, des changemens que les Astronomes remarquent dans les différens aspects des Planettes, du mouvement du Soleil autour de son propre Centre, des taches qui couvre sa surface, & qui confirment ce mouvement, à cause qu'elles changent de lieu à proportion qu'il avance, aussi bien que des Périodes que décrivent les autres, ou autour d'eux-mêmes, ou autour de lui; mais je n'ai encore rien ouï d'aussi fort que ce que vous venez de me dire. Vous me ferez plaisir de m'accommoder la Machine dont vous parlez, afin qu'en l'examinant de près, nous puissions nous en entretenir encore plus particuliérement: mais il seroit à souhaiter que le couvert que vous mettrez sur le Vase fut transparent, parce que sans l'ôter, on pouroit voir à son aise ce qui se passeroit dans le Vaisseau. J'exécuterai vos ordres, Sire, lui répondis-je, & si notre Parchemin ne nous peut servir à cela, j'y suplérai par un trou rond, d'un Pouce ou deux de diamétre, que je ferai au milieu du couvercle: je croi que le reste suffira pour empêcher que l'eau n'en rejallisse dans sa plus grande agitation.
Dans ces entrefaites, un des Fréres du Roi tomba malade, & mourut: je croyais, voir quelque chose de particulier à ses Funerailles, mais je fus fort étonné de n'y remarquer pas la moindre circonstance de plus qu'aux Enterremens du commun. Toute la Cérémonie consiste à mettre une Robe de fin Lin au Défunt, que l'on attache au cou, & qu'on lie au milieu du corps, aux jarets & au dessus des piez. Ensuite on le met sur la Civiére, que deux hommes emportent, étant précédez par les quatre plus proches Parens du Mort, & suivis de deux hommes & de deux Femmes, si ce sont des gens mariez, ou autrement, de quatre jeunes Personnes de deux Sexes, qui le pleurent le long du chemin, & s'entretiennent de ses bonnes qualitez. Quand ils sont parvenus au bout ou à l'extrémité de l'Habitation où le Défunt demeuroit, on le décend dans une Fosse faite exprès, que l'on referme d'abord, & sur laquelle on dresse une petite Piramide de Bois où l'âge & le Nom de la Personne qui est dessous; sont marquez; après-quoi chacun se retire chez soi, & on n'en parle non plus que s'il n'avoit jamais été au monde. Le Frére du Roi fut traité de la même maniére: deux de ses Fréres, car le Prince est exempt de cela, avec sa Mére & une de ses Sœurs, furent du Convoi, & les Pleureux qui sont des gens qui ne vont-là que pour avoir une Lipée. Ce fut alors que j'apris qu'il est défendu aux Fréres & aux Sœurs des Rois de ce Païs-la, de ce marier; cela n'est permis qu'au fils aîné de la Famille Royale, & encore ne peut-il avoir qu'une Femme avant qu'il soit Roi.
A propos de Femme, il faut que je dise ici comment notre Monarque en recouvra une en ma présence, digne de porter le Diadême. Il y avoit long-tems qu'il projettoit d'aller visiter l'Ouest du Royaume, mais il vouloit que nous fussions de la partie, l'Ouvrage que nous avions en main étoit trop exquis à son gré pour être interrompu: il faloit attendre qu'il fut achevé, cela en valoit bien la peine. Là-dessus le mauvais tems survint, puis la Diéte: enfin cela passa, & nous étions dans la belle Saison: le Roi voulut en profiter. Il fit un petit Equipage, & prit seulement avec nous dix Personnes, pour être de sa suite. Il étoit monté sur un petit Char magnifique, à deux rouës, tiré par quatre boucs blancs, qui avoient chacun une grande barbe noire, & des Cornes d'une prodigieuse grandeur. Son Train & son Bagage étoit dans deux Gondoles, où dans chacune il y avoit quatre Rameurs, & quatre autres pour les relever.
Je fus ravi de faire ce Voyage, parce que je n'avois pas encore été de ce côté. La plûpart des Habitans de cette Lisiére, s'occupent à former des Briques, & de la Poterie, & de toutes sortes de porcelaines, suivant que la terre est propre pour ces différens Ouvrages. Nous ne passions par aucun Village, que tout ce qui avoit de la raison ne sortit pour voir le Roi: il décendoit quelquefois exprès, & marchoit assez lentement pour leur donner le loisir de le considérer à leur aise. Un jour que nous étions dans un endroit où le monde l'avoit si fort environné, qu'il ne pouvoit presque pas s'en débarasser, il avisa une jeune Fille, dont les charmes lui donnérent dans la vûë. Il lui fit commander de l'aprocher, & après l'avoir considérée, & trouvée encore plus charmante de près que de loin, il en fit venir le Pére, auquel il demanda quel âge sa Fille avoit. Le bon homme l'ayant déja promise à un autre, & se doutant bien du dessein du Roi, ne savoit que lui répondre: après avoir pourtant hésité un moment, il lui dit: Sire, elle n'est pas encore nubile, & par conséquent, ni à vendre, ni à donner. La Fille aimant mieux être Reine, que la Femme d'un Charpentier, qui étoit le Drôle à qui elle devoit apartenir, prit la parole & dit: il est vrai, Sire, que je ne suis pas nubile, mais j'aurai vingt ans dans deux jours. Hé bien, repartit le Roi, nous attendrons, bon homme, que le terme soit échû, pour ne point enfraindre nos Loix: menez après-demain votre Fille à la Cour, afin que j'en fasse ma Femme, & gardez vous bien que personne n'en aproche. Quoique le Vieillard se sentit bien honoré d'avoir le Roi pour son Gendre, il ne laissoit pas d'être fâché de ne pouvoir tenir sa parole à l'autre: ce que j'ai bien voulu remarquer ici, pour montrer la simplicité & la droiture qui regne parmi ces gens-là. Pηo, c'étoit le nom du Personnage, ne manqua pas de se trouver au lieu assigné dans le tems qui lui avoit été marqué. Trois jours après que nous y arrivâmes, il demanda Audience, & présenta lui-même sa Fille au Roi, en présence de son Chapelain, qui en rendit graces à Dieu sur le champ. La Nôce dura trois jours, après-quoi Pηo s'en retourna chez-lui, chargé de cent Kalη ou Piéces de Cuivre, pour le payement de sa Fille: mais la pauvre jeune Femme, qui n'avoit point encore eu la petite Vérole, en fut attaquée trois mois après, & en mourut.
C'est une chose prodigieuse que la quantité de personnes que cette peste de maladie entraîne, il n'y en a pas un de dix qui en échape. La plûpart de ceux qui vivent ne l'ont jamais euë, & pour vieux qu'ils soient, ils en sont si peu exemts, qu'ils meurent rarement d'un autre mal. Si ce n'étoit cela le Païs seroit aparement fort peuplé, au lieu qu'il ne l'est point du tout à cette heure, à proportion de la bonté du terroir, & de la pureté de l'air.
Peu de tems se passa que le Roi ne fit deux ou trois autres conquêtes, de sorte que quatre ans après son premier Mariage, il étoit déja riche de sept Femmes. Nous fûmes mon Camarade & moi, de toutes ces solemnitez, où nous eûmes notre bonne part des plaisirs que l'on y prit. Par tout où nous nous trouvions, on ne manquoit guére de nous louër au sujet de nos Horloges, à quoi j'avois pourtant la moindre part, comme cela étoit connu à bien des gens.
Pour me récompenser d'ailleurs, je dis au Roi que nous nous étions contentez d'orner son Palais d'une Machine dont il avoit la bonté de paroître content, mais que s'il le desiroit, je lui en ferois un autre pour mettre au Frontispice du Temple, qui ne seroit sujette à aucun changement, & que le Soleil régleroit par son propre cours. Je conçois bien, reprit ce Monarque, par le peu de connoissance que j'ai de l'Astronomie, qu'il ne seroit pas impossible de diviser un jour artificiel en de telles parties égales que l'on voudroit, par l'ombre que pourroit donner quelque corps, en la présence de cet Astre: mais nous n'avons eu personne jusques à présent, que je sache, qui se soit appliqué à cela. Avant que j'y travaille, repliquai-je, il faudra que j'examine vers quelle partie du Monde la Façade de cet Edifice est tournée. Cela n'est pas nécessaire, interrompit le Roi; je sai quelle décline de l'Est au Nord de vingt-deux degrez trente minutes, & je le sai, qui plus est, par expérience. Pardonnez-moi, Sire, répondis-je, si je prends la liberté de vous demander de quelle métode vous vous êtes servi pour vous assurer de cette vérité. J'ai, repartit ce Prince, fait faire exprès pour cela, un ais parfaitement uni, sur lequel il y a plusieurs cercles de tirez à différentes ouvertures de Compas; & au centre, qui leur est commun, j'ai planté perpendiculairement un Stile ou Verge de fil d'archal bien uni, au bout duquel il y a un bouton gros comme une noisette. Je mets cet Instrument quarré contre la muraille du Temple, à terre & de niveau, ce que je fais assez aisément par le moyen d'un peu d'eau verseé dessus. Tout cela étant ainsi préparé, j'attens, le Soleil étant levé de quelques degrez sur l'Horison, jusques à ce que l'ombre du bouton de mon Stile tombe sur la circonférence d'un des cercles de la planche: je remarque cet endroit-là par un point: ensuite je marque d'un autre point où cette ombre tombe l'après-dînée sur le côté opposé de la circonférence du même cercle. Je divise l'arc qui se trouve entre ces deux points, en deux parties égales, par une ligne droite qui passe par le centre du Stile: cette ligne est la Méridienne du lieu où je fais l'opération. Et d'autant qu'il s'en faut vingt-deux degrez & demi qu'elle ne soit perpendiculaire à la façade de ce Bâtiment, & qu'elle penche de cette quantité vers le Levant, il s'ensuit que le Frontispice de notre Temple décline comme je vous l'ai dit. Il y a plusieurs moyens, repris-je, par lesquels on peut aisement parvenir aux mêmes fins, mais celui-là est un des meilleurs que je connoisse. Hé bien! poursuivis-je, je vous ferai un Quadran vertical suivant cette déclinaison. Non, dit le Roi, puisqu'il ne s'agit que de tirer des lignes, il faut que vous me fassiez le plaisir de m'en enseigner la construction. Je consentis volontiers à sa demande, ainsi nous fîmes un Quadran de huit pieds de largeur sur six de hauteur: & un autre horisontal de cuivre, qui fut posé sur un piédestal d'Agate à huit pans, devant le Palais du Roi: l'un & l'autre avec les Signes du Zodiaque. Ces deux Machines donnérent de nouveau bien de l'admiration à ceux qui les virent; & je ne doute pas qu'elles ne leur ayent rendu plus de service que les autres, après notre départ, puis qu'il n'y avoit personne dans le Royaume, qui, bien loin d'en faire de semblables, fut seulement en état de les entretenir.
La Forêt pénétré de toutes les civilitez qu'il recevoit journellement aussi-bien que moi, de toute la Cour, & voulant aussi de son côté témoigner qu'il n'étoit pas insensible, se mit après une Montre de poche, sans m'en dire pourtant un seul mot, & avant que je m'en aperçusse il étoit à la fin de son Ouvrage. Quoi qu'il travaillât bien mieux en grand qu'en petit, une Montre dans un Païs où il ne s'en étoit jamais vû, étoit un bijou d'une valeur inestimable. Aussi-tôt qu'il eut achevé celle-là: il alla trouver le Roi, & après l'avoir complimenté sur les obligations que nous lui avions, il tira cette montre de sa poche, & le suplia de l'accepter de sa main, comme une marque sincére de sa juste reconnoissance. Le Roi s'étant fait montrer ce que c'étoit, en demeura interdit, il admira la beauté & l'utilité de cette petite Machine, & lui protesta qu'il ne lui demanderoit jamais rien, dont il put disposer, qu'il ne le lui accordât.
CHAPITRE XI.
Suite des Avantures de l'Auteur & de son Camarade, jusqu'à leur départ de la Cour.
Comme le Roi alloit voir souvent ses Femmes, il ne faut pas demander s'il demeura long-tems à faire parade de sa Montre devant elles: il n'y en eut aucune qui n'admirât en cela le génie de l'Ouvrier. Car quoi-qu'elles eussent vû l'Horloge mille fois & qu'à la derniére même elles eussent encore paru transportées d'étonnement, ce n'étoit rien à leur avis, en comparaison de ce joli Instrument, qui nonobstant sa petitesse ne laissoit pas d'avoir ses mouvemens justes, & d'indiquer toutes les parties du jour aussi nettement que le grand. Lidola entr'autres, seconde Femme du Roi, fit de grandes tentatives pour en devenir la propriétaire; mais le Roi, qui ne s'en vouloit pas défaire, & qui ne l'auroit pas même pû faire, sans exciter de la jalousie entre toutes ces Dames, & donner même du chagrin à l'Impératrice, fit semblant de ne la pas entendre. La Reine, pour se venger de ce peu de complaisance, lorsqu'il fut question de recevoir le Roi après souper, qui lui avoit fait comprendre qu'il viendroit passer la nuit avec elle, comme il le faisoit fort souvent, ayant beaucoup plus de tendresse pour celle-là, que pour aucune des autres, elle feignit d'être indisposée, & fit prier le Roi de ne la point venir voir ce soir-là. Lui qui ne se doutoit encore de rien, envoya le matin pour savoir de ses nouvelles: il en fit autant plusieurs autres jours de suite. Enfin voyant que cela continuoit, & que non-seulement on recevoit ses Messagers fort cavaliérement, mais qu'elle-même le regardoit avec un froid capable de le glacer, lors qu'il la voyoit en passant, il se douta bien quelle mouche l'avoit piquée. Il n'en fit pourtant point de semblant, & voulant voir jusqu'où cette indifférence pouroit aller, il négligea petit à petit ses visites, & s'attacha si fort à la derniére Reine, qu'il n'alloit presque plus que chez elle.
La Forêt, qui non plus, que moi, ne savoit rien de tout cela, fut surpris, qu'un soir, comme il se promenoit sous les Galeries, il s'entendit appeller par son nom. Il se tourne à cette voix, avec précipitation, & se sentant tout d'un coup frapé par l'éclat de la plus belle personne qu'il eut encore vûë de sa vie (car elle étoit découverte, contre la maxime de ce Païs-là, qui ne permet pas aux Femmes mariées d'être sans voile, qui leur couvre presque tout le visage, par tout où il se trouve des hommes) il demeure les yeux fixez sur elle, sans avoir la force de lui demander ce qu'elle veut. Vous êtes étonné, beau Genie, lui dit-elle, allez ne vous allarmez pas, je ne vous ai appellé que pour vous témoigner le plaisir que j'ai de vous voir, toutes les fois que vous passez devant mon Apartement, & pour vous donner ce Miadɤ, (que j'apellerai désormais Mélon:) tenez, prenez-le, adieu. Ayant proféré ces paroles, elle laisse aller le fruit, se retire, & ferme sa Jalousie.
La Forêt n'étoit ni insensible, ni ignorant; cependant il ne savoit que penser de cette saillie: & comme il n'avoit pas été assez habile pour prendre le Mélon, qui étoit tombé à terre, il le ramassa sans rien dire, l'aporta dans notre Chambre, & me fit confidence de ce qui venoit de lui arriver. Aussi-tôt je me saisis du Mélon, & voulant mettre le coûteau dedans, j'aperçus qu'il avoit été ouvert fort subtilement vers la queuë: cela me donna occasion de le fendre avec précaution, de peur de rien gâter, au cas qu'il eût quelque chose dans les entrailles. Ce n'étoit certes pas de petits grains, dont cet excellent fruit étoit rempli, comme il l'est autrement de sa nature; un rouleau du plus fin Parchemin en occupoit la capacité: voici ce qu'il contenoit en langage du Païs.
Je vous ai vû passer mille fois devant mes fenêtres, sans vous avoir que rarement oüi parler; le Jugement que je fais de votre esprit, par votre air dégagé, & vos rares productions, me donne le curiosité de vous entendre causer à mon aise: il me semble que vous ne devez rien dire que de beau; préparez-vous à me satisfaire. Demain je vous attens sans faute à ma Porte; ne manquez pas de vous y rendre au premier coup que votre curieuse Machine frapera après minuit, & vous obligerez, LIDOLA.
La lecture de ce Billet m'allarma, je m'en expliquai fort sérieusement à la Forêt; mais tout ce que je pûs lui dire fut inutile. Il étoit grand, bien-fait de sa personne, autant vigoureux que le peut être un homme de trente ans, & il n'étoit pas ennemi du Séxe. L'amitié que le Roi nous portoit, lui faisoit croire qu'il auroit trop de confiance en lui pour s'imaginer qu'il en voulut à aucune de ses Femmes; & sans regarder aux conséquences, il résolut de profiter de l'occasion, à quelque prix que ce fût. Ce qui l'embarassoit le plus, étoit son peu d'éloquence, & les petits talens qu'il avoit à s'exprimer poliment. Sa naissance étoit assez obscure, il avoit peu fréquenté le grand monde. Ignorant les belles maniéres & ayant meilleure opinion de moi que de lui-même, il voulut m'engager à faire les premiéres démarches, à porter les choses au point où il les desiroit. Mais, outre qu'il étoit d'une taille fort différente de la mienne, puisqu'il me surpassoit de toute la tête, & qu'ainsi l'apas auroit été trop grossier pour y être pris, je n'avois garde de m'embarquer dans une affaire de cette nature: tout, cela fût incapable de le rebuter.
Le lendemain il se mit le plus proprement qu'il put, il se pourvut de ce que doit avoir un galant homme, qui va visiter sa Maîtresse, & chercha dans son esprit tout ce qui pouvoit contribuër à lui plaire. Il sortit dans cet apareil, après m'avoir dit adieu, & se trouva à point nommé au rendez-vous. La Belle, qui étoit aparemment aux écoutes, l'ayant découvert de loin, lui vint ouvrir doucement la porte, & après lui avoir fait signe d'observer un profond silence, elle le conduisit dans son Cabinet. Elle étoit dans un deshabillé négligé, qui avoit pourtant beaucoup de pompe, & cette négligence sembloit tirer son origine d'un pur artifice. Un voile de fin Lin, où l'Art avoit infiniment plus de part que la matiére, lui couvroit la tête & les épaules: mais soit que le hazard s'en mêlât, ou qu'il y eût du dessein & de l'adresse, sous prétexte de se servir de ce même voile, & de l'aprocher & reculer, pour couvrir ce que la modestie sembloit lui commander de cacher; elle faisoit souvent entrevoir des beautez, qui auroient pû embraser un cœur bien moins susceptible d'amour, que n'étoit celui de la Forêt, qui n'avoit rien à l'épreuve de ces charmes. Ses yeux s'ébloüissoient à la vûë de tant de merveilles, & comme s'il eût été enchanté, il n'avoit pas la force d'ouvrir la bouche, nonobstant la ferme résolution qu'il avoit prise d'en bien conter.
Lidola voyant que son Amant ne disoit rien, fit un grand soûpir, & jettant sur lui un regard mourant: Je vous aime, lui dit-elle, bel Etranger: je m'étois proposée de m'épargner la peine de vous le déclarer de bouche, croyant qu'il vous seroit aisé de le deviner: votre silence fait violence à ma pudeur; j'ai honte d'avoir lâché la parole: ménagez cette déclaration, & souvenez-vous qu'il faut être discret, lorsque l'on veut être heureux avec les Dames. Ne ne reprochez rien, Madame, je vous en suplie, repartit fort respectueusement la Forêt, mon silence a une éloquence, qui vous doit suffisamment persuader des sentimens de mon cœur. Si votre présence, poursuivit-il, m'a ôté l'usage de la parole, ce n'a été que pour considérer avec plus de loisir la délicatesse de vos charmes. Les paroles ne sont pas toûjours de saison, il est des momens où les yeux s'expriment infiniment mieux que la langue: on peut ignorer l'art de deviner, & connoître à leurs mouvemens ce que l'ame pense. J'ai eu tort de me taire, je l'avouë; mais je suis heureux de n'avoir pas parlé, puisque les plus belles expressions, dont j'aurois été capable de me servir dans un langage, que je n'entens que d'une maniére fort imparfaite, auroient à peine tiré dans un siécle de votre belle bouche, ce que le silence m'a procuré dans un instant. Comment! Vous m'aimez, Madame? O Ciel! à quel excès de joye un aveu si tendre n'est-il pas capable de me porter? Qui l'eût jamais crû, qu'une Reine eût pû s'abaisser jusqu'à témoigner tant de bonté au moindre de ses Esclaves. Continuez, je vous en supplie, je bornerai-là le plus grand de tous mes souhaits, puisqu'il ne me doit sans doute pas être permis de penser à autre chose.
Comme elle se disposoit à lui répondre, une Fille de Chambre, qui entra assez brusquement, donna l'épouvente à notre Amant; il ne pouvoit sur le champ s'imaginer ce que cela devoit être; & sa surprise fut si grande, que les efforts qu'il fit pour la cacher, n'empêcherent pas que l'on ne s'en aperçût. Lidola n'en fit pourtant aucun semblant, de peur de lui donner de la confusion. J'avois commandé, lui dit-elle, que l'on nous aportât quelques Confitures séches, & une Tasse d'Hidromel; vous voyez comment on exécute mes ordres; j'espére que vous trouverez dans ce Bassin quelque chose de votre goût. La Forêt qui étoit plus avide de tendresses amoureuses, que de douceurs emmiellées, enrageoit de ce qu'un témoin importun venoit interrompre leur entretien. Il auroit mieux aimé consumer le tems en mignardises, que de passer des moyens si précieux à manger. Il falut pourtant, par complaisance, admirer jusqu'où alloit sa civilité; il lui en témoigna même sa reconnoissance. La Belle, qui ne vouloit rien négliger pour lui marquer sa tendresse, prit la moitié d'un pavis, qu'elle lui porta amoureusement à la bouche. Tantôt elle lui arrachoit de ses lévres, ce qu'il avoit à demi mâché, & le mangeoit avec une avidité inconcevable: une autre fois elle le faisoit mordre à un morceau qu'elle-même tenoit entre ses belles dents. Enfin il n'est badinerie qu'elle n'inventât pour augmenter la Passion du nouvel Amant.
Les jours avoient alors autour de seize heures de longueur, parce que le Soleil n'étoit pas fort éloigné du Signe du Capricorne, & que cet endroit-là est situé au cinquante & uniéme degré vingt minutes de latitude australe; de sorte qu'ils folâtraient encore lorsque les ténébres, ou plûtôt le crépuscule disparoissoit, & que le Flambeau céleste étoit sur le point de dorer de ses rayons éclatans l'émail des Campagnes fleuries. La Demoiselle fut la premiére à le remarquer, elle en avertit la Reine. La Forêt s'en formalisa, il s'émancipa même de lui faire des reproches de ce qu'elle ne l'avoit pas apointé plûtôt; puisque, selon lui, il ne valoit pas la peine qu'il fût venu-là pour n'y rester qu'un moment. Quoique je sois un peu broüillée avec le Roi, repartit la charmante Lidola, je ne suis pas sûre qu'il me néglige long-tems: l'envie le pourroit prendre de me venir voir sur le matin; & quand cela ne seroit pas, il y a d'autres gens qui veillent sur nos actions; je serois mal dans mes affaires, si quelqu'un vous voyoit sortir de mon Apartemens: joüons au sûr, retirez-vous pour ce coup: Si vous avez encore une Montre de poche, comme est celle que vous avez donnée au Roi, ayez soin de vous en charger une autre fois, afin qu'elle nous indique ce que nous aurons à faire: nous pourrions bien n'avoir pas toûjours des gens auprès de nous, qui songeassent à nous en avertir. En achevant ces douces paroles, elle lui sauta au cou, le baisa fort tendrement, & se retira tout d'un coup. Le tems passe vîte dans ces agréables occasions: cependant la Forêt n'avoit pas tellement perdu l'usage des Sens, qu'il ne connût bien que l'heure de se retirer pressoit. Il tira un Kala, qu'il donna à la Fille; & s'étant recommandé à ses soins, il s'en retourna tout doucement chez lui.
La premiére chose, à laquelle il pensa à son retour, fut de me faire confidence de ce qui s'étoit passé chez sa Maîtresse. Jamais homme, à l'entendre, n'avoit parcouru une si grande étenduë de Païs sur les Terres de l'Amour en dix ans, qu'il venoit de faire dans une heure: enfin il étoit en possession de tout, il ne lui manquoit plus que la joüissance. O Ciel! m'écriai-je alors, que les Amans sont crédules, & qu'il est aisé à l'Amour de leur en imposer: la Forêt, la Forêt, lui dis-je, vous joüez infailliblement à vous perdre. Le jeu, les Femmes & le Vin, ont une belle aparence, je l'avouë; mais le trop de fréquentation n'en vaut rien; ils causent des plaisirs courts, dont les repentirs sont longs, & leurs plus grandes douceurs se changent en amertume: ils ne payent que d'un faux brillant; ceux qui se plaisent à en être éblouïs, y sont trompez ordinairement. Souvenez-vous que je vous le dis aujourd'hui, vous vous êtes-là engagé dans une affaire, dont vous vous repentirez plus d'une fois. J'avois beau moraliser; tout ce que je pouvois dire, étoit inutile. Mon Ami n'envisageoit que le plaisir dont on le flâtoit, & tournoit le dos aux conséquences: il se perdoit déja dans les plus agréables idées que son esprit fût capable de former. Le pauvre homme étoit d'un aveuglement si grand; qu'il ne voyoit pas le précipice où il étoit sur le point de s'abîmer, il n'avoit proprement en vûë que sa passion dominante. Son imagination blessée lui mettoit sa Belle à chaque moment entre les bras; & il lui parloit souvent, comme s'il avoit été couché avec elle. Enfin, il passa assez doucement le tems qu'il resta au lit; car, quoiqu'il ne dormit guéres, il eut de ces sortes de rêveries, qui font plus de plaisir que le sommeil, & qui ont cet avantage, qu'en réjoüissant l'esprit elles n'abatent point les forces du corps.
Trois jours se passérent sans que la Forêt entendît parler de sa Maîtresse: cet intervale le jetta dans des inquiétudes qui pensérent lui renverser le cerveau. Il repassoit souvent toute sa conduite; & s'il trouvoit qu'il eût quelque chose à se reprocher, ce ne pouvait être que d'avoir été trop respectueux. Je n'avois point encore remarqué jusqu'alors, que les Femmes de ce Païs-là eussent aucun penchant à la galanterie; elles me paroissoient naturellement trop simples pour cela: mais je commençai à voir par cet échantillon, qu'il n'en est guére nulle part, qui n'en sache bien long, quand il s'agit de donner de l'amour aux hommes; & que si elles ne s'échapent pas, cela ne vient que de ce que leurs Loix sont extrêmement sévéres pour ceux qui outrepassent les régles, ausquelles l'Himen semble les engager. Et encore dit-on que les Rois & les Satrapes sont sujets aux mêmes inconvéniens que les hommes de nos Quartiers, parce que ces Messieurs ayant plus d'une Femme, chacune d'elles s'étudie à gagner les bonnes graces de son Mari; & lorsqu'elle n'y peut pas réüssir, cela lui donne occasion de s'attacher au premier Sujet qui se présente: mais revenons à notre amourette.
Le quatriéme jour, avant midi, que le Roi venoit passer un moment à nous voir travailler; je crus dès l'abord qu'il avoit assurément eu le vent de quelque chose: car regardant fixement la Forêt, il lui dit: vous avez quelque chagrin, mon Ami, votre visage n'est pas comme il m'a toûjours paru autrefois; si j'en dois juger par vos yeux, l'intérieur de la Machine n'est pas dans un état fort tranquille: Seriez-vous devenu amoureux de quelque Belle de ce Canton? L'Amour fait grands ravages en peu d'heures. Vous rougissez, poursuivit le Roi, ditez-le moi hardiment, quoi que vous soyez étranger, & d'une Religion bien différente de la mienne, je vous assure que je ferai pour vous tout ce qui est en ma puissance. Vous ne sauriez prétendre de personne libre, que je ne voye le moyen de vous la faire épouser. Car pour vous amuser à la bagatelle, je ne vous le conseille pas; tout mon crédit ne seroit pas capable de vous sauver si vous étiez pris sur le fait. Peut-être la Galanterie régne-t-elle parmi nous, mais du moins cela est caché, & vous n'ignorez pas que c'est un des articles de notre Loi sur lequel le Juge se relâche le moins: Sur tout l'Adultaire ne se pardonneroit pas à moi-même.
On a raison, Sire, reprit la Forêt, qui avoit eu le tems de ce remettre, d'être sévére sur ce chapitre-là, principalement par raport aux Grands; si j'avois de la puissance, un Roi galant seroit moins exemt de châtiment que les autres; puis qu'au lieu que ses sujets sont obligez pour la plûpart, de s'en tenir à un seul objet, il a la liberté d'en prendre toute une douzaine, & le plaisir par conséquent, d'avoir chez lui toute la diversité qu'il pourroit trouver ailleurs. C'est pourtant un bonheur, poursuivit-il, que je n'envie point à Votre Majesté: quoique je n'aye ni Femme, ni Maîtresse, je n'en vis pas moins content pour cela; & si je parois un peu plus languissant qu'à l'ordinaire, cela ne vient sans doute, que de ce que je n'ai pas trop bien dormi les deux ou trois nuits précédentes, car d'ailleurs je me porte parfaitement bien. Je suis au reste, ajoûta-t'il, infiniment obligé à Votre Majesté du desir qu'elle a de me rendre heureux, & de songer même à me former un établissement. Si jamais j'en viens jusqu'à me vouloir marier, je vous jure, Sire, que je m'en raporterai uniquement à votre choix. Parlons d'autres choses, La Forêt, interrompis-je, il n'est pas encore tems de songer à cela. Ce sera quand vous voudrez, reprit le Roi, de fort bonne grace, vous savez les Priviléges que donnent la Robe que vous avez, ainsi vous n'aurez pas grand chose à me reprocher.
Le Roi s'étant retiré là-dessus, nous dînâmes, & fîmes diverses réflexions sur le petit entretien que nous venions d'avoir avec lui. Cependant La Forêt ne laissoit point passer d'après-dîner qu'il ne fit le tour des Galeries. Lidola prenoit souvent plaisir à le voir passer devant ses Fenêtres: elle le conduisit des yeux jusques à ce qu'elle le perdit de vûë. La Fille de Chambre de son côté, ne cessoit de battre la campagne pour aprendre quelque nouvelle qui leur fut avantageuse, elle vint enfin lui annoncer qu'elle venoit de rencontrer le Roi à la promenade avec l'Impératrice. La Reine conclut de-là qu'il passeroit infailliblement la nuit avec elle, ce qui lui paroissoit d'autant plus vrai-semblable que cela ne lui avoit jamais manqué, & sans hésiter sur ce qu'elle devoit faire, elle chargea sa Suivante de tâcher de rencontrer La Forêt, & de lui signifier en passant qu'elle l'attendoit à onze heures.
La jeune Fille ne fut pas long-tems à exécuter sa Commission, elle le rencontra près de là qu'il revenoit sur ses pas, elle s'aprocha de lui le plus qu'elle pût, & lui dit en passant: Venez nous voir à une heure avant minuit. Je n'ose pas dire la joye qu'il eut à l'ouïe de ces agréables paroles, j'aurois peur, ou d'en dire trop pour être crû, ou de n'en pas dire assez pour donner une juste idée de ses transports. Il acheva sa tournée en si peu de tems, & avec si peu d'attention à ce qu'il faisoit, qu'il fut chez lui avant que de s'en apercevoir. Il seroit inutile de dire qu'il ne songea point, il ne voulut pas seulement que je lui en parlasse. Le peu de momens qui lui restoient, furent employez à la Toilette, il consulta cent fois son Miroir, qui n'étant que d'acier poli, lui donna de l'apréhension qu'il n'eut pas bien vû toutes ses taches. Il se lava presque tout le corps d'Eau de Senteur, se coupa & releva ses Moustaches, il peigna & repeigna son poil noir, & se trouvant enfin aussi beau qu'Adonis, il me souhaita le bon soir & s'en alla. La Suivante faisoit Sentinelle; aussi-tôt qu'elle le vît paroître elle le tira dans l'Anti-chambre, où il n'y avoit point de clarté, & lui dit de se glisser dans l'Apartement de sa Maîtresse.
Lidola étoit couchée dans un Lit parfumé, qui embaumoit toute la Maison: elle avoit une coeffure négligée, la gorge nuë, le sein gauche découvert, les bras libres, & étoit dans la posture d'une personne assoupie, mais qui n'avoit rien moins que sommeil. La Forêt fit si peu de bruit à son arrivée, qu'elle ne s'en aperçût pas: l'aspect imprévû de tant de Graces le rendirent presque immobile; ses yeux même fixez sur le corps de cette charmante Vénus, étoient restez sans mouvement. Un desir caché, & sur lequel il étoit incapable de faire la moindre réfléxion, le fit pourtant avancer de quelque pas pour l'envisager de plus près: c'étoit comme un Aiman, qui l'attiroit d'une maniére imperceptible, & dont la vertu étoit si efficace, qu'il s'y seroit enfin collé malgré ses efforts. Cette adorable Beauté ouvrant cependant casuellement les yeux, parut extrémement étonnée de voir son Amant si près de son lit. Elle en rougit, & s'étant mise sur son séant, & couverte d'un Voile, qui étoit aportée sur une Chaise: Vous m'avez surprise, lui dit-elle, & vous avez aparemment vû des choses que vous ne deviez pas voir. Oui, Madame, reprit-il, le Destin a voulu, & non pas vous, que j'aye eu occasion de contempler des beautez qui ont pensé m'extasier. Cela ne rabattra pourtant rien du respect que je vous dois, quoiqu'il ait augmenté infiniment une passion, que je ne croyois pas pouvoir aller plus avant. Vous mériteriez pourtant d'être puni, reprit la Belle, de ne m'avoir pas donné d'abord des signes de votre présence. Mais pourquoi venez-vous si-tôt, il doit faire encore grand jour, & je ne vous avois apointé que pour onze heures. Vous prenez le change, répondit La Forêt, & vous me reprochez ma lenteur; je suis pourtant venu à mon tems, mais vous ne comptez pas ce que j'ai déja été ici. Vous vous trompez, reprit la Reine, consultez votre Montre, elle vous aprendra que vous avez tort de me résister. Je n'ai point de Montre, dit La Forêt, & je n'en ai même que faire: dans ces sortes d'occasions, ma tête est une Horloge à minutes, je n'y manquerois pas d'un moment. Vous n'avez point de Montre! repartit Lidola, cela est surprenant que vous soyez privé des Bijoux, dont vous-même faites part aux autres. Si j'avois le talent de faire de si jolies Machines, je ne voudrois pas qu'il fut dit, que je n'en aurois pas une à mon usage, & un autre au service de ma Maîtresse. Ce compliment mortifia un peu notre François; il connût fort bien à quoi aboutissoit ce reproche, & enrageoit de ne l'avoir pas prévenu. La Reine, qui le vit embarrassé, ne trouva pas bon de le laisser davantage en peine. Je raille, dit-elle, La Forêt, & il semble que vous cherchiez à me répondre sérieusement: asseïez-vous sur mon lit, continua-t-elle, le tems est précieux, ne le passons point inutilement. En même tems elle voulut lui empoigner les mains, mais l'Amour la rendit si foible, qu'un soûpir, qui échapa à notre passionné Amant, lui jetta la tête sur son chevet. Les choses prenoient un beau train, ces deux jeunes Cœurs ne doutoient pas que le moment de leur félicité ne fut sur le point de clorre, mais la fortune envieuse de leur bonheur, changea en un instant toutes leurs espérances en de mortelles inquiétudes.
Le Roi aimoit Lidola, la violence qu'il s'étoit faite de ne la pas voir depuis si long-tems, lui étoit à charge, il ne pouvoit plus la suporter, & le bruit qu'elle avoit fait courir de nouveau de son indisposition, augmentant son inquiétude, il résolut de lui tenir compagnie cette nuit-là. La Suivante, qui se tenoit toûjours à la Jalousie, entendant de loin un bruit confus comme d'une troupe de monde, entra d'abord dans le doute, parce qu'il n'étoit encore minuit, & que le Roi ne se couchoit jamais avant ce tems-là: enfin voyant aprocher ce train, elle vint avec précipitation donner l'allarme au quartier. Tout est perdu, Madame, s'écria-t-elle, voici le Roi à dix pas d'ici. Quelque échaufez que fussent nos deux Amans, le sang leur glaça incontinent dans les vaines. La Forêt ne savoit que devenir: il faloit prendre conseil sur le champ; on résolut promptement de le faire passer dans un Cabinet, qui répondoit à cette Chambre. A peine y étoit-il entré qu'un Domestique, qui avoit pris les devans, heurta: la Femme de Chambre se contenta de le faire attendre autant de tems qu'elle jugeoit qu'il lui en auroit fallu pour se lever, & ces sortes de Visites étant arrivées plus d'une fois, elle ne fit aucun semblant d'en être surprise. Comme le Roi suivoit de près il entra dans le même instant que la porte venoit d'être ouverte. La Reine qui l'entendoit venir, n'eut pas beaucoup de peine à faire la figure d'une personne incommodée: la crainte où elle étoit, & pour elle & pour le Galant, n'y contribuoit pas peu: & le Roi de son côté, se persuadant qu'elle n'étoit pas des mieux, n'eut pas le moindre soupçon de la voir plus défaite qu'à l'ordinaire. Il lui fit plus de caresses que jamais, & lui dit que nonobstant le mauvais état où il la voyoit, il prétendoit de passer la nuit avec elle. Sire, repartit Lidola, vous me faites bien de l'honneur, mais je ne suis guére en état de donner ni de prendre du plaisir, j'apréhende que la moindre agitation ne me fasse du mal, & je crois que j'ai besoin de repos. Je ne veux point vous incommoder, repliqua le Roi, si vous ne pouvez pas souffrir ma compagnie, je passerai dans ce Cabinet; il y a un Pavillon, je pourrai me mettre dessus, ayant résolu de rester, cette nuit ici. Cette réponse, que la Belle n'attendoit pas, l'allarme, elle lui fit d'abord des excuses de la froideur qu'elle lui avoit témoignée, dont elle attribuoit la cause à son mal, & se mit à son tour à lui faire des amitiez, le priant bien fort de se faire deshabiller.
Aussi-tôt qu'il fut couché, & les Domestiques partis, la Femme de Chambre trouva le moyen d'entrer dans le Cabinet, pour consulter avec le prisonnier, de quel biais on devoit s'y prendre pour le mettre en liberté: mais elle fut fort surprise de ne l'y pas trouver. Il n'y avoit point de porte que celle par où elle étoit passée, & les Fenêtres qui étoient fermées, ne paroissoient point avoir été ouvertes. Pendant qu'elle s'occupoit à renverser le Lit & les autres Meubles de cet Apartement, l'embarras où étoit la Dame, par raport à son Amant, lui fit appeller sa Fille de Chambre, pour lui en demander des nouvelles, sous prétexte de lui faire relever son oreille, & lui demander un peu à boire; mais elle fut hors de peine, dès qu'elle entendit qu'il avoit disparu, sans savoir pourtant de quelle maniére; de sorte qu'elle dormit assez tranquillement le reste de la nuit. La Forêt de son côté, s'étant flâté que le Roi n'étoit venu-là que pour un moment, s'étoit par provision enfermé dans les Lieux. Il fut extrémement trompé lors que peu de tems aprés il entendit qu'il vouloit passer la nuit avec sa Femme, ou du moins dans le Cabinet, où il étoit; au cas qu'elle ne le pût pas souffrir auprès d'elle. Ce fut alors, à ce qu'il m'a avoué depuis, plus d'une fois, qu'il fut saisi d'une frayeur à laquelle il n'avoit jamais senti de pareille. Il ne poivoit pas repasser par la Chambre où étoit le Roi, sans risquer d'en être vû, il croyait garnies de barres de fer toutes les Fenêtres de cet Apartement, outre qu'il étoit à craindre qu'il ne fit du bruit en les ouvrant, & encore davantage en se jettent dans le Canal, sur lequel ce Cabinet répondoit. Ayant repassé toutes ces raisons au plus vîte, il ne trouva point de meilleur expédient que de se laisser couler dans l'eau par le trou de la Garderobe où il étoit, & de se sauver ainsi à la nage.
Par bonheur pour lui, la Chambre où je couchois étoit basse, & regardoit d'un côté sur le dehors, il vint fraper du doigt à l'une de mes Fenêtres. Je me doutai d'abord que les affaires n'alloient pas bien; je me levai sur le champ, & lui ayant ouvert il fauta promptement par dessus, se desabilla de même, & se mît au lit, où il me fit au plus juste le détail de ses Avantures nocturnes. Vous voyez, lui dis-je, mon cher Enfant, comment l'Amour & la Fortune vous joüent: ils sont rarement d'intelligence; & s'ils s'accordent, c'est pour nous tromper après doublement. Croyez-moi, abandonnez un parti si dangereux, je vous l'ai déja dit, vous joüez assurément à vous perdre. Ne m'en parlez point, me répondit-il, elle en vaut la peine; & moyennant que je la puisse seulement baiser une fois, je ne me soucie plus de mourir. Ce qui m'embarrasse le plus, c'est que je ne sai comment la satisfaire: elle me demande une Montre, & je n'en ai point de prête à lui donner; il me faut au moins huit jours, pour achever celle que nous avons entre les mains. Elle vous demande une Montre, repris-je; voilà qui sent bien son Amour intéressé; & quand cela ne seroit pas, comment voulez-vous qu'elle s'en serve? Le Roi, qui le saura d'abord, voudra aussi savoir où elle l'a prise; le mistére se découvrira, & adieu les deux Amans. Vous avez ma foi raison, me dit mon ami, je ne pensois pas si loin: mais enfin il faut l'achever; entre-ci & là nous trouverons quelque expédient, qui nous tirera d'affaire: l'Amour est trop ingénieux, pour nous laisser en si beau chemin.
En même tems cinq ou six grands coups du Bassin de notre Horloge, que l'on donna avec beaucoup de précipitation, nous firent bien fort tressaillir: nous ne pouvions nous imaginer ce que cela vouloit dire, & nous ne songions pas que nous-mêmes avions conseillé au Roi de donner ordre que l'on se servît de ce moyen, à l'imitation des Européens, pour donner l'allarme, & avertir les Habitans du Canton, qu'il se passoit quelque chose au desavantage du Quartier; afin qu'ils y courussent unanimement, & tâchassent à y apporter du reméde. Un homme qui passa immédiatement après, criant au feu de toute sa force, nous tira de cette peine, & nous jetta dans une nouvelle. Ne sachant où cet inconvénient étoit arrivé, nous sautâmes à bas du lit, & passâmes chacun une méchante Robe, que nous ceignîmes étroitement autour du Corps, dans le dessein d'agir vigoureusement avec les autres; & étant sortis nous remarquâmes incontinent que c'étoit la Maison de la Reine Lidola qui brûloit. On aporta des échelles de toutes parts, & à force d'eau, qui étoit-là à discrétion, on empêcha que la flâme n'anticipât sur les Apartemens voisins: de sorte que le dommage ne fut pas fort considérable. Comme le feu avoit commencé dans le Cabinet où la Forêt s'étoit caché, nous ne doutâmes point que la Femme de Chambre, en le cherchant, n'eût fait tomber quelque étincelle dans le Pavillon, ou sur quelqu'autre Meuble de matiére combustible, qui avoit été cause de cet embrasement. Cependant le Roi s'étoit retiré, aussi-tôt qu'un Domestique lui en eût annoncé la nouvelle. Nous fûmes sur le champ lui en témoigner notre chagrin; mais il ne s'en fit que rire, & nous dît que la peur, ni la perte ne méritoient point notre compliment, sur tout à l'égard d'un homme de son naturel, à qui rien n'étoit capable d'aporter le moindre trouble. La Reine ne fut pas bien revenuë de la peur que ce fâcheux embrasement lui avoit causée, qu'elle mît la main à la plum, & traça un second Billet, dont voici à peu près la teneur.
Billet à la Forêt.
Ma Femme de Chambre a déja été en campagne; je sai votre retraite, & je me doute bien des moyens dont vous vous êtes servis pour la favoriser. La conjoncture étoit dangereuse, elle m'a pour le moins autant allarmée que vous: le feu qui a pris ensuite à mon Cabinet, par l'imprudence de mes gens, n'étoit rien en comparaison. Que cela ne vous rebute pourtant pas, nous serons plus heureux une autre fois: Soyez constant & tranquille. Je vous ferai avertir lorsqu'il en sera tems; & je prendrai si-bien mes précautions, qu'à notre premiére vûë, je me flâte d'avoir l'occasion de vous témoigner dans les formes que je suis véritablement votre Amie, Lidola.
Il ne fut pas difficile à la Messagere d'Amour de faire glisser ce Billet dans la main de notre Amant; il manqouoit rarement de passer au déjeûner, à midi & le soir, devant la Maison de sa Maîtresse; elle pouvoit le rencontrer, & lui parler quand elle vouloit; parce qu'on n'y regarde pas-là de si près. Cependant la Forêt s'étoit mis fort sérieusement après sa Montre, & il y travailla avec tant de zéle, qu'elle étoit prête au cinquiéme jour. Elle étoit extrémement mignonne, la gravure de la Boëte étoit belle en perfection, & l'Etui ne cédoit en rien à l'Ouvrage de dedans. Le soir ne fut pas bien venu, qu'il sortit avec sa Machine en poche; & ayant rencontré celle qu'il cherchoit, il la lui mît dans la main, avec priére de la donner de sa part à la Reine, dans les bonnes graces de laquelle il se recommandoit toûjours. Si jamais personne a témoigné de la joye, ce fut Lidola, à la vûë de cette jolie Montre: nous avons sçu qu'elle la baisa mille fois, & se félicita elle-même d'avoir si-bien réüssi dans son Intrigue.
Au lieu que ce beau gage de l'Amour de la Forêt dût hâter le bonheur qu'il en attendoit pour récompense, il n'entendoit absolument plus parler de rien: la Femme de Chambre, qui le cherchoit autrefois avec empressement, affectoit d'éviter sa rencontre, elle le fuyoit d'aussi loin qu'elle le voyoit venir. Ce procédé lui donna de l'inquiétude; & comme il n'avoit aucun lieu de soupçonner la Dame, il s'imagina que cette Fille s'étoit choquée, de voir sa Maîtresse si bien récompensée, là où elle n'avoit, pour ainsi dire, encore eu rien, en comparaison des peines qu'elle avoit prises. Enfin quelque tems après, & lorsqu'il ne pensoit presque plus à rien, il fut tout étonné que cette même Fille l'aborda en un endroit où il n'y avoit point de Témoins, & après avoir lâché un soûpir: On vous trompe misérablement, lui dit-elle, j'ai assurément pitié de vous, & je déteste hautement l'injuste procédé de ma Maîtresse. Tout ce qu'elle a fait jusqu'à présent, n'a été que pour vous arracher une Montre des mains; présentement qu'elle l'a, elle m'a ordonné de vous dire qu'elle voit trop de difficulté & de danger à vous recevoir chez elle, qu'elle en est au desespoir, que la douleur qu'elle en sent est inexprimable, qu'il faut qu'elle en meure de chagrin, & quantité d'autres Chansons, qui ne sont proprement que des défaites.
Le Roi, poursuivit-elle, fut hier chez nous: en causant il entendit le mouvement de la Montre, aussi-tôt il demanda ce que c'étoit, on ne put pas s'empêcher de le lui dire, il en parut surpris, & voulut savoir comment Madame étoit parvenuë à ce Bijou. Il s'en fallut peu que l'Ingrate, comme elle me l'a avoüé elle-même, ne vous accusât de la lui avoir envoyée, dans le dessein de vous servir de ce moyen-là dans la suite, pour tâcher de la corrompre, & que vous avez même déja essayé de le faire: mais de peur de s'embarquer dans une affaire, où elle auroit peut-être couru autant de risque que vous, ou du moins être en hazard de rendre la Montre, elle lui dit que je l'avois trouvée, & que c'étoit de moi qu'elle la tenoit. Là-dessus on m'appelle, & l'on me demanda si cela n'étoit pas véritable: les signes d'œil que l'on me faisoit à chaque parole, me firent bien voir que l'on étoit dans l'embarras, & qu'il falloit par tout répondre Amen. Hé bien, si cela est, reprit le Roi, je sai à qui elle est, il est juste de la lui restituër. Je l'ai déja voulu faire, interrompit la Reine: d'abord que ma Fille l'eut trouvée, je me doutai bien qu'elle devoit apartenir à ces Etrangers, qui vous ont fait la vôtre, je la leur renvoyai dans le moment: mais, quand ma Servante eut dit de qui elle venoit, ils protestérent qu'ils ne la reprendroient jamais, & que leur dessein étoit même d'en faire pour l'Impératrice, & pour toutes les autres Reines. Voilà, ajoûta la Fille de Chambre, comme les choses se sont passées: Vous pouvez espérer quelque récompense de votre Présent; mais je ne pense pas que vous en receviez aucun de votre vie. Il suffit, dit la Forêt, je vous remercie, ma chere Enfant, je m'en souviendrai sans doute, & je prendrai mes mesures là-dessus.
C'étoit alors après soupé, ainsi La Forêt ne tarda guére à se rendre dans sa Chambre: il alla se coucher sans rien dire. Vous êtes rêveur, mon Ami, lui dis-je, qu'avez-vous? les affaires, ne vont-elles pas à souhait? Non, certes qu'elles n'y vont pas, me répondit-il, je viens d'apprendre ce qui ne me seroit jamais venu dans l'esprit: & là-dessus il se mît à me raconter tout ce que cette Fille lui avoit dit. Hé bien, interrompis-je, ne vous l'avois-je pas bien dit? Vous en sortez pourtant encore à meilleur marché que je ne pensois. Mais après-tout, voyez-vous bien les conséquences de cette affaire, c'est que vous voilà embarqué dans la nécessité de faire au plus vîte des Montres pour toutes les Femmes du Roi, sous peine d'encourir leur disgrace, & peut-être même la haine de ce Monarque, qui pourroit bien vous soupçonner, si vous y manquiez, d'avoir voulu en donner dans la vûë de la plus belle de ses Epouses: à quoi le moindre bruit de vous avoir vû à heure induë dehors, ou dans l'eau, ou entrer par notre Fenêtre, si tant est qu'il y ait quelqu'un qui en ait le moindre vent, pourroit beaucoup contribuër. Le Diable soit des Femmes, dit-il alors en colére; jamais je ne me fierai à aucune, de quelque qualité qu'elle soit. Tout beau, lui repartis-je, vos emportemens ne remédieront à rien: je vois bien ce qu'il est question de faire, poura voir du moins un peu de relâche, il faut prier le Roi de nous permettre d'aller passer l'Eté à notre premier Village, & nous verrons ensuite ce que nous aurons à faire.
Le lendemain le Roi vint à son ordinaire, voir à quoi nous nous occupions: il nous railla de l'avanture de la Montre. La Forêt confirma tout ce que la Femme de Chambre en avoit dit: mais il ajoûta qu'à cause qu'il faisoit chaud qu'il travailloit plus volontiers en Hiver que dans la belle Saison, il desireroit bien que Sa Majesté agréât que nous allassions passer quelques mois dans notre ancien Canton. De tout mon cœur, dit le Roi, & après avoir ordonné que l'on nous donnât cent Piéces, il nous souhaita un heureux Voyage. Nous allâmes aussi-tôt faire nos adieux. Le Cuisinier entr'autres, avec lequel nous étions parfaitement bien, fut un de ceux ausquels nous crûmes devoir acoler la botte. Cet homme parut interdit à l'ouverture que nous lui fîmes de notre résolution. Nous prîmes cela, l'un et l'autre comme un effet de son amitié, & de la crainte qu'il avoit de nous perdre pour long-tems; mais nous fûmes fort surpris, lorsqu'ouvrant enfin la bouche il nous dit, avec des marques de son grand étonnement: Vous vous en allez, Messieurs; pensez-vous bien à ce que vous faites? Sçavez-vous ce que l'on dit de vous, ou ne le sçavez-vous pas? A Dieu ne plaise, que je vous soupçonne de la moindre mauvaise action; vous ne m'en avez jamais donné l'occasion, & vous n'en avez aucun sujet que je sache; mais tout le monde ne vous connoît pas comme moi. Si vous m'en croyez, vous vous justifierez avant que de changer de Canton; autrement vous courez risque de passer véritablement pour des Incendiaires: ceux qui ont répandu ce bruit, triompheront en votre absence; & qui fait si ceux qui en doutent à l'heure qu'il est n'y ajoûteront pas alors foi. Comment Incendiaires, repris-je? Est-ce que l'on nous accuse de vouloir tout brûler avant que de nous en aller? Non, répondit-il; mais on prétend que La Forêt est celui qui a mis le feu à la Maison de la Reine Lidola. Nous vous sommes fort obligez, lui dis-je, de votre bon avertissement, & nous allons de ce pas nous informer de la cause d'une injure si mal fondée: je ne pense pas qu'il nous soit mal aisé de nous en purger. Aussi tôt que nous fûmes sortis: Je parie dis-je à mon Camarade, que quelqu'un vous a vû revenir au Logis à heure induë, la nuit de l'embrasement que nous avons eu ici, & que c'est de-là que quelque mal-intentionné aura tiré cette conclusion à votre desavantage. Allons chez le Roi, poursuivis-je, faisons-lui-en ouverture, nous verrons un peu ce qu'il en dira.
Aussi-tôt que ce Monarque nous vit: Qu'y a-t-il, nous dit-il, mes chers Amis, ne vous a-t-on pas compté les Deniers que je vous ai assignez, ou en avez-vous besoin de davantage? Que vous manque-t-il? dites-le moi hardiment, je vous en conjure. Nous n'avons besoin de rien, Sire, interrompis-je, que de la continuation de vos bonnes graces; mais ce que nous venons d'aprendre, nous désole; & nous resterons inconsolables à vos pieds jusques à ce que Votre Majesté nous ait fait donner satisfaction. On nous accuse d'avoir voulu réduire le Canton Royal en cendre: si nous sommes coupables, nous méritons d'être châtiez; sinon la calomnie est atroce, & nous espérons de votre clémence que celui qui l'a inventée en sera puni exemplairement. Bagatelles, dit le Roi, j'ai sçû cela il y a plusieurs jours, mais j'en ai fait si peu de cas, que je n'ai pas daigné vous en parler. Cependant pour vous contenter, je m'en vais en faire lever des Informations au plus vîte. En effet, ceux qui eurent cette Commission, s'en aquitérent avec tant de diligence, que de l'un à l'autre, on parvint dans une heure de tems à la connoissance de celui qui avoit le premier inventé ce mensonge, & qui étoit un des Ecuyers du Roi, homme de probité, sage & d'une modestie exemplaire.
Le Roi voulut bien à notre sollicitation le faire venir devant lui en notre présence, & lui ayant demandé ce qui l'avoit poussé à proférer des paroles si préjudiciables à notre honneur. J'avois, Sire, dit-il, été quelques jours un peu indisposé; le Médecin de la Cour, que je consultai, m'ordonna de prendre Médecine, ce brûvage m'avoit éprouvé, & il operoit encore trente-six heures après: étant donc obligé de me relever la nuit pour satisfaire aux nécessitez de la Nature, j'entendis un grand bruit dans le Canal, sur lequel ma Chambre regarde, à l'entrée du Canton voisin. La curiosité de savoir ce que c'étoit me fit mettre la tête à la fenêtre, & comme il ne faisoit pas fort obscur, j'avisai un homme, qui ayant gagné terre, remonta sur le bord, vis-à-vis du Pavillon de la Reine, secoua ses habits, & se mit à courir vers le Pont du Temple: là-dessus j'ouvre doucement ma porte, je me mets après à toutes jambes, & l'ayant observé de loin, jusques à côté du Sénat, je vis qu'il heurta de la main à une fenêtre, & que quelqu'un la lui ayant peu après ouverte, il entra par-là dans la Maison. Je sçavois que c'étoit l'Apartement de ces Messieurs, leur taille & un certain air qui leur est assez particulier, ne m'étoit pas inconnu: un peu après la Demeure de Lidola étoit en feu. Je demande, Sire, continua-t'il, si après tant de circonstances, mes conjectures étoient si mal fondées, & si de plus habiles que moi n'y auroient pas été trompez? Il y avoit-là de l'aparence, dit le Roi, Je l'avouë, cependant il en faut plus pour former une accusation: mais avant que de rien décider là-dessus, que dites-vous de cela, dit le Roi à La Forêt? Rien, Sire, répondit mon Camarade, tout ce qu'il a raconté est véritable, la conclusion seule qu'il en tire est fausse, ainsi je n'ai à lui reprocher que de n'avoir pas eu assez de charité. Mon Camarade, Sire, continua-t'il, est Astronome, c'est ce que vous n'ignorez pas, il m'a apris depuis quelque tems à connoître les principales Etoiles: le desir que j'ai de me perfectionner dans cette Science, me fait lever la nuit, pour voir si le Ciel est serain, & alors je vai faire un tour dans l'un des quatre Cantons, parce que les Bâtimens y étant plus bas que dans celui-ci, ils me dérobent moins la vûë des Astres. J'étois sorti ce soir-là pour les mêmes fins, de sorte qu'ayant jetté les yeux sur Sirius & Procion, & voulant en marchant en observer & la situation & la distance, je m'allai malheureusement précipiter dans le Canal sans y penser. Etourdi comme j'étois de cette chûte inopinée, je restai quelque tems à me reconnoître, & ne laissois pas de nager, sans savoir où je butois, enfin j'atrapai le Bord, où cet honnête homme m'a vû, & où je pris à grands pas, le chemin le plus direct de ma Chambre, dans laquelle j'entrai par la Fenêtre, tant pour ne point éveiller nos gens, que pour ne me point montrer dans un équipage, qui les auroit sans doute fait rire. Vous voyez, Sire, que nous convenons parfaitement bien dans nos dépositions, mais que la cause de mon immersion est bien autre que celle que Monsieur l'Ecuyer lui avoit attribuée; j'espére qu'après cela il sera suffisamment convaincu de mon innocence. Je suis fâché que ce malheur ait donné lieu à un si mauvais jugement contre moi. Mon sort, à proprement parler, en est la cause, c'est pourquoi je ne lui en veux point de mal. Je vous suis obligé, reprit l'Ecuyer, & je vous demande pardon de l'offense que je vous ai faite; j'en ai du regret assurément: je vois bien que j'ai été trop précipité dans cette rencontre: cela m'aprend à être plus retenu une autre fois. Etes-vous donc tous deux contens? dit le Roi. Oui, Sire, répondirent-ils. Hé bien, poursuivit-il, donnez-vous la main, & qu'il n'en soit plus jamais parlé. Là-dessus nous prîmes de nouveau, congé, & nous retirâmes contens comme des Rois, La Forêt de sa présence d'esprit, & moi des honnêtetez de notre Prince, & de ce que nous nous étions tirez d'affaires à si bon marché.
Le lendemain nous partîmes, sans prendre autre chose que chacun une Robe, & quelques bagatelles, dont nous crûmes avoir absolument besoin. Nous avions de l'argent, nous étions connus, & le monde est-là fort hospitalier: ainsi nous n'avions que faire d'aprehender de passer mal notre tems. Le Roi cependant se souvint qu'il ne nous avoit pas demandé de quelle Voiture nous avions dessein de nous servir: il envoya un Domestique après nous, pour nous conjurer de disposer de ce qu'il avoit de meilleur pour son usage, avec menaces que si nous ne le faisions pas, il ne seroit point content de nous. Nous étions à une demi-lieuë de-là, lors que ce Messager nous atteignît: il vouloit de toute force nous obliger à retourner sur nos pas, ou à lui dire comment nous voulions être menez, en Char, ou en Gondole, afin qu'il nous fit accommoder sur le champ; ajoûtant à chaque parole, que c'étoit la volonté de Sa Majesté. Nous le remerciâmes de ses honnêtetez, & le priâmes de raporter au Roi, que nous avions de la confusion de la maniére obligeante dont il en usoit avec nous, que nous profiterions volontiers des offres qu'il avoit la bonté de nous faire; mais que nous avions envie de nous promener, & de ne point passer de Village sans y rester assez de tems pour faire connoissance avec le Juge, ou le Prêtre. Cette réponse ne contentoit point notre homme, qui ne nous quitta qu'avec regret, de peur, peut-être, que le Roi ne crût qu'il s'étoit mal aquité de sa Commission.
On peut juger par cet échantillon, afin que je le dise en passant, si nous avions sujet de nous plaindre de notre sort, & si, excepté la fâcheuse affaire de mon Camarade, nous n'étions pas en effet heureux. Ce n'étoit pas seulement à la Cour, où l'on avoit des égards particuliers pour nous, nous ne passâmes nulle part dans notre route, que tout le monde ne s'empressat à nous faire civilité; on eût dit, qu'il y avoit un Ordre exprès de nous recevoir comme les premiers du Royaume.
Enfin, le dix-septiéme jour après notre départ, nous fûmes émerveillez de rencontrer deux Domestiques de notre Juge & de notre Prêtre, avec une Canouë chargée de Poiles, de Hoyaux, de Pics, de Haches, d'Arcs & d'Habits, avec les Vivres nécessaires pour faire le Voyage de la traite au Cuivre. Ils nous racontérent, comment ces Messieurs s'étoient mis dans la tête de nous prier de leur faire une autre Horloge, beaucoup plus grosse que la premiére, avec une Cloche à proportion, dont ils vouloient faire Présent au Satrape de leur Gouvernement, afin de le porter par-là plus aisément à leur accorder à chacun pour leurs Fils une de ses Filles, qui, suivant ce qu'ils en disoient, devoient être des Beautez achevées. Et comme il falloit beaucoup de Cuivre pour cela, ils les envoyoient aux Mines pour en troquer contre ce qu'ils leur avoient donné à y porter. Ils étoient fournis de très-bonnes provisions, & on leur avoit permis de rester autant de tems qu'ils voudroient à leur Voyage. Cette nouvelle n'augmenta pas peu le chagrin de mon Camarade, il me le témoigna sur le champ. Comment, dit-il, je me sauve d'un endroit pour éviter le travail continuel, où l'on me veut engager, & l'on m'en prépare d'autre dans celui ou je venois chercher du repos, j'aimerois mieux que le Diable eût emporté la Nation, que de donner un coup de Lime davantage pour eux. Encore, si on y amassoit quelque chose, que nous pûssions transporter chez nous, au cas que nous en trouvassions un jour la commodité, mais toute notre récompense se borne à un morceau de Métal, qui ne vaut que quinze sols la livre en Europe. Retournons-nous-en plûtôt, j'aime mieux hazarder cent vies, si je les avois, poursuivit-il, pour repasser par-là où nous sommes venus, & tâcher de retourner en notre Païs, que de rester ici davantage.
Vous n'y pensez pas, La Forêt, lui répondis-je, & vous n'examinez pas bien les obstacles que nous aurions à surmonter. Nous avions de grands avantages, lorsque nous sommes venus, que nous n'avons pas à cette heure. Nous étions trois, tous pourvûs d'Armes à feu, & la nécessité nous pressoit: c'est toute autre chose à l'heure qu'il est. Croyez-moi, mon Ami, demeurons-là où nous sommes, c'est à faire à nous occuper une partie du jour, nous en serons d'autant plus aimez, & aussi-bien on ne peut pas être toûjours sans rien faire. En quelque endroit que nous soyons, nous ne pouvons avoir que la vie & le vétement, nous l'avons ici au double. N'imitons point ceux de notre Nation, qui par leur humeur changeante ne sauroient rester-là où ils sont. Nous ne serons pas loin d'ici que nous ne nous repentions d'avoir fait la folie. Enfin, je m'étendis au long & au large, sur les difficultez qui s'opposoient à notre retour: mais tout cela fut inutile. Il me dit tout net qu'il s'en iroit seul, si je m'opiniâtrois à ne le point vouloir suivre. Hé bien donc, lui dis-je, puisque vous êtes inexorable, & que d'autre part j'ai résolu de ne vous point abandonner, il faut prendre l'occasion de ce Bâteau par les cheveux, & tenter de nous en servir, pour échaper par la Caverne affreuse, car c'est ainsi qu'ils apellent encore l'endroit par où leur premier Roi prétendoit, que la Terre l'avoit enfanté, comme je l'ai dit plus haut.
Pendant que nous formions ce dessein, nos deux Manans s'impatientoient de voir la fin de notre Dialogue. Je leur dis, que nous avions eu quelque différent sur ce que nous devions faire, retourner au Village, ou aller avec eux aux Mines de Cuivre, où nous n'avions point encore été, & que le résultat en étoit que nous leur tiendrions compagnie. Ils en témoignérent bien de la joye, & pour leur en donner davantage, nous résolûmes d'aller au premier Canton acheter quelques flâcons des meilleures Liqueurs qu'il y auroit; nous prîmes même encore quelques Vivres, mais nous les persuadâmes en même tems de tirer vers la Riviére, sous prétexte que ne l'ayant vûë qu'en un endroit, nous desirions d'en examiner les Rivages depuis le bas jusqu'au haut: les assurant au reste que nous leur aiderions alternativement à tirer & à ramer, & leur fournirions toutes les choses dont ils auroient besoin, si le courant de l'Eau, qui n'étoit pourtant pas-là fort rapide, parce que tout le Païs est presque de niveau, retardoit notre Voyage de quelques jours. Les pauvres Garçons consentirent à tout ce que nous leur proposâmes; il n'y avoit qu'une difficulté qui les embarrassoit un peu, c'est qu'étant l'un & l'autre, d'un Canton à quelques milles de-là, ils avoient fait état d'y passer pour embrasser leurs Parens. Je leur fis d'abord comprendre, que bien loin d'interrompre leur dessein, nous le leur faciliterions. Partez, leur dis-je, dès à présent, allez passer deux ou trois jours chez vous, cependant nous avancerons chemin à petites journées, & ensuite vous tirerez vers le Courant, où vous nous rateindrez bien-tôt. Ils furent charmez de ma complaisance, & moi ravi de n'être pas obligé de penser aux moyens de nous en défaire d'une autre maniére.
CHAPITRE XII.
l'Auteur quite ce beau Païs. Les moyens dont il se servit pour en sortir: il retrouve au bord de la Mer, une partie de l'Equipage avec lequel il avoit échoué sur les Côtes de ce Continent, &c.
Aussi-tôt que ces bonnes gens nous eurent quittez, nous prîmes notre cours vers la Riviére, demeurant toûjours dans les divisions des Cantons, où il n'y avoit point de Maisons. Je ne sçai si ce fut deux jours que nous restâmes en chemin, mais il n'étoit pas loin de minuit, lorsque nous nous trouvâmes un soir au bout des Canaux. Nous n'avions pas songé, & personne ne nous en avoit instruit, qu'au bout de chaque Canal il y a une Ecluse, qui sert à y tenir l'eau de la hauteur qu'on la veut. Ce maudit passage nous allarma, nous fûmes près d'une heure occupez, avant que d'avoir découvert comment il en falloit ouvrir les portes. Ce fut d'autre part un bonheur pour nous, que les Eaux d'un & d'autre côté, ne se surpassoient pas de deux pouces en hauteur: si la différence avoit été grande, nous n'aurions jamais pû en sortir. Nous nous tirâmes enfin d'affaire, mais aussi nous étions las comme des Chiens: cependant il falloit passer outre. Le coup auroit été hazardeux à exécuter de jour, parce qu'il n'étoit permis à personne d'entrer dans cette Riviére, sans la permission des Juges, tant à cause de la Pêche, que pour observer les Loix, qui défendent aux Habitans de passer les bornes de leur Païs: au lieu que de nuit, il n'y avoit, sembloit-il, aucun danger d'être seulement vûs de qui que ce fût. Nous n'avions que la profondeur de trois Cantons à passer, c'est-à-dire, de quatre milles & demi. La Forêt, animé par un plus grand zéle que moi, se trouvoit aussi plus épuisé que je ne l'étois; je lui dis de prendre un peu de repos, puisqu'il suffisoit qu'il y en eût seulement un de nous deux au Gouvernail.
Je pris justement le milieu de l'eau, & le tems étant doux & tranquille, notre Bâteau décendoit sans qu'on y sentît aucun mouvement. Cette tranquillité, jointe aux fatigues que nous avions été obligez de faire, me jettérent dans un assoupissement si grand, que je ne restai guére à m'endormir, quelque effort que je fisse pour tenir les paupiéres ouvertes. Cependant, nous ne laissions pas d'avancer. De vous dire si nous fûmes assez heureux pour rester toûjours éloignez des bords, ou si nous allâmes quelquefois heurter contre le Rivage, c'est ce qui n'est pas en ma puissance; nous dormions de maniére à ne nous pas éveiller si facilement. Je n'ai jamais sçû non plus au juste, combien de tems ce sommeil nous dura; il est vraisemblable qu'il auroit assez duré pour nous remettre, mais le malheur voulut qu'il fut brusquement interrompu. Un épouventable coup que notre pauvre petit Bâteau alla donner contre une Roche, me força à quitter la place. Je tombai d'une si grande roideur sur un banc qui étoit devant moi, que je me mutilai tout le visage. Mon Camarade en fut quitte pour s'éveiller en sursaut, avec la peur de ne savoir où il étoit, & ce que ce grand fracas vouloit dire: il avoit même oublié qu'il étoit sur l'eau. O Dieu! qu'est ceci, s'écria-t-il tout d'un coup, où suis-je? Quoi que je me fusse fait beaucoup de mal, je ne me pûs pas empécher d'éclater de rire. Etes-vous-là, me dit-il? & où sommes-nous, je vous prie? Il fait ici plus obscur qu'en Enfer? Ne me le demandez pas, repliquai-je, je n'en sai rien de positif: une chose dont je suis persuadé, c'est que nous venons de heurter de notre Bâteau contre un endroît, qui m'a fait tomber de maniére à me casser la tête, & si je conjecture bien, nous devons être dans le creux, que nous avons à passer. J'étois si fort endormi, reprit-il, que je ne songeois plus que nous étions dans une Barque. Bon Dieu, qu'il fait noir ici, je croi que vous n'avez pas tort de penser que nous sommes sous terre. Empoignez un Aviron, repris-je, & tâtez un peux à quoi nous sommes demeurez accrochez: il faut nécessairement que nous soyons arrêtez en quelque part, car je ne sens point que nous bougions, & l'eau décend pourtant fort vîte, si je puis en croire ma main, assurément que le passage est ici fort étroit.
La Forêt étoit brave, mais ce gouffre épouventable l'étonnoit, il n'osoit presque se remuër de sa place, & il auroit déja voulu alors être resté-là où nous étions. Quand je vis qu'il n'y avoit rien à tirer de lui, je m'avançai doucement vers le devant, & soit des mains, ou de la Rame, que je tenois, je reconnus que nous étions justement venus nous fourer entre deux pointes de Rocher. Allons, allons, dis-je alors, il n'y a point de mal, nous sommes-là où je vous ai dit, je sens la voûte de la Montagne du bout de ma Rame. Là-dessus, il se leva, mais quelques efforts que nous fissions, je croi que nous restâmes autour de trois heures à nous tirer de ce maudit piége, ensuite de quoi nous donnâmes à droite.
Tout étoit par tout plein d'Ecueils, qui provenoient sans doute des éclats de la Montagne, qui se détachoient de fois à autre & qui rendoient ces passages comme impraticables. Nous ne faisions que heurter à tout moment, tantôt contre le fond, & un moment après contre les bords; de sorte qu'il auroit été avantageux pour nous que le Bâteau eût été moins vîte, mais nous ne pouvions pas l'arrêter. Cependant, le passage s'étrécissoit de plus en plus, à mesure que nous avancions, & il s'étrécissoit tellement, qu'il n'y avoit plus moyen de passer. Le sang me monta alors au visage, & dans la croyance où j'étois, que nous étions absolument perdus, je pensai d'assommer La Forêt, pour me venger du mal qu'il m'avoit procuré sans nécessité. Mais je me ressouvins fort à propos que je l'avois autrefois jetté dans de semblables embaras, & que ceux-ci n'étoient même que des suites de nos miséres précédentes.
Nous voici pris, mon Ami, lui dis-je, je ne sai pas comment nous nous tirerons d'ici: Si nous avions tantôt tiré à gauche, nous nous serions sans doute mis au large, & je ne vois pas si nous pourrons rebrousser chemin, il y a loin, & le courant est ici trop rapide. A ces mots, il sonde, & trouvant que ce passage n'avoit que trois ou quatre pieds de profondeur, il se deshabille sans rien dire, & se jette tout d'un coup à l'eau. O Ciel! m'écriai-je, que faites-vous? Il me semble vous entendre tomber dans la Riviére. N'ayez pas de peur, me répondit-il, la chûte est volontaire, je m'en vai un peu examiner la profondeur & la largeur de ce Détroit. Il ne fut pas à vingt pas de là, qu'il conjectura être au point où ces deux Branches se réünissoient. Il me vint annoncer cette agréable nouvelle, & y ajoûta, que nous étions indubitablement au plus étoit. Là-dessus, je passe le long des deux bords, & ayant remarqué qu'il n'y avoit que deux endroits pointus, où la Roche nous empêchoit de passer, je me mis après à grands coups de Pic & de Marteau, de sorte qu'en moins de deux heures j'avois emporté l'une de ces pointes. Cet exercice, avec tout ce que nous avions déja fait, m'avoit extrémement abattu, nous prîmes quelques alimens pour nous donner un peu de forces, & nous nous reposâmes jusques à ce que nous fussions en état de recommencer notre travail. La Forêt, pour m'imiter, voulut abattre le reste de ce qui s'opposoit à notre passage, mais soit que la pierre fût-là plus dure, ou qu'il n'agit pas avec autant de vigueur que j'avois fait, il remarqua qu'il n'avançoit que fort peu: il fallut que je lui aidasse, & que nous nous missions à la besogne alternativement.
Il y avoit long-tems que nous étions occupez à cela, & il y restoit peu de chose à faire, lors que nous entendîmes un bruit confus comme de voix, aprocher de nous: nous nous tînmes quelques momens coi, pour écouter avec plus d'attention; enfin, nous reconnûmes que c'étoient des gens qui venoient à nous. Assurément, dis-je à La Forêt, que notre fuite n'a pas été si secrette que l'on ne l'ait remarquée: peut-être le jour étoit-il bien avancé avant que nous soyons entrez dans cette Emboucheure, ou que quelqu'un nous fait épiez dans les Canaux; quoi qu'il en soit, il y a beaucoup d'apparence qu'on en a donné à midi connoissance à la Cour, & que le Roi a commandé qu'on envoyât du monde pour nous prendre. Entendez-vous bien comme ils avancent, continuai-je, les voilà à tantôt à nos trousses: que faire présentement? Ma foi, dit La Forêt, pour ce qui est de moi, je suis d'avis que nous nous battions jusqu'au dernier soûpir de la vie: nous avons ici des Instrumens, qui nous viendront bien à point pour cela, car aussi-bien si nous nous laissons amener, j'apréhende qu'on ne nous jouë quelque mauvais tour, & que nous n'allions aux Mines. Nullement, répondis-je, il n'y a point de danger: le Roi est trop debonnaire pour en agir avec nous de cette maniére, nos Ouvrages lui font trop de plaisir, pour s'en vouloir priver en nous bannissant; outre que nous pouvons dire avec beaucoup de vraisemblance, que nous étant mis sur la Riviére, à dessein d'examiner la diversité de ses Rivages, le malheur a voulu que la nuit, les attaches de notre Bâteau se soient défaites, sans que nous nous en soyons aperçûs, & qu'ainsi nous avons été emportez par le courant, jusques dans l'endroit où ces gens nous ont trouvez. On se rira de ce petit malheur, & on sera ravi d'être venu si à propos à notre secours.
Comme mon Camarade ouvrait la bouche pour me répondre, nous avisâmes de la lumiére: ils n'étoient pas sans doute à plus de trente pas de nous, & dans le même Bras où nous nous étions engagez, mais qui faisoit comme un coude en cet endroit-là, ce qui fut cause que nonobstant les Chandelles qu'ils avoient, ils ne nous découvrirent pas. Etant venus-là, leur Bâteau, qui étoit apparemment plus large que le nôtre, se trouva tout d'un coup embarrassé: ils témoignérent d'en être en peine. Que ferons-nous présentement, dit l'un d'eux? Ce que nous ferons, répondit un autre, nous nous tirerons d'ici du mieux que nous pourrons, & irons tâcher de passer à gauche, comme nous aurions fait, si vous vous en étiez raporté à moi. Nous ferons tout ce qu'il vous plaira, reprit le premier, mais pour moi, je m'imagine que tout ce que nous faisons & rien est la même chose: il y a peut-être douze ou quinze heures que ceux que nous cherchons ont passé par ici, il faut qu'ils soient présentement bien loin, ou qu'ils soient péris en quelqu'endroit, comme nous avons manqué de faire plusieurs fois: si vous étiez tous de mon sentiment, nous nous en retournerions, & dirions, comme il est vrai, que nous avons trouvé des obstacles, qui nous ont empêché de passer outre. Le Roi qui voudroit bien ravoir ces gens-là, ne prétend pourtant pas de leur faire violence: vous savez que l'on nous a chargez de les prier honnêtement de revenir, & de les laisser aller en paix, au cas qu'ils n'en voulussent rien faire. Nous pourrions dire encore, si vous voulez, que nous les avons atteints, mais que malgré toutes nos instances, il n'a pas été en notre puissance de les faire revenir, à cause qu'ils ne se plaisent point parmi nous, que leurs Maximes différent trop des nôtres, & qu'ils veulent voir s'il n'y aura pas moyen de repasser dans leur Païs, ou ils peuvent exercer leur Culte en toute liberté: au lieu qu'ici ils n'osent pas même le défendre, comme ils l'ont témoigné en diverses occasions. Allons, allons, dirent-ils tous là-dessus, nous conviendrons en chemin de ce que nous aurons à dire.
Nous fûmes du tems sans oser bouger, quoi-que nous ne les entendions plus, parce que nous apréhendions qu'ils ne changeassent de résolution; & qu'entendant nos coups de Marteau, ils ne revinssent à la charge. De la tranquillité où nous étions, nous passâmes aisément à l'assoupissement, & enfin nous nous endormimes. A notre réveil, nous recommençâmes à tarabuster avec d'autant plus d'empressement que nous n'avions nullement chaud, & que nous étions aussi frais & gaillards que si nous avions reposé dans un bon lit. Ainsi nous achevâmes de briser les angles qui nous arrêtoient, & nous ouvrîmes le passage à force de bras. Nous trouvâmes ensuite les choses, comme mon Camarade les avoit cruës, car nous nous sentîmes tôt après au large: mais dans un endroit où mille Echos répondoient, & se renvoyoient mille autres fois les paroles que nous proférions, avec une force inexprimable. Ce prodige, qui nous auroit sans doute charmez dans une autre occasion, nous épouventoit alors; on eut dit de bonne foi, que c'étoient autant de Démons, qui fendoient l'air de leurs voix monstrueuses: la frayeur que nous en prîmes nous retint long-tems sans parler.
Nous allions alors fort lentement; & dans cet intervalle, nous commençâmes à entendre un autre bruit confus, qui ne ressembloit pas mal aux roulemens d'un Tonnerre un peu éloigné. Notre peur, qui étoit déja très-grande, ne laissa pas d'augmenter encore: il ne faut rien pour troubler entiérement un homme qui croit être dans le danger: chacun se donnoît la gêne pour deviner ce que c'étoit. Nous n'en étions pas fort éloignez, lors que nous jugeâmes qu'il falloit nécessairement qu'il y eût-là quelque endroit où il avoit beaucoup de pente, & où l'eau tombant comme un torrent, causoit ce tintamare que nous entendions. Ce fut-là où notre perte nous parut inévitable. Je ne songeois point alors à ce que l'on nous avoit conté du Portugais, qui y avoit passé autrefois: si j'avois fait réfléxion à cela, je ne me serois pas mis si fort en peine. Comme nous avions des cordes, je crus qu'il étoit tems de s'en servir: nous prîmes au plus vîte dix ou douze Pailes & Hoyaux, que nous liâmes en un faisseau le plus étroitement que nous pûmes, & jettâmes cet Ancre à l'eau. Le reméde fut efficace, le fond étant raboteux, notre Machine s'acrocha en un bon endroit, de maniére que nous n'avancions plus qu'à proportion de la corde que nous lâchions. Au bout environ de vingt-cinq brasses, mon Camarade, qui étoit le plus souvent devant pour sonder de sa Rame, & sentir des deux côtez s'il ne se présentoit point d'obstacles à notre passage, me cria tout d'un coup que je tinsse ferme, qu'il tomboit de l'eau d'enhaut, & qu'il étoit déja tout mouillé. Là-dessus je l'apelle, & après être convenus que cette eau que nous avions entenduë, & qui étoit sans doute la même qu'il venoit de sentir, ne pouvait venir d'ailleurs que du haut de la Montagne, d'où elle se précipitoit par quelque crévasse dans la Riviére où nous étions, nous résolûmes d'aller reprendre notre Ancre. A peine étions-nous à moitié-chemin que notre Cable rompit, quoi que nous ne fissions pourtant pas de grands efforts pour remonter: il falut se consoler de cette perte, il n'y avoit pas moyen de la réparer, & elle n'étoit pas considérable dans cette conjoncture. Je songeai seulement à me ranger de côté, afin d'éviter la chûte impétueuse du torrent que nous craignions. La Forêt, à force de ramer, aida à mon Gouvernail à nous porter contre la Roche: ainsi nous passâmes le plus heureusement du monde, sans être aucunement mouillez, mais pas pourtant sans quelque danger d'être engloutis par les roulemens & bouillonnemens épouventables, que cette grande quantité d'eau causoit en se précipitant de si haut: & il est vrai-semblable que nous aurions été abîmez si nous eussions passé de l'autre côté.
Le reste du chemin que nous avions encore à faire, ne fut pas à beaucoup près si dangereux que le précédent: Dieu nous fit la grace d'en voir l'issuë. Aussi le remerciâmes-nous de bon cœur, lors que nos yeux commencérent à recouvrer la lumiére: nous en eûmes une joye que les termes les plus forts de notre Langue ne sauroient assez bien exprimer. Nous ne pûmes pourtant pas immédiatement après mettre pié à terre, les bords au commencement de cette lugubre Embouchure, sont trop escarpez pour cela, nous fûmes obligez de décendre encore au moins trois milles, après-quoi nous abordâmes à gauche, dans un endroit herbeux, que la Nature sembloit avoir fait exprès pour nous réjoüir, après être échapez de tant de visibles dangers.
Les provisions que nous avions commencérent à nous venir merveilleusement bien à point; nous fîmes assurément un bon repas, & n'épargnâmes point notre Cidre. Il devoit être au moins alors deux heures après-midi, à ce que nous en pouvions juger par la hauteur du Soleil: d'où il paroît que nous devions avoir resté autour de trente heures sous cette Voûte ténébreuse. De là nous poursuivîmes notre route du mieux que nous pûmes.
Ce Fleuve a de prodigieux détours; il est rempli de Rochers à fleur d'eau, & de toutes sortes de hauteurs, d'Isles, qui forment en des endroits jusqu'à dix ou douze passages étroits & difficiles. On y trouve même des chutes extrêmement dangereuses; cependant comme nous les passâmes sans malheur, & sans qu'il nous y arrivât rien de si extraordinaire qu'on ne se puisse aisément représenter dans une Navigation de cette nature, je ne m'amuserai point à en décrire les circonstances, de peur de fatiguer le Lecteur.
Je dirai seulement qu'environ à trente-cinq lieuës de la Mer, cette Riviére se divise en deux Branches, dont nous choisîmes la plus petite, parce que nous voulions rester à gauche, & qu'il nous sembloit que l'autre s'écartoit trop de notre route. Ce fut justement dans cette division qu'un gros Saumon s'étant élevé hors de l'eau, jusqu'à la hauteur de sept ou huit pieds, retomba dans notre Bâteau, où nous le reçûmes avec bien de la joye, dans l'espérance de nous en régaler, comme nous fîmes effectivement pendant plusieurs jours. Quelque diligence que nous fissions, nous mîmes pourtant un mois à notre Voyage.
La joye que nous ressentions de tirer vers notre Patrie, sans savoir pourtant si jamais nous y rentrerions, nous rendoit infatigables; à peine prenions-nous du repos: on eut dit, qu'un Vaisseau nous attendoit pour nous porter en Europe. Mais helas! lors que nous arrivâmes à l'embouchure de la Riviére, nous nous vîmes tout à coup au bout de nos espérances. Un trajet épouventable se présentoit-là à nos yeux, dont le passage nous sembloit interdit pour jamais. Tant qu'on est sur la Terre, on cherche, on invente des moyens pour surmonter les obstacles qui se présentent; il n'en est guére de si fâcheux dont on ne vienne à bout avec un peu de patience & de travail: mais l'Océan impitoyable, ôte même à ceux qu'il arrête sur ses bords, l'envie de rien tenter pour le franchir.
Il y avoit cinq ans passez que nous avions quité ces Côtes pour aller chercher fortune. Nous avions, à la vérité, bien essuyé des dangers & des fatigues extraordinaires, mais nous nous étions aussi-bien divertis; & je ne voudrois pas encore à l'heure qu'il est, n'avoir pas vû un si beau Royaume; au contraire, je me suis répenti mille fois de l'avoir quitté. Mon Camarade, qui en étoit cause, ne savoit ici que dire, le pauvre Diable étoit tout déconcerté, il fallut pourtant se résoudre à quelque chose.
La Saison étoit encore belle, & nous étions par bonheur fournis de quantité de bonnes choses; il n'y avoit que des clous, que nous n'avions pas en fort grande quantité. Je fus d'avis que la premiére chose que nous devions faire, étoit de nous loger le mieux que nous pourrions: les Haches & les Hoyaux, que nous avions, nous servirent fort bien à cela. Nous bâtîmes donc, sous une espéce de Tillet d'une merveilleuse grandeur, qui étoit à cinquante pas de la Riviére, & par conséquent de notre Chaloupe, une belle grande Barraque triangulaire, où nous retirâmes notre Bagage. Les Arcs que nous avions aportez, nous furent aussi d'un grand usage pour la Chasse, sans cela nous courions risque de mourir de faim. Les Oiseaux n'étoient plus si privez que nous les avions trouvez auparavant, il falloit être bien adroit pour les surprendre.
Ce qui nous donna un peu de peine, fut de faire du feu pour la premiére fois, parce que nous avions perdu notre Fusil, & que le feu que nous avions conservé s'étoit éteint le jour avant notre arrivée. L'endroit où nous étions n'étoit rempli que de Sable & de Coquilles, nous fûmes plusieurs jours à chercher bien avant dans les Terres avant que nous trouvassions des cailloux propres à nous tirer d'affaire. Lors que nous en eûmes une fois, il ne nous fut plus difficile de nous accommoder; nous avions du linge, que nous fîmes bien sécher aux rayons du Soleil, & nous ne manquions point de féraille: ayant du bois à discrétion, nous n'eûmes garde de laisser éteindre le premier feu que nous fîmes; de sorte qu'il n'y avoit plus de danger de nous en voir de long-tems destituez, car il y avoit toûjours des Arbres entiers qui brûloient.
Nous restâmes autour de huit mois dans ce Canton, où nous vivions de notre Chasse: quelquefois, pour tuër le tems, qui nous sembloit d'une longueur mortifiante, nous nous mettions dans notre Bâteau, & nous nous en servions à faire quelque petite course, ou sur la Riviére, ou en Mer, suivant que le tems & la Marée le permettoient: ou bien nous grimpions sur les côteaux les plus élevez pour voir de loin si nous ne découvririons point quelque malheureux Vaisseau, qui nous pût tirer de notre fâcheuse Solitude.
Lassez enfin de rester toûjours en un même endroit, nous résolumes d'aller faire une Promenade de quelques lieuës du côté de l'Oüest, dans le dessein de voir, non-seulement si nous ne pourrions pas reconnoître le lieu où notre Navire avoit échoué, car nous n'en devions pas être fort éloignez, mais aussi si nous ne découvririons rien de nouveau. Nous prîmes des Vivres pour quelques jours, & nous étant levez de grand matin, nous avançâmes vers la Grève, afin que bordant toûjours la Mer, nous ne nous écartassions pas. Nous marchâmes avec assez de force, & je me trompe si le lendemain vers le soir nous n'avions fait plus de quinze lieuës. La Rive étoit par tout uniforme, il n'y avoit aucune diversité d'objets capables de réjoüir les yeux. Nous montâmes sur les Dunes, qui étoient-là d'une hauteur fort considérable, & nous vîmes que c'étoit toûjours la même chose, aussi loin que la vûë pouvoit porter. Un petit vent frais qui venoit du Nord-Est, nous obligea de camper la nuit à l'abri d'une Coline, où le Sable avoit conservé beaucoup de la chaleur qu'il avoit prise du Soleil pendant le jour. L'Aurore ne parut pas plûtôt que nous entrâmes dans les Terres; il y avoit-là plus de diversité, mais en récompense les chemins en étoient bien plus mauvais. Si nous avions voulu nous charger de Gibier, il ne tenoit qu'à nous d'en tirer à tout bout de champ, parce que nous nous étions fournis chacun d'un bon Arc, & qu'il y avoit-là de toutes sortes d'Animaux en abondance.
Enfin, je crois que le cinquiéme jour après notre départ, il pouvoit être entre deux & trois heures après midi, lors que nous arrivâmes à notre Riviére. Comme nous nous étions un peu écartez de la Mer, nous nous en trouvâmes de même au moins à une lieuë & demie de distance, ce que nous reconnumes d'abord à divers indices qui nous étoient assez familiers. Nous en eûmes de la joye, car nous avions apréhendé de nous écarter trop. Ce peu de chemin que nous avions à faire, ne laissa pas de nous paroître extrêmement long, nous le comptions comme un détour que nous aurions pû éviter, quoi qu'en effet il eut été volontaire, & nous fûmes ravis lors que nous aperçûmes notre Barraque de loin, parce que nous nous flations de nous y bien reposer à notre aise.
Mais nous fûmes bien-tôt après saisis d'un frisson qui faillit à nous glacer le sang, quand nous reconnumes que notre Chaloupe étoit partie. Nous crûmes d'abord que nous ne l'avions pas bien attachée, ou que l'agitation de l'eau avoit rompu la corde qui la tenoit. La curiosité de savoir ce qu'elle étoit devenuë, nous fit aussi-tôt lever le pas; nous maudissions le jour que nous avions entrepris le fatal Voyage, qui nous privoit des commoditez que nous recevions de cette petite Machine; nous commençions même à nous accuser réciproquement d'en avoir fait le premier la proposition, lors que La Forêt qui marchoit à ma gauche, ayant casuellement tourné la tête vers notre Hute, que nous avions passée de quelques pas, s'écria tout d'un coup en tressaillissant de peur: ô Seigneur, qu'est ceci! quel Monstre effroyable s'est caché-là dans notre Barraque! Je me retourne à l'instant, & je vois avec le plus grand étonnement du monde, un gros Animal couché sur le côté, dont nous ne pouvions découvrir que le dos, & que nous jugeâmes au poil devoir infailliblement être un Ours.
Il ne faut pas mentir, la vûë d'un Animal aussi féroce, que celui-là nous le paroissoit, nous donna de la frayeur. De simples Arcs comme nous avions, n'étoient pas des armes suffisantes pour entreprendre de l'attaquer, nous fûmes pourtant vingt fois d'avis d'en aprocher tout doucement, le plus qu'il nous seroit possible, de lui décocher chacun une Fléche en même tems, & de rebander incontinent notre Arc, afin d'être en état de l'arrêter d'un autre, au cas qu'il lui restât assez de force pour venir à nous: mais la crainte que nous avions de le manquer, & d'en être déchirez dans la suite, nous fit sans bruit continuer notre route, persuadez que s'il venoit à se réveiller, il se retireroit plûtôt du côté des Bois, que vers le Rivage de la Mer.
On eut dit à nous voir marcher, que nous ne nous étions servis de nos jambes de huit jours, tant nous avions oublié les fatigues que nous avions faites; la peur nous emportoit aussi vîte que le vent, & cela sans regarder, ni à droite, ni à gauche; de sorte que côtoyant toûjours la Riviére, nous nous trouvâmes à trois pas de notre Barque, sans que nous l'eussions vûë auparavant, & que nous y songeassions davantage. Cette vûë inopinée nous rendit la vie dans le moment, nous nous en aprochâmes mais l'ayant trouvée attachée, & même d'une autre maniére que nous n'avions accoûtumé, nous crûmes avoir trouvé un autre sujet de surprise. Notre Bâteau étoit sale, les Rames & les bâtons n'étoient point dans l'ordre où nous les mettions. Outre cela, nous remarquâmes une espéce de Fascine, longue de trois brasses au moins, en forme d'Arc, avec des cordes attachées aux deux bouts, qui étoient un peu plus bas au bord de l'eau, & dont on s'étoit servi pour pêcher: ce qui se confirmoit par plusieurs petits Poissons morts, dont cette Machine étoit environnée, & que ceux qui s'en étoient servis avoient négligé de jetter à l'eau.
Ces divers effets de l'industrie des hommes, nous firent conclure que nous n'étions pas-là seuls; il ne s'agissoit que de savoir quelles gens ce pouvoient être: il étoit impossible que nous pûssions nous les représenter sociable & civilisez, les aparences étoient vrai-semblables que ce devoient être des Antropofages. Cependant nous enragions de faim, nous n'avions rien conservé des Vivres que nous avions pris, & les deux ou trois Poules que nous aportions étoient cruës, il falloit les cuire si nous voulions les manger. Il y avoit encore du feu près de notre Cabane, nous en voyions la fumée aisément, mais l'Ours nous en défendoit l'aproche. Le jour étoit sur son déclin, il falloit se déterminer à quelque chose, si nous voulions coucher chez nous. Nous résolumes de passer au plus vîte la Riviére dans notre Esquif, puis nous étant rendus vis-à-vis de notre Barraque, faire des huées & des cris épouventables, afin d'épouventer par-là la Bête, & lui donner occasion de s'enfuïr.
Nous fîmes en effet tout ce que nous avions projetté, mais au lieu de faire fuïr un Ours, nous fûmes fort surpris de voir accourir deux hommes habillez de peaux jusques au genou. Quoi que le Fleuve qui étoit assez profond, nous séparât, nous ne laissâmes pas d'avoir peur, & de nous tenir sur nos gardes: ils aprochérent, & nous voyant en Robe l'un & l'autre, l'un d'eux se mit à crier qui nous étions. O Ciel, dis-je alors, c'est Normand, je le reconnois à son langage. Nous sommes vos Amis, répondis-je, & peut-être plus que vous ne pensez. Repassez donc au nom de Dieu, nous dirent-ils, & que notre habillement ne vous fasse point de peur. Nous sommes de pauvres malheureux, abandonnez de Dieu & des hommes, mais Chrétiens & civilisez. Il n'en fallut pas davantage pour nous obliger à les aller joindre. Les larmes me tombent des yeux toutes les fois que je m'en ressouviens: leur grand changement ne nous empêcha pas de les reconnoître: nous nous embrassâmes réciproquement avec des marques d'une tendresse inexprimable, & pleurâmes de joye comme des Enfans. Nous allâmes ensemble à notre Tente, où ils nous présentérent quelques petits Poissons rôtis: mais nous avions le cœur si serré que nous ne pouvions manger de rien. On eut dit à nous voir, que nous étions des Statuës de pierre, nos yeux seuls étoient restez mobiles, tout ce que nous faisions étoit de nous regarder d'une maniére qui faisoit assez remarquer notre étonnement.
Enfin, nous étant un peu reconnus, ils nous engagérent à prendre des alimens, & après avoir fait mille reproches de ce que nous les avions abandonnez, sans les en avertir, & nous avoir protesté que pas un d'eux n'avoit douté que nous avions été déchirez des Bêtes féroces, ils nous demandérent où nous avions donc pû rester si long-tems, & ce que Du Puis étoit devenu. Il falut pour les contenter, leur faire en gros le recit de notre Voyage. Ils souhaitérent mille fois d'avoir été en notre place: à les entendre nous avions bien tort d'être sortis d'un si bon endroit. Ne parlons plus de cela, leur dis-je, vous n'en savez pas encore la dixiéme partie de ce que je vous en dirai dans la suite: La Forêt est cause de ce que vous nous voyez ici, je n'aurois point pensé seul à y revenir de ma vie. Demain vous nous direz comment vous êtes venus ici à notre Barraque, & de quelle maniére vous avez subsisté si long-tems dans ce lieu, éloignez de tout commerce; présentement, il faut que je prenne du repos, je ne puis en vérité plus me tenir. En effet, je dormis comme un Loir; & il y avoit quatre heures que nos Sauvages étoient levez avant que nous nous éveillassions La Forêt & moi.
A peine nous fûmes-nous saluez du bon jour, que nous rentrâmes en matiére: Normand en vouloit plus savoir que je ne lui en avois raconté, & nous languissions d'aprendre leurs Avantures. Il faisoit assez chaud alors, car outre que nous étions au milieu de l'Automne, ou si vous voulez, au mois de Mai, le Ciel étoit serain depuis bien des jours, & le tems doux & agréable, ainsi nous allâmes nous assoir à l'ombre de notre Barraque. Il y a quatre jours, dit aussi-tôt Normand, qu'ayant envie de me baigner, je demandai à mes Camarades, si quelqu'un d'eux vouloit aller avec moi à la Riviére; Alexandre fut le seul qui résolut de m'accompagner. Quoi que nous eussions pris chacun un Arc, notre dessein n'étoit pourtant pas de nous amuser à chasser: cependant une Poule à peindre, d'une beauté & d'une grosseur extraordinaire, s'étant levée devant nous, environ à moitié chemin, nous donna l'envie de la tuër: nous nous écartâmes de notre route pour la suivre. On eut dit, que cet Oiseau de bon augure nous vouloit amener ici, car d'abord qu'il étoit à peu près à portée, il prenoit de nouveau les devans en droite ligne, sans jamais s'écarter, ni à droite, ni à gauche. Cela dura jusques à ce que nous vinssions donner, pour ainsi dire, de la tête dans votre Barraque, & que nous découvrissions le petit Bâteau. Alors la Poule disparut, & nous ne pensâmes plus à ce qu'elle étoit devenuë. Des objets si rares, dans une Contrée comme celle-ci, nous donnérent de l'étonnement. Il nous vint d'abord dans l'esprit que quelque malheureux Vaisseau devoit avoir fait naufrage par-là autour, & que peu de gens s'en étoient sauvez, ainsi nous ne fîmes aucune difficulté de nous présenter à l'entrée de cette Hute, & voyant que nonobstant le Bruit que nous faisions en parlant, personne ne paroissoit, nous entrâmes tous deux dedans & trouvâmes quantité de choses qui nous confirmérent dans notre pensée. Mon Camarade vouloit néanmoins que nous nous en retournassions, & vinssions plus forts le lendemain: mais je l'obligeai à rester, par un principe de curiosité que j'avois de connoître le Propriétaire d'une Demeure si artistement faite. Pour passer le tems, nous fîmes une grande Fascine, en forme de demi-cercle, & dont, à l'aide de votre Bâteau, nous nous servîmes avec succès, à amener du Poisson à bord, aux endroits où il y avoit beaucoup de Talut, & où la Riviére avoit anticipé sur les Terres. Le troisiéme jour vous êtes arrivez, & nous avez, Dieu merci, trouvez, dans un tems où nous ne pensions guére les uns aux autres.
CHAPITRE XIII.
Contenant ce qui étoit arrivé au reste de l'Equipage pendant l'absence de l'Auteur; & la suite de leurs aventures jusques à leur départ de ce Païs.
Vous savez, au reste, continua-t-il, que quand vous vous en allâtes, nous étions occupez à construire une Barque pour notre transport. Dans les commencemens chacun travailloit à ce Vaisseau avec beaucoup d'empressement, mais à mesure que nous voyions avancer l'Ouvrage, le zéle de nos gens se ralentissoit. La petitesse de ce Bâtiment faisoit peur à la plus grande partie; outre cela, on s'accoûtumoit insensiblement sur ces Côtés Australes, où il se passoit peu de jours qu'on ne découvrît quelque chose de nouveau & d'utile pour le soûtien de la vie. Cinq mois s'écoulérent avant que le petit Bâtiment fut agréé. Comment agréé, interrompis-je, & où prîtes-vous de quoi je vous prie? Le Capitaine, reprit-il, avoit conservé fort précieusement la plûpart de ses Provisions: il avoit encore du Lard enfumé, du Beure, de l'Huile, du Sel, du Biscuit, de la Chandelle: le reste consistoit en tout ce que nous pûmes rassembler ici de propre à substanter le Corps humain. Quand tout fut prêt, il fit assembler l'Equipage, & ordonna à tous ceux qui voudroient passer avec lui de se tenir prêts. Je ne veux, nous dit-il, forcer personne, pour moi, je m'en vai hazarder de passer: le Voyage est dangereux, mais il faut espérer que celui qui nous a gardez jusqu'à Présent, aura soin de nous à l'avenir. Plusieurs se déterminérent sur le champ, d'autres ne savoient à quoi se résoudre: enfin, nous résolûmes au nombre de seize que nous étions, de rester ensemble en ce Païs, après pourtant que les autres nous eurent promis avec Serment, d'employer leur crédit & leurs priéres, pour porter le Roi de Portugal à avoir pitié de nous, & à donner ordre au premier Vaisseau qui iroit, ou aux grandes, ou aux petites Indes, de nous venir tirer d'ici. Nous ne nous quittâmes qu'avec beaucoup de regret, & après avoir bien versé des larmes. Ils levérent l'Ancre un matin à la pointe du jour, avec un médiocre Vent de Zud-quart-au-Zud-Ouest, qui les emporta avec tant de véhémence, à quoi le Reflux contribuait aussi beaucoup, qu'en moins de deux heures, nous les avions entiérement perdus de vûë. Ce départ favorable nous faisoit envier leur bonheur, nous aurions souhaité d'être avec eux, puisque nous ne pouvions pas douter, si cela continuoit, qu'ils n'arrivassent en peu de tems au Cap de Bonne Espérance. Le Vent resta ainsi plus de deux jours, au troisiéme sur le midi il tourna, nous eûmes le cinq & sixiéme fort mauvais tems: ainsi nous ne saurions dire ce que les bonnes gens sont devenus.
N'étant plus attachez au rivage de la Mer, nous allâmes nous établir dans un Valon, situé à quatre petites lieuës d'ici. Cet endroit, qui est arrosé d'un petit Ruisseau poissonneux, est assurément fort agréable: il y croit une grande quantité de Racines, grosses comme des Béteraves, qui sont excellentes lorsqu'elles sont bien cuites. Du coté du Zud-Zud-Est, il y a un Bois d'une considérable étenduë, où nous avons en abondance des Pommes, des Poires, des Noix, & autres Fruits fort agréables. L'autre côté nous fournit des Pois & des Féves autant que nous en avons besoin. Notre Capitaine nous avoit laissé tous les Instrumens dont il pouvoit se passer, nous avions des Armes à feu, du Plomb, de la Poudre, des Cordes, des Haches, des Pailes, Marteaux, Scies, Cloux, Fil, Aiguilles, Alumettes, Pots, Marmites, Chauderons & autres Ustenciles. Nous nous chargeâmes de tout ce Bagage, & allâmes en cet endroit-là construire deux Barraques fort logeables, qui ont assez l'air de Maisons de Païsans, & que nous avons si bien couvertes de Joncs, que nous n'y craignions ni vent, ni pluye.
Il y avoit autour d'un an que nous demeurions-là, que nous ne nous étions presque pas écartez, sur tout nous n'avions rien vû à droite, ou du côté de l'Ouest, qui ne nous présentoit que des hauteurs assez stériles: Personne ne s'étoit encore avisé d'y monter jusqu'au sommet. Trois de nos Camarades résolurent un jour d'y aller à la Chasse, & de voir en même tems s'ils ne découvriroient rien de nouveau. Il leur fallut autour de trois heures pour passer la Montagne, de-là ils entrérent dans un Bois fort épais, où ils firent deux lieuës de chemin, sans avoir aucune aparence d'en sortir. Dans l'incertitude où ils étoient s'ils devoient s'en retourner ou passer outre, l'un d'eux dit, qu'il entendoit quelques voix confuses, qui avoient assez de ressemblance à celle d'un Homme. Cela surprit un peu les autres, ils avançoient pourtant de ce côté-là, & ayant mis l'oreille en terre, ils reconnurent que ce qu'il avoit dit étoit véritable: Deux furent d'avis qu'il falloit aller voir de près ce que c'étoit, l'autre au contraire s'y opposa fort & ferme, il soûtenoit que ce ne pouvoient être que des Sauvages, qui ne leur donneroient aucun quartier s'ils tomboient entre leurs mains. En même tems qu'il prononçoit ces paroles, ils découvrirent à cent pas d'eux, & au travers de quelques broussailles, un grand coquin, couvert d'une peau de bête, qui les ayant sans doute aperçûs, couroit aparemment avertir ses Compagnons qu'il y avoit capture à faire; du moins c'est la pensée qu'ils en avoient: ainsi ne croyant pas à propos de les attendre, ils rebrousserent chemin, & enfilérent la venelle à toutes jambes. L'expérience leur avoit apris qu'il faut observer le Soleil ou les Etoiles, lors que l'on s'engage dans une Forêt, où l'on n'est pas bien connu, ils y avoient si bien pris garde, qu'ils en sortirent presque par le même endroit où ils y étoient entrez. Lorsqu'ils vinrent sur les hauteurs, ils reprirent un moment haleine; il n'y avoit plus-là tant de danger qu'on les coupât, que dans le Bois, où, peut-être par un principe de terreur panique, ils s'imaginérent avoir entendu plusieurs fois du bruit, comme de gens qui les poursuivoient.
Nous connûmes bien à leur arrivée qu'ils avoient eu l'épouvente; ils étoient défaits & moüillez de sueur comme s'ils étoient sortis de l'eau, mais nous ne pensions nullement à ce qu'ils nous dirent. Nous fûmes extrémement alarmez d'un recit si peu attendu, nous ne savions de bonne foi si nous devions tout abandonner ou non, & aller camper de l'autre côté de la Riviére. Les plus résolus encouragerent les autres, on se reposa sur les armes à feu que nous avions. Pour moi, je fus d'avis que nous devions nous fortifier: trois ou quatre Campagnes que j'avois faites autrefois, m'avoient apris comment il faut ce précautionner contre l'Ennemi; on s'en raporta à ce que je trouverois à propos de faire. Ce soir-là on se contenta de poser des Sentinelles de peur de surprise.
Le lendemain je marquai dés la pointe du jour, un Quarré, dont les faces avoient trente-cinq pas Géométriques de longueur, qui environnoit nos deux maisons: nous nous mîmes ensuite à remuer la terre d'importance, & commençâmes par un simple Parapet de quatre pieds de hauteur, pour nous mettre à couvert des coups des Attaquans, au cas qu'ils s'avisassent de nous venir chercher-là. Nous rehaussâmes & élargîmes après nos Ouvrages, tellement que le Rempart avoit vingt pieds de base, & six de hauteur, avec un Parapet de cinq pieds au dessus. La terre que nous avions employée à cela, nous avoit donné un Fossé suffisamment large & profond. Je laissai à la face opposée à celle de la Montagne, une Echancrure de six pieds seulement, que je couvris encore d'une petite Lunette, & où il y avoit une sortie pourvûë d'une Traverse. Tout cela fut achevé en sept semaines: Cependant nous n'entendions parler de rien, nous ne pouvions pas nous empêcher de railler quelquefois ceux qui nous l'avoient donné si chaude.
Personne au commencement n'osoit s'éloigner pour aller aux Provisions; alors on n'en faisoit plus de difficulté, mais cela ne dura pas long-tems. Deux des nôtres étant allez au Soleil levant à la picorée, eurent le malheur de ne plus revenir: peut-être furent-ils assez imprudens pour s'exposer plus que les autres n'avoient fait, du moins ils en avoient parlé plusieurs fois. Leur perte nous donna beaucoup d'inquiétude: cette circonstance nous fit encore mettre des Palissades autour de notre Forteresse.
Comme nous étions occupez à cet Ouvrage, nous aperçûmes une troupe de monde qui décendoit de la Montagne à grands pas. Cette vûë nous surprit, sur tout dans un tems où trois de nos Camarades étoient allez à la Chasse, de maniére que nous n'étions que onze. Je commandai à mes Gens de bien charger leurs Fusils & de ne se point faire voir jusques à ce que l'Ennemi fût parvenu au Fossé, où on le saluëroit d'une décharge de cinq coups au moins. Quand les Drôles furent à portée, nous reconnûmes fort bien qu'ils étoient Sauvages: ils pouvoient être autour de soixante & dix hommes, tous grands & bien faits, couverts de peau jusques sur les jambes, & chargez d'Arcs & des Fléches: une grande partie avoit des Massuës de cinq à six pieds de long. Aparemment que les Fripons nous avoient épiez avant que de venir attroupez, car ils ne paroissoient nullement surpris de voir l'Ouvrage que nous avions fait. Personne des nôtres ne se montroit, une grosse branche feuilluë que j'avois mise à l'endroit, d'où je les observois, les empêchoit même de me voir: de-sorte qu'il y a aparence qu'ils se flâtoient de nous surprendre, aussi venoient-ils le plus tranquillement qu'il leur étoit possible.
Ils aprochérent de cette sorte jusques sur le bord du Fossé; là ils s'arrêtérent, ne sachant de quel biais s'y prendre pour parvenir jusques dans la Place. Je ne crus pas leur devoir donner le tems d'examiner les choses de plus près, je dis à cinq de mes gens de tirer adroitement dessus, & de recharger au plus vite, afin de n'être pas sans feu. Ils s'en aquitérent effectivement si-bien, qu'ils en jetterent trois par terre.
Ce coup les épouventa, ils ne savoient à quoi attribuër la chute si subite de leurs Camarades: Ils avoient vû à la verité le feu & la fumée de nos Armes, mais je doute fort qu'ils eussent découvert ceux qui avoient tiré: ce devoit être la Foudre, ou quelque Démon qui les eut frapez; les cris épouventables qu'ils se mirent à faire, en regardant tous vers le Ciel, nous le fit au moins juger. Profitons de l'épouvente de ces misérables, dis-je à mes Camarades, que les cinq autres donnent feu: cette décharge, avec le coup que j'y joignis, en culbutant encore deux: cela redoubla leur étonnement. Alors nous nous montrâmes tous à la fois, en criant tous comme des perdus; les cinq premiers donnerent en même tems encore feu, & en coucherent deux autres sur le carreau. Nous les aurions tous exterminez de cette maniére, mais ils ne furent pas si fous de rester-là plus long-tems. Sept des plus forts se chargerent chacun d'un homme, & se mirent à fuïr, comme si une armée les avoit poursuivis.
Les trois absens de notre bande n'étoient pas si éloignez de l'autre côté, qu'ils ne nous entendissent fort bien tirer: ils se doutérent bien qu'il faloit qu'il y eut quelque chose, puis que nous n'étions pas gens à brûler notre poudre sans une grande nécessité: ils demeurerent quelque tems cachez dans un buisson, tout chargez de gibier qu'ils étoient; vers le soir ils s'avancérent, & furent ravis de voir de loin, la Sentinelle, qui se promenoit exprès sur le Parapet, afin de montrer qu'il n'y avoit point de danger.
La crainte où nous étions que ces Scélérats ne revinssent plus forts & mieux résolus, nous fit au plûtôt achever nos Palissades: nous fraisâmes aussi le Rempart au défaut du Parapet. Outre cela il fut résolu que quelques-uns de nos gens iroient chacun à son tour aux Dunes, prendre les deux plus petites piéces de Canon que notre Capitaine y avoit laissées. On eut bien de la peine à les traîner jusques dans notre Fort, cela nous prit beaucoup de tems. Nous fîmes ensuite provision de petits cailloux, dont notre Ruisseau étoit assez bien pourvû, afin d'en tirer à cartouches. Cependant nous n'entendions plus parler de la moindre chose.
Huit mois se passérent de la sorte, nous ne pensions presque plus à ces misérables, lors qu'un Dimanche à midi, que nous étions occupez à prendre notre repas, la Sentinelle nous donna l'alarme. Là-dessus je courus reconnoître ce que c'étoit, & Dieu fait si je fus étonné de voir la Montagne couverte d'une fourmillée de nos Ennemis, qui venoient comme une troupe de Loups affamez, tâcher de nous dévorer. Il ne faut pas mentir, le plus hardi d'entre nous trembloit de peur, nous ne doutions point que les Coquins ne vinssent résolus, ou de mourir, ou de vaincre, & qu'ils n'eussent pris toutes les précautions nécessaires pour bien exécuter leur dessein. Ils aprochoient tranquillement; j'étois d'avis, comme la premiére fois, que nous devions nous cacher, & attendre à tirer jusques à ce qu'ils fussent sur le Glacis, mais le Grand crut au contraire, qu'il faloit les intimider de bonne heure, & nous servir de notre Canon, puisque nous en avions. En effet, d'abord que nous les vîmes à trois ou quatre cens pas de notre Fort, on donna feu d'une piéce. Nous ne pûmes pas voir si ce coup fit quelque effet ou non, mais ils s'arrêtérent tout court: là-dessus nous déchargeâmes l'autre, qui en emporta plusieurs, ce que quelques-uns de nos Camarades, qui étoient au dessus du vent, protestoient avoir fort bien vû. Quoi-qu'il en soit, cela ne les épouventa pas; au contraire, ils recommencérent leur marche, & avancérent à grands pas. Ils étoient au moins quatre cens: ce nombre de gens résolus étoit trop supérieur au nôtre. Aussi-tôt qu'ils furent à portée, nous fîmes feu dessus de toute notre puissance. Tout cela ne les rebuta point, & nonobstant la perte du monde qu'ils faisoient, ils vinrent jusques à nos Palissades, devant lesquelles les uns se courboient, & les autres leur montoient sur le dos, se jettoient par dessus avec beaucoup de promptitude, & une fureur épouventable. Nos Canons chargez de pierre faisoient pourtant des merveilles: & avec tout cela, s'ils se fussent avisez de nous attaquer de plusieurs côtez à la fois, comme ils ne le firent que d'un seul, nous êtions infailliblement perdus. Nos Fraises même nous furent d'un grand secours, ils n'avoient point d'instrumens propres à les arracher, & ils ne pûrent en rompre que deux. Cette ouverture donna lieu a l'un des plus hardis de grimper jusques sur notre Parapet, où d'autres se mettoient en posture de le suivre; mais trois des nôtres s'étant jettez à corps perdu dessus, les passérent au fil de l'Epée; ce qui les fit rouler du haut en bas. Enfin, cette fougue se passa, à la vûë de trois ou quatre des plus grands, qui commencérent à prendre la suite, tout se mit à la débandade, & après trois heures de Combat, ils nous abandonnérent avec infiniment plus de rapidité qu'ils n'étoient venus à nous.
Nous fûmes ravis de cette heureuse délivrance, que nous pouvions bien compter pour une. Le lendemain nous sortîmes pour voir le carnage que nous avions fait; nous trouvâmes septante-deux morts, & treize malheureux qui vivoient encore, & que nous achevâmes à coups de crosses de Mousquet: & après avoir fait une grande fosse, nous les jettâmes tous dedans, de peur que leur puanteur n'infectât l'air, & nous causât quelque maladie. Un de ceux qui étoient montez sur le Parapet, pour punir l'audace de ces téméraires, qui vouloient nous escalader, reçut un coup de Fléche à la cuisse, dont il guérit peu de tems après: ce fut le seul blessé que nous eûmes.
Cette Escarmouche redoubla de nouveau les soins que nous prenions de notre conservation; nous redoutions toûjours nos Ennemis batus, parce que nous apréhendions que le tems ne les rendît sages. Mais nous ne les avons plus vûs depuis, ni n'en avons jamais entendu parler, non plus que de nos deux Camarades, que les Pendarts avoient assurément massacrez & mangez.
A propos de manger, interrompis-je, il me semble qu'il est tems de penser à sonner la nape, allons dîner si vous m'en croyez; après nous verrons ce que nous aurons à nous dire. Tout ce qui s'est passé depuis ce tems-là, ne mérite pas votre attention, reprit Normand. Etes-vous encore tous en vie? lui demandai-je. Non certes, me répondit-il, il en est mort quatre depuis deux ans, il y en a un autre qui se porte fort mal: peut-être que votre vûë contribuëra à son rétablissement; je suis du moins persuadé que lui & les autres seront charmez de vous voir. Allons les joindre, je vous en prie, nous avons encore assez de tems aujourd'hui, les pauvres gens ne saurons ce que nous sommes devenus. Quoique nous ne fussions pas encore bien délassez des fatigues des jours précédens; après avoir mangé un morceau à la hâte, nous nous mîmes en chemin.
Le Soleil étoit couché il y avoit long-tems, lorsque nous vînmes au gîte; mais le Ciel étoit serain, & la Lune presque pleine. Je ne pûs pas m'empêcher de rire, lorsqu'étant à cent pas du Fort, nous entendîmes crier: Qui va-là? & que Normand répondit: Ami. Ce ne fut pourtant pas encore tout. Vous n'êtes sortis que deux, dit le Factionnaire, & je vous vois davantage; Officier, hors de la Garde. A ces mots, le Grand fort, & vient le Fusil à la main, reconnoître qui nous étions. J'étois charmé de cette bonne Garde, sur tout alors, que je venois d'un Païs où l'on ne sait ce que garder signifie. Normand qui s'étoit avancé, alla déclarer qui nous étions. Les autres qui apréhendoient toûjours d'être surpris, s'étoient aprochez, & l'avoient oüi, de sorte qu'ils vinrent tous à la fois fondre sur nous, & pensérent nous abîmer de caresses. Ce fut-là qu'il falut recommencer le recit de nos Fortunes, & entendre de durs reproches de n'en avoir pas profité.
Que cherchez-vous, mes Amis, dit Le Grand, des Trésors & des Empires? Qu'avons-nous besoin d'autres choses, que de médiocres alimens & d'un simple vétement? Vous étiez dans un lieu où vous joüissiez de ces deux avantages à la fois: tout le monde y est égal, il n'y a que quelques personnes pour qui les autres ont une petite déférence volontaire, à cause de leurs vertus, & des soins qu'ils prennent d'administrer la Justice parmi eux; vous étiez même familiers avec le Roi, qui vous nourrissoit de la graisse d'un Païs abondant & fertile, d'un Païs de bénédiction & de paix, d'où les Soldats, aussi-bien que les Bourreaux, sont bannis, & où le sang de l'homme est sacré & à l'abri de la rage & de la tyrannie des Grands: que vouliez vous davantage, je vous en prie? Allez où vous voudrez, vous n'en trouverez jamais tant ailleurs. Mais c'est le foible de la plûpart des hommes; ils se contentent rarement de ce qu'ils possédent; en quelque état & en quelque lieu qu'ils se trouvent, ils croyent toûjours qu'il faut qu'ils en changent pour être heureux.
Toute cette Morale est inutile, reprit la Forêt, nous en sommes sortis, & nous n'y retournerons point, dûssions-nous crever de faim autre part. Il a raison, poursuivis-je, lors que les fautes sont faites, il est inutile d'y plus penser, à moins que ce ne soit pour nous servir d'exemple dans les occasions. Si un bonheur semblable nous arrive une autre fois, peut-être en saurons-nous mieux profiter.
Le lendemain nous allâmes querir le reste du bagage, que nous avions laissé proche de la Riviére, & dont nous croyions pouvoir tirer quelque utilité, & nous vînmes ranger avec les autres, dans le dessein de finir-là nos jours.
Je fus fort édifié de voir le bon ordre que le Grand tenoit dans ce Fort, pour ce qui concernoit les mœurs; il étoit défendu, sous peine de correction publique, de proférer la moindre parole deshonnête. Le matin & le soir il faisoit une Priére, où tous assistoient; car encore qu'ils fussent pour la plûpart Catholiques, ils vivoient ensemble comme s'ils avoient été d'une même Religion. Ils faisoient tous profession d'aimer Dieu & leur Prochain autant qu'eux-mêmes: Chacun savoit son tour, pour aller aux Provisions, pour faire la Cuisine, pour la Garde, & ainsi du reste: Les autres se promenoient, ou s'occupoient à ce qu'ils vouloient. Il nous fut assez aisé de nous accommoder aux maximes de cette petite République. Le malade que j'avois trouvé-là, guérit; de sorte que notre Société étoit composée de douze personnes.
Nous fûmes vingt-sept mois ensemble, sans qu'il arrivât aucun changement considérable parmi nous; mais alors un de nos Camarades mourut: il s'apelloit Gascagnet, & étoit Cévénois. Il y avoit des années qu'il étoit extrémement incommodé d'un asthme, qui l'avoit rendu maigre comme du bois. Lorsqu'il fut mort, je demandai la permission de l'ouvrir; on me l'accorda volontiers. Je me servis pour cette Opération de quelques méchans Rasoirs & Ciseaux que mes Camarades avoient conservez. Je trouvai les poumons de ce cadavre presque sans humeur, retirez & secs comme une éponge. La trachée artére étoit dure, infléxible, & assez ouverte pour y faire passer un œuf. Le foye étoit verd, il avoit une de ses parties graveleuse, l'autre attachée aux reins, qui paroissoit toute ulcérée. Je trouvai quatre pierres de la grosseur d'un noyau de prune, dans la bourse du fiel, lequel étoit jaune comme de la cire. Pour le cœur, il paroissoit autant beau extérieurement qu'on le pouvoit souhaiter; mais l'ayant ouvert, je trouvai une ouverture au septum medium, de la grandeur d'un sou, bordé d'une membrane, qui sans doute s'y étoit formée, pour empêcher qu'elle ne se fermât.
J'avouë que cela me surprît, y ayant pourtant un peu fait de réfléxion, je conjecturai que cet homme, ayant toûjours eu de la difficulté à respirer, & ses poumons ne pouvant par conséquent pas être suffisamment rafraîchis, la nature y avoit voulu remédier, comme elle y suplée par d'autres voyes aux enfans, qui sont encore dans le ventre de leur mére, & qui en effet ne respirent point du tout, en ce que la circulation du sang se fait en eux d'une toute autre maniére que dans la suite. Car au lieu qu'ici, le sang contenu dans les veines, & porté des extrémitez du corps vers le cœur, où il entre par la veine cave, se décharge dans, la cavité droite, d'où il passe dans la veine artérieuse, puis dans l'artére veineuse, & de-là dans la cavité gauche du cœur, d'où il est porté aux extrémitez de l'animal par l'aorte, qui s'abouche par ses ramaux avec ceux de la veine cave: là au contraire, le sang qui sort de la cavité droite, passe immédiatement du tronc de la veine artérieuse dans l'aorte, tandis qu'il en passe aussi immédiatement de la veine cave dans le tronc de l'artére veineuse, qui de-là entre & se dilate dans la cavité gauche du cœur.
Je ne remarquai rien d'extraordinaire dans les intestins. Les uretéres & les reins étoient pleins de gravier: de sorte qu'il n'étoit pas surprenant que ce pauvre corps se fût toûjours plaint, & fût mort à la fleur de son âge, n'ayant encore que trente-quatre ans. Nous l'enterrâmes dans la Contrescarpe.
Pas six semaines après nous eûmes un horrible Tremblement de terre, qui fut suivi d'une Tempête aussi furieuse que j'en aye vû de ma vie. La Montagne qui étoit au Couchant de notre Fort, se fendit en deux depuis le sommet jusqu'au pied: en même tems un Torrent d'eau limonneuse en sortit avec une impétuosité extraordinaire. Par bonheur il ne descendoit point directement vers nous, autrement nos Ouvrages auroient couru beaucoup de risque: cette ravine dura jusqu'au lendemain; toute notre Valée étoit sous l'eau, & nous fûmes trois jours sans pouvoir battre la Campagne. Lors que le mauvais tems fut passé & nos prairies séchées, nous montâmes sur la Montagne pour voir une partie des ravages qu'il y avoit causez. Nous trouvâmes que l'ouverture dont je viens de parler, étoit au moins de vingt Toises, ou cent vingt pieds en bas, & de plus de cinquante en haut. Je m'aperçûs le premier, qu'une Fontaine qui étoit proche de sommet, avoit disparu; & comme je vis que les autres la cherchoient, je leur recitai cet Impromptu:
Vous n'êtes plus, belle Fontaine,
Un tourbillon fatal a fermé vos conduits:
Le Ciel, quand il voudra, soulagera ma peine,
Et mettra fin un jour de même à mes ennuis.
Ce changement nous surprit tous; mais ce qui nous étonna davantage, c'est que la moitié de la Forêt, qui étoit au bas, de l'autre côté, étoit abîmée, & qu'au lieu d'arbres qu'il y avoit, il n'y paroissoit plus qu'un Lac d'une fort grande étenduë. Ces prodigieux événemens nous donnérent occasion d'admirer les Ouvrages de la Providence.
Le Grand étoit triste de la perte de cette Fontaine; parce que souvent nous allions nous divertir par-là autour, & que nous étions bien-aise de nous y rafraîchir de son eau, qui étoit merveilleusement belle & claire. Il ne pouvoit pas comprendre quelle relation ce Jet d'eau avoit avec ce Rocher fendu: les autres en étoient encore plus étonnez que lui. Ne voyez-vous pas, leur dis-je, que pour faire une telle ouverture à ce grand corps, il a falu que les petites parties, qui en composent les deux moitiez, se soient aprochées, & qu'ainsi les conduits par où passoit l'eau, qui formoit ce petit Jet, se sont fermez, ni plus ni moins que les pores d'une éponge se ferment à proportion qu'on la serre. Je ne sai si vous raillez, dit l'un d'eux, on le diroit presque à votre mine: mais ce que vous dites-là, paroît assez vrai-semblable. Sans doute que je raille, repris-je, il y a une raison naturelle & phisique de ce que vous admirez, que ceux qui ont la moindre teinture de Philosophie, n'ignorent point. Nous ne savons ce que c'est que Philosophie, dit le Grand; mais si vous croyez que nous soyons capables de vous entendre, vous nous ferez plaisir de philosopher avec nous sur notre Fontaine. Je le veux bien, lui répondis-je, nous n'avons rien autre chose à faire à présent, mais à condition que cela ne me fera point réputé à pédanterie.
Le Globe que nous habitons, est composé, leur dis-je, d'un nombre innombrable de différentes petites parties. Les principales sont les terrestres & les aqueuses. Ce composé tourne en vingt-quatre heures autour de son propre centre. Comment, interrompit Le Grand, la Terre tourne? Oüi, oüi, reprit La Forêt, je lui ai entendu expliquer ce phénoméne ailleurs si clairement, qu'il n'y a pas lieu d'en douter. Tant clairement qu'il vous plaira, repartit le Grand, je ne croirai jamais rien au préjudice de mes sens, & de l'Ecriture Sainte, où l'on trouve une quantité de passages formels, qui ruïnent positivement ce que vous avancez. Vos sens vous trompent souvent, cela est aisé à prouver, continuai-je; & pour ce qui est de l'Ecriture, il est sûr que le but du Saint Esprit n'a jamais été de nous rendre Mathématiciens & Philosophes, puis qu'autrement il auroit eu soin d'éclaircir des endroits de la Génése, au sujet de la Création, qui embarassent bien des gens, & qu'un Prêtre du Païs, où nous avons été La Forêt & moi, remarqua d'abord qu'il en entendit parler. Il n'auroit pas manqué de même de nous aprendre au vrai la proportion de la périférie d'un Cercle à son diamétre, lorsqu'il traite de la Mer de cuivre, que Salomon avoit fait mettre dans son superbe Temple, & qu'il prétend-là être, suivant l'opinion du Vulgaire, comme de trente à dix, ou de vingt & un à sept; au lieu qu'elle est comme de vingt-deux à sept, ou du moins il s'en faut peu de chose, comme cela se démontre dans les Mathématiques. Dieu bégaye avec nous, pour se rendre intelligible, il s'accommode au langage des hommes: lorsqu'il parle à sa maniére, il nous est impossible de l'entendre: ce qu'il dit, sont des mistéres que nous ne saurions pénétrer. Tout cela est aisé à comprendre, & n'aporte ici aucune difficulté.
Suposant donc que la Terre tourne, les parties les plus agitées doivent être celles qui s'éloignent de son centre avec le plus d'impétuosité, comme il est facile de le prouver par plusieurs belles expériences: cela étant, l'eau, qui outre le mouvement de tout le corps qui est emporté, en a un particulier, qui la rend liquide, doit par conséquent prendre les devans. Ensuite vient l'air, qui est un autre liquide composé de parties beaucoup plus subtiles & plus agitées que celles de l'eau: ce qui le fait encore passer devant, & former autour du globe terrestre une espéce de du duvet, qui compose notre Atmosphére, & s'étend environ jusqu'à deux lieuës de distance autour de la superficie de la Terre: & c'est, pour le dire en chemin faisent, dans cet Atmosphére que se forment la pluye, la neige, les éclairs, le tonnerre & en général tous les Météores.
Attendez, dit Le Grand, selon votre Philosophie, les corps qui sont le moins en mouvement, doivent rester le plus près du centre de notre Globe, les parties acqueuses sont en plus grand mouvement que les terrestres, donc l'eau doit nécessairement couvrir toute la superficie de la Terre, & ainsi nous devons avoir un déluge continuel: ce qui n'est pas.
L'objection est bonne, lui répondis-je, & il est assurément vrai que si Dieu par sa Toute-puissance aplanissoit les Montagnes, & mettoit au niveau des Valées en général tout ce qu'il y a de hauteurs, le sec n'aparoîtroit plus nulle part. C'est un argument dont on pourroit peut-être même bien se servir pour favoriser la possibilité d'un déluge universel, n'étoit que le Texte y parle devant & après de Montagnes. Mais vous devez considérer que la Nature ne peut pas toûjours avoir son cours libre, à cause des obstacles qui l'en empêchent. L'eau d'une Riviére doit, suivant les Loix qui sont prescrites, suivre la pente de ses lits; cependant il arrive qu'un vent impétueux l'arrête, & la fait même remonter vers sa source. Les Montagnes & les Rochers que la Providence a formez, sont des Barriéres, que l'Océan ne sauroit franchir, comme la liqueur qui est dans un Vase ne sauroit surpasser ses bords: mais abaissez ces bords, ainsi que je le disois tantôt des Montagnes, & vous verrez qu'elle passera d'abord par dessus.
Je reviens donc à mon sujet & je dis que n'y ayant point de vuide dans le monde. Point de vuide dans le monde! interrompit Le Grand. Ah! je me rends, repris-je. Non, j'ai tort, repartit-il, de vous interrompre si souvent; poursuivez, je vous prie, vous avez bien fait de m'arrêter, car je connois bien que j'allois dire des sottises, je ne dirai plus mot d'aujourd'hui. Aussi-tôt, poursuivis-je, que quelques parties d'air ou de feu, plus subtiles & plus agitées que les autres, montent, il faut nécessairement qu'il en décende une quantité équivalente d'autres en même tems, qui viennent prendre leur place, ce qui cause une espéce de tention sur l'eau, laquelle lui fait remplir jusqu'aux moindres intervales, où ces petites parties peuvent pénétrer. Or il faut savoir que la plûpart des Montagnes sont creuses vers le bas, comme vous le voyez en celle-ci, présentement qu'elle s'est ouverte: & d'autant que la Terre est poreuse, & pleine de crevasses & de conduits, il arrive que la Mer force ces passages, & vient remplir ces Montagnes creuses jusqu'au niveau de l'océan.
Je vous entends, dit Le Grand, il n'en est pas besoin de davantage: vous voulez dire que la Mer étant aussi haute que les plus hautes Montagnes, comme tout le monde l'avouë, & qu'il est aisé de le voir lors que l'on est sur les Côtes, l'air qui presse l'eau de l'Océan, la force de passer par les bas conduits de la Terre, & à monter jusqu'au sommet des Rochers, d'où elle sort par filets, qui forment les Fontaines dont il s'agit, ni plus ni moins que la Liqueur que l'on verse dans un Vase, où il y a une Pipe ou un Bras, monte dans ce Bras à la même hauteur qu'elle est dans le Vaisseau, & sort par là, s'il y a la moindre petite ouverture. C'est certes raisonner en Philosophe, lui répondis-je, votre conclusion est fort bonne, c'est dommage que vos principes ne valent rien. Car il n'est pas vrai que la Mer soit seulement aussi haute que les Rivages; si cela étoit nous serions bien-tôt abîmez; c'est une erreur populaire, dont la cause est assez connuë par ceux qui ont seulement apris les premiers élémens de l'Optique. Mais voici ce qui en est.