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Voyages et Avantures de Jaques Massé

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L'Eau étant parvenuë jusqu'au pied de ces Montagnes creuses, s'échauffe par les rayons du Soleil qui pénétrent jusques-là, & monte en vapeurs jusqu'aux voutes, où ces parcelles d'eau se rassemblent, comme l'eau d'un Pot qui bout, fait contre son couvercle, formant ainsi des goutes, & ces goutes des filets, qui sortent par la premiére ouverture qu'ils trouvent, & font que ce que nous apellons une Fontaine, plusieurs Fontaines un Ruisseau, & plusieurs Ruisseaux une Riviére; qui reporte à la Mer l'eau qui en étoit venuë, & qui par conséquent ne fait que circuler comme le sang dans les Veines d'un Animal vivant.

Hé bien, dit La Forêt, que dites-vous de cela? ce n'est pourtant rien encore, cette explication est claire, mais elle dépend d'autres connoissances, que je lui ai entendu déduire ailleurs, & qu'il faut savoir nécessairememt pour l'entendre à fond. Autres connoissances ou non, repartit Le Grand, je trouve tout cela fort beau, & je voudrois que notre Docteur nous voulut de même entretenir de la formation des Météores; cela doit être extrémement divertissant. Il vaut mieux, interrompis-je, que je vous donne quelque teinture des Mathématiques, j'en ai apris quelque chose: cette Science vous pourra peut-être servir, si jamais nous sortons d'ici; du moins cela nous aidera à tuër le tems. Tous consentirent à ma proposition avec joye. Le Grand seul, qui étoit avide de Sciences, branloit la tête. Vous nous avez mis-là une clause pour la Phisique, reprit-il, qui ne m'agrée point du tout, j'entens volontiers traiter des Ouvrages de la Nature; cependant il ne faut pas trop exigeriger de ses Maîtres, ayez la bonté seulement, avant que de finir cette agréable conversation, de nous dire de quel sentiment vous êtes à l'égard du Déluge: de la maniére que vous en venez de parler, je doute que vous suiviez le Vulgaire: franchement avoüez-nous si vous le croyez universel ou particulier?

Comme le Salut n'est point intéressé dans le choix que l'on peut faire de l'un de ces deux Partis, lui répondis-je, je n'ai fait aucune difficulté de me rendre aux raisonnemens d'un de mes Régens de Collége, qui soûtenoit hautement qu'il étoit impossible que toute l'eau qui est au Monde pût couvrir la Terre jusqu'à une aussi grande hauteur que le Texte semble le vouloir insinuër. Mais est-ce que Dieu n'est pas Tout-puissant? interrompit Le Grand; & outre cela, n'est-il pas dit que les bondes des Cieux furent ouvertes? Sans doute, repris-je, mais les Théologiens ne prouvent ici aucun Miracle: si cela étoit, je n'aurois pas le petit mot à dire. Je ne nie point que celui qui a créé l'Univers ne puisse faire de nouvelles Eaux quand il veut, mais je soûtiens que s'il a créé alors des Eaux, il les a ensuite anéanties. Et pour ce qui est des bondes des Cieux, ce sont des expressions poëtiques & métaphoriques, dont l'Auteur se sert pour relever l'excellence du sujet.

Comment, dit un autre, est-ce que comme il y a un Ciel de feu, il ne pourroit pas aussi y avoir un Ciel d'eau, qui seroit comme un Magasin inépuisable, duquel la Providence se pourroit servir dans les occasions, soit pour humecter la Terre en tems de sécheresse, & pour inonder de certains Païs? Pour cela, répondit Le Grand, c'est une pure bagatelle: le premier est une fiction des anciens Philosophes, & le second une chimére d'enfans, que j'ai pourtant oüi alléguer à des personnes raisonnables. Car enfin, où placer un Ciel aquatique? Si on le met au dessus du Firmament, il n'aura aucune liaison avec la Terre, & si on le place au-dessous, il est impossible qu'il ne nous cache les Etoiles fixes, puisque le moindre Brouillard nous dérobe la vûë du Soleil. Il ne faut point chercher le reméde si haut, seulement il faut considérer que d'abord qu'il pleut pendant huit ou dix jours de suite en un endroit, tout y nage: or il n'y a qu'à supposer qu'il pleut par tout d'une égale force durant quarante jours consécutifs, & alors il me semble que la chose n'aura pas tant de difficulté.

Vous n'y pensez pas, lui répondis-je, lorsqu'il y a beaucoup d'humidité en un lieu, il y a trop de sécheresse dans un autre: ce que le Soleil enleve d'un côté, les Nuës le vont porter ailleurs. S'il devoit pleuvoir par tout avec tant de violence, il faudroit premiérement que tout l'Océan, pour ainsi dire, se fut élevé en vapeurs, alors tout ce qui tomberoit ne suffiroit simplement que pour remplir les baissiéres, d'où l'eau auroit été tirée pour former les nuages: il en faudroit donc bien d'autres pour couvrir tout le Globe jusqu'à la hauteur de quinze coudées au-dessus des Alpes & du Pic des Canaries, Montagnes qui ont peut-être deux lieuës de hauteur; vous voyez bien que cela est impossible.

Cependant il y a une autre difficulté, qui est celle de la grandeur de l'Arche. Mon Maître de Mathématiques a eu la curiosité de prendre les dimensions de ce grand Bâtiment, & de suputer le contenu de sa capacité: ensuite il a examiné Pline, & a consulté tous les Traitez des Voyageurs, afin de faire le dénombrement au juste de tous les différens Animaux, dont nous avons présentement la connoissance. Enfin il a calculé combien de Vivres il faloit à toutes ces Bêtes & à huit Personnes pendant un An; mais quand tout cela a été rassemblé, le Volume en étoit si grand, que le Vaisseau ne pouvoit pas à beaucoup près le contenir. Je laisse à part les Animaux dont nous n'avons pas encore entendu parler, & qui sont sans doute en très-grand nombre.

Mais les mesures dont parle Moïse, dit Le Grand, nous sont-elles bien connuës? Oüi, repartis-je, la Coudée de laquelle le Texte fait mention, avoit un pied & demi de longueur: & afin que vous ne pensiez pas que nous en parlons à la volée, il faut que vous sachiez que les Anciens voyant que les hommes ne sont pas également hauts & puissans, & que par conséquent leurs parties doivent être à proportion fort différentes les unes des autres, convinrent, au lieu de s'en servir pour leurs communes mesures dans le Commerce, de prendre quatre grains d'Orge rangez de plat l'un contre l'autre, pour la mesure d'un travers de doigt, quatre de ces doigts faisoit une paume, ou trois pouces, & douze pouces ou seize doigts un pied: d'un & demi de ces pieds on en fait la coudée, de cinq pieds le Pas de Roi ou Géométrique, au lieu que le commun ne comprend que deux pieds & demi. La Verge est de douze pieds: la Stade étoit composée de cent vingt-cinq pieds, & de huit Stades le Mille d'Italie, d'où vous voyez que les principes des Mesures inventez par les premiers hommes, ont passé aux Grecs, aux Romains, & à plusieurs autres Nations. Tout cela étant, il est aisé de conclure que le Déluge dont parle Moïse n'a point été universel par raport à la Terre, mais seulement à l'égard de l'homme. Le Monde étoit dans son enfance, on n'avoit pas eu le tems de se multiplier & de s'étendre au long & au large; Dieu a inondé le Païs qui étoit habité, il n'étoit pas nécessaire de submerger tous les autres: ainsi il suffisoit aussi que Noé conservât seulement les espéces du Bétail qui étoit de ces Contrées-là; l'Arche étoit suffisante pour en loger davantage; & toutes les autres difficultez sont levées. Car pour l'expression de tout le Monde, il est assez ordinaire aux Ecrivains sacrez de s'en servir pour en marquer une partie; témoin l'endroit où il est dit au sujet de Joseph & de Marie, que tout le monde devoit être enrôlé; personne n'ignore que tout ce monde se bornoit tout au plus aux Païs qui étoient sous le Gouvernement de l'Empereur des Romains.

Là-dessus chacun se retira, résolu de s'enfoncer dans l'étude des Mathématiques, & de profiter de mes Leçons. En effet, nous commençâmes dès le lendemain par les Elémens d'Euclides. Quoi-qu'il y eut des Années que cet Auteur ne me fut point passé par les mains, j'avois eu tant de soin de repasser souvent dans mon esprit le contenu principalement de ses six premiers Livres, que pour peu que j'en rapellasse les idées, j'hésitois rarement dans les démonstrations que j'en faisois. De-là nous passâmes à la Géométrie, où je n'étois pas à la vérité si expert, outre qu'il nous auroit falu, pour la traiter à fond, des Livres & des Instrumens qu'il n'y avoit guéres d'aparence de recouvrer: & enfin nous finîmes par la Fortification. J'aurois bien voulu aussi leur enseigner un peu d'Algebre, mais Le Grand seul fut celui, qui de fois à autre, voulait bien s'y apliquer un moment, & encore s'en trouva-t'il rebuté, aussi-tôt que nous en vînmes aux Equations cubiques.

Nous nous exerçâmes des Années dans ces belles Sciences, de sorte qu'il n'y avoit point d'endroits unis & sablonneux qui ne fussent remplis de figures géométriques, sur tout dans les Dunes, & le long du rivage de la Mer, où nous allions nous promener fort souvent. Un jour que nous y étions, & que l'eau qui montoit à petits flots, nous avoit donné occasion de nous entretenir de la cause du Flux & Reflux de l'Océan, nous fûmes extrémement surpris de voir du côté d'Occident, aussi loin que la vûë pouvoir porter, un corps que nous n'y avions point encore vû auparavant. Nos sentimens furent d'abord partagez sur ce sujet, les uns voulaient que l'eau étant basse, ce fut la pointe de quelque Rocher qui se montroit, d'autres prétendoient que ce fut un petit nuage, Normand assuroit qu'il avoit vû la même chose autrefois, & le reste soûtenoit que c'étoit un Vaisseau. Pour m'en assurer, je fichai deux Fléches en terre, qui faisoient avec ce corps une ligne droite, & m'étant posté derriére, je remarquai aussi-tôt qu'il avoit changé de place, & que par conséquent ce ne pouvoit pas être un Rocher. Nous nous aplicquâmes ensuite à observer fort attentivement, s'il n'arrivoit point de changement dans sa figure, comme il fait ordinairement aux nuages, qui s'étendent, augmentent ou se dissipent avec le tems, & n'en ayant vu aucun dans l'espace d'une demi-heure, sinon qu'il grossissoit tant soit peu, nous conclûmes qu'il faloit absolument que ce fut un Vaisseau, que le Ciel nous envoyoit pour nous tirer de notre eunuyeuse Solitude.

Le Vent fraîchissoit un peu, & il n'étoit pas midi, ainsi il y avoit quelque espérance de le voir aprocher avant la nuit, puisqu'il côtoyoit les terres. La Forêt, qui avoit plus peur qu'aucun des autres, qu'une commodité si rare & si peu attenduë, ne nous échapât, fut d'avis que quatre se devoient mettre dans notre Chaloupe, qu'on avoit eu soin de mettre dans la Barraque que nous avions bâtie en arrivant, & dont nous ne nous étions presque pas servis depuis douze ans, que nous l'y avions mise pour la premiére fois, ce qui l'avoit bien conservée, outre que nous avions eu soin de l'entretenir, aussi-bien que son couvert; & qu'on iroit à merci de rames à la rencontre de ce Navire, de peur qu'il ne s'écartât des Côtes, avant que ceux qui le menoient fussent avertis que nous étions-là, & qu'ainsi cette négligence nous privât d'un bien, qui peut-être ne nous arriveroit plus jamais. On aprouva son sentiment, ainsi nous allâmes mettre notre Bâteau en Mer, où La Forêt & trois autres entrérent. Comme nous n'avions que deux rames, ils travailloient les uns après les autres, mais avec tant de force, que nous les avions perdus de vûë peu de tems après. Cependant le grand Vaisseau aprochoit, & nous commençions à distinguer les Voiles, lorsque nous remarquâmes que le Soleil aprochoit de l'Horison. Nous avions au moins une lieuë & demie de chemin à faire avant que d'arriver à la premiére loge, que nous avions entre notre Fort & la Mer, & la Lune se levoit tard. Ces considérations nous firent penser à notre retraite: nous arrivâmes enfin à ce premier gîte, où nous trouvâmes encore quelques restes de ce que nous y avions aporté le matin, ce qui nous vint fort à propos.

Quoi que nous fussions fatiguez, il nous fut impossible de fermer l'œil, il n'y en avoit pas un qui ne fût dans de mortelles inquiétudes. Le matin avant le jour, nous retournâmes le plus directement que nous pumes vers le rivage de l'Océan. A notre arrivée nous fûmes transportez de joye de voir le gros Bâtiment à l'Ancre, un peu plus bas, & environ une lieuë en Mer, & en même tems deux Chaloupes qui venoient à terre. Nous nous aprochâmes de l'endroit où elles devoient aborder. Le Capitaine du Vaisseau ne connoissant pas ceux qui étoient venus à son Bord, en avoit retenu deux, leurs Camarades devoient servir de guides à huit autres, qui étoient venus dans leur propre Esquif pour nous reconnoître. D'abord on nous ordonna d'aller chercher notre bagage, & de nous en revenir plûtôt qu'il seroit possible, parce que le fond n'étoit pas-là bien propre à ancrer, s'il étoit survenu le moindre mauvais tems, il y auroit eu du risque. Six hommes de l'Equipage nous accompagnérent: étant venus à notre Fort, nous nous chargeâmes de ce que nous crûmes le meilleur, le reste demeura pour les Sauvages, si tant est qu'il leur ait jamais pris envie d'y revenir. Quelque diligence que nous fissions, il étoit nuit avant que nous arrivassions au Vaisseau. La Forêt avoit déja instruit le Capitaine des propriétez du Païs que nous quittions, ou pour mieux dire, il avoit eu soin de lui en faire un Portrait autant desavantageux qu'il avoit pû, de sorte que n'ayant pas grande envie de le voir, il fit mettre aussi-tôt à la Voile; ce qui nous donna occasion de rendre graces à Dieu de ce qu'il nous tiroit du misérable endroit où nous avions malheureusement échoué il y avoit 18 Ans.


CHAPITRE XIV.

Comment l'Auteur passe des Terres Australes à Goa, où il fut mis à l'Inquisition: Histoire d'un Chinois qu'il rencontra dans cette Prison, & de quelle maniére ils en sortirent.

Le Capitaine du Navire étoit Espagnol, qui ne se démentoit point par aucune de ses actions, il avoit dans toutes les formes, & la fierté & le génie de sa Nation: ainsi quelque envie que j'eusse de savoir par quel cas-fortuit ce Bâtiment avoit été conduit sur les Côtes d'une Terre où personne ne négocie, il me fut impossible de l'aprendre. Il n'y avoit pas un homme de l'Equipage qui en sçût rien, & je n'osois m'adresser à ce rustre pour m'en instruire, de peur d'en être reçû comme les autres. Le Chirurgien, qui parloit un peu Latin, me dit seulement un jour, qu'ils venoient des Isles de l'Amérique, où ils avoient escorté quelques Vaisseaux Marchands, & porté des Ordres au sujet de quatre ou cinq Navires que Mr. le Chevalier Tyssot, Gouverneur de Surinam, avoit fait arrêter par représailles, & que l'on vouloit qu'il relâchât; sur quoi ils avoient immédiatement après singlé vers les Terres Australes, où ils avoient abordé deux fois. A la premiére, continua-t'il, on n'a rien trouvé digne de la curiosité du Capitaine: A la seconde décente que nous avons faite, peut-être à septante ou quatre-vingt lieuës de l'endroit où vous étiez, de dix hommes que l'on avoit envoyez à terre, il n'en est revenu que deux, qui étoient ceux que l'on avoit laissez pour la garde de la Chaloupe, les autres avoient été attaquez par les Habitans du Païs, qui les avoient poursuivis jusqu'aux Dunes, où leurs Camarades les avoient vû prendre & hacher en piéces, eux-mêmes ayant eu assez de peine à échaper, parce que l'eau avoit baissé, & que leur bâteau étoit sur le sec. Nous avions envie de débarquer encore-là où nous vous avons trouvez, mais le recit que vous avez fait de ces quartiers-là, en a dégoûté notre Capitaine: cela me fait présumer qu'il y a eu un Ordre secret, ou du Roi, ou de quelque Compagnie, de voir s'il n'y auroit pas moyen de faire quelque heureuse découverte de ces côtez-là. Je ne sai, dit-il encore, s'il en est dégoûté ou non, mais il me semble avoit entendu que nous allons à Goa en droite ligne. En effet, je remarquai, sans que je fusse pour quelles raisons, que nous avions entiérement abandonné les terres d'où nous venions, & que nous tirions vers le Nord-Est. Nous ne pûmes pourtant pas achever notre Navigation tout d'une haleine; il falut que le Capitaine relâchât à l'Isle Bourbon, située à l'Est de Madagascar, dont elle est distante de cinq à six degrez. Nous restâmes-là dix jours à nous rafraîchir, & à prendre de nouvelles eaux.

Pendant ce petit séjour, nos Matelots ne cessoient de prendre autant de bon tems que leur bourse le leur permettoit. Le jour avant notre départ, une partie de ceux qui étoient à terre s'énivrérent; il y en avoit un entr'autres, natif de Séville, âgé environ de trente-cinq ans, fort bien tourné, & qui avoit de grandes moustaches, qu'il relevoit à chaque moment, & dont il prenoit plus de soin que de tout le reste de son corps. Nonobstant son ivresse, il étoit venu jusqu'à la Chaloupe, où il n'étoit pas plûtôt entré, qu'il s'étoit endormi; les autres qui le suivoient, l'ayant joint, se mirent, l'un à le tirer d'un côté, l'autre à le pousser de l'autre, & à faire cent grimaces pour s'exciter à rire réciproquement. Un jeune Portugais, qui n'en tenoit guéres moins que lui, voulant aussi faire des siennes, tira doucement ses ciseaux & en emporta subtilement la moustache gauche de l'Espagnol. Cette action les fit frémir, chacun le blâma hautement de son imprudence, & lui prédit aussi-tôt qu'il ne lui en arriveroit rien de bon. En effet, le lendemain au matin, ayant sû de quelque babillard que c'étoit lui qui avoit joué le tour, ils s'en vint au Cabestan, où l'autre travailloit à lever l'Ancre, & sans lui dire une seule parole, lui enfonça son coûteau jusqu'au manche dans le sein. Le Portugais se sentant blessé, léve le levier qu'il tenoit à la main & en décharge un si prodigieux coup sur la tête de l'Espagnol, qu'il le jetta roide mort par terre, & lui-même ayant ensuite fait trois ou quatre pirouettes, alla donner du nez contre le Vibord, où il perdit presque tout son sang, dans l'espace d'un quart d'heure, & rendit l'esprit entre mes bras. Ainsi nous perdîmes deux braves hommes à la fois, au grand déplaisir du Capitaine, qui en prit occasion de faire Serment que le premier de ses gens qu'il verroit sou, il le puniroit d'une maniére à l'en faire ressouvenir. Cela n'empêcha pourtant pas que l'on ne mit à la Voile, & que nous n'arrivassions heureusement à Goa le treiziéme jour d'Avril 1663.

Cette fameuse Ville est située dans une Isle, qui porte le même nom, de quinze mille de circuit au moins, à l'embouchure du Fleuve Mondoüi. Elle est enrichie d'un beau Port, d'un très-celébre Arsenal, & d'un Hôpital incomparable. N'ayant point d'engagement dans notre Vaisseau, le Capitaine eut la bonté de me permettre de m'établir-là, & d'y exercer ma Profession, sans prétendre rien pour mon Passage: mes Camarades quiterent de même pour la plûpart, & tirérent l'un d'un côté l'autre de l'autre.

On m'indiqua une Hôtellerie, où l'Hôte me fit bien des honnêtetez. Je n'eûs pas été une heure chez lui, qu'il ne m'offrit de fort bonne grace, de me garder dans sa maison gratis, jusqu'à ce que j'eusse trouvé une maison où demeurer à ma fantaisie. Je soupai de grand apétit, & m'allai coucher de bonne heure. Il faisoit chaud, ainsi m'étant machinalement aproché du bord du lit, mon bras gauche avoit glissé, & pendoit presque jusqu'à terre. Comme il y avoit au moins quatre heures que j'étois-là, & que j'avois fait mon meilleur somme, quelque chose de doux & tiéde, qui alloit & venoit le long du dessus de ma main, me la fit retirer en haut, sans que le sommeil me permit pourtant de m'en apercevoir assez pour y faire réfléxion. Etant un peu après retombée, la même chose m'arriva encore; & ainsi plusieurs fois de suite, jusqu'à ce qu'étant enfin à tout fait éveillé, je fus surpris de voir un Fantôme marcher par la chambre, qui me paroissoit grand comme un Veau. Le feu me monta au visage, je ne pouvois m'imaginer ce que c'étoit; & quoi que j'eusse posé pour constant, que tout ce que l'on débitoit des Sorciers & des Aparitions, n'étoit que des Contes de Vieilles, ayant bien fermé la porte de mon Apartement, & ne sachant point qu'il y eut d'autre lit que celui où je couchois, je ne laissai pas alors de douter de la vérité de mon hipotése. Cependant, cet objet effroyable, après avoir fait quelques tours, s'avisa de revenir droit à moi. Là-dessus, je me recule, je pousse d'un côté, à mesure qu'il avance de l'autre; & me croyant déja à la ruelle, mon étonnement qui étoit déja extréme, redoubla néanmoins considérablement, lors que je sentis remuër quelque chose derriére moi. Il ne faut biaiser, j'étois dans une angoisse mortelle de me voir assiéger de toutes parts. Le cœur me palpitoit d'une maniére inconcevable, je ne respirois qu'avec difficulté, il n'y avoit pas un poil sur mon corps où il ne pendit une goute d'eau. Enfin, dans le même instant que l'un fait mine de vouloir se jetter d'un côté sur moi, j'entens une voix de l'autre, qui me dit tout d'un coup: Qu'avez-vous, vous portez-vous mal? A ces mots, je lâche un cri épouventable, qui donnoit assez à connoître l'embarras où je me trouvois. N'ayez point de peur, reprit-on. Et qui êtes-vous donc repartis-je, en tremblant? Je suis Juhan, répondit-il, Matelot dans le Vaisseau avec lequel vous venez d'arriver. Que le Diable vous emporte, lui dis-je, vous m'avez joué-là un tour qui me coutera sans doute la vie, je suis à demi mort à l'heure qu'il est, & si l'on ne m'aporte du secours il est impossible que j'en réchape. Comment Diable êtes-vous venu ici? poursuivis-je, & qui y a-t-il dans la Chambre plus que vous? Personne, me dit-il, & si vous apercevez quelque chose, ce ne peut être que le chien de notre Capitaine, qui m'a suivi hier au soir ici. Un Chien, repris-je, il est donc aussi grand qu'un âne? C'est le gros Barbet noir que vous avez vû cent fois, me répondit-il: La peur grossit les objets, il vous a sans doute paru ce qu'il n'est point. C'est donc ce pendart, lui dis-je, qui m'est venu lécher la main trois ou quatre fois avant que j'aye été bien éveillé. Mais encore un coup, comment vous êtes-vous venu fourrer auprès de moi? Le Capitaine reprit-il, étoit allé souper chez un de ses amis, il m'a retenu-là jusqu'à dix heures, & m'a dit ensuite de venir loger ici cette nuit. L'Hôte, à mon entrée, me dit qu'il n'avoit point de place à me donner, mais que si j'étois venu une heure ou deux plûtôt, j'aurois pû peut-être m'accommoder avec un Etranger, qui ne faisoit que d'arriver avec le Saint Jago, & s'étant expliqué plus avant, je reconnus qu'il faloit que ce fut vous: ainsi après lui avoir dit que nous étions venus dans le même Bord, il m'a permis sur la parole que je lui ai donnée que vous ne vous en formaliseriez pas, de venir prendre place auprès de vous. Tout cela auroit été le mieux du monde: mon ami, lui repliquai-je, si vous aviez eu la précaution de me parler en entrant. Je l'ai voulu faire, me dit-il, mais vous dormiez si tranquillement, que j'aurois crû faire un crime d'interrompre ce doux repos. Ces circonstances me rassurérent beaucoup, je me sentis reprendre petit à petit mes esprits, néanmoins l'altération avoit été trop grande pour n'y rien faire: d'abord qu'il fut jour je fis lever mon Portugais, & le chargeai de donner ordre que l'on fit venir un Chirurgien, je me fis ouvrir la vaine, & tirer seulement cinq ou six onces de sang. Ainsi, Dieu merci, j'en fus quitte pour la peur que j'avois euë; mais elle fut assurément telle, qu'elle surpassoit toutes celles qui m'avoient saisies auparavant. Mon Hôte qui ne me reconnoissoit presque pas, fut touché de cet incident, ensuite pourtant nous en rîmes, & il ne venoit personne chez lui qu'il ne les en divertit.

Dix jours après je me logeai vis-à-vis des Dominicains, qui ont-là un très-beau Monastére. Dans fort peu de tems que j'y avois été, j'eus le bonheur de faire plusieurs Cures, qui me firent connoître à bien des honnêtes gens. L'un des Religieux dont je viens de parler, étant tombé d'un Escalier, & s'étant rompu la jambe, m'envoya querir; quoi que l'os fut fracassé, je le guéris si bien, qu'au bout de deux mois il marchoit aussi librement qu'il avoit fait auparavant. Cela me fit beaucoup de bien. Ce bon Religieux ne savoit quelles caresses me faire, & tous ceux oui étoient de son Ordre se faisoient un plaisir aussi-bien que lui, de m'avoir en leur Compagnie à toutes mes heures de loisir, où il faloit que je les entretinssent du recit de mes Voyages. Outre cela, ils me recommandoient par tout où ils alloient; ainsi mes pratiques augmentoient de jour à autre, ce qui m'aportoit beaucoup d'argent: de sorte que je me flâtois déja d'amasser avec le tems des biens assez considérables; mais mon Etoile ingénieuse à m'oprimer, me suscita une nouvelle affaire qui pensa me coûter la vie, & qui m'a donné beaucoup de chagrin.

Les Habitans de Goa font un mélange de toutes sortes de Religions; il y a des Payens, des Juifs & des Mahométans. La Religion Catholique y est la dominante, & il ne s'y fait point d'autre Exercice public. Le Clergé y est fort rigide, & le Peuple extrémement superstitieux. Il ne faut pourtant pas s'imaginer que cela leur vienne par un principe de dévotion: les premiers sont d'une ignorance crasse, & les autres débauchez jusqu'à l'excès; sur tout les femmes ont la réputation d'être d'une lubricité inconcevable. Me trouvant un peu à mon aise, & fréquentant les Compagnies, je m'ingérois souvent de plaisanter sur ces mangeurs de Crucifix & avaleurs d'Images, qui croyent pouvoir faire couper impunément une Bourse d'une main, pour ainsi dire, pourvû qu'ils tiennent un Chapelet de l'autre. Un homme de ma Profession, enragé de me voir beaucoup d'occupation, tandis qu'il avoit assez de peine à gagner maigrement sa vie, m'ayant plusieurs fois entendu tenir de tels discours, fut assez Scélérat pour m'aller accuser d'Hérésie à l'Inquisition, qui est bien le plus terrible & le plus injuste Tribunal qu'il y ait au monde. Comme j'allois quelques jours après chez le Gouverneur, qui m'avoit envoyé querir pour saigner un de ses Domestiques, à peine étois-je à cinquante pas de sa Maison, qu'un Officier me vint ordonner de le suivre. Quatre Estafiers qui l'accompagnoient, m'environnérent dans le moment, & m'ayant saisi au colet, ils me menérent en Prison le vingt-sixiéme de Juin 1669. où comme au dernier des Criminels, on me mit d'abord les fers aux pieds.

Nous étions plus de vingt personnes dans un maudit Cachot, où il n'entre aucune lumiére. Il y a un trou profond vers le milieu, dont le bord est à fleur de terre, qui est destiné pour les nécessitez des Prisonniers: personne ne l'ose presque aprocher, de peur de tomber dedans; ce qui est cause que chacun fait ses ordures où il peut, & qu'il y a toûjours par conséquent une puanteur insuportable.

Le premier jour de ma détention se passa en regrets & en gémissemens, de me voir privé de la liberté, & dans l'apréhension d'éprouver dans peu des effets de la tirannie des Juges du monde les plus impitoyables. Mais voyant dans la suite que tout cela n'aboutiroit à rien de bon, je crus que le meilleur moyen de dissiper une partie de mon chagrin étoit de chercher à m'entretenir avec le premier venu de matiéres indifférentes. Je m'adressai pour cette fin à la plûpart de mes Camarades: les uns ne m'entendoient pas, parce que je ne parlois pas leur langage, & les autres étoient si fort abatus de tristesse, qu'ils ne daignoient pas me répondre un mot. Un seul homme, plus patient & sociable que les autres, me voyant rebuté de toutes parts, me dit en Portugais:

On vous fait ici un triste accueil, mais vous ne devez pas en être surpris, il faut être d'un tempérament heureux, & d'une grande fermeté d'ame pour ne se pas laisser abattre dans un lieu aussi desagréable qu'est celui-ci, lors sur tout qu'on y a été quelque tems. Pour moi, Dieu merci, je suis dans un âge à pouvoir beaucoup souffrir, & je suis tellement résigné aux secrets de la Providence, que je me ris de tout ce que les hommes me peuvent faire. Voilà de belles qualitez, lui dis-je, bien peu de gens sont capables de tant de résolution. De quelle Religion êtes-vous, poursuivis-je? Je suis, me dit-il, Universaliste, ou de la Religion des honnêtes gens; j'aime Dieu de tout mon cœur, je le crains, je l'adore, & je tâche de faire aux hommes, sans exception, ce que je souhaite que l'on me fasse à moi-même. Cela est bel & bon, repris-je, mais vous êtes sans doute de quelque Communion; rarement parvient-on à l'âge où vous êtes que l'on ne se soit déclaré pour un certain Parti. Non, dit-il, je ne fais aucune différence d'une Société à l'autre, il n'y en a point qui n'ait ses beautez & ses taches, & je suis persuadé qu'il n'y a point de route où l'on ne se puisse damner ou sauver. Assurément, repris-je, votre langage me confirme dans l'opinion que j'ai euë il y a long-tems, qu'il n'y a pas plus de diversité dans les visages que dans les pensées des hommes. Cela est vrai, reprit-il, non-seulement à l'égard de chaque homme en particulier, mais par raport à tous les jours de la vie: ce que nous concevions hier d'une maniére, nous l'envisageons aujourd'hui d'une autre: l'esprit aussi bien que le corps, est sujet à mille changemens.

Je suis Chinois, continua-t'il, & fils d'un Pére assez accommodé, qui a pris beaucoup de soin de mon éducation, de sorte que si je n'ai pas de grandes lumiéres, il n'a pas tenu à lui que je ne les aye aquises. Un Jésuite Missionaire, nommé du Bourg, ayant oüi parler de lui comme d'un homme généreux, & dont la Famille étoit nombreuse, trouva le moyen de s'introduire chez nous. Cet homme étoit non-seulement civil, il paroissoit d'une piété exemplaire; nous prenions tous un plaisir indicible à l'entendre raisonner. Il nous mit à chacun un Catéchisme entre les mains, qu'il nous pria de lire avec attention, & qu'il expliquoit d'une maniére fort facile. Après cela, il y eut chez nous, deux ou trois fois la semaine, des Conférences, où il faut avoüer que le Pére ne négligeoit rien pour notre instruction. Comme les matiéres qu'il traita d'abord étoient peu ou point embarassées, qu'il ne nous parloit en général que de la Chûte de l'homme, de sa Rédemption par le Fils de Dieu, & de la Béatitude éternelle, on prenoit beaucoup de goût à ses Leçons: mais enfin deux ou trois mois s'étant écoulez, & cet Ecclésiastique, qui alloit par degrez, & qui n'avoit pas voulu nous effaroucher, commençant à expliquer les Prophéties, & à étaler les Mistéres de la Trinité & de l'Incarnation, l'esprit de mon Pére ne tarda guéres aussi à se révolter. Il ne pouvoit pas comprendre comment des hommes raisonnables, qui se vantent d'être éclairez des lumiéres de la Révélation, ne voyent pas que leur Culte est envelopé des ténébres les plus épaisses du Paganisme. N'est-il pas surprenant, dit-il, que des gens prennent plaisir à s'aveugler eux-mêmes, jusqu'à avoir de l'horreur pour ceux qui leur font voir à l'œil, que leurs principales Maximes, & les Dogmes les plus essentiels de leur Religion, sont des pauvretez, des puérilitez & des impertinences, qui selon eux-mêmes, ont été scandale aux Juifs, & folie aux Grecs. Sur tout, disoit-il, je fremis lorsque l'on me veut persuader qu'un Etre souverainement parfait & immatériel, engendre un autre Dieu corporel, égal à lui, de toute éternité: & qu'il y a encore un autre Dieu, Esprit indépendant, qui procéde du Fils & du Pére; chacun des trois faisant une Personne distincte, & étant Dieu parfait, & cependant tous les trois ne faisant qu'un seul Dieu parfait. Assurément c'est faire une étrange chimère de l'Etre du monde le plus simple & le moins divisible.

Le Jésuite auroit bien voulu ne s'être pas embarqué si avant, il tâcha de lever cet obstacle par les voyes ordinaires des Théologiens, mais n'en pouvant pas venir à bout, il se servit de cette comparaison. Imaginez-vous, lui dit-il, Monsieur, un Arbre qui porte des fruits sans interruption. Dans cet Arbre, je trouve trois choses, qui ont beaucoup de ressemblance avec la Sainte Trinité. J'y remarque du raport entre le tronc & le Pére, entre le Fils & les branches, & entre le Saint Esprit & les fruits. Le tronc est comme le Pére, parce que les branches & le fruit en sont produits: les branches sont comme le Fils, en ce qu'elles sont produites par le tronc, comme autant de bras ou de moyens pour distribuër aux hommes tout ce qui procéde du tronc. Et les fruits sont comme le Saint Esprit, attendu qu'ils nous viennent & du tronc & des branches, comme autant d'assurances ou de témoignages de leur bonté. J'avouë que lorsqu'il s'agit de l'éternité, il n'y a plus de ressemblance qui paroisse, parce qu'il n'est pas bien possible de trouver de la proportion entre le fini & l'infini, pour quelque ancien & étendu que celui-là puisse être. Cependant, il est encore vrai, que lorsque l'on examine les pepins ou la semence du fruit de cet Arbre, avec un bon Microscope, on y remarque, non seulement un Arbre déja formé avec ses branches, mais même ses fruits; quoi qu'avec un peu de confusion: véritable emblême de la Divinité, considérée pendant & avant la Création du Monde; puisque là il ne paroît qu'un Arbre en son entier, sans distinction & de branches & de fruits. Or pour en venir de-là à mon but, il est évident que quelque différence que l'on mette entre le tronc, les branches & les fruits d'un Arbre, essentiellement il n'y en a point: ce sont bien à la vérité des parties différentes, mais toutes ces parties ensemble ne constituent qu'un même tout. On a beau dire que le tronc n'est point les branches, & que les branches ne sont point le fruit; je soûtiens que cette distinction n'est point réelle, c'est-à-dire que ces trois choses ne sauroient subsister indépendamment l'une de l'autre, comme lors qu'elles sont rassemblées. Pour faire un Arbre complet, tel que nous l'avons imaginé, il faut nécessairement l'assemblage d'un tronc, de branches & de fruits; cependant chacun a ses usages en particulier; le premier, pour le dire encore une fois, crée ou produit; le second, porte, se déploye & donne; & le troisiéme confirme, par sa présence & par ses opérations, dans la croyance où l'on est à l'égard du second & du premier. C'est une même substance représentée de divers côtez, un Agent qui opére en diverses maniéres, mais qui dans le fond n'est qu'un seul, & qui ne peut être consideré comme plusieurs sans une contradition évidente. Dieu n'est qu'un en Essence; dans l'économie du Salut on le considére, tantôt comme l'Auteur & le Pére du genre humain; dans la Rédemption on le regarde comme un Fils obéïssant, soûmis & humble, qui satisfait à la Justice de son Pére: & lors qu'il s'agit d'apliquer & de distribuër ses graces, on le traite de Saint Esprit.

De cette maniére & d'aucune autre, parut mon Pére, je conçois ce que signifie le terme de Trinité: mais il y a quelque autre chose de caché là-dedans, vous n'auriez pas fait tant de détours sans cela; toutes ces maniéres d'agir ne me plaisent pas: autrefois vous m'avez paru honnête homme, maintenant je vous considére comme un fourbe: & le prenant par le bras, il le chassa une fois pour toutes de sa maison: puis se retournant vers nous: ne remarquez-vous pas, nous dit-il, les absurditez qu'il y a dans les raisonnemens de ce Sophiste? A son propre dire, ce Jesus qu'il nous prêche tant, & qu'il fait égal à Dieu, n'a pas seulement eu assez de crédit, pour payer par sa mort ignominieuse, la dette que le premier homme avoit contractée, en mangeant du fruit, dont l'usage lui avoit été défendu; puis qu'Adam, qui selon lui, étoit créé pour vivre éternellement, a mérité par-là, la mort éternelle & temporelle; & que Christ ne garantit sa Postérité que de la premiére de ces morts, de laquelle nous n'avons même aucune certitude, & que la plûpart des Nations ignorent; au lieu qu'il n'a pas pû nous racheter de celle que nous connoissons par l'expérience, & qui selon lui, nous a pourtant été imposée comme un châtiment. Et ce qu'il y a encore de plus à remarquer en cela, c'est que cette Rédemption ne se fait qu'à des conditions onéreuses, & beaucoup plus difficiles à exécuter que n'étoient celles ausquelles les Juifs étoient sujets sous l'ancienne Dispensation. Les Israëlites, selon les Chrétiens mêmes, étoient bornez à faire de bonnes œuvres; la Loi n'exigeoit d'eux que des aspersions & autres Cérémonies semblables: mais sous la nouvelle Alliance, on ajoûte aux bonnes œuvres la foi, & une foi qui soit assez ferme pour ne révoquer en doute aucun des Mystéres de la Religion, nonobstant qu'ils choquent la Raison & le bon sens. Pour moi, mes Enfans, ajoûta-t-il, je renonce à des sentimens si bizarres; je n'en veux absolument plus entendre parler.

J'avois alors vingt-deux ans, & étois par conséquent en âge de discrétion. Infatué que j'étois de la sainteté de mon Directeur, je crus en conscience, malgré ce que j'en entendois dire, devoir profiter de toutes les occasions favorables à en tirer de salutaires instructions. Il y avoit plusieurs endroits où il avoit fait des Prosélites, & où il fréquentoit assidûment. Je prenois mon tems pour assister à ses Assemblées: il en paroissoit charmé, & il me sembloit que je profitois considérablement de ses enseignemens. Quoi-que mes démarches se fissent avec beaucoup de précaution, je ne pûs pas éviter que mon Pére ne s'en aperçût; il m'en fit de fort sensibles reproches, & me défendit, sous peine de son indignation, de plus hanter chez un homme, qui selon lui, n'avoit en vûë que ses plaisirs, une vaine gloire, & la ruine de notre Famille avec le tems. Mon Pére étoit d'un naturel à ne souffrir aucune replique de ses enfans, il faloit obéïr ou courir risque d'être châtié.

Six mois se passérent sans que je visse le Moine plus de trois ou quatre fois: ce m'étoit une mortification insuportable, de maniére que m'ayant fait un jour ouverture d'un Voyage, qu'il étoit sur le point de faire à Goa, je m'informai de la route qu'il devoit prendre, & sans en rien dire à personne, je partis deux jours avant lui, & l'allai attendre à quinze lieuës de chez nous. Le bon homme fut ravi de me voir, mais lorsque je lui eus dit ce qui m'avoit porté à le joindre, peu s'en falut qu'il ne refusât de me recevoir en sa compagnie, à cause des conséquences. Je fus obligé de l'assurer par serment que je soûtiendrois par tout, comme cela étoit véritable, qu'il n'avoit eu aucune part à cette escapade, & qu'au péril de ma vie, je tâcherois toûjours de l'en disculper.

Quand nous fûmes arrivez ici, je le priai de me trouver quelqu'un chez qui je pusse demeurer en qualité de Domestique. Il ne falut pas beaucoup de tems au Pére du Bourg à me procurer la condition que je demandois: il me plaça chez un certain Mr. Pelciano, Médecin Portugais, qu'il connoissoit particuliérement. Cet honnête homme qui avoit beaucoup de considération pour moi, prit tant de soin de m'apprendre sa Langue, que nonobstant mes occupations ordinaires, je ne laissai pas de la parler en fort peu de tems. Il se faisoit aussi un plaisir singulier de m'instruire dans sa Croyance; mais comme il biaisoit moins que le Jésuite, je fus rebuté de bien des choses, ou parce qu'elles me paroissoient ridicules, ou à cause qu'elles me sembloient renfermer une manifeste contradiction. J'avois de même de la peine à concilier votre Chronologie, qui borne la naissance du Monde à un terme d'environ six mille ans, avec la nôtre & celle des Indiens, qui l'étendent avec beaucoup de vrai-semblance, jusqu'à une distance presque infinie. Outre cela, je me trouvai extrêmement embarassé à me déterminer sur le choix que je devois faire de l'une ou de l'autre Secte, lorsque j'apris que les Chrétiens, aussi bien que les autres, sont divisez en un nombre de Sociétez, qui différent assez dans leurs Sentimens pour causer entr'eux une haine irréconciliable, & pour se damner réciproquement. Et que même dans chacune de ces Compagnies, il se trouve je ne sai combien de sortes d'Opinions différentes. Mon Maître, auquel je proposois mes doutes, & qui employoit toute sa réthorique pour me les éclaircir, prétendoit que je préférasse la Religion Romaine à toutes les autres, parce qu'aparemment c'étoit celle qu'il professoit. Mais étant choqué des Superstitions ridicules qui me paroissoient obséder ceux qui sont de cette Communion, je le priai instamment de me dire en conscience ce qu'il me conseilloit de faire.

Hé bien, mon enfant, me dit-il, restez ce que vous êtes; sinon, jettez-vous du côté où vous trouverez le plus d'avantage. Je ne veux point me servir de l'autorité de Polibe, très-fameux Historien, environ deux cens ans avant Christ, qui prétendoit, comme il s'en explique dans son sixiéme Livre, que les Dieux aussi-bien que les châtimens & les récompenses après cette vie, ne sont que des productions chimériques des Anciens, lesquelles seroient fort inutiles, si l'on pouvoit former une République qui ne fut composée que d'hommes sages: mais puisqu'il n'y a point d'Etat dont le Peuple ne soit déréglé & méchant, il faut se servir pour le réprimer, des terreurs paniques de l'autre monde, les admettre, les croire, & s'y conformer entiérement, sous peine de passer pour téméraire & privé de l'usage de la raison. Ce grand Homme étoit Payen, il n'est pas juste de le citer parmi nous sur un fait de cette conséquence: Ainsi il suffira de vous dire que c'est la Maxime des Grands aussi-bien que des Savans, de s'accommoder aux tems & aux conjonctures. Il est indifférent dans quelle Eglise & avec quels Peuples on adore Dieu, moyennant qu'on le serve avec respect & vénération. Lui seul est le Pére commun de tous les hommes, il veut leur accorder à tous le Salut. Ce n'est ni le nom de Catholique, de Calviniste, de Luthérien, ou d'Anabaptiste, qui sauve les gens, c'est la foi & les bonnes œuvres. Celui qui vit bien, est agréable à Dieu, en quelque endroit qu'il se trouve: la Providence qui sonde les cœurs & les reins, sait fort bien distinguer un fidéle de cent mille impies & scélérats. La plûpart des différens qui divisent les hommes au sujet de la Religion, ne sont pas aussi essentiels que le prétendent les Ecclésiastiques; il est souvent indifférent de les admettre ou de les rejetter; & s'il y en a quelques-uns de conséquence, il est toûjours sûr que personne ne voit notre intérieur: il est aisé de marcher avec des Sots, & d'imiter même leurs grimaces extérieures, sans participer à leurs sentimens ridicules. Le Culte n'est plus attaché à un endroit particulier, ce n'est plus sur une Montagne ou dans Jerusalem que l'on adore: Dieu ne se paye plus de sang de Genisse, ou de contorsions de corps; mon fils, nous crie-t-il, donne-moi ton cœur. Cela me paroît fort raisonnable, lui répondis-je, je vous remercie très-humblement de votre conseil; & suivant ces Principes, je me contenterai de conserver le titre de Chrétien, sans m'attacher positivement à aucune Secte. Depuis ce tems-là, continua le Chinois, j'assistai dans les Voyages que je fis avec Monsieur Pelciano, à tous les Services Divins, sans aucun scrupule, & sans donner aucun scandale à qui que ce soit.

Mais pourquoi avez-vous donc été mis ici, repris-je? Je n'en sai de bonne foi rien, me répondit-il, à moins que ce ne soit pour avoir peut-être parlé un peu trop librement du Mistére de l'Incarnation: car il me souvient fort bien que je m'étois entretenu de cette matiére publiquement trois ou quatre jours avant mon emprisonnement. Cependant c'est un article dont je ne me tairai jamais; car encore que je me dise Chrétien, & que je le sois en effet, je ne prétens pas que ce soit au préjudice de l'Auteur de toutes choses: Jesus-Christ lui-même, s'il étoit ici, me le défendroit. Quelque grand Homme qu'ait été ce Divin Prophète, il suffit de le croire Fils de Dieu par excellence, & c'est lui faire une injure de l'imaginer capable de s'attribuër ce titre par nature. On peut dire de même qu'il est véritablement notre Médiateur, parce qu'il nous a indiqué la voye du Salut, & les moyens d'en tenir la route. Sa Moral est incontestablement pure, sa Vie sainte, & ses Enseignemens divins; il en a confirmé la vérité par sa Mort. Mais qu'il soit Dieu tout-puissant & éternel, la même essence que le Pére, & cependant personnellement distincte de lui, & engendré de toute éternité, conçû immédiatement du Saint-Esprit, ou de Dieu lui-même, & né d'une Vierge immaculée, c'est ce qu'il n'a pas prétendu, & que d'autres lui font dire avec la plus grande injustice du monde. Il est bien vrai, à ce que m'a dit cent fois mon Maître, que l'Ecriture introduit Dieu, disant en parlant à lui: Tu es, mon Fils; mais il y ajoûte incontinent après: je t'ai aujourd'hui engendré. Et pour le terme de Vierge, il est sûr qu'il signifie aussi jeune femme, dans la Langue originale. Outre qu'il y a bien des gens qui prétendent que c'est tirer le Texte par les cheveux que de vouloir aproprier ces Passages à Jesus-Christ.

Enfin, il faut que je vous dise que les Miracles mêmes, que l'on attribuë à ce grand Personnage, ne se doivent point entendre à la lettre, mais dans un sens impropre & figuré, comme on entend aussi toutes les Paraboles de l'Evangile. C'est ainsi, par exemple, que la Tentation, qui paroît ridicule & impossible si on la veut prendre au pied de la lettre, ne veut rien dire, sinon, que les Rois & les Princes des Peuples, qui sont élevez comme des montagnes au-dessus des autres mortels, les Ecclésiastiques, ces Directeurs des consciences, qui prêchent dans les Temples, & sacrifient sur les Autels, aussi-bien que les pauvres Idiots que renferment les Deserts, ne sont non plus exempts des épreuves & des tentations les uns que les autres; mais qu'il n'y a rien qui doive être capable de les détourner de leur devoir, & de les empêcher de rendre leurs hommages au Monarque du Ciel & de la Terre. Le Démoniaque est un pécheur repentant; & les Pourceaux, dans lesquels on envoye les Démons qui les possédent, sont des misérables abandonnez à toutes sortes de foüillures, & abîmez dans les vices. La foi d'un fidéle paroît par l'exemple de Pierre, quand il marche sur les eaux; son incrédulité, lorsqu'il y enfonce: sa vertu, à vouloir suivre son Maître dans les dangers les plus évidens, & son infirmité à le renier au moment qu'une simple femmelette l'accuse d'être de sa troupe, lorsqu'il est entre les mains de ses ennemis. En un mot, tous les événemens extraordinaires, les guérisons de boiteux, de manchots, d'aveugles, de paralitiques & autres incommoditez semblables, aussi-bien que la résurrection des morts, dont l'histoire de la vie de Christ fait mention, se doivent entendre spirituellement; car alors il n'y a aucune difficulté à expliquer l'Ecriture, & ceux ausquels elle paroît ridicule ou mistérieuse, la trouveront intelligible & aisée: comme l'est aussi le Vieux Testament dès qu'on se met sur le pied de ne le considérer que comme un composé d'Emblêmes, d'Allégories, de Métaphores, d'Hiperboles, de faits tipiques & de Comparaisons, inventées pour la consolation & l'instruction des enfans de Dieu.

Ce que vous m'avez dit-là, interrompis-je, seroit capable de nous fournir de matiére pendant bien du tems, mais je croi que cela seroit fort inutile. Tout ce que je puis vous y répondre, c'est que le Jésuite Du Bourg est un fin Politique, votre Maître un Portugais Juif; & pour vous, je vous considére comme un Volontaire, ou une personne libre, & non pas comme un Soldat enrôlé. Tant qu'un homme ne s'est point engagé à un Capitaine, il lui est permis d'aller servir où il veut, sans que personne y trouve à redire; mais du moment qu'il est enrôlé, il ne sauroit quitter sa Compagnie sans la permission de son Chef; s'il deserte, il est coupable, & on le punit selon les Loix. Vous vous dites Chrétien, quoi-qu'il s'en faille beaucoup que vous ne le soyez, tant que vous n'aurez point fait abjuration du Paganisme, & embrassé le Parti que vous voudrez choisir parmi les Chrétiens; vous n'êtes à proprement parler sujet à aucune censure, & je me persuade que si ceux qui vous détiennent ici vous connoissoient, vous n'y resteriez pas long-tems. Dans le fond vous n'êtes point de leur Jurisdiction, & il y a en cette Ville liberté toute entiére pour toutes sortes de Nations. Remontrez cela à votre Juge lorsque vous comparoîtrez devant lui, en y ajoûtant pourtant que vous êtes Chinois, & sans faire mention du Christianisme, je ne doute pas que vous ne vous en trouviez bien, & que vous n'en soyez quitte pour une correction, que vous avez assez bien méritée.

Si jamais je sors d'entre leurs pattes, reprit-il, je vous assure que je n'y retomberai jamais: j'ai, Dieu merci, de quoi vivre chez moi, je puis fort bien y demeurer, de la maniére que je me le propose: & quand même nos affaires domestiques ne m'y donneroient point d'occupation, tant que mon Pére sera en vie, j'ai dequoi passer mon tems à faire des Lunettes d'Aproche & des Microscopes.

Comment Microscopes, lui dis-je, où avez-vous pris cette Science? Chez Monsieur Pelciano, reprit-il, qui est un des habiles hommes dans cet Art, qu'il y ait dans toutes les Indes. Le Pére Du Bourg s'en mêle aussi, & il prétend même y exceller, mais au fond il ne fait rien qui vaille. Les Microscopes que je fais grossissent d'une maniére inconcevable, ils font paroître un grain de Sable de la grosseur d'un œuf d'Autruche, une mouche semble de la grandeur d'un Eléphant, & les corps les plus imperceptibles à la vûë, se découvrent par-là distinctement à nos yeux. Ce que j'ai admiré cent fois, c'est de voir à l'aide de ce petit instrument, que nos corps sont couverts d'écailles, arrangées les unes sur les autres, comme sur le dos d'une carpe. Aussi mon Maître tient pour maxime, que l'air que nous respirons est une eau subtile qui ne différe que du plus au moins de celle des poissons: & je crois même que notre air grossier est composé de parties beaucoup plus grosses à proportion de la matiére subtile, que ne sauroient être celles de l'eau à leur égard. Cette pensée est apuyée sur les expériences que je lui en ai vû faire plusieurs fois, & que vous ne ferez peut-être pas fâché de savoir.

Il prend deux bouteilles, l'une pleine d'eau, où il y a mis quelque petits poissons: l'autre d'air grossier, où il y a des Oiseaux, des Souris & des Rats, des Ecureuils, ou autres semblables Animaux, puis il pompe l'eau de l'une, & l'air de l'autre. En observant alors avec de certaines lunettes de figure à peu près hiperbolique, on voit qu'il y a moins de différence entre les parties d'eau qui sortent de l'une, & les parties d'air qui y restent, qu'il n'y en a dans l'autre, entre les particules de l'air & les parcelles de la matiére subtile: à quoi l'on peut ajoûter que les poissons vivent plus long-tems dans l'un, que ces petits Animaux dans l'autre. Mais ces sortes de lunettes sont difficiles à construire; du moins je n'ai pû encore jusqu'à présent y réüssir comme il faut. A cela j'ai ouï objecter, qu'ayant mis dans trois vases différens, fermez hermétiquement, & remplis, le premier d'eau, le second d'air, & le troisiéme de matiére subtile; par exemple un moineau en vie, on a toûjours remarqué que la chair de cet animal a été corrompuë au bout de quelques jours dans le premier, au lieu que dans les autres il n'y est pas arrivé la moindre altération au bout de plusieurs années. D'où il semble suivre que les parties d'eau doivent être plus grossiéres & plus éficaces que celles de l'air, puis qu'autrement cela dévroit aller par dégrez, c'est à dire que si l'eau corrompt les viandes dans huit jours, l'air le dévroit faire dans seize, & la matiére subtile dans vingt-quatre, en suposant leurs diférences égales; au lieu que l'on trouve que l'eau seule est capable de cette opération. Mais il y a aparence que la grosseur des parties a moins de part à cette dissolution, que la figure & l'agitation dans l'agent d'un côté, & l'arrengement de ces mêmes parties dans le patient de l'autre; puisqu'il se trouve des corps, comme le bois de chêne, qui se conservent bien plus long-tems dans l'eau, qu'à l'air; & que le feu au contraire, dissout un Frêne en un jour: où l'eau ne le sauroit faire en un siécle.

Cela est curieux, repris-je, mais sçavez-vous de quel sentiment est votre Docteur, par raport à la production des Animaux? Il croit, me répondit-il, qu'il n'y en a point d'autre que celle qui se fait par la génération, quelque raison qu'on puisse inventer en faveur de l'opinion contraire. Car pour ce que l'on alégue des fruits au dedans desquels on trouve des vers, sans qu'il paroisse par aucun indice qu'ils y soient entrez par dehors, cela n'aporte aucune difficulté. Pour s'en éclaircir, il faut remarquer que les mouches & semblables insectes se fourrent ordinairement dans les ouvertures qu'ils trouvent aux arbres & aux plantes, tant pour se mettre à l'abri des injures de l'air, que pour y trouver de quoi se nourrir lorsqu'ils sont en sève: de sorte que s'il arrive que les œufs de cette vermine se trouvent à l'endroit où il se doit former un fruit, celui qui en est le plus près étant environné de la premiére goute de l'humeur qui en sort pour sa formation, y reste renfermé, & y vit, jusques à ce que le fruit soit meur, ou tant qu'il y trouve de quoi se substenter; & lors que la provision a fini, il perce l'obstacle qui l'arrête & s'en va. Pour apuyer ce sentiment d'une preuve incontestable, on n'a qu'à jetter les yeux sur une noix-gale, & examiner avec soin sa production, on verra quelque chose de surprenant.

La Noix-gale est un excrement, ou si vous voulez, poursuivit-il, une espéce de petites pommes, qui croissent aux feuilles des chênes, de cette maniére. Il y a de certaines Mouches noires, qui dans la saison posent leurs œufs délicats sur le côté inférieur des feuilles de ces grands arbres, de peur qu'ils ne soient brûlez par l'ardeur du Soleil: aussi-tôt que ces petits Animaux sont éclos, ils s'apliquent à brouter la couverture qui leur fait ombre, & à en perser les veines, afin de se nourrir du suc qui en sort en assez grande quantité. S'il arrive alors à une de ces bestioles de se trouver environnée d'une goute qui ait assez de consistance, elle y reste pendant que cette goute se fige, croit & devient enfin un fruit de la grosseur d'un œuf de pigeon plus ou moins; & elle n'en sort que lorsqu'elle est devenue Mouche, ou que le fruit, qu'elle a pour ainsi dire produit, soit devenu si sec qu'il ne sauroit plus lui servir de nourriture. Il confirma cette opinion par d'autres argumens dont je ne me souviens pas; & conclut que quand il ne seroit rien du tout cela, il seroit nécessaire de le croire, à cause des fâcheuses conséquences, qui pouroient aisément porter à donner lieu au plus, lorsque l'on a admis le moins, & fai-le avec Lucréce, le Soleil & la Terre, les seuls auteurs de tous les Animaux sans exception, ce qui seroit injurieux à Dieu.

Trois semaines après mon emprisonnement je fus mené au Saint Office. Mon Juge s'étant informé du lieu de ma naissance, de mon âge, & de ma Religion, à quoi je répondis fur le champ, me conjura de déclarer moi-même le sujet de ma détention, puis qu'il n'y avoit point de meilleur moyen pour me tirer promptement d'affaire: prétendant sans doute, qu'il en faut agir à l'égard de ce Tribunal, comme l'on fait envers Dieu, c'est-à-dire de confesser soi-même ses fautes, afin d'obtenir miséricorde. Je lui protestai de n'avoir rien fait, ni rien dit, que je me dûsse reprocher, & à quoi personne pût légitimement trouver à redire: que Dieu étoit témoin de mon innocence, & que ce ne pouvoit être qu'un mal-intentionné, & peut être jaloux de ce que je faisois bien mes affaires, qui m'avoit joué le mauvais tour de m'acuser de quelque crime que je ne n'avois jamais commis. Enfin, je lui fis comprendre que j'espérois beaucoup de sa bonté, & que s'il se faisoit informer de ma vie, il seroit bien-tôt convaincu de la vérité de ce que je lui disois.

Quinze jours après la même chose m'arriva, & ainsi jusques à sept fois, après-quoi l'Inquisiteur me dit que puisque je n'avois pas voulu confesser moi-même la vérité des crimes que j'avois commis, par où j'aurois recouvré ma liberté, on alloit m'en faire la déclaration. A même tems le Sécrétaire lût les dépositions, qui consistoient en ce que j'avois parlé avec mépris des Images des Saints, du Crucifix, du Purgatoire, & de l'infaillibilité du Saint Office. Que dites-vous de cela, dit le Juge? J'avouë, répondis-je, que voyant le déréglement de la plûpart des Habitans de cette Ville, je n'ai pas pû m'empêcher de dire en plusieurs endroits, que j'étois surpris de voir que des gens, qui auroient fait conscience de passer devant un Crucifix, fait souvent d'une maniére abjecte, sans faire une profonde révérence, ou négliger un seul jour de se prosterner vingt fois devant des images de papier, ne fissent aucun scrupule de se veautrer dans l'ordure des plus infâmes vices qui se peuvent commettre dans une Société d'Hommes raisonnables. Il est vrai encore que j'ai parlé du Purgatoire comme d'un lieu que je ne croirois pas fort nécessaire, puisqu'il suffit à un Chrétien d'être persuadé que le Sang du Sauveur le nettoye de tous ses péchez. Et pour ce qui est de l'Infaillibilité, poursuivis-je, je ne pense pas qu'elle se puisse légitimement atribuër qu'à Dieu seul, tous les hommes étant pécheurs, suivant plusieurs passages formels de la Sainte Ecriture. J'avouë, dis-je, avoir tenu un pareil langage; mais Dieu fait que ce n'a été que dans la vûë de rendre gloire à son nom, & par des mouvemens d'horreur que j'avois de voir tant de libertinage, là où l'on prétend que la piété & la sainteté régnent dans un degré fort éminent, sans pourtant que j'aye eu dessein de choquer la Religion, ni le Saint Office. Vous vous émancipez trop, mon ami, repartit l'Inquisiteur: Si vous aviez pourtant confessé tout cela dès d'abord il ne vous en auroit pas été pire, quoique vous n'eussiez pas laissé d'être coupable. Cependant le Sécrétaire, qui avoit écrit mon aveu comme une déposition dans les formes, me commanda de la signer. Là-dessus on me fit mon procès: je fus condamné aux Galéres pour ma vie, & tous mes biens confisquez.

Nous étions autour de cent cinquante malheureux, qui sortîmes le huitiéme de Janvier 1670. de ce redoutable lieu, les uns pour être exilez, comme le fut notre Chinois: quelques-uns devoient être foüettez: il y en eut aussi trois de brûlez tous vifs, parce qu'ils avoient été accusez de Magie, & entre autres un pauvre vieillard de quatre-vingt-trois ans, que deux différens Ordres de Moines avoient privé d'un héritage fort considérable, en extorquant du Frére de ce malheureux qui avoit de grands biens, un Testament par lequel ils entroient en possession de tout ce qu'il laisseroit après sa mort, sous prétexte de tirer son ame au plûtôt du Purgatoire. Ce procédé injuste avoit si fort aigri le vieillard, qu'il n'avoit pas pû s'empêcher d'en témoigner son chagrin; & de jetter feu & flâmes contre des gens qu'il croyoit les Auteurs de cette injustice: sur quoi ils lui avoient imposé des faits dignes du feu, & n'avoient point cessé de le poursuivre qu'ils ne l'eussent vu en cendres.


CHAPITRE XV.

Du départ de l'Auteur pour Lisbonne, comment il fut pris & mené en Esclavage: de ce qui lui arriva pendant qu'il fut Esclave.

Je fus mené dans un Navire où le Capitaine eut ordre de me remettre entre les mains de l'Inquisiteur de Lisbonne: ainsi nous partîmes le même mois pour le Portugal. On m'aprit en chemin que les Galéres où j'étois condamné, étoit une discipline, où les prisonniers étoient employez à de rudes Ouvrages, parce que les Portugais n'ont point de Galéres sur la mer. Cela me consola un peu dans mon malheur, il me sembloit que ce n'étoit pas peu de me voir par-là délivré de la rame & des cruautez qu'exercent les tirans de Commites sur les Forçats enchaînez dans leurs Vaisseaux. Notre navigation fut passable: nous eûmes pendant la route le plus beau tems que nous pouvions raisonnablement espérer. Ce qui nous arriva de plus remarquable, fut que le vingt-troisiéme de Mars, un Puchot saisit notre Vaisseau par le grand mât de hune, avec tant de violence, qu'il pensa le renverser; l'Equipage se croyoit perdu, & je vis alors dans un instant changer l'impiété en des paroles de dévotion, qui durérent jusques à ce que ce tourbillon nous eut quité. Enfin il y avoit long-tems que nous avions passé les Canaries; il me semble que nous étions parvenus à la hauteur Boréale de trente-quatre degrez, lors qu'un matin à la pointe du jour, il parut tout-d'un-coup deux Pirates, qui se mirent à nous Cannoner de la bonne maniére. Quoi que notre voyage eut été heureux, il ne laissoit pas d'y avoir bien des Malades dans notre Bord: nous nous battîmes pourtant près de deux heures, pendant lesquelles nous eûmes douze hommes de tuez & dix-sept de blessez. J'en demande pardon à Dieu, mais il faut que je l'avouë, j'étois ravi de nous voir tombez entre les mains des écumeurs de mer, puisque j'espérois par-là recouvrer plûtôt ma liberté: il n'en alla pourtant pas comme je pensois. Le Capitaine racheta son Navire pour une somme d'argent, & ses vainqueurs se contentérent de prendre avec moi trente hommes des plus robustes & des mieux disposez, qu'ils menérent à Serselli, petite Ville sur la Méditerranée, à vingt lieuës d'Alger, & à quatre du fleuve Miromus. Nous débarquâmes-là le dix-huitiéme de juilles, & fûmes vendus au plus offrant.

Mon Patron étoit Maître Charpentier de Navire, homme de moyens, qui avoit au moins trente garçons à son Service. Au commencement on ne se servoit de moi que pour le gros ouvrage, porter, & servir les Ouvriers en tout ce qu'ils avoient besoin, étoit proprement mon occupation. Ensuite j'aidois à caréner les Vaisseaux, à les radouber, calfutrer & brayer. Il y avoit bien de la différence de l'état où j'étois, à celui où j'avois été pendant le séjour que j'avois fait à Goa avant ma détention. Cependant quand je me souvenois de ce que j'avois souffert dans l'Inquisition & de ce que l'on me préparoit à Lisbonne, je m'estimai extrémement heureux. En effet, j'avois un parfaitement bon Maître: comme je faisois ce que je pouvois, il ne m'épargnoit aussi rien de ce qui m'étoit nécessaire. Le logement étoit bon, les vivres encore meilleurs; & il ne me disoit jamais une mauvaise parole. Cela m'a cent fois fait faire réfléxion sur l'idée que l'on donne aux Enfans chez nous des Barbares & des Turcs: il semble, comme on en parle, que ce soient des Diables; cependant je peux dire à leur loüange, que j'ai trouvé parmi eux autant de charité, d'humanité & de bonne foi, que parmi les Européens, & même, si je l'ose dire, davantage; de sorte que je n'aurois eu aucun regret de finir mes jours parmi eux. La Providence en avoit disposé autrement; & les moyens dont Elle se servit pour m'en tirer, ont quelque chose de fort remarquable.

Comme il n'y a rien de parfait au monde, autant que mon Patron m'aimoit, le Maître-Valet, qui étoit Rénégat, natif de Vienne en Autriche, & nommé Schilt, me haïssoit mortellement. Il n'y avoit piéce que ce traître ne me fit, lorsqu'il y avoit lieu de sauver les aparences; ainsi mon Maître, qui voyoit assez à qui il tenoit, mais qui avoit besoin de cet homme, fut forcé, en dépit qu'il en eût, de se défaire de moi. Je fus vendu à un Seigneur riche & opulent, qui demeuroit à la Campagne, environ à trois lieuës de l'endroit où j'étois.

Ce Seigneur avoit un Fils, âgé de vingt-sept à vingt-huit ans, qui étoit fou, & souvent même enragé. Il avoit des intervales où il raisonnoit, dans d'autres il déchiroit ses habits, romproit quelque-fois sa chaîne, & auroit été capable de démembrer ceux qui se présentoient devant lui, ou de se priver lui-même de la vie, si on ne l'en avoit empêché. Une amourette avoit été cause de ce ravage, il avoit aimé une fille qui ne l'a voit point voulu écouter, il en devint au commencement rêveur, & enfin la tête lui en tournai. Il faloit jour & nuit quelqu'un auprés de ce malheureux; & on vouloit que ce quelqu'un eût de l'âge, de la prudence & de la force, afin qu'il fût capable de veiller sur ses actions. J'avois suffisamment de l'un & je n'étois pas entiérement destitué des autres: Aussi je puis dire que je m'y prenois d'un biais qui plaisoit fort à mes Supérieurs. Je ne l'avois pas eu six semaines sous ma conduite, que je n'en fisse ce que je voulois; hormis pourtant quand il entroit en fureur, il ne respectoit alors personne: tout ce que l'on pouvoit faire, étoit de le tenir bien attaché, & de ne lui laisser rien à portée, à quoi il pût aporter quelque dommage.

Cette maison, ou pour mieux dire, ce superbe Palais, étoit l'abord de tout ce qu'il y avoit d'honnêtes gens aux environs de-là: il y avoit éternellement des Etrangers. Un jour il y arriva un Bacha, que l'on reçut avec des témoignages tout particuliers d'estime & de considération. On le logea dans une Sale fort magnifique, qui répondoit sur la basse-cour. Vers le milieu de la nuit, ce Monsieur fut éveillé par un prodigieux tintamare, dont toute la chambre retentissoit. Tout Bacha qu'il étoit, cela ne laissa pas de l'épouventer; il léve la tête, regarde de côté & d'autre, & avise enfin à l'une des extrémitez du Salon un Animal couché sur un tapis de Turquie, dont il ne pouvoit pas bien discerner la figure. Il fut sur le point ou de se lever pour l'examiner de plus près, ou de crier que l'on vint voir ce que c'étoit. Pendant qu'il hésitoit cet objet se léve tout d'un coup, avance vers son Pavillon, traînant une grosse chaîne après lui, & ayant des habits tous déchirez, une barbe qui lui couvroit la moitié du visage, la tête nuë, & ressemblant plûtôt à un Démon qu'à un Homme. Ce spectacle le glace, il reste sans mouvement. Ce n'est pourtant pas encore tout: le Fantôme ne se contenta pas de faire vingt tours de chambre, il vint se jetter à côté du Bacha, resta-là une demi-heure couché, sans rien faire ni rien dire; & s'étant ensuite levé, sort & tire la porte rudement sur lui. Le matin étant venu, mon Patron fut étonné de ne point voir paroître son Hôte, il y avoit long-tems que le déjeûner étoit prêt, & ils s'étoient donné parole d'aller à la promenade pour prendre de l'apétit. Enfin vers les onze heures il envoye un domestique, pour voir doucement s'il dormoit ou non. Cet homme ayant ouvert la porte, & s'étant glissé dans la Chambre, avance à pas lents vers le lit, & avise le pauvre Bacha les yeux ouverts, pâle comme un mort, & avec tous les signes d'un homme presque sans vie. Il retourne sur ses pas, ne fait qu'un saut jusqu'à son Maître, & lui raporte ce qu'il avoit vû. Là-dessus toute la Maison fut en alarme, on court au malade de toutes parts, on lui parle, on l'examine; mot: Personne ne doute qu'il n'agonise. Cependant quelqu'un s'étant avise de lui mettre une goute d'esprit de vin dans la paume des mains, aux Temples & sous les narines, on commença à remarquer qu'il revenoit. Un peu après on l'obligea à prendre un doigt d'eau-de-vie par la bouche, cela lui fit encore plus de bien; il reprit un peu ses esprits; & ayant poussé un grand soûpir. O Ciel, dit-il, que j'ai passé une rude nuit! je ne vous ai guére d'obligation, Monsieur, ajoûta-t-il, s'adressant à mon Maître, de m'avoir mis dans un lieu où & les Sorciers viennent faire leur Sabat. Que veut dire cela, repartit mon Maître? Avez-vous eu quelques songes incommodes? Nous avions un peu bû hier au soir; vous n'êtes peut-être point accoutumé aux excès; cela aura ébranlé votre cerveau, & produit des objets desagréables dans la fantaisie: allons, allons, cela ne sera rien; il faut seulement prendre un peu de courage, un bon dîné remédiera à tout. Il ne faut, reprit-il, accuser ici ni le vin, ni le cerveau; ce n'est point non plus une imagination ou un Songe, j'étois assurément dans mon bon-sens, lorsque le Diable m'est aparu: il a resté autour de deux heures dans ma chambre, & s'est même venu coucher quelque tems sur mon lit. Mais, Monsieur, lui dit mon Maître, qui commençoit à se douter de quelque chose, quelle forme ce Diable avoit-il donc prise? Il avoit la figure d'un homme, reprit le Bacha, & nonobstant le peu de clarté qui entroit par les fenêtres, j'ai bien remarqué qu'il n'avoit que des haillons sur le corps, sa mine étoit lugubre, ses jouës enfoncées &... N'en dites pas davantage, interrompit mon Patron, je suis marri de cet accident; il faut que je le dise à mon grand regret, l'homme que vous avez vû est mon Fils: & ayant donné ordre qu'on l'amenât, le Bacha tomba des nuës au moment qu'il vit le Personnage. Je ne puis, dit-il, nier que ce ne soit-là le même Homme que j'ai vû la nuit passée, & qui a si fort donné la gêne à mon esprit. Il proféra ces paroles d'une maniére qui fit éclater le fou de rire, & qui lui donna occasion de raconter lui-même tout ce qu'il avoit fait à ce sujet. Cela aigrit le Bacha; il demanda s'il n'y avoit personne de commis à sa garde, & quelqu'un lui ayant répondu qu'oüi, il desira de le voir. Aussi-tôt on me vint querir; m'étant présenté devant lui: Est-ce vous, chien, me dit-il, qui veillez sur les actions du Fils de Monsieur? Oüi, Seigneur, lui répondis-je. Et, pour quelle raison l'avez-vous donc lâché cette nuit, reprit-il? Il n'étoit point attaché, repliquai-je, depuis quelques jours il se portoit assez bien, cela m'a empêché d'être aussi exact à son égard que je le suis d'ordinaire, je n'ai pas même fait difficulté de prendre du repos auprès de lui: dans ces entrefaites il est sorti, & vous est venu alarmer, comme je l'aprens, j'en suis assurément au desespoir, je vous en demande pardon, une autre fois cela n'arrivera plus. Cela n'arrivera plus, maudit chien, reprit-il, je le crois bien, du moins à mon égard, car je n'en reléverai pas. J'ai beaucoup de respect pour ceux ausquels vous apartenez, cependant vous êtes heureux de ce que je ne suis pas en état de me lever; peut-être aurois-je de la peine à me posséder, & vous courriez risque d'avoir la tête cassée. Retirez-vous de devant mes yeux, misérable que vous êtes, & priez Dieu que je ne vous rencontre jamais nulle part. Puis s'adressant à mon Maître, si vous voulez me faire plaisir, Monsieur, lui dit-il, vous vous déferez sur le champ de ce malheureux, afin que je n'en entende plus parler. Il n'y avoit que quelques mois que je demeurois dans ce Château, les autres domestiques ne m'y haïssoient pas, & mon Maître avoit beaucoup de considération pour moi, à cause des soins que je prenois de son Fils, qui me donnoit éfectivement bien de la peine. Il falut néanmoins par complaisance que le bon homme se défit de moi.

On me mena en Ville pour être vendu au premier qui me voudroit: j'apris-là que le Maître valet, dont j'ai parlé tantôt, étoit décedé, ainsi je fis demander à mon ancien Patron, si mes services ne lui seroient point agréables. Il fut charmé de me recouvrer, & moi ravi de rentrer chez une Personne qui avoit eu pour moi tous les égards imaginables pendant que j'avois demeuré chez lui. Environ trois semaines après, Monsieur le Bacha, accompagné d'une troupe de beau monde, vint voir notre Charpenterie. Je le reconnus de cent pas; ses menaces avoient fait tant d'impression sur mon esprit, que je me mis à fuïr de toute ma force: il se douta que c'étoit moi, parce que s'étant trouvé mieux le lendemain de sa vision, & sa colére ayant entiérement passé, il s'informa de ce que j'étois devenu, & l'ayant sû, il témoigna du chagrin de mon départ. En éfet, il aprit qu'il ne s'étoit point trompé, ainsi il ordanna que l'on courut après, & qu'on me dit qu'il desiroit de me parler, ajoûtant qu'il ne me seroit fait aucun tort sur sa parole. Nonobstant ces assurances, je n'aprochai de lui qu'en tremblant; il le remarqua, & se prit à rire, sans doute pour me rassurer. Il me fit plusieurs questions indifférentes, ausquelles je répondis avec toute la soumission dont j'étois capable. Enfin il me demanda, en cas que mon Maître se voulut bien défaire de moi, si je ne serois pas bien aise de retourner chez le Seigneur que je venois de quiter par sa faute? Lui ayant fait comprendre que cela ne dépendoit pas de mon choix, je n'avois rien à y répondre, sinon que je me trouvois parfaitement bien-là où j'étois. Tenez-vous y donc, me dit il, il est bien aussi agréable d'être en la compagnie de gens sensez que de garder éternellement un Démoniaque; & m'ayant donné pour boire à sa santé, il me renvoya à mon travail.

Cette petite Avanture ne fut pas la seule qui m'arriva pendant mon Esclavage; mais puisque les autres n'ont rien d'extraordinaire, je les passe sous silence. Pour les disputes ausquelles j'étois souvent sujet, jusqu'à être obligé d'en venir quelque-fois aux coups, le recit en seroit d'une si vaste étenduë, que cela pourroit ennuyer le Lecteur. Les Turcs sont pour la plûpart ignorans, je n'avois à entendre d'eux que des railleries froides sur notre Dieu Crucifié, ce que je portois avec patience; parce d'un côté, qu'ils ne croyent point en Christ, & de autre, à cause qu'étant sur leur fumier, je n'avois aucune protection à espérer de personne. Mais j'avois bien de la peine à me posséder lors que j'étois assailli par des Chrétiens Rénégats.

Il y eut entr'autres un Proposant Gascon, qui étoit bien le plus hardi Athée, ou Déïste, que j'aye vû de mes yeux. Il étoit d'une douceur angélique, cependant quand il se mettoit à railler il tournoit tout en ridicule, & confondoit nos plus grands Mistéres avec les rêveries du Talmud des Juifs, & les Legendes de l'Eglise Romaine. Mon Pére, me dit-il un jour, a été assassiné en allant en Pellerinage à notre Dame de Lorette; belle récompense pour un bon Catholique comme il étoit! Ma Mére qui faisoit profession de la Religion Réformée, a été Dragonnée & Massacrée pour s'être opiniatrée à ne vouloir pas obéïr aux ordres de la Cour. Et moi, j'ai été pris des Pirates en voulant passer de France en Hollande: ainsi pour éviter la persécution, je suis malheureusement tombé dans l'Esclavage.

Comme je trouvai non-seulement beaucoup d'esprit & de savoir à ce jeune homme, mais aussi beaucoup de douceur & de bonté (car tous ceux de sa connoissance en cet endroit, se loüoient extrémement de son naturel bien-faisant & serviable) j'eus grande compassion de lui, & tâchai à plusieurs reprises, de le ramener des sentimens dangereux où il étoit, par rapport à la Religion. Nous eûmes de fréquentes conversations là-dessus; & j'avois bonne espérance de le pouvoir faire rentrer avec le tems dans le bon chemin de la vérité; mais un malheureux accident lui ôta la vie, avant que le Ciel me permit de mettre fin à cette œuvre charitable. Il seroit trop long de raporter ici toutes les disputes que nous eûmes ensemble; ainsi je ne ferai que toucher légérement quelques-uns des principaux Points.

Lors que je lui reprochai son changement de Religion, & la profession qu'il faisoit de la Foi Mahométane, qu'il ne croyoit pas; il me répondit, qu'après avoir bien examiné toutes les différentes Religions qui étoient venuës à sa connoissance, il n'avoit rien trouvé dans aucune qui pût satisfaire une personne raisonnable; & qu'ainsi il ne voyoit rien qui dût empêcher un homme sage, de se conformer, pour le moins extérieurement, à la Religion dominante du Païs où il demeure; tout de même comme on s'acommode aux habits, aux coûtumes & aux maniéres d'un Païs, pour ne pas paroître ridicule par sa singularité. Et puisque j'ai le moyen de m'atirer plus de confiance & de considération parmi les gens de ce Païs-ci, en me conformant à leur mode de Religion, je serois bien fou, me dit-il, si je me privois de cet avantage par un sot attachement à un autre qui est cent fois plus absurde & impertinente que celle-ci. Je lui répondis que j'étois extrémement surpris d'entendre parler de la sorte un homme élevé dans la Religion Chrétienne, & qui par sa profession la dévroit mieux connoître, pour l'avoir étudiée à fond. C'est justement pour cela, mon Ami, me repliqua-t-il, parce que je l'ai bien examinée, & que j'en ai découvert tout le foible & le ridicule, que j'en parle ainsi. Mais il y a aparence que tout âgé que vous êtes, vous, n'avez pas encore secoüé le joug des préjugez de l'éducation, & que vous vous tenez bonnement à ce que vous avez apris de votre Nourrice, ou de votre Curé, sans l'aprofondir. Je lui dis, que j'avois plus voyagé & vû le Monde qu'il ne croyoit, & que j'avois bien entendu raisonner des gens de différens sentimens en matiére de Religion; & cependant que je n'en avois jamais trouvé aucune qui fut si digne de Dieu, si convenable à l'homme, & qui eût tant de marques de vérité que la Religion Chrétienne. Que ma profession ne m'avoit pas permis d'étudier à fond pendant ma jeunesse les Controverses de Religion comme lui, mais que cependant je me faisois fort de défendre contre toutes ses attaques les principales véritez de la Religion Chrétienne; Comme l'Existence d'un Dieu; la Création du Monde; l'immortalité de l'Ame; la chûte de l'Homme; la Rédemption du Genre humain par Jesus Christ; la vérité & la Divinité de l'Ecriture Sainte, qui sert de fondement à tout le reste; & la nécessité....

En voilà assez, m'interromprit-il; & si vous pouvez défendre ces Articles-là, je vous accorderai ensuite tout ce qu'il vous plaira d'y ajoûter. Nous commencerons par le dernier si vous voulez, & remonterons par les autres jusqu'au premier. Vous sçavez-bien, dit-il, que les Chrétiens ne sont pas tous d'un même sentiment par raport à l'Inspiration de l'Ecriture sainte: les uns la tiennent toute inspirée jusqu'au moindre mot; les autres rejettent ce sentiment, & soûtiennent seulement en gros que par rapport à la matiére, le Saint Esprit a tellement guidé les Ecrivains de ces Livres Sacrez, qu'ils n'ont pu commettre aucune erreur dans les faits qu'ils racontent, ni dans la Doctrine qu'ils enseignent. Dites-moi je vous prie laquelle de ces deux opinions vous prétendez soûtenir?

Je ne suis pas pour la premiére de ces deux opinions, lui dis-je, & il me semble qu'il faut être bien dépourvû de Raison pour la soûtenir, pour peu qu'on ait lû avec attention les Saints Livres. Mais pour la derniére elle est appuiée de raisons convaincantes. Je n'insisterai pas sur la grande antiquité des premiers livres de la Sainte Ecriture, que vous m'avoüerez pourtant être les plus anciens Monumens qui soient au monde, & qu'ils furent écrits avant que l'Art d'écrire fut connu aux autres Nations; Mais les choses merveilleuses qui sont contenuës dans ces Ecritures; les Miracles que Dieu a fait pour confirmer la Révélation; & les Prédictions des Saints Prophétes, dont on a vû l'accomplissement d'une grande partie, & dont on attend celui du reste, sont des choses qui surpassent l'esprit humain & dont il n'y a que Dieu qui puisse être l'Auteur.

Vous faites fort bien, me dit-il, de ne pas insister sur l'antiquité de vos Livres Sacrez, parce que vous n'en tireriez point d'avantage: Car un Roman ou une Imposture peut être aussi ancienne & plus qu'une Histoire véritable, cela ne conclut rien. Cependant, je suis bien loin de vous accorder cette grande Antiquité que vous prétendez pour ces Livres: & je vous défie, ou qui que ce soit, de pouvoir jamais prouver qu'aucun de ces Livres ait existé avant le tems d'Esdras, c'est-à-dire plus de 1000. ans après Moïse, qui selon vous doit avoir écrit les premiers Livres. Aussi en lisant avec attention les Livres atribuez à Moïse, on trouve un très-grand nombre de passages, qui font voir qu'ils ont été écrits long-tems après lui. Il en cita quantité, que je passe ici sous silence pour éviter la longueur. Mais pour votre Argument, dit-il, fondé sur les choses merveilleuses, contenuës dans l'Ecriture; j'en tire une Conclusion toute contraire à la vôtre: Car plus un Livre contient de choses merveilleuses & extraordinaires, plus il est sujet à caution. C'est ainsi que vous jugeriez vous-même de tout autre Livre; & si vous n'en jugez pas de même de celui-ci, ce n'est qu'un pur effet de votre prévention, qui est bien visible, puisqu'elle va jusqu'à tourner en preuves de la vérité d'un Livre, ce qui serviroit à lui ôter toute croyance si on en jugeoit sans préjugé. Quant aux Miracles dont vous faites mention, ils ne sont raportez que dans le Livre même dont vous voulez qu'ils soient des preuves; ainsi ils doivent plûtôt servir, comme j'ai déja dit, à le faire rejetter. Tout homme indifférent & sans préjugé ne reçoit une Relation ou une Histoire de choses passées, que selon les degrez de vraisemblance qu'il y trouve, & la tient pour fausse, ou Romanesque à mesure qu'il y voit des faits merveilleux & extraordinaires: car la Nature a toûjours été la même en tout tems, & la vérité a toûjours été simple & naturelle. Pour ce qui est des Prédictions dont vous avez parlé, tous les accomplissemens qui sont raportez dans le même livre avec les Prédictions, ne prouvent rien, sinon qu'ils sont partis du même Roman, & qu'ils ont été fabriquez en même-tems; & pour ceux qu'on prétend être arrivez depuis, les événemens ont si peu de raport aux Prédictions dont on veut les faire passer pour l'accomplissement, qu'il n'y a que la force des préjugez qui y puisse faire trouver de la conformité. Il me cita grand nombre d'exemples pour apuïer ce qu'il avoit dit, mais je les passe ici sous silence.

Au reste, ajoûta-t-il, si vous saviez bien l'Histoire du Canon de cette Ecriture Sainte, tant de l'ancien Testament, que vous tenez des Juifs (nation ignorante & superstitieuse, s'il en fût jamais) & sur la vérité & l'autenticité duquel & de toutes ses parties, ils ne convenoient pas entr'eux, que du Nouveau tel qu'il est admis présentement parmi la plûpart des Chrétiens, vous y verriez tant d'ignorance, de superstition, d'incertitude & d'embarras, que vous en auriez honte vous-même. Là-dessus il entra dans l'Histoire du Canon & de la maniére qu'on l'avoit formé, & du tems quand cela se fit; me parla des factions & disputes parmi les Membres du Concile de Loadicée & de quelques autres par raport aux différens Evangiles, Actes, Epîtres, &c. que les différentes Eglises ou Sociétez des Chrétiens avoient reçûs pour véritables à l'exclusion des autres; des difficultez & des embaras qu'il y avoit là-dessus, & comment les uns rejettoient ce que les autres recevoient, avec les raisons de part & d'autre, tellement que je demeurai étonné de voir que cet homme savoit tant de choses curieuses comme sur le bout des doigts.

Je lui alléguai un autre Argument, que j'avois oüi emploïer par des gens de la Religion Réformée, pour prouver que la Sainte Ecriture étoit inspirée de Dieu, à savoir que ceux à qui Dieu partageoit de sa Grace, en lisant l'Ecriture s'en trouvoient si pénétrez qu'ils ne pouvoient pas douter qu'elle ne vint du St. Esprit. Mais comme je voulus agir franchement avec lui, je lui avoüai que je ne trouvois pas grande force dans cet Argument, parce qu'il ne sert de rien à ceux qui ne sentent point cet effet de la Lecture de l'Ecriture Sainte. Vous avez raison, me repliqua t-il, de rejetter cette preuve tirée d'une prétenduë conviction intérieure; car elle n'est qu'une suite des préjugez dont on est imbu auparavant à cet égard, & ne prouve que l'enthousiasme de ceux qui la prétendent sentir. Et de plus si cet Argument étoit bon, il prouveroit la divine inspiration de l'Alcoran; car je puis vous asseurer par ce que je vois tous les jours parmi les bons & zélez Mahométans, & vous pouvez l'avoir observé vous-même, qu'il y a tout autant, & peut-être bien plus, de cette conviction intérieure parmi eux, que parmi les plus dévots & les plus zélez Chrétiens. Et l'expérience journaliére nous fait assez voir, que la persuasion intérieure est capable de mener les gens, qui se laissent entraîner par leur imagination aux plus grandes extravagances.

Mais, continua t-il, quelle idée pouvez-vous avoir de Dieu, qui selon vous est Maître souverain de tout l'Univers, & qui en peut disposer toutes les parties comme il veut, si vous croyez que pour faire connoître sa volonté au genre humain, il lui faille employer des gens obscurs, ignorans, ou fanatiques, pour écrire des Livres, ou pour profétiser, ou prêcher, dans un coin reculé de la Terre, & parmi une troupe de gens ignorans, sans que les Nations savantes & polies en ayent aucune connoissance? Trouvez-vous que ce soit-là le vrai moyen de faire sentir à tous les hommes une chose si nécessaire, que la volonté de Dieu? Celui qui a tout créé & tout arrangé selon son bon plaisir, & sans que rien pût l'empêcher, n'a-t-il pas mis toutes choses dans l'état où il vouloit qu'elles fussent? Et n'est-çe pas sa volonté, que ce que nous appellons l'ordre, le cours ou la voix de la Nature? De supposer quelqu'autre volonté particuliére dans cet Etre infiniment parfait, c'est supposer du changement & de l'imperfection, qui est contraire à sa nature. Et supposer qu'il communique à certaines personnes, & qu'il cache de beaucoup d'autres certaines régles ausquelles il veut que tous les hommes se conforment, c'est supposer une partialité injuste & indigne de lui. Ainsi on peut conclure sûrement, que tout ce qu'on appelle Révélation divine dans l'un ou l'autre Païs, n'est véritablement, qu'une Imposture, fondée sur la foiblesse des hommes en général, & inventée par ceux qui vouloient leur imposer dans de certaines vûës & pour certains desseins.

Je lui répondis que si l'homme avoit demeuré dans cet état de perfection où le Créateur le mit d'abord, if n'auroit peut-être pas eu besoin d'une Révélation pour servir de régle à ses actions; mais depuis qu'il a perdu ce bonheur par sa propre faute, il est tellement gâté & enclin, à mal faire, qu'il a besoin non-seulement de Révélations, mais aussi des graces particuliéres du Créateur pour....

Alte-là, me dit-il, je vois que vous m'allez conter la Chûte de l'Homme, & toutes ses suites, comme la corruption de sa nature, le péché Originel, la Rédemption du Genre Humain, &c. Ce sera, si vous voulez, le sujet de notre conversation pour le reste de ce soir. Vos Théologiens, dit-il, ont bien raison de dire que ces Mistéres sont l'écueil de la Raison humaine; car assurément les lumiéres de la Raison son & du bon sens n'y comprennent rien. Mais avant d'entrer dans l'examen particulier de ces Articles, souffrez que je vous raconte une Fable que je tiens d'un Philosophe Arabe qui a beaucoup voyagé. Il disoit l'avoir faite pour donner à ses amis une Idée de la Mythologie d'une certaine nation qu'il avoit vûë.

La Fable des Abeilles.

Il y avoit autrefois, disoit-il, dans une Isle de l'Océan un grand & Puissant Roi, Souverain de toute cette Isle. Son pouvoir étoit si grand, que nul autre Roi ne l'égaloit en Puissance; & tous ses Sujets lui étoient si soûmis, qu'il n'avoit qu'à vouloir une chose pour qu'elle se fit: sa volonté étoit même tellement la régle de toutes leurs actions, qu'ils ne pouvoient faire que ce qu'il vouloit qu'ils fissent. Sa Bonté étoit aussi grande que sa Puissance, & la Sagesse aussi grande que l'une ou l'autre: En un mot, il possédoit au souverain degré toutes les perfections. Ce Roi avoit planté cette Isle, qu'il avoit trouvée deserte, l'avoit remplie d'Habitans & d'Animaux de toutes sortes, & l'avoit fait cultiver; en sorte qu'elle produisoit tout ce qui étoit nécessaire, soit pour l'entretien, soit pour l'agrément & le plaisir de tous les Habitans.

Le Palais du Roi étoit le plus grand & le plus magnifique qu'on puisse s'imaginer, & situé au milieu des plus beaux jardins qu'on ait jamais vûs. Ce Monarque qui s'entendoit parfaitement en tout, s'étoit formé un plan de ce que la Nature pouvoit produire de plus beau, & puis donna ordre que cela s'exécutât; ce qui fut fait sur le champ: car telle étoit l'étenduë de sa Puissance que toutes choses tant animées qu'inanimées se conformoient exactement à sa volonté, & se rangeoient d'abord à son ordre. Il y avoit encore des Parcs, des Prairies & des bois, tous d'une beauté admirable, & remplis de toutes sortes d'Animaux, d'Oiseaux & d'Insectes qu'on pourroit souhaiter, soit pour l'Usage, soit pour l'Agrément. J'aurois beaucoup de choses merveilleuses à dire si je voulois entrer dans le détail de ce qui regarde tous ces Animaux, &c. C'est pour cette raison que je me contenterai de vous conter ce que j'ai apris de plus remarquable touchant une seule espéce des Insectes; c'est des Abeilles.

Il y avoit dans cette Isle grande quantité d'Abeilles; & comme le soin du Roi s'étendoit à tout, il fit en sorte qu'il y eût abondance de fleurs par tout pour nourrir ces Abeilles. Mais il y avoit dans un coin d'un des Parterres du Jardin du Roi, une certaine espéce de fleurs ausquelles il défendit aux Abeilles de toucher: Non pas que ces fleurs fussent nuisibles aux Abeilles, ou que le Monarque s'en souciât plus que d'aucunes autres fleurs; mais parce qu'il vouloit, à ce qu'on m'a dit, éprouver leur obéïssance. Il arriva peu de tems après, que quelques-unes des Abeilles, oubliant l'ordre, ou s'en mettant peu en peine, s'en furent sucer de ces fleurs. Le Roi s'en aperçût d'abord, & en fut tellement irrité, qu'il résolut d'exterminer toutes les Abeilles qu'il y avoit dans l'Isle, jurant même, tant sa colere fut grande, qu'il n'en épargnerait pas une seule. Mais quelque-tems après, quand le fort de sa colere fut passé, il eût regret d'avoir passé une sentence si rigoureuse; & quelque reste de pitié pour ces pauvres Abeilles, engagea le Monarque, tout bon & miséricordieux, à chercher quelque expédient pour les tirer d'affaire.

Le Roi avoit un Fils unique qu'il aimoit infiniment plus que toutes les choses du monde; & il voulut que celui-ci fût le Médiateur pour faire la Paix entre lui & les Abeilles. Mais afin que cette Paix se pût faire d'une maniére convenable à la dignité du Roi, & sans blesser son honneur & sa justice, qui étoient intéressées à maintenir le serment qu'il avoit fait, il fallut que ce Fils bien-aimé portât toutes les peines dûës aux Abeilles, & pour cette fin qu'il devint Abeille lui-même. Cette métamorphose s'étant donc faite, le Fils s'alla rendre en forme d'Abeille dans une des plus méchantes ruches de toute l'Isle; où il eût beau conseiller aux autres Abeilles d'être plus circonspectes & de mieux observer les ordres du Roi; elles se mocquérent de lui, le maltraitérent & le piquérent tant qu'à la fin il en mourut. Et ce qu'il y eût de bien pis, il eût en même-tems à essuïer toute l'indignation & la colere du Roi son Pére, qui voulut venger sur lui la faute des Abeilles. Dès que ce Fils fut mort, il revint auprès de son Pére, & se mit à intercéder pour les pauvres Abeilles dont il avoit payé la dette & porté les peines. Ce qu'il continuë toûjours de faire, avec tant de succès, que le Roi a pitié de plusieurs de ces Abeilles, & leur pardonne leurs fautes, pourvû qu'elles s'attachent entiérement à son Fils, comme beaucoup de Ruches entiéres ont déja fait. On ne voit pas que ces Abeilles favorisées fassent plus de miel, ou soient plus à leur aise que les autres, mais la raison en est (à ce que leur enseignent certains Frêlons qui se sont introduits en grand nombre dans toutes ces Ruches) qu'elles sentiront mieux le bien qui leur en revient, après qu'elles seront mortes.

Ce sont ces Frêlons qui enseignent aux Abeilles qui les veulent écouter, toute cette Histoire, avec une infinité de circonstances qu'on n'a pas touchées ici. Dans les différentes Ruches même, & l'Histoire & les circonstances sont tellement variées, que les unes la reçoivent d'une maniére, les autres d'une autre, & quelques-unes n'en croyent rien du tout. Ces derniéres sont menacées par les Frêlons de punitions fort rigoureuses après leur mort: au lieu que les Abeilles qui suivent leurs avis doivent recevoir alors de grandes récompenses. Quand on leur dit qu'il est visible que toutes les Abeilles quand elles sont mortes tombent à terre & se consument, étant réduites en poudre, ou en bouë; ils répondent gravement, que c'est-là leurs corps seulement qui se consument; mais que leur Bourdonnement, qui est quelque chose de différent de ces corps, va joüir des récompenses, ou souffrir les peines dont ils les ont menacez. Car ils leur font accroire, que quand une Abeille qui a suivi les avis des Frêlons, & qui leur a donné la plus grande partie de son Miel, vient à mourir, son Bourdonnement va droit au Palais du Roi, & contribuë à remplir sa grande Sale d'Audience d'une Musique dont ce Monarque est fort charmé à ce qu'ils disent: Au lieu que le bourdonnement d'une Abeille qui se conduit d'une autre maniére, va après sa mort à une grande Voute sous terre, où il est tout transi de froid, & fait un bruit fort desagréable à cause des peines infinies qu'il y soufre. Il y a une infinité d'autres semblables chiméres que ces Frêlons ne cessent point d'inspirer aux pauvres Abeilles; car s'étant dispensez de travailler, & vivant sur le travail des Abeilles, toute leur occupation consiste à inventer de quoi faire peur aux Abeilles & les tenir dans la dépendance; ce qui leur reûssit si bien, qu'on voit une infinité de ces pauvres Insectes si occupées de l'apréhension de ce qui pourra arriver à leur bourdonnement après leur mort, qu'elles ne sauroient manger avec plaisir le Miel qu'elles ont fait, ni rien faire comme il faut pour le soûtien de leur vie. Et quand il se trouve des Abeilles, qui méprisant ces chiméres s'apliquent à leur travail, & ne prêtent point l'oreille aux Frêlons, ils excitent les autres Abeilles contre celles-là, & les font souvent tuër, ou pour le moins chasser hors de leur Ruche comme dangereuses & séditieuses. Il arrive souvent quand les Frêlons sont divisez entr'eux, que toutes les Abeilles d'une Ruche prennent parti de l'un ou de l'autre côté, & étant animées par les Frêlons, elles se jettent les unes sur les autres, avec tant de violence, que souvent on voit tuer la moitié des Abeilles d'une Ruche, à cause qu'elles n'avoient pas conçû les chiméres des Frêlons de la même maniére que les autres. Quelquefois même ces Frêlons engagent des Ruches entiéres à faire la guerre à d'autres Ruches, de maniére qu'on en voit quelquefois plusieurs milliers de tuées de part & d'autre, uniquement pour soûtenir de chaque côté les Chiméres de leurs Frêlons contre celles des autres. Les Abeilles s'exposent même pour la plûpart assez volontiers à cette tuërie, sur l'assurance que les Frêlons, tant de l'un parti que de l'autre, leur donnent, qu'elles rendent par-là un très-grand service au Roi, qui leur en sçaura gré, & admettra leur bourdonnement dans sa grande Sale, préférablement à celui de beaucoup d'autres. Car ils prétendent savoir les Ordres & la volonté du Roi beaucoup mieux que les autres Abeilles, à cause que certains Frêlons, disent-ils, qui ont vécu plusieurs Siécles avant eux, les ont apris de la propre bouche du Roi, & les leur ont transmis, en partie gravez sur des morceaux de cire, & en partie par les raports de leurs prédécesseurs. C'est sur ce fondement que les Frêlons usurpent tant d'autorité sur les Abeilles par toute l'Isle (car il y a des Frêlons qui se sont fourez, dans presque toutes les Ruches) & qu'ils étendent leur tyrannie jusqu'à rendre ces pauvres Insectes tout-à-fait misérables. Ils leur défendent de sucer sur de certains jours des fleurs dont ils leur permettent l'usage en d'autres jours; & leur défendent de travailler à faire leur Cire & Miel sur certains autres jours; à cause, disent-ils, que le Roi le veut ainsi.

Après qu'il eût fini sa Fable impertinente & ridicule, qui étoit beaucoup plus longue que je ne l'ai raportée, je lui dis que j'en voyais fort bien le but, mais que je lui en parlerois une autrefois; car il étoit alors trop tard & il falut nous séparer, pour nous aller coucher. Je songeai beaucoup cette nuit sur les moyens dont je me servirois pour ramener cet homme de ses égaremens; & je fis dans ma tête un plan dont j'espérois du succès. C'étois de commencer à la premiére conversation que nous aurions ensemble, en établissant l'existence d'un Dieu, Auteur & Créateur de toutes choses, & puis de cette grande vérité déduire les autres véritez principales de la Religion. Mais comme j'ai déja dit, Dieu dans sa sage Providence ne voulut point que mon projet s'exécutât; car quelque-tems après, ce pauvre homme portant avec un autre une grosse poutre, il tomba & en eût la tête écrasée; de maniére qu'il fut mort sans avoir le tems de se reconnoître. Ce que je regardai comme une juste punition du Ciel, à cause qu'il avoit fait un si mauvais usage de son esprit & de son savoir. J'eus soin même de faire remarquer cela à d'autres Libertins comme lui; mais ils ne firent que se moquer de moi.

Il y avoit au reste, quatorze ou quinze ans que j'étois à Sercelli, lors-qu'un jour, étant occupé à radouber un Navire, je découvris un endroit vers le milieu, & à deux piez de la quille, qui étoit fort ébranlé; la piéce qu'il faloit-là devoit être considérable. Je fus obligé, pour faire l'ouvrage bon & de durée, d'entrer dans le Vaisseau, où il étoit resté une quantité de gros cailloux, dont on se sert, aussi-bien que de gravier, pour lester les Navires. En remuant ces pesants fardeaux qui m'embarassoient, j'allai découvrir un paquet plus gros que les deux poings, roulé en long, & lié à l'entour d'une ficelle. La peur que j'eus qu'on n'aperçût que j'avois trouvé quelque chose, me le fit cacher au plûtôt dans mes chausses: à midi après avoir mangé, je m'écartai pour examiner ce que c'étoit. La premiére envelope consistoit en un mouchoir de toile peinte; là-dedans il y avoit un canon de bas de foye, & dans ce canon un chausson bleu, où il y avoit une bourse qui contenoit trois cens quatre-vingt-cinq belles & bonnes Guinées. Mon premier soin fut de bien cacher mon trésor dans un lieu sûr où personne ne s'aviseroit de l'aller chercher: & nonobstant la grande joïe que j'en eûs, je me gardai bien de faire paroître dans aucune occasion que je fusse plus riche d'un sol qu'auparavant.

Environ six mois après, le Consul Anglois, qui se tenoit à Alger, ayant des affaires dans notre Ville, vint avec deux autres jeunes Messieurs pour voir si on bâtissoit quelques Vaisseaux. Un de mes Camarades ayant justement dans ces entrefaites, besoin d'aide pour remuër un mât auquel il travailloit, il m'apella pour lui prêter la main: Monsieur Elliot qui m'entendit nommer Massé, s'aprocha de moi, & me demanda d'où j'étois. Je répondis à sa demande. J'ai un de mes bons Amis, Marchand de soye à Londres, reprit-il, qui est aussi du même endroit & qui s'apelle Jean Massé. Je sçai bien, lui repartis-je, que j'ai laissé un Frére qui se nommoit aussi Jean, qui étoit de six ans plus jeune que moi, mais comme il y a autour de cinquante ans de cela, & que je n'ai point reçû de nouvelles du depuis de chez nous, comme ils n'en ont vrai-semblablement point eu des miennes, il est impossible que je puisse rien dire de cela avec certitude. Ce que vous me dites, interrompit le Consul, me fait croire que vous êtes Fréres, car celui dont je parle doit avoir environ soixante ans, & il m'a souvent entretenu d'un Frére qu'il regrétoit beaucoup, & qu'il croyoit être péri il y a long-tems. Là-dessus il falut que je lui disse en peu de mots par quelle fatalité j'étois devenu Esclave en Afrique; après-quoi il s'offrit d'en écrire à mon Frére, afin qu'il cherchât un expédient pour me faire sortir de-là sur mes vieux jours. Je lui déclarai alors en confidence que j'avois de l'argent. Si cela est, me dit-il, je trouverai bien les moyens de vous relâcher; mais il n'en faut faire aucun semblant, laissez-moi gouverner tout cela, & ne vous mêlez de rien: Adieu. Je lui baisai les mains, & me recommandai à ses bonnes graces.

Un mois après, je fus tout étonné lorsque mon Maître me fit apeller, & m'ayant pris par la main, me dit: Je suis ravi, mon Ami, de ce que vous allez retourner dans votre Patrie. Monsieur Elliot a traité pour votre rançon avec moi; allez le joindre à Alger: Je vous souhaite un heureux voyage. A ces mots je l'embrassai, & le remerciai de ses bontez, & des égards qu'il avoit eu pour moi, depuis le jour de mon arrivée, jusqu'au moment de ma sortie. Nous pleurâmes l'un & l'autre comme si nous avions été proches Parens. De-là j'allai prendre congé de mes Camarades, & me transportai ensuite à Alger. Le Consul me reçût de la maniére du monde la plus honnête. Je lui contai trente-cinq Guinées, qu'il me dit que ma liberté lui devoit couter: ce qui n'étoit à la vérité rien, mais on avoit eu égard à son crédit & à mon âge.


CHAPITRE XVI.

Contenant la suite des Avantures de Pierre Heudde, dont il est parlé dans le II. Chap. & l'arrivée de l'Auteur à Londres, &c.

Je restai plus d'un mois à Alger, avant que de m'embarquer pour Londres. Pendant cet intervale de tems il arriva qu'un Pirate Turc amena à Alger une Galére Françoise. Monsieur Elliot se fit d'abord donner la liste de son équipage, afin de voir si dans le nombre de ses Forçats, il n'y en auroit point, dont le nom lui fût connu, & qui fût de sa Patrie. Il en fit la Lecture en ma présence, & parut étonné d'y trouver le nom d'un homme, qu'il avoit connu à Londres assez particuliérement. Celui de Pierre Heudde, ne me donna pas moins de surprise: il le remarqua, & m'en demanda la raison. Sa curiosité m'engagea à lui en faire l'Histoire; en suite de quoi nous nous transportâmes ensemble au lieu où l'on avoit renfermé ces Galériens. Aussi-tôt que nous y fûmes arrivez il s'informa de son homme, & moi je m'apliquai à chercher le mien. Celui qu'il desiroit de voir étoit été blessé dans le Combat, & étoit expiré il n'y avoit qu'un quart d'heure: l'autre se trouva dans l'instant. Vous apellez-vous Pierre Heudde? lui demandai-je. Oüi me répondit-il. Ne vous ai-je jamais vû à Lisbonne, continuai-je? Cela pourroit être, repartit-il, mais il faudroit qu'il y eut bien du tems. Cela est vrai, repris-je, puisque c'étoit, si je ne trompe, en 1643. ou 44. Il y avoit alors-là un certain Facteur nommé van Dyk, l'avez-vous connu? Vous pâlissez, il n'y a point de danger ici pour vous. Assurément, il faut avouër que vous lui joüâtes un vilain tour. Je ne sçaurois le nier, dit le Forçat, c'étoit moi-même, qui lui enlevai une somme de trois cens Ducats. Je demande pardon à Dieu de cet énorme péché, & des autres que j'ai faits; J'en ai été suffisamment châtié en ce monde-ci, j'espére qu'il me sera miséricorde dans l'autre. C'est parler en Chrétien, lui dis-je, & vous êtes heureux de ce que la Providence vous fait la grace d'être rependant de vos fautes. Mais, dites-moi, je vous prie, poursuivis-je, pourquoi, & quand vous avez été condamné aux Galéres? Le Souvenir m'en fait frémir, Monsieur, me répondit-il, & je voudrois que vous m'exemptassiez d'un recit si peu édifiant, & qui ne peut que renouveller mon chagrin. Nous le loüâmes des bons sentimens où il étoit; ensuite j'insistai sur ma demande, où je fus soûtenu par Monsieur le Consul; de sorte que l'ayant persuadé: Hé bien, Messieurs, je vous contenterai, reprit-il, tant pour vous donner des marques de mon obéïssance, que pour souscrire à la juste punition de mes crimes.

Après le vol que j'eus fait à Mr. van Dyk, je m'embarquai pour Nantes, ou sous le Nom de Vander Stel, & Neveu d'un fameux Marchand de Vin de Rotterdam, je fis d'abord connoissance avec tout ce qu'il y avoit-là de Négocians Hollandois. Je ne sçaurois dire les caresses que ces bonnes gens me firent; à peine se passoit-il un jour que je ne fusse invité, chez l'un ou chez l'autre, à des repas magnifiques. Dans ces entrefaites il arriva-là un Intendant de Languedoc, qui avoit des habitudes avec plusieurs de ces Messieurs chez qui je fréquentois; cela me donna occasion de faire connoissance avec lui: il me voyoit volontiers; & comme il étoit amateur du jeu, il fut ravi de m'y trouver de la disposition. Quelquefois nous jouïons une partie aux Echets, nous passions des après-dînées entiéres au Piquet; mais toûjours sans nous faire grand mal, de part ni d'autre. Enfin, l'étant un jour allé voir, j'eus le bonheur de le trouver seul dans sa chambre, où il s'impatientoit, de n'avoir Personne avec qui il pût passer le tems. Il fit aporter des Cartes, & nous nous mîmes à jouër une partie d'Ombre. Il étoit fort à ce jeu-là, mais je le surpassois en finesse. Quelque dessein qu'il eût, il est sûr qu'il m'excitoit plus à boire que de coutume; j'étois ravi de cela, parce que je me doutois bien qu'une grande quantité de Vin l'empêcheroit de découvrir si-tôt ma tromperie. En effet, je lui emportai cinquante pistoles en moins de quatre heures de tems. Il en parut étonné, & me demanda sa revanche au Lansquenet: c'étoit justement-là où je l'attendois. Je fis pourtant semblant de n'être pas fort versé à ce jeu-là, & lui dis qu'à moins que la fortune ne m'en voulût comme au précedent, il étoit impossible que je ne perdisse jusqu'à mes chausses. Ici ma partie commença à s'échaufer plus que jamais. Nous jouïons gros; & quoique je me laissasse gagner de fois à autre, afin de ne le pas rebuter, environ le minuit que nous nous quittâmes, je lui avois gagné plus de trois mille écus, qu'il me compta deux jours après en belles & bonnes espéces. Ce coup-là me mit merveilleusement bien dans mes affaires. Je cousai cinq cens Ducats sur une bande de chamois, dont je me fis une ceinture, que je portois sous ma chemise, & l'Intendant étant parti d'un côté, je pris la route d'Avignon de l'autre. En chemin faisant je m'accommodai d'un Valet, & repris mon ancien nom de Heudde.

La dépense que je faisois dans ce nouveau séjour, ne faisoit douter à personne que je n'apartinsse à des gens de la premiére volée. Je ne faisois aucun scrupule de m'introduire dans les meilleures Compagnies, & on se faisoit un plaisir de m'y recevoir. Au bout de quinze jours ou trois semaines il m'arriva casuellement de rencontrer dans la ruë une Fille d'autour de vingt ans, qui étoit bien la plus excellente beauté que j'eusse vû de ma vie. Je la laissai passer, & lorsqu'elle fut à un cinquantaine de pas de moi, je me retournai, & la suivis de loin, jusques à ce qu'elle entra dans une Maison. Là-dessus je donnai ordre à mon Valet de s'informer sous main si c'étoit-là le lieu de sa demeure, & ce que faisoient ses parens. Il me vint rendre compte de tout, & m'aprit que son Pére étoit Juif, & Marchand Joüaillier, qui faisoit de grosses affaires. Dès le lendemain je m'en allai le trouver, sous prétexte que je voulois acheter un petit Diamant de vingt-cinq ou trente pistoles; & pour lier un plus étroit commerce avec lui, je lui dis mon nom, & le lieu de ma naissance. J'ajoûtai à cela que je connoissois plusieurs Juifs à Amsterdam: je lui en nommai même quelques-uns, qui ne lui étoient pas inconnus; enfin je n'oubliai rien de tout ce que je crus capable de le porter à me donner entrée dans sa maison, sans lui parler, ni de femme, ni de fille. Cette premiére visite me réüssit si bien, que je hasardai d'en tenter une seconde. J'achetai efectivement une Bague, sur laquelle cet Usurier devoit au moins gagner un tiers, mais ce n'étoit pas une affaire. L'espérance d'un gain plus considérable le porta à m'inviter de l'aller voir souvent; je profitai de sa Civilité, je me mis aussi sur le pié de le traiter de tems en tems dans mon hôtellerie.

Tout alloit le mieux du monde; mais je ne voyois pas que cela avançât mon dessein, ainsi je conclus qu'il m'y falloit prendre d'un autre biais. Comme je méditois là-dessus, il arriva heureusement qu'à notre premiére entrevûë, il se trouva accompagné d'un autre Juif. Je les jettai insensiblement sur la différence des Religions; ce qui nous engagea dans une dispute. Je fis semblant d'avoir ignoré jusqu'alors la force de leurs argumens, & la foiblesse des nôtres, à l'égard du Messie. L'espérance de faire un Prosélite les fit aisément consentir à nous voir le plus souvent qu'il se pourroit, afin d'avoir occasion de traiter cette matiére à fond. Là-dessus je leur demandai d'assister à leur Culte public; ils m'ouvrirent leur Sinagoge avec joye; je me fis instruire dans leur Religion, & enfin, convaincu de mes erreurs, par la Vérité de leurs principes, on me circoncit, & je devins Juif. Aussi-tôt que cela fut terminé, je fus solennellement initié dans tous leurs Mistéres; j'avois entrée par tout, & le Sexe, qui me regardoit comme un Saint, me faisoit part, à l'exemple des hommes, de ses caresses & de ses honnêtetez. De mon côté, il n'y avoit complaisance, dont je n'usasse à leur égard; sur tout, j'avois des déférences respectueuses pour la belle Juive, qui ne lui étoient pas desagréables. Je me mis, outre cela, sur le pied de lui faire souvent de petits présens, qu'elle recevoit avec plaisir, & que sa Mére ne dédaignoit pas. Il n'y avoit que le Pére, qui ayant de grands biens à donner à cette Fille unique, & qui ne laissoit pas d'être avare pour cela, ne regardoit pas ce petit commerce de trop bon œil.

Cependant je faisois le gros Monsieur, sans pourtant donner dans l'extravagance. Cette maniére de vivre le surprenoit; il enrageoit de savoir d'où je tirois de quoi fournir à mon entretien; il s'en informoit à droit & à gauche, sans en pouvoir aprendre la moindre nouvelle. Quand je vis cela, j'envoyai mon Valet chez un Orfévre Juif, pour le prier de lui vendre un couple de ses creusets, & de n'en dire pourtant rien à personne. Le Jouaillier fréquentoit dans cette Maison-là; de maniére que trois jours après mon Valet fut tout étonné, qu'étant allé chez mon Ami, pour savoir s'il étoit de loisir à me recevoir, il le tira à part dans une chambre, le régala d'un verre de son meilleur Vin; & l'ayant mis sur le chapitre des Creusets, il lui demanda adroitement ce que je voulois faire de cela. Mon garçon, que j'avois instruit d'avance, faisoit au commencement l'ignorant, afin de lui donner occasion de croire qu'il y avoit du Mistére: enfin, après bien des interrogations d'une part, & des sermons de l'autre, que son Maître lui romproit le cou s'il le disoit jamais à personne, il lui dit comme un secret, qui devoit rester entr'eux deux, que je m'en servois pour augmenter l'Or, & que j'étois un des premiers Chimistes de l'Europe. Cette confession, qui lui paroissoit ingénuë, & vrai-semblable, n'eut garde de tomber à terre. Mascado, c'étoit le nom du Jouaillier, étoit ravi d'avoir découvert ce secret; mais il ne savoit de quels moyens se servir pour me porter à lui en faire aussi confidence. Il commença par me sonder sur la qualité de mes éfets, s'ils consistoient en argent, en maison, ou en fonds de terre: comment je faisois pour tirer de l'argent de chez moi; il s'offrit ensuite de m'en faire venir à peu de frais. Il me demanda si mon dessein étoit de courir toûjours? s'il ne me seroit pas plus avantageux de former un établissement fixe? & autres choses semblables. Je répondis à tout cela d'une maniére assez vague, & qui ne devoit pas fort le contenter. Voyant qu'il ne pouvoit rien gagner du Maître il s'adressa pour la seconde fois au Domestique, & à force de promesses, & d'un petit présent qu'il lui fit, il s'assura de lui que la premiére fois que je travaillerois au grand œuvre, il ne manqueroit pas de l'en venir avertir.

Dix jours après je mis mes creusets au feu, & quoi que je fusse presque en chemise, je m'étois si fort échauffé, à force de soufler & d'agir, que le vermillon n'étoit pas plus rouge que mon visage. Cependant, mon homme étoit couru chez Mascado, pour l'avertir de ce qui se passoit, sous prétexte que je l'avois envoyé acheter quelques dragmes d'eau régale; de maniére qu'à peine l'un étoit-il de retour, que l'autre s'en vint me demander. La servante, qui avoit été à la porte, vint heurter à la mienne, & dit à mon Garçon qu'il y avoit quelqu'un qui desiroit de me parler, & qu'elle avoit déja dit que j'étois dans ma chambre. Je fis le fâché là-dessus, & envoyai le Valet dire que je ne pouvois recevoir personne. Le Juif se moqua de cela, & entrant éfrontement là où j'étois. Je vous demande pardon, Monsieur, me dit-il; étant fort retiré depuis votre conversion, je vous croyois occupé à quelque acte religieux, & de peur qu'un excès de dévotion ne vous rende mélancolique & rêveur, comme il semble que vous le devinez depuis peu, j'ai pris la liberté d'entrer sans être introduit, dans le dessein de causer une heure avec vous, & de vous inviter à venir passer la soirée chez moi en famille. Mais que faites-vous ici, continua-t-il? Etes-vous devenu Chimiste? Qu'avez-vous-là dans ces Creusets? je croi, ma foi, que vous cherchez la pierre Philosophale. Parlons d'autre chose, lui dis-je, en paroissant fort embarassé, il faut avoir quelque occupation dans ce Monde, & le reste; car il n'est pas nécessaire de vous entretenir ici du Dialogue que nous composâmes lui & moi à cette occasion. La conclusion fut, après bien des détours, & à condition qu'il n'en diroit rien, que je sçavois multiplier l'or. Il ne faut pas vous le cacher, reprit-il, j'étois surpris de la dépense que vous faites, sans qu'il ait encore paru que vous tiriez des deniers d'ailleurs, & que vous ayez encore parlé à personne pour vous en faire venir. Mais votre science est-elle assurée, & cela ne manque-t-il jamais? La premiére fois que je travaillerai, lui répondis-je, je vous en ferai voir l'expérience.

Quelques jours après je lui marquai éfectivement une heure, & lui dis d'aporter en même tems dix Ducats. Il jetta en ma présence ces dix piéces d'or dans l'un de mes Creusets, je mis ma poudre de multiplication dans l'autre. Ensuite je mêlai tout cela, & le remuai bien d'une verge de fer, qui était creuse, & dans laquelle j'avois mis la valeur de cinquante francs de poudre d'or, qui étant arrêtée par un peu de cire, dont j'en avois fermé l'ouverture, & qui se fondit incontinent, augmenta de cette somme la Masse de Métail, que lui-même y avoit mise. Le tems fixé pour l'opération étant écoulé, je lui remis entre les mains le petit lingot, qui étoit résulté de cette fusion. Il l'alla d'abord porter à son Ami l'Orfévre, qui lui dit que l'or étoit du meilleur qui se pût voir. Il fut charmé de ce secret, & commença par me vouloir porter à travailler tous les jours. Je lui répondis que j'avois assez d'argent fait: qu'il me suffisoit de m'occuper lorsque cela étoit nécessaire, & que tant que je n'aurois ni feu, ni lieu, je ne m'amuserois jamais à amasser de grands trésors. Outre qu'il y avoit beaucoup de peine à aprêter la poudre dont j'avois besoin, & qu'on couroit risque, en la faisant, d'altérer sa santé, à moins que d'avoir un grand Laboratoire, & tous les instrumens propres à un ouvrage de cette importance. Vous baillez, Messieurs, sans doute, à l'ouïe de toutes ces particularitez, j'en omets pourtant, de peur de vous ennuyer, beaucoup d'autres qui ne seroient peut être pas desagréables dans une autre conjoncture. Pour couper court, on n'attendit pas que je parlasse de Mariage, il se trouva des entre-méteuses, qui m'en firent elles-mêmes la proposition. Je voulus pourtant que tout cela se fit dans les formes; étant assuré de mon fait, je demandai la belle Juive à ses parens, qui me l'accorderent avec des marques d'une entiére satisfaction, & me prirent incontinent chez eux.

Nous n'avions été guére mariez que mon Beau-Pére commença à me parler d'affaire. Vous avez un talent, mon Fils, me dit-il, qu'il ne faut point enfouïr: agissons pendant que nous en avons la commodité, & amassons des biens pour nous & pour nos décendans. Je donnai incontinent dans son sens, & nous résolûmes de faire notre Laboratoire dans une maison de campagne, qu'il avoit à six milles de la Ville, afin que nous puissions y travailler en repos, & sans être aperçus de personne. Mais je n'avois plus de poudre de multiplication, il en faloit aprêter d'autre; & parce que cela demandoit du tems, & ne s'exécutoit pas sans de grands frais, & beaucoup de peine, nous résolûmes d'en faire pour un Million au moins à la fois. Là-dessus je lui donnai la liste des drogues, qui entroient dans cette composition, dont la plus grande quantité étoit du Mercure. Je lui fis donc acroire qu'il me faloit du Sel marin, & mineral, de l'Antimoine, de la semence de Perles, du Corail, de la Cendre de genisse, de la Corne de cerf, & de Licorne, des yeux d'Ecrevisses de mer, de la dent d'Eléphant, du Sang de Dragon, des grifes d'Aigles, des Oiseaux de Paradis, des Becs de perroquet de l'Amérique, des Têtes de Vipéres, des Os de Chameau, la Queuë d'un Crocodille, la hûre d'un Marsouin, de la Côte de Baleine; de tous les Métaux, & de la plûpart des Minéraux. Il étoit nécessaire qu'une certaine quantité déterminée de tout cela infusât pendant trois jours, dans de l'urine de brebis, mêlée avec la troisiéme partie de sa pesanteur de bouse de vache grise, qui eut été détrempée dans de l'eau du Rhin, l'espace de neuf jours, qui est le quarré de trois: & le nombre cubique de cette même quantité, savoir vingt-sept jours, où un mois périodique, étoit le tems que l'on devoit employer pour calciner toute cette masse, & la réduire par un feu lent, en cette prétenduë poudre de projection.

Tout cela n'épouventa point le bon homme, l'espérance d'un grand gain lui faisoit envisager comme aisé, ce qu'un autre n'auroit pas trouvé faisable. Il fut donc question de chercher ce que je lui demandois. Une partie se trouva à Avignon, & aux environs de-là, l'autre se devoit tirer de Hollande, où l'on trouve en effet de tout ce qu'il y a au Monde. Je lui fis ensuite comprendre, que l'Or qui avoit une fois passé par mes mains, ne pouvoit plus être multiplié, & qu'ainsi il devoit tâcher de ramasser de grosses sommes, soit qu'il en payât l'intérêt, ou qu'il les prit de ses Amis, qui seroient bien aises de participer au profit. L'Orfévre fut le premier auquel il fit part du secret, & qui le pria de prendre de lui cinq cens louis, à telles conditions qu'il voudroit. Plusieurs autres l'imitérent, mais toûjours en cachette, & chacun sous serment de ne le révéler à qui que ce fut, non pas même à leur propre Femme; de sorte que l'un ignoroit absolument ce qui se faisoit avec l'autre. A mesure que l'on recevoit de l'or, on le portoit à la maison de campagne, où j'étois le plus souvent occupé à mettre ordre aux choses.

Enfin, quand je vis que tout étoit sur le point d'être prêt, je dis à mon Beau-Pére, & à ma Femme, que j'allois mettre la derniére main à l'Ouvrage; mais que comme cela demandoit beaucoup d'aplication, & que j'avois au moins besoin de trois jours, je les priois de ne me venir point interrompre avant ce tems-là. Je sortis à la porte fermante, après m'être saisi d'un Baguier, où il y avait au moins pour soixante mille livres de Joyaux. Dès que je fus arrivé à la Métairie, j'allai prendre un peu de repos; puis m'étant levé de grand matin, je me chargeai de tout ce qu'il y avoit-là de deniers, & dis au Fermier qu'une affaire de la derniére importance, & à laquelle je n'avois, pas pensé plûtôt, m'apellant à Arles, s'il arrivoit que ma Femme vint-là au bout de trois ou quatre jours, comme elle me l'avoit promis, il ne manquât pas de l'assurer de ma part, que j'abrégerois mon Voyage autant qu'il me seroit possible; & étant monté à cheval, je lui dis adieu. D'abord que je fus hors de la portée des yeux de ce Païsan, je tournai de l'autre côté, & pris la route de Lion.

Etant arrivé dans cette fameuse Ville, il se rencontra que le Marquis de Villeneuve vint souper dans l'hôtellerie où j'étois logé: il eut la curiosité de me connoître. Je lui dis que j'étois Hollandois, de la Famille de Wassenaar, & que j'étois Cornette au service de Leurs Hautes-Puissances; Mais qu'ayant eu le malheur de tuër en duel un Enseigne du Régiment des Gardes du Prince d'Orange, qui apartenoit à des Personnes de très grand crédit, j'avois été obligé d'abandonner mon Païs, de peur des conséquences; mais que ce qu'il y avoit de consolant pour moi, c'est que je n'étois pas sorti les mains vuides, outre qui je m'étois fourni de bonnes Lettres de crédit. Là-dessus ce Cavalier me fit mille honnêtetez. Je connois votre Famille, Monsieur, me dit-il, elle est considérable dans les Païs-Bas; & pour vous montrer que je l'estime, si vous voulez faire une Compagnie à vos dépens dans le Régiment de Cavalerie, que je suis sur le point de lever, il ne tiendra qu'à vous d'être Capitaine. Je pars pour la Cour, nous pourrons faire le Voyage ensemble, & je me fais fort de vous faire agréer au Roi. Je vous prens au mot Monsieur le Marquis, lui répondis-je; & tirant de mon petit doigt un Diamant de cinq cens écus, que m'avoit fourni le baguier que j'avois pris, & qui avoit déja plusieurs fois éblouï les yeux de ce Colonel, voilà dequoi je vous fais présent sur le Marché. Le lendemain je me fis faire un habit galonné d'autour de cent pistoles; je vendis mon Cheval, m'accommodai d'un Valet de chambre, & m'étant fourni de tout ce qui m'étoit nécessaire, nous prîmes le Coche, qui nous mena à Paris.

Nous n'y eûmes pas été long-tems que mon Patron me fit expédier ma Commission, & me recommanda fortement de songer au plus vîte à lever du Monde. Monsieur de Saint Jean, qui étoit mon Lieutenant, me conseilla d'aller avec lui du côté de Joinville en Champagne, où il avoit de grandes habitudes, & où, selon lui, nous devions trouver des hommes & des chevaux à raisonnable prix. Efectivement, à peine y avions-nous été six semaines, que nous étions à peu près complets. Mais outre les dépenses excessives, que je faisois de toutes les maniéres, j'eus le malheur que mon pendart de Valet d'Avignon, que j'avois fort mal payé de ses peines, & qui étoit de ces endroits-là, m'ayant casuellement vû, il me reconnut. Le fripon, tant par un principe de vengeance, que dans la vûë d'être libéralement récompensé de ma Femme, en donna d'abord la nouvelle à Mascado. Ce rusé Juif fit de telles diligences, & employa des gens si puissans, que non-seulement je fus arrêté, & mis en prison peu de tems après; mais ayant été accusé & convaincu de la derniére friponnerie, on me dépouilla de mes restes, & on me condamna aux Galéres pour jamais.

Voilà, Messieurs, continua Pierre Heudde, comment on arrêta le cours de mes infâmes débauches. Vous voyez par-là que mon Esclavage doit avoir été long. Les plaisirs que j'ai eus, n'ont pas égalé les peines que l'on m'a fait endurer. Celui qui gouverne tout, l'a voulu ainsi: je souffre ses châtimens avec patience, jusques à ce qu'il ait la bonté d'y mettre fin. Nous le plaignîmes de son malheureux sort; & Monsieur Elliot lui ayant donné la valeur d'un écu, l'assura dans les dispositions où il le voyoit, qu'il tâcheroit de lui rendre service. Nous aurions bien voulu savoir de cet infortuné, & le lieu de sa naissance, & de quelles gens il étoit issu; mais il ne voulut jamais nous le dire: desorte que nous nous retirâmes, en admirant la sage conduite du Tout-Puissant, à l'égard de ses créatures, bonnes & méchantes.

Je m'étois si peu soucié d'Alger, pendant le séjour que j'y avois fait, & j'avois été si peu curieux d'en parcourir tous les quartiers, que je fus émerveillé, d'abord que nous fûmes en mer, d'y découvrir des beautez qui ne m'étoient point venuës dans la pensée. Cette charmante Ville est située en forme d'Amphitéatre, sur le penchant d'une haute Montagne, de sorte qu'on la peut voir toute entiére d'un coup d'œil, quoi qu'elle soit grande, & contienne plus de cent mille Habitans. Il n'étoit pourtant plus tems d'y retourner pour l'examiner, & j'en avois même fort peu d'envie. La saison étoit agréable, & nous eûmes un Voyage si heureux, que je n'en ressentis pas la moindre incommodité. Enfin, j'arrivai à Londres, cette fameuse & magnifique Ville, qui éface par son lustre tout ce que j'avois vû auparavant, le quatriéme jour du mois de Mai 1694. âgé de soixante & treize ans, mais fort & vigoureux pour mon âge.

La premiére chose à laquelle je pensai, fut de me faire habiller, parce que je ne voulois point me montrer à mes Amis dans l'équipage où j'étois. Mon hôte parloit François, je le priai de m'envoyer querir un Tailleur, qui entendit aussi ma Langue. Cet homme étant venu, & m'ayant mené chez un Marchand Réfugié: pendant que nous étions occupez à voir des étoffes, il entra un homme, qui dès qu'il eut jetté les yeux sur moi, & entendu que j'étois un Esclave de Barbarie, fut pris d'une hémoragie, qui lui fit perdre plus de vingt onces de sang: il n'y avoit pas moyen de l'étancher. Chacun mettoit en usage les remédes qu'il avoit apris, mais voyant que tout cela étoit inutile, & que l'on parloit même de faire venir un Chirurgien pour lui ouvrir la veine, je lui pris le petit doigt, du côte de la narine qui saignoit, & le liai bien fort d'une éguillée de Fil, entre l'ongle & la premiére jointure. Ce reméde, qui ne me manqua jamais, mais dont peu de Personnes sont capables de bien oser, fit son éfet, & fut admiré de la Compagnie. Le Marchand, qui connoissoit le Personnage, fit venir un verre d'eau de vie, & l'ayant pris des mains de sa Servante: A vous, dit-il, Monsieur Massé, il faut réparer par un peu de ces esprits, une partie de la perte que vous venez de faire.

Quoiqu'il fût jeune lorsque je sortis de chez nous, il avoit pourtant conservé quelques traits, qui me le firent aussi-tôt reconnoître, outre qu'il est extrêmement marqué de la petite vérole. Vous vous appellez donc Monsieur Massé, lui dis-je? Oui, me répondit-il, à votre service. Connoissez-vous, repris-je, Monsieur Elliot, Consul à Alger? Très-particuliérement, me répondit-il. Hé bien, repris-je, voilà une Lettre qu'il m'a chargé de vous rendre. Il prend la Lettre, l'ouvre & se met à la lire: mais venant à l'endroit où il étoit fait mention de moi, il la pose avec précipitation sur le Comptoir, contre lequel il étoit apuyé, & se jette à corps perdu sur mon cou, sans prononcer une seule parole.

Quelque effort que j'eusse fait pour me posséder, il me fut impossible de proférer un mot de long-tems; nous nous tenions collez comme deux Statuës de pierre, & je croi que nous serions morts de joye l'un sur l'autre, si on n'eût pris soin de nous séparer. Vous sortez d'esclavage, mon très-cher Frére, me dit-il la larme à l'œil, & vous êtes sans doute destitué des biens du monde. Le Ciel m'a beni pour nous deux; venez chez moi joüir le reste de vos jours, & de mon abondance, & de votre liberté. Il est juste que vous gouverniez à votre tour: moi, ma femme & mes enfans, serons maintenant vos Esclaves: je veux que vous commandiez chez moi, & je prétens être le premier à vous obéir. Je voulus répondre à ses civilitez, & lui faire comprendre qu'un homme de mon âge seroit un objet peu agréable à de jeunes gens; qu'il valoit mieux que je me mise chez quelque Etranger, qui seroit obligé en le payant de souffrir de mes infirmitez. Mais il m'interrompit d'abord; & ayant donné ordre au Tailleur d'achever au plus vîte mon habit, il me mena à sa maison.

Tout ce que j'ai dit de mon Frére n'est absolument rien au prix de ce que fit sa Famille: ma Sœur, son épouse, & mes neveux & niéces ses enfans, pensérent me manger tout vif de joye. On me donna un très-bel apartement pour me loger, & un Domestique pour me servir dans toutes mes nécessitez.

Le Grand, un de mes compagnons de voyage, ayant apris mon arrivée, me fit la grace de me venir voir. Il me raconta comment après avoir quité Goa, il étoit passé dans l'Isle de Java, où il avoit eu le bonheur de s'introduire chez Mr de St Martin, qui l'avoit introduit chez Mr. Van Reden, Gouverneur de Batavia, & par le moyen duquel il avoit eu occasion de profiter des leçons de Mathématique, que je lui avois données, en exerçant la Charge d'Ingénieur en plusieurs favorables rencontres: ce qui l'avoit mis en état de vivre honnêtement le reste de ses jours. Il m'apprît aussi que la Forêt étoit mort en ces quartiers-là fort à son aise; mais il ignoroit ce que les autres étoient devenus.

S'il faut rendre justice à ce galant homme, j'avouë franchement que ses fréquentes conversations n'ont pas peu contribué à me remettre en mémoire quantité de circonstances, dont je n'avois presque plus la moindre idée; & que quoiqu'il s'en faille beaucoup que cette relation soit telle, qu'elle auroit paru au jour, si j'avois pû conserver mes Journaux, ou que j'eusse eû par tout la commodité de dresser de justes Mémoires; sans lui, elle auroit été encore bien moins complete.

Si j'ai oublié bien des choses, je n'ai en récompense rien avancé dont je n'aye été le témoin, ou qui ne me soit venu de premiére main. Et j'aurois donné cette relation de mes Voyages au Public il y a dix années, si des raisons fortes, & entr'autres deux, ne m'en eussent empêché. La premiére de ces raisons, est que mon frére ayant eu part aux grandes Fermes en France, y avoit si-mal réüssi, qu'il s'étoit vû obligé de tout abandonner, & de venir s'établir en Angleterre, où il fait le moins d'éclat qu'il lui est possible; de peur qu'on n'aprenne de ses nouvelles à la Cour, & qu'on ne lui fasse des affaires. L'autre n'est pas de moindre poids; elle me touche en particulier. J'aprehendois que mon Livre ne donnât l'envie à quelque Monarque insatiable de vouloir conquérir le Roïaume dont je fais la description, & qu'on me forçât de servir de guide à ceux qui seroient employez pour une expédition si dificile. Je suis las de voyager, & mon âge ne me permet plus de suporter les fatigues, que j'ai endurées autrefois. Mes Neveux se sont chargez du soin de ce Manuscrit après notre mort; de sorte que, lorsqu'on le verra, on peut être persuadé que mon Frére & moi ne sommes plus au monde.

FIN.

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