Voyages loin de ma chambre t.1
The Project Gutenberg eBook of Voyages loin de ma chambre t.1
Title: Voyages loin de ma chambre t.1
Author: Noémie Dondel Du Faouëdic
Release date: August 4, 2012 [eBook #40413]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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VOYAGES
LOIN DE MA CHAMBRE
| OUVRAGES DE Mme DONDEL DU FAOUËDIC |
|---|
| VOYAGES LOIN DE MA CHAMBRE |
| 1 vol. in-12, 2 fr. |
| A TRAVERS LA PROVENCE ET L’ITALIE |
| 1 vol. in-8, 3 fr. 50 |
| IMPRESSIONS D’UN TOURISTE SUR SAUMUR |
| ET SES ENVIRONS |
| 1 vol. in-12, 1 fr. 25 |
| LE LIVRE DE GRAND’MÈRE |
| Histoires détachées |
| Ouvrage récompensé d’une Médaille d’honneur |
| par la Société Nationale d’Encouragement au Bien |
| (décrétée d’utilité publique) |
| en sa séance solennelle du 19 mai 1895 |
| 2 volumes in-12, le vol. 2 fr.; les 2 vol. 3 fr. 50 |
| BAGATELLES |
| Ouvrage plusieurs fois couronné |
| Médaille de 1re classe au grand Concours de l’Académie du Maine 1896 |
| 1 vol. in-12, 2 fr. |
| MENUE MONNAIE |
| 1 vol. in-12, 2 fr. |
| BRIMBORIONS |
| 1 vol. in-12, 2 fr. |
| LE GUIDE DE L’EXCURSIONNISTE |
| (REDON et ses environs) |
| 1 vol. avec gravures. |
MADAME N. DONDEL DU FAOUËDIC
——
VOYAGES
LOIN DE MA CHAMBRE
——
L’étourdi ce qu’il ne sait guère,
Les vieux disent ce qu’ils ont fait,
Les jeunes... ce qu’ils voudraient faire.»
REDON
AUGUSTE BOUTELOUP, LIBRAIRE-ÉDITEUR
Rue des Halles
1898
AVANT-PROPOS
——
Et maintenant que je suis vieille, j’aime à conter ce que j’ai fait.
Xavier de Maistre s’est contenté de sa chambre pour y faire jadis des expéditions diurnes et nocturnes, demeurées célèbres, mais il fallait l’esprit du grand écrivain pour raconter sur place ce fantaisiste voyage. D’ailleurs, ce genre d’excursion ne peut s’entreprendre qu’une fois; ce n’est donc point autour mais hors de ma chambre et très loin d’elle que j’ai voyagé.
Les voyages ont cela d’agréable, qu’ils intéressent le lecteur en l’instruisant. La vérité reste supérieure à la fiction, si charmante qu’elle soit, et les récits vrais d’un beau voyage l’emporteront toujours sur n’importe quel roman.»
«Lisons, mais lisons de bons livres. Aujourd’hui ce n’est pas seulement le goût littéraire, c’est bien plus encore, c’est le sens moral qui est en péril.»
——
SOUVENIRS DE VOYAGE
de Novembre 1870 à Juillet 1871.
A Mme Zoé Talbot, née Allenon de Grandchamp.
CHAPITRE I
Départ pour la Suisse
Je quitte Vannes demain, 3 novembre, avec ma petite Georgette, je vais passer quelques jours dans ma famille. Je vais lui dire adieu avant de la quitter. Je pars effrayée du présent, inquiète de l’avenir! Reverrai-je ce petit coin de terre où j’ai vécu longtemps déjà? Reverrai-je mes parents, mes amis, ma maison, le sweet home, avec tous ses objets intimes et familiers qui vous font retrouver la vie vécue, où vous apercevez accrochés dans tous les coins vos plus chers souvenirs, tristes ou gais? Telles sont les pensées mélancoliques qui se mêlent aux apprêts du départ.
Saint Jérôme n’a-t-il pas dit: «La douleur qu’on éprouve en quittant ses amis est proportionnée à l’amour qu’on leur porte. Tantus dolor in amittente quantus amor in possidente.»
Aussi, comme mon pauvre cœur est troublé! mais n’importe, la France est bouleversée, un ennemi vainqueur et cruel l’enserre de toute part. Il arrivera pire peut-être. La guerre civile peut succéder à la guerre étrangère, mieux vaut être au loin à ces heures fatales... d’ailleurs, deux femmes seules, une mère et sa fillette ne peuvent être d’aucun secours pour la Patrie...
Le 10 novembre, je monte avec Georgette dans l’omnibus de Ploërmel, qui conduit à la gare de Questembert. Malgré ma tristesse, je me sens disposée à tout voir, à tout admirer, à m’abandonner au charme du nouveau, de l’inconnu.
Oh! les belles fougères qui bordent la route, ce sont les seules verdures maintenant; cependant, en voilà beaucoup que la gelée a cuivrées d’abord, teintées de feu ensuite. Elles vont mourir. Les arbres aussi sont dépouillés!
Je me penche souvent à la portière pour apercevoir encore ce pauvre et cher petit Ploërmel, d’où datent mes plus lointains souvenirs d’enfance.
Mes compagnons de voyage sont insignifiants, je m’absorbe dans mes pensées où les regrets et l’appréhension marchent en se coudoyant. Georgette est enchantée de la locomotion, mais comme à son âge on se fatigue vite de la même chose, je l’ai munie de quelques friandises qui lui seront une ressource contre l’ennui.
A Questembert, nous montons dans le train avec un vieux monsieur qui me fait songer au Juif-Errant: il en a assez l’extérieur, et me raconte qu’il vient de parcourir les villes de l’Est. Le voici à l’Ouest, et il parle de se diriger vers le centre. Nous le perdons à Nantes, mais le retrouvons au buffet de Tours, le lendemain matin à six heures; le temps est affreusement froid, la neige commence à tomber. Là, nous montons encore dans le même wagon et continuons notre voyage pêle-mêle, avec des soldats de toutes armes, dont quelques-uns sont blessés. Un turco réclame, en me tutoyant, mes soins pour panser sa blessure. Je me hâte de témoigner ma sympathie à ce héros obscur, à ce bon enfant de l’Afrique, qui pleure au souvenir de son pays, et de ceux qu’il a laissés là-bas. En reconnaissance de ce que je fais pour lui, il tire du fond de ses grandes poches des pommes et des morceaux de sucre qu’il offre à Georgette, s’excusant de n’avoir rien de meilleur, et nous avons toutes les peines du monde à lui faire garder ses petites douceurs qui lui sont nécessaires et dont il veut se priver pour nous. Sous son enveloppe basanée et rigide, bat un cœur généreux. Louis XVII, dans sa sombre prison du Temple, n’avait-il pas gardé la plus belle des deux pommes, que la Simon lui jeta un jour en pâture, pour la donner au médecin qui venait le soigner.
La délicatesse de sentiments est de toutes les conditions.
Les belles campagnes de la Loire m’apparaissent ensevelies dans les neiges. Comme tout ce pays doit être beau l’été, coteaux couverts de vignes, noyers chevelus, rivières argentées, prairies verdoyantes, châteaux princiers. Quelle richesse! c’est bien là le jardin de la France. A Vierzon, l’aspect change. Le pays devient triste et pauvre, ici disparaît notre compagnon biblique. Nous subissons un long arrêt de quatre heures, la gare est encombrée de militaires aux uniformes les plus variés et les plus fantaisistes, j’y vois des francs-tireurs en grand nombre, tout ce monde va rejoindre le gros de l’armée de la Loire et se dirige vers Bourges.
Bourges, que nous saluons seulement au passage, est dans une situation délicieuse. Arrivés à Saincaize très tard, nous nous installons, après un maigre et très cher souper au buffet, dans la salle d’attente pour trois ou quatre heures, et chacun dort comme il peut.
Vers trois heures du matin, il faut se réveiller piteusement pour prendre la ligne de Dijon, nous entrevoyons vaguement Moulins, Roanne blanchis de neige, et nous entrons dans les montagnes de la Côte-d’Or, avec des tunnels à n’en plus finir et des chalets pittoresquement situés, qui font déjà rêver à la Suisse. La campagne est splendide aux environs de Lyon. Nous y arrivons à onze heures du matin, nous avons trois heures d’arrêt, tâchons de les bien dépenser. Je descends bravement en ville, et m’aventure jusqu’à la place Bellecour.
Si ce n’était le drapeau rouge qui flotte à l’Hôtel-de-Ville, et les proclamations séditieuses qui tapissent tous les murs, on pourrait croire que la ville est calme. Nous prenons la ligne de Genève vers deux heures, franchissons le Rhône majestueux, puis la Saône.
Ah! quel admirable fleuve que le Rhône! On devrait écrire l’histoire des fleuves, comme on écrit celle des hommes. N’est-ce pas sur leurs bords riches et féconds que s’élèvent les plus belles cités, et ne se trouvent-ils pas ainsi entièrement liés à l’histoire des peuples?
Le Rhône est le plus beau des fleuves de l’Occident.
«C’est, par excellence, le fleuve historique de l’Europe. S’ouvrant sur la Méditerranée, la mer classique du monde ancien, et directement orienté vers le nord, le Rhône était destiné à devenir le grand chemin des nations. C’est par lui qu’ont pénétré tour à tour les Phéniciens, les Grecs, les Romains, et avec eux tous les arts, tous les cultes, tous les conquérants, tous les trafiquants de la Méditerranée. C’est sur ses rives que se sont passés les évènements les plus décisifs de notre histoire.»
Bientôt nous n’avons plus qu’un horizon de montagnes. Ici commencent mes étonnements, mes exclamations; le train marche fort lentement, les tunnels font le bonheur de Georgette et mon désespoir. A Culoz, embranchement pour Aix-les-Bains, j’ai envie d’y aller coucher, et fais d’inutiles tentatives pour faire changer de direction à mes bagages, impossible d’y parvenir; il faut renoncer à voir ce beau lac du Bourget, qui a si bien inspiré Lamartine, et repartir pour Genève. Nous remontons en wagon, l’heure avance, les voyageurs descendent peu à peu, et nous restons seules dans notre compartiment, Georgette dort paisiblement, moi j’ai trop envie de voir autour de moi pour y songer. A Bellegarde, dernière station française, encore longue attente, visite des passeports, il fait noir comme terre. Au moment où le train va se remettre en mouvement, un grand jeune homme, à barbe fauve, avec un large manteau, escalade la portière de notre wagon et se promène avec agitation de long en large. Je vois dans mon guide que nous allons entrer dans le tunnel du Credo, long de treize cents mètres, le train suit des courbes effrayantes, je n’ai encore rien vu de pareil, ce ne sont que précipices à droite et à gauche, et j’ai de sinistres pressentiments. Le grand jeune homme fauve cherche à lier conversation et à me faire admirer les belles horreurs qui nous environnent, mais je refuse obstinément de mettre la tête à la portière, même pour regarder les chutes du Rhône, croyant deviner que ce sera le moment fatal où le brigand me plongera entre les deux épaules, le poignard qui doit être caché sous son manteau. Je n’ai d’yeux que pour suivre chacun de ses mouvements, ce qui donne peut-être une autre direction à ses idées et lui fait croire de ma part à une sympathie spontanée.
J’ai tout lieu de m’arrêter à cette supposition, car au bout d’une demi-heure, il essaie de me témoigner que la sympathie est réciproque. Enfin, vers onze heures nous arrivons sains et saufs à Genève, où mon inconnu s’empresse de me chercher une voiture et de me rendre quelques menus services. Nous nous quittons fort poliment, mais jamais je n’oublierai les dangers imaginaires que j’ai couru de Bellegarde à Genève.
CHAPITRE II
Genève, Chamounix, le Mont-Blanc, le lac Léman, Evian, Chillon, Lausanne.
A Genève, nous descendons à l’Hôtel de la Balance, rue du Rhône, hôtel assez confortable, mais la maison est pleine et nous avons en partage une mauvaise chambre, où je trouve bien difficile de dormir. Notre première sortie est pour aller entendre la grand’messe à la nouvelle église catholique; la reine d’Espagne et sa fille y étaient ce jour-là. Puis nous allons faire une promenade en voiture autour de la ville. Je suis ravie de Genève, j’admire son beau lac et son cadre de montagnes dominées par le Mont-Blanc, ensuite nous visitons plus en détail l’intérieur de la ville, la vieille cathédrale, le musée, le jardin anglais tout au bord du lac, avec un relief du Mont-Blanc, l'île Jean-Jacques Rousseau, enfin toutes les curiosités de cette belle cité, l’une des plus éclairées et des plus industrieuses qui existent.
Mais je l’avoue, le Mont-Blanc et le lac sont mes deux objectifs de prédilection. Le voilà ce beau lac Léman, aux poissons exquis, aux demeures enchantées, aux sites féeriques, montagnes vertes, glaciers éblouissants, ce lac de saphir, qui connaît cependant les tempêtes, les crues subites et que le Rhône majestueux lui-même toujours, traverse sans mêler ses eaux aux siennes.
Le voilà ce lac suisse, rempli de souvenirs français; c’est le lac de Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens, de Mme de Staël et de lord Byron. Monabri parle de Mgr Dupanloup comme Evian parle de Montalembert, et Montrieux du père Gratry: «Grandes âmes catholiques venant sur une terre en partie protestante, attirées là sans doute par la souriante image de St-François de Sales.»
Genève est donc une ville superbe, ses habitants sont serviables et polis; voilà mon sentiment, aussi je renie ce méchant jeu de mot de l’un de ses habitants, quelque peu rageur sans doute:
Que Génevois
Rien de bon je ne vois.»
Je songe aussi à faire usage de mes lettres de recommandation et dans cette patrie d’adoption de Calvin, considérée autrefois comme la Rome du calvinisme, j’ai l’honneur d'être reçue par Monseigneur Mermillod, évêque auxiliaire de Genève et Lausanne et l’un de nos prélats catholiques les plus éminents. Il a des manières extrêmement paternelles et bienveillantes. C’est ainsi que je me suis toujours représenté un évêque, vrai pasteur du troupeau des âmes.
Je n’ai pas voulu quitter Genève sans faire une promenade à la belle vallée de Chamounix. Là, tous les honneurs sont pour Sa Majesté le Mont-Blanc, le sommet le plus élevé des Alpes pennines et de toute l’Europe. Il a quatre mille huit cent dix mètres au-dessus de la mer. Il faut deux jours pour le gravir, Saussure est le premier qui en ait fait l’ascension en 1787; il a eu depuis bien des imitateurs. Quant à moi, j’ai refusé énergiquement l’alpenstock, le bâton de l’ascensionniste, et je me suis contentée de saluer d’en bas et très bas le géant, sans vouloir faire avec lui plus intime connaissance. C’est aussi à distance que j’ai admiré les immenses glaciers, formés des eaux qui descendent du Mont-Blanc.
«Ces amas de blocs énormes, frangés de nappes éblouissantes, produit des brisures incessantes de la masse de neige accumulée entre les pics rocheux, premiers degrés du Mont-Blanc sont fixés autour de lui comme des sentinelles gigantesques.»
Tout cela c’est le chaos, mais d’une sublime grandeur qui saisit l’esprit. C’est également de loin que j’ai salué très respectueusement la mer de glace.
Ah! cette mer de glace, qui a près de huit kilomètres, quel effarement pour ceux qui n’ont pas le pied... montagnard et ne connaissent comme moi que le vulgaire plancher des vaches.
Cette mer de glace, c’est une frappante image de la vraie mer. Les flots de glace sont presque aussi dangereux que les flots d’eau. Les glaciers sont unis, ce sont des miroirs, mais la mer de glace est tourmentée et combien devient dangereuse la traversée de cette mer, sur la crête immobile de ces vagues d’eau pétrifiée! C’est armé d’un bâton en sapin ferré d’un crampon solide que l’on commence cette marche unique dans son genre.
On n’écoute pas assez les bons conseils des guides; quoique toujours prêts à secourir les imprudents et les inhabiles, ils ne peuvent pas tous les sauver. La témérité et la maladresse se paient parfois trop cher, il arrive bien des accidents.
Ces flots entassés non sans ordre, vous apparaissent comme des flots marins, dont ils ont la couleur et la transparence, ils font penser à une mer soulevée par la tempête, malgré leur immobilité, malgré leur coupure en crevasses profondes, dont l'œil ne peut essayer de mesurer les dimensions abîmières, malgré les glissoires verticales, qui ont jusqu’à trois cents mètres, et plus, de profondeur et qui aboutissent à d’effroyables gouffres.
Sur ces hauteurs, à peine accessibles, on a la notion complète du silence absolu.
Sur la mer, si douce qu’elle soit, les vagues clapotent; dans les bois, la brise murmure; aux champs on entend la rumeur, le fourmillement des infiniment petits. Ici rien, aucun bruit sous le ciel d’un bleu sombre, aux reflets aciérés.
Quand le soleil irradie ces pics sauvages, dont le front semble crever le ciel et dont les pieds sont entourés de radieux mirages, l’effet est saisissant. C’est une vision fantastique, éblouissante, qui s’incruste à jamais dans la mémoire.
Du reste, Alexandre Dumas a si bien décrit ce pays en disant tout et même plus que ce qu’on en peut dire, qu’il ne reste rien pour les humbles comme moi qui n’ont ni son étonnante imagination ni son talent fertile.
Il en est de même du voyage en Orient de Lamartine. Tous ceux qui ont refait ce voyage après lui, officiers de marine, peintres, écrivains, ont vainement cherché les lieux témoins de ses merveilleuses descriptions. C’était le poète qui voyait les choses, c’était la magie de son imagination qui colorait tout cela, c’était son propre idéal qu’il traduisait. D’ailleurs, je suis fatiguée de mon excursion, la bête en ce moment l’emporte sur la belle. Je ferme mon cahier et je mets ma plume et mon esprit au repos.
Après avoir fait d’inutiles tentatives pour trouver un petit logement à mon gré, Mgr Mermillod me conseille d’aller à Evian, la perle du lac, à trois lieues environ de Genève, et me donne une lettre de recommandation pour l’aumônier du couvent de Saint-Joseph. Nous traversons donc le lac en bateau à vapeur. Cette petite traversée m’a semblé délicieuse. A Evian, nous nous rendons tout droit chez le bon aumônier, vrai Saint François de Sales rustique à qui j’abandonne le soin de me caser, mais au bout de quelques jours, je vois bien qu’il me sera impossible de rester à Evian, malgré son site enchanteur: le manque de journaux est pour moi une grande privation, en ce moment on ne vit pas seulement de pain, il faut des nouvelles, que devient notre chère et malheureuse France?
Ah! que Victor Hugo avait bien raison le jour où il a dit: Pour aimer votre patrie, quittez-la... Sa pensée me revient sans cesse, et n’en entendre plus parler me semble un vrai supplice.
Nous partons au bout d’une semaine pour le Bouveret à l’extrémité Sud-Est du lac en passant par Saint-Gingolph et les rochers de Meillerie.
Là, nous prenons la ligne du chemin de fer d’Italie jusqu’à Saint-Maurice, petite ville du Valais enfouie au pied de hautes montagnes, dont la principale est la Dent du Midi. Ce lieu pittoresque me plaît beaucoup, mais ma fièvre de curiosité ne me permet pas de me poser encore. Il faut que je voie toutes ces charmantes villes qui bordent le lac: Villeneuve, Aigle, Bex aux eaux sulfureuses et aux mines de sel gemme, Montreux, Vevay avec sa halle au blé à colonne de marbre, Chillon avec son château fort d’un grand effet sur son rocher isolé. Ce château servait jadis de prison d’Etat, et renferma pendant quatre ans le fameux patriote et célèbre historien protestant Génevois Bonivard, dont les malheurs ont inspiré à Lord Byron l’un de ses plus beaux poèmes.
Nous avons visité l’appartement qu’occupa le prisonnier, nous avons vu l’empreinte creusée dans le roc par ses chaînes. Un reflet du ciel tombant bleuâtre et terne, à travers l’étroite fenêtre grillée, répandait à ce moment sur le sol les teintes d’azur changeant qui rendent si mélancoliques les demeures souterraines du château de Chillon. C’est sur le bord de cette fenêtre, dit la légende, qu’un petit oiseau venait chanter chaque jour et consoler le prisonnier.
Les indigènes montrent aussi aux amateurs de souvenirs authentiques, les traces des pas de ce «martyr du papisme» qui aurait dit après sa délivrance: «J’avois si bon loisir de me pourmener, que je empreignis un chemin à la roche qui étoit le pavement de céans comme si on l’eût fait avec un martel.»
J’avoue qu’au premier moment j’avais trouvé cela un peu fort: les pas de Bonivard creusant une empreinte ineffaçable dans la roche dure en si peu d’années, puis je n’y avais plus pensé.[1].
Nous avons terminé par Lausanne, où je dois rendre visite au curé catholique pour lequel j’ai une lettre de recommandation. Ah! Lauzanne, quelle ville glaciale, quelle Sibérie! Elle n’aura pas nos préférences. Nous courons chez notre curé qui nous reçoit à merveille, nous fait nous chauffer et nous réconforte de son mieux. Vraiment, nous en avions grand besoin, car je ne me rappelle pas avoir jamais eu aussi froid. Pauvre Georgette en pleurait, le vent lui avait enlevé son chapeau, et nous nous demandions s’il n’allait pas nous emporter nous-mêmes; c’est devenu une vraie course que de rattraper ce chapeau qui s’envolait chaque fois que nous croyions mettre la main dessus.
Avec les indications du bon curé, je suis allée voir quelques logements, mais je n’ai rien trouvé qui me convînt, et je crois que ce froid terrible m’indispose contre Lauzanne malgré sa délicieuse situation. Après avoir parcouru la ville en tous sens, nous prenons le train du soir pour Fribourg.
CHAPITRE III
Fribourg, le Moléson, Gruyères.
J’ai le pressentiment que c’est à Fribourg que je m’arrêterai. Nous descendons à l’hôtel des Merciers, tout près de la vieille cathédrale Saint-Nicolas. Ce matin j’ai parcouru la ville. Quel aspect étrange! Avec ses terribles vieilles tours posées en sentinelles, et les fenêtres de ses maisons ornées de riches et lourdes grilles en fer, elle a conservé le cachet moyen-âge. La cathédrale possède une chaire et un baptistère en pierre sculptée qui sont remarquables, ainsi que la magnifique grille séparant le chœur de la nef.
Elle possède aussi les célèbres orgues d’Aloys Mooser. Au dire des Fribourgeois, qui en sont très fiers, ce grand orgue est comme celui de Harlem, en Hollande, une véritable merveille. A lui seul, il mérite le voyage de Fribourg.
On m’a fait remarquer sur la petite place, le vieux tilleul de Morat; son grand âge et le glorieux souvenir qu’il rappelle, le rendent l’objet d’un culte tout particulier de la part des habitants, moi je ne l’ai pas regardé du même œil, il m’a rappelé la victoire des Suisses sur les Français, et quoique cela remonte loin, cette vieille défaite du passé, en ce moment où nous en comptons tant dans le présent, m’a jeté du froid dans l'âme. Quand l'âme souffre, que ce soit celle de la Patrie ou des individus, elle voit partout des allusions à ses propres malheurs.
Voici la légende de ce tilleul:
Un jeune guerrier apportait à Fribourg la grande nouvelle de la victoire remportée à Morat sur Charles-le-Téméraire, en 1476. Il tenait en main une branche de tilleul, mais épuisé par le combat et la course, il tombe et meurt en arrivant. C’est sur l’endroit même où il rendit l'âme qu’on planta son rameau de tilleul, qui est devenu l’arbre vénérable et quatre fois séculaire, que je viens de contempler.
C’est sur l’emplacement de l’ancien château du duc Zaehringen Berthold IV, margrave de Bade, fondateur de Fribourg, que s’élève l’hôtel de ville.
Une partie de la cité fribourgeoise est bâtie sur des rochers à pic, l’autre partie au pied de ces rochers, sur les bords de la Sarine. Pour communiquer de la ville haute à la ville basse, il faut descendre des escaliers couverts interminables placés quelquefois sur le toit des maisons de la partie inférieure.
Ses deux ponts, d’une élévation prodigieuse, suspendus l’un sur la Sarine, l’autre sur l’étroite et profonde vallée du Gotteron sont vraiment jetés au-dessus de deux abîmes. Il y a beaucoup d’anciennes églises curieuses à visiter et plusieurs vieux monastères aux environs de la ville; ces monuments d’un autre âge, sont pour le voyageur une agréable vision du passé; la charmante petite chapelle de Notre-Dame-de-Lorette plantée au sommet d’un rocher à pic, tout au bord de la Sarine, retient aussi les touristes: elle fut construite en 1647, d’après le modèle de la Casa Sancta, et renferme de nombreux et très curieux ex-voto. Les orgues sont aussi d’Aloys Mooser.
De ce point élevé, on jouit d’un magnifique panorama. A l’ouest on voit les monts du Jura, au sud le Moléson, et la vallée de Gruyères, célèbre par ses fromages appréciés du monde entier.
Décidément, Fribourg me plaît; nous allons y installer nos quartiers d’hiver, je viens de louer un appartement chez M. de Fiwaz, zélé catholique, ancien défenseur du pape et de Ferdinand VII. Grâce à ses conversations intéressantes sur la Suisse et l’Italie, je ne m’ennuierai pas trop ici. Ce bon Suisse ainsi que la plupart de ses compatriotes témoigne d’une grande sympathie pour la France, il me procure des journaux autant que j’en puis lire, et je suis parfaitement au courant des nouvelles de la guerre. Son désir de m'être agréable en tout est si évident, il a tant de prévenances pour ses deux Françaises que je lui pardonne ses politesses un peu exagérées, qui ne vont point à son excellente et simple nature. Georgette et lui sont une paire d’amis, il va tous les jours la conduire à l’école, la tenant cachée sous son immense pelisse de fourrure. C’est ainsi qu’ils font presque toutes leurs promenades; petits souliers et grandes bottes, trottant sous le même manteau.
Grâce à M. Fiwaz, nous avons assisté hier à un petit spectacle fort réjouissant. Nous avons entendu trois Jodler d’Apenzell en costume national. Ces troubadours modernes portent la culotte jaune, la veste rouge, des boucles d’oreilles et des médaillons féminins au cou. Leur chemise est attachée par des boutons plats en argent. Une courte pipe est suspendue à leur boutonnière; le fameux Ranz des Vaches a clos la séance. Nous avons écouté religieusement cet air populaire dont l’audition inspirait jadis aux mercenaires de l’Hélvétie une nostalgie si vive qu’ils n’hésitaient pas à déserter dès qu’ils en avaient entendu les premières mesures. Un petit incident est venu rompre le charme, nos artistes même, en chantant, n’avaient point lâché leur énorme pipe de porcelaine, et l’un d’eux au beau milieu de son exécution s’est arrêté pour la rallumer, en battant le briquet suivant l’antique usage de l'âge de pierre. Je n’ai pas osé rire, mais j’en avais bien envie.
Je suis toujours au premier chapitre de mes étonnements et de mon admiration, je ne me fatigue pas du spectacle grandiose des montagnes. Comment décrire ces masses abruptes, farouches, toutes noires avec leur capuchon de neige, les pics, colosses fantastique, les gouffres, abîmes sans fond, les clameurs sinistres des torrents, la plainte affolée du vent, comment décrire tout cela entendu et vu quand la nuit bat son plein, que le silence enveloppe la terre sous les ruissellements d’un ciel plein d’étoiles? Quelle fascination! cette contemplation muette, c’est une prière, et vous vous sentez troublé jusqu’au plus intime de votre être. Le touriste avide d’émotions suggestives, de sensations neuves, fera bien aussi d’aller voir un lever de soleil dans les montagnes. C’est quelque chose de féerique que ni la parole ni la plume ni même le pinceau ne peuvent rendre.
«Frangé d’or, l’horizon s’embrasait; et, le soleil, lentement comme s’il eût hésité à prendre son essor dans l’immensité radieuse dont il colorait les nuées des milles couleurs du prisme, cernant de rouge et de vert de bleu et de jaune, de violet et de rose les contours de ces îles aériennes, archipel merveilleux jeté en l’azur du firmament infini, le soleil incandescent et infixable dans son éblouissante ascension, montait majestueux au milieu des astres soudainement évanouis... Sur les monts la lune s’éteignait...»
Quand le temps le permet, je pérégrine volontiers avec M. Fiwaz, il me donne toutes les explications voulues, à l’aide de ses connaissances historiques et géographiques, je m’instruis, et nos promenades me semblent très attrayantes. J’ai consenti à faire à dos de mulet l’ascension du Moléson, à deux mille mètres d’altitude. C’est ma première ascension... je crois bien que ce sera aussi ma dernière. Vue splendide, fatigue intense..., je ne sais lequel l’emporte sur l’autre. Du sommet du Moléson, on découvre les lacs Léman, Neuchâtel, Morat et Bienne, les villes d’Evian, Thonon, une partie de Genève, Morges, Romont, Neuchâtel, Morat, Fribourg, une partie de la Savoie et du Jura français et suisse.
Je suis aussi allée à Gruyères, une petite ville à sept lieues de Fribourg, bâtie sur un monticule. Elle s’enorgueillit de son antique château, résidence des comtes de Gruyères du neuvième au seizième siècle. Elle a deux industries: le tressage de la paille et principalement la fabrication du fromage, qui s’étend dans toutes les campagnes.
Je soupçonne M. Fiwaz d’embellir un peu ses récits. Il m’a raconté que dans le petit village de Zermatt, station des Alpes valaisanes, il y a une aristocratie constituée d’après un principe très particulier: les quartiers de noblesse sont des quartiers... de fromage.
Les familles de Zermatt sont d’autant plus nobles qu’elles possèdent plus de fromages et de plus anciens; certains datent d’avant la Révolution française; leurs propriétaires forment la haute aristocratie du pays.
Les fromages jouent un rôle très spécial dans la vie sociale de Zermatt. Quand un enfant naît, on fabrique un fromage qui porte son nom; ce fromage est mangé en partie le jour du mariage de cet enfant, on l’achève le jour de ses obsèques. Quand un jeune homme désire épouser une jeune fille, il s’invite à dîner un dimanche dans la famille de sa prétendue: si le père de cette dernière exhibe au dessert le fromage qui porte son nom et lui en donne un morceau, c’est qu’il l’agrée pour gendre.
Allons! voilà une nouvelle noblesse qui ne se trouve dans aucun armorial.
Une noblesse plus héroïque et plus touchante, c’est celle de Guillaume Tell. M. Fiwaz met une chaleur communocative à raconter son histoire. En l’écoutant, je croyais entendre son cœur patriotique et chevaleresque battre du sublime amour de la Patrie. C’est avec orgueil qu’il cite les auteurs qui ont chanté son héros. Il a le roman de Florian, la tragédie de Lemierre, le drame de Schiller, et enfin l’opéra chef-d'œuvre de Rossini.
Guillaume Tell n’a jamais existé, disent certains auteurs: «c’est une légende suédoise transportée en Suisse, c’est un mythe!»
Sceptiques aveugles! la preuve qu’il a existé, c’est l’enthousiasme que son nom éveille. Guillaume Tell a existé comme Jeanne d’Arc, comme tous les libérateurs des peuples; il vit, il vivra toujours, il palpite, il est immortel dans le cœur reconnaissant de l’Helvétie.
CHAPITRE IV
Débâcle de notre armée de l’est, dévouement des Suisses. Berne, Thoune, Interlaken, Grindelwald, retour à Berne, anecdotes de voyage, hôtels et hôteliers.
Janvier 1871.
Nous commençons l’année en exil, et bien tristement, les nouvelles de la patrie sont de plus en plus mauvaises... Quel effondrement! quel douleur! l’ennemi victorieux nous écrase de toutes parts, et les atrocités prussiennes ne se comptent plus. Oh! non, la barbarie n’est pas morte encore. La civilisation ne l’a pas tuée. En ce moment, nous la voyons se réveiller, chez un peuple qui se dit policé, avec tout l’emportement d’une nation sauvage.
Les premiers jours de février, l’armée de Bourbaki est refoulée sur la frontière Suisse, quarante mille hommes passent à Fribourg et trois mille y sont internés. Pendant huit jours, nos pauvres soldats arrivent à toute heure du jour et de la nuit, on ne sait où les loger, les vivres manquent. Le crieur public parcourt les rues de la ville en faisant appel à la charité des habitants. Les Fribourgeois se montrent d’une bonté parfaite, on voit des traits de charité touchants parmi les plus pauvres. M. de Fiwaz fait de larges distributions de vivres, il emmène Georgette avec lui matin et soir, et elle est bien fière de servir la soupe à nos malheureux soldats. Nous allons aussi visiter les ambulances où les dames de la ville soignent elles-mêmes nos malades et blessés, ils sont en bien grand nombre. Jamais je n’oublierai ce triste spectacle et jamais je n’aurai d’enthousiasme pour aucune guerre désormais.[2]
Ici c’est un zèle, une rivalité de charité, dont on ne peut se faire idée qu’en l’ayant vue. Il n’y a plus de classes. Les hommes les plus riches font les corvées; ils portent des bottes de paille, des marmites de soupe, des femmes élégantes lavent les pieds meurtris et sanglants. Il n’y a plus de castes, il n’y a plus que des frères, d’un côté ceux qui souffrent, de l’autre ceux qui secourent.
Dès la première heure, le jour de l’entrée de nos pauvres troupes, pendant le défilé lamentable, la foule bordait les rues, les mains remplies de vivres, de liqueurs, de cigares.
On écrirait un volume, des traits héroïques accomplis par cette excellente population.
Une vieille blanchisseuse donne son unique chambre à six hommes, et passe la nuit dans sa cuisine à laver et sécher leur linge pour le lendemain.
Une autre femme rencontre sur la route un blessé, dont les pieds gelés sont nus. Elle lui met ses bas et ses souliers, et c’est elle qui, les pieds nus, reprend dans la neige la route de sa cabane, à plus d’une heure de marche. Partout les soins matériels sont accompagnés de bonnes paroles d’encouragement, de doux mots d’espérance. La femme trouvera toujours dans son cœur plus de tendres paroles pour le vaincu, qui s’est battu bravement, que de louanges pour le vainqueur, qui se montre enivré de sa victoire.
Pendant une froide nuit, un fermier loge volontairement tous les malheureux qui se présentent; il donne son pain, son foin, son avoine, son bois, sa boisson. Le lendemain il n’a plus rien, mais il a secouru cinquante chevaux et sept cents hommes, dont plusieurs certainement doivent la vie à son dévouement.
Depuis l’entrée de nos troupes, plusieurs épidémies se sont déclarées. La fièvre typhoïde et la petite vérole surtout font de grands ravages à Fribourg. Cela me fait une peine affreuse de penser que mes compatriotes sont venus apporter la mort à ceux qui voulaient leur rendre la vie.
Oh! la guerre, la guerre avec toutes ses conséquences. Quelle atrocité! la peur me prend, d’ailleurs, la paix est signée, les beaux jours arrivent et je me décide à revenir en France, en passant par Strasbourg, que je tiens absolument à voir. Mais avant de quitter la Suisse, j’ai encore quelques villes à visiter. M. Fiwaz nous accompagne jusqu’à Berne qui est notre première étape, et nous sert de cicérone. Cette ville fondée ou rebâtie également par un duc de Zœhringen, Berthold V, en 1191, est au moins aussi curieuse que Fribourg. Ses longues rues sont bordées d’arcades et ses ours sont des citoyens fort considérés. Notre plus longue visite a été pour eux, Georgette ne pouvant se décider à les quitter.
Ces ours, ce sont les armes vivantes de la ville, dont le nom en grec arctopolis veut dire la ville de l’ours. Puis nous avons vu le palais fédéral, beau bâtiment moderne, quoiqu’un peu bas, décoré à l’italienne; la belle vieille cathédrale, devenue temple protestant, la nouvelle église catholique, la porte de Morat, le beau pont de la Nydeck et la promenade de la Plate-Forme, d’où la vue est splendide. Près de l’hôtel des Boulangers, où nous sommes descendues, j’ai remarqué une horloge bizarre, où les douze heures sont représentées par douze ours, qui s’en vont frapper sur le timbre, après avoir respectueusement salué en passant N. S. J. C. qui est assis sur son trône. On sait que depuis longtemps les Suisses sont passés maîtres dans l’horlogerie.
M. de Fiwaz nous a fait de tendres adieux. Nous partons pour Thoune, sur le lac du même nom. C’est une ville curieuse, entièrement bâtie en amphithéâtre, au flanc d’une montagne, le lac lui-même est comme enchâssé dans des monts de différentes hauteurs, au-dessus desquels la Jung-Frau (jeune vierge), élève son front immaculé et tout étincelant de neiges éternelles. La Jung-Frau est à quatre mille trois cents mètres d’altitude, cinq cents mètres de moins que le Mont-Blanc, mais ascension plus pénible.
Beaucoup d’autres sommets sont également couronnés de neiges. Ils sont au second plan du lac, tandis qu’au premier se trouvent des montagnes moins hautes, couvertes de forêts inextricables.
De Thoune, nous traversons le lac en bateau à vapeur, pour arriver à Interlaken, charmant petit village tout encerclé de hautes montagnes, dont la Jung-Frau semble la reine. C’est sans doute un des sites les plus enchanteurs qui existent au monde. La légende en fait foi, en est-il une plus poétique que celle d’Interlaken?
«Lorsque le bon Dieu eût chassé nos premiers parents du paradis terrestre, il dit à ses anges: «Emportez loin, bien loin, ce lieu de délices qui n’a plus d’habitants.» Les anges, chargés de leur précieux fardeau, s’arrêtèrent quelques instants pour se reposer à l’abri de grandes montagnes. Ils étaient aux pieds de la Jung-Frau, et ils furent tellement frappés de sa radieuse majesté et des deux grands lacs qui s’étendaient devant elle, qu’ils ne purent s’empêcher d’abandonner un petit morceau de l’Eden dans le vallon compris entre les deux lacs, pour compléter la beauté de ce paysage merveilleux.
Comme on le voit, il n’y a qu’à venir à Interlaken pour retrouver le paradis perdu.
Oui, la Jung-Frau reste la reine incontestée de ces lieux, tous les environs ont été mis à contribution pour faire ressortir son éclat, et l’on peut dire que l’on trouve ici dans tout leur épanouissement, les magnificences tant vantées de la Suisse et de l’Oberland bernois.
A ce moment, il règne une grande animation, les hôtels sont pleins d’officiers français internés, on y rencontre aussi des officiers ennemis, nous avons dîné avec plusieurs Prussiens le jour de notre arrivée. Cela m’a serré le cœur et coupé net la parole et l’appétit.
Les hôtels sont aussi nombreux que superbes, d’une élégance, d’un luxe qui ne laissent rien à désirer. Les gigantesques noyers d’Interlaken sont réputés dans toute l’Europe; ils forment l’une des plus belles promenades qu’on puisse voir ainsi que le parc du Kurgarten, jardin du Kursaal; au fond se trouve le Kursaal, avec ses salles de bal, de concert, de lecture, ses terrasses et ses pavillons. Ce bâtiment en lui-même est simple, il est construit dans le style suisse, c’est-à-dire en bois, mais le jardin est délicieux; il est orné de plantes superbes, d’arbres et d’arbustes rares, un jet d’eau qui s’élève à quarante mètres, complète le décor. Il est réellement féerique le soir, lorsque son immense panache se drape à la lueur fantastique des feux du Bengale.
Le Rugen est aussi une promenade appréciée des touristes. Ce parc sylvestre, dont l’art n’a qu’en partie transformé l’état primitif, se compose d’une colline d’environ huit cents pieds de hauteur, entièrement couverte d’arbres magnifiques, qui répandent délicieusement l’ombre et la fraîcheur. Cette charmante colline, qui contraste si agréablement avec les pics effrayants et inaccessibles, dont quelques-uns s’élèvent jusqu’à onze mille pieds, est sillonnée en tous sens par des sentiers flexueux, bien tenus, garnis de blancs et bordés de balustrades, promenade reposante et non fatigante, comme il y en a tant en Suisse.
C’est au moment du renouveau, en mai et commencement de juin, qu’il faut surtout venir ici, alors les cascades et les chutes d’eau sont les plus belles; les épais feuillages, les tapis d’herbe tendre et les nouvelles fleurs sont aussi dans leur épanouissement.
«Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe,» s’écriaient les anciens avec dépit. A l’inverse des anciens, les modernes peuvent dire qu’il est donné à tout le monde d’aller en Suisse, tant on a multiplié les moyens de transport et de communication, facilité les excursions les plus pénibles, semé le confort et le bien-être sous les pas des voyageurs. Ceux-ci, séduits, charmés, cèdent à l’entraînement et ne s’arrêtent que lorsque leur curiosité est satisfaite, c’est-à-dire quand ils ont tout vu.
Je me suis donc hasardée à faire quelques excursions qui ne s’effaceront pas de ma mémoire. J’ai visité dans la vallée de la Simme, Weissembourg, climat salutaire s’il en fut et dont les bains sont principalement recommandés aux poitrines délicates; on n’y rencontre guère que des malades.
Plus riant est le village de Meiringen avec son église antique au clocher isolé, particularité qui ne se voit qu’en Suède, d’où la chronique fait descendre de ce pays les premiers habitants de Meiringen.
Je me suis enfin lancée dans les montagnes, c’est non loin d’Interlaken, à deux ou trois lieues seulement que se trouvent, au dire des guides, les sommets les plus sublimes des Alpes centrales; je ne m’y suis pas aventurée, mais on nous a persuadées de prendre des chevaux et de gravir à deux mille mètres au-dessus du sol, le pic de Mürren, d’où la vue s’étend sur toute la chaîne de montagnes, pics, aiguilles, flèches, pitons, sur toutes les vallées, sur toutes les gorges environnantes. C’est splendide, nous dit-on, et sur l’assurance que la route n’est pas dangereuse, nous nous laissons entraîner. Nous voilà donc parties, Georgette et moi, à cheval avec un guide.
Ah! mon Dieu, quelle ascension! et comment rendre la stupeur que j’ai éprouvée de nous voir escaladant de petits sentiers à pic, rendus presque impraticables par des éboulements et serpentant sans parapet aucun, à de petites hauteurs de mille, quinze cents, deux mille mètres. Georgette, bien emboîtée dans sa selle ne bronchait pas; moi je sentais le vertige m’envahir lorsque je mesurais de l'œil la profondeur des précipices que nous côtoyions. Je l’avoue humblement, je m’accrochais à ma selle tout en me disant: Il ne faudrait qu’un faux pas de mon cheval pour rouler dans l’abîme. Brrr! j’avais la chair de poule, je me sentais terrifiée par ce spectacle féerique mais effrayant. Parfois je fermais les yeux, m’abandonnant à la volonté de Dieu.
Quand je me suis vue embarquée dans cette épouvantable voie, j’aurais voulu revenir en arrière, mais il n’y fallait pas songer, ce chemin, à peine praticable pour la montée, est impossible à descendre, on revient à pied par l’autre versant.
Je n’essaierai pas de rendre les impressions multiples de cette escalade titanesque.
De temps en temps, nous nous trouvions en face de petits ponts ou plutôt d’une simple planche jetée en travers sur une cascade mugissante qui dégringolait dans l’abîme, et il fallait passer là-dessus. Fort heureusement, les chevaux ne sont pas sujets au vertige, c’est égal, je faisais un ouf! de satisfaction lorsque nous étions de l’autre côté.
Il paraît qu’il y a en Suisse pas mal de chemins taillés dans le chaos et surplombant des ravins sans fond, qu’on appelle «le mauvais pas.» Quelle plaisanterie! ce mauvais pas ne vous donne qu’une image bien imparfaite de la réalité. On pense qu’il s’agit seulement de franchir un passage dangereux de quelques mètres. Ah bien oui! il y a de ces mauvais pas là qui durent trois et quatre kilomètres, et il faut continuer de marcher en avant, on n’aurait même pas la place de se retourner.
Vraiment, c’est défier la Providence que de jouer ainsi avec le danger, de se lancer dans des lieux inaccessibles, uniquement par curiosité, pour se donner le plaisir de se promener, ou la gloriole de raconter ses hauts faits, et l’on prend un air modeste, pour terminer par cette petite phrase suggestive: «J’ai eu la témérité d’arpenter ces mers de glace, de traverser des gouffres vertigineux, de côtoyer ces chutes assourdissantes,» à quoi les amis ébahis répondent: «Vous êtes bien heureux d’avoir vu de si belles choses, tout le monde ne peut pas en dire autant,» et l’on vous complimente sur votre courage, votre sang-froid et votre énergie.
La route d’Interlaken à Grinderwald, village de l’Oberland, ne m’a guère paru agréable non plus, malgré son cadre grandiose. Impossible d’admirer les beautés de la nature quand on a peur.
Jusqu’ici je ne connaissais que les craintes émotionnantes sans doute, que peuvent vous causer chemin de fer et bateaux à vapeur, mais cette fois le trajet a été pour moi un véritable cauchemar.
Notre conducteur, sans souci de mon épouvante, nous a conduites au grand trot, par un chemin bordé de précipices, enserré de tous côtés par de hautes montagnes, qui ne laissaient apercevoir qu’une petite échancrure du ciel au-dessus de nos têtes. Je ne sais comment nous avons pu arriver à Grindelwald sans accident. Nous y avons trouvé un excellent hôtel, je ne m’attendais guère à rencontrer le bien-être et la civilisation dans cet endroit perdu et presque inaccessible. Mais quel coin de la Suisse ne visite-t-on pas? et les hôtels de ce pays ne laissent rien à désirer. Cela se comprend facilement, puisque la Suisse comme l’Italie, vit en partie des étrangers. Elle les reçoit bien et le leur fait payer cher. Dame! c’est une science fort appréciable de savoir plumer les poules, pardon, je veux dire les étrangers, sans les faire crier. Comment se regimber sur le prix, quand on est si bien traité? cela arrive cependant quelquefois[3].
La race des hôteliers écorcheurs n’est pas nouvelle.
Voici à ce sujet, une petite histoire qui ne date pas d’hier cependant. Le condamné a, dit-on, vingt-quatre heures pour maudire son juge, le voyageur dont il va être question prit plus de temps pour maudire son hôtelier.
Un Anglais, voyageant en Suisse, demanda dans un hôtel un bol de bouillon qu’on lui fit payer dix francs. Quelques jours après, d’un pays éloigné, il écrivit à l’hôtelier sans affranchir sa lettre, et la poste était chère à cette époque:
«Monsieur, votre bouillon était bon, mais un peu cher.»
A des mois d’intervalle, il renouvela sa vengeance par les moyens les plus imprévus et les plus divers. Une bourriche arrivait, d’où l’on voyait sortir des pattes de gibier, mais il n’y avait que de la paille et une lettre, toujours la même:
«Monsieur, votre bouillon était bon, mais un peu cher.»
Un jour, l’hôtelier reçoit des colonies une caisse avec cette étiquette: Café superfin. Il paie le port, ouvre, trouve des graviers et la sempiternelle lettre:
«Monsieur, votre bouillon, etc.»
On écrivait au susdit hôtelier pour retenir des appartements, il ne pouvait, sans risquer de perdre sa maison, refuser les lettres et il était continuellement attrapé.
Comme on le voit, les fils d’Albion ont la rancune tenace. La chose avait été racontée dans quelques journaux anglais, beaucoup de voyageurs, les Anglais surtout, évitaient cet hôtel. Bref, le malheureux hôtelier courait à sa ruine; il fut forcé de vendre, et l’acquéreur, pour ramener la fortune, s’empressa de changer d’enseigne.
En fait de note à payer, une de mes amies, qui voyageait aussi en Suisse, eut un jour une agréable surprise. Elle venait de parcourir la carte de l’hôtel et de commander deux portions de prix fort raisonnables pour son déjeuner, cependant le dernier plat inscrit sur cette liste l’intriguait beaucoup:
Caléïche à la choute: 10 fr.
Etait-ce une vulgaire chou croûte allemande, était-ce un mets national, en tout cas, ce devrait-être un gâteau, l’ordre de son inscription indiquait un dessert. Mon amie, un tantinet curieuse de son naturel, ne put résister à la tentation, elle demanda une caléïche à la choute.
Il y avait une demi-heure qu’elle attendait, sa patience était à bout. A chaque demande: Est-ce prêt! on lui répondait: Tout de chuite! Tout de chuite!
Ah! se disait-elle, je me suis joliment fait attraper, c’est un plat sans doute fort long à confectionner, qu’on ne demande que rarement, vu son prix; on va me servir quelque chose de détestable. Elle en était là de ses lamentations, quand un joyeux carillon de grelots lui fit lever la tête. Une voiture venait d’entrer dans la cour, les chevaux piaffaient, le conducteur claquait du fouet, un domestique parut: «Madame peut venir!» et mon amie seulement alors comprit la chose. C’était l’itinéraire, après déjeûner, de se promener en voiture, et la caléïche à la choute, c’était une calèche pour aller visiter la chute et les cascades, le plus joli site des environs.
Ah! cette même amie était bien amusante quand elle racontait ses impressions de voyage et principalement ses violentes émotions et ses démêlés avec la foudre, à l’hôtel du Righi. Elle y était arrivée un soir de grande chaleur. Vers le matin, l’orage éclate; un orage dans la montagne, c’est tout ce qu’il y a de plus formidable au monde, les éclairs vous aveuglent et le tonnerre, aux rugissements sinistres, est partout sous vos pieds, sur votre tête...
Mon amie épouvantée, se lève et sort de sa chambre. Dans le vestibule, elle aperçoit, d’un côté un domestique, de l’autre une boule de feu qui, en passant effleure sa robe, une robe de soie, Dieu merci.
Qu’est-ce? s’écria-t-elle affolée.
—Faites pas attention, Madame, répond le domestique imperturbable, c’est le tonnerre qui se promène et pour la rassurer il ajoute: Ça lui arrive souvent.
Mon amie ne déjeûna pas tranquille, et partit aussitôt. Au retour, elle eût des démêlés avec son cocher, mais ce n’était rien en comparaison de ceux du matin.
Il est certain que les cochers ici doivent faire de bonnes affaires, ils n’ont point à craindre une trop grande concurrence de la part des chemins de fer, qui ne peuvent gravir le flanc des montagnes ni courir sur leur front. Ils ne seront jamais réduits au rôle passif du Collignon mélancolique à propos duquel Scarron écrivait:
J’aperçus l’ombre d’un cocher,
Qui frottait l’ombre d’un carrosse,
Avecque l’ombre d’une brosse.
Dans le beau livre de Victor Hugo, intitulé: En voyage, le grand poète raconte une amusante anecdote de son voyage aux Pyrénées. Voulant aller de Bayonne à Biarritz, il fut entouré par la cohue des cochers, qui lui proposèrent de lui faire faire cette excursion pour un prix des plus modiques. «Quinze sous!» criait l’un, «Douze sous!» criait l’autre. Enfin, on lui offrit pour trois sous (il y a cinquante ans de cela), une place dans une voiture neuve et fort bonne. En moins d’une demi-heure, on atteignait Biarritz.
«Arrivé là, dit Victor Hugo, et ne voulant pas abuser de ma position, je tirai quinze sous de ma bourse et je les donnai au cocher. J’allais m’éloigner, il me retint par le bras:
—Monsieur, me dit-il, ce n’est que trois sous.
—Bah! repris-je, vous m’avez dit quinze sous d’abord, ce sera quinze sous.
—Non pas, monsieur, j’ai dit que je vous mènerais pour trois sous. C’est trois sous!
Il me rendit le surplus et me força presque de le recevoir.
—Et je me disais, en m’en allant, voilà un honnête homme!
Le poète se promena tout le jour sur la plage. Le soir venu, il songea à regagner Bayonne. Il était las et ne pensait pas sans quelque plaisir à l’excellente voiture du matin et au vertueux cocher qui l’avait amené. Il le rencontra.
—Je vous reconnais, lui dit-il, vous êtes un brave cocher, et je suis aise de vous revoir.
—Montez vite, Monsieur, lui répond l’homme.
Victor Hugo s’installe en hâte dans la calèche. Quand il est assis, le cocher, la main sur la clef de la portière, lui dit:
—Monsieur sait que l’heure est passée?...
—Quelle heure?
—Huit heures.
—C’est vrai, j’ai entendu sonner quelque chose comme cela.
—C’est que passé huit heures, le prix change.
—A merveille, combien est-ce?
L’homme répond avec douceur:
—C’est douze francs.
Victor Hugo comprit sur le champ l’opération. Le matin, on annonce qu’on mènera les curieux à Biarritz pour trois sous par personne. Il y a foule. Le soir, on ramène cette foule à Bayonne pour douze francs par tête.
Le poète paya sans mot dire, tout en songeant que l’on eût pu écrire sur la calèche: VOITURE POUR BIARRITZ.—Prix: par personne, pour aller: trois sous; pour revenir: douze francs, mais alors le nombre des voyageurs eût été moins grand et le bénéfice des cochers aussi.
Très cher également les edelveiss que de jolies petites filles bien costumées vous offrent, c’est une manière de parler, car elle se paie un bon prix la flore des hautes altitudes.
A Grindelwald, nuit sans sommeil.
Je n’ai pu dormir dans mon joli appartement, car il y avait cette nuit là bal dans la maison, pour les soldats Grindelwaldais revenus de la frontière, le bruit de la musique et les trépignements de la danse arrivaient jusqu’à moi, mais mon insomnie n’avait rien de désagréable. Je me trouvais en plein conte de fée, transportée dans un palais enchanté, au milieu de merveilleuses montagnes. L’orchestre villageois, quoique monotone, avait un charme tout particulier.
Après cette nuit fantastique, nous nous sommes fait transporter dans les glaciers où nous avons visité la grande grotte; les effets de lumière à travers ces épais blocs de glace sont quelque chose d’idéal; nous y avons été assaillies par une avalanche...... d’officiers français utilisant leurs loisirs en excursions. En qualité de compatriotes, la connaissance a été vite faite. Quoique le champagne soit le vin des toasts gais et des cœurs joyeux, ce qui n’était pas le cas pour nous, il a fallu boire un verre de champagne; nulle part on ne le frappe mieux à la glace qu’ici, c’est du reste de Grindelwald que s’exporte la plus grande quantité de glace, de qualité absolument supérieure, elle sort pure, transparente des glaciers immaculés.
Nous sommes revenus ensemble à Interlaken, où nous eussions dîné gaîment en tout autre temps, mais la pensée de nos défaites et de la Patrie en deuil jetait une ombre douloureuse sur les cœurs et les esprits. Georgette surtout a trouvé cette rencontre charmante, elle a été comblée de gâteries.
Je n’ai pas voulu quitter Bœdeli, le nom primitif d’Interlaken, et qui veut dire: «lieu délectable,» sans en emporter un souvenir. J’ai visité les bazars et acheté une nature morte, artistement fouillée, et venant directement du village de Brienz, le chef-lieu des bois sculptés.
Adieu! Interlaken, Adieu! superbe et poétique nature, en vous saluant une dernière fois les vers d’Alex Guiraud me reviennent à la mémoire:
Par le soleil couchant que les Alpes sont belles!
Tout dans leurs frais vallons sert à nous enchanter,
La verdure, les bois, les eaux, les fleurs nouvelles;
Heureux qui, sur ces bords peut longtemps s’arrêter,
Heureux qui les revoit, s’il a dû les quitter!»
Nous avons traversé de nouveau le lac de Thoune. Sur le bateau se trouvaient des francs-tireurs bretons, l’aide-de-camp du commandant Domalain et son lieutenant, patriote un peu trop enthousiaste, qui s’est pris de querelle avec un docteur allemand, à l’air bien inoffensif; il a fallu les séparer pour empêcher le Breton de jeter le Prussien à l’eau. Nous sommes montés dans le même wagon pour revenir à Berne, et tout en admirant la crête de la Jung-Frau, dorée par les rayons du soleil couchant, nous avons causé avec bonheur de la Bretagne, où ces messieurs vont rejoindre le corps de Charette.
Georgette, désirant vivement revoir ses bons amis les ours, nous nous sommes arrêtées un jour franc à Berne. J’ai eu la chance d’assister à deux spectacles très différents, mais très intéressants, et que nous n’avions pas eu l’occasion de voir avec M. Fiwaz; le défilé d’un cortège et un coucher de soleil. Quand le jeu des rayons lumineux et des ombres dessine la croix fédérale contre la cime de la Jung-Frau, et que les sommets neigeux resplendissent des feux empourprés de ce phénomène connu sous le nom de Alpenglühen, on peut dire qu’on a assisté à un spectacle unique au monde.
Georgette et moi aussi, je l’avoue, nous avons regardé les yeux grands ouverts et jusqu’au dernier personnage, le défilé du cortège, tout imprégné de couleur locale. En tête marchait un ours (un homme revêtu d’une peau d’ours), il paraît qu’il en est ainsi en maintes circonstances, et comme Berne est le centre de la vie politique, que c’est là qu’habitent les représentants des autres puissances, il y a souvent des cérémonies et l’on y voit toujours figurer l’ours traditionnel. Du reste, sans parler des ours vivant dans leur fosse, on retrouve leur image partout; en bronze aux pieds des statues, en pierre au bas des monuments, et enfin en bois, en métal, en plâtre, en chocolat, en sucre, dans tous les magasins de la ville.
Les prétentions de Georgette ne se sont pas élevées jusqu’à l’airain, elle s’est contentée d’un ours en chocolat, dont la durée a été... fort éphémère.
L’après-midi nous avons visité la Grande Cave et le Musée historique, que nous n’avions pas eu le temps de voir à notre premier séjour.
La Grande Cave renferme les célèbres fûts qui pourraient contenir ensemble neuf mille hectolitres, d’où l’ancien dicton: «Si Venise règne sur les eaux, Berne règne sur le vin.» Tel était la prévoyance du gouvernement à cette époque, qu’il ne voulait pas que le peuple manquât non-seulement de pain mais encore de vin.
Le Musée Historique est très remarquable par la beauté, la richesse et le nombre des objets qui le composent: sculptures, tapisseries, trophées d’armes, etc.
En sortant du Musée nous est apparue la rue des Chaudronniers, une vieille rue du plus pur style moyen-âge, un rêve du passé prenant forme soudain. Un instant je me suis crue transportée à trois ou quatre siècles en arrière. Cette rue était très animée à cause du marché, ce qui complétait son aspect si pittoresque et si particulier. Avant de prendre le train, nous avons voulu prier une dernière fois à l’église Française. Elle date de 1265, et appartenait autrefois aux dominicains; son architecture n’a rien de remarquable, mais ce qui l’est davantage, c’est qu’elle sert tout à la fois aux protestants français et aux catholiques romains.
CHAPITRE V
Lucerne, Zurich, Soleure, l’abbaye de d’Einsiedeln, une famille de paysans dans la vallée de Schwitz schaffhouse Bâle, adieux à la Suisse.
Lucerne est une très jolie ville, aux rues larges et droites, située au bord du lac des Quatre-Cantons, le plus beau de la Suisse. A proprement parler, ce lac des Quatre-Cantons, divisé par deux rétrécissements, forme trois lacs: lac d’Uri, de Bouchs et de Lucerne. Ses bords sont entourés de rochers à pic, d’un effet saisissant. Comme l’Océan, il connaît les caprices de la vague et les émeutes de la tempête; comme l’Océan, il ne gèle jamais dans toute son étendue.
Les habitants de Lucerne, ville catholique de vingt mille âmes, passent pour avoir l’esprit vif, le caractère gai et le goût du plaisir. Les femmes se distinguent en général par la finesse de leurs traits et l’élégance de leur tournure.
Cette ville, qui fut un instant capitale de toute l’Helvétie, est fière de son nom Lucerna la ville qui resplendit au loin, les uns disent qu’elle doit son nom à un énorme fanal (Lucerna) élevé jadis sur son emplacement pour guider les voyageurs, les autres, à un miracle de Saint Nicolas, je préfère cette dernière hypothèse et je m’en tiens au miracle.
Dans les légendes, c’est un peu comme dans les contes de fées, les choses se passaient autrefois. Il y a bien longtemps, une chapelle s’élevait sur les bords de la rivière de Reuss, à sa sortie du lac. Cette chapelle était dédiée à Saint Nicolas, qui est non seulement le patron des célibataires, mais aussi celui des bateliers. La légende raconte donc que lorsque des bateliers étaient surpris sur le lac par l’orage et se trouvaient en danger de périr, une lueur visible de très loin apparaissant au-dessus de la chapelle, leur indiquait la route du port.
Cet endroit fut bientôt réputé comme un lieu sacré, et devint non seulement un but de pèlerinage pour les mariniers, mais aussi pour les voyageurs qui devaient affronter le passage effrayant des montagnes.
Le quai, corso de Lucerne, offre un splendide panorama, celui du lac et des Alpes! Nous y sommes allées par un temps admirable, il y avait un monde énorme. Cette foule m’a fait penser à la tour de Babel. Sous l’ombrage de grands marronniers, j’ai trouvé ici, comme dans la vallée de Sennaar, la confusion des langues, et même celle des costumes. C’était un spectacle amusant que celui de centaines de promeneurs, de nationalités différentes, parlant la langue de leur pays, et vêtus de robes et d’habits qui faisaient honneur aux excentricités de la mode, bigarrures de nuances, chamarrures d’ornements, vêtements fantaisistes, coiffures ébouriffantes, rien ne manquait à l’ensemble de cette arlequinade de formes et de couleurs, quoiqu’à vrai dire, plusieurs de ces toilettes prises séparément ne manquassent ni de chic ni d’élégance locale.
De confortables bateaux à vapeur, de charmantes barques à voiles et à rames sillonnent le port; tout au fond, derrière les rives verdoyantes parsemées de villas, se dressent fièrement, rangées en gigantesque demi-cercle, les cimes et les croupes innombrables des montagnes. Si l’on veut apprendre le nom de tous ces colosses, depuis le Pilate à droite, jusqu’au Righi à gauche, une table en granit placée sur un petit promontoire au milieu du quai en donne gravé sur la pierre la liste complète.
Le musée Stauffer avec ses groupes caractérisques d’animaux des Alpes empaillés, a beaucoup amusé Georgette, ainsi que le Diorama où des vues circulaires du Righi et du Pilate très bien peintes et éclairées par des effets variés vous donnent l’illusion parfaite de la nature même.
Le Pilate est l’un des monts les plus célèbres des Alpes, son aspect sévère, ses sommets déchiquetés et hantés par les légendes inspirent une certaine frayeur. Dame! c’est là que le gouverneur Pilate vint chercher la mort dans les eaux d’un petit lac qui se trouve à sa dernière altitude. Les fantaisies de l’imagination sont sans limites, certes, je ne m’attendais pas à trouver Ponce-Pilate en Suisse. Quant à son homonyme, il fait la pluie et le beau temps au point de vue atmosphérique. Le mont Pilate est un baromètre facile à consulter à la portée de tout le monde et qui se voit de loin.
Si le Pilate est coiffé d’un chapeau
Le temps restera beau,
Et, s’il s’est mis un collet de brouillard,
C’est le jeu du hasard;
Mais s’il est ceint de son épée
Bientôt crèvera la nuée.
Admirable le Lion de Lucerne, admirable ce monument consacré à la mémoire des huit cents officiers et soldats suisses au service du roi Louis XVI, tombés en le défendant le 10 août 1792.
«Au bord d’un étang ombragé de pins et d’érables dont les eaux tranquilles réfléchissent cet immortel chef-d'œuvre, se dresse un rocher dans lequel une grotte a été pratiquée à une certaine hauteur. Couché en travers de cette grotte, mourant de la mort des héros, un lion gigantesque, le flanc percé d’un fer de lance brisée protège encore de sa patte droite l’écusson fleurdelisé de la Maison de France, et témoigne ainsi de sa fidélité au devoir jusque dans la mort. Une inscription gravée dans le rocher au-dessus du lion porte ces mots: Helvetiorum fidei ac virtuti. A la fidélité et à la bravoure des Suisses. Sur une autre inscription placée au-dessous du lion se lisent les noms des héroïques victimes. Des bosquets touffus entourent l’emplacement et donnent à cet ensemble le caractère sévère qui convient.[4]
Près du rocher s’élève une petite chapelle mortuaire avec l’inscription Invictis pax. Paix à ceux qui n’ont pas été vaincus.
Des trophées d’armes et de drapeaux des gardes suisses en décorent l’intérieur, le dix août de chaque année on y célèbre une messe des morts.
Les flâneries en ville sont pleines d’attrait. Le passé et le présent s’y coudoient continuellement. Là c’est le passé: vieilles maisons d’un style très ancien, vieilles halles, vieilles tours; ici, c’est le présent, c’est la Lucerne moderne avec ses splendides hôtels, et le contraste de cette physionomie changeante offre à l’étranger qui passe un véritable intérêt.
La plus ancienne et la plus belle église de Lucerne est l’église de St-Léodegard, fondée selon la tradition par Wickard duc de Souabe en 695, détruite par un incendie, elle fut reconstruite en 1634 sous sa forme actuelle. Les sculptures extérieures du portail et de la tour sont superbes. On admire à l’intérieur les grilles en fer forgé du maître-autel et du baptistère, les stalles du chœur en bois sculpté, les vitraux anciens, les autels richement dorés, et enfin le beau tableau, un christ au jardin des Oliviers, de Lanfranc, élève de Guido Reni, et une très belle sculpture en bois représentant la mort de la Vierge.
Maintenant, ce qu’il y a de plus remarquable, ce sont les orgues qui comptent parmi les plus considérables et les meilleures, non seulement de Suisse, mais de toute l’Europe, on y a travaillé plusieurs années. Ces orgues possèdent quatre mille cent trente-et-un tuyaux, j’ai eu la bonne fortune de les entendre. Outre le registre de la vox humana merveilleusement réussi, elles possèdent une vox angelica dont les ondulations dirigées par une ouverture percée dans la voûte redescendent en modulations d’une harmonie toute céleste. Je suis revenue ravie des effets puissants et du charme pénétrant de ces orgues célèbres. L’église est entourée d’un cimetière rempli de monuments, je ne trouve rien de plus triste que la visite de ces champs du repos, il m’a cependant fallu traverser celui-ci, ses longues arcades lui donnent absolument l’air d’un campo santo italien. Je ne voudrais pas être obligée de décrire toutes les promenades qui entourent Lucerne, il faudrait des volumes...
Le lac pittoresque d’Uri consacre le souvenir de Guillaume Tell, ses bords ont été témoins des évènements qui en ont fait le héros populaire de l’Helvétie. Dans le canton d’Uri, nous avons foulé l’herbe de la célèbre prairie de Grütli où les fondateurs de la liberté helvétique prêtèrent serment en 1307.
N’est-ce pas en évoquant ce souvenir que le poète zurichois Keller disait: «Laissez briller la plus belle étoile sur mon pays, sur ma patrie.»
Il est bon de rappeler en passant que les quatre cantons qui ont fait la Suisse sont restés profondément catholiques.
Tout le parcours du chemin de fer de Berne jusqu’à Lucerne, Zurich et Schaffhouse est extrêmement riche et plantureux: coteaux fertiles, lacs transparents, bois séculaires, prairies veloutées, chalets découpés en dentelle.
Séjour à Zurich, ville intéressante à visiter et à étudier.
La cathédrale le Munster est fort belle, l’Hôtel-de-ville, les collèges, les hôpitaux, le casino sont aussi de beaux édifices, on fait remarquer aux étrangers le monument de Gessner et le tombeau de Lavater.
Zurich est une ville commerçante et... studieuse, on l’a surnommée l’Athènes de la Suisse, réputation qu’elle soutient dignement.
Cette jolie ville moderne, où l’on fabrique de si riches étoffes de soie et de mousseline, est également située au bord du lac qui lui a donné son nom; d’ailleurs, quelle est la ville de Suisse qui n’a pas son petit ou son grand lac et sa légende?
Zurich a l’un et l’autre, un beau lac et une singulière légende, dont Charlemagne est le héros. La voici: On commence par vous montrer la maison où logeait Charlemagne, le grand empereur, alors qu’en l’an 800 il fondait les premières écoles Zurichoises; cette maison, située tout près de la cathédrale dans la rue des Romains, est connue de temps immémorial sous le nom de la maison «dans le trou,» in loch, par ce qu’il faut pour y arriver descendre d’un côté de hauts escaliers, de l’autre un chemin fort rapide; elle a été tant de fois restaurée depuis, qu’il ne doit rien rester de la maison primitive, de réparation en réparation, elle a perdu tout ce qu’elle avait de remarquable, à l’exception d’une porte et de deux fenêtres d’architecture romane. Mais enfin elle reste parée des souvenirs du passé, et c’est déjà beaucoup.
Charlemagne avait donc fait élever, en plus de ces écoles, sur l’emplacement actuel de la Wasserkirch, une chapelle munie d’une cloche que pouvait sonner, à certaines heures, quiconque réclamait un jugement de l’empereur ou voulait implorer son appui.
«Un jour la cloche sonne, mais le gardien ne voit aucun sonneur, il n’aperçoit âme qui vive dans la chapelle, ou à ses abords, la cloche réitère néanmoins ses appels, et le bon empereur, ne pouvant obtenir une réponse qui le satisfasse lorsqu’il demande à ses serviteurs qui agite la cloche, prend le parti d’aller voir en personne ce qui se passe. Il arrive avec l’impératrice et voit que c’est un serpent qui tire la corde, il approche et l’animal le conduit quelques pas plus loin à son nid. Un énorme crapaud s’était établi sur les œufs du reptile et l’empêchait de regagner son domicile.
«Charlemagne, monté sur son siège de justice, donne l’ordre de chasser le crapaud et le serpent reprend sa place et ses droits. A quelque temps de là, les serviteurs de l’empereur viennent lui dire tout effarés qu’un serpent monte les degrés qui donnent accès dans la maison. Charlemagne défend qu’on fasse aucun mal à cet étrange visiteur, qui bientôt fait son entrée dans la salle où la cour était à table.
«L’animal se dirige droit au hanap impérial, fait comprendre qu’il doit en soulever le couvercle puis, son désir satisfait, dépose dans la coupe une pierre précieuse qu’il tenait dans sa bouche et disparaît; jamais on ne le revit.
«Charlemagne, touché de ce cadeau, témoignage de la reconnaissance du serpent pour ses bons offices, fait monter la pierre en bague. On s’aperçoit alors qu’elle avait une puissance magique et qu’elle attachait indissolublement le cœur de l’empereur à la personne ou à l’objet qu’elle touchait. L’impératrice désirant comme toute bonne épouse être aimée seule de son mari, se fit donner la bague. A ses derniers instants, elle eût le soin de dissimuler ce talisman sacré dans sa bouche, et après sa mort, l’empereur lui resta tellement attaché que pendant longtemps il ne permit pas qu’elle fût inhumée, ne pouvant supporter l’idée d'être séparé d’elle.
«Un jeune étudiant en médecine de Zurich ayant été consulté par un chevalier de la suite de l’empereur, finit par découvrir l’artifice auquel avait eu recours l’impératrice. Le chevalier s’empara de la bague et bientôt l’empereur renonça à garder le corps de sa défunte épouse, mais alors son affection excessive se reporta tout entière sur le chevalier détenteur de l’anneau. Au bout de quelque temps celui-ci, fatigué de l’attention que le public accordait à la moindre des actions du favori de l’empereur, jeta l’anneau dans un terrain marécageux. On était loin de Zurich alors, mais cela suffit pour que l’empereur se sentît attiré vers cet endroit.
Il y construisit une église qu’il dota richement, éprouvant toujours une attraction invincible pour ce monument, lui qui avait fait construire tant d’autres églises, il voulut y être inhumé. C’est ainsi que fut fondé Aix-la-Chapelle. Telle est la légende que racontent les vieilles chroniques et que respectent encore aujourd’hui les bons habitants de la ville.»
L’épisode du serpent sonnant la cloche est rappelé par un bas-relief que l’on admire aux angles de la maison qui se trouve au-dessous de la cathédrale. (Münsterhaus).
Aimez-vous les légendes? Allez en Suisse et en Allemagne, de l’autre côté des Alpes et du Rhin on en a mis partout. Ainsi la création de Soleure remonte à Abraham. On retrouve donc en cette belle Helvétie, Jésus-Christ, Pilate, Abraham et un bon serpent; moi qui avais toujours pensé qu’il n’y avait que de mauvais serpents, à commencer par celui du Paradis terrestre, quelle erreur!
Soleure possède la plus belle église de Suisse, et passe pour être avec Trêves la ville la plus ancienne.
In celtis, nihil est Solodoro antiquius, unis exceptis Treveris, dit une inscription gravée sur la tour burgonde qui y commande la place du marché.
Aussi, un Soleurois malin, l’artiste Schwaller, avait-il imaginé de peindre une vue de la cité, où il montrait sur les remparts, Dieu le Père, occupé à la création d’Adam et d’Eve! en bas, les bourgeois contemplant curieusement le Père Eternel et le premier homme.
C’est hier qu’a eu lieu à Zurich, entre les résidents allemands et nos français internés, une bagarre qui a mis toute la ville en émoi. Le sang a coulé de part et d’autre. C’est le sujet de toutes les conversations; les sentiments à cet égard me paraissent très partagés, et il m’est impossible de savoir de quel côté sont les plus grands torts, en tous cas, nos vainqueurs ne se sont pas montrés généreux.
Nous avons fait un pieux pèlerinage à l’abbaye d’Einsiedeln, non loin de Zurich, cent cinquante mille pèlerins la visitent chaque année.
Elle appartient aux Bénédictins. Le monastère entouré de pics et de montagnes apparaît dans un cadre majestueux, digne de lui.
A ses pieds s’agite un torrent tumultueux. Les religieux bénédictins, dont on connaît la science et la vertu ont ici un séminaire et un collège renommés. Leur magnifique bibliothèque renferme de précieux manuscrits, leurs archives ont une grande valeur.
L’église moderne est au centre de la façade du monument actuel, qui forme un vaste carré; elle fut détruite par un incendie, en 1798, et reconstruite sur les plans anciens.
La nef principale enveloppe la Sainte-Chapelle, où se trouve la Vierge miraculeuse.
Cette chapelle est en marbre noir. Sur l’autel, on aperçoit à travers une grille la statue en bois noir de la Vierge tenant l’enfant Jésus. Tous deux sont revêtus de splendides vêtements, et portent des couronnes d’or ornées de pierreries. Quelques écrivains disent que cette vierge fut volée par les Français, ainsi que le trésor du couvent en 1798. Les religieux assurent au contraire qu’ils sauvèrent la vierge du pillage, qu’elle fut cachée dans le Tyrol, d’où les bons pères la rapportèrent en 1803.
L’intérieur est orné de plusieurs objets d’art. Au-dessus du maître-autel, voici un splendide tableau représentant l’Assomption de la Vierge.
J’admire dans la nef latérale un superbe crucifix et sur le marbre du chœur une Cène en bronze qu’on me dit coulée d’un seul jet par Pozzi.
L’aspect général d’Einsiedeln rappelle Notre-Dame-de-Lorette.
Entre les deux tours, on compte onze cloches: une pèse cent vingt quintaux. Lorsqu’elles chantent ensemble, leur voix grandiose est comme le prélude des célestes harmonies et des chants magnifiques qui attendent le pèlerin aux offices. L'âme écoute frémissante ces concerts du ciel, et comme on prie ensuite avec ferveur, les uns debout tout haut, les bras en croix, les autres prosternés, s’absorbant dans une muette contemplation qui tient de l’extase. Des centaines de bougies s’allument de tous côtés, image de l’ardeur des prières et des vœux.
Entre le bourg et le couvent, sur une vaste place, se trouve une fontaine en marbre noir.
Pour que le pèlerinage soit complet, il faut boire à cette fontaine, parce que la tradition rapporte que Notre Seigneur Jésus-Christ s’y désaltéra. Or, quatorze filets d’eau y jaillissent à la fois, et la tradition ne disant pas auquel bu Notre-Seigneur, les pèlerins consciencieux boivent aux quatorze petites sources pour être bien sûrs de ne pas se tromper.
Au-dessus des arcades se dressent les statues d’Othon Ier et d’Henry Ier, protecteurs du monastère.
«Quelle admirable légende que celle de saint Meinrad! Après avoir été la gloire du couvent de Reichenau, il chercha la perfection dans la vie solitaire de ce désert situé à deux mille neuf cent quatre-vingt-dix pieds au-dessus du niveau de la mer.
«Ce noble Germain vivait au neuvième siècle; il périt sous le fer de deux misérables, qui s’enfuirent à Zurich, poursuivis par les corbeaux familiers du cénobite; leurs clameurs les désignèrent à la justice, et les firent arrêter.
«Ce miracle et les hautes vertus du saint martyr sanctifièrent le désert d’Einsiedeln; la vénération des peuples s’y attacha.
«Ainsi fut fondé le sanctuaire de Notre-Dame-des-Ermites. Une pieuse et universelle croyance ajoute que le ciel présida à la consécration du sanctuaire; le Christ lui-même, la Vierge et les anges bénirent le lieu merveilleux. On entendit les harmonies célestes, et dès lors ce fut une tradition sacrée.»
A peu de distance du bourg, sur l’emplacement de la première cellule de saint Meinrad, la vue s’étend sur le lac de Zurich, dont les perspectives, d’abord riantes, se transforment, s’accentuent, et les glaciers éternels apparaissent dans leurs beautés dramatiques.»
Que de légendes religieuses, que de légendes naïves ont pris leur essor de ce lieu privilégié!
En voici une bien triste et qui reste à l’état de tradition consacrée dans une des familles les plus distinguées de la Suisse allemande.
«A la fin du siècle dernier, le comte et la comtesse de R... avaient leurs deux fils dans la garde suisse à Paris. Les nuages s’épaississaient, la tempête révolutionnaire grondait. Les échos, de plus en plus lugubres, n’arrivaient qu’à demi dans ce canton lointain, aucunes nouvelles précises n’étaient venues confirmer les anxiétés des parents. Le 10 août 1792, la mère éplorée vint confier sa peine à Notre-Dame-des-Ermites; elle priait devant l’autel, plus inquiète que de coutume, lorsqu’elle vit tout à coup ses deux fils, en uniforme, franchir sans bruit la porte du sanctuaire, une épée flamboyante à la main.
«La vision s’effaça à peine entrevue, ne laissant à sa place qu’une ombre lumineuse qui s’éteignit à son tour.
Peu de temps après, le comte de R... apprenait que, ce même jour, à cette même heure, ses deux fils, victimes du devoir et de l’honneur, avaient été massacrés en défendant Louis XVI.
Quelques parties de la Suisse, comme la belle et riante vallée de Schwitz nous présentent, en plein dix-neuvième siècle, des familles quasi primitives, ayant échappé jusqu’ici au progrès d’une civilisation vraiment effrénée par certains côtés. Ce n’est pas sans une très douce émotion que j’ai pénétré dans la pittoresque demeure d’une vieille famille de paysans, demeure qui a gardé le type bien connu des chalets suisses.
«Soubassements en maçonnerie, étages supérieurs en madriers de sapin, escaliers et balcons en bois découpé, le tout coiffé d’une large toiture qui surplombe d’un à deux mètres sur la façade du bâtiment.» Cette construction rustique est aussi souriante qu’originale, avec l’ombrage de ses grands arbres, les verdures reposantes de ses tapis d’herbes et le cristal limpide de sa fontaine qui se termine en ruisseau.
La famille au complet, lorsque je suis entrée, se groupait autour du père, le chef vénéré. L’intérieur m’a paru fort simple mais d’une grande propreté, la propreté c’est la coquetterie des maisons simples et modestes, cependant le plafond et les lambris sont en bois artistement sculpté, l’autre luxe de cette salle, c’est le poële de faïence brillante, aux formes rectangulaires et monumentales, sur l’un de ses carreaux de faïence, je lis incrustée dans son émail cette belle sentence.
Mit Gott hor auf,
Das ist der schonste Lebenstauf.»
Ce qui peut se traduire en français:
«Commencer avec Dieu, finir avec Dieu, voilà le meilleur emploi de la vie.»
Un vaisselier, une grande table au milieu, un beau crucifix entouré d’images pieuses, un bénitier fleuri d’un rameau de buis, suspendu près de la porte d’entrée composent le mobilier, quelques chaises de bois découpé entourent la table, mais on leur préfère le banc adossé à la muraille.
On ressent dans cet heureux intérieur une sensation de calme inexprimable.
Ah! que je me sens loin du brouhaha des grandes villes et de la vie à outrance qu’on y mène. C’est dans ces intérieurs paisibles qu’il faut venir puiser les plus hauts enseignements de la pure morale et le sentiment qui est la force et le salut des nations. L’amour et le respect de la famille et de Dieu.
«Heureuses les vieilles races, sur lesquelles ne pèsent pas le poids des révolutions.»
Schaffhouse est une ancienne ville forte, située au bord du Rhin, sur l’extrême frontière Suisse.
Ma première pensée à Schaffhouse est pour la cascade de la Lauffen, la plus belle de l’Europe.—En y arrivant, mon imagination a d’abord été désappointée de ne pas voir les eaux tomber d’une plus grande hauteur; elles descendent graduellement en nappes d’une immense largeur jusqu’à l’énorme rocher planté au milieu du fleuve contre lequel elles se précipitent l’une par dessus l’autre avec un fracas épouvantable. Malgré la déception du premier moment, mes yeux ne peuvent se détacher de ce spectacle étourdissant. Je reste là comme pétrifiée, regardant et écoutant, pendant que Georgette remplit ses poches de charmants petits cailloux qu’on trouve sur les bords du fleuve.
Pour compléter le tableau, je vois un train s’engouffrer dans le tunnel du château de la Lauffen, tout cela devient vertigineux!
J’ai visité à Schaffhouse l’énorme et vieille forteresse près de laquelle se trouve le cimetière. En sortant, nous avons entendu des détonations; c’était les derniers honneurs que l’on rendait à l’un de nos pauvres soldats mort de la petite vérole à l’hôpital.
Départ pour Strasbourg par le chemin de fer badois qui nous laisse en route de bonne heure et nous couchons à Waldshut, charmante ville, assise sur les bords du Rhin. Aujourd’hui dimanche, par un temps splendide, nous reprenons le chemin de fer qui côtoie le Rhin jusqu’à Bâle, il n’y a pour moi qu’une ombre, une ombre bien noire, au splendide tableau qui se déroule devant nous. C’est la vue de toutes ces gares enguirlandées de tous ces drapeaux aux couleurs prussiennes et badoises flottant au vent. Les campagnards débordaient sur le parcours avec des airs de fête. C’était une griserie de chants patriotiques, à l’occasion de la paix signée, une orgie de victoire qui me jetait des bouffées de rouge au front et de rage au cœur.
Ah! comme tous ces chants résonnaient lugubrement à mes oreilles!
Voici du reste la traduction des hurlements militaires d’outre-Rhin, qui se vocifèrent en ce moment dans toute l’Allemagne.
Les hussards chantent, la poudre gronde,
Suivons tous nos généraux qui, pour nous,
Ont déjà gagné mainte bataille.
Frères, si nous n’avons pas un sou entrons en France, nous trouverons de l’argent là-bas.
Frères, si nous n’avons pas de souliers, allons en France pieds nus; là-bas on trouve à se vêtir et à se chausser.
Frères, si nous n’avons pas de vin à boire, il y en a en France, allons là-bas, nous défoncerons les tonneaux et viderons les bouteilles.
Frères, ne craignez pas de tirer et de frapper toujours en avant, toujours contre la France et les Français!
J’entendais ces chants avec une intensité de douleur que je ne puis rendre, j’avais les yeux pleins de larmes, et je suffoquais en pensant à ce qui se passait sur l’autre rive du Rhin. Quel contraste!
Bâle, malgré ses monuments, son église du Munster, ses remparts imposants me semble une belle, grande, mais triste ville.
Elle est cependant le grand entrepôt du commerce, entre la Suisse, la France et l’Allemagne.
Jusqu’en 1833, Bâle a été la seule ville Suisse qui ait eu une université, elle avait été fondée dès 1459.
C’est vers la même époque que Bâle vit le fameux concile qui menaça de tourner en schisme sous le pape Eugène IV.
Plusieurs traités célèbres y ont été signés.
Erasme y mourut.
Le Musée renferme des toiles remarquables. Les chefs-d'œuvre de Hans Holbein m’ont vivement frappée, son christ particulièrement. C’est une admirable conception. L'âme se sent toute en pleurs, devant cette indicible figure, qui semble résumer toutes les douleurs. L'œil ouvert qui ne regarde plus, conserve le suprême et dernier éclat des visions funèbres. La blessure du côté est béante et profonde.
Oh! oui, dans ce corps tourmenté, cette tête sanglante, le peintre s’est inspiré des réalités de la mort. C’est d’une vérité absolue, effrayante. Il manque seulement un peu d’idéal si l’on songe que ce n’est pas seulement un homme, mais Dieu même qui vient de mourir-là!
C’est à Bâle que nous faisons nos adieux à la Suisse.
Adieu, belle Helvétie, adieu pays grandiose aux aspects saisissants et variés, adieu montagnes vêtues de forêts et couronnées de glaciers, rochers découpés en figures fantasques, cascades et torrents dont les eaux se fondent en écume de neige, se brisent en flèche d’argent, s’étalent en nappe de cristal.
Adieu et je répète avec le poète: Tout dans ce beau tableau sert à nous enchanter! J’ai presqu’envie d’ajouter que la seule ombre à ce merveilleux tableau c’est l’homme qu’ici la grandeur de la nature semble écraser.
Oui adieu, Suisse hospitalière, Suisse généreuse, ce n’est pas sans émotion que je te quitte, terre bénie, qui t’es montrée si compatissante à nos pauvres soldats.
C’est à Verrières dans une maisonnette que fut signée, entre le général Suisse Herzog et le général Clinchamp, le dernier général de l’armée de l’Est (oubliée par nos gouvernants lors de l’armistice) la Convention qui arrachait quatre-vingt-cinq mille Français aux mains de l’ennemi.
L’armée de l’Est après avoir repoussé les Allemands à Villersexel, venait de perdre la bataille d’Héricourt. Elle fuyait... et je l’ai encore et je l’aurai toujours présente à l’esprit cette déroute épouvantable, où l’on voyait des cavaliers sans chevaux, des fantassins sans armes, des piétons sans souliers les pieds gelés, ulcérés, marchant par 16 degrés au-dessous de zéro avec de la neige jusqu’aux genoux. Oui, je la reverrai toujours cette armée en guenille, mourant de privations et de froid; combien, combien de ces malheureux ont succombé. Les Prussiens et les corbeaux étaient à leurs trousses, les uns pour les achever et les autres... pour les dévorer. Devant cet encombrement formidable, la Suisse qui n’y était point préparée s’élevant soudain à la hauteur de cette lourde tâche a montré le plus admirable dévouement.
Les généraux ont choisi leur résidence, plus de deux mille officiers, en chiffres exacts deux mille cent dix officiers se sont fixés dans six grandes villes; les soldats ont été repartis dans cent soixante-quinze dépôts, et soumis au code militaire du pays, traités comme milice suisse, c’est-à-dire logés, nourris et payés à raison de vingt-trois centimes par jour et par homme.
Un jour cent cinquante mille lettres sont tombées tout à coup venant de Mâcon. Quel travail pour remettre à chacun celles qui lui sont adressées. Mais les bons Suisses sont patients et l’on débrouille ce formidable courrier. Songe-t-on, disait un Suisse, à tout ce que peut contenir une lettre, cette feuille légère: parfois le cœur tout entier, parfois un pieux souvenir qui rend la vie; un secours urgent attendu avec angoisse et toujours au moins des nouvelles de la famille, des consolations, une bouffée de l’air du pays natal, une preuve qu’on n’est plus seul.
Il est juste aussi de reconnaître que, pendant leur séjour de trois mois, nos soldats se sont montrés doux, honnêtes, reconnaissants.
Le conseil fédéral a adressé au général Clinchant une lettre, «pour rendre hommage à la bonne conduite, qui n’a cessé de régner parmi les officiers et les soldats de l’armée de l’Est, pendant son internement en Suisse, ce qui a largement facilité la tâche du gouvernement fédéral et des gouvernements cantonaux.»
Ce fut une fièvre de dévouement, un délire de sacrifice pour notre malheureuse armée. La Suisse avait besoin d’argent pour nourrir les internés et les troupes qui les gardaient; tous les Suisses, à l’étranger, ouvrent aussitôt leurs bourses et écrivent qu’ils sont prêts à revenir si on a besoin d’eux. La Suisse demande quinze millions, on lui en souscrit plus de cent (cent six millions cent vingt-six mille cinq cents francs); tous nos soldats valides, on les habille chaudement, on les nourrit abondamment, les malades reçoivent jour et nuit les soins les plus délicats et pour ceux qu’on ne peut guérir, on adoucit leurs derniers jours.
Oui, la Suisse, en ces cruelles circonstances s’élevant jusqu’à l’héroïsme a mérité de l’humanité entière. Honneur et merci à toi, noble terre, c’est ma dernière parole en te disant adieu![5]
CHAPITRE VI
Kehl, Strasbourg, douloureuse histoire, Bade et ses environs, Fribourg-en-Brisgau, Heidelberg, la Forêt-Noire.
Après quarante-huit heures de séjour à Bâle, nous montons en wagon avec deux Russes qui vont comme nous à Strasbourg.—Nous voyageons aussi avec des officiers prussiens que nous perdons pour en reprendre d’autres à chaque station.
Le soir, très tard, nous entrons à Kehl, impossible d’aller plus loin. Nous sommes régalées dans notre hôtel du bruit d’un banquet à l’occasion de la paix. Hélas! c’est partout le chant de gloire des vainqueurs. Le lendemain, j’ai visité Kehl presqu’entièrement détruit par le canon de Strasbourg: la gare n’existe plus. C’est une arrivée continuelle de troupes allemandes débarquant au chant de l’hymne national, avec des bouquets au canon de leurs fusils. Ces chants allemands sont assez beaux et graves, mais ils tintent à mon oreille comme un glas. Départ pour Strasbourg; le pont de Kehl n’est encore réinstallé que provisoirement.
Nous allons tout doucement; on distingue parfaitement d’ici Strasbourg et ses ruines. Nous y arrivons au bout d’une demi-heure: les Prussiens travaillent à réparer les portes de la ville. Il y a à la gare un encombrement de troupes impossible à décrire. Je ne sais comment réussir à avoir mes bagages. Cependant les employés, grands et petits, sont polis à l’égard de tout ce qui parle français. Je pense qu’il est dans leur nouvelle tactique de se rendre aimables.
Enfin j’ai mes bagages, sans trop d’ennuis, et je me dirige vers la place Kléber dont la statue n’a pas été endommagée; mais l’hôtel de l’état-major qui tient tout un des côtés de la place est complètement détruit, le cours de Broglie, le théâtre et la bibliothèque sont dans le même état. Quant à la cathédrale, les Prussiens y ont déjà fait quelques réparations, mais les magnifiques vitraux sont tous brisés, et ce seul dommage est évalué à un demi-million. Nous avons voulu faire l’ascension de la tour: Georgette était la plus intrépide, mais arrivée à une hauteur de quatre cents pieds, j’ai refusé d’aller plus loin, me sentant prise de vertige. La vue était cependant bien belle: même d’où nous étions, nous apercevions les Vosges et le Rhin, brillant au soleil comme un large ruban d’argent. Mais la merveille des merveilles est la magnifique horloge, qui date du quatorzième siècle, où nous avons vu sonner trois heures. Le coq a déployé ses ailes, la mort est apparue avec sa faux, puis trois apôtres ont salué Notre-Seigneur en passant devant lui, et sont allés frapper leur coup sur le timbre. Une visite très intéressante aussi a été celle du Temple protestant St-Thomas, qui renferme le tombeau du maréchal de Saxe par Sigalle, puis deux momies d’un seigneur allemand et de sa jeune fille en costume de fiancée.
Pauvre Strasbourg, combien faudra-t-il d’années pour cicatriser tes plaies et relever tes ruines?
Pendant que tu saignes encore, la nature a repris ses airs de fête. Les cigognes, oiseaux sacrés du Rhin, insoucieuses de la guerre et des révolutions bâtissent leur nid. La terre a revêtu ses parures de fleurs et les arbres leurs verdoyants feuillages.
Les Strasbourgeois qui aimaient la France, comme des fils aiment leur mère, font mal à voir, les femmes particulièrement ont un air d’abattement qui vous va droit au cœur. On vient de me raconter une histoire qui prouve leur patriotisme. Dans la maison qui touche l’hôtel où nous sommes descendues, habite une dame veuve, que le hasard nous faisait suivre ce matin en revenant de la messe. Avant-hier, cette dame logeait chez elle trois officiers prussiens qui se plaignaient de ne pas être admis dans son salon. Hier au soir, ils reçoivent une invitation. Ils arrivent à huit heures.
Le salon était obscur; à la lueur de la lampe unique qui l’éclairait, ils entrevoient plusieurs femmes vêtues de noir et assises au fond de la pièce.
La maîtresse de la maison les voyant entrer va à eux, les amène à la première de ces dames, et la leur présentant:
«Ma fille, dit-elle; son mari a été tué pendant le siège.»
Les trois Prussiens pâlissent. Leur hôtesse les amène à la seconde dame.
«Ma sœur, qui a perdu son fils unique à Frœschwiller.»
Les Prussiens se troublent. Elle les amène à la troisième.
«Madame Spindler, dont le frère a été fusillé comme franc-tireur.»
Les trois Prussiens tressaillent. Elle les amène à la quatrième.
«Madame Brown, qui a vu sa vieille mère égorgée par les uhlans.»
Les Prussiens reculent. Elle leur désigne la cinquième.
«Madame Hullmann qui» mais les trois Prussiens ne la laissent pas achever, et, balbutiant, éperdus, ils se retirent précipitamment comme s’ils eussent senti l’anathème et les malédictions de ces pauvres femmes en deuil tomber sur leur tête.
10 mai 1871.
Les évènements en France n’ont fait que s’aggraver; ils ont dérangé tous mes plans de retour immédiat.
Je me décide à aller voir Bade qui n’est qu’à huit lieues de Strasbourg.
Le chemin de fer marche tranquillement, ce qui permet d’admirer une nature luxuriante, et de jolis villages qui semblent avoir été jetés là tout exprès pour faire point de vue au premier plan, pendant qu’au second plan se déroule une série de collines couronnées de ruines féodales. Voici Achern où l’on garde les entrailles de Turennes, à un quart d’heure tout au plus de Salzbach où le héros fut tué.
Voici Bükl qui se montre fier de son vin rappelant de loin notre Bourgogne, nous a-t-on dit, car nous n’en avons pas bu. Les grands vins allemands sont hors de prix, nous nous contentons de la bière de Strasbourg que nous trouvons bonne.
On prétend que la meilleure bière du monde sort de la brasserie que le domaine de la couronne de Bavière possède à Munich depuis plusieurs siècles; mais, comme nous n’avons point non plus goûté cette bière là, nous ne pouvons faire la différence.
Depuis quinze jours, nous sommes à Bade, la plus coquette des villes; je croyais n’y venir que pour quelques jours; hélas! l’insurrection de Paris n’est pas encore calmée. N’est-ce pas horrible cette guerre civile, cette guerre fratricide succédant à la guerre étrangère?
Il est probable que je vais me diriger sur la Belgique, ne voulant pas séjourner plus longtemps en pays ennemi. Cependant Bade me semble un vrai paradis pour les touristes.
Le Palais des Jeux est splendide. Deux fois par semaine nous y allons entendre d’excellente musique dans la salle des roses, tendue de satin blanc et décorée de guirlandes de roses en relief. Je vais aussi lire les journaux au cabinet de lecture où l’on peut coudoyer quantité de princes et princesses de toutes nationalités. Le roi et la reine de Naples habitent Bade en ce moment. La reine est une femme encore belle et sympathique, qui ressemble bien aux portraits que j’ai vus d’elle. Nous passons nos soirées dans le salon de la conversation ou au théâtre, un vrai bijou. Tout est élégant et luxueux à Bade: l’allée de Lichtenthal nous a rappelé les Champs-Elysées, tant il y passe de fringants équipages; seulement, au lieu de conduire au bois de Boulogne, elle conduit à la Forêt-Noire. Le Palais du grand-duc, la villa de la princesse Stéphanie de Bade sont remarquables. La cathédrale est richement décorée à l’intérieur: parmi ses curiosités on voit le squelette de Sainte Rosalie, entièrement recouvert de joyaux. L’ancienne chapelle des chanoines de Lichtenthal possède une autre relique du même genre.
La Trinkhall est l’établissement thermal proprement dit de Bade (Baden veut dire Bains en allemand); c’est aussi un fort joli édifice; sa façade comprend seize colonnes d’ordre corinthien. Sur le fronton un bas-relief représente la nymphe des eaux, qui, d’un côté, accueille les malades et qui, de l’autre, les renvoie heureux et guéris.
On arrive à la galerie par un large perron et deux entrées latérales. Le fond de cette galerie se compose de quatorze panneaux, peints à fresque, représentant les principales légendes du pays.
Je me les suis fait expliquer. Est-il rien de plus charmant que les légendes? Elles sont la poésie des siècles, elles sont les broderies et les fleurs jetées sur le canevas sévère de l’histoire.
J’ai voulu faire usage de ces eaux qui sortent toutes chaudes de dessous terre, mais cela ne m’a pas réussi comme à bien d’autres du reste. Dame! ces eaux guérissant les malades doivent rendre malade les bien portants. C’est logique.
J’ai fort remarqué une chapelle entièrement revêtue de marbre blanc et dont la toiture est en lames de cuivre.
Nous y sommes entrées pendant une cérémonie du culte schismatique qui m’a beaucoup intéressée; le patriarche qui officiait avait un air vénérable, et ses chants grecs étaient d’une douceur, d’une harmonie incomparables. Il y a eu aussi pendant notre séjour une grande kermesse qui a duré huit jours avec toutes sortes de divertissements. Un tir où l’empereur et ses généraux ont été fusillés bien souvent...... en effigie. Un panorama où l’on voyait toutes les principales batailles de la dernière guerre, c’est-à-dire une marche triomphale de la Prusse. Un carrousel superbe, des musiciens et chanteurs en masse. Tout cela avait beaucoup d’attraits pour Georgette; elle est encore à l'âge heureux où l’on ne se rend pas compte des choses: ce qui la faisait rire me faisait soupirer.
Nous avons visité plus d’une fois le grand bazar. Que de tentations! il y a là de quoi vider bien des bourses: verreries de Bohême, peintures sur porcelaines, variété de bijoux, horloges, coucous de toute espèce, bois sculptés de la Forêt-Noire, bibelots de tous genres et de toutes dimensions. Nous avons été raisonnables, si raisonnables que nous n’avons rien acheté. Une seule jolie chose peut tenter, mais la vue de tant de jolies choses n’excite plus le désir, elle le rassasie.
Je suis restée plus longtemps à Bade que je n’aurais voulu, mais il y avait tant d’excursions délicieuses à faire aux environs! Nous sommes donc allées au château grand-ducal ou vieux château. On y pénètre par une porte majestueuse. Ces ruines ont grand air. La salle des chevaliers est une vaste pièce à ciel ouvert; au centre une table champêtre avec un arbre au beau milieu. Une terrasse permet de circuler autour des ruines. Le panorama en est déjà superbe, mais si l’on veut monter jusqu’à la vieille tour, alors on jouit d’une vue qui s’étend sur toute la vallée de Bade, et quand le temps est clair, sur Kehl, Strasbourg et Rastadt. Au centre de la terrasse, dans une embrasure de pierres se trouve ce que l’on appelle la Colsharf, c’est-à-dire une réunion de cordes de boyaux tendues, lorsque le vent passe en les agitant, elles font entendre des sons d’une mélodie suave, d’une douceur infinie, c’est la harpe éolienne en un mot.
Nous sommes revenues du vieux château par Les Rochers: ce sont des masses de porphyre colossales aux déchirures profondes, aux crevasses béantes, reliées entre elles par des ponts et des sentiers où l’on peut circuler sans aucun danger.
Visite fort intéressante aussi au château d’Eberstein, ouvert toute la journée; Salle des chevaliers ornée d’armures et de vitraux anciens, appartements du duc et de la duchesse, tout cela superbe; balcons circulaires, terrasses, tentures magnifiques, vues merveilleuses.
Le château de la Favorite s’élève au centre d’un parc enchanteur, aussi romantique que possible: devant la principale façade s’étalent un vaste lac et un escalier grandiose, orné de statues. Le château de la Favorite doit sa fondation à la princesse Sybille, veuve de Louis-Guillaume, vainqueur des Turcs. La princesse eut-elle dans sa vie de gros péchés à se reprocher? toujours est-il, c’est que, à côté du joli château où rien ne manquait, on montre l’ermitage où la princesse s’en allait faire pénitence, et l’on y voit, en effet, les instruments de la macération la plus raffinée, un lit de paille, un cilice, une discipline, une ceinture armée de pointes de fer.
Au rez-de-chaussée du château, on vous fait regarder ce que je n’avais encore vu nulle part: «une cuisine d’apparat». Cette cuisine est ornée d’une collection de plats, d’assiettes, de cristaux de tout genre, et d’un service complet de table, représentant, en porcelaine, des jambons, des poulets et des canards, du gibier et un choix de légumes les plus variés.
Au premier étage, on vous montre une suite d’appartements intéressants au point de vue de la décoration et de l’ameublement, la chambre chinoise est fort remarquable, et le boudoir des glaces aussi: dans cette dernière pièce, on voit le portrait de la princesse sous quatre-vingts costumes différents.
La grande et somptueuse salle à manger pour les réceptions de gala, est du plus grand effet, et par l’élégance de ses dispositions et par la richesse de ses ornementations. Aux quatre coins de la salle sont des jets d’eau, que paillettent d’or tour à tour le soleil et les lustres; tout en haut se trouve une galerie circulaire pour les musiciens.
Après cela, on entre dans une enfilade de pièces originales, assez curieuses à voir.
En sortant du château, on admire à droite et à gauche des galeries en forme de cloîtres, donnant sur des massifs de verdure qui ont grand air.
Promenades charmantes encore dans la vallée de la Mürg, à la cascade de Géroldsau, au Chalet des Chèvres où vous voyez paître en liberté une centaine de chèvres, blanches comme leur lait, portant au cou une mince clochette dont on entend avec plaisir tinter le léger carillon.
«Le duché de Bade est l’un des plus beaux joyaux de la confédération germanique. Fribourg-en-Brisgau, Heidelberg et Baden-Baden forment un trio de villes-jardins inconnues en France.» Oui, le grand duché de Bade avec sa légendaire forêt noire, moins noire que son nom, est le jardin superbe de l’Allemagne. Il faut la voir, il faut l’admirer, cette promenade là; c’est un rêve en action.
Fribourg-en-Brisgau est une ville frappée au coin de la couleur locale et de l’antiquité.
On contemple d’abord l’université avec ses créneaux, l’hôtel-de-ville avec ses vieilles peintures, la cathédrale avec sa merveilleuse tour. Cette cathédrale construite en pierre de grès rouge, est l’une des plus belles églises gothiques de l’Allemagne. Elle remonte au treizième siècle. La tour haute de cent vingt-huit mètres est un chef-d'œuvre d’architecture et de sculpture; elle se termine par une flèche en pierre à jour, travail surprenant de hardiesse et de légèreté. Cette tour est comme celle de Strasbourg, l'œuvre d’Ewin de Steinbach, et un peu celle aussi de sa fille, la belle Sabine.
Si l’on en croit l’histoire, Sabine vivait au milieu des ouvriers de son père, les aidant de ses conseils, travaillant même avec eux, puisque certaines sculptures fines comme des broderies, à Strasbourg comme ici sont dues à ses mains délicates. Ils la faisaient juge de leurs différends et l’avaient surnommée «La Reine du travail.»
C’est à Fribourg-en-Brisgau qu’il faut venir pour s’extasier tout à son aise devant les reliques du passé.
Vieilles maisons, vieilles ruelles, vieux porches, vieilles tours, pignons gothiques, cloîtres sévères, peintures murales extérieures et décorations de fer forgé, voilà ce que l’on voit à Fribourg-en-Brisgau, la perle du pays, disent les guides.
Heidelberg est une ravissante ville de vingt-cinq mille âmes, intelligente et savante. Son université célèbre date de 1386; elle fut fondée par l’électeur Rupert Ier. Le pape Urbain VI contribua aussi à sa création.
Elle compte trente professeurs distingués, et beaucoup de jeunes gens sérieux. Ce n’est point à Heidelberg qu’il faut venir chercher le type romanesque du coureur ou de l’étudiant... qui n’étudie pas.
Cette ville possède un musée remarquable, des collections scientifiques d’une grande valeur, et une bibliothèque dite palatine, d’environ deux cent mille volumes, au nombre desquels le catéchisme de Luther annoté de sa main.
Très beau, le palais du grand duc qu’on a surnommé l’Alhambra de l’Allemagne, rempli d’une foule de précieuses choses. Très belles les deux églises de St-Pierre et du St-Esprit. Cette dernière, comme l’église française à Berne, sert également aux protestants et aux catholiques qui y font successivement leurs offices.
Les ruines, dues aux Français, du vieux château électoral sont excessivement curieuses: ces ruines monumentales, ces tours éventrées par nos canons au dix-septième siècle, décorant comme à plaisir des hauteurs boisées, dominent majestueusement encore la vallée de Neckar. Elles sont là comme pour raconter l’histoire et résumer le passé. Les habitants de ce château l’embellirent jadis suivant leurs goûts et leur époque, et l’on trouve ici:
«Un porche gothique et les colonnes de granit envoyées par le pape à Charlemagne, là, une façade italienne avec des nymphes et des chimères; ailleurs, une ordonnance couronnée de frontons; plus loin, la grosse tour fendue qui dresse vers le ciel sa brèche gigantesque. Les granits et les marbres gisent pêle-mêle, sous les pieds, enfouis dans l’herbe chevelue, les plantes grimpantes, les lierres tenaces.
Un seul souvenir s’est conservé intact, c’est la cave ou plutôt le célèbre tonneau des Palatins. Ce foudre titanesque a douze mètres de long; il peut contenir trois cent mille bouteilles de bière; le dessus forme terrasse, l’on y dîne et l’on y danse.
Quant à la Forêt-Noire, où le beau Danube bleu prend sa source, c’est un parc colossal, c’est un gigantesque bois de Boulogne, et je ne sais comment peindre mon admiration. C’est le paradis terrestre pendant l’été, car l’hiver le climat devient fort rude, et la neige y tombe au moins durant six mois. Elle féconde ainsi la luxuriante végétation qui doit se réveiller au printemps et prépare la floraison de ces fameux mérisiers qui produisent le kirsch-wasser (eau de cerises) si apprécié du monde entier.
«De toutes parts, dès qu’on s’engage dans l’une ou l’autre des vallées profondes qui partent du Rhin pour finir dans le royaume de Wurtemberg, à soixante-quinze kilomètres de là, on ne voit que forêts sombres de sapins couvrant les montagnes, collines et monticules, on n’entend que rivières et ruisseaux qui murmurent, en cascadant dans l’herbe et la mousse.
«Partout des habitations, soit groupées, soit isolées. Partout du monde; un perpétuel va-et-vient de gens et de bêtes allant aux champs de la vallée, ou montant aux pâturages. Les maisons sont bien, dans tout le massif qu’on désigne sous le nom conventionnel de la Forêt-Noire, celles que les marchands de jouets nous ont depuis longtemps montrées: petits chalets bas, en bois, drôlement assis, avec un pignon grossier, qui forme abri.
«Et les routes plantées d’arbres fruitiers! Et les vignes! Quelles admirables routes et quelles superbes vignes! Elles sont bien de taille à fournir à l’Allemagne entière de ce vin du Rhin dont elle est fière, et non sans raison, il faut bien en convenir. La toilette de ces vallées plantureuses et pittoresques est si bien faite!»
Le grand duc de Bade doit donner certainement les ordres les plus stricts pour que cette contrée riante, charmante, captivante, soit tenue l’été d’une manière irréprochable, avec des allées spacieuses et propres et des gazons fleuris comme on n’en déploie qu’autour des châteaux.
CHAPITRE VII
Rastadt, Carlsruhe, Francfort, Mayence, Les rives du Rhin, Coblentz, Cologne, Aix-la-Chapelle.
La première ville où nous nous arrêtons en quittant Bade, est Rastadt, ville murée du grand duché de Bade. C’est en cette ville qu’eurent lieu en 1713 et 1714 entre Villars et le prince Eugène, les conférences qui amenèrent la paix de Bade et assurèrent la possession de l’Alsace à la France.
Nous visitons ensuite la jolie ville de Carlsruhe, capitale du grand-duché, ville intéressante et industrielle. Le palais du grand duc est un très vaste bâtiment, mais d’un style un peu lourd; les jardins qui en dépendent sont fort beaux; il y a aussi un joli théâtre et un musée remarquable.
Carlsruhe se présente sous un aspect gai et sémillant. Une cité âgée d’un siècle et demi est encore dans sa prime jeunesse, et celle-ci est de date toute récente: elle fut fondée en 1715 par Charles-Guillaume, margrave de Bade-Dourlach qui en fit sa résidence et lui donna le nom de Carlsruhe, c’est-à-dire «Repos de Charles.» Ce n’était auparavant qu’un simple rendez-vous de chasse.
Notre curiosité n’a pas le temps de se reposer à Francfort, autrefois l’une des quatre villes libres de la confédération germanique. Beaucoup d’édifices du moyen-âge émaillent la ville. Nous avons visité la magnifique cathédrale où l’on couronnait les empereurs (on la répare en ce moment), l’hôtel-de-ville dit Rœmer où siège le Sénat, le palais de la Tour-et-Taxis où se tiennent les séances de la diète, de très beaux musées, la synagogue des Juifs, le monument des Hessois, la vieille maison de la rue des Juifs, berceau de la famille Rothschild, Francfort est aussi la patrie de Gœthe. Cette ville possède des places superbes, un grand jardin botanique, un théâtre, de vastes hôpitaux; enfin c’est une grande, riche et très belle ville. C’est de Francfort que fut lancé le 1er décembre 1813 le manifeste des souverains alliés contre Napoléon.
Nous traversons le Rhin pour aller à Mayence, l’une des trois forteresses fédérales de l’Allemagne.
Les Prussiens, les Autrichiens et les Hessois y tiennent garnison.
Cette ville n’est pas, comme Carlsruhe, de date récente. Elle fut fondée par Drusus, treize ans avant Jésus-Christ, et devint une place importante sous les Romains. Rebâtie par les rois Francs, Charlemagne se plut à l’embellir.
Mayence qui s’étend sur le penchant de plusieurs collines forme deux quartiers bien distincts, dont l’un est spacieux et élégant.
Cette ville renferme des richesses artistiques en grand nombre, galeries de peintures, musées d’histoire naturelle et d’antiquités romaines, cabinets de monnaies et de médailles.
Nous avons salué sur la place qui porte son nom la statue en bronze du célèbre Gutemberg auquel Mayence s’honore d’avoir donné le jour.
Il y a plusieurs belles églises, la cathédrale dite le Dôme m’a paru un peu lourde, elle est cependant renommée.
Mayence est souvent visité par les touristes, mais il paraît que les rois d’Allemagne ne s’y aventurent guère. Ce qui m’a été dit à ce sujet m’a donné en même temps la signification de la main levée pour prêter serment, qu’on voit sculptée sur la façade latérale de la célèbre cathédrale. L’empereur François d’Autriche, dernier empereur du Saint-Empire et beau-père de Napoléon Ier, se trouvait à Mayence à la fin du dernier siècle, et le clergé le reçut si bien qu’il fit à l’archevêque la promesse que l’empereur allemand qui viendrait la prochaine fois à Mayence devrait construire à ses frais les deux tours qui manquent à la cathédrale.
L’empereur François avait évidemment l’intention de revenir et de faire construire les tours, mais son futur gendre l’en empêcha et le Saint-Empire cessa d’exister.
L’archevêque avait fait sculpter la main pour que la promesse impériale ne fût pas oubliée.
Or, il paraît que cette main sculptée gêne le vieux Guillaume qui se soucie fort peu de construire à ses frais les tours d’une cathédrale catholique.
Je crains donc que celle-ci n’attende longtemps encore ses tours et qu’elle soit obligée de se contenter de ses plans... restés en plan.
Un immense pont de bateaux de six cents mètres communique avec Cassel, qui forme comme un faubourg de Mayence. Nous n’avons pas idée de ce genre de pont en France.
C’est ici que le Rhin a sa plus grande largeur. Avant de quitter Mayence, nous n’oublions pas d’y faire un déjeuner au jambon, puis nous nous embarquons sur un confortable bateau à vapeur, et de dix heures du matin à sept heures du soir, nous descendons, mollement bercées, le Rhin jusqu’à Cologne.
Les rêveries de mon esprit sont aussi bercées de mille souvenirs dont quelques-uns bien tristes. Naguère encore, le grand pont du Rhin était gardé par deux sentinelles, d’un côté la sentinelle badoise et de l’autre la sentinelle française. Hélas, il n’y a plus de sentinelle française! Ah! cette revanche des Allemands contre les Français, avec quelle perfidie et quelle patience elle a été préparée!
Jamais les braves Gaulois n’auraient su feindre et dissimuler comme les Germains, «cette nation passée maîtresse en tous genres de fourberie,» disait Tacite, il y a dix-huit siècles.
Mais le bateau à vapeur marche, le paysage se déroule, c’est une suite d’enchantements, le regard est ravi; presque continuellement les deux rives du fleuve sont bordées de hautes montagnes, au sommet desquelles sont perchés, comme autant de nids d’aigles, de vieux châteaux gothiques.
N’avaient besoin, pour prendre un château rude et fort,
Que d’une échelle en bois, pliant sous leur effort,
Dressée au pied des murs, d’où ruisselait le souffre,
Ou d’une corde à nœuds, qui dans l’ombre du gouffre,
Balançait ces guerriers moins hommes que démons,
Et que le vent, la nuit tordait au flanc des monts.»
D’autres châteaux sont plantés au beau milieu du fleuve, dans des îles enchantées.—En voilà une, là-bas, qui fait penser à Roland. La tradition fait mourir l’héroïque paladin au col de Roncevaux. On parlera toujours de la célèbre épée Durandal et du cor merveilleux dans lequel Roland aurait exhalé son âme valeureuse, pour faire parvenir jusqu’à Charlemagne le cri de suprême détresse.
«Dieu me garde d’enlever un seul joyau au cycle épique des chevaliers de la Table-Ronde! Mais à côté de la tradition guerrière, il y a la tradition amoureuse, qui éclaire d’un plus doux rayon cette grande figure de Roland, et qui en complète la poétique transformation.
Suivant une légende allemande, le héros, après avoir si vaillamment combattu, si bruyamment soufflé dans son cor, ne serait pas resté parmi les cadavres encombrant le val de Roncevaux. Un miracle de l’amour l’aurait ressuscité d’entre les morts, et, malgré ses innombrables blessures, il serait revenu sur les bords du Rhin, où le rappelait la foi jurée à la belle Hildegonde.»
Voici la légende:
«Hildegonde et Roland étaient fiancés, quand le héros dut partir avec l’armée pour l’Espagne. Remarquons ici qu’en qualité de neveu de Charlemagne, dont la résidence était à Aix-la-Chapelle, et qui visitait volontiers ses vignobles des bords du Rhin, notamment Rudesheim, Roland a dû passer une partie de sa jeunesse dans ces contrées. Rien d’étonnant dès lors qu’il y ait engagé son cœur. Hildegonde se montra digne de l’amour d’un tel guerrier. Elle l’attendit fidèlement, et quand lui vint la nouvelle du désastre de Roncevaux et de la mort de Roland, ne voulant pas se donner à un autre, elle prit le voile et se cloîtra dans l’abbaye de Nonnenwerth.
Jugez de la douleur de Roland quand il apprit que sa fiancée s’était donnée à Dieu pour toujours! Afin de pouvoir du moins apercevoir quelquefois sa forme chérie dans les jardins du couvent, il se fit construire le burg qui a conservé son nom, et y passa le reste de ses jours, les yeux presque constamment tournés vers le monastère. Les restes d’un vieux burg, en face des sept montagnes, près de Bonn, en témoignent de manière à ébranler les plus incrédules. Une tour en ruines, encore aujourd’hui désignée sous le nom de Coin de Roland (Rolandseck), plane presque à pic sur une très ancienne abbaye construite dans une île au milieu du Rhin, et qui a continué de s’appeler l'île des Nonnes (Nonnenwerth).»
Deux lignes de chemin de fer courent à droite et à gauche pour rappeler le voyageur aux réalités du XIXe siècle. La vigne grimpe partout où il y a quelques pouces de terre. Nous apercevons en passant les caves creusées dans la montagne qui renferment les précieux vins de Johannisberg. Je m’aperçois qu’un sentiment de jalousie se mêle à mon admiration, pendant toute cette journée. Je ne crois pas que nous ayons rien d’équivalent en France, et je comprends notre ambition, d’avoir voulu, hélas! posséder ce beau Rhin allemand.
Il est bien calme aujourd’hui, bien souriant, dans sa majestueuse sérénité et l’on oublie ses emportements, la course vertigineuse de ses flots bleuâtres qui roulent parfois avec une rapidité à faire frémir.
Voici Coblentz. C’est une ville à part; ses édifices et ses églises surtout sont beaux. J’y ai remarqué un monument élevé au général Marceau. Mais son altière forteresse entourée de sept enceintes est ce qu’il y a de plus remarquable.
Coblentz fut jadis une des villes habitées par les empereurs carlovingiens et plus tard par les électeurs de Trêves.
Je visite Coblentz avec intérêt en songeant à mon grand-père qui, au début de la révolution française, y arriva avec bien d’autres émigrés, et concourut d’une manière active à la formation de l’armée de Condé. Je conserve précieusement sa décoration du Lys, une fleur de lys d’argent surmontée de la couronne royale et nouée d’un ruban blanc, que les soldats seuls de l’armée de Condé avaient le droit de porter.
Lors de la Restauration, en 1814, cette décoration reprit faveur et devint comme un signe de ralliement qui servait à distinguer les royalistes, mais bientôt elle tomba dans le domaine public, chacun put la prendre, et cette facilité de la porter à sa guise, lui ôtant tout mérite, sa vogue fut promptement passée.
Aujourd’hui elle n’a plus place que dans les souvenirs de famille ou les musées d’antiquités.
Cologne est une grande et belle ville de cent mille habitants, mais d’un aspect triste. Bâtie en demi-cercle, défendue par quatre-vingt-trois tours, elle est reliée par un pont fixe, qui a remplacé un pont de bateau, à la petite ville de Deutz, sur la rive opposée du Rhin.
Deutz, ville presque entièrement peuplée de juifs devient ainsi le faubourg d’une ville essentiellement catholique et qui possède un nombre infini d’églises. La reine de toutes est son immense cathédrale, la plus belle que j’ai vue. Commencée en 1248, interrompue pendant plusieurs siècles, elle n’a été achevée que tout dernièrement en 1861. Dame! ici la légende est joliment en faute! La cathédrale de Cologne ne devait jamais être finie, disait-elle.
Oyez pourquoi: Un jeune architecte, désolé de n’avoir pu faire agréer son projet par l’archevêque Conrad qu’aucun plan ne pouvait satisfaire, s’en était allé sur les bords du Rhin dans le dessein de mettre fin à ses jours. Au moment où il allait se précipiter dans le fleuve, un vieillard qui n’était autre que le diable lui apparut tout à coup et lui offrit, en échange de son âme un plan merveilleux, le plan de la cathédrale actuelle.
Le jeune homme demanda vingt-quatre heures de réflexion et alla soumettre le cas à son confesseur qui lui suggéra une bonne ruse: Le lendemain, au moment où Satan lui montrait de nouveau son plan, en lui rappelant à quelles conditions il en deviendrait possesseur, le jeune homme le lui arracha brusquement, et, tirant tout aussitôt de dessous sa robe une relique de sainte Ursule, il en frappa l’Esprit du mal au front. Satan vit bien qu’il était joué: «C’est encore une ruse de l’Eglise! s’écria-t-il; mais la cathédrale que tu me voles ne sera jamais achevée, et ton nom restera inconnu!» En prononçant ces mots, Satan arracha d’un coup de griffe la partie supérieure du dessin. Le jeune architecte mourut de chagrin de n’avoir jamais pu le reconstituer.
Pendant de longues années, l’évènement sembla donner raison à la légende. Les travaux de la cathédrale de Cologne, commencés en 1249, furent continués jusqu’en 1509; mais, dans ce long espace de temps, ils furent interrompus plus d’une fois, si bien qu’au commencement de ce siècle, le chœur seul avait pu être terminé.
Transformé par la Révolution française en magasin à fourrages, mutilé par le temps autant que par les hommes, le vénérable édifice menaçait ruine et allait probablement être jeté bas, lorsque le zèle archéologique et religieux se réveillant, des associations se formèrent et entreprirent non seulement de restaurer, mais encore d’achever à l’aide de souscriptions l'œuvre gigantesque à peine ébauchée au Moyen-Age. Les dons affluèrent de toutes parts; le roi de Prusse d’alors, Frédéric-Guillaume IV, s’engagea à verser annuellement cinquante mille thalers, et, le 4 septembre 1820, eut lieu la seconde fondation de la cathédrale, fête magnifique dont Cologne n’a pas perdu le souvenir. Dès lors, il n’y eut plus d’arrêt dans les travaux, que moins d’un demi-siècle, comme on le voit, a suffi pour mener à bien.
Le chœur est une merveille du moyen-âge: on venait de toutes parts à Cologne pour honorer les précieuses reliques qu’elle possède, et particulièrement celles des Rois Mages.
Saint Bruno naquit à Cologne, et Marie de Médicis y mourut en 1642.—Rubens y séjourna longtemps, quelques auteurs croient qu’il y est né; en réalité il reçut le jour à Siegen (Nassau), d’une famille noble et originaire d’Anvers. Nous n’avons pas voulu quitter Cologne sans acheter quelques flacons de cette eau spiritueuse et parfumée, qui porte son nom; inventée à la fin du siècle dernier par Jean-Marie Farina, elle est maintenant connue du monde entier.
Aix-la-Chapelle est aussi une ville importante des états prussiens: l’hôtel de ville est magnifique; la cathédrale bâtie par Charlemagne est remarquable; cependant je lui reproche son style un peu lourd, un peu confus, et elle me semble bien inférieure à celle de Cologne.
Près de la ville se trouvent des eaux sulfureuses et ferrugineuses, fort en vogue. Ces sources furent découvertes par Charlemagne vers 773 pendant une partie de chasse. Il y fit construire une chapelle; d’où son nom d’Aix-la-Chapelle. L’empereur finit même par faire de cette ville sa résidence habituelle et la capitale de tout l’empire. A partir de cette époque le développement et l’importance d’Aix ne firent que s’accroître. Il s’y tint différents conciles; les empereurs s’y firent couronner pendant plusieurs siècles, de 813 à 1531. Les habitants vous montrent avec fierté les tombeaux de l’empereur Othon III et de Charlemagne.
De même qu’Argenteuil possède la tunique de Notre-Seigneur, et Prün, dans le diocèse de Liège, ses sandales, Aix-la-Chapelle conserve précieusement sa ceinture de cuir (cingulum), dont les deux extrémités sont réunies et scellées du sceau de l’Empereur Constantin.
Ce trésor, ainsi que les restes de Charlemagne, qu’on appelle les «grandes reliques», ne sont présentés à la vue du peuple que tous les sept ans.
CHAPITRE VIII
Bruxelles, Laeken, Waterloo, Gand, Bruges, Anvers, Spa, Paris et ses ruines, Retour au logis.
D’Aix-la-Chapelle, nous arrivons à la petite ville manufacturière de Verviers, première station belge. Là, il faut subir l’ennui de la douane, mais c’est égal, je ne suis plus en pays ennemi, il me semble qu’on m’a ôté un poids qui m’oppressait le cœur, je respire plus librement.
Le paysage a changé d’aspect; cependant vers Liège je retrouve des réminiscences de la Suisse en petit. Mais en approchant de Bruxelles, adieu la poésie. Nous sommes dans un pays riche et fertile, ces immenses plaines le prouvent certainement, malgré leur apparence terne, uniforme, presque insipide. Bruxelles s’annonce très bien par cette superbe gare du nord où nous débarquons; mais il y a tant de Parisiens ayant fui la Commune que tous les hôtels où nous frappons sont pleins. Enfin, après une journée de fatigues nous trouvons un appartement chez Monsieur Vereyken où nous sommes très confortablement installées.
Je vois dans mon guide que la ville de Bruxelles est à deux cent soixante-six kilomètres de Paris, et qu’elle renferme environ deux cent mille habitants.
Au septième siècle, Bruxelles n’était encore qu’un modeste bourg. Cette ville ne reçut son nom qu’en 1044, lorsqu’elle fut entourée de murs, et devint le séjour des ducs de Brabant. Ce n’est que depuis 1831 qu’elle est la capitale de la Belgique. Elle était avant l’une des deux capitales du royaume des Pays-Bas. Deux fois prise par les Français à la fin du dix-septième et à la fin du dix-huitième siècle, elle appartint à la France de 1795 à 1814.
On dit que Bruxelles est un petit Paris. C’est en effet une jolie miniature de notre capitale, avec sa ceinture de boulevards et son bois de la Cambre, rival de notre bois de Boulogne. Elle compte quatorze portes, vingt-sept ponts, et plusieurs beaux édifices. Sa cathédrale dédiée à Sainte Gudule est vraiment très belle à l’extérieur, quoique ses tours semblent inachevées.
L’intérieur est décoré très richement de superbes vitraux, de tableaux de maîtres et de magnifiques tombeaux en marbre blanc. La chaire en bois sculpté est très curieuse: l’artiste a représenté nos premiers parents mangeant la pomme et a personnifié les sept péchés capitaux qui viennent à la suite. L’hôtel de ville gothique est un remarquable monument entouré d’antiques maisons d’une architecture riche et bizarre. On ne voit qu’arabesques, colonnes, statuettes d’un grand effet. Ces demeures rappellent la domination des Espagnols, qui implantèrent ici le style mauresque, qu’ils tenaient eux-mêmes de leurs vainqueurs les Maures. L’ancienne maison du Roi est le chef-d'œuvre de ce genre. Quant au palais du roi actuel, ce n’est qu’une grande construction moderne, sans ornements et sans style. Sans doute que le confort et les richesses de l’intérieur font oublier l’extérieur, mais je ne l’ai pas visité.
La résidence royale de Laeken, située dans le faubourg de ce nom, est entourée d’un grand parc ouvert au public, qui peut s’y promener tout en admirant les beaux arbres, les pelouses fleuries, les orangeries et les serres remplies de plantes rares et superbes.
Le palais des ducs d’Orange, un peu moins laid que le palais du Roi, a été transformé en musée. Les promenades sont magnifiques et nombreuses.
L’Allée Verte est tout simplement ravissante; le parc royal, devant le palais du Roi, est planté de beaux arbres, mais les statues me semblent de peu de mérite.
Le parc de Bruxelles, devant le palais de la Nation, se trouve dans la ville haute, au milieu des quartiers les plus élégants. On y rencontre tout ce qui fait la beauté ordinaire des grands enclos: des massifs, des taillis, des pelouses, de l’eau. On a conservé un bassin qui recevait l’eau d’une fontaine aujourd’hui tarie. Ce bassin est donc à sec, mais on le garde, parce que Pierre-le-Grand pendant son séjour à Bruxelles, s’amusa un jour à boire «en vrai charpentier,» une bouteille de vin qu’il avait fait rafraîchir dans ce bassin. L’histoire, qui souvent laisse passer des faits importants, s’amuse parfois à consigner les plus petits, et c’est comme cela que les générations pourront lire gravés sur les bords du dit bassin, l’année, le mois, le jour et l’heure où le Roi a bu.
Quant au bois de la Cambre, il est vraiment splendide, et je crois qu’il peut rivaliser avec notre Bois de Boulogne. Au demeurant, Bruxelles est une ville industrieuse et commerciale, intelligente et artistique, riche et élégante.
Ses musées possèdent beaucoup de choses rares et curieuses, celui de peinture renferme une grande quantité de tableaux de Rubens, Van-Dyck, Rambrand, des deux Teniers, et de tous les maîtres de l’école flamande. Le musée Hirtz, fondé par un particulier, dont il contient seulement les œuvres et les collections assez originales, présente également beaucoup d’intérêt.
Bruxelles a de fort beaux magasins, et j’ai admiré aux étalages de lingerie ces belles dentelles si renommées dites point de Bruxelles.
Le théâtre de la Monnaie et celui des galeries Saint-Hubert sont les deux plus beaux de Bruxelles. Au reste, les divertissements abondent ici. Georgette irait volontiers tous les jours au spectacle ou au cirque; elle devient très mondaine. Je crois qu’il est temps de rentrer chez nous, et vraiment le mal du pays me gagne. Depuis huit mois je parcours villes et campagnes, employant mon temps à tout voir, à tout visiter. J’ai coudoyé des milliers de personnes et cependant je suis toujours l’étrangère partout où je vais. Je suis l’inconnue qui passe devant des indifférents et à la longue, ce sentiment d’isolement, cette solitude dont on se sent entouré deviennent une souffrance de cœur!... Oh! mon sweet home! quand te reverrai-je?
Nous avons visité le château de Laeken, résidence d’été du roi: c’est simple et beau. Puis nous avons fait une excursion à Warterloo, ce tombeau des gloires du premier empire. Georgette a grimpé au sommet du monticule d’où le lion belge domine la plaine en vainqueur, mais je n’ai pas eu ce courage; je suis restée aux pieds du colosse où m’est venue à l’esprit cette réflexion: «Que le petit état belge s’était fait représenter par un bien gros animal. Waterloo a comme Fribourg son tilleul historique et centenaire. C’est de ce tilleul, qui lui servit d’observatoire, que Napoléon suivait la bataille qui devait aboutir à la suprême défaite.
Bruxelles a aussi sa légende, la bien jolie légende de la Guerliche.
«La Guerliche, type populaire flamand, est une des personnifications de l’esprit qui court les rues. Goguenard, sentencieux, il parle par paraboles et par proverbes. Un jour, le roi des Pays-Bas vint visiter les Flandres. Il avise dans une promenade la plus belle ferme et le plus beau moulin qu’il ait jamais vus.
«A qui ce moulin? demande-t-il.
—Au meunier la Guerliche, sire.
—Et cette ferme?
—Au mayeur Sans-Souci.
—Sans-Souci! s’écrie le roi, voilà un gaillard qui est plus heureux que moi. Qu’on aille lui annoncer que je l’attends demain pour lui poser trois questions: 1º Ce que pèse la lune; 2º Ce que vaut son roi; 3º Ce que je pense. S’il répond de travers, il sera pendu: ce serait trop commode de passer ainsi la vie sans inquiétude.»
Sans-Souci se désole, mais la Guerliche s’offre à le remplacer, à la condition que le mayeur renoncera à la main de Toinette, qu’ils aiment tous deux.
La Guerliche se présente devant le roi.
«Eh bien! lui demande le monarque, sais-tu ce que pèse la lune?
—Oui, sire, elle pèse une livre.
—Et sur quoi bases-tu ton opinion?
—Sur ce qu’elle a quatre quarts.
—C’est juste, fait le roi. Et dis-moi maintenant, combien m’estimes-tu?
—Vingt-neuf deniers.
—Comment drôle, tu oses?...
—Dame! sire, puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ a été vendu pour trente deniers, je dois, en bon chrétien, vous placer un peu au-dessous.
—Très bien! dit le roi. Peux-tu me dire aussi ce que je pense?
—Parfaitement. Vous pensez que je suis Sans-Souci.
—Oui.
—Eh bien, je suis la Guerliche!
—Je te prends pour premier ministre! s’écria le roi enthousiasmé.»
Il est peu probable que ma destinée me ramène jamais en Belgique; je profite donc de mon séjour pour visiter ses principales villes.
Gand est une place forte de cent vingt mille âmes, plantée au beau milieu de plusieurs rivières, et une ville intelligente, possédant une Université libre, une Académie de dessin, peinture, sculpture, architecture, des musées, des bibliothèques, des sociétés savantes. Ce qui donne à cette ville de dix-neuf kilomètres de tour, un aspect tout particulier, c’est qu’elle est bâtie sur trente-six petites îles reliées entre elles par trois cents ponts. Il y en a plus qu’à Venise certainement, mais Venise reste une ville de Palais et l’emportera toujours sur sa rivale du nord, qui garde cependant aussi bien des souvenirs.
On admire son magnifique bassin pouvant contenir quatre cents bâtiments, son hôtel de ville du XVme siècle, son beffroi du XIIme, sa cathédrale du XIIIme, que couronne une tour de quatre-vingt-dix mètres de haut, enfin les vastes bâtiments de son Béguinage célèbre, qui tient tout un quartier. On vous fait aussi remarquer les restes de l’abbaye de Saint-Pierre, autrefois la plus riche des Pays-Bas.
Les églises ici sont remplies d'œuvres d’art.
Gand est la patrie de Charles-Quint. Cette ville fut prise en 1678, par Louis XIV, et à la fin du siècle dernier par les armées de la République.
Louis XVIII s’y retira pendant les Cent Jours et y publia un journal officiel: Le Moniteur de Gand. Bruges, qui compte cinquante mille âmes, est une ville belge, à la physionomie espagnole. Cette physionomie se retrouve aussi bien dans les demeures que dans les habitants, beaucoup de femmes sont brunes et n’ont rien du type un peu lourd des Allemandes blondes ou des rousses flamandes.
On remarque à Bruges le Palais épiscopal, l’ancien palais de Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, actuellement Palais de Justice, les halles, dont la tour possède le plus beau carillon de toute l’Europe, et l’église Notre-Dame, où se trouve le tombeau de Charles-le-Téméraire.
Le peintre J. Van Eych est souvent appelé Jean de Bruges, parce qu’il se fixa dans cette ville.
Quant aux dentelles de Bruges, que j’entendais vanter dans mon enfance, il paraît qu’elles se fabriquent dans les béguinages de Gand et non à Bruges, qui a cependant son béguinage.
En France nous ne connaissons pas le béguinage. En Belgique il est très florissant. Le béguinage n’est point un ordre, tant s’en faut ni une congrégation, puisqu’on n’y prononce point de vœux, c’est une sorte de confrérie. Autrefois on donnait ce nom à des filles ou veuves, qui, sans faire de vœux, se réunissaient pour vivre dans la dévotion. Cette sorte de communauté, qui remonte au XIIme siècle, fut suivant les uns appelée béguinage, du nom de Lambert Begg ou le Bègue, prêtre Liègeois, leur fondateur (1170); suivant d’autres, de Sainte Bègue ou Begga, sœur de Sainte Gertrude, qui aurait fondé ce genre de communauté dès 692. On a fait enfin dériver ce nom du vieil allemand beggen, demander, prier. Il y a encore en Allemagne, et surtout en Belgique, beaucoup de ces maisons-là.
Les Béguines furent supprimées en France par Louis XI, et remplacées, pour les soins à donner aux malades, par des sœurs du tiers-ordre de Saint François, auxquelles le vulgaire appliqua le nom de Béguines.
Le béguinage de Bruges exige des quartiers de noblesse: des princesses, des filles de sang royal en font partie. En principe, on va au béguinage pour sanctifier son âme, mais cette institution rend encore d’autres services. On a eu des déboires, des ennuis dans le monde ou un réel chagrin, on se réfugie au béguinage pour le temps qu’on veut, quelques jours ou quelques mois, et là on se retrempe, on prie, on se console.
Lorsqu’un jeune homme resté indécis, hésitant, ne se décide pas à demander la main de la jeune fille qui a jeté son dévolu sur lui, crac! celle-ci se précipite au béguinage, et menace d’y rester jusqu’à la fin de ses jours. Ce grand coup frappe généralement le cœur du rebelle, qui fait sortir l’amoureuse du béguinage, en lui passant l’anneau de fiançailles au doigt.
Comme on le voit, le béguinage, à tous les points de vue, a du bon.
De Bruges nous sommes allées faire un déjeûner d’huîtres à Ostende, station balnéaire très suivie. Nous nous sommes fort régalées de ces petites huîtres vertes sortant toutes fraîches de l’eau; elles sont à la hauteur de leur réputation, et quoique petites sans doute, je n’aurais pas voulu tenir la gageure de cet étranger, qui dernièrement avait parié avaler son cent d’huîtres pendant que l’horloge sonnerait les douze coups de midi, ce qu’il fit comme il l’avait dit, et sans en être le moins du monde incommodé.
Par exemple, j’ai eu quelque surprise en apprenant que ces délicieux mollusques, que je classais parmi les meilleurs produits de la mer du Nord, sont seulement élevés en Belgique et qu’ils naissent tous en Angleterre, sur les rochers de Colchester, d’où on les amène ici par cargaison.
Ah! le commerce, que n’invente-t-il pas?
J’ai été aussi à Anvers, cette belle ville dont Napoléon voulait faire la rivale de Londres. Elle comptait jadis deux cent mille âmes et fut pendant les douzième, treizième et quatorzième siècles l’une des premières places marchandes du globe.
Elle était si florissante il y a quatre cents ans que le négociant Doems, chez qui Charles-Quint avait accepté de dîner, après le repas, jeta au feu, et sans se ruiner une reconnaissance de dix millions de florins prêtés par lui à l’Etat: «Je suis trop payé, dit l’Anversois par l’honneur que Votre Majesté m’a fait aujourd’hui.»
Anvers ne fut pas seulement une ville supérieure par son commerce, elle le fut aussi par les arts. Elle avait son académie de Belles-Lettres, et fut le siège principal de l’école flamande de peinture. On l’appelait alors Anvers la riche.
Au moyen-âge, l’usage de donner des surnoms aux hommes et aux lieux était assez général. Bien des villes avaient un surnom; il était ordinairement caractéristique, et il peignait chaque cité d’un seul trait. Dans les Pays-Bas, on rencontrait donc:
Anvers la riche;
Bruxelles la noble;
Louvain la sage;
Gand la grande;
Bruges l’ancienne.
C’était la même chose en Suisse.
Un vieux chroniqueur suisse nous apprend que de son temps, quand on parlait des neuf cités épiscopales de la rue aux prêtres (c’est ainsi qu’on désignait le Rhin, à cause de la quantité d’évêchés qui se trouvaient sur ses bords), il était en usage de dire:
Coire est la plus haut située;
Constance, la plus grande;
Strasbourg, la plus noble;
Mayence, la plus digne;
Trèves, la plus ancienne;
Cologne, la plus puissante;
Spire, la plus pieuse;
Worms, la plus pauvre;
Et Bâle, la plus gaie.
Valenciennes s’appelait la franqueville.
Levasseur (Annales de Noyon) rappelle qu’un doyen de Noyon disait, en 1633:
Noyon la sainte;
Saint-Quentin la grande;
Péronne la dévote (et aussi la pucelle);
Chauny la bien-aimée;
Ham la bien placée;
Bohain la frontière;
Nesle la noble;
Athie la désolée.
Le commerce d’Anvers est encore considérable. J’ai vu avec étonnement et admiration son port couvert de vaisseaux, dont les milliers de mâts émergent de la mer, comme les arbres d’une immense forêt. J’ai encore visité, avec beaucoup d’intérêt, son musée, le plus beau du royaume, et qui possède les plus belles toiles de Rubens.
Nous avons admiré à Notre-Dame, dont la tour est le plus haut édifice de la Belgique, le magnifique tableau de Rubens: La Descente de Croix.
Nous avons longuement promené Georgette et moi dans le magnifique jardin zoologique, le plus complet que j’ai vu. Il passe du reste pour l’un des plus pittoresques et des mieux entretenus qu’il y ait en Europe.
On vante son palais de verre, décoré dans le goût égyptien, qui permet de voir à couvert la ménagerie et d’assister au repas des fauves.
Anvers possède aussi un jardin botanique, dont l’origine est... originale.
Un jour de l’année 1826, on faisait une vente de fleurs qui avait attiré foule d’amateurs. Parmi ces collections se trouvait un arbuste fort rare et d’un prix si élevé, qu’il ne trouvait point acquéreur.
«Eh bien! qu’on l’achète pour le jardin botanique de Bruxelles, cria une voix.
—Vous avez raison, répondit un secrétaire du Roi.
Et la voix railleuse reprit: C’est ça, laissons partir le plus beau fleuron de notre couronne. N’est-ce pas honteux que la ville d’Anvers n’ait pas un jardin botanique?»
L’idée fut acceptée, le jardin fut fondé et l’arbuste rare fut son premier habitant.
Spa, fort en vogue, est une petite ville d’eau très bien rebâtie après l’incendie de 1807, sur la frontière du Luxembourg. C’est Bade en miniature. Les salons de jeu, fraîchement décorés, sont splendides. J’y ai vu un joueur perdre vingt mille francs sans sourciller. La promenade de Sept Heures et l’allée du Marteau où défile le beau monde sont charmantes, mais c’est bien loin du grandiose de la Forêt-Noire. Peut-être aussi suis-je blasée d’avoir tant vu. J’attends avec impatience l’ouverture de Paris pour retourner chez moi; je verrai en passant dans quel état les sauvages communards ont mis cette malheureuse ville.
20 Juin 1891.
Après l’insurrection vaincue et l’armée rentrée à Paris, nous nous apprêtions à partir, lorsque Georgette est prise de la rougeole. Quinze grands jours de souffrance et d’ennuis, qui me dégoûtent tout à fait de Bruxelles. Enfin, Georgette fait sa première sortie pour voir défiler une superbe cavalcade et je rentre le soir malade à mon tour avec la rougeole. Quinze nouveaux jours de souffrance, d’ennui et de réclusion. J’en ai assez de ces terres cosmopolites «où l’on ne se sent plus regardé par les doux yeux de la patrie.» Ah! comme j’ai hâte de la revoir, cette mère patrie, si malheureuse aujourd’hui, la Matrie comme disait Platon.
Enfin, le docteur m’octroie la permission de partir, et nous quittons la Belgique pour toujours.
Depuis notre entrée en France, partout nous apercevons les traces de la guerre. Aux environs de Paris, surtout, ce ne sont que ponts coupés, réparés provisoirement, sur lesquels le train passe avec grandes précautions. Paris me semble triste comme un tombeau, par ce brillant soleil d’été qui n’éclaire que les ruines de ses palais; et cependant, chose étrange, il y a foule dans les rues, le mouvement reprend, les restaurants sont pleins de monde, et les cafés aussi. On cause avec le même enjouement, avec la même futilité de paroles, si j’osais je dirais, avec la même insouciance qu’aux temps heureux. Mon Dieu, quel peuple que ce peuple français que rien n’abat! Voilà des mois que les Parisiens meurent de faim, voilà des mois que leur ville est à feu et à sang, et sitôt une accalmie, ils se reprennent à vivre comme par le passé. Et cependant, quel spectacle affreux! On fouille tous les squares pour en retirer les cadavres enfouis précipitamment pendant la lutte, dans toutes ces rues où l’on se battait pied à pied, comme des géants, comme des démons. Les troupes campent au Jardin des Tuileries, au Palais-Royal, dans les rues, partout.
Les maisons que le pétrole a épargnées sont criblées de balles, écornées par les boulets. Tous les ponts sur la Seine sont coupés. A Sèvres, il ne reste pas un arbre sur pied: dévastation complète. Mais comme ruines, Saint-Cloud est un chef-d'œuvre, c’est l’abomination de la désolation. Je ne crois pas qu’il y ait eu cinq maisons épargnées par le bombardement.
Après avoir parcouru la ville et les environs, nous nous éloignons l'âme navrée de toutes ces tristesses. Nous rentrons enfin chez nous après huit mois d’absence.
C’est une grande joie de revoir tout ce qu’on avait quitté et tout ce qu’on aime; c’est une grande joie de franchir le seuil de sa maison et de retrouver sa demeure, cette demeure qui est la petite patrie dans la grande.
Les exilés seuls ont savouré ces douceurs-là.