Voyages loin de ma chambre t.1
«Chers témoins de ma paix discrète,
«Qu’avec bonheur je vous revoi,
«Et qu’avec plaisir je répète:
«Il n’est pas de petit chez soi!»
VOYAGE EN ANGLETERRE
Eté 1885
Jersey, Guernesey, Sercq,
Londres, Oxford.
JERSEY
JOURNAL DE MADAME
A Mlle Augustine Baudoüin.
Et d’abord, merci, jeune et bien chère amie, de ta charmante lettre que j’ai lue et relue avec l’attrait de tout ce qui porte le cachet de l’esprit et du cœur; tes descriptions sont ravissantes, et le beau pays que tu visites est bien fait pour retenir et inspirer. Le Dauphiné s’offre à toi avec ses sites enchanteurs et ses montagnes grandioses. Il est presqu’impossible de rendre l’effet saisissant que les montagnes produisent, Alpes ou Pyrénées, à ceux qui les voient pour la première fois. Tu as comme moi éprouvé cette sensation indéfinissable qui tient du vertige. Le regard ne peut se détacher de ces masses altières, tantôt roches nues, tantôt chevelues de pins sombres, de ces monts géants, couronnés de neiges éternelles, aux cimes éclatantes, aux pieds enfouis dans des gaves bouillonnants, qui rugissent avec furie.
Le premier sentiment, c’est l’étonnement et l’admiration, mais les impressions ne sont pas finies, et de nouvelles émotions attendent l'ascensionniste lorsqu’il se trouve au milieu des nuages que le soleil irradie. C’est un décor magique, c’est un rêve d’azur et d’or.
Tantôt les nuages ressemblent à des écailles de nacre brillante, frangée de pourpre, tantôt ils restent blanc mat et floconneux comme de l’ouate. Ceux-ci ont la transparence d’une gaze, ceux-là sont épais et lourds comme un morceau de drap. Suivant les jeux de lumière, les effets changent à l’infini; c’est comme un gigantesque kaléidoscope qui se déroule sous les yeux. On peut y voir tour ce qu’on veut, et quand la vision est terminée, l’homme rentre en lui-même et réfléchit. Ah! qu’il se trouve petit devant ces grands spectacles!
Ces monts proclament la gloire du Très-Haut, du Dieu créateur de toutes choses et celle aussi de la douce Vierge Marie, lorsque l’on va comme toi s’agenouiller et prier à son sanctuaire béni.
«La Salette fut cette montagne choisie par le Seigneur pour faire un traité avec les hommes. Sur ses sommets déserts la Vierge fit briller l’arc-en-ciel de l’espérance.»
Oui, tu fais là un beau voyage et un saint pèlerinage, dont tu rapporteras une ample moisson de délicieux souvenirs.
A mon tour, je viens, fidèle à ma promesse, te raconter mes impressions de voyage. Tu veux un journal détaillé? tu l’auras, et même en partie double. Suzette qui m’accompagne, n’ayant rien à faire ou à peu près, écrit aussi son journal.
J’ai le bonheur de posséder une femme de chambre lettrée, et je ne m’en doutais pas. Elle a peut-être passé des examens, mais elle ne m’en a jamais parlé. Ces diplômes inutiles, qui ne pouvaient en faire qu’une déclassée, elle a eu le bon esprit de les oublier pour rentrer dans sa condition et rester dans la vie pratique.
Un bon point à Suzette, qui d’ailleurs est infiniment plus heureuse comme femme de chambre de bonne maison, appréciée de ses maîtres, qui savent récompenser ses excellentes qualités, qu’elle ne le serait comme petite institutrice, courant le cachet, à la recherche d’une position peut-être aussi imaginaire qu’introuvable. Dame! les bacheliers et les bachelières courent les rues maintenant.
Elle m’a confié sa prose en me demandant d’y faire toutes les retouches que je voudrais. A part quelques corrections absolument nécessaires et les fautes d’orthographe, peu nombreuses d’ailleurs, j’ai mieux aimé lui laisser son cachet.
Elle juge l’Angleterre à son point de vue, et ce qu’elle écrit n’est pas mal tourné. Je soupçonne qu’outre ses goûts littéraires, Suzette possède encore un penchant prononcé pour l’art de gueule; elle était née cuisinière!
On assure que tout cordon-bleu doit être gourmand pour être bon; or Suzette me paraît s’occuper beaucoup fort, suivant en cela l’exemple des Anglais, de ce qui se boit et de ce qui se mange.
Bref, nos deux narrations se complèteront l’une par l’autre. Puissent-elles t’intéresser, te donner une idée vraie et juste des pays que nous visitons, un aperçu fidèle de Londres, la plus grande cité du monde, d’Oxford, une des plus jolies villes d’Angleterre, et des charmantes îles anglo-normandes, les perles de cette Manche, qui devrait s’appeler mer de Bretagne ou de Normandie.
JOURNAL DE SUZETTE
Madame m’emmène dans son voyage d’outre-mer; ce n’est pas que cela me fasse grand plaisir!
Mon Dieu! faites que nous ayons beau temps, que je n’aie pas le mal de mer. Mon Dieu! faites que je puisse voir quelque chose, et que je sois plus heureuse que mon amie, la femme de chambre d’en face qui, en fait de Jersey, n’a vu que son parapluie, et en fait d’agrément, n’a connu que les émotions d’une tempête.
Ce voyage ne me sourit guère, je l’ai dit à Madame, mais j’irai quand même, afin de lui montrer que je lui suis attachée. C’est la bonne manière de lui prouver mon dévouement.
JOURNAL DE MADAME
Jersey, sa constitution, ses beautés naturelles
Je commencerai donc par ces îles charmantes, ces deux sœurs, reines dans l’archipel des îles normandes, qui se nomment Jersey et Guernesey. Je t’en envoie les principales vues; ces photographies veulent dire: je pense à toi, mais je n’ai pas le temps de te l’écrire.
La pensée a des ailes, c’est vrai: instantanément elle franchit l’espace et se retrouve auprès de ceux qu’elle aime; malheureusement il lui faut plume et encre, papier et main dirigeante pour qu’elle puisse se traduire et prendre une forme sensible, et voilà pourquoi beaucoup d’aimables communications, de tendres épanchements, n’arrivent jamais à destination.
Le Time is money des Anglais est aussi le proverbe des voyageurs, qui ont tant de choses à voir, qu’ils sont forcés de compter les heures... même les minutes.
Voici d’abord quelques renseignements qui te mettront au courant des institutions de Jersey, de son organisation, de sa vie morale en un mot:
«L'île de Jersey s’administre elle-même, sous le protectorat de l’Angleterre. Elle possède ses Etats et sa Cour de Justice. La langue officielle du pays est le Français. Les lois sont promulguées en Français, la Justice est rendue en Français; mais nul Français n’a le droit d’acquérir une propriété foncière dans l'île, ni de remplir une charge ou fonction publique.
«L'île est divisée en douze paroisses: St-Hélier,—St-Sauveur,—St-Martin,—la Trinité,—St-Clément,—Grouville,—St-Laurent,—St-Pierre,—Ste-Brelade,—St-Jean,—Ste-Marie,—St-Ouen.
«Chaque paroisse s’administre elle-même. Elle possède son Eglise reconnue par l’Etat, desservie par un Recteur et son Administration municipale qui se compose: du Connétable ou Maire, des Centeniers ou Adjoints, des Vingteniers, des Officiers du Bien-Public et des Surveillants.
«La paroisse de St-Hélier formant à elle seule la moitié de la population de l'île, il en résulte que son Administration municipale est beaucoup plus complète et que la charge du Connétable, quoique honorifique, n’est pas une sinécure.
«Le Maire ou Connétable a la charge de la police de la ville. Il a pour le seconder six adjoints nommés Centeniers, sept Vingteniers et vingt-quatre Officiers du Connétable.
«Toutes ces fonctions sont honorifiques et conférées pour trois ans à l’élection.
«Les Centeniers et les Officiers du Connétable maintiennent l’ordre dans la ville, avec l’aide de dix agents de police salariés.
«Les Centeniers sont spécialement chargés de faire rentrer les contributions foncières et mobilières dans leurs vingtaines respectives et de remettre les fonds au Connétable.
«Le Connétable convoque et préside le Conseil municipal qui prend le nom d’Assemblée de Paroisse. Tous les propriétaires fonciers de la paroisse, inscrits sur la liste des contributions foncières pour cent vingt quartiers, font de droit partie de cette Assemblée.
«Le Connétable tient tous les matins, à l’Hôtel-de-Ville, une audience qui a quelque rapport avec les audiences de conciliation, tenues par nos Juges de Paix. Les Centeniers présentent à sa barre toutes les personnes arrêtées la veille pour ivresse, tapage nocturne, etc, etc. Il admoneste les uns et les fait remettre en liberté, s’il y a lieu, ou renvoie devant le Tribunal correctionnel les récalcitrants et les récidivistes. Il concilie également les parties entr’elles et les ramène à la paix.
«Le Gouverneur de l'île est nommé par la Reine. Il est spécialement chargé de la partie militaire et commande en chef toutes les forces de l'île. Il a, à cet égard, les pouvoirs les plus étendus et les troupes du Protectorat aussi bien que la Milice de Jersey sont sous ses ordres.
La garnison anglaise se compose d’environ cinq cents hommes d’infanterie, casernés au fort Régent, et d’une batterie d’artillerie stationnée au château Elisabeth, devant l’entrée du port.
La Milice de Jersey est une sorte de garde nationale, dont le service est obligatoire et gratuit. Tous les hommes valides, nés à Jersey, sont tenus de faire leur service dans la Milice, de dix-huit à trente-six ans. Cette obligation a créé quelques mécontents, une ligue anti-Milicienne s’est formée à Saint-Hélier, pour réclamer l’abolition du service obligatoire.
«La Milice ne peut être employée que pour la défense de l'île de Jersey.
«Le Gouverneur est généralement remplacé tous les cinq ans.
Le Bailli inamovible est également nommé par la Reine. Il est chargé de la partie civile et préside les Etats de la Cour Royale, où il prend le titre de Chef-Magistrat. Il nomme lui-même son ou ses Lieutenants-Baillis, chargés de le remplacer en cas d’absence ou de maladie.
«La Cour Royale compte douze juges qui prennent le titre de jurés justiciers; ils sont inamovibles et nommés à l’élection par tous les électeurs de l'île. La Cour Royale se compose du Procureur général et de l’Avocat général, nommés par la Reine et qui prennent le titre d’officiers de la Couronne, du Vicomte, chargé de recueillir les successions des personnes décédées sans héritiers directs; du Greffier, nommé par le Bailli, ainsi que le Commis-Greffier; de l’Enregistreur des contrats; du billetier et des Dénonciateurs. Puis viennent les Avocats, les Ecrivains ou Sollicitors (avoués), les Notaires publics et les Arpenteurs publics, tous assermentés devant la Cour.
Il existe aussi un Tribunal pour le recouvrement des petites dettes n’excédant pas deux cent cinquante francs, et un Tribunal de police correctionnelle présidés par un seul et même juge.
«La Cour d’Assises, avec le jury, se réunit tous les deux mois pour juger les affaires criminelles. Les jurés, au nombre de vingt-quatre, sont tenus au secret et ne communiquent avec personne pendant la durée de la session. Contrairement à ce qui se passe dans tous les pays, c’est la minorité qui a raison contre la majorité. Il suffit que cinq jurés trouvent l’accusé innocent pour qu’il soit acquitté, quand bien même les dix-neuf autres jurés le trouveraient coupable.
Une coutume du moyen-âge est encore conservée à Jersey, cela s’appelle les Assises d’héritages. Le Gouverneur et tous les juges de la Cour siègent en robes rouges, et des hallebardiers munis de hallebardes sont échelonnés sur leur passage.
«Tous les Seigneurs des fiefs sont appelés devant les Assises d’héritages à répondre à l’appel de leurs noms, et les Prévôts de chaque paroisse déclarent s’il n’est rien survenu qui doive amener une augmentation des biens de la couronne dans leurs paroisses respectives.
«Les Assises d’héritages se tiennent deux fois par an: le jeudi qui suit le 4 mai et le jeudi qui précède le 11 octobre.
«Les Etats de Jersey se composent: des douze juges de la Cour; des douze Recteurs des paroisses; des douze Connétables et de quatorze Députés.
«Les Députés sont nommés pour trois ans à l’élection. Les électeurs de chaque paroisse votent pour un député; les électeurs de la paroisse de St-Hélier votent pour trois Députés. Ne peuvent être électeurs que les sujets britanniques inscrits sur la liste des contributions foncière ou mobilière.
«Les Officiers de la Couronne ont le droit de siéger aux Etats, mais n’ont pas le droit de voter.
«Le Bailli qui préside les Etats a le droit de vote, mais n’a pas voix délibérative.
«Le Gouverneur siège aux Etats à la droite du Bailli. Il ne vote pas, mais il a le droit de frapper de son veto toute loi ou résolution qui lui paraîtrait de nature à compromettre les intérêts généraux de la Communauté, ou de menacer la sécurité des institutions. Dans ce cas, il doit en référer au Conseil Privé de Sa Majesté Britannique qui décide en dernier ressort.»
Les Jersiais sont très fiers de leur île, et parlent sans cesse de ses beautés naturelles.
«Les côtes dont l'île est entourée offrent généralement des paysages grandioses et pittoresquement sauvages, des plages magnifiques et de nombreuses baies d’une variété infinie. L’intérieur de l'île abonde en sites ravissants: ce sont des collines et des vallons superbes, des prairies fertiles et des allées ombreuses et touffues, des serres vignobles et de délicieuses villas coquettement encadrées dans la verdure et les fleurs. En un mot l'île de Jersey est un vaste jardin qui possède en miniature toutes les beautés répandues sur la surface du globe.» (Toujours modestes, les Anglais). J’ajouterai encore à l’actif de leur île que le climat y est doux et tempéré. La glace et la neige y sont un évènement; on n’y éprouve jamais de grands froids ni de fortes chaleurs; l’hiver est pluvieux, mais court. Le seul inconvénient est le vent d’Est qui souffle parfois violemment au printemps.
En somme, c’est un pays agréable à habiter, mais surtout charmant à visiter.
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Le bateau va se mettre en marche, les mains se serrent avec effusion. La vapeur mugit, l’ancre est levée, on part, on est parti, les chapeaux s’agitent; puis, au fur et à mesure qu’on s’éloigne, on voit quelque chose de blanc flotter au-dessus des têtes, c’est le salut du mouchoir de poche, l’adieu classique dans les ports de mer. Au revoir, chère France, à bientôt, j’espère.
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CHAPITRE III
Traversée de St-Malo à Jersey, Le cataclysme du VIIIme siècle.
La traversée de St-Malo à Jersey ne dure guère plus de trois heures en temps ordinaire; c’est encore long pour les cœurs sensibles, et quelle vilaine ombre au tableau quand cet affreux mal de mer s’empare de vous! Cette souffrance sans remède vous absorbant complètement ne vous permet plus de jouir de rien. Mais, cette fois la mer était si belle que personne n’a été malade. Vers le milieu du trajet, la terre disparaît aux regards, et l’on peut pendant quelques instants se donner les illusions d’une traversée lointaine, le navire n’est plus qu’un point dans l’espace. Après avoir passé le grand écueil des Menquets, une ligne qui ressemble à un nuage, un long ruban grisâtre se dessine à l’extrémité de l’horizon et les jeunes passagers, les collégiens se donnent le plaisir de crier: terre! terre! comme après un voyage au long cours.
Nous sommes loin du temps où Jersey appartenait presque à la terre ferme, loin du cataclysme qui brusquement sépara Jersey du continent. Les flots emportèrent tout et ne laissèrent qu’une chaîne de rochers sous-marins et d’écueils; c’est là le secret des lames courtes de la Manche et ce qui la rend le long de nos côtes plus mauvaise que l’Océan.
Au commencement du huitième siècle, avant le cataclysme mentionné dans l’histoire, Jersey n’était séparé du continent que par un petit bras de mer très étroit que l’on passait généralement à gué, et dans certains endroits sur une planche qui servait de pont. Dans les vieilles chartes, on cite la famille Bonissant comme devant fournir la planche ou la nacelle sur laquelle l’évêque de Coutances doit passer pour aller visiter les fidèles de son diocèse habitant Jersey. On lit encore dans un vieux manuscrit du treizième siècle[6] que le seigneur Guillaume de la Paluelle parlant à Robert Doissy, capitaine de St-James, lui dit: Si les eaux n’avaient pas au temps jadis submergé le manoir de mes pères, je vous prouverais que je suis de noblesse gauloise.
C’est en 709, pendant que les moines du Mont St-Michel, dont le monastère était récemment fondé, étaient allés chercher des reliques au Mont-Gargan que la mer poussée par les grandes marées équinoxiales et une terrible tempête de l’ouest sépara Jersey du continent (tous les manuscrits de cette abbaye l’attestent). Pendant cette tempête formidable les flots creusèrent la baie du mont St-Michel, telle qu’elle existe actuellement, engloutissant dans leur marche désordonnée les villages et leurs habitants, les églises, les monastères et l’immense forêt appelée Koquelonde au sud et Scissy à partir de Granville jusqu’à la pointe de la Hague. Les flots ne s’arrêtèrent que devant l’ossature granitique de Jersey et des îles environnantes. Depuis, la mer a continué son œuvre de séparation. «On constate, à partir de Dunkerque jusqu’à Bayonne des envahissements ou des relais de la mer qui a toutefois beaucoup plus gagné de terrain qu’elle n’en a perdu sur certains rivages, notamment dans les environs de Bordeaux et sur les côtes de Normandie et de Bretagne; elle a conquis en plusieurs endroits des bandes de territoires ayant plus de quarante kilomètres de largeur.
«Quelques-uns de ces envahissements sont plus récents, et on a sur leur date des documents authentiques, que la découverte faite sous la mer de grandes forêts vient chaque jour justifier.
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Nous voici donc à Jersey sans encombre. La mer s’est montrée tranquille, mon cœur aussi.
Je lis dans notre guide que Jersey compte soixante mille habitants dont la moitié réside à St-Hélier, ville principale. La surface de cette île est de vingt-deux kilomètres de longueur sur quinze de largeur. Elle est située à trente lieues de l’Angleterre, à douze lieues de St-Malo et à huit lieues seulement de Granville.
Au dire des indigènes, Jersey reçoit de tous les étrangers un tribut continuel d’éloges, c’est un pays plein d’agréments. Je vois que ces bons Anglais pratiquent chez eux l’admiration mutuelle et perpétuelle.
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CHAPITRE IV
L’aspect de Jersey, quelques mots de son histoire, la ville de St-Hélier.
L'île de Jersey tout en étant parfaitement fortifiée a un air avenant qui gagne tout de suite les bonnes grâces de l’étranger. Ce n’est pas comme Malte qui commande la route des Indes et apparaît bardée de fer semblable à un antique chevalier revêtu de son armure. Ce n’est pas comme Chypre enceinturée de fortifications à triple étage et que les Anglais ont rendue imprenable. Ce n’est pas comme Gibraltar, «ce vieux geôlier de la Méditerranée qui, de ses batteries caverneuses, ouvre ou ferme les portes de l’Orient.» Non, c’est une île hospitalière et charmante qui cherche à faire oublier ses défenses sous des sourires, des parfums et des fleurs. Je comparerais volontiers Jersey à une jolie chatte bien élevée, polie, faisant patte de velours, ce qui ne l’empêcherait pas au premier signal d’alarme de montrer griffes et crocs, c’est-à-dire des forts pleins de munitions et des batteries redoutables. Hélas, il faut bien le reconnaître, Jersey est une sentinelle avancée de la grande Bretagne sur les côtes de France. Ses ports et ses anses pourraient abriter une escadre entière. Ses provisions suffiraient pour entretenir une armée, laquelle s’élançant de ses rochers escarpés, de ses falaises déchiquetées, défenses non moins redoutables que les forts et les canons, chasserait facilement l’ennemi.
Des points élevés de l'île on aperçoit les sables dorés des plages normandes et les lointaines et vaporeuses rives bretonnes; de la Grande-Bretagne il n’est nullement question, impossible de l’apercevoir.
Oh oui, c’était bien une terre française, autrefois, avant la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant.
Au dixième siècle, Charles-le-Simple donna à Rollon la Neutrie. Le duc y ajouta les îles de la Manche, et Jersey devint ainsi une dépendance de la Normandie.
Au douzième siècle, Jean-sans-Terre ayant massacré Arthur de Bretagne héritier de Richard-Cœur-de-Lion, Philippe-Auguste et les Pairs de France le déclarèrent félon et le condamnèrent à perdre tout ce qu’il possédait comme duc de Normandie et vassal de la Couronne. Jean fut vaincu à Alençon et se réfugia en Angleterre. C’est à cette époque que Jersey se donna irrévocablement à l’Angleterre.
Chaque année, vingt mille personnes environ viennent visiter l'île de Jersey et même y passer une saison. L’été, on la recherche pour les bains de mer, l’hiver, pour son climat privilégié d’une extrême douceur, quoique humide. Jersey possède un musée, un théâtre, plusieurs bibliothèques, une chambre de commerce et différents établissements philantropiques. Les gens qui ont la rage de tout voir peuvent visiter l’hôpital général, la prison, la maison de correction; ce sont de beaux établissements, mais j’avoue que je n’ai point été tentée par l’assemblage de toutes les misères physiques et morales qui se retrouvent, hélas! partout où il y a des agglomérations humaines. King-Street est le corso de Jersey: larges trottoirs en granit et beaux magasins bordent cette grande voie des deux côtés. Sur la place royale dite the Royal Square s’élève une statue de pure fantaisie, un empereur romain toge en tête, auquel ne se rattache aucun souvenir.
Les étrangers sont faciles à tromper: aux uns, on dit que cette statue est celle du roi Georges II; aux autres, qu’elle représente Pierson, tombé là en défendant son île.
Cette place est pavée de larges dalles de granit et pourrait tenir lieu de Salle des pas perdus au palais de justice que les vieux habitants, se servant d’une expression légèrement ironique, appellent La Cohue royale. C’est là que siègent les Etats de Jersey. A l’extrémité occidentale de la place, on aperçoit l’église paroissiale de St-Hélier qui, sous le rapport de l’architecture, nous reporte à l’enfance de l’art: muraille effritée, toit bossu, tour carrée, trouée à son front d’un cadran comme un œil de cyclope, voilà l’extérieur; l’intérieur n’est pas plus remarquable. Cependant, vu son âge,—sa fondation date de 1341,—on peut la considérer comme bien conservée, et le temps l’a ointe de cette patine particulière qui est le sacre des siècles. Nous sommes loin des nefs élancées, des voûtes aériennes, des ogives festonnées, des portiques dentellés, de ces basiliques solennelles où Dieu semble apparaître dans toute sa majesté; mais on peut aussi considérer cet antique monument à un autre point de vue. Sa conservation dans son état primitif prouve le respect et l’attachement que les Jersiais ont pour les choses saintes; ce vieil édifice resté immuable au milieu de maisons plusieurs fois reconstruites, ce vieil édifice qui a vu tant de choses changer, tant d’hommes mourir, apparaît comme une image de l’éternité, même de Dieu.
Le collège Victoria, situé sur le Mont Plaisant, une belle promenade bien plantée, d’où la vue s’étend sur toute la ville, attire l’attention des touristes. On aperçoit de loin ses tourelles octogones et son fronton orné des armes d’Angleterre et de Jersey. Bâti dans un style ogival, ce bel édifice, suivant nos idées, conviendrait beaucoup mieux à une église qu’à un établissement scolaire. Toutes les sciences, les littératures anglaise et française, les langues vivantes et mortes y sont enseignées par des professeurs habiles. Le directeur est un ecclésiastique distingué de l’Université de Cambridge. Ce collège est pour les Anglais ce qu’est ici notre établissement de Jésuites pour les Français, lequel est aussi fort beau; les études y sont fortes, et les Jésuites élèvent là une pépinière de jeunes français intelligents et studieux qui feront certainement honneur à leur patrie. Nous avons visité ce dernier établissement avec un vif intérêt.
La plus belle promenade, c’est la Parade, immense place plantée d’arbres avec des carrés de verdure; au milieu se trouve la statue d’un ancien gouverneur de Jersey, le général Don, qui a beaucoup amélioré cette île en y créant des routes carrossables. Le plus bel hôtel est le palais de cristal, le plus beau fort est le fort Régent. Les fortifications fixent l’attention des gens du métier.
Le fort Régent, à cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer, surplombe le port qui, rempli de navires de tout tonnage, prouve par son animation l’état prospère du commerce de Jersey. Les quais énormes sont à deux étages, le supérieur offre une promenade agréable. L’esplanade et la jetée sont très fréquentées le dimanche par la population féminine cosmopolite surtout, car les Anglaises, pure race, restent chez elles le jour dominical. Les promeneuses dans leur ensemble sont très barriolées de couleurs vives. Ce n’est pas le bon goût qui brille dans les toilettes anglaises; il leur manque le chic, un je ne sais quoi qui ne se définit pas, mais qui est le cachet de distinction qu’on aime à retrouver dans les costumes féminins. La mode doit être bien mal à l’aise ici. Tout en cherchant à lui rendre hommage on ne lui fait guère honneur.
La jeunesse offre de très jolis spécimens de beauté; la fraîcheur du teint est remarquable. Malheureusement la beauté chez les blondes filles d’Albion s’effeuille comme les roses, les teints éblouissants durent peu, les traits grossisent, les dents allongent d’une manière effrayante, et, en quelques années, beaucoup de jolies personnes deviennent positivement très laides.
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Madame me fera faire de temps en temps quelques jolies promenades avec elle, mais le matin je puis sortir seule et j’en profite pour voir les marchés, visiter les magasins, connaître les habitudes et les idées de ces Anglais là. On dit que nous nous tenons par la Manche; je constate que nous n’en sommes pas plus amis pour cela, comme dit Madame. Il n’y a qu’à lire l’histoire, pour voir qu’en tout temps, les Anglais et les Français, s’aiment à rebours.
Toutes les hôtelleries ont une méthode pratique des plus simples pour vous recevoir. Que vous arriviez le jour ou la nuit, le soir ou le matin, le couvert est toujours mis et le repas toujours prêt. Par exemple, c’est la même chose partout: jambon excellent, rosbeef énorme dans lequel on taille jusqu’à extinction, homards frais. Ce crustacé, malgré l’énorme consommation qui s’en fait, reste fidèle à son île et fournit à tous ses besoins.
Des pommes de terre en robe de chambre sont le seul plat chaud qu’on trouve facilement; le potage est inconnu des Anglais; le plum-cake, sorte de gâteau de Savoie, assez lourd, aux raisins de Corinthe, est le dessert habituel; le plum-pudding, plus relevé, plus lourd aussi, est un dessert de luxe, c’est le gâteau traditionnel de Christmas, ce jour là il se retrouve sur toutes les tables, riches ou pauvres.
Nous sommes loin des plats recherchés, des sauces variées de la cuisine française, mais ce menu a du bon, il est sain et ne fait point attendre le touriste pressé de manger et de repartir.
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CHAPITRE V.
Le Marché.
J’engage les personnes qui restent peu de temps à Jersey à y passer le samedi. Ce jour là, à partir de quatre heures de l’après-midi c’est un mouvement et une agitation extraordinaire dans toute la ville. Que se passe-t-il donc? une chose toute naturelle, c’est le jour du grand marché, et l’on fait les provisions du dimanche. Ce grand marché dure jusqu’à minuit, et tous les magasins restent ouverts.
Les halles éclairées à giorno présentent l’aspect d’une ruche humaine bourdonnante et travailleuse: ce sont des allées et des venues continuelles, chacun se faufile comme il peut au milieu de centaines d’étales couvertes de viande, de poisson, de légumes, de fruits et de fleurs.
Les domestiques de grandes maisons, les petites bourgeoises, les ménagères de l’humble foyer sont là, faisant une grande partie des emplettes de la semaine. Au coup de minuit, tout se ferme et s’éteint, la foule disparaît comme par enchantement. C’est le jour du Seigneur, le jour du repos absolu et du rigorisme anglican dans toute son éclosion. Pas un protestant convaincu ne voudrait s’acheter pour dix centimes de pain. A ce propos, chère Augustine, écoute la bonne histoire que voici:
L’an dernier, une de mes amies et ses deux filles passaient la saison balnéaire à Jersey. Elles avaient loué une jolie villa éloignée du centre de la ville et s’y plaisaient beaucoup. Elles ne se doutaient guère de la vive émotion qui les attendait le premier samedi de leur arrivée. Ce matin même elles avaient fait une commande chez l’épicier. Le soir, vers onze heures trois quarts, elles sont réveillées en sursaut par un coup frappé à leur porte. Qui pouvait venir à cette heure indue? Elles prêtent l’oreille, et, dans le silence de la nuit, distinguent très bien le frottement d’une première allumette, puis d’une seconde, un point lumineux jaillit un instant. Ah! mon Dieu, dans ce quartier désert, sont-ce des voleurs qui, sans crainte d'être dérangés vont faire les choses à leur aise? La plus brave se glisse jusqu’à la fenêtre, elle aperçoit un homme porteur d’un long objet qui ressemble à un fusil. Plus de doute, ce sont des assassins? Mais on dit qu’il n’y en a pas à Jersey! Pendant un moment leur anxiété est grande. Puis tout rentre dans le calme, on entend seulement le bruit de pas furtifs qui s’éloignent. Ces dames, très agitées, ont peine à se rendormir et font des rêves affreux. Au réveil elles se demandent d’abord si elles n’ont pas été le jouet d’un cauchemar. Non, les deux allumettes, preuves matérielles et palpables, sont encore là sur le perron.
C’est le lendemain chez l’épicier qu’on trouva la clef de l’énigme. La grande frayeur de ces dames était le fait d’une main bien innocente, de celle du petit commis de l’épicerie qui venait à l’heure où l’on peut encore se présenter, quoique ce fût la dernière heure de la journée, apporter leur commande, un pain de sucre et un balai. C’est ce modeste ustensile de ménage que la plus brave de ces dames prenait pour un fusil. Le coup des allumettes s’expliqua aussi bien: le petit commis, étonné de trouver une maison si endormie, avait tiré deux allumettes, la première s’étant montrée récalcitrante, pour voir s’il ne s’était pas trompé de numéro, mais une judicieuse idée l’avait empêché d’insister. Il s’était dit qu’il n’y a que des Françaises à pouvoir être couchées à cette heure là le samedi. Et voilà comme quoi à Jersey, le jour du grand marché, jusqu’à minuit, il ne faut s’étonner de rien.
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Les marchés sont nombreux et bien approvisionés. Comme j’y suis allée de bonne heure, plusieurs marchandes me priaient d'éterner (étrener).
Sauf le chauffage au bois, les domestiques et le vin, la vie ne semble pas trop chère. Ne payant que peu ou point de droit, l’épicerie et les denrées coloniales sont à des prix inconnus en France, la cassonnade brute coûte dix centimes la livre, le bon café un franc vingt centimes, le plus excellent thé deux francs quarante centimes, la bougie soixante centimes. Les fruits exotiques abondent; grenades, oranges, ananas, cocos sont pour rien.
Il y a peu d’arbres fruitiers ici, mais en revanche, la spécialité de Jersey et de Guernesey, ce sont les raisins de serre. Quand je dis serres, c’est une manière de parler, ce sont des kilomètres de constructions toutes vitrées, remplies de treilles d’une abondance extraordinaire et d’un produit considérable. On y cultive les meilleures espèces connues; grappes blanches, roses, rouges, noires, pendent de tous les côtés. Ces raisins merveilleux doivent descendre en ligne directe des vignes de Chanaan.
Malheureusement le vulgaire doit se contenter de la vue de ces beaux raisins et les regarder à la façon de Moïse qui voyait la Terre promise sans pouvoir l’aborder.
Dès la fin de février, les expéditions commencent pour Londres d’abord, puis pour toutes les tables royales et princières de l’Europe. Au fort de la saison, d’innombrables paniers de raisins partent des ports de Jersey et de Guernesey et vont alimenter les grands marchés d’Angleterre.
La viande est à peu près au même taux qu’en France, vingt à vingt-quatre sous la livre. La poissonnerie est abondante, Jersey et Guernesey sont la patrie des homards. Ce qu’il y a encore de fort agréable, c’est qu’on vous apporte tout à domicile, le porte-monnaie s’en ressent bien un peu à cause de la bonne main, mais c’est égal, quelle commodité pour les domestiques, pour les cuisinières surtout!
Les vaches justifient leur réputation, elles fournissent du lait et du beurre exquis.
Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d'œufs à Jersey, par la raison fort simple que je n’y vois pas beaucoup de poules. On les fait venir d’ailleurs; les marchés de Bretagne sont là pour ça.
Dans la campagne Jersiaise, on ne voit ni ces troupeaux de poules ni ces énormes fumiers qui ornent la cour de toute bonne ferme chez nous. Les fumiers ne sont pas d’un bon effet, j’en conviens; mais ils sont pour la gente gallinacée, picorant autour, un vrai grenier d’abondance, aux inépuisables provisions.
La pomme de terre est un des principaux produits de l'île. On y fabrique aussi d’excellent cidre, mais il n’est pas plus pour les petites bourses que le vin et le raisin: l’eau et la bière, voilà la boisson ordinaire du pays.
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CHAPITRE VI
J’ai employé le plus de temps possible à visiter, suivant l’expression consacrée, les beautés naturelles de l'île, dont je fais deux parts bien différentes: l’une, la plus petite, sauvage, stérile, hérissée de roches tourmentées par les flots en démence; l’autre, riche, fertile, cultivée, ressemblant à un parc immense. De riants cottages, de blanches villas, de jolies demeures isolées sont semées dans toute l'île, comme des pions sur un échiquier. C’est partout un peu la même chose, et cependant cet aspect est si gai, si ensoleillé, qu’il exclut la monotonie. Des jardinets soignés, une grande propreté, un air d’aisance, tel est le cachet de la campagne jersiaise.
J’accorde aussi une mention spéciale aux vaches. Ah! la jolie race! tête fine, formes parfaites, robe soyeuse, enfin le type accompli des vaches pure race normande, car les habitants de l'île s’y prennent de manière qu’il n’y ait jamais de croisement chez eux. Elles sont du reste aussi bonnes que belles, le lait et le beurre qu’elles donnent sont de qualité extra-supérieure.
Je me suis laissé dire que les Américains paient les vaches jersiaises dix, quinze et même vingt-cinq mille francs. Ceci sans doute est l’exception. Mais il n’est pas rare de voir vendre ces vaches cinq et six mille francs.
Nous avons fait presque toutes nos excursions dans les grands cars: le regard fouille partout, et c’est plus amusant. Par exemple, beaucoup de routes sont trop étroites, il n’y a place que pour une voiture. De temps en temps, on trouve une sorte de relai de terrain où l’on se gare quand on entend un autre véhicule arriver. Malheureusement on ne se croise pas toujours à l’endroit psychologique; l’on se rencontre face à face, et comment passer? la plus légère voiture recule pour faire place à l’autre, parfois il faut dételer et rétrograder assez loin.
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Les récoltes se font dans de grands chars fort élégants pour des charrettes de fermiers. Je soupçonne ces fermiers d'être surtout des maraîchers: toutes les cultures sont superbes, les feuillages énormes, les arbres vigoureux. Cette puissance de végétation s’explique facilement, elle est due au Gulf-stream: ce courant chaud qui vient d’Amérique, traverse en conservant sa couleur et sa chaleur les vagues de l’Atlantique et vient ainsi fertiliser toutes les terres qu’il baigne et leur apporter l’abondance. Les promenades dans les grands cars à vingt places très haut perchés sur roues, attelés de quatre chevaux sont charmantes. Ces cars rayonnent dans toutes les directions et cette manière de voyager ne manque pas de pittoresque: ce véhicule n’est point banal, ce n’est ni le fiacre étroit, ni la tapissière morose, ni l’omnibus fermé, ni le confortable landau qu’on trouve d’ailleurs facilement à louer, c’est quelque chose de plus original que tout cela, c’est un char-à-bancs perfectionné d’où la vue embrasse un vaste horizon, et voilà pourquoi ce genre de locomotion me plaît. Les routes sont tout à fait agréables, quelques-unes un peu trop étroites seulement; au lieu de grandes routes rigides et poudreuses comme j’en connais tant, ce sont de jolis chemins ombreux, quelques-uns même recouverts d’un dôme de verdure; une herbe fine et épaisse borde la route des deux côtés; les talus dans leur robe verte parsemée de fleurs champêtres sourient à votre passage; c’est tout à fait coquet.
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Le Château Elisabeth
Le château Elisabeth avec ses casemates et sa vieille tour, ses remparts grisâtres et les rochers énormes qui forment sa base et se massent tout à l’entour comme pour le défendre, le château Elisabeth qui s’élève à un kilomètre environ de la ville et que chaque marée isole de la terre ferme présente un aspect imposant. Il a remplacé sur son rocher l’antique abbaye de St-Hélier fondée il y a plusieurs siècles par un gentilhomme normand. Ce monument religieux fut supprimé sous Henri VIII, peu après sa rupture avec le Saint-Siège. On posa, en 1551, les premiers fondements du château qui devait porter le nom de la reine Elisabeth, fille de Henri VIII; les travaux durèrent cent trente ans, et le château ne fut achevé qu’en 1688. Ce fut la dernière forteresse qui se rendît aux Parlementaires sous Cromwell. Il subit un long siège et n’ouvrit ses portes qu’après avoir épuisé ses munitions de guerre et de bouche, et obtenu une capitulation honorable.
Les deux fils de Charles Ier, après la décapitation de leur père vinrent à Jersey et habitèrent ce château, jusqu’au moment où, les troubles civils s’étant calmés, l’aîné put remonter sur son trône. C’est aussi pendant qu’il était retiré au château Elisabeth que lord Clarandon écrivit la plus grande partie de son admirable ouvrage sur l’histoire de son pays. Non loin de ce château se trouve le Rocher de l’Ermitage, pieux souvenir qui remonte au berceau du Christianisme. Séparé de la terre ferme, on ne l’aborde que difficilement. Il faut en outre gravir un escalier étroit taillé dans les roches et qui conduit à la grotte. L’entrée voûtée en maçonnerie existe depuis des siècles; elle défie comme le roc lui-même la fureur des éléments. C’est là qu’Hélier passa une grande partie de sa vie en ce lieu si propre à la méditation religieuse; en contemplation devant ces deux infinis qui lui parlaient de Dieu, la mer et les cieux. Sur le sommet du rocher s’étend une petite plate-bande de verdure, c’était son jardin.
La Tour de Hougue-Bie
Notre première promenade extra muros a été pour la tour jumelle de Hougue-Bie ou tour du Prince’s tower. Elle s’élève sur un monticule artificiel, planté de beaux arbres dont les fronts chevelus rivalisent en hauteur avec la tour même. Ce site est l’un des plus jolis de l'île. Un sentier serpente autour du monticule et conduit à l’entrée de la tour. De son sommet on aperçoit presque toute l'île; le regard peut suivre le contour de ses côtes, les échancrures de ses baies, les ondulations capricieuses de ses vallées, les cimes altières de ses monts, les habitations semées comme des points blancs dans la verdure, les églises et les clochers, puis tout autour l’infini, le ciel et l’eau confondus dans un horizon bleu. Quand l’air est tout à fait limpide, on aperçoit les rives françaises, et même la cathédrale de Coutances. De là aussi le regard domine la longue rangée de rochers nommés les Ecréhous, non dénués de verdure, et sur lesquels les pêcheurs ont élevé quelques cabanes de refuge que la mer laisse à sec.
L’une d’elles est, paraît-il, habitée depuis fort longtemps par un pêcheur, maître Philippe Pinel surnommé le roi des Ecréhous. Il ne quitte jamais son empire et passe sa vie au milieu des flots; il vit de la vente de ses pêches et des vivres que les autres pécheurs veulent bien lui apporter.
Après avoir admiré tous les points de vue, nous avons visité l’intérieur de la tour. A notre grande surprise, notre guide nous a montré le fauteuil où s’asseyait Godefroy de Bouillon. Nous nous trouvions plusieurs bretons ensemble.
—Quel anachronisme! Vous vous trompez, Godefroy de Bouillon n’est jamais venu dans ce pays-ci, et ce fauteuil n’a rien d’ancien.
—Je ne me trompe pas, a répondu notre cicérone. Nous nous sommes récriés de plus belle:
Peste! un siège vénérable comptant huit siècles de date... Est-ce donc à Jersey qu’il faut venir pour apprendre l’histoire de France! nous nous sommes mis à rire, et le guide a repris d’un air absolument convaincu:
—Je le répète, voilà le fauteuil où s’asseyait Godefroy de Bouillon.
Ces Anglais ont un flegme qui vous désarçonne! Les appartements, qu’on appelle pompeusement la salle, la bibliothèque, la chambre et la chapelle de médiocre dimension et très délabrés n’offrent rien de remarquable.
Revenus enchantés de notre excursion, mais intrigués de l’affirmation si catégorique de notre guide, nous sommes allés aux renseignements. Le monticule de Hougue-Bie fut à l’origine un mausolée élevé par une veuve fidèle à la mémoire de son mari traîtreusement assassiné par ses serviteurs. Le nom de Tour du Prince est de date récente et lui vient d’un Prince de Bouillon (nous sommes loin de Godefroy) qui, ayant pris du service à la fin du siècle dernier, chez les Anglais, en qualité d’amiral, avait fait installer à Hougue-Bie un télégraphe porte signaux à l’aide duquel il était parvenu à établir, après l’exécution de Louis XVI, une correspondance assez régulière avec les émigrés qui fuyaient la terreur.
Le Château Mont-Orgueil
Mont-Orgueil, un nom qui convient également à l’esprit anglais et au château qui le porte. Si l’on pouvait appliquer aux bâtiments le mot snob inventé pour la race britannique, je dirais que Mont-Orgueil est le plus snob des châteaux: d’apparence superbe, il n’est en réalité qu’une ruine que le génie anglais entretient et conserve scrupuleusement.
Ce château qui tient une grande place dans l’histoire de Jersey ne fut jamais un lieu de plaisance, mais une forteresse de premier ordre bâtie sur la partie de l'île la plus rapprochée de la France, à cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer. Sa construction réunissait alors tout ce qui constituait une place imprenable. Le château Mont-Orgueil est défendu du côté de la mer par des rochers inaccessibles bizarrement taillés et s’escaladant à pic, les uns les autres; battus de courants rapides et dangereux, ils s’opposent à tout abordage; aussi, de ce côté-là, il n’y a pas de murailles, mais seulement quelques fenêtres grillées, étroites comme des meurtrières.
Du côté de la terre on retrouve quelque poésie dans ses hautes murailles coquettement drapées de mousse et de lierre. A l’intérieur, c’est un dédale de voûtes sombres, de portes basses, de corridors humides, d’escaliers tortueux, d’appartements lugubres. A l’extérieur, tours et bastions, pont-levis et fossés, créneaux et plates-formes donnent grand air à ce château qui se voit de très loin et dont l’aspect imposant semble commander la terre et les flots.
La grande porte d’entrée est l’un des plus beaux et des plus élégants spécimen de l’architecture normande. On y remarque au centre les armes de la Grande-Bretagne portant les initiales E. R. (Elisabetha Regina), avec le millésime de 1593, et de chaque côté un écusson. Celui de gauche avec ses trois épées abaissées et sa devise Garde la Foi représente les armes des Paulett qui furent pendant plusieurs générations gouverneurs du château. L’écusson de droite est le même mais écartelé, des armes de Catherine Norris, femme d’Amias Paulett.
Malgré la date de 1593, il est facile de voir que ce portail et la tour massive qui s’élève au-dessus remontent à une plus haute antiquité et que les écussons incrustés dans la maçonnerie ont été rapportés. Montorgueil a subi bien des sièges. Sous Philippe de Valois, les Français s’en emparèrent et l’occupèrent trois ans; un certain seigneur normand, du nom de Maulevrier, ayant fait surprendre par ses officiers le commandant du château, y domina pendant plusieurs années en souverain. Duguesclin fit vainement le siège de Montorgueil en 1374. C’est de ce siège mémorable que commence la gloire de la famille de Carteret, dont le nom joue un si grand rôle dans l’histoire de Jersey.
Surdeval s’en empara en 1490 et y tint garnison six ans. Les Français surpris à leur tour, et malgré une héroïque défense, furent forcés de capituler devant messire de Carteret, ancien gouverneur de l'île, aidé de l’amiral sir Richard Harliston qui en fit le blocus. Pendant les troubles civils les Paritains sous Cromwell s’y établirent. On montre la chambre qu’habita de temps en temps Charles II pendant son séjour dans l'île. La vieille chapelle qui sue l’humidité est dédiée à Saint Georges patron de l’Angleterre. Sa cripte basse, étroite, assise sur d’énormes piliers massifs a servi de sépulture à plusieurs gouverneurs du château, mais les tombeaux ont disparu. Il ne reste plus sous ces voûtes sombres et froides qu’une haute statue mutilée, celle de la Vierge.
Bandinelli, fougueux sectaire, brouillon politique, renfermé dans ce château tenta de s’évader en escaladant les rochers, mais la corde à laquelle il était suspendu ayant manqué, le malheureux vint se briser aux pieds du château.
On prétend qu’un camp romain existait là; quelques pans de murs portent encore le nom de Fort-César.
JOURNAL DE SUZETTE
Je suis très contente des excursions que madame m’a fait faire. Les vallées dans l’intérieur de l'île sont ombreuses et supérieurement boisées. Ce que j’aime moins, ce sont les fortifications qui garnissent les falaises.
Elles sont là, debout, imprenables sentinelles, sur les côtes qui regardent la France.
On m’a offert une collection de fleurs collées sur un beau papier blanc, en m’assurant que la flore marine et terrestre est très riche à Jersey. Les fleurs desséchées, ça ne me dit pas grand chose; je préfère un bouquet fraîchement cueilli et parfumé, je préfère les verdures et les fleurs d’une salle de restaurant bien servie; parlez-moi de celui de Lecq qu’on nomme Le Pavillon, on y trouve tous les rafraîchissements désirables.
J’ai visité le fort Elisabeth et le château Mont-Orgueil. Du fort Elisabeth, on jouit d’une vue rapprochée, pleine de détails et de perspective. D’abord, le port de St-Hélier et sa forêt de mâts, le fort Régent imposant dominateur qui le protège, ensuite la ville aux maisons serrées, aux toits de toute couleur, bleus, rouges, jaunes qui se confondent et s’étagent pittoresquement, dominés par les flèches des églises, les cimes fumantes des usines,...... puis viennent des amphithéâtres de verdure semés de cottages, de maisons charmantes, toujours plus riants, toujours plus riches, à mesure que l'œil les parcourt; plus loin, à gauche St-Aubin, la jolie ville italienne si gracieusement couchée au bas de ses montagnes éclatantes de genêts d’or, avec son petit port aussi et son gentil château dans la mer; enfin Noirmont sombre et farouche, éperon que le pilote ne double qu’en frémissant.
Du haut du fort Régent on jouit également d’un magnifique aspect, surtout si l’on s’y place à l’heure où les bateaux à vapeur, arrivant à la fois de France et d’Angleterre, versent dans l'île leur contingent de voyageurs:—à droite, la ville bourdonnante et fumeuse, mollement appuyée aux flancs de ses collines fleuries;—devant soi, la baie de St-Aubin qui se déploie toute entière;—à vos pieds, l’ancien port, avec le fort Victoria, tout cet ensemble est superbe, on voit à la fois, les nombreux navires qui s’agitent dans le port, les quais de granit qui retentissent d’activité, et la file de voitures qui courent dessus comme dans les rues d’une grande ville.
Le Château Mont-Orgueil est une espèce de ruine d’où la vue est splendide, mais un peu vague; elle se perd dans l’infini.
Au loin, l’horizon découpe les sinuosités de la Hague, jusqu’au cap Fréhel, avec les flèches de la cathédrale de Coutances au milieu.
La petite ville de Gorey s’élève aux pieds de l’antique château comme une jolie fleur au pied d’un vieux chêne. C’est dans son port que s’abrite la flotille de bateaux qui font la pêche à l’huître sur un immense banc qui se trouve à peu près à égale distance de Jersey et des côtes de France. Cette pêche dure neuf mois environ. Il a été nécessaire d’établir des limites que les pêcheurs des deux rivages ne peuvent franchir. Des cotres de guerre anglais et français croisent devant l’huîtrière pour protéger leurs nationaux. Comme la partie la plus productive est du côté de la France, les Anglais profitent des temps brumeux pour draguer les huîtres de nos parages et sont souvent pris en flagrant délit. Il y a bien d’autres sites qu’on vante à qui mieux mieux; moi, je trouve que c’est toujours la même chose, des montagnes et des vallées, des rochers et du sable, des villes et des campagnes, et par-dessus le marché, la mer, toujours la mer de quelque côté qu’on se tourne, à gauche, à droite, devant, derrière, c’est toujours la Manche, j’en suis saturée.
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La Religion Salutiste
Nous n’avons pas eu besoin d’aller au théâtre royal pour voir un spectacle des plus divertissants et pas banal du tout. J’ai assisté à une réunion de l’Armée du Salut. Cela s’est passé le soir, dans une grande salle dépourvue de tout ornement, faiblement éclairée, remplie de bancs de bois et de quelques chaises. Dans le fond de la scène se trouvait l’autel élevé de trois marches. Là, les lieutenants et les lieutenantes en jersey rouge paradant de leur mieux ont d’abord entonné des chants de circonstance pour appeler l’esprit saint au milieu de nous; puis le plus révérend de cette fameuse société a pris la parole dans le but évident de nous convertir. Il a rappelé avec émotion quelques passages des discours de la maréchale Booth qui pleure, qui gémit sur les crimes et les désordres de Ninive, et de Babylonne, lisez Londres et Paris. Après avoir péroré quelque temps, deux ou trois vieillards pénétrés d’onction ont senti l’esprit s’agiter en eux. A cet appel pressant le plus âgé, tout à fait emballé, s’est mis à faire sa confession tout haut. Une capitaine—dans l’armée salutiste, les grades n’ont pas de sexe, ils appartiennent indifféremment aux hommes et aux femmes,—édifiée de son repentir, est allée le prendre par la main et l’a amené sur l’estrade, c’est-à-dire à l’autel en lui disant ou à peu près: «Recueillez-vous, rentrez en vous-même, Jésus touché de votre humilité vous remplit de ses grâces, c’est le salut.» Le bonhomme a marmotté quelques mots que je n’ai pas entendus. De nouveaux chants, alternant avec les trompettes sacrées, se sont fait entendre. La cérémonie est terminée, il est dix heures. Ces représentations évangéliques accompagnées de quelques coups de tamtam se renouvellent souvent, mais une fois suffit pour les curieux.
Comme il n’y avait guère que des gens du peuple, les salutistes nous ont vite aperçues. De temps en temps ils nous lançaient des regards, tantôt scrutateurs pour fouiller dans nos impressions, tantôt bienveillants, pour nous inviter à grossir leurs rangs. A la sortie, ils n’ont pu s’empêcher de nous interpeller en nous tendant leur escarcelle pour les besoins de l'œuvre. «Ces dames sont-elles satisfaites? vous reviendrez, n’est-ce pas?» et comme je souriais d’un air incrédule, on m’a murmuré à l’oreille: «La grâce vous touchera, revenez seulement. Oh revenez!» et l’on m’a glissé une petite brochure dans la main.
Il paraît que ces brochures imprimées en beaucoup de langues sont principalement distribuées à des pauvres hères qui, ne comprenant rien au figuré, croient à la réalité des phrases comme celles-ci.
«Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive.»
Venez vous joindre à l’armée du Christ pour montrer par votre exemple quelle est la force de la «parole divine qui féconde et désaltère.»
«O vous tous qui êtes altérés, venez aux eaux! Et vous qui n’avez point d’argent, venez, achetez, sans argent et sans aucun prix, du vin et du lait.»
Et quantité de malheureux, séduits par ces belles maximes, s’imaginant qu’il n’y a plus qu’à tendre la main pour prendre et à ouvrir la bouche pour boire et manger s’enrôlent sous la bannière salutiste. Ah les povres! voici un entrefilet fort instructif à ce sujet:
Les officiers de l’armée du Salut peuvent-ils vivre avec cinq livres (cent vingt-cinq fr.) par an? Le général Booth et le commissaire Jucker disent: oui; les officiers répondent: non. Et leur réponse paraît sincère, car ils meurent comme des moutons.
Depuis 1882, «l’armée» a envoyé dans l’Inde deux cent vingt-cinq officiers. Sur ce nombre, cent ont quitté le pays ou sont morts, morts de faim. Le général veut que ses hommes vivent de la même manière que les indigènes, il leur alloue un salaire d’un schelling (un franc vingt-cinq) par mois, et ils doivent se procurer le reste de l’argent nécessaire à leur subsistance par d’autres moyens. Ce système est simplement meurtrier. Peut-être M. Booth, avant de parler des misères de Londres, devrait-il songer aux pauvres gens qu’il envoie mourir dans l’Inde?
Les époux Booth ont parcouru toute l’Europe et l’Amérique. On n’a pas oublié le petit speech du maréchal à Paris. Le voici:
«Sur une estrade, un vieillard qu’on pourrait prendre pour M. Naquet, étale aux regards des auditeurs un superbe gilet rouge.
Ce vieillard, c’est le général Booth lui-même.
Au fur et à mesure qu’il parle—en anglais,—un interprète, le vice-général Clibborn traduit ses paroles en français.
Le général raconte qu’un Anglais l’a aidé une année de nombreux chèques, et souhaite qu’un autre Anglais surtout aussi riche se trouve dans la salle et dans les mêmes dispositions, car, dit-il, ce n’est qu’une habitude à prendre, après on donne par coutume, de génération en génération, sans savoir pourquoi.
Le moment est venu de mettre cette théorie en pratique.»
En entendant l’annonce d’une collecte, toujours pour les besoins de l'œuvre, l’auditoire se leva et disparut comme par enchantement.
Les processions extérieures manquent quelquefois de charme. De temps en temps ces pauvres salutistes reçoivent des horions dans les rues; c’est le revers de la médaille, c’est le mauvais côté de leur propagande effrénée; la procession est interrompue, et bagarre s’en suit. Ces petits intermèdes, provoqués par quelques mauvais plaisants, font la joie du public qui n’a jamais pris les salutistes au sérieux.
Le protestantisme florissait sous trente-cinq formes à Jersey. Les salutistes viennent d’y ajouter la trente-sixième. Je ne saurais énumérer tous les noms qu’elles portent, mais on m’a cité les Méthodistes nouveaux et anciens, les Baptistes, les Indépendants, les Bryanistes, les Bethell Quakers, les vrais Parfaits, les sectaires de Swedemborg. Toutes ces sectes sont une aberration de l’esprit. Les Français ont la folie politique, les Anglais ont la folie religieuse.
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Voilà la fameuse religion qui vient de passer sous nos fenêtres; elle se compose d’une douzaine d’hommes habillés en rouge portant sur leur poitrine un écriteau où sont inscrits ces mots: «Read the war cry» et de sept ou huit femmes se donnant le bras: quand la musique cesse, elles chantent je ne sais quoi. En tête est un drapeau rouge, avec des signes incompréhensibles. Tout le monde suit ce singulier cortège, et un policeman, ou garde de police, marche en même temps qu’eux, afin de protéger la liberté du culte. Le chef ou prêtre, possesseur d’une grande barbe noire et d’une physionomie peu rassurante, doit être italien. Il paraît qu’en Suisse ils ont fait de la propagande dans ce genre-ci, mais on les a emprisonnés, de sorte qu’ils mettent les prisonniers au nombre de leurs martyrs; ils pourront bientôt avoir un calendrier. C’est une vraie comédie, et je ne peux pas croire qu’il y ait des gens qui prennent cela au sérieux. Leur nom est la Milice de la Guerre ou Soldats du Saint. Ce sont, je crois, des possédés pour la plupart, Dieu veut ainsi humilier les Anglais qui se sont séparés de la véritable église, en les laissant descendre malgré leur gravité apparente et leur intelligence, au dernier degré de l’aberration! C’est l’avis de Madame.
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La grève de Lecq,. Les rochers de Plémont
La côte septentrionale de l'île est découpée de plusieurs baies, dont la principale est celle de Lecq. Les rochers de Plémont aux grottes mystérieuses et profondes sont avec la baie de Lecq les deux promenades les plus en vogue et le rendez-vous du high-life parisien et londonien. Les grottes ou caves de Lecq sont très curieuses à visiter. Il faut autant que possible y venir à mer basse et prendre un guide, car il serait imprudent de s’y aventurer seul.
Le chemin pour y descendre ne manque pas de pittoresque, c’est un sentier abrupte qui contourne la montagne, relié çà et là par des petits ponts suspendus, jetés au-dessus des criques.
Ces grottes superbes, ces cavernes profondes qui entourent l'île sont le travail incessant de la mer pendant des siècles. Retenues dans leur élan et toujours en fureur, les vagues ont fini par entamer, par creuser, par trouer les côtes et y former des voûtes souterraines d’une élévation majestueuse, des cavités étranges aux configurations pleines de saillies et de creux. Avec de l’imagination,—l’imagination, cette fée puissante et créatrice,—ces rochers bizarres vous apparaissent comme des ombres humaines, des silhouettes d’animaux, des maisons fantastiques dentellées d’ogives, des pitons élancés, des aiguilles plus longues que celle de Cléopâtre, des pyramides; enfin on peut y voir tout ce qu’on veut.
Nous sommes revenues par la charmante vallée de St-Laurent, et nous sommes allées aux grottes de Plémont par la non moins charmante vallée de St-Pierre, l’une des plus jolies de Jersey.
De la pointe de Plémont, la vue est très étendue: à gauche, les îles de Guernesey, Jethou, Herm et Sercq; en face, un petit groupe de rochers appelés «Pater noster»; à droite, les Ecréhous qui connaissent les naufrages et qui font trop souvent hélas! tristement parler d’eux; enfin la France, toujours la France qui devrait encore posséder ces îles qui sont si loin de l’Angleterre. Un pont de bois conduit aux grottes et à la cascade de Plémont, le câble sous-marin qui relie Jersey à l’Angleterre s’enfonce en mer sous la cascade. Les rochers sont d’une hauteur énorme. Les moins élevés sont bizarrement découpés; ici, c’est un long piton qui se dresse comme un géant devant une grotte; là, ce n’est plus un géant qui garde l’entrée de celle-ci, c’est un moine à genoux, recouvert de son capuchon.
Il y a bien d’autres baies à citer, la baie de Ste-Catherine, la baie du Boulay semée de cailloux de nuances très variées, la coquette baie de Rozel, la baie de St-Ouen avec ses bords accidentés, la baie de St-Brelade, la magnifique baie de St-Aubin.
La grève du Boulay, située au nord de l'île entre le château Mont-Orgueil et la grève de Lecq offre aux regards charmés un beau panorama. Du reste, de toutes les hauteurs de l'île, les vues sont ravissantes: la nature étale avec complaisance ses beautés, végétation puissante, bois ombreux, fleurs embaumées, et puis la mer, la mer infinie. Mais ces délicieuses promenades, mais ces sites enchanteurs s’achètent toujours par quelques fatigues! les descentes rapides à travers les rochers, sur des pentes raides, des herbes glissantes offrent quelques difficultés; les escalades du retour, qui vous obligent à monter longtemps, ne sont pas plus agréables. Il faudrait des jambes d’isard pour parcourir sans lassitude les sentiers en zigzag et les escaliers à pic, les vallées et les montagnes, les rochers et les grottes de cette île accidentée. La fatigue, c’est comme un voile noir, qui s’étend devant vous; vous ne voyez plus ou vous voyez mal.
La coquette grève de Rozel, également au nord de l'île est un lieu privilégié, encaissé de trois côtés par de hautes collines couvertes d’une riche verdure. Son port calme et tranquille, où se balancent mollement quelques barques légères, semble à l’abri des tempêtes. Sur les hauteurs de Rozel, on fait remarquer aux excursionnistes une saillie de rochers appelés «La Chaire»; c’est de cet endroit qu’une sentinelle aperçut, quelques instants seulement, la veille de Noël 1781, une lumière briller presqu’en même temps dans l'île et sur la côte de France.
C’était un signal convenu, l’invasion de l'île par les Français, sous la conduite de Rullecour. Déjà le 17 mai 1779 une flotte commandée par le prince de Nassau était apparue dans les baies de St-Ouen et de St-Brelade; une descente avait été essayée sans résultat.
Une seconde expédition ne réussit pas davantage. Enfin la troisième, commandée par Rullecour, parvint à s’emparer de St-Hélier, mais les soldats anglais cantonnés dans les autres parties de l'île, sous les ordres du major Pierson vinrent attaquer la ville où flottait déjà le pavillon français, et, après un combat opiniâtre, où les deux chefs français et anglais furent tués, les Jersiais restèrent vainqueurs. Cette entreprise fut la dernière contre les îles de la Manche.
Non loin de la baie de Rozel, au milieu d’un beau parc planté d’arbres de haute futaie, s’élève l’élégant manoir de la famille Lamprière, d’origine bretonne.
La baie de St-Brelade, située dans une partie de l'île encore déserte au commencement du siècle, est complètement cultivée et habitée aujourd’hui. Elle s’ouvre toute grande aux vagues qui, ne rencontrant pas d’obstacles, se montrent généralement douces et caressantes. La baie de St-Brelade, la plus calme, la plus tranquille de toutes, est recouverte, comme celle de Lecq, d’un sable fin et jaune qui reluit comme de l’or au soleil. Le sable des autres baies est blanc.
L’église de St-Brandon ou St-Brelade, du XIme siècle est bâtie à l’extrémité de la falaise et, séparée seulement des flots par le mur qui clot le cimetière. Ce mur, solidement construit, a été converti en batterie pour la défense de l'île. Je remarque ici que presque partout les cimetières entourent les églises, c’est très bien; l’église, c’est la mère étendant au-delà de la vie sa protection sur l'âme de ses enfants. Mais pour nous, catholiques romains, nous sommes surpris de ne voir que des pierres tombales, des stelles et fort peu de croix.
Près de cette église se trouve une vieille et vénérable chapelle qui reçut souvent et reçoit encore des vœux ardents et des prières reconnaissantes. On l’appelle la Chapelle-ès-Pêcheurs, les habitants de cette partie de l'île s’étant toujours livrés à la pêche très abondante dans cette baie.
L’église St-Brelade ne se recommande pas par l’élégance du monument, elle est d’une primitive simplicité d’architecture, mais elle est la plus ancienne de l'île. On n’est pas certain de l’époque de sa fondation, on la fait remonter au XIme siècle, sous le règne d’Henri Ier roi de France. Il se pourrait qu’elle fût encore plus vieille, car j’ai lu quelque part qu’on s’est trompé sur la date de presque toutes les églises paroissiales de Jersey. On a confondu la date de leur restauration, de leur changement de culte ou de leur agrandissement avec celle de leur fondation qui, pour la plupart, remonte aux premiers âges du Christianisme. A cette époque, l'île si protestante aujourd’hui avec ses trente-six sectes différentes, n’était alors peuplée que de saints, Saint Hélier, Saint Aubin, Saint Ouen, Saint Magloire, Saint Brelade, etc.
En continuant de ce côté, on arrive aux parties sauvages de l'île. Sa physionomie change complètement; de joyeuse qu’elle était, elle devient grave et austère: dunes stériles, rochers déserts. Ce contraste en passant n’est pas sans attrait, cette rencontre des extrêmes, plages riantes et plages désolées, varient agréablement les souvenirs.
La baie de St-Ouen est la plus haute expression de cette physionomie farouche; là règnent la solitude et la tristesse.
Une petite herbe sèche y croît péniblement; d’énormes quartiers de granit arrachés par les tempêtes et roulés par les flots jonchent partout le sable et font penser à l'âge de pierre; et, de fait, on trouve disséminées dans l'île des pierres dolmetiques en assez grand nombre: cromlechs, lieu de réunion des prêtres et des juges, dolmens, autel ou table du sacrifice, Menhirs, images de l’Etre suprême. Un temple en parfait état de conservation atteste aussi que les Druides habitaient ces lieux.
Le vieux manoir de St-Ouen est encore de nos jours une belle propriété. On montre, dans un champ voisin, quelques traces de l'arène des Tournois, plaisir favori des seigneurs d’antan; c’est là que les chevaliers du moyen âge, casque en tête, lance au poing, venaient jouter de force et d’adresse. Ici, sur cette butte plus élevée, se tenaient les spectateurs.
JOURNAL DE SUZETTE
Décidément, j’aime mieux les bois que la mer, je préfère les verdoyants feuillages aux verdoyantes eaux, les chansons de l’oiseau aux chansons de la vague, les paysages variés à l’immensité uniforme, l’abîme me fait peur!
Je troquerais tout Jersey rien que pour une de nos landes bretonnes, parce que la vue de tout ce qui charma notre enfance fait du bien: ces souvenirs là effacent les tristesses du présent, cela rajeunit; c’est comme un bain de jouvence. Mais ici toutes les choses ne parlent qu’à mes yeux et ne disent rien à mon cœur. Quand on s’est rendu compte des beautés naturelles d’un pays, qu’on a admiré ses sites grandioses et ses vastes horizons; lorsqu’on a parcouru les rues et visité les monuments d’une ville et qu’on n’y connaît personne, il ne reste plus qu’une chose à faire, c’est de s’en aller.
J’espère que nous ne tarderons pas à partir.
JOURNAL DE MADAME
DERNIER CHAPITRE
Les récifs de la Corbière, La baie et la ville de St-Aubin.
La Corbière est une longue suite de rochers qui se prolongent fort avant dans la mer. Ce nom leur vient sans doute des innombrables corbeaux qui les habitent; c’est leur domaine, ils y règnent en maîtres et y élèvent leur famille dans une douce quiétude exempte de soucis.
Il doit y avoir là de vieux patriarches de corbeaux qui ne meurent que de vieillesse. Corbière «ce tombeau des navires» nous a paru sinistre. Nous n’avons pu visiter le phare; il faut une permission écrite.
Jersey comme la Sicile a son Charybde et son Scylla, les rochers de Corbière et le promontoire de Grosnez, inabordable, hérissé de dangers; mais de cette pointe extrême, quelle vue admirable! On aperçoit le groupe complet de l’archipel anglo-normand, Guernesey, Sercq, Herm, Jethou, et enfin plus loin Alderney (Aurigny), toutes ces îles verdoyantes qui sont les émeraudes de la Manche.
La baie de St-Aubin est fort belle et la ville très agréable. De forme demi-circulaire, cette baie s’ouvre aux pieds d’une ample montagne de verdure, tout habillée de ravissantes demeures: ceinture de cottages, couronne de blanches villas, rien ne manque à sa parure. Aux deux extrémités de cette baie sont les deux villes principales de l'île: St-Aubin, au couchant, l’ancienne capitale, et, au levant, St-Hélier, la nouvelle, siège du gouvernement et du commerce.
Au moment de partir, un Jersiais m’a dit:
Ah! si nous avions le ciel où fleurit l’oranger, notre magnifique baie de St-Aubin pourrait rivaliser avec celle de Naples!
Et cet aimable interlocuteur ajoutait moitié plaisant, moitié sérieux. «Partout ici quelle belle nature! C’est l’Orient dans l’eau riant». Un peu fort le calembour, et je n’ai pu m’empêcher de sourire de l’image poétique, mais trop exagérée.
Toujours snobs, les Anglais, et comme la moindre phrase caractérise bien l’orgueil de leur race!
GUERNESEY
JOURNAL DE MADAME
CHAPITRE I
St-Pierre-le-Port, Comparaison entre Jersey et Guernesey, La flore à Guernesey, Administration de cette île.
Guernesey est, comme Jersey, une île anglaise sur les côtes de France.
Elle faisait autrefois partie du duché de Normandie; Henri Ier la réunit à la couronne d’Angleterre. Les Français ont plusieurs fois tenté de la reprendre, notamment en 1780.
La population fixe est maintenant de trente-sept à trente-huit mille habitants, auxquels il faut ajouter, en été, une population flottante d’environ dix mille touristes, presque tous Anglais. Elle s’administre comme Jersey. La cour royale se sert de la langue française, mais l’idiome anglo-normand si pittoresque et si expressif qui se parlait autrefois se retrouve encore dans certaines parties de l'île. Du reste, cet attachement, en plein dix-neuvième siècle, à la langue des aïeux n’existe pas seulement ici, il se retrouve encore dans les bruyères de l’Armorique, sur les collines du pays de Galles et sur les côtes occidentales de l’Irlande. Je trouve que Jersey et Guernesey ne se ressemblent guère tout en ayant des beautés identiques; qui a vu l’une ne connaît pas l’autre.
A l’arrivée, Jersey entourée de hautes fortifications ne laisse rien deviner de ses agréments, Guernesey au contraire, bâtie en amphithéâtre se montre de suite et se présente sous un aspect flatteur. St-Hélier, capitale de Jersey est une ville à moitié française; St-Pierre-le-Port, capitale de Guernesey, est une ville anglaise par les habitudes, les mœurs et le caractère de ses habitants. A Guernesey, le dimanche est un jour de repos complet: travail, commerce, correspondance, tout est interrompu. Je ne dis pas que Jersey soit beaucoup plus mouvementée ce jour là; cependant, entre sept et huit heures du matin, on voit un facteur passer dans les rues et distribuer furtivement le courrier. C’est une concession aux usages français. A Jersey, les magasins restent ouverts le soir; à Guernesey, ils sont hermétiquement fermés dès sept heures, même dans le fond de l’été. Le touriste qui se réserverait la soirée pour visiter les magasins et choisir ses petites emplettes ne rapporterait rien de Guernesey: les portes sont closes partout.
Cette comparaison entre les deux îles sœurs pourrait se continuer dans une infinité de choses. Bien des personnes l’ont probablement faite avant moi, inutile d’insister.
Je le répète, le panorama de St-Pierre, dont les maisons s’étagent dans la verdure, est charmant.
Nous entrons dans le port, laissant à gauche le château Cornet, vieille et pittoresque construction analogue au fort Elisabeth de Saint-Hélier. La ville de St-Pierre est plus belle de loin que de près: ses rues tortueuses, escarpées, un peu sombres même n’ont rien de séduisant. Nous avons cependant admiré une belle statue que les Guernesiais ont élevée au feu prince Albert. La campagne, d’ailleurs, se charge de raccommoder le touriste avec la ville. Ah! cette campagne, quels jolis fleurons elle apporte à la ville! On peut même dire ici que ce sont les fleurons seuls qui composent la couronne dont St-Pierre se montre orgueilleux à juste titre.
Guernesey a les mêmes beautés que Jersey, mais peut-être plus accentuées, plus personnelles: sites romantiques, vallées rêveuses et poétiques, ombrages mystérieux, plages sauvages, rochers tourmentés, vagues langoureuses et flots terribles.
Je crois son climat encore plus doux, si j’en juge par la flore qui s’épanouit dans toutes les campagnes, et, dit-on, dans toutes les saisons.
La nature est luxuriante et magnifique; certains feuillages atteignent des proportions phénoménales: la rhubarbe et l’angélique, par exemple, les fushias servent à faire des haies comme l’ajonc en Bretagne; les aloès sont gigantesques; les ficoïdes, si frileuses chez nous, tapissent hiver comme été, dans certains jardins bien exposés, les grottes et les rochers. Les camélias sont des arbres; les chênes verts, les eucalyptus et les araucarias sont immenses.
Cette flore merveilleuse, comparable à celle du midi n’est pas exclusivement due à la douceur du climat, car en hiver le froid est parfois assez vif; elle doit tenir soit à la qualité du terrain, soit à des conditions atmosphériques spéciales comme, par exemple la très grande humidité, et enfin aux émanations chaudes du Gulf-stream.
On m’a fait remarquer une fleur toute particulière et qui ne croît qu’ici; un lys rose, sans odeur, mais bien joli. La légende dit qu’autrefois ce lys était blanc; ce sont les larmes qui l’ont changé de couleur, des larmes de fées sans doute, car il ne peut y avoir que les déesses ou les enchanteresses pour pleurer rose.
Oublieuse des bruines salines, des vagues sauvages, des rafales du vent, on peut dire que la végétation tropicale s’est aventurée jusqu’ici et qu’elle s’y plaît; les sentiers sont parfumés de senteurs alpestres et dans les vallons, délicieusement ombragés de grands arbres, les oiseaux chantent et bâtissent leur nid.
Les cottages sont proprets et soignés, les maisons de la ville, assez grande (elle compte seize mille habitants), sont blanches, bien entretenues, et presque toutes ont un jardin avec une ou plusieurs serres.
Les îles anglo-normandes reconnaissent l’autorité de la Reine ou plutôt, comme diraient volontiers leurs habitants, de la Duchesse de Normandie, mais nullement celle du parlement; elles jouissent d’une autonomie à peu près complète, dont elles se montrent très jalouses, Guernesey surtout; aussi les gouverneurs de ces îles ont-ils souvent des contestations avec leurs subordonnés qui prétendent se gouverner eux-mêmes, tout en se soumettant à l’autorité royale, pourvu qu’elle ne se mêle en rien de leurs affaires.
Toujours est-il que ce gentil pays de Guernesey s’administre parfaitement à ses frais: l'île est couverte d’un réseau de routes excellentes; le Port de St-Pierre est remarquable par ses jetées; des phares sont placés où il en est besoin; il y a un service d’assistance publique très bien organisé; enfin je pense qu’on a tiré de ce petit coin de terre le meilleur parti possible.
JOURNAL DE SUZETTE
Madame ne se met pas souvent en route; mais une fois partie elle ne s’arrête plus et nous voilà à Guernesey où je n’arrive pas fière.
J’ai été malade pendant la traversée; tout tourne, tout danse autour de moi, les murailles, les plafonds et les meubles. J’ai le roulis dans la tête et les jambes!...
Madame pourra se promener seule en ville, je vais me coucher. Elle compte aussi visiter l'île de Sercq, une occasion se présente, elle veut en profiter. Cette fois je me récuse tout à fait.
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CHAPITRE II
Plages rocheuses de St-Pierre-le-Port, La baie du moulin Huet; Les deux villas St-Georges et Roseinheim.
Tout en admirant la belle étendue de mer qu’on a sous les yeux, on songe à se baigner. Je comptais prendre un ou deux bains, mais il n’y a pas, à proprement parler, de plage à St-Pierre. La côte est rocailleuse, et il serait dangereux de se baigner; il faudrait aller chercher ailleurs quelque crique favorable, j’y renonce.
De loin, Guernesey se développe en éventail fleuri. De près: c’est une montagne qu’il faut toujours gravir ou descendre.
J’ai fait une charmante promenade à la baie du moulin Huet, où je n’ai pas vu trace de moulin. Cette baie splendide donne le frisson quand on arrive, la mer y fait un fracas épouvantable, elle a des airs de colère qui font peur; de plus, il y a des rochers si étrangement découpés par le temps que l’on croit voir des bateaux sombrant et des naufragés s’accrochant pour ne pas périr.
J’ai aussi visité deux villas remarquables: St-Georges, l’une des plus jolies de l'île, et, dans la paroisse St-André, Roseinheim, avec des serres étonnantes et une décoration toute orientale; aspect très fantaisiste, plein de soleil et de couleur.
Les jardins sont ornés de vasques, de statues, les bosquets garnis de coussins multicolores, et superposés les uns sur les autres avec cordelières autour et glands aux quatre coins: ils semblent inviter au repos. Défiez-vous, ils sont un peu durs; en revanche, ils ne craignent ni la pluie ni le soleil: ils sont en faïence.
Les serres sont remplies de grappes vermeilles dont on ferait volontiers un repas.
C’est une tentation à laquelle il faut résister, sans que la morale du renard soit une consolation. Non, ces raisins ne sont pas verts; non, ces raisins ne sont pas pour des goujas, ils seront mangés par des princes.
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Madame est partie pour Sercq; que j’ai bien fait de rester ici à me promener, me divertir! J’ai eu une nouvelle représentation de la Salvation.
Un meeting Salvationniste: La maréchale Booth qui prêche à Paris, et qui est la fille aînée de l’inventeur de cette religion, honorait Guernesey de sa présence. Aussi me suis-je précipitée sur ses pas. C’est une vraie prêtresse, maigre, décharnée, et une fort bonne comédienne. La représentation m’a beaucoup amusée, et je me suis avancée jusqu’à l’estrade, à la fin de la cérémonie, pour demander aux fidèles ce qu’ils croyaient.
Un postulant m’a répondu qu’ils croyaient comme les protestants, seulement qu’ils ne buvaient pas de liqueurs et ne fumaient pas, parce que J.-C. avait dit qu’il fallait garder son corps pur. C’est pourquoi les jeunes salutistes sont élevées au grade de cantinières spirituelles de cette armée sans pareille: au lieu de spiritueux, elles versent la parole sainte dans l’oreille des assistants.
Ensuite, il arrive un moment où le néophyte se sent sauvé; j’en ai vu cinq ou six qui l’étaient. Alors ils ont l’air de possédés du diable, et ressemblent un peu aux aboyeuses de Josselin, cela dure un quart d’heure; ils font des contorsions, tapent des coups de poing par ci par là et tombent presqu’en faiblesse; il y a des hommes et des femmes qui roulent les uns sur les autres, c’est effrayant. Au bout d’un certain temps, ils reviennent à eux et pérorent chacun à leur tour. Pendant ce temps là, l’assistance prie.
Betzy, la seconde femme de chambre de l’hôtel, était avec moi; elle parle français, et nous avons bien ri. Elle disait: je m’amuse comme à Noël, c’est le moment des fêtes en Angleterre, et ce jour là John Bull dévore, et mistress John Bull prend plus d’un night cape (bonnet de nuit)[7].
En effet, ce jour là règnent le gui, le houx, les sapins, le plum-pudding, le roast-beef, les liqueurs, la musique et la danse. Malheureusement nous sommes en été, et je n’aurai pas le plaisir d’assister à cette bacchanale gigantesque.
La Salvation Army est une religion de fous qui se démènent dans les rues. Il n’y a en fait de fidèles que des gens du peuple, mais ils sont fort nombreux, et je ne serais pas étonnée qu’à Guernesey seulement il y en eût quatre ou cinq cents. Général, officiers, soldats du ciel, prêcheuses, tous ces gens font des sermons, chantent dans les rues et s’y promènent avec des drapeaux rouges; c’est une armée de possédés. Ils appellent ceux qui ne font pas partie de leur secte des démons, et sont eux-même endiablés pour convertir tout le monde. Voici deux de leurs affiches que la dame de l’hôtel, qui parle aussi le français, m’a complaisamment traduites.
«Le capitaine Condy, la tambourineuse américaine des guerriers mâles et femelles avec l’armée des soldats de sang et de feu, marcheront aujourd’hui à travers la ville.
A six heures du matin, exercice des genoux et du mouchoir; à dix heures arrivée du Saint-Esprit; à deux heures, enclouage des canons de l’ennemi; à six heures du soir, incendie sur toute la ligne; à huit heures, galop d’action de grâces (alleluia gallop).
Le lendemain, à deux heures trente, la tambourineuse américaine chantera et parlera au nom de Jésus, avec d’autres officiers; à six heures trente, les soldats se réuniront à la caserne pour la parade en grande tenue.
Mouchoirs et jaquettes rouges, tabliers blancs, chapeaux noirs, alleluia de rigueur.
On offrira aux rebelles des conditions de paix. Le chirurgien de l’armée donnera ses soins aux blessés. Ce aujourd’hui, etc.
Par ordre du roi Jésus et du capitaine,
CADMAN.
Le jour des régates, on lisait:
«Salvation Army
Réunion gigantesque. A onze heures, réception du Saint-Esprit; à midi, départ de la caserne, et marche triomphale à travers le camp de l’ennemi; à deux heures, grande bataille.
On se réunira à deux heures trente dans la forteresse, d’où l’on tirera l’évangile à boulets rouges dans les rangs des esclaves du diable (Ici il faut entendre les paisibles promeneurs qui devaient aller voir les régates).
N. B.—Un grand médecin (Jésus-Christ) sera présent, et prodiguera ses soins aux malades et aux blessés.»
La ville de Guernesey est bâtie en amphithéâtre, il faut toujours monter ou dévaler.
Le pays est très beau, très boisé et le climat délicieux. Jersey est moins joli, moins pittoresque, moins fleuri que Guernesey, mais il a de nombreuses baies pour prendre des bains, tandis qu’ici il n’y en a guère. Si les plages sont désertes, en revanche, les maisons me semblent encombrées de jeunes habitants: tout cela crie la nuit, tapage le jour; cette marmaille est à l'âge agréable où les enfants peuvent être considérés comme de petits fléaux.
La ville est très propre, les ruisseaux qui courent en pente comme les rues nettoient tout en passant rapidement. Les promenades sont charmantes, le long de la mer; un tramway en côtoie les bords. Je suis montée sur une éminence attirée par la vue d’un grand monument en forme d’aiguille élevé là en souvenir d’un seigneur du pays, le baron Saumarez qui, paraît-il, a fait beaucoup de belles et bonnes choses.
J’ai visité les deux églises catholiques; rien de saillant. A neuf heures et demie du soir on tire un coup de canon: serait-ce pour remplacer le couvre-feu et inviter les habitants à rentrer chez eux? Non, cela ne regarde que les militaires, c’est l’appel qui doit les ramener tous à la caserne.
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CHAPITRE III
L’Ile de Sercq
Je tiens absolument à voir l'île de Sercq avec ses aspects effrayants, sa mer sauvage, dont les lames puissantes écrêtent la roche dure et minent le granit. Cette île ne connaît guère les douceurs et les caresses de la vague, alanguie des flots somnolents, elle n’entend que leurs clameurs quand, déferlant avec furie ils montent à l’assaut de ses falaises inébranlées et formidables.
Suzette très dolente encore demande pourquoi Madame est si fort emballée pour cette excursion.
Pourquoi, Suzette? Parce que je ne crains pas une heure de mal de mer pour voir «ce morceau de France tombé à la mer et ramassé par l’Angleterre,» suivant la belle expression de Victor-Hugo.
L'île de Sercq a tenu toutes ses promesses; je n’ai eu aucune déception et j’ai eu beaucoup de plaisir à visiter cette roche curieuse, bouquet de fleurs et de fruits dans une corbeille de granit; mais je ne dis pas pour cela que j’aimerais à l’habiter. L’histoire de Sercq est fort intéressante. Pendant longtemps, cette île microscopique parut sans valeur, et nul ne songeait à l’occuper.
Un jour, sous le règne de Henri II, un marin français, Poullain de la Garde vint y planter notre drapeau. Il aborda l'île à la tête de onze galères et s’en empara.
A quelque temps de là Poullain, d’humeur aventurière, tenta un coup de main sur Guernesey et sur Jersey, cette tentative extravagante n’ayant point réussi, Poullain revint sur ses pas, s’empara chemin faisant d’un navire anglais dont la cargaison le dédommagea de son échec et rentra dans son île. Mais Sercq n’était point un lieu enchanteur, l’inaction pesait au corsaire; il en remit le commandement à son lieutenant de Breuil et reprit la mer. Dès ce moment, les Anglais qui avaient toujours dédaigné Sercq comme un rocher inutile changèrent de manière de voir. Sercq par sa situation particulière, ses falaises escarpées, sa petite garnison et les trois forts qu’elle avait édifiés était devenue un nid d’aigle impossible à aborder; cela chiffonnait beaucoup les Anglais.
Un capitaine hollandais (la Hollande était alors l’alliée de l’Angleterre), comprenant leurs regrets d’avoir laissé cet îlot leur échapper, proposa de les tirer d’embarras.
Ce Hollandais avait certainement lu l’Illiade, car il eut recours au moyen inventé par Ulysse roi d’Ithaque; seulement au lieu d’un cheval de bois ce fut un cercueil dont il se servit.
Le capitaine hollandais vient donc jeter l’ancre devant Sercq. Un marin est dépêché près du lieutenant de Breuil pour lui annoncer la mort du capitaine de navire et lui demander la permission de l’enterrer dans l'île, puis il ajoute: Pendant que l’équipage accomplira la triste cérémonie, les habitants de l'île pourront visiter notre navire, ils y seront reçus cordialement.
La petite garnison qui n’avait aucune distraction sur sa roche perdue accepta avec empressement, sauf quelques soldats et de Breuil qui crut de son devoir d’accompagner le capitaine défunt à sa dernière demeure.
Deux heures après, le tour était joué.
C’est le capitaine hollandais qui reçut lui-même aimablement les Français en les faisant prisonniers à son bord. Pendant ce temps là, presque tout l’équipage entré à Sercq, ouvrait le cercueil et y trouvait toutes les armes dont il avait été rempli. De Breuil et ses quelques hommes, incapables de résister, furent obligés de se rendre.
L’histoire rapporte que Marie Tudor, indignée de ce procédé, refusa le prix de la trahison; ce sentiment de générosité n’était vraiment pas anglais.
Les fortifications françaises furent rasées, et l'île rentra dans l’abandon.
Plus tard, un sire de Glatigny, d’origine normande, réédita l’aventure de Poullain de la Garde; les détails manquent, mais il est à croire qu’il ne fut pas plus heureux que lui. Et Sercq restait toujours une île solitaire et déserte, la cité inviolable des oiseaux de mer qui s’y abattaient par bandes énormes. En 1563, un habitant de Jersey, Hélier Carteret dont le nom est devenu historique, forma le projet de se fixer à Sercq.
C’était le descendant de seigneurs normands qui, avant la confiscation de leurs biens par Phillippe-Auguste, possédaient en Normandie le fief de Carteret. Hélier Carteret s’installa avec toute sa famille, persuadé que si l’on voulait s’en donner la peine, la petite île de Sercq deviendrait aussi fertile que ses grandes sœurs, Jersey et Guernesey.
On ne parla plus marine ni fortifications, mais terre et charrue; neuf ans après, en 1572, l'île était défrichée, habitée et fertilisée.
Ce moyen de conquête valait mieux que celui du capitaine hollandais; la reine qui régnait alors, Elisabeth, le trouva de son goût, et nomma Hélier Carteret seigneur de Sercq. Voilà les débuts de cette île si florissante aujourd’hui.
En relisant mes notes, avant de les envoyer à l’impression, je trouve dans le Petit Journal le plus joli et le plus intéressant des articles sur la petite Sercq des temps modernes. Je ne pourrais rien dire d’aussi bien, ni de plus complet, voici cet article:
L'île de Sercq [8]
Au milieu du détroit semé d’écueils qui sépare Jersey de Guernesey, un haut plateau rocheux dresse ses parois abruptes de granit, tombant perpendiculairement dans la mer: cette petite terre, formidable d’aspect, est l'île de Sercq.
Percée, pour ainsi dire, de part en part de grottes, de gouffres, d’excavations plus ou moins profondes, ses falaises s’élèvent en murs verticaux de soixante mètres de hauteur au-dessus des flots qui affouillent le rivage et se brisent en moutons blancs sur les innombrables rochers du large. L’accès de Sercq est si peu commode qu’il y a quarante ans l’escadre anglaise, relevant l’archipel, fit le tour de l'île sans apercevoir de communication du rivage avec l’intérieur, et n’y débarqua point.
En effet, c’est par un tunnel qu’on aborde cette île enchantée. Le vapeur qui franchit en moins d’une heure la distance entre Guernesey et Sercq dépose ses passagers dans une crique étroite, hémicycle de sable et de galets que dominent de toutes parts de grandes parois grises couvertes d’une herbe maigre, et continuées au large par des roches dénudées aux formes fantastiques, sur lesquelles s’ébattent des nuées de goëlands.
On regarde autour de soi et l’on ne voit rien, si ce n’est la jetée de pierres, les barques entre le quai et la roche âpre et nue, l’eau clapotante, au loin la confusion de la mer et du ciel. Une sensation de vertige et de terreur vous prend: si le navire allait s’éloigner et vous abandonner sur cette rive solitaire et stérile!...
Rassurez-vous: l'île n’est pas aussi inabordable qu’elle le paraît. Au bout du quai, dans ce mur rocheux, d’apparence inaccessible et impénétrable un trou béant s’ouvre, un tunnel noir, presque sinistre; on s’y engage, et cette porte digne de la plume de Dante et du crayon de Doré aboutit soudain à un décor d’une idyllique fraîcheur: le tunnel débouche dans un vallon vert, boisé, charmant, avec des prairies semées de primevères, des ruisselets murmurants, des bosquets touffus, des ramures pleines d’oiseaux, d’où s’échappent des notes mélodieuses. Une belle route monte au centre de l'île où se trouvent l’église anglicane et le presbytère, les écoles et la seigneurie, avec son magnifique parc planté de conifères.
De toutes parts, au-delà des champs entourés de haies et de maisons proprettes dont plusieurs ont conservé l’antique toit de chaume, s’aperçoit la mer bleue, avec son chapelet d'îles: Brechou ou l’Isle des Marchands, dépendance et satellite de Sercq; Herm, séparé de Sercq par le passage ou chenal du Grand-Ruau; Guernesey, la «Grande Terre» des Sercquais; Jersey, dont la côte septentrionale très découpée, s’estompe dans la brume et là-bas, par delà le funèbre passage de la Déroute, se dresse une blanche muraille: c’est la côte de Normandie, mère patrie de toutes ces îles devenues anglaises, c’est le cap de Flamanville, la baie de Diélette, notre Cotentin français.
Paysage admirable, panorama idéal et si bien composé qu’il faut aller jusqu’en Grèce pour trouver un spectacle de mer digne de lui être comparé: telle est Sercq la belle, Sercq la charmante, aimée des peintres et des poètes, Sercq que les Anglais ont justement appelée the gem of the channel islands, la perle des îles du Canal.
Longue de cinq mille cent mètres du Nord au Sud, sur une largeur maxima de deux mille cinq cent mètres, avec une superficie de cinq cent dix hectares, dont deux cents en culture, l'île se divise en deux parties, le Grand Sercq et le Petit Sercq, reliées par l’isthme de la Coupée, chaussée large de deux mètres à peine et longue de cent quatre-vingts mètres, élevée de quatre-vingt-dix mètres au-dessus de la mer et des deux côtés de laquelle s’ouvre des abîmes. Ce passage est terrifiant; par les grandes tempêtes il est dangereux de s’y aventurer et les deux parties de Sercq sont alors privées de toute communication.
Dans ce plateau de granit se creusent d’adorables dépressions, des plis de terrains profonds, de courtes et belles vallées boisées qui, toutes, aboutissent à quelque baie retraitée; là, dans des nids de verdure, au bord du ruisseau qui jacasse sur les cailloux, protégées des vents, à l’ombre sous les grands arbres, se blottissent de ravissantes et coquettes chaumières, asile en été des amoureux et des peintres.
L'île de Sercq n’est pas seulement curieuse comme paysage, elle est intéressante à étudier pour son organisation féodale qui constitue à notre époque un véritable anachronisme. Bien que judiciairement rattachée au baillage de Guernesey, Sercq en est complètement indépendante au point de vue politique et administratif. Elle forme un petit Etat féodal à part, gouverné sous la suzeraineté de l’Angleterre par son seigneur, qui est censé propriétaire de l'île en vertu de la charte de la reine Elisabeth (1563) concédant Sercq en fief de haubert (fief qui ne pouvait être possédé que par un chevalier) à Hélier de Carteret pour être divisé en quarante tenanciers dont chacun devait fournir un homme armé pour la défense de l'île. A cette occasion, la grande Elisabeth fit don au seigneur de six canons, cinquante boulets et deux cents livres de poudre; dans la cour de la seigneurie, on voit encore un de ces canons, portant l’inscription suivante: Don de la royne Elisabeth au seigneur de Sercq, 1578.
Les quarante domaines ainsi créés, légalement indivisibles, transmissibles en entier seulement par vente ou par héritage, avec l’assentiment du seigneur sont encore aujourd’hui possédés par quarante tenanciers qui paient la dîme au seigneur. En cas de décès sans héritiers de l’un des quarante tenanciers, le seigneur entre en possession de ses biens. Le droit d’aînesse le plus absolu règne dans l'île.
Les «chefs-plaids», tenus trois fois par an, le premier lundi après Pâques, après la Saint-Michel, après Noël, forment à Sercq l’unique pouvoir législatif. Ces chefs-plaids qui en sont autre chose que l'«assemblée des leudes et barons» des anciens rois normands, sont composés du sénéchal, président, et du prévôt de l'île, nommés à vie par le seigneur, du greffier, du député du seigneur, et des quarante tenanciers.
Les lois ou ordonnance sont votées par ces derniers seulement; mais elles doivent être soumises à la sanction du seigneur.
L’organisation judiciaire de Sercq est tout aussi curieuse. Un sénéchal, nommé par le seigneur, statue comme juge unique; il juge en première instance tous les procès civils, sauf appel devant la cour royale de Guernesey. Au correctionnel, il peut infliger des amendes jusqu’à trois livres tournois (cinq francs quinze), et, au plus, trois jours d’emprisonnement. Les délits graves sont directement portés devant la cour de Guernesey.
Hâtons-nous de dire que, quoique Normands, les Sercquais ne sont pas d’humeur bien processive. Quant à la prison, elle est généralement vide.
Il y a quelques années, une femme de Sercq ayant été condamnée à un jour de prison pour un infime larcin demanda à purger sa peine toutes portes ouvertes, tant l’effrayait la perspective d'être enfermée. Le prévôt y consentit de fort bonne grâce; et, on vit successivement, après l’internement de la coupable, on vit pénétrer dans le farouche édifice toutes les femmes de Sercq, munies de tabourets, de vivres et de leur tricot; elles se relayèrent pour tenir compagnie à la prisonnière, qui ne fut pas un instant seule.
Sercq est la seule des îles de la Manche où l’instruction soit obligatoire au premier degré; elle est la seule aussi, et c’est par ce côté que cette petite île mérite de nous intéresser, la seule où l’enseignement soit donné en français.
Notre langue est l’idiome de tout l’archipel normand; mais, tandis qu’elle tend à disparaître de Jersey, de Guernesey ou d’Aurigny, où les campagnards mêmes ne lui restent pas tous fidèles, elle est demeurée à Sercq le langage du foyer, à ce point que deux familles de pêcheurs anglais, établies dans l'île depuis quelques années, parlent aujourd’hui couramment le français ou plutôt un patois normand qui rappelle de très près celui des environs de Cherbourg.
Il est à craindre malheureusement que cela ne dure pas toujours.
Beaucoup de Sercquais, mus par l’intérêt, apprennent l’anglais, le font apprendre à leurs enfants.
Et ce ne sera peut-être l’affaire que d’une ou deux générations pour que l’anglais devienne la base de l’enseignement.
On le voit, la petite sœur est maintenant l’égale de ses aînées, sinon comme étendue, du moins comme richesse de culture, intelligence et activité.
JOURNAL DE SUZETTE
Madame arrive enchantée de son excursion à Sercq, mais un peu fatiguée; elle a eu le mal de mer en revenant. Ce matin, pendant qu’elle se reposait, je suis allée visiter le cimetière, un lieu charmant. Il y a des plantes d’eau dont la feuille ressemble un peu à celle d’acanthe. Elles sont d’une telle grandeur qu’on se croirait dans ces forêts d’Amérique, dont les voyageurs font des descriptions enthousiastes; les rhododendrons, les camélias sont de vrais pommiers, les fushias ne sont plus des fleurs, mais des arbustes. On aurait presque la tentation de mourir dans cette jolie île, pour être enterré dans cet étonnant cimetière; on aurait d’autant plus de facilité pour cela, que l’enterrement de première classe ne coûte que huit francs; ce n’est pas la peine de s’en passer, et vraiment, si comme les chats j’avais neuf vies à dépenser, je me permettrais cette petite distraction.
C’est demain dimanche; ce saint jour se présente aux yeux d’un Anglais sous la physionomie d’un énorme plat de viande en permanence sur la table, et de quelques bouteilles de porto ou de xérès, à moins que ces messieurs et ces dames ne soient dans la confrérie du ruban bleu ou du ruban vert, ce qui change alors le porto ou tout autre spiritueux en thé, dont on use et abuse à perpétuité. Quand on a fini de manger, on digère péniblement ou pas, cela dépend des facultés de l’estomac, mais enfin on digère, et quand on a digéré, on recommence à manger; ensuite on va au temple entendre l’office, puis on rentre, on mange, et on va se coucher, plus ou moins impressionné. C’est une journée si bien remplie que l’on peut bien être un peu fatigué le soir. Les ladies elles-mêmes sont tellement accablées qu’elles perdent parfois leur centre de gravité. Je dois dire que ceci je ne l’ai jamais vu, seulement je l’ai entendu dire.
On est très Hugolâtre à Guernesey, que le grand poète habita plusieurs années et où il écrivit, m’a-t-on dit, ses Contemplations, aussi voit-on son buste, sa photographie et ses autographes à la devanture de toutes les librairies, comme on voit des homards chez tous les marchands de comestibles.
Les homards sont peut-être encore plus abondants à Guernesey qu’à Jersey. On les pêche ici avec des banâtres, panier en forme de mannequin renversé. Homards et langoustes font vivre beaucoup de familles de pêcheurs, c’est leur seul métier. C’est très amusant quand la mer baisse, de voir toutes les petites barques, qui sautent sur les vagues, laitées d’écume, comme de petites mouettes s’en aller lever les banâtres ou casiers comme nous disons en France.
C’est encore avec la bonne de l’hôtel que je suis allée voir le départ de cette microscopique flotille, mais nous n’étions pas seules, elle avait son amoureux.
Me voilà arrivée à vingt-cinq ans, et je ne suis pas si avancée que Betzy qui n’en a que dix-huit. Ah! c’est ici que les jeunes filles sont heureuses! Dès quinze ou seize ans elles ont un bon ami, un sweet heart (doux cœur), qui marche avec elles suivant l’expression pittoresque du pays, c’est-à-dire qu’il se trouve à point pour les escorter dans leurs courses et promenades. Betzy appelle son amoureux Sam: tous ces amoureux là se nomment Peter, Samuel, Abraham, Jacob; à Guernesey on affectionne les noms bibliques. Il y a des jeunes filles qui avant de se marier en ont eu quatre ou cinq. On commence un flirt avec celui-ci, qu’on continue avec celui-là, ça ne tire pas à conséquence, jusqu’à ce qu’on ait enfin trouvé celui avec lequel on désire marcher toute la vie.
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CHAPITRE IV
Victor Hugo, Madame Drouet, La température.
Victor Hugo est le héros moderne de Guernesey. On visite sa maison qui est un vrai, dois-je dire bazar ou musée, mettons les deux, puisqu’il y a de belles choses et des riens. On ne parle qu’avec enthousiasme de tous les souvenirs qu’il a laissés pendant son séjour ici, un long séjour de quinze années. Non loin de la grande vieille maison du poète on vous montre la maison modeste qu’habitait Madame Drouet, dont le nom reste attaché à celui du grand homme. Madame Drouet admirablement belle avait été actrice à Paris. Elle avait joué avec succès des rôles importants dans les pièces de Victor Hugo; une grande amitié s’établit entre eux: au moment de l’exil du poète, abandonnant la carrière théâtrale, Madame Drouet le suivit à Jersey d’abord, à Guernesey ensuite.
Victor Hugo déjeunait tous les matins chez elle, à son tour elle venait tous les soirs dîner chez lui. Madame Hugo la recevait en amie, et les plus strictes convenances ont toujours été gardées entr’eux.
Madame Drouet est morte à soixante-douze ans, encore belle et toujours charmante par son esprit. Son amitié fidèle lui fait honneur.
Le séjour de Victor Hugo à Guernesey me rappelle le passage ici d’un autre grand Français dans les conditions d’exil autrement cruelles que celles du poète:
J’ai nommé Châteaubriant.
Ayant appris au fond de l’Amérique les malheurs de la France, son patriotisme s’éveille, il accourt pour la servir et la défendre. Voici en quels termes il raconte cette lamentable odyssée.
«Je revins en France; j’émigrai avec mon frère et je fis la campagne de 1792. Atteint pendant la retraite, de cette dyssenterie qu’on appelait: la maladie des Prussiens, une affreuse petite vérole vint compliquer mes maux.» On le crut mort, on l’abandonna dans un fossé où donnant encore quelques signes de vie, il fut secouru par la compassion des gens du prince de Ligue qui l’installèrent dans un fourgon et le menèrent à Namur. Il voulut de là, malgré l’extrémité où le jetait sa double maladie, aggravée d’une blessure à la cuisse, gagner Bruxelles, puis Jersey: il faillit expirer en route. «On me descendit à terre, raconte-t-il, dans l'île de Guernesey où le vent et la marée nous avaient obligés de relâcher, et on m’assit contre un mur, le visage tourné vers le soleil pour rendre le dernier soupir. La femme d’un marinier vint à passer; elle appela son mari qui, aidé de deux ou trois autres matelots anglais, me transporta dans une maison de pêcheurs, où je fut mis dans un bon lit; c’est bien vraisemblablement à cet acte de charité que je dois la vie.»
Le temps s’est fort rembruni; à la chaleur étouffante de ces jours derniers a succédé un vent glacial. Il paraît que la température est assez fantasque. Guernesey se montre capricieuse et changeante comme une jolie femme, pardon, je voulais dire comme une jolie île qu’elle est.
Petite pluie abat grand vent: il faudra de la pluie, pour remettre la température à sa place.
Le beau temps fait encore la sourde oreille. Aujourd’hui il pleut à verse, c’est une perspective peu agréable pour notre traversée. Pauvre Suzette, depuis deux jours elle tient comme Moïse ses bras levés vers le ciel pour appeler la victoire; jusqu’ici elle en est pour ses frais. Achever de donner son cœur aux poissons ne lui sourit guère, leur en ayant déjà donné une partie en venant.
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Guernesey me semble un nid de verdure campé sur un rocher: aussi les bains n’y sont-ils pas très faciles, il faut chercher des endroits pas trop dangereux, ce n’est que rochers partout. Les fruits et les légumes sont énormes, la cuisinière de l’hôtel vient de me montrer une tomate qui pèse plus d’une livre, mais tout cela est cher, les fruits surtout; le raisin et les figues ne viennent qu’en serre. Le beurre est extraordinairement jaune, mais très bon.
Il paraît qu’on parle un affreux jargon normand qui date de loin. Le peuple y est attaché et ne veut pas changer son idiome.
Il habite ici dans l’hôtel un type anglais des mieux réussi et qui m’amuse. Il trouve les autres ignares, c’est un savant, se plaint de la cuisine, c’est un gourmet, et du tabac, c’est un fumeur.
Ce gentleman qui fait parade de son habit noir, de sa barbe blanche et soignée, de ses mains fines et de ses ongles taillés en amandes passe son existence entre son lit, son déjeuner, son dîner, son lunch, son souper et son cercle, puis quand il rentre il s’enferme dans son cabinet de travail où il ne fait rien bien entendu à moins qu’il ne réfléchisse à la décadence de la cuisine à Guernesey, ou à la fragilité des tuyaux de pipe, il en casse beaucoup.
Les dames dans ce pays-ci n’ont aucune notion de la mode. En été comme en hiver, elles circulent avec des fourrures et des chapeaux de paille blanche ornés dans le goût anglais, c’est tout dire.
Je me suis aperçue ce matin d’une chose bien désagréable, mes pauvres souliers sont complètement usés!
Décidément Guernesey est un lieu de perdition pour les chaussures, elles prennent ici des airs lamentables. Je vais être obligée d’essayer des souliers anglais, c’est un crève cœur pour mon patriotisme, et... ma bourse. Qui n’a pas vu les pieds d’un Anglais a beaucoup perdu, c’est d’ailleurs la première chose qu’on est obligé de voir dans leur personne: c’est avec la plus innocente candeur et la plus grande liberté d’esprit qu’ils lancent de droite et de gauche leurs énormes pieds, au risque de vous écraser les vôtres.
On a beau me dire: admirez ceci, admirez cela, je m’entête à trouver quand même les îles anglaises au-dessous de leur réputation. Il n’y a qu’à aller à Dinan pour trouver aussi bien et même mieux. Quand on regarde de la tour Sainte-Catherine le village du Pont, les sinuosités de la Rance et le viaduc colossal, on a sous les yeux le plus beau tableau qu’on puisse imaginer. J’aime mon pays, je suis française dans l'âme.
Après ça toutes ces Anglaises ont une manière de s’exprimer qui ne me va pas du tout. Elles ne parlent qu’à demi-mot avec un ton de Pytonisse et des airs de supériorité qui m’agacent.
Je ne suis point émerveillée du confortable anglais dont on parle tant, tout au contraire, je trouve qu’il pêche en bien des façons. Sous prétexte d’hygiène, on a ménagé dans certains appartements les chambres à coucher, par exemple, de petits courants d’air fort désagréables.
Les lits sont aussi moëlleux que s’ils étaient rembourrés avec des noyaux de pêche. Madame va encore dire que je ne m’occupe que du côté matériel des choses comme dans mon journal de Jersey. Dame! c’est la vie sérieuse et pratique, c’est la réalité et il n’y a que cela de vrai; l’idéal c’est bon pour les gens riches, mais ceux qui ont besoin de travailler pour vivre n’ont point le temps de flirter avec leur imagination.
Une chose encore bien incommode, ce sont les croisées à guillotine, mais les indigènes y tiennent quand même pour deux raisons: 1º parce qu’ils seraient désolés de prendre nos fenêtres si commodes qu’elles soient, ce serait nous copier.
2 Parce que nous copier ce serait forcer leur orgueil monumental, d’avouer que notre manière de faire vaut mieux que la leur.
Tout le monde sait que l’Anglais est un être supérieur et impeccable. Toutes les nations sont de l’herbe St-Jean à côté de la sienne.
Imbus de ces excellents principes on comprend tout ce que les insulaires de la Grande-Bretagne peuvent se permettre d’ébouriffant en tout genre et en tout pays, comme dit Madame, c’est le self gouvernement au profit de leur personnalité. Moi je n’ai pas de si belles expressions, mais il me semble que l’Anglais a l’air de dire partout: Il n’y a que moi au monde, ôtez-vous de là que je m’y mette.
C’est sans regret que je quitte Jersey et Guernesey, ces joyaux pour parler poétiquement jetés dans l’écrin bleu de la Manche, ces îles qui devraient nous appartenir! Tout cela ce n’est pas le bon air de la patrie, hélas! je ne suis pas à la veille de le respirer.
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CHAPITRE V
Les églises et les religions de Guernesey, Adieu au Trois sœurs.
Si l’éclosion des fleurs est abondante à Guernesey, la floraison des sectes religieuses ne l’est pas moins; seulement la botanique a, pour les premières, classé depuis longtemps les espèces, les variétés et les herboriseurs suivent scrupuleusement une classification dont ils reconnaissent l’autorité; ici en fait de religion, c’est encore pire qu’à Jersey, c’est l’anarchie complète, il est impossible de s’y reconnaître.
Toutes les variétés du Protestantisme s’y rencontrent, ou à peu près, depuis le Ritualisme qui n’est autre que le Catholicisme soustrait à l’autorité du pape, jusqu’aux Anabaptistes qui n’admettent aucun sacrement, et à la Salvation Army (ou armée du Salut) qui, le dimanche, emplit les rues de sa musique, plus bruyante que mélodieuse.
Les églises paroissiales elles-mêmes n’appartiennent pas au même culte, et, c’est là qu’apparaît le mieux, sous une unité de nom cette division à l’infini qui semble être le châtiment de ceux qui s’éloignent de la véritable église.
En effet, tous les protestants font partie nominalement de l’église anglicane (les sectes dissidentes sont laissées presque partout aux commerçants et au menu peuple). Eh bien, de toutes ces différentes églises qui s’intitulent anglicanes, pas deux n’enseignent la même doctrine, et, ces différences ne sont point seulement, comme on pourrait le croire, dans les questions de détails, mais sur les points les plus importants, tel par exemple le culte des saints ou des morts, le Purgatoire, la présence réelle, la définition et même le nombre des sacrements.
Ce qui est le plus merveilleux, c’est que tous ces ministres, curés et vicaires, qui souvent dans la même paroisse n’enseignent pas la même doctrine, se font ouvertement la guerre de paroisse à paroisse. Pourtant, tout ce clergé anglican relève du même évêque et sort des mêmes écoles théologiques.
Mais, là où il n’y a pas d’autorité, et où l’interprétation des textes repose sur le libre arbitre, il ne peut y avoir que confusion. C’est ce qui fait que les protestants instruits de bonne foi désertent cette tour de Babel pour se réfugier dans l’église catholique; un grand nombre très instruit aussi se jette malheureusement dans le scepticisme.
La paroisse principale est Saint-Pierre; elle a pour succursale Saint-Barnabé, desservie par les mêmes ministres. Les principales églises, soi-disant anglicanes des différents quartiers sont: St-Etienne (en anglais St-Stephen), St-Jean (St-John), Trinité (Trinity) et St-Jacques (St-James).
Enfin, il y a dans chacune des neuf autres paroisses de l'île une église anglicane (dont l’enseignement varie suivant le ministre), et un nombre illimité et toujours croissant de chapelles dissidentes enseignant et pratiquant les cultes les plus variés. Parmi ceux-ci, les méthodistes, divisés eux-mêmes en plusieurs branches sont, je crois, en majorité. Guernesey ne compte guère que trois mille catholiques, dont les deux tiers sont anglais.
Je viens d’acheter quelques-uns de ces petits objets qui sont le mémorandum palpable du voyage et qu’on aime à offrir au retour. C’est une pensée, un souvenir; ce rien, c’est plus encore, c’est le petit trait d’union de l’amitié.
Le vapeur chauffe, il faut partir.
Adieu, sœurs charmantes, îles enchantées.
Pendant que j’inscris mon nom sur le registre de l’hôtel, je grave dans ma mémoire votre riant souvenir. Adieu!
LONDRES
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CHAPITRE I
La traversée, Southampton, Arrivée à Londres.
Alea Jacta est! Le sort en est jeté.
Je me décide à visiter Londres et à passer une quinzaine à Oxford chez une vieille amie de ma mère qui m’invite depuis vingt ans... Je ne l’ai pas vue depuis mon enfance, mais nous avons conservé ensemble d’affectueuses relations épistolaires.
Ce projet était bien au fond de ma pensée, mais je n’en avais pas parlé à Suzette, de peur de l’effrayer; elle se montre très émotionnée.
Le temps s’est remis, il est superbe, l’eau est aussi calme que l’air. All right! comme disent les Anglais. Nous naviguons dans une sécurité parfaite. Vers trois heures de l’après-midi nous apercevons une ligne grisâtre qui va grandissant: c’est l’Angleterre. Au fur et à mesure que nous nous approchons, les côtes se détachent, la terre apparaît; nous distinguons maintenant les habitations. Beaucoup de ces jolis cottages sont en briques rouges, ce qui assombrit bien plus le paysage que des maisons blanches. Quand le soleil allume des flammes sur ces maisons-là, on croit voir un incendie. L’ensemble est riche et mélancolique; c’est peut-être beau, mais ce n’est pas coquet.
Voilà cependant des arbres superbes, de belles demeures, de magnifiques châteaux, au premier rang celui de la Reine, beaucoup de verdure, peu de fleurs.
Nous débarquons à Southampton. La Douane fait son devoir avec un zèle remarquable. Southampton m’a paru une ville déserte. Nous n’avons pas rencontré vingt personnes dans les rues à cause du dimanche, et cependant, c’est une ville intéressante à visiter: elle possède d’anciens monuments, de belles églises, un commerce marchand très actif et des chantiers de constructions considérables. Plusieurs quartiers sont neufs, mais c’est une très vieille ville qui fut bâtie par les Romains et se développa sous les Saxons. En 1339 elle subit un rude assaut: une flotte française l’envahit et la pilla.
Nous arrivons à Londres à dix heures du soir. Ah! mon Dieu, quelle gare, quel dédale de trains! comment sortir de là? C’est à perdre la tête et l’on m’assure qu’à elle seule la ville de Londres compte cinq cent soixante-huit gares ou stations de chemin de fer. Il passe par jour à Clapham mille trois cent soixante-quatorze trains; en 1881 le métropolitain a voituré cent dix millions de voyageurs!
JOURNAL DE SUZETTE
Nous voilà donc embarquées pour l’Angleterre...
Ah! quel beau bateau. Je monte sur le pont, il n’y a personne, tout est silencieux, on dirait que notre navire marche tout seul, en apparence du moins; c’est un grand spectacle que celui de la mer: se croire perdu dans l’infini, quelle sensation étrange et nouvelle pour moi, le doux balancement des vagues endort mon corps et ma pensée. Combien de temps vais-je rêver ainsi? je ne sais, mais le vent fraîchit beaucoup, je vais chercher mon châle...
A midi j’ai servi le déjeuner de Madame: du jambon, des œufs et du thé. Pas d’apparence de mal de mer. Notre navire glisse gracieusement sur l’onde comme un oiseau; décidément je m’imaginais ce voyage plus terrible... Nous croisons plusieurs bateaux qui vont en France. Ah! les veinards! Vers quatre heures nous apercevons les côtes d’Angleterre; presque toutes les maisons sont rouges, quand le soleil les embrase elle font penser à messir Satanas. C’est comme une vision flamboyante de ses palais...
Les douaniers de Southampton visitent les malles avec une âpreté sans pareille. Les nôtres sont sens dessus dessous et l’une des serrures est brisée. Comment la réparer? nous réclamons vainement un serrurier, c’est aujourd’hui dimanche. Il faut se rabattre sur des cordes et fermer nos caisses à la diable.
Nous avons le temps de donner un coup d'œil à la ville; plus tard nous prendrons le train pour Clapham, faubourg de Londres, où nous devons nous arrêter quelques jours. Je serai très fière à mon retour de pouvoir dire que j’ai visité la capitale de la grande Angleterre.
Il ne faut pas visiter Southampton le dimanche: du reste toutes les villes anglaises sont tristes ce jour-là, chacun se retire at home, non pour méditer et prier, mais pour se réfectorer. Les trois principales occupations de cette sainte journée sont d’entendre l’office, de boire et de manger. Du haut au bas de l’échelle sociale tout le monde fête le rosbif. Le jour du Seigneur en Angleterre devrait s’appeler le jour du bœuf.
Ah! comme cinquante lieues de mer changent les habitudes, les choses, les gens! Nous voilà donc errant dans les rues de Southampton; Madame mourait de soif et moi aussi. Nous cherchons un restaurant quelconque, ils sont tous fermés; nous avisons enfin une pâtisserie, son propriétaire parle un peu français; nous lui avons demandé deux verres de bière. «Deux verres de bière, nous répond-il scandalisé, vous ignorez donc que le dimanche jusqu’à six heures il est défendu de boire hors de chez soi.» Par charité il nous apporte une carafe d’eau pour nous aider à avaler ses détestables gâteaux pétris à la graisse au lieu de beurre. Des gâteaux à me dégoûter à jamais d’épouser... un pâtissier anglais.
Enfin nous sommes dans le train pour Clapham. Ce chemin de fer ne vaut pas ceux de France, il est plus bas, moins confortable. On ne crie pas le nom des stations, et le service des bagages laisse beaucoup à désirer. On met son adresse sur ses colis et la gare de destination. C’est aux employés à se débrouiller pour les expédier et à vous de vous débrouiller pour les reconnaître à la gare d’arrivée. Cette perquisition à travers tant de bagages manque de charme. Sans moi je ne sais pas ce que Madame serait devenue... A partir de Londres, nous dit-on, les trains sont plus rapides et plus confortables. C’est à la lueur des lanternes que nous faisons notre entrée à Londres. En arrivant, pas plus d’omnibus que dans ma poche, il faut prendre un cab. Nous descendons dans un des plus beaux hôtels de Londres, Charing Cross. Deux domestiques hommes parlent un peu français, ce qui nous sera commode. Madame a une grande chambre, un grand lit où l’on coucherait quatre à l’aise, une grande cuvette où un enfant de dix-huit mois se noierait facilement, un grand... enfin tout est grand. Un ascenseur fait le service à tous les étages.
Nous voilà donc à Londres. C’est égal, je me sens bien dépaysée, et malgré moi je fredonne: Pauvre exilé sur la terre étrangère, etc. Sans doute je suis bien aise de visiter cette ville énorme, mais je serai encore plus contente quand j’en serai revenue.
J’ai bien dormi, c’est fort heureux, et je rends grâce à Dieu de n’avoir pas eu besoin d’allumettes, car il est défendu aux domestiques d’en avoir dans leur chambre à coucher; on ne saurait prendre trop de précautions contre le feu.
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CHAPITRE II
Mes impressions sur Londres à vol d’oiseau.
Londres au premier aspect me paraît cent fois moins joli que Paris: il n’y a ni quais ni boulevards, le fourmillement des grandes rues et le grouillement des petites n’arrivent pas à lui donner l’air gai. Les magasins sont moins beaux, presque tous restent fermés le soir, été comme hiver; la boue et la poussière sont noires, la brume aussi tant elle est imprégnée de toutes les fumées vomies par des milliers de cheminées; l’hiver la boue est encore plus noire et le brouillard plus épais. On vit alors à la lumière des lampes et de bec de gaz, jour et nuit. Nous sommes en été, mais je comprends que l’hiver Londres soit la ville des ténèbres et du spleen. Beaucoup de rues sont pavées en bois; les trottoirs sont larges, les principales artères le sont également, mais de ces belles rues on aperçoit de droite et de gauche d’horribles ruelles où glapissent des enfants en haillons, où des hommes et des femmes de mauvaise mine étalent une pauvreté indescriptible et que je n’ai jamais rencontrée à Paris. Ah! c’est ici que les extrêmes se touchent! Quel contraste effrayant! L’excessive richesse et l’excessive misère se coudoient dans cette ville immense, la plus grande de l’Europe, la plus importante cité commerciale du monde et qui renferme quatre millions d’habitants.
La ville n’étant pas entourée de murs on y comprend d’énormes faubourgs et des villages contigus.
Londres renferme quantité de sociétés savantes: universités, écoles de droit, académies pour les arts et pour les sciences, les hautes cours judiciaires, les ambassades, des bibliothèques, des musées, des galeries, des collections en tout genre. Je n’ai point la prétention de visiter tout cela, il faudrait des mois. Je compte me promener à mon gré et ne suivre que les caprices de ma fantaisie sans itinéraire tracé.
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On dit que les pickpockets sont légion à Londres. C’est inquiétant, mais on nous assure qu’il n’y a que les Anglais a être volés: tant mieux, je préfère cela. Notre hôtel est superbe, avec des glaces partout jusqu’en un certain endroit, où, à mon avis, le conseiller des grâces est fort inutile. La note sera chère au départ. Je suis sûre que la bourse de Madame en gardera un profond souvenir!
J’ai trouvé ce matin dans ma chambre une bible imprimée en français, attention délicate d’une longue miss anglaise, femme de chambre de l’hôtel qui s’est prise de sympathie pour moi. Elle m’appelle Suky, me disant que mon nom en anglais est bien plus joli que Suzette en français. Je vois ce qu’elle veut: me jeter de l’amitié au cœur et du protestantisme à l'âme, elle ne réussira pas; d’ailleurs nous ne nous comprenons guère, ce n’est qu’à l’aide de grands renforts de signaux que nous pouvons échanger nos idées, ce n’est pas facile. Je n’aime pas les gens toujours prêts à vous évangéliser, surtout quand il s’agit d’une mauvaise cause; les Anglais ne font que ça. On voit des sentences tirées de la Bible, partout, dans les gares, dans les monuments publics, ce sont des exhortations à n’en plus finir.
On étouffe ces jours-ci, mais la chaleur n’est jamais de longue durée à Londres. Dès le mois d’octobre, le froid et le brouillard reprennent leur empire. Il paraît qu’à midi quelquefois il ne fait pas plus clair qu’à minuit: alors, on allume les réverbères toute la journée, les policemen se promènent avec des lanternes, les voitures refusent de marcher et les voyageurs restent en panne.
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CHAPITRE III
Principaux quartiers de Londres, Ses plus belles rues, Ses monuments, Westminster, quartier excentrique, Le 18 juin à Londres, Portrait de l’Angleterre.
On partage Londres en six parties principales: au centre la Cité, la partie la plus ancienne de la ville, siège de tout le commerce, c’est le quartier que je préfère, il me rappelle Paris par son mouvement, ses magasins.
Westminster et West-End, quartiers de la Cour du beau monde, des administrations, du Parlement et des gens de Justice; East-End bâti dans la seconde partie du siècle dernier, consacré surtout au commerce maritime; Southwark et Lambeth, quartiers des manufactures, et enfin le quartier du Nord tout moderne et qui englobe plusieurs villages. La ville est assez régulièrement bâtie, mais les maisons en général ne sont pas très hautes; Londres pouvant s’étendre en surface ne cherche point à s’agrandir en hauteur. Les plus belles rues à mon avis sont: Piccadilly, Oxford, Regent’s-Street, Pall-Mall, Portland, Holborn, le Strand et beaucoup d’autres dont je ne songe pas à faire la fastidieuse énumération, les ponts sont très beaux, on cite particulièrement les ponts de Waterloo, Westminster, Black-Friars, Southwark et le nouveau pont de Londres; le tunnel sous la Tamise m’a fort intéressée. Les docks qui reçoivent vaisseaux et marchandises sont magnifiques. On trouve un grand nombre de squares fort agréables. Les parcs et les jardins sont remarquables par leurs dimensions surtout; les plus beaux sont le parc St-James, Hyde-Park, Régent’s-Park, Green-Park, Pall-Mall, le Vauxhall, le jardin Zoologique. Parmi les monuments, il faut citer la cathédrale de St-Paul, l’abbaye de Westminster bâtie sous Henri III et Edouard Ier, sépulture des rois et Panthéon des grands hommes d’Angleterre, les églises de St-Etienne, St-Georges, St-Martin, St-Jean, l’évangéliste et l’église catholique des Pères de l’Oratoire à l’est de Kensington-Muséum le plus bel édifice de la Renaissance à Londres; le palais de l’Archevêque de Cantorbéry, les palais de St-James, de Buckingham, de Kensington, de Carlton-House, la Tour de Londres, ancienne prison d’Etat qui contient aujourd’hui un musée d’armes et les joyaux de la couronne. Beaucoup d’hôtels: hôtel de la Douane, de la Monnaie, l’hôtel de la Compagnie des Indes, la Banque, la Bourse, le Trésor, les Universités, les hôpitaux, les prisons, les théâtres dont les principaux sont: Drury-Lane, Covent-Garden, l’Opéra italien et le Diorama.
Londres qui est la capitale commerciale du globe, n’était qu’une bourgade sous les Romains. A diverses reprises elle éprouva de grands désastres, une épouvantable famine en 1258, une cruelle épidémie en 1665, et, l’année suivante, un terrible incendie qui consuma trente mille maisons. Cet incendie eut le même résultat que celui de 1620 dans notre vieille capitale bretonne. Comme l’oiseau fabuleux, Rennes et Londres sortirent de leurs cendres plus belles qu’auparavant.
Nous avons pris le chemin de fer souterrain où, entre parenthèse, on ne respire pas très à l’aise, et nous sommes arrivées à Hyde-Park, ce fameux Hyde-Park, dont je m’étais fait une idée magique, m’a causé une désillusion. C’est immense, voilà tout. Les arbres ne sont pas très beaux, et en ce moment les gazons sont brûlés, seul le lac est fort joli, l’allée des cavaliers et des amazones offre aussi un agréable coup d'œil; cependant la partie appelée Kensington au sud du parc est très belle et plantée de beaux arbres, d’ormeaux principalement; c’est dans cette partie que se trouve le palais, d’apparence bourgeoise, qu’occupent les vieilles dames d’honneur de la Reine lorsque l'âge de la retraite a sonné pour elles.
Le monument érigé en mémoire du prince époux est magnifique, il se trouve dans le parc à l’endroit le plus ombreux et le plus favorisé par la végétation. Ce monument représente le prince Albert plus grand que nature, entouré de quatre groupes: l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. Ces statues sont en bois recouvertes de plâtre, aussi sont-elles déjà fort abîmées quoique peu anciennes. Il est regrettable qu’une si belle composition n’ait pas été exécutée avec le granit ou l’airain, elle aurait pu défier les ravages du temps.
Regent’s Park me semble aussi vaste que Hyde-Park et présentant comme lui cette même beauté simple, grandiose, cependant qu’offrent les immenses pelouses d’émeraude et les grands arbres aux épaisses ramures, mais à la longue cela devient un peu monotone.
et je leur préfère bien le bois de Boulogne.
Les Anglais possèdent une perle qui, je le crains, n’a pas son égal en France. C’est Westminster-Abbey, un merveilleux palais de dentelle d’une immense étendue, avec accompagnement de tours élevées. Il se divise maintenant en deux parties, l’Abbaye proprement dite et le Parlement d’une splendeur et d’une richesse hors ligne.
On ne voit que chêne sculpté, peintures, tapisseries. La chambre du palais Bourbon paraît bien bourgeoise en comparaison de la chambre des pairs anglais. On ne peut visiter que le samedi, et encore faut-il une carte de lord Chamberlain.
Abbaye et Parlement ont été bâtis par les moines au temps où l’Angleterre était l'île des saints.
L’Abbaye est aussi splendide, c’est là, comme je l’ai dit, que reposent les rois d’Angleterre (sauf Henri VIII qui est à Windsor auprès de Jeanne Seymour) et les grands hommes qui ont illustré leur pays. Toutes les statues des tombeaux sont en marbre, il y a des groupes magnifiques, le chœur est en chêne sculpté à jour. On y voit des drapeaux de bien des pays, à commencer par les bannières des croisés, des armoiries de tous les seigneurs anglais, enfin, tout ce qui peut flatter la vanité humaine, l’orgueil d’un peuple le plus orgueilleux de la terre et qui se croit le premier partout. Quelle erreur! Le veau d’or est son Dieu, et gagner de l’argent est sa seule supériorité; c’est le fruit de son esprit mercantile, et, de ce côté là, je reconnais qu’il est allé très loin, mais sous le rapport des arts il n’est point en avant et sous le rapport de l’élévation des sentiments il est fort en arrière: la bonne foi, la justice, la vraie dignité de l’honneur et de la délicatesse le laissent fort indifférent; l’égoïsme féroce est son guide; pourvu qu’il arrive à son but, faire fortune, tous les moyens sont bons, la réussite les justifie. Il dédaigne toutes les nations, et particulièrement la France. Il faudra certainement qu’un jour ce peuple soit abaissé.