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Voyages loin de ma chambre t.2

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The Project Gutenberg eBook of Voyages loin de ma chambre t.2

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Title: Voyages loin de ma chambre t.2

Author: Noémie Dondel Du Faouëdic

Release date: August 4, 2012 [eBook #40422]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Carlo Traverso, Chuck Greif and
the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES LOIN DE MA CHAMBRE T.2 ***

Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

VOYAGES

LOIN DE MA CHAMBRE

OUVRAGES DE Mme DONDEL DU FAOUËDIC
VOYAGES LOIN DE MA CHAMBRE
2 vol. in-12, 4 fr.
A TRAVERS LA PROVENCE ET L’ITALIE
1 vol. in-8, 3 fr. 50
IMPRESSIONS D’UN TOURISTE SUR SAUMUR
ET SES ENVIRONS
1 vol. in-12, 1 fr. 25
LE LIVRE DE GRAND’MÈRE
Histoires détachées
Ouvrage récompensé d’une Médaille d’honneur
par la Société Nationale d’Encouragement au Bien
(décrétée d’utilité publique)
en sa séance solennelle du 19 mai 1895
2 volumes in-12, le vol. 2 fr.; les 2 vol. 3 fr. 50
BAGATELLES
Ouvrage plusieurs fois couronné
Médaille de 1re classe an grand Concours de l’Académie du Maine 1896
1 vol. in-12, 2 fr.
MENUE MONNAIE
1 vol. in-12, 2 fr.
BRIMBORIONS
1 vol. in-12, 2 fr.
LE GUIDE DE L’EXCURSIONNISTE
(REDON et ses environs)
1 vol. avec gravures.

MADAME N. DONDEL DU FAOUËDIC

——

VOYAGES
LOIN   DE   MA   CHAMBRE

«Le causeur dit tout ce qu’il sait,
L’étourdi ce qu’il ne sait guère,
Les vieux disent ce qu’ils ont fait,
Les jeunes... ce qu’ils voudraient faire.»

 

 

REDON
AUGUSTE   BOUTELOUP,   LIBRAIRE-ÉDITEUR
Rue   Victor-Hugo
1898

——
Table
Notes
——

ÉTÉ 1887

TRÉSORS ARCHÉOLOGIQUES

Amboise, Blois, Chaumont,

Chambord,

Azay-le-Rideau, Chenonceaux

— —
Autres Châteaux historiques,

L’Abbaye de Marmoutiers, Savonnière,

Les Jardins Mame,

Le Parc de Beaujardin, La Colonie de Mettray,

Coup d’œil sur la ville de Tours

A mon fils Henri.

L’été est venu, le soleil visite la terre, et pendant que tes pas nonchalants tracent un sillon doré sur le sable des plages, pendant que ta rêverie plane sur la vague éternelle et que ta pensée s’égare dans l’infini, je parcours le Paradis terrestre de la Touraine, pour me servir de l’expression d’un Tourangeau[1], et je répète avec nos pères: La France est un beau royaume.

Je t’envoie quelques descriptions doublées de mes impressions. Tu les liras à l’ombre d’une roche sauvage, tapissée de varech, fleurie de perce-pierre.

Ces souvenirs, écho d’un passé plein des agitations de la vie et des œuvres humaines viendront te chercher dans la suave solitude des grèves, au milieu des beautés grandioses de la nature en face de ces immenses plaines azurées qui se nomment la mer et le ciel.

AMBOISE

Amboise, dont les armes sont: Paillé d’or et de gueules de six pièces, s’élève aux bords de la Loire. La situation de cette petite ville est charmante. Le regard suit avec délice le fleuve puissant qui chemine sous le beau ciel de la Touraine, à travers des coteaux boisés, des plaines verdoyantes, des rives fleuries. Son histoire liée à celle de toute la province, dont elle était autrefois la capitale, offre de l’intérêt. Le château a grand air de loin et de près.

Cent ans avant Jésus-Christ, César avait déjà un fort bâti sur la montagne, dans l’emplacement même où se trouve le château. Les empereurs Dioclétien, Constantin, Gratien, le possédèrent tour à tour. Il passa ensuite en bien des mains, soutint des sièges, fut pris et repris, et tout cela ne favorisait guère le développement de la ville, mais alors on passait la vie... à se battre.

Le fort n’existe plus depuis des siècles, mais un quartier de la ville actuelle porte encore le nom de vieille Rome, et la domination romaine a laissé là un souvenir fort curieux, et qui fixe l’attention des touristes. Il s’agit de vastes souterrains ouverts dans le roc de la montagne, sous le château. On appelle ces souterrains creusés de main d’hommes, et bien cimentés, greniers de César. Ils ont chacun quatre étages. Au milieu se trouve un escalier en pierre, de cent vingt marches, communiquant à chaque étage.

Ce n’est guère que sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII, que la ville d’Amboise parvint au point où nous la retrouvons aujourd’hui. Mal percée, mal bâtie, son petit cachet vieillot n’est pas déplaisant; au contraire, il contraste avec le mouvement qui l’anime. La Loire favorise son commerce et son activité.

Le château la domine de sa majestueuse grandeur. Quels larges remparts et quelles grosses tours! Elles sont là deux jumelles, l’une au nord, l’autre au midi, ayant trente mètres de haut et cinq mètres de diamètre. Le plus curieux, c’est qu’elles ont à l’intérieur une route carrossable. On pouvait autrefois arriver en voiture jusqu’au faîte, qui se trouve au niveau de la cour intérieure, d’où la vue est splendide. J’admire le grand balcon en fer forgé. Un cruel souvenir s’y rattache cependant. Au dire de notre cicérone, c’est à ce grand balcon, que furent pendus les pauvres Huguenots, qui avaient conspiré contre Henri II et la terrible Catherine de Médicis.

Involontairement, je me suis baissée, en passant à la petite porte où Charles VIII, se rendant en courant au Jeu de Paume, se frappa si durement le front qu’il en mourut quelques heures après, bien jeune, à vingt-huit ans.

Nous avons admiré la chapelle ogivale, dédiée à Saint Hubert, et regardée comme un véritable bijou d’architecture gothique.

C’est principalement à partir du XVe siècle que la ville d’Amboise s’agrandit et que le château devient le témoin d’évènements qui forment quelques pages intéressantes de l’histoire de France.

En 1469, Louis XI y institua l’Ordre de Saint Michel.

Charles VIII y naquit en 1470.

Saint Vincent de Paul, quittant la Calabre, mandé par Louis XI, séjourna au château d’Amboise.

Louis XII vint rarement à Amboise, c’est cependant lui qui fit forger le grand balcon, dont je viens de parler.

François Ier passa une grande partie de sa jeunesse au château d’Amboise, avec sa mère; mais devenu roi, il trouva cette demeure trop petite. Ce fut dans ce château que, célébrant en 1515, la première année de son règne, les noces de Renée de Montpensier avec le duc de Lorraine, il perça de son épée un sanglier furieux, qui, s’échappant de la cour royale, où on l’avait enfermé, s’était élancé dans un escalier qu’il avait gravi jusqu’aux appartements de la reine.

Trois ans plus tard, en 1519, mourait à Amboise, où ses cendres reposent, Léonard de Vinci, le grand artiste, tout à la fois peintre, poète, écrivain et architecte, que François Ier, par sa munificence et son goût éclairé pour les arts, retenait près de lui.

Au mois de décembre 1539, François Ier arrivant de Loches avec Charles-Quint montait au château par l’escalier de la grosse tour, lorsque le feu prit aux tapisseries qui décoraient les rampes; les deux monarques faillirent être brûlés.

Henri II fit son entrée solennelle à Amboise, le 16 avril 1554; François II et Marie Stuart y arrivèrent le 29 novembre 1559.

A la fin de 1562, Charles IX fit paraître à Amboise un édit de pacification entre les catholiques et les protestants.

Henri III y fonda un collège en 1574.

La Fontaine dit en parlant du château d’Amboise: «Il fut un temps où on le faisait servir de berceau à nos rois, et véritablement, c’était un berceau d’une matière assez solide et qui n’était pas pour se renverser facilement.»

Non, ce berceau n’était pas pour se renverser facilement, car il était aussi l’une des quatre places fortes: Amboise, Tours, Loches et Chinon, que possédait encore le pauvre roi de Bourges, Charles VII, avant que l’Envoyée des Cieux ne fût venue relever la couronne de France et raffermir le trône.

Cependant, dès la fin du XVe siècle, la Cour ne vint plus séjourner à Amboise. Les rois de France préférèrent habiter leur capitale et les châteaux voisins, tels que Fontainebleau, Versailles, Compiègne et autres demeures royales plus rapprochées de Paris.

On ne l’a pas oublié, c’est dans le château d’Amboise qu’Abd-el-Kader, prisonnier de guerre, fut détenu avec toute sa famille pendant cinq ans, depuis 1847, jusqu’en octobre 1852, date de sa mise en liberté.

LE CHATEAU DE BLOIS

Ce beau château qui fut le séjour favori des Valois est rempli de souvenirs, au point de vue de l’art et de l’histoire. Comme l’a écrit M. de la Saussaye: si le style c’est l’homme, ne peut-on pas dire aussi que l’art c’est l’époque, car dans les monuments qu’il nous a laissés, on retrouve comme un reflet de l’esprit et du caractère des mœurs et des habitudes du temps.

Le château de Blois, composé d’édifices de différents styles, se partage en quatre parties distinctes.

La première remonte à la plus haute antiquité: ce fut d’abord une forteresse, à laquelle se rattache, pendant plusieurs siècles, l’histoire des comtes de Blois, issus de Hugues Capet.

Cette première partie renferme la Grande Salle des Etats, ou Halle des Comtes de Blois. Cette salle, destinée aux assemblées populaires ou seigneuriales, était alors une partie aussi intégrante d’un édifice du moyen-âge, que la tour du donjon dans un château féodal.

Au temps de la bataille d’Azincourt (XVe siècle) le château de Blois était une place formidable. La chapelle et le corps de bâtiments dans lequel s’ouvre la porte principale ont été construits par Louis XII, dans le style architectural qui précède la Renaissance. La façade du nord est due à François Ier, qui avait la manie de la truelle. La façade ouest, à Gaston d’Orléans, d’après les plans de Mansard. Cette partie serait superbe et digne du célèbre architecte, si elle ne se trouvait pas si voisine des chefs-d’œuvre de Louis XII et de François Ier. Bref, tout ce qui reste de ces immenses constructions est magnifique. Ah! quelle brillante époque que celle de la Renaissance, avec toutes ses richesses d’ornementations, avec cette profusion de détails exquis qui la caractérise. Tout est orné, brodé, enjolivé, jusqu’aux tuyaux de cheminées. C’est un amas de gigantesques gargouilles en pierres, de pilastres cannelés, d’arcades ogivales, de colonnettes élancées, de délicieuses arabesques. L’art s’est montré prodigue. Voici le porc-épic de Louis XII et la salamandre de François Ier. Ce n’est pas non plus sans un petit frémissement de satisfaction, que j’ai retrouvé les armes d’Anne de Bretagne, tantôt encadrées de la Cordelière, tantôt soutenues par des anges. On sait combien ce sujet a été poétiquement traité par les sculpteurs du moyen-âge, que l’on appelait alors avec raison Les maîstres de pierres vives.

Malheureusement, les pierres vives du château de Blois, ont encore plus souffert de l’injure des hommes que de celle du temps.

C’est la façade nord qui m’a le plus séduite. Ce fut celle-là aussi qui convint davantage au bon La Fontaine, lorsqu’il visita Blois, en 1663. «Ce qu’a fait faire François Ier, dit-il, à le regarder au dehors, me contenta plus que tout le reste; il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements sans régularité et sans ordre, et c’est justement cela, qui fait quelque chose de grand, qui plaît.»

La Fontaine avait raison, sauf qu’il a un peu trop prodigué l’adjectif petit.

«L’ensemble de cette partie est pleine d’élégance et de majesté. Ici, comme à Chambord, c’est le grand escalier à jour, magnifique de pensée et d’exécution, qui est la pièce capitale.

«Et l’esprit, soudain se représente cet admirable escalier, revêtu de tout le luxe de sa décoration primitive; il revoit ses balcons avec leurs balustres, les salamandres et les F couronnées, dans les caissons des rampes; les sculptures des niches et des entablements, les chiffres gigantesques de François Ier et de Claude de France, les hermines et les fleurs de lys sans nombre, et les arabesques qui étreignaient les contreforts comme les rameaux entrelacés d’un lierre. Puis, il croit voir passer le roi François Ier montant les degrés, entouré de sa cour brillante; les femmes aux chaperons de velours étincelants de pierreries, aux étroits corsages et aux robes traînantes; les hommes à la toque ornée d’une longue plume, au justaucorps noir, à crevés couleur de feu, au manteau court et à la large dague: ou bien encore, le roi Henri III, descendant de ses appartements à la nuit, suivi de ses pages et de ses mignons, entouré de ses quarante-cinq, et allant aux flambeaux, entendre à Saint-Sauveur, la messe de Noël...»

Ce magnifique escalier conduit aux appartements du premier étage, occupés jadis par Catherine de Médicis. Voilà son oratoire, sa chambre à coucher où elle mourut en 1589, son cabinet de toilette, son cabinet de travail, dont les ravissantes boiseries sculptées ne comptent pas moins de deux cent quarante-huit sujets d’ornementation, tous différents les uns des autres, nous dit notre guide. Toutes ces pièces sont complètement vides, il ne reste que quelques peintures murales, des boiseries et de magnifiques cheminées sculptées. De ce cabinet de travail si élégant, on passe dans la tour du moulin ou des oubliettes et l’on entre dans une affreuse prison fermée de portes de fer, un noir cachot qui se trouve ainsi de plain-pied avec les appartements royaux. Ce sont ces mêmes appartements qu’habita Marie de Médicis, lorsqu’elle était sinon prisonnière, du moins exilée au château de Blois. C’est de là, qu’elle s’échappa, en descendant de la fenêtre de l’oratoire, par une échelle de corde et avec l’aide du duc d’Epernon. Au second étage se trouvent les appartements de Henri III, distribués exactement comme ceux de sa mère. Nous avons gravi le petit escalier de pierre, enfoui dans la muraille, par lequel il descendit chez elle après le meurtre du duc de Guise.

Voilà le cabinet de travail du roi, où il se tint pendant la sanglante tragédie. Voilà son cabinet de toilette, où deux moines en prière demandaient à Dieu «le succès d’une expédition entreprise pour le repos du royaume.» Voici le couloir, sorte d’arrière-cabinet, avec sa porte biaise, près de laquelle Guise reçut les premiers coups. Voici enfin la chambre à coucher du roi, dans laquelle Guise vint mourir!

Comme tous les vieux châteaux, le château de Blois, qui aurait si bien pu se contenter de l’Histoire, a ses légendes, des légendes terribles, bien entendu. On parla longtemps avec mystère des oubliettes, au pied desquelles, dans un souterrain, gisaient les ossements des victimes. Des travaux entrepris par le génie militaire ont permis d’examiner ces lieux, jadis inaccessibles. Ce souterrain étroit et profond renfermait effectivement quantité d’ossements, mais ils avaient tous appartenu à des animaux domestiques, et il y a lieu de penser que c’était là qu’on jetait les débris des cuisines situées suivant l’usage dans les dessous du château.

La chapelle, d’un style élégant, fut construite par Louis XII, sur l’emplacement d’une autre chapelle très ancienne, dont il était déjà question au IXe siècle.

Les fins détails d’architecture sont bien conservés, mais il ne reste plus rien de la tribune en bois sculpté, d’un travail précieux, dans laquelle le roi assistait à l’office divin; disparus aussi, les beaux tableaux donnés par Louis XII et ses successeurs, parmi lesquels on remarquait une vierge du Pérugin. Je me suis accoudée au balcon de la chambre à coucher de Louis XII. C’était de ce balcon qu’il se plaisait à causer avec son premier ministre et ami le cardinal d’Amboise, qui se plaçait à la fenêtre d’une petite construction en bois, élevée au-dessus de la porte d’un hôtel que l’on voit tout proche du château.

Beaucoup d’évènements importants se sont déroulés au château de Blois. Bien des questions militaires et politiques s’y sont agitées. Nombre de pages de l’Histoire de France sont là inscrites sur ses pierres. En remontant la chaîne des âges, le touriste ému, pénétré de son sujet, revient par la pensée, vers un passé de plusieurs siècles, et le reconstitue tout entier. En précisant ses souvenirs, il évoque les grands personnages qui habitèrent le château de Blois, il les voit, il les écoute, il revit avec eux les jours évanouis et il retrouve comme en un rêve superbe, les grandes figures de Louis XII, Anne de Bretagne, Charles IX, Catherine de Médicis, Henri III, Marguerite de Valois, la Marguerite des marguerites, Jeanne d’Arc, Dunois, le premier homme de guerre de son époque, les Guises, François Ier, qui n’habita guère le château de Blois qu’au commencement de son règne, pendant qu’il faisait construire la partie qui porte son nom. Chambord ensuite fit tort à Blois.

Il voit encore défiler Charles-Quint qui séjourna quelques jours à Blois en allant à Chambord, Jeanne d’Albret, Isabelle de France, Marie Stuart, Coligny, Mademoiselle de Montpensier, la grande Mademoiselle, Charles II, le prétendant à la couronne d’Angleterre, Louis XIV, qui s’y arrêta quelques jours en se rendant à Saint-Jean-de-Luz, pour épouser l’infante d’Espagne. C’est là qu’il vit pour la première fois Mademoiselle de La Vallière.

Voilà la chambre où Valentine de Milan (dont l’histoire a enregistré la tendresse conjugale) vint avec ses enfants, pleurer son époux, assassiné en 1407. C’est là, dans ce vieux château de Blois, qu’elle prit pour emblème, une chantepleure (arrosoir), entre deux S, initiales de soupir et de soucy, avec la mélancolique devise restée célèbre: «Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus» que l’on voyait répétée sur toutes les tentures noires qui garnissaient sa chambre. C’est en vain qu’elle demanda justice. Elle ne put survivre à sa douleur et au triomphe de son ennemi, et mourut à Blois, à l’âge de trente-huit ans, après avoir donné l’exemple de la plus chaste vertu, au milieu de la cour licencieuse d’Isabeau de Bavière. «Le quatrième jour de décembre, dit Juvénal des Ursins, mourut de courroux et de deuil, la duchesse d’Orléans.»

C’est encore dans l’enceinte fortifiée du château de Blois que Jeanne d’Arc (avril 1429), fit son entrée aux acclamations de la multitude. Elle y séjourna plusieurs jours, en attendant les renforts promis par le roi. Pendant ce temps là, Jeanne priait et écoutait ses voix, sainte Catherine et sainte Marguerite qui lui dirent: «Prends l’étendard de par le Roi du Ciel et fait quérir l’épée de Charles-Martel

C’est donc à Blois et non à Poitiers comme l’ont prétendu quelques écrivains, que Jeanne fit faire l’étendard qui devait la conduire au triomphe.

Quant à l’épée, voici son histoire.

On croit que l’église primitive de la paroisse Sainte-Catherine, dans l’arrondissement de Chinon, fut fondée par Charles Martel, en 732, après la bataille gagnée sur Abdérame et à l’endroit où l’on avait cessé de poursuivre les Sarrazins. Il y déposa l’épée dont il s’était servi durant le combat, et ce fut cette même épée que Jeanne d’Arc envoya chercher (1429) comme un signe de victoire.

La cœur s’émeut au souvenir de ces preux héroïques, de ces fiers chevaliers qui, conduits par Jeanne, guerroyaient pour le roi et sauvaient la patrie!...

C’est encore au château de Blois, dans l’un de ces appartements majestueux, que Charles d’Orléans, le prince le plus accompli de son temps, charmé des beautés de la nature, en un jour de printemps, écrivit ce charmant rondel, qui le place en tête des poètes du XVe siècle:

Il n’y a beste, ne oiseau
Qui en son jargon ne chante ou crye:
Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye.
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent, en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie;
Chacun s’abille de nouveau,
Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye.

En 1462, le 27 juin, Louis XII, fils de Charles d’Orléans et de Marie de Clèves, naquit au château de Blois. Louis XI fut son parrain et lui donna son nom. «Il eut à cette occasion de grandes chères à merveille, dit saint Gelais, trop longues à mettre par escrit.» Ce qui nous prive encore une fois de tous ces détails intimes de la vie au moyen-âge, dont nous sommes si friands aujourd’hui. C’est au château de Blois que le filleul de Louis XI apprit, dans la nuit du 7 avril 1498, l’évènement qui le faisait roi, c’est-à-dire la mort imprévue de Charles VIII au château d’Amboise. C’est aussi dans ce même château que Louis XII, parlant à la Trémoïlle, prononça ces paroles mémorables: «Ce n’est pas au Roi de France, à venger les injures du duc d’Orléans.»

Le célèbre Machiavel fit deux séjours au château de Blois, en 1501 et en 1510, pour prendre part à des conférences diplomatiques, comme ambassadeur de la république florentine, alliée de Louis XII.

C’est au château de Blois, que naquit le 25 octobre 1510, la seconde fille de Louis XII et de Anne de Bretagne. Elle reçut le nom de Renée, qu’elle devait illustrer un jour, dit Dom Lobineau, par son savoir et par la protection qu’elle accorda aux lettres.

C’est encore ici que Jeanne d’Albret entourée d’une brillante escorte, vint préparer le mariage de son fils avec Marguerite de Valois.

Sans les chroniqueurs du temps, il serait impossible de se faire une idée du somptueux intérieur des châteaux royaux et princiers du moyen-âge; des plaisirs variés: tournois, comédies, musique, bals et festins qu’on y donnait, avec «grande ordonnance» et grand souci du cérémonial et du décorum qui régnait déjà parmi les dames et les demoiselles d’honneur, les pages, les chevaliers. On le voit, de tous temps, M. Protocole et Mme Etiquette ont fait des leurs.

Le château de Blois eut donc ses jours de fêtes et ses jours de deuil. Joies et douleurs, sourires et larmes, n’est-ce pas la vie?

Anne de Bretagne mourut au château de Blois le 9 janvier 1514. «Louis XII, dit Seyssel, qui l’avait si tant aimée, qu’il avait déposé en elle tous ses plaisirs et toutes ses délices, la pleura amèrement. Il voulut porter le deuil en noir, contre l’usage, et resta trois jours enfermé dans son cabinet, sans vouloir voir personne. Il serait difficile aussi de peindre le chagrin de ses dames d’honneur et de ses chevaliers bretons; car c’est à tort qu’on a attribué à François Ier l’introduction des dames d’honneur à la cour, c’est à la reine de France, Anne de Bretagne, qu’on doit cette institution.

La reine Anne habita souvent le château de Blois après son second mariage, avec Louis XII, qui avait une prédilection marquée pour ce château.

La cour de la reine Anne, dit Brantôme, était une fort belle école pour les dames et les demoiselles qui, pouvant se façonner sur le modèle de la reine, restaient sages et vertueuses.

Anne est la première reine de France qui ait eu ses gardes particuliers; usant de ses prérogatives de duchesse de Bretagne, elle avait en plus des gentilhommes ordinaires de la cour, cent chevaliers, tous bretons, qui l’accompagnaient aux offices et dans ses promenades. Si ses chevaliers appartenaient aux premières familles de la Bretagne, ses dames et demoiselles d’honneur portaient les plus beaux noms de France: Charlotte d’Aragon, Anne de Bourbon, Catherine et Germaine de Foix, Blanche de Montgazon, Jeanne de Rohan-Guémenée, Catherine de Barres, Louise de Bourdeille, tante de Brantôme, et bien d’autres. Ces dames se réunissaient autour de la reine pour travailler ensemble à des ornements d’église. On garde à Blois le souvenir d’une chape, ruisselante de perles et d’or, destinée au Pape. Les bonnes mœurs, l’esprit et la grâce, qui régnaient alors à la cour de France, étaient en grande réputation dans toute l’Europe.

Mais je m’oublie, il en est toujours ainsi quand je parle de notre bonne duchesse, quand je me rappelle sa vie si courte par les années, si longue par ses œuvres et ses bienfaits.

Ce fut aussi au château de Blois, que la princesse Claude de France, sa fille, trépassa à vingt-cinq ans, le 20 juillet 1524. «Fatale année pour la France, dit un historien, car elle perdit le duché de Milan, deux armées et sa reine.»

C’est dans le château de Blois, que l’on réunit les sommes nécessaires à la rançon de celui qui pouvait écrire après la défaite de Pavie: «Tout est perdu fors l’honneur.»

François Ier préférait à Blois, Chambord; et plus tard à Chambord, Fontainebleau, qui devint sa demeure favorite, ce qui lui faisait dire quand il y allait: Je m’en vais chez moi. C’est François Ier qui fit transporter au château de Fontainebleau la belle bibliothèque du château de Blois, formée par Louis XII. Elle se composait alors d’environ mille neuf cent volumes, dont cent neuf seulement étaient imprimés. Au dire des savants, cette bibliothèque, l’orgueil de la France, faisait l’admiration de l’Europe.

Parmi tant de manuscrits précieux, on remarquait au premier rang les heures d’Anne de Bretagne, qui sont encore aujourd’hui l’un des plus riches trésors de la bibliothèque nationale.

Toutes les marges de ce précieux volume sont ornées d’une fleur, d’une plante peinte d’après nature, avec son nom en latin et en français. On en compte trois cents, exécutées avec une telle perfection, qu’on ne ferait pas mieux à présent, et que cet ouvrage est regardé comme le type le plus parfait de l’art à cette époque.

C’est à Blois, à la fin de l’année 1565, que Charles IX trama avec une patience et une dissimulation extraordinaires, l’odieuse, l’abominable St-Barthelémy.

Blois, qui fut le premier témoin de la popularité et de la domination des Guises, devait devenir plus tard le témoin de leur ruine, et leur tombeau.

Henri III, malgré cette noblesse de parole et cette bienveillance de langage, qui lui étaient habituelles, sentait grandir chaque jour son excitation contre les Guises. Son cœur était plein, il allait déborder.

Le château traverse alors une ère d’horreurs et de crimes. La reine Catherine, très ébranlée par tous ces évènements, ne tarda pas elle-même à mourir. Je viens de voir la chambre où elle rendit le dernier soupir.

A l’avènement de la Maison de Bourbon, l’importance historique du château de Blois commence à décroître. En 1635, Gaston d’Orléans lui rend quelque prestige; retiré à son château de Blois, il le restaure, il entreprend même une reconstruction générale. Ses jardins, où il entretient des collections de plantes les plus rares, sont comparés aux célèbres vergers d’Alcinoüs, et les terrasses, aux jardins suspendus de Babylone.

Le duc d’Orléans ne recherche pas la gloire ardente des conquérants: ses plaisirs sont plus doux, et il cultive toutes les plantes utiles à la santé et les fait distribuer aux pauvres de Blois.

«Que l’on cesse désormais d’admirer les parterres de Pestum, où la rose fleurit deux fois l’année, et les pommes des Hespérides, confiées à la garde du Dragon toujours éveillé! S’il était permis de comparer quelque chose aux champs de l’Eden, ce serait Blois, le merveilleux ouvrage de Gaston. Dans l’étroit espace d’un jardin, il a rassemblé et fait croître toutes les plantes que la terre féconde nourrit dans son sein, les plus humbles comme les plus superbes. Le fils de Bersabée avait appris à connaître tous les végétaux, depuis l’herbe des gazons jusqu’au cèdre du Liban; Gaston les cultiva tous et sut leur assigner le terrain propre à chacun d’eux, plaçant sur un sol aride les plantes des montagnes, et confiant à une terre humide, celles des vallées, afin que toutes se montrassent parées de leurs ornements naturels, et que l’étude en fût rendue plus facile.»

Voilà pour l’extérieur. L’intérieur s’enrichit d’un riche médailler, d’estampes et de pierres gravées, de collections d’oiseaux et d’insectes. «Gaston d’Orléans n’était étranger, selon l’expression du temps, à aucun genre de curiosité.»

Une remarque très particulière, c’est que les trois collections artistiques les plus précieuses, possédées par la France: la Bibliothèque des manuscrits, le Cabinet des médailles et le Muséum d’Histoire naturelle doivent leur origine ou leur accroissement aux richesses accumulées dans le château de Blois.

Pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, le château de Blois fut confié à des gouverneurs qui ne daignèrent même pas l’habiter.

La Révolution le mutila horriblement pour en faire une caserne.

Plus tard, avec cet esprit qui détruit les choses sous prétexte de les utiliser, on songea à y installer la Préfecture. Il fut question de jeter bas les masures de Louis XII pour y substituer une belle grille de fer.

Une Commission réclama en vain les jardins du Roi pour y établir un jardin botanique, ils furent vendus en détail. L’Administration civile et militaire semblait ne pas comprendre la valeur de ces chefs-d’œuvre, et se complaire à leur destruction.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Il en est ainsi fort heureusement des générations et des goûts.

En 1841, la Comission des monuments historiques vint enfin classer et sauver le château de Blois des mains, quelque peu vandales, qui le mutilaient depuis trop d’années.

C’est avec soin maintenant que l’on entretient cet admirable château, ce superbe diamant, parmi les joyaux du beau royaume de France.

A chaque instant, je consultais l’excellent ouvrage de M. de la Saussaye, sur le château de Blois.

Rien n’est plus saisissant que de lire les grandes pages de l’histoire, sur le lieu même où elles se déroulèrent. C’est ce que je faisais de temps en temps, à la grande contrariété du guide, qui voulait tout expliquer à sa manière.

Nous avons visité le Musée, au premier étage de l’aile de Louis XII. Les tableaux offrent sans doute de l’intérêt, mais tout l’ensemble m’a paru trop moderne.

Une dernière salle attend les touristes; elle est remplie de photographies plus ou moins réussies, de bibelots plus ou moins artistiques, représentant sur papier, sur bois, sur porcelaine, le château sous tous ses aspects.

Notre guide en jupon, c’est une justice à lui rendre, ne s’est pas montrée plus aimable comme marchande que comme cicérone; et je l’avoue tout bas, cette dernière salle m’a fait complètement descendre des hauteurs de l’histoire, pour rentrer dans les mesquines réalités de la vie.

La vieille ville de Blois a beaucoup de cachet; elle fut entièrement dévalisée par les Prussiens en 1870.

C’est égal, l’ennemi qui sut lui voler tant de choses, n’a pu lui enlever son grand air d’autrefois.

Les vieux hôtels habités jadis par les seigneurs de la Cour intéressent par leur architecture et les souvenirs qu’ils rappellent. Je citerai les hôtels d’Amboise, d’Epernon, de Cheverny ou petit Louvre, de Guise, d’Alluye, de la Chancellerie et... il y en a d’autres.

J’ai encore vu avec intérêt la belle vieille fontaine Louis XII, la Halle au blé, style moyen-âge.

Le plus bel édifice moderne de Blois, est l’évêché. Les jardins s’étendent en terrasses régulières, et de la plus élevée, le panorama est délicieux.

C’est aussi à Blois que se trouve l’église Saint-Nicolas, la plus belle de tout le département, après celle de Vendôme.

Blois a de jolies promenades. Quelle ville, d’ailleurs, n’a pas son Mail! La promenade des Allées est une belle arrivée sous bois, elle a plus d’une demi-lieue et aboutit à une forêt. De la butte des Capucins, chantée par Victor Hugo, la vue n’a d’autres bornes que la limite d’un horizon sans fin. Les trois forêts qui entourent Blois étaient extrêmement considérables au moyen-âge. Depuis trois siècles, elles ont la même étendue, et comprennent environ dix mille hectares, rapportant annuellement un million.

En 1814, l’Impératrice Marie-Louise se retira à Blois; c’est de là que sont datés ses derniers actes.

Autour de Blois sont encore de bien beaux châteaux. J’ai visité Chaumont et Chambord, le roi des châteaux.

Les autres, hélas, je ne les ai vus... que dans mon guide qui signale particulièrement Cheverny, dont l’architecture extérieure et le mobilier intérieur, sont dignes l’un de l’autre; le château de Beauregard, monument historique fort remarquable et les imposantes ruines du château de Bury.

CHAUMONT

Chaumont, rebâti par l’amiral Charles de Chaumont, neveu du cardinal Georges d’Amboise, présente le type imposant du château féodal dans toute sa sévère grandeur.

Ponts-levis et fossés, chemin de ronde couvert sur les machicoulis, tours et tourelles, hautes cheminées et toits pointus, rien ne manque à cette antique demeure qui garde son aspect formidable. Un pont-levis donne accès au porche, au-dessus duquel se détache un médaillon sculpté aux armes de Louis XII et d’Anne de Bretagne. La lettre L est posée sur un semis de fleurs de lys, et l’A au milieu des hermines de Bretagne; d’autres armoiries sont incrustées à la hauteur de ce médaillon sur les deux grosses tours qui gardent le porche: à droite les armes de Georges d’Amboise, d’illustre mémoire, surmontées du chapeau de cardinal; à gauche, celles de son neveu Charles de Chaumont, amiral et grand maître de France; à l’entrée, sur les créneaux de la tour de droite, se voient aussi les signes cabalistiques de Catherine de Médicis.

De la cour intérieure, formant terrasse, s’ouvre une perspective admirable sur la vallée de la Loire et les forêts qui teintent l’horizon de leurs masses foncées. On pourrait presque dire, comme devant l’Océan, qu’on a la vue de l’infini. C’est une mer de feuillage que la brise fait onduler en leur donnant l’agitation et le bruissement des vagues.

Le fleuve complète le tableau. Quelle belle nappe argentée et miroitante que la Loire à cet endroit! Le pont qui la traverse semble posé là pour l’agrément du décor. Du reste, j’admire tous les ponts jetés sur la Loire, soit par l’Etat, soit par l’administration des chemins de fer; ce sont des œuvres de conception hardie et de grandiose exécution. L’un d’eux, assis sur cinquante-neuf arches de vingt-et-un mètres de hauteur a sept cent cinquante-et-un mètres de longueur.

«Le voyageur qui parcourt la belle levée de Tours aperçoit constamment Chaumont pendant plus de six lieues sous des aspects aussi variés qu’enchanteurs.»

Il faut croire qu’il n’en était pas ainsi autrefois, car on assure que ce vieux donjon, accroché au flanc d’un coteau boisé, était si bien caché dans la verdure, qu’il put échapper ainsi au sac révolutionnaire de 1793. Cela explique sa conservation et celle de tous les objets précieux qu’il renferme.

Les salons, sobrement meublés dans le style Renaissance, sont tendus de magnifiques tapisseries de Beauvais et des Gobelins, fraîches comme si elles dataient d’hier. C’est avec le plus grand intérêt que j’ai visité les appartements historiques: la chambre de Diane de Poitiers, la chambre de Catherine de Médicis, la salle du Conseil, la salle des Gardes, la grande galerie qui rappelle celle de Louis XII au château de Blois; la chapelle avec son rétable et ses sièges en chêne sculpté, et ses beaux vitraux, le chapeau du cardinal d’Amboise y tient une place d’honneur. La chambre authentique de Catherine de Médicis m’a particulièrement frappée. Voilà le lit à colonnes tendu de soie à ramages pâlie par le temps, où cette reine impérieuse cherchait le sommeil et où l’insomnie dut tenir plus d’une fois sa paupière ouverte. Ces sièges à hauts dossiers, tourmentés par l’habile ciseau d’un artiste inconnu, durent aussi bien souvent reposer ses membres fatigués.

Voilà le prie-Dieu brodé aux armes de France, sur lequel elle s’agenouilla. Le missel est encore ouvert sur l’accoudoir, ses feuilles sont jaunes et semblent garder la trace, l’usure des doigts, de celle qui les tournait souvent, et distraitement, sans doute, quand son esprit s’occupait plus de la terre que du ciel. Voilà la table de toilette, l’aiguière, les flacons, les coupes, les boîtes à poudre et à mouches dont l’élégante florentine se servait «pour réparer du temps l’irréparable outrage.» Voici également les chandeliers à deux branches, en cuivre massif, garnis de grosses chandelles du temps en cire jaune. Tout en allant d’un meuble à l’autre, du bureau de travail qui contint plus d’un secret d’Etat, aux coffres sculptés qui servaient à ramasser le linge et les effets personnels, je me demandais si vraiment toutes ces choses avaient appartenu et servi à Catherine de Médicis et je me disais qu’en tout cas: si non è vero...

Cette chambre ouvre directement sur la tribune de la chapelle, dont elle n’est séparée que par un lourd rideau d’étoffe foncée. A droite de cette tenture, une petite porte conduit à la chambre qu’occupait Ruggieri, «l’astrologue aux almanachs, et aux horoscopes,» comme l’appelait le peuple; le confident, le conseil de la reine, qui l’accompagnait dans tous ses voyages. Il était chargé, comme chacun sait, de prédire suivant la marche et les différents reflets des étoiles, les destinées du royaume.

Les personnes qui aiment à lire dans l’avenir consultent encore Cosme Ruggieri, cherchant à appliquer ses prédictions au temps présent, et à tirer des oracles de ses phrases embrouillées sujettes à différentes interprétations ou de ses paraboles savantes, auxquelles chacun peut donner le sens qui lui plaît; langage obscur et mystérieux qui constitue la véritable science des sorciers du passé et des voyants de l’avenir.

Sa chambre aux sombres boiseries, est fort modeste. Elle ne contient plus que son coffre-fort en fer. Son énorme clef, presque effrayante à voir, doit rappeler celles que portaient à cette époque, les guichetiers de la Bastille et autres lieux du même genre. Voilà pour le passé. Quant aux communs récemment construits, ils ont mis à contribution tout ce que l’élégance et le confort modernes ont de plus perfectionné. C’est dans l’emplacement de ces servitudes qu’au XVIIIme siècle, l’italien Nini établit une fabrique de poterie, dont quelques spécimens sont conservés sous vitrine, dans l’une des salles du château.

Le parc est beau, certaines parties sont fort pittoresques, entr’autres, la vallée ombreuse d’un petit ruisseau qui coule au bas de pentes rapides et boisées, sur lequel on a jeté deux ponts rustiques du plus charmant effet. Ces deux ponts solidement charpentés, et pour lesquels on semble ne pas avoir ménagé le bois, sont cependant d’un genre nouveau.

Au bout du premier pont, on aperçoit le faîte d’un gigantesque tronc creux; on pense que cet arbre antique est contemporain du château. C’est un vieux chêne miné par le temps, écorce rugueuse et crevassée, branches sans feuillage, tordues et brisées. Vous pénétrez dans ce tronc, dont l’intérieur est encore plus large que celui du chêne légendaire de la Prévalaye, près Rennes, et vous avez la surprise d’y rencontrer un escalier en spirale, qui dégringole dans toute la hauteur du tronc.

En bas, nouveau pont rustique franchissant la petite vallée. Le curieux de tout ceci, et pourquoi je me suis étendue sur cette description, c’est que les deux ponts, aux massives rondelles de bois, à peine équarri, taillé à coups de hache, ainsi que le gigantesque chêne, tout cela d’une imitation parfaite, est en ciment.

On a conservé et entretenu d’après les premiers plans, le Mail de la Reine, orné l’été, de grands orangers, peut-être contemporains de ceux de Versailles, et la Motte, sa promenade favorite, pleine d’ombre et de fraîcheur. Ah! si ces vieux arbres pouvaient parler, si ces témoins muets d’un autre âge pouvaient raconter l’histoire intéressante de leur époque, que de choses nouvelles, que de révélations piquantes n’entendrait-on pas!

En 1559, Diane de Poitiers, à son grand déplaisir, se vit contrainte par Catherine de Médicis, d’échanger son cher Chenonceaux contre Chaumont. Il passa ensuite entre les mains de la duchesse de Bouillon, qui épousa Henri de la Tour, père de Turenne. Madame de Staël y séjourna pendant son exil. Benjamin Constant l’a également habité. Il est aujourd’hui la propriété de la Princesse de Broglie.

CHAMBORD

C’est en silence et muette d’admiration que j’ai contemplé Chambord, cette création splendide, le plus beau des châteaux de la vallée de la Loire. La merveille des merveilles du style renaissance enfoui comme un trésor dans le pays le plus triste et le plus malsain de la France, la Sologne.

Voilà donc Chambord, le don national de la France au duc de Bordeaux qui toute sa vie en porta le nom et ne l’habita jamais.

Depuis le jour où il lui fut offert, que de changements, que d’illusions tombées, que de rêves évanouis! Là, dans ces vastes appartements si longtemps éclairés du pur rayon de l’espérance, et qu’aujourd’hui le vide et la solitude envahissent de plus en plus; là, dans cette belle demeure si déserte et que personne ne semble plus devoir faire revivre, l’esprit s’emplit de souvenirs et l’âme de tristesse. Ah! dans ce grand château français, que de châteaux en Espagne furent bâtis jadis par tous les royalistes qui vinrent le visiter; alors on comptait voir le roi reprendre non seulement possession de son château, mais aussi de sa couronne. L’enfant de la Providence en est devenu le vieillard, sans qu’il lui ait été donné de reprendre le chemin de sa patrie et le trône de ses ancêtres. La mort est venue briser les derniers espoirs fondés sur ce prince religieux et chevaleresque, grandi encore par l’exil et qui, de l’aveu même des ennemis les plus acharnés de la royauté, restera dans l’histoire l’une des plus nobles figures du XIXe siècle.

Le château de Chambord forme un carré long de cent cinquante-six mètres sur cent dix-sept, flanqué aux angles de grosses tours rondes. Ce système de construction en enveloppe un second, soutenu également par de massives tours circulaires à pignons pointus. Les deux façades se confondent au nord en une immense ligne partagée en trois sections par les tours qui s’y rencontrent. Ce qui caractérise surtout le château de Chambord à l’extérieur, c’est le nombre et la variété de ses ornements.

«Chambord, monument féerique, forêt de campaniles, de tours, de cheminées, de lucarnes, de dômes et de tourelles», est un éblouissement pour l’archéologue et même pour le simple touriste; principalement dans la partie supérieure que décorent d’innombrables sculptures, salamandres gigantesques, flèches aiguës, clochetons élégants, terrasses à balustres.

Le joyau de l’intérieur de Chambord est l’escalier central en spirale, à double rampe superposée, tout en appartenant au même noyau; la disposition est telle que deux personnes peuvent en même temps monter et descendre sans se rencontrer. Au-dessus des voûtes des quatre salles, divisées en trois étages, et au niveau des terrasses qui les recouvrent, s’arrête la double rampe et commence le couronnement de forme pyramidale ayant trente-deux mètres de hauteur, surmonté d’une fleur de lys en pierre, d’au moins deux mètres; il produit le plus grand effet.

La chapelle, achevée par Henri II, est en parfait état de conservation. On compte à Chambord treize grands escaliers, sans parler des petits, cachés dans l’épaisseur des murs; quatre cent quarante pièces: chambres, salles, salons, galeries. Je n’ai point essayé de parcourir ce dédale d’appartements où il n’y a rien à voir: ce beau château n’est pas meublé; quelques tableaux de maîtres, des portraits, ornent particulièrement le grand salon et la chambre du maréchal de Saxe. On y voit Louis XIV, Mme de Maintenon, Anne d’Autriche, Mme de la Fayette, etc. La statue d’Henri V, d’une grande pureté de lignes et d’une vérité d’expression remarquable, décore le grand salon de réception.

L’enceinte du parc forme la limite d’une commune qui y est contenue tout entière; il compte trente-cinq kilomètres de tour, et comprend de magnifiques futaies et d’immenses taillis peuplés de toute espèce de gibier.

La forêt de Chambord n’approche certainement pas de celle de Fontainebleau qui compte près de dix-neuf mille hectares, mais elle est plus grande que la forêt de Chantilly qui n’a que deux mille quatre cent cinquante hectares; le parc de Chambord compte cinq mille cinq cents hectares, dont quatre mille cinq cents de bois, cinq fermes et quatorze étangs.

Il est traversé par une rivière, le Cosson. On y arrive par six portes et avenues, avec pavillons de garde. Dès l’an 1090, il est question de Chambord, maison de plaisance et de chasse des comtes de Blois.

Plus tard, il fut acquis avec le comté de Blois par Louis d’Orléans, frère de Charles VI, et réuni à la couronne par l’élévation au trône de Louis XII. «Pendant bien longtemps, on attribua cette admirable construction à des artistes italiens.

On nommait le Primatice et le Rosso, mais des recherches plus modernes permettent d’en attribuer la construction à Pierre Nepveu, dit Trinqueau, architecte natif d’Amboise.

Le domaine appartenait depuis longtemps à la couronne, quand François Ier fit commencer les travaux. Pendant douze ans, dix-huit cents ouvriers, dit-on, y travaillèrent sans relâche, et en 1519, Charles-Quint, visitant Chambord, l’appelait déjà un abrégé des merveilles que peut enfanter l’industrie humaine. Pendant la plus grande partie de sa vie, François Ier habita Chambord, devenu son œuvre et sa résidence favorite. Il avait deux bonnes raisons pour cela, son goût pour la chasse, et son amour pour la comtesse de Toury qui habitait un château voisin. D’après les archives du trésor royal, François Ier dépensa à construire Chambord quatre cent quarante-quatre mille cinq cent soixante-dix livres, ce qui représente aujourd’hui plus de cinq millions, et mourut sans que son œuvre fut complètement terminée.

Henri II continua les travaux inachevés par son père. Après lui, la Cour habita Chambord, mais sans l’embellir. Louis XIII s’y plaisait. Louis XIV, qui portait partout son amour du faste et des grandeurs, y donna des fêtes brillantes et pour y loger sa suite fit exécuter divers remaniements. C’est à Chambord qu’eurent lieu les premières représentations de Pourceaugnac 1669, et du Bourgeois gentilhomme 1670. Louis XV donna Chambord à son beau-père, le roi Stanislas de Pologne, qui l’habita huit années, et combla les fossés. Le maréchal de Saxe, auquel il avait été donné en 1748, loin de l’embellir n’y fit rien de bien, au contraire. La famille de Polignac en obtint la jouissance du roi Louis XVI en 1777. Pendant la révolution, le gouvernement y établit un dépôt de remonte.

Napoléon Ier y installa la quinzième cohorte de la Légion d’Honneur, mais c’est au Camp de Boulogne en 1804 que furent distribuées les premières décorations. L’Empereur présida à cette imposante cérémonie, assis dans l’antique fauteuil du roi Dagobert expressément transporté de Paris à Boulogne, avec les casques de Bayard et de Duguesclin.

C’est sur cet antique fauteuil que s’asseyaient les rois francs de la première race pour recevoir, lorsqu’ils prenaient le commandement, les hommages et serments des grands du royaume; il est de bronze, doré par places, fondu et ciselé avec des têtes de panthères pour ornements.

Ce siège, tout ce qu’il y a de plus authentique, fut conservé pendant plusieurs siècles dans le trésor de l’Abbaye de Saint-Denis. Après la suppression des monastères, il passa au Palais-Royal, où il fut conservé avec tout le soin que méritait un meuble aussi précieux, plus tard il fut déposé au cabinet des médailles.

Il fit encore un long séjour au Musée des Souverains, installé dans le beau château de Saint-Germain. Aujourd’hui il habite la bibliothèque nationale où on peut le voir au Cabinet des Antiques.

Après la bataille de Wagram l’empereur érigea Chambord en principauté et en fit don au maréchal Bertier à la condition de terminer le château. Après la mort du prince de Wagram, sa veuve ne pouvant l’achever ni même l’entretenir, obtint l’autorisation, après en avoir coupé tous les bois, de le vendre.

C’est alors qu’une souscription nationale, proposée par le Comte Adrien de Calonne, combattue par Paul-Louis Courier, racheta le domaine de Chambord au prix de un million cinq cent quarante deux mille francs, pour l’offrir au duc de Bordeaux qui venait de naître.

Avant de partir et pendant que mes yeux s’absorbaient une dernière fois, dans la contemplation de cette splendide demeure, mon esprit voyageait grand train et déroulant les événements d’un demi-siècle, je rêvais mélancoliquement au passé qu’était alors l’avenir, lequel n’a rien tenu de ce qu’on attendait de lui. Cette terre essentiellement française, cet ancien domaine de nos rois, ce château qui aurait dû rester l’apanage des princes légitimes du pays, appartient maintenant à un étranger, à un prince italien, peut-être hostile, en tout cas, indifférent, qui se contentera désormais de palper les revenus et d’entretenir tout juste la toiture des bâtiments pour qu’ils ne tombent pas tout à fait en ruine!

Je suis partie navrée.

Vraiment les choses de ce monde n’ont de stable que leur instabilité même!

AZAY-LE-RIDEAU

Encore une demeure attrayante, un vrai régal pour les yeux. C’est avec une satisfaction sans cesse renouvelée que l’archéologue et le touriste visitent tant de purs chefs-d’œuvre du style renaissance. Tous ces châteaux m’émerveillent, je finis par devenir un peu enfant. C’est toujours le dernier visité qui me paraît le plus beau. Donc je retrouve ici même grâce dans les lignes, même profusion dans les sculptures, pilastres et colonnes, balustres et clochetons, niches et bas-reliefs. Là, j’admire la salamandre au milieu des flammes avec la devise du roi chevalier: Nutriseo et exstinguo. Ailleurs, je remarque les armes de Claude sa femme, l’hermine bretonne, et je lis cette autre devise: Ung seul désir, et tout cela supérieurement fouillé, ciselé, si je puis m’exprimer ainsi.

Azay-le-Rideau est bâti sur pilotis, flanqué de tourelles qui forment, avec les deux principaux corps de bâtiment, un ensemble plein de grandeur et de suprême élégance. Le portail d’entrée présente une des plus belles façades de l’édifice, orné de colonnes recouvertes d’arabesques du meilleur goût, il se termine par un fronton armorié, et renferme à l’intérieur un escalier des plus curieux.

Les appartements sont un vrai musée, remplis de meubles rares de toutes les époques et de magnifiques tableaux, portraits historiques des meilleurs maîtres: Charles VIII, Louis XI, Charles IX, Louis XIII, Louis XV enfant, Anne de Bretagne, Anne d’Autriche, Anne de Montmorençy, Rabelais, Michel Cervantès, Catherine de Médicis, Ambroise Paré, Henriette d’Entragues, le maréchal d’Ancre, Mademoiselle de La Vallière, Madame de la Sablière, Marie-Thérèse d’Autriche, Marie Leczinska, la duchesse de Chateauroux, etc., etc.

La principale chambre garde son titre de chambre du Roi, parce que Louis XIV y coucha. Le parc est ravissant. L’Indre, déroulant sans entraves ses capricieux anneaux, dessine des îlots verdoyants, découpe et festonne les pelouses au gré de sa fantaisie. Rien de charmant comme les gracieux méandres de ce ruban d’argent, baignant au nord et au midi les assises du château, puis se faufilant dans les prairies, rayé de temps en temps par de légers ponts qui le traversent; tout au fond la rivière s’échappe de l’enclos par une belle chûte d’eau.

Azay-le-Rideau est un chef-lieu de canton qui passerait certainement inaperçu sans son magnifique château.

Cette bourgade avait autrefois le titre de châtellenie. Son nom lui vient de l’un de ses seigneurs, Hugues de Ridel ou de Rideau, chevalier banneret sous Philippe-Auguste, 1213. Le château actuel bâti au commencement du XVIe siècle par Gilles Berthelot, appartient aujourd’hui au marquis de Biencourt qui n’est point à court de bien, tant s’en faut, puisque le château et ses collections, contenant et contenu, sont estimés sept millions.

Je termine par une jolie page de la vie du marquis de Biencourt.

C’était pendant l’année terrible, le prince Frédéric-Charles et son état-major étaient installés au château d’Azay-le-Rideau. On y faisait bombance. Un jour un officier demande à parler au marquis de Biencourt de la part du prince Frédéric-Charles.

«Il y a ici, monsieur le marquis, cinq voitures qui vous appartiennent.

—Cinq, en effet.

—Son Altesse désirerait s’en servir et je suis chargé de vous en demander l’autorisation.

—Je ne prête pas mes voitures.

—Alors, son Altesse se verra, à son grand regret...

—Faites ce que vous voudrez, ce sera un vol de plus, voilà tout.

—Oh! on vous les rendra.»

Maintenant, pourquoi ces messieurs avaient-ils besoin des voitures du marquis de Biencourt?

Tout simplement pour s’y promener en compagnie d’une douzaine de drôlesses qu’ils avaient fait venir pendant l’armistice. La petite fête terminée, les voitures furent rendues à leur propriétaire.

Le lendemain, Frédéric-Charles passait une revue en face du château.

Tout à coup au milieu de la revue, on vit une grande flamme devant la porte principale. C’étaient les cinq voitures qui brûlaient; monsieur le marquis de Biencourt ne voulant plus s’en servir après ceux qui les avaient souillées, avait ordonné d’y mettre le feu.

Voilà un trait bien français et qui mérite d’être conservé.

C’est toujours ce même esprit chevaleresque qui dictait un jour cette noble parole d’un gentilhomme à Charles-Quint. Celui-ci le sollicitait de recevoir le Connétable de Bourbon, c’était après la bataille de Pavie. Le gentilhomme répondit: «J’obéirai, Sire, mais je vous préviens que le jour même où le traître aura quitté ma demeure, j’y mettrai le feu de mes propres mains, car jamais, ni moi ni les miens ne resterons dans le logis d’un traître.»

CHENONCEAUX

Chenonceaux, situé au dire de nos rois de France «en un beau et plaisant pays,» est un château d’un aspect très particulier, et me semble unique en son genre.

Nous y sommes allés par bateau à vapeur. Lorsqu’on a le temps, et qu’on veut bien voir, le bateau est infiniment plus agréable que la locomotive qui passe trop rapidement.

Nous arrivons donc au quai d’embarquement au coup de huit heures, heure annoncée pour le départ. Le bateau n’est pas beau, c’est un petit patouillard qui se repose tout l’hiver, et ne se met en route qu’une ou deux fois par semaine l’été, lorsqu’il trouve un nombre suffisant d’excursionnistes à promener. Un seul homme est à bord, faisant le service et cumulant les emplois. Il est mécanicien, chauffeur, serviteur, etc. Son costume se ressent de son métier. Il porte un vieux pantalon de velours rapé, et une chemise qui semble n’avoir jamais eu de démêlés avec la blanchisseuse.

La vapeur mugit, un long panache de fumée se déroule dans l’air, le bateau semble prêt à démarrer, et cependant nous ne partons pas. Huit heures et demie viennent de sonner à toutes les horloges. Le mécanicien, à plusieurs reprises, a jeté des regards anxieux du côté de la ville. Evidemment il attend quelqu’un. En effet nous apercevons dans le lointain une dame et une petite fille de cinq à six ans, qui accourent de toutes leurs jambes vers le bateau. Enfin! dit le mécanicien, et il s’empresse de donner le signal du départ. J’examine les nouvelles voyageuses.

La dame, en robe de laine noire, me paraît trop simplement mise pour être la mère de l’enfant en ravissante toilette de cachemire blanc, ornée de dentelles crêmes avec capote assortie d’une rare élégance, et mignons souliers de cuir blanc à boufettes de satin, et je me dis en moi-même: la dame, c’est une gouvernante, et la petite fille est sans doute l’heureuse héritière de quelque beau château que nous allons rencontrer sur notre route. Bientôt la dame ouvre un panier, en tire des poires et du pain qu’elle dépose sur une sorte de table pliante et la petite fille se met à manger. Cela m’étonne un peu... Soudain l’homme du bord, noir comme un cyclope, le cou et les bras nus, la barbe et les cheveux en broussailles, sort de la soute au charbon et s’approche de ces dames. Mon sentiment est qu’il ne se gêne pas; mais, comment peindre ma surprise quand je l’entends tutoyer la petite fille: «As-tu fini de manger? Puis il ajoute (je n’en croyais pas mes oreilles): Allons, embrasse papa maintenant! A ces mots l’enfant devient maussade. Elle jette un rapide coup d’œil sur son père d’abord, sur sa belle toilette ensuite, et répond en s’enfuyant: non, non tu es trop sale!... C’était le cri du cœur, et la mère avait l’air d’approuver sa fille! Le père sans se fâcher, trop fier d’ailleurs de sa progéniture, s’en fut chercher le balai pour nettoyer les miettes de pain et les pelures de poires.

Il y a des gens qui sont en avant sur leur siècle, moi je suis en retard; j’étais aussi indignée contre les parents que contre l’enfant. Quelle réponse! mais aussi quelle éducation! Quoi! ce sont les parents eux-mêmes de cette fillette, qui dès sa plus tendre enfance, commencent à en faire une déclassée!

Comment tournera la jeune fille dont on aura développé des goûts trop au-dessus de sa condition. Il faudrait une bien forte dose de raison et de vertu pour résister à la tentation. Il est à craindre qu’à dix-huit ans, elle ne méprise tout à fait son père et ne cherche des gens de bonne volonté pour lui payer des toilettes.

J’ai fait part de mes réflexions. Mes amies m’ont traitée d’arriérée, de réfractaire au progrès... L’une d’elles s’est écrié: «La soie est à qui la paie et les parents ont bien le droit de mettre leurs enfants comme ils veulent.» L’autre a dit: «Si cela les amuse de les habiller comme des gravures de mode, c’est leur affaire; d’ailleurs l’étoffe de laine blanche n’est pas plus chère que l’étoffe de laine noire. L’argument m’a paru triomphant, je n’ai pas cherché à le combattre, j’ai laissé les personnes pour revenir aux choses, pour revenir aux beautés de la nature qui défilaient sous mes yeux.

Les rivières se montrent parfois jalouses des fleuves dont elles sont tributaires. C’est le cas pour le Cher dont les rives, sur un moindre espace sans doute, sont belles à l’égal de celles de la Loire. Quel délicieux paysage, calme, reposé, plein de fraîcheur! Ah! les jolis bosquets feuillus et les jolies prairies d’herbe lisse et moirée! Le Cher tout ensoleillé se déroule comme un collier d’or dans un écrin de velours vert.

Il me semblait humer la brise d’antan, et j’avais plaisir à me repaître de tant de souvenirs historiques enfouis sous les feuillées.

Rien d’original et de grandiose comme l’aspect de Chenonceaux, de ce château en partie assis sur un pont, bâti lui-même sur les piles énormes d’un ancien moulin. Ses arches massives, profondes, barrent entièrement la rivière; vous passez en bateau sous le château avant d’y entrer; une superbe galerie, surmontée d’un second étage, s’étend sur toute la longueur du pont. Les premières arches sont creuses et renferment les caves, les cuisines, les pièces de service et de dégagement.

Chenonceaux remonte très loin dans l’histoire, puisqu’on assure que les Romains, séduits par son site enchanteur, y avaient construit une ravissante villa; on fouille le passé de Chenonceaux sans effroi, sans arrière pensée, la politique n’est pas venue là ourdir ses trames, le sang n’a pas rougi ses pierres, on n’évoque aucun fantôme de victime ou d’assassin; la beauté, l’amour, le plaisir, les arts, l’ont tour à tour habité. J’ai trouvé délicieuse cette journée passée dans cette royale demeure, où j’ai pu laisser ma pensée errer au milieu des plus charmants souvenirs. Diane de Poitiers y apporta l’éclat de sa beauté; Marie Stuart y passa calme et souriante le plus heureux temps de sa vie; Catherine de Médicis qui acheva cette merveille et y entassa les chefs-d’œuvre de sa patrie, vint s’y reposer et oublier les intrigues de la Cour; la reine Marguerite s’y amusa; Louise de Lorraine vint y cacher sa douleur après l’assassinat de son mari par Jacques Clément, et pleurer sous les ombrages mystérieux et profonds qui nous abritent encore. Elle ne sortait de sa retraite que le samedi pour aller entendre la messe à l’église de Francueil, toujours habillée de blanc, suivant l’étiquette du deuil des reines, ce qui l’avait fait surnommer par le peuple qui la voyait passer, la Reine blanche.

Plus tard, Gabrielle d’Estrée fredonna à Chenonceaux les chansons amoureuses que le bon roi Henri composait pour elle. Marie de Luxembourg et Françoise de Lorraine appellent Chenonceaux leur séjour favori. Laure Mancini accompagnée de son oncle le cardinal Mazarin, vint à Chenonceaux dans le but de plaire à Vendôme et de l’épouser. La poétique La Vallière y rêva à son tour.

En 1730, Monsieur Dupin, ancien fermier général, l’achète, le restaure, l’habite et y reçoit l’élite de la société française du XVIIIe siècle. Madame Dupin célèbre par son esprit et ses relations avec J.-J. Rousseau et les autres philosophes du dernier siècle, y mourut en 1779, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. C’est grâce aux relations de cette dame avec tous les hommes politiques de la Révolution, que le château de Chenonceaux passa, sans être inquiété, les années désastreuses de la Terreur, et il appartint ensuite au comte René de Villeneuve, son petit-fils. Après lui, le domaine mis en vente aux enchères publiques, devint en 1863 la propriété de Monsieur Pelouze, chimiste.

L’ancienne salle des gardes, un peu sombre aujourd’hui, dont l’extrémité s’ouvrait autrefois sur un balcon, est meublée en chêne et noyer sculptés; des panoplies d’armes et d’armures remontant à François Ier, Henri II et Henri III, décorent les murailles. La plupart des appartements sont tendus en toiles peintes d’un genre particulier, on peut même dire unique, très apprécié des amateurs.[3]

On nous a montré la chambre de la belle Diane, avec sa toilette et son lit tendu de satin blanc; la chambre est vaste, de la fenêtre, un peu petite cependant, on découvre toute la vallée du Cher.

On peut dire que Diane de Poitiers fut l’enchanteresse de son époque; les arts et la littérature doivent la bénir, elle encouragea tous les artistes, les écrivains, les poètes, sauf Marot cependant; mais l’histoire doit se montrer plus sévère, et la morale la condamne absolument.

Diane de Poitiers qui avait des goûts artistiques très développés et très purs s’attacha à Chenonceaux qu’elle embellit à ravir. C’est elle qui fit élever l’admirable façade du levant, ainsi que la magnifique galerie des fêtes bâtie sur le pont, et qui s’ouvre comme je viens de le dire à gauche et à droite sur les deux rives du Cher. Cet édifice grandiose est vraiment la réalisation d’un rêve royal. Cette aile qui s’asseoit tranquillement sur la rivière et prend toute la largeur, est une conception tout à la fois étrange et captivante; la galerie du rez-de-chaussée est une sorte de musée renfermant de nombreux objets de prix. Cette même galerie qui se retrouve au deuxième étage doit devenir un musée de tableaux. On visite aussi le salon vert entièrement tendu et meublé de la couleur de l’espérance. La bibliothèque de Catherine de Médicis, sombre, peu éclairée serait d’un bien haut intérêt si on avait le loisir de l’étudier, elle renferme les archives de Chenonceaux, commençant au XIIIe siècle et comprend cinq mille pièces contenues en cent quarante registres soigneusement reliés.

L’escalier qui est souvent un écueil pour les architectes est ici conçu avec un rare bonheur.

«L’architecte a abandonné la vis de Saint-Gilles et adopté une innovation italienne, c’est-à-dire l’escalier à travées parallèles réunies par des paliers; cet escalier, appliqué au milieu de la façade du couchant, n’en dérange point l’ordonnance. L’escalier de Chenonceaux et celui d’Azay-le-Rideau sont, sinon les plus anciens, au moins les plus somptueux modèles de cette disposition importée d’Italie; car l’escalier de Chambord, malgré la conception magistrale de sa double vis, reste encore fidèle aux antiques traditions de l’art français.»

La chapelle, due à François Ier, intelligemment réparée, a conservé son cachet primitif, c’est un charmant spécimen du style gothique Renaissance; de sveltes colonnettes en faisceaux supportent des tribunes et une voûte à pendentifs sculptés et découpés à jour; l’autel n’est qu’une simple table de pierre soutenue aux angles par des colonnettes très élégantes; à côté de la crédence on remarque une étroite ouverture en œil-de-bœuf oblique, qui communiquait avec l’oratoire de la Reine Louise. Une loge s’ouvre à droite, dans l’épaisseur de la muraille: c’est la place d’honneur réservée aux châtelains. Un caveau sépulcral est établi sous la chapelle.

Les vitraux peints, fort remarquables, sortent certainement de cette admirable Ecole de Tours qui a produit tant de chefs-d’œuvre; ils sont au nombre de six, représentant Notre Seigneur Jésus-Christ, saint Michel, saint Pierre, saint Thomas et saint Gatien; sur trois verrières modernes, on voit sainte Marguerite, sainte Catherine et saint Guillaume.

La consécration de cette chapelle fut faite en 1518, par Antoine Bohier, Cardinal-Archevêque de Bourges, et frère de Thomas Bohier, premier propriétaire, et on peut dire fondateur du château.

Les chroniqueurs du XVIe siècle ont décrit les fêtes somptueuses qui se donnèrent à Chenonceaux.

Ils nous racontent les superbes triomphes que Catherine de Médicis fit organiser à l’intention de François II et de Marie Stuart. L’entrée solennelle des jeunes princes eut lieu le dimanche, dernier jour de mars 1560. Les artistes, les décorateurs, les poètes frottés d’un peu de mythologie, firent des merveilles empreintes d’un cachet exceptionnel de grandeur et de nouveauté.

«Les arcs de triomphe, les obélisques, les colonnes, les statues, les fontaines jaillissantes, les autels antiques, étaient chargés d’emblèmes et d’inscriptions empruntées aux grands poètes de Rome, de la Grèce et de l’Italie moderne. Les feux artificiels y mêlèrent leurs surprises: «dont tout le monde, les yeux ouverts et les bouches béantes, non seulement fut esbahy mais estonné de joie et grande admiration pour n’avoir esté auparavant ce jour jamais veu chose semblable;» enfin, trente canons, rangés en bataille sur la terrasse de la rivière, y ajoutèrent par leurs salves répétées, quelque chose d’imposant.» Peu d’années après la reine-mère reçut son fils Charles IX à Chenonceaux et le fêta pendant quatre jours mais les détails manquent sur cette réception. En 1577 Catherine offre à ses deux fils, Henri III et le duc d’Alençon, la plus fameuse de toutes ses fêtes. Le 2 mai, le duc d’Alençon avait repris sur les protestants la ville de la Charité et ce succès méritait d’être célébré.

Le 15 du même mois, le roi donna un grand festin à son frère au Plessis-lez-Tours, et le sombre château de Louis XI vit une de ces fêtes orientales auxquelles son fondateur ne l’avait guère habitué. Les dames y parurent en habits d’hommes, vêtues de vert (c’était la couleur des fous) et firent le service à la place des officiers de la Cour. Tous les assistants furent aussi habillés de vert, et la dépense de ces vêtements ne s’éleva pas à moins de soixante mille livres.

Le dimanche suivant, Catherine de Médicis fêta à son tour le jeune triomphateur et ses compagnons de guerre. Elle reçut la cour à Chenonceaux et lui offrit un banquet dont le faste licencieux devait éclipser celui du Plessis.

Les traits principaux de ces plaisirs fantastiques nous ont été transmis par Pierre de l’Estoile, dans le Journal de Henri III.

Le festin eut lieu dans le jardin, derrière la grosse tour, près de la fontaine du Rocher. Le roi y figura habillé en femme, comme il le faisait quelquefois dans les fêtes, il portait un collier de perles et trois collets de toile, dont deux à fraise et un rabattu, tels que les portaient les dames de la cour.»

«Si qu’au premier abois chascun estait en peine
S’il voyoit un roy-femme, ou lui un homme-reyne»

«Au dessous du roy s’assirent ses mignons, tous fardés, peints, pommadés comme leur maître avec de grandes fraises empesées larges d’un demi-pied, de façon dit l’Estoile qu’à voir leurs testes dessus leurs fraises, il sembloit que ce fust le chef de saint Jean en un plat.» Les trois reines assistaient au festin, Catherine, Marguerite sa fille et Louise de Lorraine sa bru, les Reines étaient entourées de leurs Dames d’honneur, et de tout l’escadron volant des jeunes filles; l’Estoile ajoute qu’en cette fête qui coûta cent mille livres, c’est-à-dire un million et demi de notre monnaie actuelle «tout estait parfait et en bel ordre.» Franchement c’eût été malheureux qu’après une pareille dépense, les choses n’eussent pas réussi.

Si j’étais architecte je ferais avec les expressions techniques une description savante de Chenonceaux, cette merveille de la Renaissance, cela m’est impossible, je ne sais qu’admirer cet ensemble incomparable: ici la grande cour d’honneur, le pont levis, le donjon superbe qui sort des douves profondes, remplies des eaux du Cher; là les sveltes tourelles, les hautes cheminées, et les fenêtres sculptées qui se détachent des toits pointus.

La façade orientale, vue du parterre de Diane aux bords de la rivière, est admirable; le décorateur de l’Opéra comique s’en est inspiré dans le décor du second acte des Huguenots.

J’ai éprouvé la même admiration pour le parc. Le jardin français, tel que le tailla Le Nôtre avec ses belles ordonnances, ses terrasses à balustre, ses bassins, ses cascades, ses statues et ses rocailles, ses charmilles, ses labyrinthes, ses vastes boulingrins, ses grandes lignes régulières qui s’allongent dans l’espace, me semble plus grandiose que le jardin anglais proprement dit. Celui-ci primitivement a dû être inventé pour dissimuler son peu d’étendue et son irrégularité. Le regard sans cesse arrêté soit par une allée tournante qui souvent se replie sur elle-même, soit par un massif épais qui barre l’horizon, le regard, dis-je, ne peut réellement se rendre compte de l’importance du terrain, ceci n’est point une critique. Si le jardin français s’aperçoit d’un coup d’œil, le jardin anglais sait ménager les surprises et l’imprévu, et je reconnais tout le parti que le parc anglais permet de tirer d’un emplacement ingrat, où il eut été impossible de dessiner le vrai jardin français avec ses majestueuses ordonnances, jardin en définitive beaucoup plus coûteux que des pelouses ou prairies semées çà et là de grands arbres, de massifs, d’arbustes et de quelques corbeilles de fleurs.

La création de jardins et de parterres dignes des constructions, occupa longuement la reine Catherine et la favorite Diane. Des jardiniers italiens et français, Le Nôtre et même le célèbre potier Bernard Palissy, donnèrent des plans et des dessins.

«Sous l’influence des artistes italiens, l’horticulture prit un grand essor. Les jardins du XVIe siècle représentaient des figures de toutes sortes. Les unes géométriques, les autres de pure fantaisie et dessinaient de capricieuses arabesques et d’élégantes broderies, de fleurs odoriférantes principalement.» On préférait alors l’arôme à la beauté. Les bordures étaient de buis ou de romarin, avec des avenues de grands arbres, des palissades de coudriers et de charmes, et des haies d’aubépines. De longs berceaux de charpente, couverts de treilles et flanqués de cabinets ombreux, entouraient le parterre ou le divisaient en plusieurs jardins particuliers. Les arbres et les arbustes étaient taillés en figures bizarres et peuplaient les parcs d’un monde d’êtres fantastiques. Des bassins et des jets d’eau complétaient la décoration froide et trop symétrique des jardins italiens, où tout semblait subordonné à une loi unique: la fraîcheur, l’ombre et le mystère.

C’est dans ce goût étranger que Diane de Poitiers entreprit les jardins de Chenonceaux; elle employa pour la préparation des terrains seulement, quatorze mille journées d’ouvriers, et la dépense s’éleva à plus de trois mille livres, somme énorme pour le temps. L’argent était rare à cette époque, et nous voyons, d’après les comptes même de l’intendant de Chenonceaux, qu’un maître maçon gagnait quatre sols par jour, un simple ouvrier, deux sols six deniers, une journalière vingt deniers; mais aussi le froment ne valait en 1547, que quinze à dix-sept sols l’hectolitre, et le vin, trois livres le poinçon soit, deux cent cinquante litres.

Diane fit venir un fontainier de Tours pour diriger les sources et en tirer parti. Elle fit ouvrir des allées avec des cabinets de verdure; elle fit un jeu de paume et un jeu de bague et enfin un magnifique dedalus, labyrinthe inextricable où l’on pouvait errer longtemps dans les isoloirs sans trouver d’issue. Bernard Palissy exposa lui-même ses idées dans son Dessein d’un jardin délectable, écrit spécialement pour Chenonceaux et dédié à la reine-mère. «Il emprunte au style italien la division du jardin en compartiments symétriques, les allées à angle droit, les avenues d’ormeaux, les tourelles et les cabinets de verdure. Mais ce qui est entièrement propre à Palissy, ce qui est nouveau, c’est le goût de la nature qu’il introduit dans le jardin, c’est l’idée de marier le jardin avec le paysage environnant, avec le coteau, la prairie et la rivière; ce sont ces grottes rustiques, ces rochers ruisselants d’eau, ces fontaines, ces ruisseaux aux méandres capricieux avec des îles et des ponts, ces mouvements de terrain unissant la colline à la plaine. Palissy eut trouvé le jardin moderne s’il n’eût été trop préoccupé des travaux de son art de terre et de ses figures émaillées.

On nous a montré le chêne de Jean-Jacques, la fontaine de Henri III, mais nous n’avons pas vu le fameux chêne planté jadis par Diane et dont j’avais entendu raconter l’histoire. Ce chêne avait commencé par une promenade de cent mètres qu’on lui fit faire pour s’en aller des bords du Cher qu’il habitait, au beau milieu du parc. Ce changement de demeure n’avait point nui à sa vigoureuse santé il s’acclimata fort bien, l’opération était pourtant difficile. Tous les bœufs du pays n’avaient pas eu les cornes assez fortes pour ébranler le chêne et la masse de terre qui lui servait de piédestal, il fallut établir des machines et d’énormes cabestans pour en venir à bout.

Cela coûta cinquante mille francs. Et, pendant un an, un jardinier n’eut pas d’autre ouvrage que d’arroser le chêne en été et de le réchauffer en hiver par de fortes fumures. Après tout, ce chêne est peut-être celui qu’affectionnait Jean-Jacques qui lui aura donné son nom.

C’est avec un plaisir extrême que nous avons promené notre rèverie dans les lieux enchanteurs où s’égaraient autrefois les beaux pages et les gentes damoiselles de la Cour; et nous avons répété avec le chantre de l’allée de Sylvie:

«Qu’à m’égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés!
Que je me plais sous les ombrages,
Que j’aime ces flots argentés.»

On dit que Madame Pelouze a déjà dépensé un million et demi à la restauration de Chenonceaux; mais il faudra encore beaucoup d’argent pour rendre à ce fier château et à ces beaux jardins leur éclat primitif. Ainsi le grand parterre entouré de balustres avec sa fontaine monumentale au centre est dans un lamentable état de délabrement.

J’ai eu quelques déceptions, il n’y a point de médailles sans revers. J’avais entendu parler du cocher grand style de Madame Pelouze. N’oubliez pas, m’avait-on dit, de visiter les écuries qui contiennent trente magnifiques chevaux. Le cocher grand style vous énumèrera avec complaisance les qualités des nobles coursiers dont vous verrez les noms inscrits en lettres d’or au-dessus de chaque box. Quand vous serez arrivé aux remarquables purs-sang envoyés par l’empereur du Maroc à M. Grévy, qui s’était empressé de les expédier chez sa sœur, vous verrez avec quel superbe dédain le cocher grand style vous glissera cette petite phrase: en effet ces chevaux sont d’admirables bêtes, c’est un joli cadeau, l’empereur du Maroc a fait de son mieux, mais qu’est-ce qu’un sultan à côté du président de la République Française!... Nous avons donc demandé à voir les chevaux. Je ne sais trop, je vais m’informer, a murmuré le valet pris par d’autres visiteurs et que déjà nous avions dû attendre assez longtemps.

Cette fois il n’a pas tardé à revenir suivi d’un domestique grisonnant, fort modeste celui-là, qui nous a humblement avoué qu’il venait d’expédier tous les chevaux à Paris pour y être vendus. Il ne reste qu’une vieille jument, en ce moment à la prairie, a-t-il ajouté, je puis aller la chercher. «Non, non me suis-je écriée un peu étourdiment, c’est inutile ne la dérangez pas.»

La pluie d’ailleurs commençait à tomber, une de ces petites pluies fines qui n’ont l’air de rien et qui mouillent beaucoup. Nous avions plusieurs fois croisé la dame et la petite fille qui visitaient, comme nous, Chenonceaux.

Revenue sur le bateau j’ai eu ma revanche du matin. La toilette de la petite fille était fort abîmée, sa capote n’avait plus son idéale blancheur, les dentelles mouillées pendaient piteusement sur la robe défraîchie, les souliers semblaient déformés et complètement salis, et je n’ai pu m’empêcher de faire remarquer que, si la petite fille avait porté une simple robe en grisaille de laine ou un costume en toile de Vichy, la toilette n’eut point été perdue. Un coup de savon des mains maternelles lui eût rendu son premier lustre; mes amies ont eu le bon goût de se rendre à l’évidence et de me donner raison.

Si j’insiste sur ces petits détails c’est que je leur crois plus d’importance qu’il ne paraissent en avoir. Ils sont le signe évident des tendances fâcheuses et des aspirations malsaines qui se développent outre mesure depuis quelque temps; ils sont l’indice en cette fin de siècle d’un déclassement qui nous mènera loin, je le crains.

Il a fait mauvais jusqu’au soir, quand le ciel pleure, la terre est moins gaie, mais je rapportais une si belle provision de souvenirs et tant d’enchantements dans les yeux que j’ai pardonné au temps les maussaderies du retour[4].

Autres châteaux historiques,
L’abbaye de Marmoutier, Savonnières
Les Jardins Mame
Le Parc de Beaujardin, La Colonie de Mettray
Coup d’œil sur la ville de Tours

Comme tu le vois, mon cher Henri, tantôt c’est l’extérieur qui étale d’admirables beautés, tantôt c’est l’intérieur somptueusement décoré, parfois ce sont les deux qui brillent d’un éclat incomparable.

Ici, le parc l’emporte sur le château par le pittoresque de sa situation: vue étendue et variée, sites enchanteurs, eaux vives, cascades tapageuses, pelouses veloutées, drapées de grandes corbeilles de fleurs ou incrustées de mosaï-culture d’une régularité parfaite. Là, le château qui se détache sur l’émeraude des vastes prairies, se mire dans la transparence des eaux ou s’abrite sous l’ombre épaisse des bois et domine par son aspect féodal et princier, par son architecture remarquable.

C’est aussi de la dentelle de pierre, pierre blanche plus facile à travailler, plus agréable à l’œil; mais qui ne vaut pas quand même celle des antiques clochers à jours et des vieux châteaux-forts de Bretagne, façonnés dans le granit. L’intérieur arrive à son tour avec ses meubles rares, ses collections précieuses, ses bibelots artistiques, ses tableaux de maîtres. Cependant je consignerai ici mon intime pensée. Plusieurs de ces beaux châteaux sont un peu le palais de la Belle au bois dormant, j’ai ressenti ce sentiment d’une manière très vive à Chenonceaux, ils ne sont point habités. Pas de maîtres et pas beaucoup plus de domestiques. Un portier qui reste dans sa loge, il faut bien quelqu’un pour répondre, et cependant il me souvient d’avoir un certain dimanche parcouru dans tous les sens un joli parc entourant un joli château auquel nous sonnâmes en vain, sans rencontrer âme qui vive. Le gardien, cette après-midi là, avait sans doute pris la clef des champs.

Lorsque vous êtes entré, un valet de chambre se présente pour vous faire visiter. En général les maîtres sont en voyage, c’est la phrase stéréotypée sur les lèvres des serviteurs; ils voyagent ou vivent ailleurs plus simplement que ne le comporterait leur propriété. Il est certain que pour mener le train considérable qu’exigent de pareils châteaux, il faudrait une fortune énorme, que tous leurs propriétaires n’ont pas.

Leurs châteaux sont des musées qu’ils respectent des trésors dont ils sont fiers à juste titre et qu’ils gardent précieusement, mais dont ils ne peuvent se servir.

Les magnifiques châteaux dont je viens de te parler en détail sont les gros diamants dont la Touraine est en partie l’écrin; mais que de perles précieuses, que de ravissants joyaux, ce bel écrin renferme encore! Dans ce fortuné pays, on peut dire que chaque bourgade, ville ou village, a son château qui le préserve de l’oubli par ses souvenirs historiques, ou l’embellit de sa propre beauté.

Je citerai: Beaumont-la-Ronce, ancien château seigneurial; le château de la Tourballière, tous les deux érigés en marquisat, le premier en 1757, le second en 1656.

Le château de Beugny qui s’enfonce dans la forêt de Chinon. Boussay qui détache son profil gothique au milieu des eaux. Dans ce château sont nées quatre illustrations de la famille de Merou: Jean, chambellan du roi (1363), Pierre, amiral de France (1416); Philippe, chambellan du roi Louis XI (1461); Jacques-François, président de l’Assemblée Nationale (1789), général de division, mort en 1810.

Le château de Brizay, qui appartenait jadis à la famille de Maillé, et fut alors le théâtre d’un évènement douloureux: tous ses habitants furent un jour ensevelis sous les plafonds qui s’écroulèrent à la fois. Simon de Maillé, archevêque de Tours, qui se trouvait dans une partie très élevée du château, survit seul à désastre.

Le très beau château de Commaire, construction moderne, appartenant au marquis de Lussac.

Le château de Grillemont, possédé par le fameux Tristan, et habité par Louis XI.

L’ancien château de Plessis-Rideau, que Gédéon Tallemant des Réaux acheta vers 1650, au prix de cent quinze livres, et auquel il donna le nom de château Réaux.

Le château de la Guerche, construit sous Charles VI, est fort curieux; situé sur les bords de la Creuse, il présente du côté de la rivière qui le baigne, une élévation de plus de cent pieds. On y voit six rangs de voûtes superposées. Les greniers sont au rez-de-chaussée du côté de la cour, et se composent de vastes pièces voûtées bien sèches, bien aérées, quoiqu’au niveau de la Creuse. Les murs à leur base ont cinq mètres d’épaisseur.

Le beau château de Chavigny, bâti dans le goût de la Renaissance. Le château d’Epigny, où naquit en 1717, le chevalier Pierre de Fontenailles, qui a laissé diverses poésies.

Le château de Montbazon situé sur une haute colline, construit au commencement du XIe siècle par Foulques Nerra. En 1459, Charles VII, tenant sa Cour dans le château de Montbazon, y reçut de François II l’hommage du duché de Bretagne.

Le château de la Bourdaisière où naquit Gabrielle d’Estrées en 1565.

Le château de la Vallière, d’où la famille de Baume-Le-Blanc avait pris son nom et qui rappelle tout à la fois la pieuse carmélite et les jours ensoleillés d’amour du grand roi.

Le vieux manoir de la Mothe-Sonzay, qui éveille l’attention des archéologues, fut construit par Henri II pour Diane de Poitiers.

Le château de Rochecotte, ancienne habitation et lieu de naissance du fameux chef vendéen Guillon, marquis de Rochecotte, condamné et fusillé en 1798, à la plaine de Grenelle, à Paris, à l’âge de vingt-neuf ans.

Un peu plus loin on remarque le château moderne de Saint-Patrice, appartenant à Monsieur le comte de Chabrol. Son parc renferme une épine miraculeuse qui commence sa floraison dans le mois de décembre et s’épanouit même sous la neige. La tradition populaire attribue ce phénomène végétal à saint Patrice qui jadis, après avoir traversé la Loire, planta son bâton en ce lieu. Ce bâton prit racine, devint buisson et se couvrit de fleurs. Depuis cette lointaine époque, le buisson qui repousse toujours, rappelle fidèlement chaque année le passage en ces lieux du patron de l’Irlande. Aussi les Irlandais qui visitent la Touraine ne manquent-ils jamais de faire ici un pieux pèlerinage.

Le majestueux château d’Ussé, qui, de son cadre de grands bois, domine le vaste bassin de la Loire. Ce château date de la première moitié du XVIe siècle. Il fut en partie construit par Vauban qui l’habita. Sa chapelle gothique est tout à fait charmante.

J’oublie certainement quelques vieux châteaux semés çà et là par Charles VII. Mais voici la Herpinière, une de ses maisons de plaisance, et Bonaventure, un pavillon élégant qu’il aimait et qu’il avait fait construire pour Agnès Sorel. Il venait souvent avec elle prendre le plaisir de la chasse à l’oiseau, dans les environs.

Le château de la Roche-Racan m’a fort intéressée. C’est là que naquit en 1589 et que mourut en 1670, âgé de quatre-vingt-un ans, le célèbre poète Honorat de Breuil, marquis de Racan, d’une des plus anciennes familles de Touraine. Le château de la Roche bâti à mi-côte et dont les murs ont quatre mètres d’épaisseur à la base, est remarquable aussi par une tour octogone d’où la vue s’étend sur une superbe vallée. Je comprends qu’en présence de cette belle campagne calme et recueillie, l’âme rêveuse du poète ait cherché dans la contemplation des beautés de la nature qui conduisent à Dieu, ses meilleures inspirations. Son esprit bercé, dans un rêve infini, a produit des odes sacrées tirées des psaumes et des poésies pastorales qui, si elles manquent de force, ont cependant donné à la langue poétique une harmonie et une grâce naturelles qu’on ne connaissait pas jusque là.

J’énumèrerai encore, entrevus à vol d’oiseau:

Le vieux château-fort de Montrésor, autrefois flanqué de tours et entouré de douves profondes.

Le château de Candé qui appartient à la famille Drake del Castillo.

Le château d’Armilly. Le château des Hérissaudières. L’ancien château fortifié de Noisay, à la physionomie sévère.

Le château de Brou, bâti au XVe siècle par le maréchal de Boucicaut.

Le château des Etangs qui était autrefois une des principales forteresses du pays. Les Ligueurs y avaient un corps de troupes qui ravageaient les environs.

Le château de Bouffret construit en style gothique.

Le château de Corcoué, style Renaissance.

Les vieux châteaux de Saché et de Marcilly-sur-Maulne.

Le beau château de la Ferrière avec sa grande forêt du même nom.

Gizeux, demeure du XIIe siècle.

Le château de Vantourneux, à Madame la comtesse de Montesquiou.

Le château de Bossay avec son antique donjon du XIIIe siècle.

Le château de la Chenardière qui appartint aux familles de Montmorency, de Laval, de Maillé. Les châteaux de Sennevières, de Sazilly, du Coudray-Montpensier, de Valesne, de Courcelles, de Sonnay, de la Guérinière, de Montgoger, de Rouvray, de Coulaines, de Custière, de la Branchoire, de Valmer, de Poillé, d’Alette, des Recordières, des Ports, des Bordes, de la Brêche, de Saint-Ouen, etc., etc.

J’en passe sans doute beaucoup et peut-être des plus beaux, mais quand on voyage rapidement, on ne peut tout voir, et encore moins tout retenir.

Cette façon prompte de parcourir le pays ne manque pas d’attraits. Ce qu’on voit se présente sous son meilleur aspect, on n’a pas le temps d’envisager l’envers des choses ni d’examiner leur mauvais côté.

LANGEAIS

J’ai vivement regretté de ne pouvoir visiter le vieux château de Langeais, en mémoire de notre bonne duchesse. En effet, n’est-ce pas dans la grande salle de ce château qu’eut lieu en 1491 le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne. Oui, l’élégante Touraine est remplie de souvenirs de notre fière Bretagne, qui semble avoir posé sa griffe de granit sur tout ce qu’elle a touché.

Des étrangers ont, paraît-il, acheté ce château qui reste fermé aux visiteurs, mais il n’y a pas bien longtemps encore on pouvait lire sur une pierre posée dans l’escalier, l’inscription suivante: «La pierre phyllozofalle, c’est estre content de ses biens; qui n’a souffisance, n’a rien; 1520.»

Le donjon du château de Langeais est le doyen des édifices de ce genre, il fut construit vers 992 par le duc d’Anjou, Foulques Nerra. Plus tard le château devint la propriété de Pierre de Brosse, barbier de Louis IX. Il passa ensuite aux mains de Jean Bourré, ministre et favori de Philippe le Hardi qui le reconstruisit entièrement. C’est à Langeais que se passait autrefois une coutume étrange, un devoir féodal des plus singuliers. Quand un roi de France arrivait dans cette bourgade pour la première fois, ses habitants étaient obligés d’aller à sa rencontre à une demi-lieue, tenant chacun en main une petite botte de paille. Hein! les habitants ne se mettaient pas en frais pour recevoir leur roi! Cette bienvenue extraordinaire dont on n’a pu me donner l’explication, eut lieu le 14 novembre 1565, lorsque Charles IX vint au château de Langeais, où il passa la nuit.

J’ai entrevu le château de Plessis-lès-Tours. Ce château construit en 1463 par Louis XI, fut sa demeure favorite. C’est là qu’il mourut en 1484, assisté par saint Vincent de Paul et cinq autres religieux que le roi avait près de lui depuis un an. C’est à Plessis-les-Tours que le traître La Balue fut d’abord emprisonné. Son cachot était la tour qui contient l’escalier; voilà à peu près tout ce qui reste de ce château. Ah! ce n’est plus une demeure royale, ce n’est même plus une belle ruine que l’on conserve respectueusement. Décadence des choses humaines: ses pieds baignent dans la fange et ses jardins sont devenus un réceptacle de fumiers et servent de dépotoir à la ville!

Le château de Richelieu n’a pas été plus heureux. Il fut bâti en 1637, par le célèbre cardinal, dans un petit village auquel il donna son nom, et dont il essaya de faire une ville; mais les villes ne s’improvisent pas, elles sont l’œuvre patiente du temps. Et Richelieu n’est aujourd’hui qu’un chef-lieu de canton de deux mille trois cent dix-huit habitants.

C’était un splendide château. Richelieu avait déployé là toute sa magnificence. A l’extérieur, architecture admirablement ornementée; à l’intérieur, marbres, sculptures et peintures des grands maîtres remplissaient les appartements.

Quelques-uns des tableaux sont à Tours, quelques autres à Paris, ainsi que la fameuse table de marbre dont il a été parlé si souvent et qu’on voit aujourd’hui au Louvre.

Quant au château, l’un des plus beaux de France, comme je viens de le dire, et peut-être le plus régulièrement bâti, il n’en reste pas trace. Il a été démoli du faîte à la base, sans qu’on en retrouve une seule pierre.

Le même sort attendait le château de Chanteloup, habitation vraiment royale que le duc de Choiseul, ministre sous Louis XV, avait acheté en 1760. C’est pendant son exil dans ce château, exil qui lui valut tant de sympathies, qu’il fit édifier cette élégante pyramide de quarante mètres de haut, composée de sept étages, qui vont toujours en se rétrécissant, qu’on appelle La Pagode. Elle existe encore et on la voit de loin s’élevant au milieu des bois.

Une table de marbre, placée au rez-de-chaussée, portait le registre de maroquin rouge, où l’on inscrivait le nom des personnages éminents qui venaient visiter le duc pendant sa disgrâce.

Le château de Champigny habité par des princes du sang et jadis par Charles IX, n’est plus lui aussi qu’un souvenir. Richelieu en étant devenu propriétaire le fit complètement démolir.

Il existe cependant la Sainte-Chapelle dont les vitraux, représentant la vie de saint Louis, sont très remarquables.

Le bourg de Champigny est la patrie de Lambert, grand musicien sous Louis XIV. Sa fille épousa Lulli.

Du château de Marmande il ne reste plus qu’une tour de cent dix pieds de haut, qu’on nomme la Flèche de Marmande, et un gros pavillon qu’on appelle la Tour carrée.

Sainte Radegonde dont le nom vient de la pieuse reine de France Radegonde, qui l’habita longtemps, est un joli village tout près de Tours.

On y remarque les ruines de l’ancienne et très célèbre abbaye de Marmoutier.

L’ABBAYE DE MARMOUTIER

C’est au IVe siècle que saint Martin, évêque de Tours, fonda cette célèbre abbaye, dont la renommée devait s’accroître de siècle en siècle. Elle était aussi riche des dons du ciel que de ceux de la terre. D’un côté, les vertus austères de ses saints moines qui inspiraient la plus grande vénération; de l’autre, les immenses biens, dus à la piété des peuples et des rois qu’elle possédait. Ce fut avec la sainte ampoule de Marmoutier qu’Henri IV fut sacré.

L’église et les anciens bâtiments rendus en 1797 ont été démolis. Il ne reste que le vieux portique qui servait d’entrée principale au sud. Le superbe escalier qui avait échappé aux fureurs révolutionnaires a été vendu depuis et emporté en Angleterre. On en voit une reproduction très exacte au musée de Tours. Marmoutier appartient aujourd’hui aux Dames du Sacré-Cœur, qui ont fondé dans l’enceinte même de l’abbaye un très beau pensionnat.

SAVONNIÈRES

Les grottes de Savonnières d’une longueur de cent dix mètres et divisées en plusieurs compartiments qu’on appelle ici caves gouttières, sont curieuses à visiter.

Elles ont beaucoup d’analogie avec les fameuses grottes d’Arcy dans l’Yonne. Elles sont si sombres qu’on ne peut y entrer qu’avec de la lumière. L’eau qui suinte des voûtes forme à la longue de petits ruisseaux qui ont le don de pétrifier tout ce qu’on y dépose. Mais il faut beaucoup de temps pour que l’objet, fruit, légume, nid devienne pierre. Il faut aussi plusieurs mois, pour que ces eaux, qui tombent goutte à goutte se soient solidifiées, dans les moules généralement en métal qui les reçoivent; on fait ainsi de fort jolis camées qui ont toute l’apparence d’une pierre finement sculptée.

Le dépôt de ces eaux, blanches et diaphanes, chargées de sels calcaires, forme encore avec le temps des cristallisations remarquables: des stalactites bizarres qui ont la transparence et le poli de l’albâtre descendent des voûtes.

Les eaux de Savonnières ne sont pas les seules du département à fabriquer des pétrifications, les eaux de l’étang de Saint-Genault dans les environs de Loches agissent ainsi sur le bois auquel elles donnent la pesanteur de la pierre tout en le nuançant de diverses couleurs, sans lui enlever son caractère primitif; d’autres eaux ont la propriété de rougir les pierres blanches qui y séjournent, de former des incrustations brillantes sur les mousses qu’elles baignent.

Non loin des grottes pétrifiantes de Savonnières se trouve le château de Villandry, une belle demeure ombreuse et fleurie, son beau parc se distingue par ses pelouses toutes brodées de mosaïculture, cela devient un art véritable à l’aide de ces feuillages aussi réguliers de formes que variés de tons, on arrive à tracer les plus charmants dessins, élégants festons, capricieuses arabesques, encadrent les initiales enlacées des propriétaires, parfois même, ce sont leurs armoiries qui se détachent sur les tapis d’herbes fines.

JARDINS MAME

L’histoire des jardins célèbres de l’antiquité est parvenue jusqu’à nous.

On écrira aussi celle de quelques-uns de nos jardins modernes à commencer par celui de Monsieur Mame, qui se nomme les Touches et se trouve à Ballan à dix kilomètres de Tours. Les serres de ce beau jardin renferment les plantes les plus curieuses et les plus rares venues de tous les continents, de merveilleuses orchidées, des roses incomparables, des camélias superbes, quel éclatant fouillis de corolles et de calices, quelle abondance de parfums exquis, quelle élégance de formes, quelle richesse de coloris; mais aussi quel entretien méticuleux, que de soins délicats et constants! Chaque mois le plus beau de ces palais de verre se remplit d’une collection choisie des fleurs du moment, c’est la collection des azalées, aux millions de fleurs variées, que nous avons vue dans tout son épanouissement. Je suis sortie absolument éblouie. Ce serait à vous donner envie d’être fleur et d’habiter ces serres là.

Je n’avais que le temps de visiter l’une ou l’autre des propriétés de Monsieur Mame.

En ces jours de chaleur j’ai préféré la campagne à la ville. Les produits de la nature l’ont emporté sur ceux de l’industrie, et cependant la belle imprimerie Mame fondée au commencement du siècle, et qui occupe plus de douze cents ouvriers, mérite bien qu’on la visite.

«La façade de cet établissement est un modèle de grâce, de convenance, d’harmonie, avec lequel rien de moderne ne saurait rivaliser à Tours.»

L’intérieur de ce grand établissement est aussi parfait que possible, tant au point de vue des machines, de la perfection du travail, que du bien-être des travailleurs.

On peut dire que Monsieur Mame est le père de ses douze cents ouvriers avant d’en être le maître, c’est le plus bel éloge qu’on puisse lui adresser.

En fait d’enclos, on visite encore dans un faubourg de Tours le château Beau Jardin, une jolie demeure plantée au milieu d’un parc, sorte de jardin zoologique haut muré. Tous les animaux non féroces de la création auraient le droit si on pouvait les y amener, d’y vivre en liberté.

Les emplumés très nombreux et de races variées picorent où bon leur semble; les quadrupèdes jouissent des mêmes privilèges; de belles vaches blanches vous voient passer sans perdre un coup de dent; les chevreuils bondissent près de vous, les gazelles viennent vous regarder de leurs grands yeux doux; une jolie chèvre de Mongolie suit vos pas; de graves lamas sont assis tranquillement sur les marches du perron et ne se dérangent pour personne.

On comprend qu’ils sont chez eux; tout ce monde vit à sa guise dans cet heureux paradis terrestre, pendant quelque temps du moins, car l’existence de ces nombreux hôtes n’est pas longue, paraît-il, malgré leur liberté relative et les soins dont ils sont l’objet. Une consolation, c’est de penser que ces pauvres victimes de la civilisation sont encore utilisés après décès; leur propriétaire les envoie généreusement enrichir le muséum d’histoire naturelle de Tours[5].

Le temps qui ne replie jamais son aile, m’a entraînée dans son vol incertain et je n’ai pu visiter la magnifique poudrerie du Ripault (d’ailleurs cela eût été fort difficile), qui produit en moyenne cinq cent mille kilos de poudre par an, ni la colonie de Mettray fort intéressante.

Mettray est le type des colonies pénitentiaires agricoles en France et à l’étranger.

Ce passage d’une notice de Monsieur Augustin Cochin sur Mettray, suffit pour faire connaître et apprécier cette belle fondation.

«Pratique de la religion, amour du travail, esprit de famille, émulation de l’exemple, culte de l’honneur, habitude de la discipline, bon usage de la liberté; tout le système pénitentiaire, toute l’influence moralisatrice de Mettray sont dans ces grandes et simples idées.

«Une autre institution non moins importante que la première a été fondée dans la commune de Mettray sous le titre de Maison paternelle. Cet établissement n’est par le fait qu’un collège de répression où l’on reçoit les élèves indisciplinés des maisons d’éducation, et à la faveur duquel on évite le renvoi, parti extrême, qui compromettrait l’avenir de l’enfant, sans remédier au mal.

«Grâce à ces deux institutions, l’enfance pauvre délinquante, et l’enfance riche insubordonnée, se trouvent désormais soumises à une influence vraiment moralisatrice.»

Honneur aux fondateurs de ces excellentes institutions.

Tours, dont la fondation remonte fort loin, dont l’histoire est longue et compliquée, est actuellement une belle ville qui produit un très grand effet avec ses magnifiques ponts, ses nombreuses promenades, ses boulevards, ses avenues, celle de Grand-Mont particulièrement, ses rues larges aux maisons élégantes, aux magasins superbes.

Sa situation est charmante au milieu d’une plaine fertile qui s’étend entre la Loire et le Cher. La plupart des monuments qui l’embellissent sont modernes. Il ne reste de l’admirable basilique de Saint Martin, que deux clochers dont l’un porte le nom de Tour de l’horloge, et l’autre celui de Tour Charlemagne.

Le palais archiépiscopal est très remarquable aussi, la cathédrale l’est également. Saint Martin fut son fondateur. Détruite par un incendie en 561, Grégoire de Tours la reconstruisit en lui donnant de plus vastes proportions. Un second incendie la consuma à la fin du XIIe siècle. Cette fois sa réédification se poursuivit avec lenteur, elle ne fut achevée qu’en 1550. Le portail accompagné de deux tours fort élevées est orné au milieu d’une rosace de toute beauté. En fait d’objets d’art, elle ne contient guère que le tombeau des enfants de Charles VIII, en marbre blanc.

Elle présente cette particularité, que l’on rencontre dans beaucoup d’églises, principalement dans celles qui affectent la forme de la croix latine et qui consiste en une inclinaison très apparente du chevet vers la gauche, représentation symbolique de l’inclinaison de la tête de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur la croix.

Ce soir même, je reprends le chemin de Bretagne, mes pérégrinations sont finies et... mes descriptions aussi; mais peut-être encourageront-elles mon cher fils à venir à son tour visiter le Jardin de la France, cette terre riche et souriante, cette belle Touraine, constellée de souvenirs... capitonnée de châteaux.

ÉTÉ 1889


JOURNAL D’UNE CAMPAGNARDE

à PARIS

PENDANT L’EXPOSITION

A mon fils Bertrand.

Je m’intéresse vivement à ton beau voyage à travers l’Algérie, la perle de nos colonies françaises. Tu as visité Alger, la superbe, la reine de ces lieux; Oran, la ville maritime; Constantine, la ville forte par excellence; Bône, l’élégante, la coquette, et qui remplace aujourd’hui l’antique Hippone de saint Augustin; Bougie, la marraine de toutes les chandelles de cire ou de stéarine; Blidah, la patrie poétique des roses parfumées et des oranges exquises. Tu veux maintenant connaître cette campagne algérienne si nouvelle pour toi; t’enfoncer dans la brousse et traverser les plaines d’Alfa; gravir les pentes escarpées de l’Atlas, côtoyer les sinuosités sablonneuses du désert, courir le long des grèves rocheuses qui festonnent la mer bleue. Les beautés grandioses de la nature sauvage t’attirent et te retiennent, et pendant que tu les admires, moi je réponds à l’appel de la civilisation qui convie le monde entier à ses fêtes, à ce spectacle unique: l’Exposition!

Puissent ces pages, faible écho de mes impressions t’intéresser à leur tour, te donner une idée de ces grandes joûtes pacifiques du progrès; un aperçu de toutes les merveilles que renferme aujourd’hui Paris qu’on pourrait appeler en ce moment le salon de l’univers.

ARRIVÉE A PARIS

Lundi soir, 16 Septembre 1889.

Depuis quelques heures je suis à Paris... Dans ce grand Paris entrevu si souvent dans mes rêves, et que je vais trouver ou plus beau ou peut-être moins beau qu’eux. Le rêve est une féerie sans limites, la réalité a toujours des bornes. Ah! que je suis impatiente de connaître toutes ces belles choses qui caressent ma pensée depuis tantôt cinq mois! Demain, dès que l’horloge aura sonné neuf coups, l’heure réglementaire de l’ouverture de l’Exposition, j’en aurai franchi le seuil.

Nos plans sont dressés. Quatre jours par semaine nous irons à l’Exposition, les autres jours nous visiterons Paris; nous nous reposerons aussi de temps en temps, on ne peut pas tout voir à la fois, et pour bien classer ses souvenirs, il faut que la mémoire puisse s’assimiler les choses et les mettre en place, autrement ce serait le chaos.

Je suis arrivée par la belle gare Saint-Lazare: un monde déjà à elle toute seule. J’ai pris une voiture et fouette cocher! Plus heureuse que cette grande dame du siècle de Louis XIV, qui aurait tant voulu se voir passer en carrosse, moi j’ai eu cet agrément, rien qu’en jetant un coup d’œil rapide sur toutes les grandes glaces qui ornent la devanture des magasins.

Quelle animation, quel mouvement, quel tapage! Ah! que je suis loin du calme des champs! Ce soir je vais m’endormir au bruit de mille rumeurs confuses qui me rappelleront la voix du vent dans les bois. Cette nuit je me croirai bercée par la rafale bourdonnante de nos plages bretonnes... Ce sera le doux songe des paupières closes et du pays natal, en attendant le grand rêve des yeux ouverts: Paris et l’Exposition!...

Mardi, 17 Septembre 1889.

Première impression

Entrées à l’Exposition aujourd’hui, cent soixante-deux mille huit cents personnes.

Je suis émerveillée, enthousiasmée!... Quelle féerie pour les yeux et la pensée que cette Exposition! et quelle haute idée elle donne de l’intelligence humaine. C’est un amoncellement de splendeurs à donner le vertige.

Nous sommes arrivées par le Trocadéro, cette entrée grandiose entre toutes (il y en a vingt-trois) permet d’embrasser d’un coup d’œil l’aspect général de l’Exposition. De l’avenue de Suffren au quai d’Orsay, cette première impression est inoubliable.

L’intérêt et la curiosité s’éveillent au plus haut point. Tous les âges et tous les goûts peuvent se trouver ici dans leur élément.

Cette joute pacifique, cette grande exhibition ne renferme-t-elle pas une incomparable leçon de choses? Tout ce que l’esprit humain a inventé, dans le domaine de l’art et de l’industrie, de la science et de l’imagination, se trouve là. C’est aussi l’histoire palpable, vivante, de tous les produits naturels et si variés du globe. C’est le monde entier parlant au yeux et à l’imagination.

Le terre à terre des choses pratiques et usuelles les plus minimes coudoie l’idéal des choses artistiques et les plus vastes conceptions; la matière marche de front avec les productions les plus éthérées de l’esprit, et tout cela savamment classé, groupé, accumulé, dans le cadre le plus magistral qui se puisse rêver; et l’on reste stupéfait de tant de merveilles; tout ce qu’on voit paraît extraordinaire, c’est une contemplation sans fin.

Voilà un stock formidable de souvenirs qu’il serait bien difficile d’emmagasiner dans le cerveau; mais dont la mémoire retiendra ce qui l’aura frappée davantage.

L’Exposition de 1889 est la septième des Expositions universelles et la quinzième des Expositions nationales.

La première qui se tint au Champ de Mars en 1798, au sortir de la tourmente révolutionnaire comptait cent dix exposants; celle d’aujourd’hui en compte trente-huit mille.

Elle couvre une surface totale de soixante-dix hectares. Le visiteur intrépide qui voudrait tout parcourir en un jour aurait fait à la fin de ses étapes quarante kilomètres.[6]

La tour Eiffel est le clou, elle vous saute aux yeux avant même qu’on soit à Paris: mais, au dire des ingénieurs, le Dôme Central et la Galerie des Machines ne sont pas moins remarquables. C’est une trilogie de merveilles.

Sans compter tous les pavillons, les façades, les innombrables constructions qui représentent les cinq parties du monde, il y a sept palais principaux: Le beau palais du Trocadéro, le palais des Arts libéraux, où l’on voit dans tout son développement l’histoire du travail à travers les âges; le palais des Beaux-arts, encombré de chefs-d’œuvre: sculptures, peintures, gravures, dessins; le palais des Industries diverses, aussi magnifique, aussi resplendissant dans son genre; le palais des Machines, où l’esprit reste pétrifié d’étonnement et d’admiration; le palais du Pétrole, mais oui, cette huile minérale, découverte du XIXe siècle a son palais où sont représentés les appareils servant à son extraction; en un mot tout le matériel nécessaire à cette immense exploitation, ainsi que des échantillons de pétrole et de naphte. Cela intéresse les gens de la partie. Quant aux simples visiteurs, ils s’amusent un instant à regarder les grandes vues panoramiques qui décorent les murs intérieurs et qui représentent les ouvriers au travail sous le ciel d’Asie, d’Amérique et même d’Europe, au Caucase. Ces vues sont bien faites, et l’on comprend tout de suite que ces ouvriers ne sont pas de même race. Enfin le palais de l’Alimentation, le palais tentateur.

Et maintenant que j’ai effleuré toutes ces belles choses, voici mon opinion.

Il est impossible, même à l’imagination la plus féconde, de se faire de loin une idée de l’Exposition. Quant à ceux qui l’ont visitée, ils sont quand même dans l’impossibilité de la bien faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas vue. Sans doute ces derniers pourront se rendre un compte exact de bien des choses prises séparément; ils pourront lire tous les livres traitant ce sujet aussi vaste qu’intéressant; ils pourront se représenter un palais, une galerie, un atelier, une usine; on pourra leur donner des détails, beaucoup de détails; mais cet ensemble incomparable, comment l’exprimer!

Mercredi, 18 Septembre 1889.

Le Jardin, le Musée et le Palais du Luxembourg
Buffalo-Bill

Temps délicieux, chaud le jour, tiède le soir; journée bien remplie, comme le seront, j’espère, toutes celles qui doivent suivre.

Nous avons passé la matinée en France, au Luxembourg, et l’après-midi au Mexique, à Buffalo-Bill.

Quel admirable jardin, que ce jardin du Luxembourg! il vous conduit jusqu’à la belle fontaine de l’Observatoire, au milieu de pelouses parfumées, à travers des bois ombreux qui vous donnent l’illusion d’une vraie campagne; ici on peut s’isoler, se croire aux champs et rêver à l’ombre des futaies, que l’automne d’un coup de son pinceau fantaisiste va rougir d’abord et bientôt effeuiller, hélas!

Ces belles statues, ces balustres élégants, ces bassins limpides évoquent les souvenirs d’antan. Il me semble que j’entrevois dans les allées, l’ombre de Marie de Médicis. Je crois entendre sous les charmilles chuchoter les grandes dames de la Cour.

En descendant ainsi les âges, j’arrive à des souvenirs plus cruels et plus récents. C’est dans le Jardin du Luxembourg qu’un grand nombre de fédérés furent enterrés, pendant la Commune; et ce mot si vrai d’un penseur me revenait en mémoire: «Tant que le peuple fera de la politique il ne sera pas heureux! Toute horreur appelle une autre horreur, et c’est comme cela que les représailles engendrent les haines éternelles.»

Pour chasser cette triste évocation, je me suis amusée à suivre la flottille en miniature que les enfants lancent sur le grand bassin, à voir les canards s’ébattre dans les ruisseaux et les hardis moineaux quémander familièrement les miettes de pain qu’un public, amant de la belle nature, ne leur marchande point.

J’ai admiré les orangers séculaires qui ont leurs parchemins comme ceux de Versailles. Ce ne sont plus des arbustes mais des arbres vivant dans des caisses, véritables petites maisons roulantes.

Les nombreuses statues qui ornent ce magnifique jardin et principalement les deux côtés de la grande terrasse sont pour la plupart des œuvres importantes au point de vue de l’art. J’y ai remarqué Sainte Geneviève, la patronne de Paris, Velléda la prophétesse des Gaules, des reines et des princesses.

Très belle la fontaine de Médicis, œuvre de Jacques Debrosse; charmants aussi les quatre groupes représentant plus loin l’Aurore, Le Jour, Le Crépuscule et la Nuit. Je regrette qu’une plaquette aux pieds de chaque statue n’indique pas et son nom et celui de l’auteur, même réflexion pour les Musées où il faut avoir un livret, consulter le catalogue, chercher le numéro; la plaquette simplifierait bien les choses et le nom de l’auteur se fixerait avec l’œuvre même dans le souvenir.

Le Musée du Luxembourg qui a quitté le Palais pour s’installer dans les serres restaurées ad hoc, n’a rien perdu au change. Il est dans de bonnes proportions pour être bien vu, il est tranquille, recueilli et l’on regarde à l’aise, ce qui est un grand agrément, les sculptures et les peintures qu’il renferme. La sculpture est contenue dans une salle unique de quatre cent trente-deux mètres carrés. La peinture qui occupe deux salles présente les œuvres les plus remarquables des artistes vivants. C’est comme l’antichambre du Louvre, où l’on n’est pas pressé d’entrer. On s’attarde d’autant plus volontiers dans l’antichambre, qu’il n’y a que les morts qui puissent entrer au Louvre. C’est là seulement qu’ils reçoivent la consécration suprême de leur talent, le couronnement de leur gloire.

Après le Musée, j’ai pu visiter le Palais.

C’est Marie de Médicis, qui prenant pour modèle le Palais Pitti à Florence posa en 1615 les fondations du Palais du Luxembourg. Il renferme de superbes appartements; la salle où le Sénat tient ses séances est l’ancienne salle de théâtre.

Très belles aussi, la galerie des bustes, la salle du trône, la chambre de Marie de Médicis; à remarquer encore le grand escalier aux monumentales proportions et la chapelle un peu négligée aujourd’hui, puisque depuis 1875, on n’y a pas dit la messe une seule fois.

Nous sommes rentrées, l’appétit bien aiguisé. Le fait est qu’à Paris on se dépense tant, qu’on a besoin de renouveler confortablement ses provisions de forces et de santé, pour garder son équilibre. Deux heures viennent de sonner, en route pour le Mexique!

Nous voici donc en pleine tribu de Peaux-Rouges.

C’est un vrai village, non bâti, mais composé d’un grand nombre de tentes en toile blanche, meublées sommairement de quelques tapis, de quelques peaux, dont s’enveloppent ces exotiques pour dormir. Les tentes des chefs sont un peu plus hautes et plus confortables, on y aperçoit quelques meubles, des sièges, une table, un divan; de plus elles sont bariolées de dessins grossiers aux couleurs vives, qui dénotent que chez ces amateurs de chevelures, l’art n’est pas encore sorti de ses langes. Cependant cette promenade à travers ce campement pittoresque, où l’on entrevoit de grands gaillards cuivrés qui ressemblent à des bandits, ne manque pas d’originalité, et me paraît l’une des principales attractions du spectacle qu’on va chercher à Buffalo-Bill.

Un vaste cirque solidement construit, le plus grand du monde, dit le programme, permet à plusieurs milliers de personnes de prendre place à la fois; le fond du cirque est tendu d’immenses toiles peintes, représentant un coin de la terre mexicaine; ce décor, ce trompe l’œil est d’un bel effet et prête à l’illusion. On rêve un instant pampas, savanes et forêts vierges.

Le personnel est fort nombreux: deux cents chevaux, poneys et buffles sauvages, deux cent cinquante Indiens, pionniers, trappeurs, cow-boys, chasseurs, cavaliers; ces derniers sur leurs chevaux, sans selle, exécutent des fantasias endiablées. Assez curieuses la danse de la Guerre et de la Plume, la chasse au lazo des chevaux fuyant et galopant en liberté.

L’attaque d’un convoi par les Peaux-Rouges manque un peu de prestige; on sent trop que ce n’est pas vrai. Un antique carrosse, dans lequel on fait monter quelques-unes des personnes de marque venues à la représentation, apparaît et parcourt la piste, ce qui simule le voyage; puis soudain retentissent des cris terribles et des coups de feu, le carrosse est entouré de sauvages, il y a lutte, combat, mais enfin tout se termine heureusement, comme dans les contes moraux: la horde sauvage est repoussée avec perte et les honnêtes voyageurs continuent tranquillement leur route.

Ce qu’il y a de très remarquable, c’est l’adresse des tireurs, hommes et femmes, Miss Oakley particulièrement, elle brise avec une rapidité et une précision extraordinaires des boules de verre lancées dans l’espace, sans prendre à peine le temps de les viser.

Nous avons vu travailler les deux bronchos ramenés d’Amérique par le grand peintre Rosa Bonheur, celui-ci n’ayant trouvé personne pour les dresser les a offerts au colonel Cody qui avec ses Mexicains et ses cow-boys est venu à bout de les dompter.

En somme grand bruit à ces représentations, beaucoup de cris et de coups de fusils, beaucoup de chiens, de buffles, de chevaux et de sauvages, n’en déplaise au colonel Cody, un des héros (de théâtre) du moment, et que Paris qui est vraiment la meilleure ville du monde invite à ses fêtes et acclame comme s’il était un vrai héros. Tous ces gens là sont bien d’une autre race que la nôtre et voilà sans doute pourquoi on les accueille si bien. On aime le changement.

Buffalo est amusant à voir une fois: foule énorme comme partout; on nous a montré de loin M. Loyson, ex-Père Hyacinthe, et M. Lincoln, ministre des Etats-Unis.

Pendant les entr’actes on vend une sorte de gâteau mexicain rond comme une ballotte, composé de graines de maïs rouges, pétries dans une espèce de pâte sucrée, le tout enveloppé d’un papier de soie et d’une faveur rose ou bleue. C’est tout à fait joli, tout à fait alléchant, mais ça n’est bon... que pour les yeux, au goût c’est détestable.

Jeudi, 19 Septembre 1889.

Exposition.—Palais et Jardin du Trocadéro

Hier à six heures du matin, le thermomètre marquait quatre degrés au dessus de zéro, au pied de la Tour Eiffel, et sept degrés à son sommet. Il y avait donc une température plus chaude en haut qu’en bas, il paraît que cette différence a déjà été signalée cet hiver et qu’on pourra la constater à peu près chaque matin.

C’est au Palais du Trocadéro[7], qui fut le palais dominant de l’Exposition de 1878 et à ses délicieux jardins que nous avons consacré notre journée. Le Palais est dépassé aujourd’hui, mais c’est égal, il est toujours superbe avec ses galeries extérieures ornées de statues, ses cascades, ses tours quadrangulaires de 70 mètres de haut; sa salle des fêtes qui peut contenir six mille personnes. La galerie intérieure de droite contient des objets anciens qui sont de purs chefs-d’œuvre en bijouterie.

Tous ces trésors échappés aux révolutions, à la guerre, au pillage, à la fonte, racontent magnifiquement l’histoire de l’orfèvrerie française depuis saint Louis jusqu’à nos jours. Nous avons là sous les yeux les trésors les plus célèbres des anciennes abbayes de France, et ceux des grandes cathédrales. Voilà des crédences, des émaux byzantins, des crosses splendides, des patênes, des ostensoirs, des mîtres, des encensoirs, des reliquaires superbes et même des châsses aux précieuses reliques. Voici une croix de l’évêché d’Avignon, trois plaques d’évangéliaires, un calice en or massif du huitième siècle (église de Saint-Gozlin, à Nancy), un reliquaire pour la Sainte-Epine (sœurs Augustines d’Arras), une nef en nacre de perles montée sur argent doré, un Christ sortant du tombeau (don de Henri II à une église).

Admirons aussi les spécimens de l’orfèvrerie profane: le lit d’Antoine, duc de Lorraine et de Renée de Bourbon, sa femme (1515); une collection de coffrets, des bustes en terre cuite de Philippe le Beau et Jeanne la Folle, etc., etc.

Toutes ces pièces rarissimes aujourd’hui, sont l’œuvre de ces fameux orfèvres du Roi qui furent des maîtres.

L’ensemble de ces objets est évalué modestement à quarante millions.

La galerie de gauche est un musée d’architecture. On y voit la reproduction dans leur grandeur naturelle des principales parties de nos monuments historiques, chaires en dentelle de pierre, jubés à jour, statues colossales, tombeaux, portiques, rosaces, portails des plus belles cathédrales tel que celui de Chartres, cloître de Saint-Trophyme; tout cela est représenté avec la fidélité de détail et le fini d’exécution de l’original même. Après un examen attentif de tous ces fragments colossaux, on connaît le passé architectural de son pays, du moyen-âge, de la Renaissance, car aujourd’hui, l’éclectisme le plus absolu règne dans nos monuments modernes. Les architectes actuels empruntent à chacun des cinq ordres ce qui leur convient le mieux, sans s’occuper le moins du monde de rester classique. Ils sont les fondateurs d’un sixième ordre, l’Ordre du Mélange.

Et la suite de cette visite rétrospective et un peu sévère, on éprouve une véritable satisfaction à promener dans les jardins du Trocadéro et à se retrouver au milieu des fleurs qui toujours jeunes et belles sont de tous les temps.

On dirait qu’elles sont les Benjamines de la Nature qui les chérit tout particulièrement et aime à renouveler sans cesse leur fugitive beauté.

C’est d’elles qu’on peut surtout dire: les fleurs sont mortes, vivent les fleurs! Chaque saison, que dis-je! chaque semaine presque apporte une flore différente et c’est ainsi que nous voyons se succéder les camélias, les azalées, les cynéraires, les pensées, les jacinthes, les tulipes, les geraniums, les roses, les œillets, les marguerites, les dalhias, les chrysantèmes la dernière fleur d’automne et peut-être la plus belle parce qu’elle trône seule, toutes ses autres sœurs, les frileuses ont déserté la place. Ah! oui les fleurs sont sans rivales, dans l’art de charmer, de ravir.

Quel enchantement pour les yeux, quel régal pour l’odorat! Si j’osais je dirais que toutes les fleurs de pourpre et de flamme d’azur et d’or étincelantes au soleil semblent tirer un véritable feu d’artifice sous les regards éblouis des promeneurs.

Le Trocadéro est non seulement rempli de fleurs mais aussi de fruits et de légumes, charmant trio qui unit l’agréable à l’utile.

Deux mille cinq cents espèces comprenant quatre mille cinq cents rosiers ouvrent ici leurs cassolettes depuis le commencement de l’été.

Des serres élégantes étalent leurs curieuses collections au nombre desquelles les orchidées brillent par leur variété. Les fruits et les légumes rangés par espèce sont groupés avec un art qui rehausse encore leur éclat.

Ces arbres fruitiers affectent en général la forme des figures géométriques cônes et pyramides mais il y en a de plus bizarres où le fil de fer et la taille jouent un grand rôle.

Question d’amour propre et de parade car les fruits n’en sont pas meilleurs.

On est aussi arrivé à cultiver les arbres fruitiers en pot. Ils sont tout à fait gentils et pimpants dans leur petite taille. Voilà une méthode parfaite qui permettra aux raffinés de servir tout un verger sur leur table et de cueillir au moment du dessert le fruit tout frais à l’arbre même.

Tous les arbres verts de la création ont ici de nobles représentants en tête desquels marchent le Sciadopitys, l’Araucaria Imbricata et le Wellingtonia gigantea qui sont les trois géants végétaux de la Chine, du Chili et de l’Amérique du Nord.

Par exemple une exposition dont je rêve encore et qui n’offre guère de géants, c’est celle du Japon. Ce jardin, orné de vases japonais blancs et bleus, palissé de bambous, garde une saveur locale très prononcée.

Presque tous ses conifères sont nanifiés. Ces plantes là sont bien celles que nous voyons étaler par les artistes japonais sur leurs paravents, leurs potiches, leurs meubles; plantes invraisemblables qui paraissent plutôt l’œuvre d’une imagination fantaisiste que celle de la nature.

Ces arbres qui en liberté atteindraient une hauteur énorme, ici, vivent en pots. Voilà un érable de cinquante ans qui n’a pas plus de cinquante centimètres de haut.

Voilà des sapins, des tuyas lilliputiens, aux troncs tourmentés, bossus, biscornus, qui ont cent et cent cinquante ans d’existence. On les a traités comme on traite le pied des Chinoises en entravant leur crue, mais quels soins il a fallu pour les empêcher de mourir, ces pauvres arbres, ainsi livrés à la torture. C’est plus curieux que beau, il faut que ces Japonais soient de fameux arboriculteurs pour réussir de pareils monstres.

Le Pavillon des forêts m’a séduite par son élégance et son originalité.

Qu’on se figure une construction toute en bois dont la façade, la galerie extérieure, les panneaux sont obtenus par la juxtaposition et l’assemblage de bois de toutes les couleurs, les colonnes sont des arbres séculaires non écorcés.

L’intérieur renferme des échantillons de tous les arbres existant sur la terre. Ce sont des rondelles épaisses, parfois d’une largeur phénoménale, sciées dans le tronc; cette collection est unique dans son genre.

Nous avons passé la soirée à la maison, dans l’intimité de quelques bons amis que ma cousine avait conviés à son dîner hebdomadaire. Un convive retardataire, un jeune homme habitué de la maison, entre au salon en gasconnant comme un riverain de la Garonne. Ciel! quel langage!

Qu’avez-vous, s’écrie-t-on en chœur? «Eh! bienne, mais rienne, seulement ze ne veux pas avoir l’air d’un étranzé dans ma ville natale, puisqu’on ne parle plus français à Paris, mais toutes les langues et tous les idiomes du globe, ze fais comme les autres.»

Il est de fait que la multitude est innombrable partout. Paris ne s’appartient plus; envahissement général des trains, des omnibus, des bateaux, des tramways, des fiacres, des hôtels et des théâtres. Les propriétaires et les directeurs sont dans l’allégresse; ils ont beau augmenter le prix des chambres et des places, il n’y en a jamais assez. Quel succès que cette Exposition! Elle mourra debout, battant son plein, aussi suivie, aussi admirée et même plus que les premiers jours.

Cependant comme il est impossible de contenter tout le monde, bon nombre de Parisiens sont furieux. On a pris leur Paris, ils ne sont plus chez eux, et ils envoient à tous les diables la province et l’étranger.

Le jeune homme s’étant assis a continué: «D’ailleurs Paris n’a jamais été aux Parisiens... En temps ordinaire, le nombre des étrangers est huit pour cent de la population; celui des Français nés dans les départements et habitant Paris est cinquante-huit pour cent; les Parisiens de Paris y sont trente-huit pour cent, juste le tiers. Les savants nous apprennent que sous l’Empereur Julien (qui habitait Paris et l’appelait ses délices) la population était de huit mille habitants. Il n’y avait pas d’exposition alors!

Sous Clovis, il y avait à Paris trente mille habitants. Sous Louis VII en 1220, cent vingt mille habitants. En 1590, le recensement indiqua deux cent mille âmes.

La progression s’augmenta chaque année et nous voyons qu’en 1876, Paris avait près de deux millions d’habitants. Actuellement on donne comme chiffre sûr: deux millions six cent mille.»

Notre jeune homme ne se fût peut-être pas arrêté là sans la phrase traditionnelle: «Madame est servie».

Ce n’était plus le temps de discourir; mais d’offrir son bras, ce qu’il a fait en s’avançant vers moi.

Rassurez-vous, lui ai-je dit en souriant, votre Paris vous sera bientôt rendu.

Vendredi, 20 Septembre 1899.

Le Jardin des Plantes, l’Eldorado

Longue promenade au Jardin des Plantes, magnifique parc d’une contenance d’environ trente hectares et comprenant le jardin botanique et les galeries zoologiques; le labyrinthe et la vallée suisse qui renferme la ménagerie.

Le jardin des Plantes est divisé dans sa longueur en deux parties bien distinctes symétriquement dessinées: l’une se compose des carrés de l’école botanique, des bosquets de printemps, d’été, d’automne, d’hiver, et des deux belles allées de tilleuls plantés par Buffon. La fosse aux ours, les serres et les pépinières la séparent de l’autre partie, qui se subdivise en vallée suisse et jardin anglais, lequel ne forme en définitive qu’un grand et un petit labyrinthe.

C’est sur le grand labyrinthe que s’élève le majestueux cèdre du Liban rapporté tout petit de Keew près Londres par Bernard de Jussieu, non dans son chapeau, comme le dit la légende, mais simplement dans un pot à fleur. Il n’y a pas de Suisse sans chalets, ceux-ci sont tous habités et forment le jardin zoologique à proprement parler.

J’ai fait comme les enfants et acheté les petits pains traditionnels qui doivent régaler les habitants de ce lieu de délices si apprécié du peuple parisien surtout. Nous avons donc fait la connaissance de Mignon, un jeune tigre, de mademoiselle du Cap, une superbe hyène, de la Cochinchinoise, une panthère solennelle et de son époux Gaston; de deux lions Jean-Bart et la belle Fathma, du tigre Néron et de la tigresse Joséphine, de Dora une ourse du Tonkin; ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que tous ces animaux arrivent à l’appel de leur nom, assurent leurs gardiens. Malgré les soins qu’on leur prodigue, ils semblent malheureux, étiolés, dans leurs cages grillées de quelques pieds, ces pauvres exotiques qui avant la captivité ne connaissaient que l’immensité des forêts ou des déserts. En revanche les ours n’ont point l’air d’engendrer mélancolie dans leurs fosses profondes; ils font les beaux, marchent debout, tendent les bras vers le public; celui-ci leur jette des morceaux de pain, qu’ils reçoivent très adroitement dans leur gueule ouverte.

Nous avons salué Rousset, Henriot, Tonkinois, Mathieu un ours brun, Matelot un ours cocotier, Firmin un ours bien léché, l’Africain, un ours terrible et le Petit-Vieux, doyen vénéré des ours du jardin, une belle assistance comme on voit.

Les zèbres sont également très voraces; leur grande mâchoire constamment dilatée est une cible que les enfants criblent de balles de mie de pain. Très bien éduqués aussi les éléphants: ce sont d’amusants escamoteurs d’une adresse charmante; leur trompe passe au-dessus de plusieurs personnes, pour venir prendre fort délicatement le morceau de gâteau que vous tenez en main.

De coquettes volières logent confortablement la gent emplumée. La belle collection des oiseaux doux et inoffensifs m’a charmée. Oiseaux aquatiques, oiseaux des montagnes, oiseaux des plaines, quelle variété de formes et de plumages! Comme les flamants sont donc jolis dans leur toilette rose! Tous ces cosmopolites ont leur cachet particulier; mais nos oiseaux français ont aussi leur mérite. Fauvettes, pinsons, mésanges, pierrots se donnent des airs d’écoliers en vacances qui font plaisir à voir.

Les serres, parfaitement entretenues, renferment d’innombrables spécimens de plantes exotiques; les deux plus grandes sont, dit-on, les plus belles serres de France, de véritables palais de cristal.

Tous les animaux volant, rampant, marchant, nageant se sont donnés rendez-vous dans les vastes salles d’histoire naturelle. Très intéressante la collection des écureuils, je n’aurais jamais cru qu’il y avait tant de variétés chez ces charmants rongeurs.

Pas si agréables à voir les serpents, on les regarde avec dégoût, et même avec effroi en se rappelant l’histoire de ce savant, mort de la piqure d’un serpent, empaillé depuis vingt ans. C’est l’exacte vérité. L’empailleur avait laissé à cet ophidien d’une espèce très dangereuse ses crochets, des tubes pleins de venin; le savant l’ignorait, on avait oublié ce détail, tout en étudiant son serpent sans y prendre garde, il fait jouer la mâchoire qui se referme sur sa main; les crochets fonctionnent et le venin, presque foudroyant, qui n’avait rien perdu de sa force, au contraire, s’inoculait en quelques minutes dans le sang du malheureux, nouvelle victime à ajouter au long martyrologe de la science.

La salle des fruits me paraît unique dans son genre. C’est une séduction pour l’odorat. Tous les fruits des cinq parties du monde sont là, au naturel, conservés dans l’esprit de vin. Ils répandent un parfum de fruits à l’eau-de-vie tout à fait allèchant.

Bref, le muséum avec ses jardins, ses serres, ses herbiers (hortos sicos, jardins secs), sa ménagerie, ses amphithéâtres et ses laboratoires, ses galeries de zoologie, de botanique, de géographie, de minéralogie, en un mot avec toutes ses collections est un grand établissement national, d’une haute importance, marchant en tête des autres établissements de ce genre en Europe destiné tout à la fois à l’enseignement supérieur et à la vulgarisation des sciences naturelles.

Nous sommes rentrées par une brise frisquette comme disent les marins, le temps est toujours beau mais les nuages s’amoncellent à l’horizon, le soleil par instant reste voilé.

Aussitôt après dîner, nous nous sommes dirigées vers les théâtres de notre voisinage. Quelle audace de songer à y entrer sans places retenues d’avance. L’Odéon était comble, Cluny aussi, au Chatelet même déveine; le Prince Soleil, qu’on y joue, est un souverain auquel il faut avoir demandé audience depuis plusieurs jours pour être reçu. Longue queue à l’Opéra-Comique, nous entrons dans le flot, au bout d’une demi-heure d’attente nous allons enfin franchir le seuil sacré. Soudain un gardien de la paix, de planton à la porte nous glisse à l’oreille: «Mesdames, quelles places avez-vous donc?» «Aucune.» «A la bonne heure, car il n’y en a plus, ce flot vous conduit aux combles dans les places à vingt sous.» Horreur!

De guerre lasse nous allons nous échouer à l’Eldorado, juste à temps pour prendre les deux derniers fauteuils.

On nous sert les traditionnelles trois prunes à l’eau-de-vie, une opérette et beaucoup de chansonnettes dont quelques unes d’un goût douteux. Je constate avec regret que cet esprit, sel attique dont nos pères savaient si bien se servir n’existe plus. Notre génération ne demande point de sel fin, le gros sel de cuisine lui suffit. J’ai acheté la Tour Eiffel, la meilleure chansonnette du répertoire.

Nous sortons à minuit. Brrr... Aïe! Il pleut à verse, surprise désagréable. On court, on s’agite, on hêle les cochers, qui répondent ou ne répondent pas; à cette heure là ils sont les maîtres. Quelques parapluies s’ouvrent. Heureux ceux qui ont eu la précaution d’en apporter! Hélas! pour nous préserver nous ne pourrions ouvrir que nos éventails...... Enfin nous saisissons au passage un automédon libre et de bonne volonté; sauvées, mon Dieu! Nous sommes loin de nos pénates, mais qu’importe... en route, et fouette cocher!

Samedi, 21 Septembre 1889.

Entrées à l’Exposition, quatre-vingt-dix-sept mille neuf cent seize. Hier, elles avaient été de cent onze mille sept cent cinquante.

Intermittence de pluie et de soleil, un temps d’intérieur.

Nous nous sommes consacrées aux Beaux-Arts, exposition merveilleuse de peintures et de sculptures à laquelle toutes les nations civilisées ont pris part. Tout cela est impossible à décrire; on a calculé que si tous les tableaux français et étrangers qui sont ici, étaient posés à la file les uns des autres, ils se développeraient sur une longueur d’une lieue un quart environ. Cela donne une idée des productions artistiques de notre époque.

Je ne suis point assez connaisseur pour me permettre aucun jugement ni en sculpture ni en peinture. Cependant les paysages finlandais m’ont absolument séduite. Ils sont ravissants; quelle suavité de couleurs! c’est leur ciel sans doute qui donne à la campagne ces teintes rêveuses et poètiques, que je ne retrouve nulle part.

La sculpture est splendidement représentée, le génie français, disent les connaisseurs, s’y affirme d’une façon plus triomphante encore que dans la peinture. J’admire l’Ecole française, mais j’avoue modestement mon faible pour la sculpture italienne. Elle s’attache particulièrement aux enfants, dont elle excelle à rendre les poses, l’attitude, l’expression. Tous ces petit êtres qui rient, qui pleurent, qui s’amusent, qui effeuillent une rose ou réchauffent un oiseau ont été pris sur le vif et, si ce n’était la pâleur du marbre, sembleraient vivants.

Les Italiens habillent avec une entente parfaite leurs modèles. Leurs étoffes sont si souples, leurs broderies si délicates, les gazes si légères, qu’elles laissent deviner les formes sans rien accentuer.

La sculpture française a plus de force et de grandeur. Elle s’inspire de sujets d’un ordre plus élevé; aussi ses statues, en général plus grandes que nature, ne peuvent prendre place que dans des musées ou des palais. La sculpture italienne a plus de grâce et de douceur. Par ses proportions et les sujets qu’elle choisit, elle peut entrer dans tous les salons, c’est la sculpture de la famille et de l’intimité.

Cependant je ne suis jamais passée dans la magnifique galerie Rapp, consacrée à l’Ecole française, sans m’arrêter devant une jeune mère qui coupe du pain pour ses deux marmots lesquels, accrochés à ses jupes, se lèvent sur la pointe de leurs petits pieds pour atteindre plus vite la tartine convoitée. Leur mine éveillée et le charmant sourire de la mère qui les couve du regard, tout cela vous retient. C’est un chef-d’œuvre inspiré par la vie réelle; c’est tout un poème, le poème émouvant de la famille. De temps en temps on rencontre ainsi quelques délicieux sujets.

A mon humble avis, l’ensemble offre encore trop de nudités. Ce sont, j’en suis persuadée, des sujets d’études remarquables, de grandes difficultés vaincues; mais pour les curieux, les profanes qui n’entendent rien aux difficultés de l’art, pour tous ceux qui passent et ne retiennent que l’impression du moment, ces proportions colossales, ces statues dans des postures fatigantes, aux muscles tendus, aux nerfs cordés, aux expressions de visages tourmentés, semblent voulues, cherchées, et ne rendent nullement les réalités de la vie.

Ah! que ces garçonnets et ces fillettes occupés aux choses familières de l’existence, qui pêchent assis sur un rocher, qui lisent ou cueillent des fleurs, que ces enfants nus de la tête aux pieds doivent donc avoir froid!

On les regarde sans illusion. Ce sont des statues superbes, j’en conviens; mais cela reste du marbre. Chez les Italiens, les enfants sont d’une grâce et d’une vérité qui les rendent vivants.

Ciel! j’entends d’ici les vrais artistes m’écraser. Oser émettre une telle opinion. Quel crime! Puisque justement on reproche sans cesse à l’Italie la mièvrerie de ses compositions et la mollesse de son ciseau.

Les découvertes scientifiques du XIXe siècle sont renversantes. La science semble à son apogée; l’art se maintient à un niveau satisfaisant; cependant il est à craindre que s’égrenant, s’éparpillant sur tant d’individus, il ne finisse par s’amoindrir. «Le talent n’est que la menue monnaie du génie.»

Dans le passé, le génie n’eut que de très rares représentants; actuellement, tout le monde s’en croit un petit brin. Jadis, il naissait par siècle un ou deux génies sublimes qui s’appelaient Michel-Ange chez les sculpteurs, Raphaël chez les peintres, Dante chez les poëtes, Mozart chez les musiciens. Chacun de ces élus arrivait dans son genre à la plus haute expression de l’art et devenait un génie national.

Le sentiment artistique est de tous les âges; mais l’explosion géniale, qui à elle seule illumine parfois toute une époque, est toute personnelle. Il y a des moments ou l’art reste stationnaire et même semble décliner, quand il cherche une autre voie.

A l’heure présente, la musique par exemple subit certainement une crise. Elle a banni de ses compositions savantes et mathématiques la douce mélodie; la pauvrette ne peut plus chanter dans les âmes et prendre son vol, on lui a coupé les ailes et pourvu que nos compositeurs modernes possèdent à fond le code de l’harmonie cela suffit. Et pourtant la mélodie c’était le génie, l’harmonie c’est le talent.

Quel dévergondage de notes, quelle orgie de cuivres à présent dans certains opéras. L’orchestre n’a plus pour mission d’accompagner et de soutenir les chants, il a sa partie distincte qu’il tient aussi à faire valoir, et l’audition de cet imbroglio musical devient pour les simples mortels qui l’écoutent attentivement, un véritable travail. Mme de Sévigné, en parlant de la musique de Lulli, disait: «Il n’y en aura pas de plus belle au Paradis.»

Eh! bien, je ne ferai pas entendre ce cri d’admiration pour la musique actuelle. Non, bien sûr, cette musique-ci n’est pas celle du Paradis. Les mélodies célestes sont autre chose que cela. Elles savent parler à l’âme un ineffable langage dont la musique du jour, dans un grimoire savant et compliqué, embrouillé et obscur, ne peut donner aucune idée.

C’est la musique de l’avenir; on dit que nos oreilles s’y feront, tant mieux. La musique est donc arrivée à une époque de transition, mais il ne s’ensuit pas que cette nouvelle musique, pas plus que la nouvelle littérature, soit supérieure à celle du passé. Au contraire.

Pour la science, c’est tout différent: la science est un capital qui va toujours en s’augmentant. Chaque génération nouvelle tire profit de l’héritage légué par sa devancière. Voilà l’explication des progrès incessants et indéfinis de la science, qui ne recule jamais, comme cela peut arriver à l’Art.

Les élections.—L’Exposition.—Les fêtes

Dimanche, 22 Septembre 1889.

Grand jour des élections!

Les afficheurs sont aujourd’hui les maîtres de Paris.

Ils ont mis leur colle et leurs affiches partout, sur les plus beaux monuments, sur les statues même, sans respect pour les illustres qu’elles représentent.

Nous sommes en septembre, et comme autrefois à Rome, à cette époque, ils usent et abusent de ce que l’on appelait septembri libertas.

C’est une véritable débauche, une frénésie, une fureur.

Et les philosophes s’en vont répétant le mot connu: «colle dessous, colle dessus, colle partout!»

On voit des affiches de toutes les couleurs, jaunes, vertes, rouges, bleues, violettes, etc.

On calcule qu’il est dépensé six cent mille kilogrammes de papier à affiches pendant la période électorale à Paris seulement. Un joli chiffre comme on voit.

Il pleut à verse. Puisse cette douche calmante rafraîchir les cerveaux surexcités par la politique.

On dit que chaque peuple n’a que le gouvernement qu’il mérite; eh! bien, il faut croire que nous ne valons pas grand chose à en juger par nos gouvernants.

Le Pilori a publié dernièrement cette jolie chansonnette qui peint la situation:

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