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Voyages loin de ma chambre t.2

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GRANDES MANŒUVRES ÉLECTORALES
(Air de: LA BOITEUSE.)
Au ministère, en ce moment,
Il y a tout un chambardement:
On prépar’, pour les élections,
De grandes mobilisations,
Chaque jour arriv’nt par paquets
Des préfets et des sous-préfets,
Des maît’ d’écol’, des percepteurs,
Que c’est comme un bouquet de fleurs!
REFRAIN:
Il faut les voir tous ces Parlementaires,
Pots-d’vins par devant, pots-d’vins par derrière,
Il faut les voir, disant d’un air confit
A l’électeur: «Mon p’tit! mon p’tit! mon p’tit!»
Pendant que l’écho leur répond:
«Fripons! fripons! fripons!»
«—Ah! dit le peuple, tas d’coquins,
Vous êtes fins, mais cett’fois j’vous tiens,
Oui, je vous tiens!»
De tous côtés on en fait v’nir
Des milliers par les trains d’plaisirs;
En guise de préparation,
On les mèn’ voir l’Exposition,
Et, quand, levant leurs nez au ciel,

Dimanche soir, le soleil un peu pâli a daigné paraître. Cette après-midi il nous a envoyé quelques sourires que nous eussions trouvés charmants s’ils avaient été moins mélancoliques; c’est déjà l’automne, et l’automne fait penser à l’hiver. Foule énorme partout, fort gaie, fort réjouie. On ne s’imaginerait jamais que les destinées du pays sont en jeu, sauf cependant qu’à l’Exposition comme ailleurs, le beau sexe domine; ce vingtième dimanche de l’Exposition, pourrait être appelé la journée des dames. C’est à peine si l’on aperçoit quelques timides pantalons, quelques jaquettes isolées dans ce flot de jupes et de chapeaux coquets. Décidément la politique est bien plus absorbante en province qu’à Paris. La province, à défaut de tous les plaisirs qui encombrent la capitale et attirent ses habitants, la province en est réduite à faire de la politique une occupation. Je n’ose pas dire une distraction.

Ici les fêtes succèdent aux fêtes et ne se comptent plus; promenades de tous les exotiques de l’Exposition, illuminations, retraites aux flambeaux, lunchs et punchs, vins d’honneur, et les banquets donc! ils pleuvent depuis celui du 14 juillet, d’homérique mémoire. On parle maintenant d’organiser, au Palais de l’Industrie une fête monstre pour les victimes de la catastrophe d’Anvers. Je crois qu’il n’y a plus rien à inventer, et cependant, pour la solennité des récompenses, ce même Palais de l’Industrie, recevra pour la vingt-cinquième fois, depuis le commencement de l’Exposition, une nouvelle décoration. Ah! il faut être inventif pour trouver ainsi toujours du nouveau, mais il paraît que l’imagination parisienne n’est jamais à bout.

A l’Exposition.—Histoire de l’habitation et du travail

Lundi, 23 Septembre 1889.

Entrées à l’Exposition, cent trente-huit mille six cent cinquante-sept.

Vent sec, beau temps sans pluie ni boue, extrêmement agréable pour marcher.

Toute la nuit il y a eu foule et encombrement dans les principaux quartiers où les journaux affichaient sur des transparents les résultats des élections au fur et à mesure qu’ils arrivaient. Les agents sur pied ont fait quelques arrestations, il y a toujours des turbulents. Dans notre quartier, beaucoup de criailleries dont Boulanger était en principe le prétexte, et quelques chansons que criaient à tue-tête les bandes qui montaient et descendaient le Boul’miche (lisez: Boulevard St-Michel). En somme, Paris est resté sage pendant le dépouillement du scrutin.

Un peu attrapés les bons Anglais qui abondent en ce moment; au spectacle de l’Exposition, ils avaient rêvé d’ajouter celui des élections. Une petite émeute agrémentée de boxe, de savate, avec quelques coups de fusils, ne leur aurait pas déplu. Toujours les mêmes, les Anglais. Ceux-ci font penser à leurs compatriotes, qui impassibles, la lorgnette en main, regardaient brûler Paris en 1871.

La République est victorieuse, c’est le triomphe du nombre... et puis l’immense succès de l’Exposition lui apporte un fameux appoint. Monsieur Carnot, très correct, rélève la République que le grigou de Grévy rapetissait à sa mesure.

Les feuilles gouvernementales exultent, comme le disait l’une d’elles ce matin: «Qui donc voulait l’étrangler cette excellente personne, cette république adorable, cette mère modèle qui protège également tous ses enfants. Tous les peuples pour l’aimer, pour la mieux comprendre, devraient la demander en mariage. Ils reviendraient à l’âge d’or et trouveraient le bonheur parfait.»

Nous avons donc passé notre journée à l’Exposition, où nous nous sommes croisées plusieurs fois avec l’ambassade marocaine.

El Caïd, El Hadj, et leur suite, sont de beaux hommes, ayant grand air, beaucoup de dignité dans la démarche et portant avec élégance le haïk blanc et le fez rouge.

Nous nous sommes consacrées aujourd’hui à l’histoire de l’habitation et à l’histoire du travail au Palais des Arts libéraux.

L’histoire de l’habitation, en quarante-trois spécimens, par l’ingénieur M. Charles Garnier, est fort attachante. Reconstituer les premières demeures de l’homme, rendre les diverses phases par lesquelles il passe pour sortir de la barbarie, les transformations successives qu’il opère petit à petit autour de lui, c’est faire comprendre la longue bataille qu’il dut livrer non seulement aux animaux féroces, mais encore aux éléments déchaînés contre lui; c’est raconter d’une manière saisissante cette marche triomphale, qui, à travers les siècles, doit le mener à la civilisation.

Cette série commence par la caverne d’un Troglodyte, sombre grotte creusée par la nature, et que l’homme n’a pas même essayé d’améliorer. Puis viennent des huttes en terre, des cabanes de roseaux de l’époque lacustre, des paillotes, des tentes, demeures des peuples nomades. Nous nous arrêtons devant les chaumières de nos ancêtres les Gaulois, plantées, comme celles des Germains, à l’ombre des chênes. Ces grands arbres font penser aux Druides dont voici en effet, tout près, les pierres énigmatiques, dolmens et menhirs.

Puis enfin la terre et le bois prennent une forme, la pierre s’y ajoute et la maison est bâtie.

La série se continue avec les spécimens de l’architecture romane, gothique et de la renaissance. Nous arrivons aux plus belles périodes de notre art national «qui, en toute équité, arrive bon premier, dans ce handicap d’un nouveau genre.»

Des habitations Phéniciennes et Assyriennes apparaissent à notre vue. L’Egypte est toute pimpante avec ses colonnettes et ses couleurs vives.

Entrons chez les Hébreux, et admirons-y une riche collection d’antiquités juives. Mêmes curiosités en Etrurie; c’est une hôtellerie du temps qui vous offre les meubles, tables, lits, escabeaux, amphores, ustensiles de ces époques lointaines.

Arrêtons-nous devant ces deux maisons gallo-romaine et grecque, que l’on dit d’une fidélité de reproduction étonnante.

Voilà les maisonnettes de bois naturel de la Norvège, et celles en bois ouvragé de la Russie. Voici l’antre des Lapons et des Esquimaux, ces demeures primitives des neiges et des glaces éternelles côtoient les demeures du Soudan et de l’Arabie, où le soleil est du feu, et c’est vraiment charmant de parcourir chaque hémisphère, sans ressentir ni froid ni chaud. Les constructions chinoises et japonaises sont pleines de fantaisie et de légèreté, avec leurs toits clochetonnés et brillants, leurs cloisons de bambous, leurs fenêtres de papier multicolore.

Nous arrivons aux derniers spécimens de la barbarie existant de nos jours, les cabanes informes des tribus de l’Afrique centrale, et les tentes des Peaux-rouges. Ces tentes pointues sont soutenues à l’aide de longues perches ou branches d’arbres réunies au sommet. Au centre, une excavation dans la terre sert de cheminée; au-dessus, un trou dans la toile permet à la fumée de s’échapper tant bien que mal. Elles sont là, debout ces tentes primitives, auprès des maisons des Astèques et des Incas, suprêmes vestiges d’une étonnante civilisation détruite à jamais.

Et nous voilà devant la tour Eiffel, le contraste est grand, mais qu’importe! Il ne rend que plus saisissante la comparaison entre le passé plein d’essais et de tâtonnements, et le présent qui résume sous nos yeux, les progrès constants et les résultats admirables de la civilisation moderne.

L’histoire du travail, au Palais des Arts libéraux, semble au premier abord un dédale effrayant. Il faut prendre son temps pour examiner la plus vaste encyclopédie d’objets, grands et petits, de choses hétérogènes, de machines simples ou compliquées, longue chaîne qui se rive aux grossiers ustensiles de première nécessité, pour aboutir aux conceptions du luxe le plus raffiné.

C’est une exhibition incomparable, qui attire l’œil autant qu’elle étonne l’esprit. Tous les spécialistes se trouvent donc en présence de ce qui concerne leur partie. «C’est une étude complète de ce qui fut, par la comparaison de ce qui est.»

On a groupé en suivant l’ordre chronologique, tous les produits du travail humain, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Des personnages de grandeur naturelle, complètent l’illusion. Ici, devant cette caverne, voilà un homme primitif, habillé de sa longue chevelure, qui travaille une pierre, un silex, dont il doit faire plus tard une arme tranchante.

Là, devant cette hutte en terre, une femme que la coquetterie n’a point encore conseillée, pétrissant la terre, s’essaie à confectionner des poteries informes.

C’est ainsi que dans toutes les branches d’industrie, on trouve le commencement pour arriver en descendant les âges, à l’outillage perfectionné des Arts et Métiers, aux ateliers gigantesques du Creusot, aux machines formidables des chemins de fer avec leurs trains luxueux. A cette section se trouve le premier wagon-salon construit pour le duc de Wellington.

Un jour, peut-être, nos machines actuelles que nous trouvons si perfectionnées, prendront place à leur tour comme ce wagon-salon, au nombre des souvenirs rétrospectifs. L’électricité est appelée à révolutionner le monde. Que de surprises elle ménage à l’avenir!

Je me suis vivement intéressée à l’histoire de la musique, c’est-à-dire à la reconstitution de tous les instruments depuis la flûte en roseau des premiers pasteurs, la harpe égyptienne conservée au Louvre, le Rébec copié sur une statue du musée de Chartres, jusqu’aux pianos, dont quelques modèles ont des panneaux de verre qui permettent en jouant de se rendre compte du mécanisme, jusqu’à l’orgue colossal, effrayant. Instruments à cordes et instruments à vent; quelle nombreuse famille ils forment, aussi bien chez les anciens que chez les modernes.

L’histoire du théâtre: costumes, affiches, programmes, portraits des virtuoses, architecture des salles, machinerie, cette machinerie si simple autrefois, si compliquée aujourd’hui qu’il faut être de la partie pour y comprendre quelque chose. Cette histoire du théâtre m’a paru très complète aussi.

Les travaux de sculpture et de peinture sont absolument remarquables. On suit là, pas à pas tous les efforts faits par l’homme, depuis le premier coup de pinceau et la première pierre taillée, pour progresser et perfectionner ses œuvres.

Très intéressante la reproduction avec personnages de grandeur naturelle des ateliers de céramique et de cloisonnés chinois à toutes les phases du travail. De loin on croirait ces ouvriers vivants.

L’aérostation a aussi ses représentants personnifiés par la timide Montgolfière et l’audacieux ballon.

Des plans de ponts, de barrages, de phares; des cartes de cosmographie et de géographie se développent sur un espace immense.

Quel est l’irrévérencieux qui s’était permis au siècle dernier de faire cette réponse en parlant des savants? «Un savant c’est un monsieur décoré qui ne sait pas la géographie.» Nous n’en sommes plus là, si tant est que cette épigramme ait jamais été vraie. Et combien de Français, savants ou hardis voyageurs, s’en vont aujourd’hui dans les pays les plus lointains à travers les glaces et les déserts, étudier la géographie sur place.

Saluons dans tous ces charmants spécimens, le daguerréotype, principe de tant d’inventions précieuses.

Je n’ai fait que passer dans la section d’anthropologie, sans doute c’est l’histoire de l’homme, mais c’est aussi celle de ses difformités, de ses maladies, de ses souffrances physiques. Ces corps écorchés, ces chairs qui semblent palpiter encore, tout cela m’a paru trop vrai. Parcourus aussi rapidement les instruments de chirurgie. Ils sont innombrables. Toutes ces scies, ces ciseaux, ces lames, ces pinces aux mille formes, en bel acier poli, brillant, me faisaient frissonner. Je croyais les voir et les entendre fonctionner dans la chair vive et le sang chaud.

Ah! ciel, si le destin m’avait fait naître du côté fort, je n’aurais jamais pu être chirurgien.

Mardi, 24 Septembre 1889.

Montmartre.—Le Musée de Cluny

Journée encore bien remplie: le matin à Montmartre, l’après-midi à Cluny, le soir au théâtre.

Le nombre des curieux et des pèlerins qu’attire l’église du Sacré-Cœur est considérable. Cette construction grandiose, dans le style bysantin, de cent mètres de long, et dont la flèche aura quatre-vingts mètres de haut, s’élève sur une éminence qui a elle-même cent vingt-huit mètres d’altitude. C’est de ce site exceptionnel qu’il faut voir Paris et tous ses monuments. La vue de cette grande capitale, se développant aux pieds de la magnifique basilique qui la domine et semble la protéger, est indescriptible. C’est de là qu’il faut contempler la tour Eiffel, pour comprendre sa prodigieuse hauteur.

En ce moment on ne peut juger la basilique du Sacré-Cœur, enfouie comme elle l’est dans les échafaudages. De loin, on ne peut pas non plus se rendre compte des fondations cachées dans le sol. Ces fondations sont déjà une première église souterraine, qui à elle seule coûte plus de quatre millions. Quoi qu’il en soit, je crains que l’ensemble ne paraisse toujours un peu lourd, un peu écrasé.

Jusqu’à présent, vingt-deux millions ont été dépensés, mais les recettes sont supérieures à ce chiffre, l’argent ne manquera pas. Le devis général s’élève à quarante millions.

Actuellement quatre clochetons dégagés de tout échafaudage, se détachent de la maçonnerie. Au milieu, s’élève la niche monumentale dans laquelle sera placée plus tard la statue du Sacré-Cœur. On n’a point encore commencé la grande coupole tout en pierre (c’est un des caractères distinctif de cet édifice colossal, qu’il n’y entre ni fer, ni bois, ni ardoises), devant être placée à l’intersection de la nef et du transept: elle sera dans le style de Saint-Pierre de Rome. L’échafaudage pour la construction de cette coupole ne sera pas une petite affaire.

La deuxième plate-forme atteindra juste à la hauteur de la colonne Vendôme. Sur cette plate-forme on dressera deux sapines de vingt mètres de hauteur chacune, et qui seront reliées par des croisillons. On se trouvera alors à la hauteur de cinquante-trois mètres, et ce ne sera pas fini. Sur ces sapines mêmes, il faudra élever une énorme charpente de dix-huit mètres, laquelle atteindra la naissance de la flèche, en sorte que le sommet de l’échafaudage se trouvera à soixante-douze mètres au-dessus du sol. Ainsi construit, cet échafaudage aura coûté cent cinquante mille franc.

Après cela on songera au campanile qui ne mesurera pas moins de quatre-vingts mètres de haut. Il y aura encore l’installation de l’éclairage électrique dans toute la basilique, et l’organisation des combles sur lesquels on pourra se promener. Plusieurs centaines de personnes pourront aller et venir, comme en plein boulevard, sur les toitures tout en pierre de l’édifice, d’où on jouira d’un splendide panorama, la vue s’étendant sur un espace de près de soixante kilomètres autour de Paris.

Un escalier intérieur, très bien éclairé par des prises de jour pratiquées dans l’épaisseur des murs, conduira sur ces toitures, d’un travail jusqu’ici inconnu.

C’est dire qu’il faudra encore plusieurs années pour que ce plan gigantesque soit entièrement achevé. La mosaïque sera l’ornementation intérieure des murs. Cette décoration des basiliques primitives s’harmonisera d’ailleurs mieux que toute autre avec le style byzantin.

Toutes les chapelles sont affectées aux grandes corporations modernes, Chapelles de la Marine, de l’Armée, de la Justice sous le vocable de Saint-Louis, des Arts, de l’Industrie, du Commerce. Les chasseurs auront aussi la leur due à l’initiative de Monsieur le Comte de Chabot et c’est la duchesse d’Uzés qui sculpte, m’a-t-on dit, la grande statue de Saint-Hubert qui en sera le principal ornement. Le croirait-on, la corporation qui passe pour la plus athée, la plus irréligieuse, y est aussi représentée, les médecins auront leur chapelle.

On est admis à faire figurer son nom parmi les fondateurs de l’Eglise sur des pierres qui coûtent cent vingt et trois cents francs, suivant qu’elles sont plus ou moins en vue. Treize mille trois cent quatre-vingt-trois pierres à cent vingt francs et deux mille sept cent douze à trois cents francs sont déjà retenues, il faut y ajouter la demande de cent quatre-vingt-dix-huit claveaux et de trente-trois pierres de bandeaux.

C’est à Annecy que se fera le moulage de l’énorme cloche La Savoyarde, qui sera la reine des bourdons de France, offerte par la Savoie, son nom l’indique.

Ce bourdon, du poids de près vingt mille kilogrammes, de quatre mètres de haut, de dix mètres de circonférence, donnera comme son, le contre ut, et s’entendra à quarante kilomètres.

Le battant en fer forgé sera du poids de huit cent trente-cinq kilos; l’anneau qui le fixera au cerveau de la cloche, à lui seul pèsera quatre-vingt-quatorze kilos.

Le mouton de bois qui supportera la Savoyarde doit-être taillé en plein cœur de chêne, dans un arbre superbe, un des rois des forêts du Limousin, offert par le comte de Montbron.

La Savoyarde ne sera pas encore la plus pesante des cloches fondues jusqu’à ce jour.

On sait, en effet, que la fameuse cloche de Moscou, la Géante, était si lourde qu’il fallait vingt-cinq hommes pour la mettre en branle. Son poids était de trois cent mille livres.

En Chine, notamment à Pékin, on en voit plusieurs qui pèsent soixante mille kilos.

A Marseille, le bourdon de Notre-Dame-de-la-Garde est d’un poids d’environ dix-huit mille kilos.

Quant à la célèbre cloche de la «Liberté», à Philadelphie, elle pèse cent cinquante mille livres, et il faut douze hommes pour la mouvoir.

En ce moment les dames catholiques parisiennes et provinciales travaillent avec zèle au tapis splendide qui ornera le chœur.

Le dessin de ce tapis représente Paris et Montmartre, qui se trouvent au centre. Les armes de Paris, soutenues par deux grandes chimères, sont placées dans la partie inférieure et accostées à droite et à gauche par deux blasons rappelant que Henri IV et Jeanne d’Arc ont campé l’un et l’autre à Montmartre avec leurs soldats.

Au-dessus de Paris, sur la première marche de l’autel, l’abbaye de Montmartre représentée par ses trois écus successifs. Celui du milieu est la croix de Lorraine. Deux motifs de style roman, enguirlandés de banderoles, portant le nom des nobles ouvrières, sont placés sur les côtés; enfin, dominant tout l’ensemble, les armoiries des deux archevêques constructeurs de la basilique. Ce tapis reviendra à cent mille francs.

Chacun sait que c’est à Poitiers en 1871, pendant nos désastres que le vœu national prit naissance. Approuvé par les évêques, béni par sa Sainteté Pie IX, adopté par des milliers d’adhérents, reconnu d’utilité publique par l’assemblée législative, on peut dire qu’il est devenu moralement grand et vraiment national.

Durant ma visite de ce matin, c’est du fond du cœur que j’ai demandé à Dieu qu’il répande ses meilleures bénédictions sur ma chère patrie.

Le musée de Cluny ou Palais des Thermes oblige à faire un peu d’histoire. Le palais primitif entouré de magnifiques jardins fut l’œuvre des Romains. A partir du IVe siècle, les rois Francs l’habitèrent jusqu’au Xe; puis il fut abandonné et les Normands achevèrent en partie sa ruine. Au XIVe siècle, il fut acheté par Pierre de Chalus, abbé de Cluny, et resta, jusqu’à la révolution, la propriété des moines qui d’ailleurs possédaient déjà, auprès de la Sorbonne, un collège ayant une grande réputation. En 1790, il devint propriété nationale, fut vendu et passa en plusieurs mains.

M. du Sommerard l’achète en 1833 pour y installer des curiosités archéologiques, des meubles rares, des objets d’art qu’il a passé la plus grande partie de sa vie à réunir. Ce vieux palais n’est-il pas un cadre à souhait pour y collectionner des antiquités? Hautes murailles crénelées, fenêtres à meneaux, balustrades ajourées, portes avec arc surbaissé, clochetons, gargouilles, frises enguirlandées d’animaux et de feuillages finement fouillés dans la pierre. La chapelle est un bijou d’élégance à mettre dans un écrin, comme le Campanile de Florence que Charles-Quint trouvait si beau qu’il aurait voulu le conserver dans un étui.

M. du Sommerard qui avait consenti à céder ses collections à la ville de Paris pour la somme de cinq cent quatre-vingt dix mille francs, et à la condition d’en rester le conservateur, mourut en 1842.

«La ville de Paris ayant alors pris possession effective de l’hôtel et des collections, les rétrocéda à l’Etat l’année suivante, avec les ruines romaines des Thermes de Julien, limitrophes de l’hôtel de Cluny.

Ces ruines, seuls vestiges de l’occupation de Lutèce par les Romains, servaient autrefois de caves à un tonnelier, et les voûtes, couvertes de terre végétale, soutenaient un jardin où le brave homme cultivait des légumes, et même aussi des arbres fruitiers. Louis XVIII fit abattre, en 1820, les maisons qui obstruaient ces ruines curieuses, fit enlever les terres qui les écrasaient, et restituer la forme des bâtiments enfouis, par un travail de restauration intelligente; des fouilles habilement menées amenèrent de nouvelles découvertes intéressantes.

La partie la mieux conservée est la grande salle, dont la voûte s’élève à quarante pieds de hauteur, d’une architecture étonnante par le grandiose des proportions. On croit que ce hall immense constituait la piscine froide des bains romains».

Le musée rétrospectif de Cluny est un amas, une profusion de richesses qu’il faut aller voir et revoir, Voilà des meubles incomparables de tous les pays, des tapisseries merveilleuses, des tombeaux, des bas-reliefs, des autels, des chaires, un lutrin gothique, des cheminées superbes, des médailles, des émaux, des ivoires, d’admirables dentelles, des objets de serrurerie et de ferronnerie, des panoplies encombrées d’armes de toutes les époques, des marbres, des bronzes, des tableaux, des vitraux, des statues, des vases précieux, des bijoux anciens, des instruments de musique extraordinaires, des voitures de galla, des chaises à porteurs d’une élégance hors-ligne, des traîneaux sculptés en forme de cygne; les carrosses sont magnifiques et vraiment «beurrés d’or», suivant l’expression pittoresque d’un gardien.

La collection céramique m’a paru très remarquable par ses nombreux spécimens de tous les temps et de toutes les écoles: faïences hollandaises, italiennes, mauresques, arabes, chinoises, japonaises et françaises comprenant les plus beaux modèles de Bernard Palissy.

La collection de chaussures m’a également intéressée. La chaussure, comme la numismatique, raconte l’histoire des peuples d’une façon plus fragile, sans doute, que le bronze ou l’argent, mais la forme des souliers a varié sous chaque règne, et cela est tout à fait amusant à constater. Anciennement, n’était pas cordonnier qui voulait, ce n’était pas une mince corporation que celle de la chaussure. Au XIVe siècle Paris avait une rue qui s’appelait: la rue Aux Petits Solers de Bazenne, et ce nom lui venait des cavetonniers ou fabricants de petits solers, qui s’y trouvaient en grand nombre. On peut voir à la bibliothèque nationale une ordonnance du roi Jean datée du 30 Janvier 1350, dans laquelle sont indiqués les prix des diverses chaussures depuis huit deniers jusqu’à quatre sols. Au XIIe siècle, les souliers sont pointus; puis viennent les souliers à la poulaine, mode inventée par un comte d’Anjou qui avait une difformité aux pieds. On finit par allonger si démesurément cette pointe recourbée, qu’on nomme poulaine, que l’Eglise s’en mêle et la défend aux clers et aux moines. Charles V à son tour fait paraître un édit qui proscrit la poulaine sous des peines sévères. Il paraît qu’avant nous les Grecs et les Romains avaient donné l’exemple en portant d’extravagantes chaussures. Nous en avons comme preuve ces sages paroles de Cicéron: «Si vous me donniez, dit-il, des souliers sicyoniens, je ne m’en servirais pas: c’est une chaussure trop efféminée, j’en aimerais peut-être la commodité; mais à cause de son indécence, je ne m’en permettrais pas l’usage».

La poulaine cède le pas à la chaussure large, très large, et donne lieu à la phrase proverbiale que nous prenons maintenant au figuré: Etre sur un grand pied. Du reste, dès le VIIIe siècle, nous voyons les souliers accentuer fortement la forme du pied droit et la forme du pied gauche pour mettre à l’aise les cors qui font souffrir les natures sensibles.

Le soulier se présente sous Louis XIV avec un talon rouge modérément haut pour les hommes, ridiculement élevé pour les femmes, voici pourquoi: la Reine Marie-Thérèse d’Autriche est de petite taille, elle ne trouve d’autre moyen de corriger ce défaut naturel qu’en portant des talons pyramidaux. Le peuple, les religieux et les religieuses gardent des souliers plats, et ce soulier plat fut pour Mme de la Vallière, lorsqu’elle entra aux Carmélites, un assujetissement des plus pénibles à cause de sa claudication. La cour enjoliva ses talons de peintures charmantes représentant des amours, des fleurs, des bergères signées Watteau. Sur les talons de Louis XIV étaient peintes des batailles signées Joseph Sarrocel.

Sous Louis XV, les dames portent des mules avec escarboucles, et la Camargo inaugure à l’Opéra un soulier qui fait fortune. La Pompadour revient aux souliers pointus avec une rosette et une boucle, cette mode passe à la chaussure des hommes et Louis XVI élargit si bien la boucle de ses souliers qu’elle effleure le parquet des deux côtés. Après la Terreur, nous voyons paraître timidement la bottine pour dame et la botte hessoise et Souvaroff pour homme.

Je ne sais si l’on collectionnera nos chaussures actuelles; mais en tout temps le soulier ne devrait avoir qu’une devise: commodité.

Le temps passe..., avant de partir je veux donner un coup d’œil aux dentelles. Il y a là des points à l’aiguille et de vieilles guipures sortis bien certainement de la main des fées. Où sont-elles les élégantes, les reines de la mode ou les vraies reines, peut-être, dont elles faisaient jadis ressortir la beauté?

«Quoique j’aye assez de beauté
«Pour asseurer sans vanité
«Qu’il n’est point de femme plus belle
«Il semble pourtant à mes yeux
«Qu’avec de l’or, de la dentelle
«Je m’ajuste encore bien mieux!»

La beauté des choses a été plus durable que celle des personnes.

Je reviendrai certainement passer quelques heures encore dans ce musée qui est une évocation saisissante des richesses et des splendeurs du passé.

Mercredi, 25 Septembre 1889.

"Le Prince Soleil" au Châtelet.
Le Dôme Central.
L’Exposition de nos manufactures nationales.

C’est hier soir que nous étions au Châtelet. Ah! quelle féerie que Le Prince Soleil! C’est un rêve vécu dont il est impossible de rendre compte. Vingt-deux tableaux se succèdent, tous plus extraordinaires, plus fantastiques les uns que les autres. Le ballet est un fouillis de maillots roses et de jupes de gaze. La danseuse étoile et la Mouche d’or font des merveilles; la danse des éventails est pleine d’originalité, où vous voyez cent cinquante personnes accompagnent en s’éventant, les plus jolis airs. Il y a un naufrage épouvantable où personne ne se noie. A la bonne heure, voilà comment je comprends les accidents en mer.

On voit la Suède, le Portugal, Gibraltar, l’Océan Indien, le Japon, le royaume du soleil; on assiste à des fêtes populaires et à des réceptions royales, dont tous les personnages, vêtus de soie, de pierreries et d’or, se meuvent dans des décors étincelants. Bref, de huit heures du soir à minuit, on voyage en plein conte de fées. C’est une fascination, un éblouissement à vous donner le vertige. Ah! sultane Schehérazade, où êtes-vous? Vos récits deviennent ternes comme un coucher de lune comparé aux éclatants rayons du Prince Soleil.

Quand vous arrivez de l’Exposition, on vous demande tout de suite: «Avez-vous vu la Tour, le Dôme central, le Palais des Machines?» Le fait est que cette trinité titanesque est bien faite pour vous troubler. On le serait à moins. Après cela vous percevez deux sentiments très distincts et diamétralement opposés: d’un côté, votre extrême petitesse personnelle; de l’autre, la prodigieuse grandeur de l’humanité!

Le Dôme Central est une œuvre superbe, «pondérée de lignes, harmonieuse de formes» d’une circonférence de trente-deux mètres de diamètre, et dont la coupole atteint une hauteur de cinquante-cinq mètres au-dessus du sol. Son ornementation est fort belle; quatre cartouches symboliques représentent les quatre forces principales de la nature appliquées à l’industrie: la vapeur, l’électricité, l’air et l’eau. Entre ces cartouches sont inscrits les noms des quatre arts que leur nature met en contact avec l’industrie: l’architecture, la sculpture, la peinture et la musique.

Tout en haut une peinture d’un grand effet, imitation de mosaïque, représente la caravane des peuples du globe dans leur costume national et pittoresque, marchant à ce rendez-vous général qu’on nomme l’Exposition.

Ce magnifique dôme renferme de magnifiques choses; contenant et contenu sont dignes l’un de l’autre.

Nos quatre grandes manufactures nationales s’épanouissent ici: Sèvres, Beauvais, les Gobelins et les mosaïques de l’Ecole du Louvre. Celles-ci, déjà remarquables quoique ne datant que d’hier. Quant aux tapisseries des Gobelins, malgré les produits admirables des Orientaux, elles restent sans rivales. Ces panneaux sont de véritables peintures où les nuances sont aussi fondues, aussi adoucies que celles d’un pinceau. Les porcelaines de Sèvres sont bien belles aussi: pâtes irréprochables, dures ou tendres, ainsi que cette porcelaine nouvelle, faite d’une pâte ni dure ni molle et qui rappelle celle de Chine, dont les Célestes gardent toujours le secret; peintures d’une finesse exquise, dessins d’une correction parfaite, mais point de nouveautés de genre ni de forme. Si j’osais hasarder une critique, je dirais que ce genre compassé, un peu raide et régulier, paraît presque démodé, si on le compare à l’imprévu des décorations, au caprice et à l’élégance de formes des autres expositions. La fantaisie qui se niche partout n’a point encore osé franchir le seuil de Sèvres qui reste le temple austère de l’art classique. Après cela, on entre dans un torrent de merveilles qui vous entraîne à l’infini, et l’on rapporte, de cette vision féerique, un fouillis inextricable de souvenirs...

Me voici donc devant une feuille blanche et un encrier noir, essayant de ressaisir, de rattraper tout ce que j’ai vu, mais c’est impossible; je ne puis me rappeler que ce qui m’a frappée davantage et d’ailleurs je suis encore si éblouie, toutes ces merveilles dansent ensemble une si jolie farandole dans mon imagination, que je sens bien que je ne pourrai jamais mettre d’ordre dans ma mémoire. Mais tous les livres ne sont-ils pas là pour vous promener méthodiquement et remettre les choses en place.

Jeudi, 26 Septembre 1889.

L’Hôtel de Ville.

De la fenêtre de ma chambre, je plonge sur plusieurs cours intérieures, sombres, étroites, sales! J’entrevois le réduit noir d’un charbonnier, le pétrin d’un boulanger, le four d’un pâtissier, le laboratoire d’un charcutier. Ah! ce dessous de Paris est bien à l’antipode du dessus, et je n’aurais jamais cru que le beau côté pouvait avoir un si vilain envers. De quels antres sortent cette charcuterie appétissante, ces affriolants gâteaux, ces excellents petits pains frais, croissants d’un sou, croissants de deux sous, qui tiennent une si grande importance dans la boulangerie parisienne. Certaines maisons en vendent jusqu’à dix mille par jour. Le pain de Paris, au dire des étrangers, des provinciaux, et je suis de ce nombre, est du vrai gâteau. Le pain de luxe se divise en deux grandes variétés: le pain français et le pain viennois. Celui-ci est plus agréable au goût; mais ne se conserve pas. Détail plein d’enseignement: le pain viennois, aujourd’hui le pain de consommation courante à Paris, ruina celui qui en inaugura la vente. Le comte Zang, secrétaire de l’ambassade d’Autriche, fonda, en 1840, la première boulangerie qui se servit des procédés de fabrication communément employés à Vienne. Le comte Zang avait installé sa boulangerie rue Richelieu. Dès le matin, on faisait queue pour acheter ses petits pains et ses croissants. Le comte Zang, grisé par le succès, voulut faire grand et se ruina en frais d’installation. Il dut quitter Paris après les évènements de 1848.

Mais le pain viennois est resté à la mode. C’est celui qu’on vous présente, fluet et à gerçures, en tire-bouchon, rond, et cinq fois fendu; celui-ci a nom: «l’Empereur»; il y a aussi le petit mirliton Richelieu et le brahoura ou nonette.

Cependant le pain français est d’une vente plus considérable que le pain viennois.

Le plus apprécié des pains de luxe français est le pain de gruau. Puis viennent le pain de gluten, le pain de seigle, le pain noir, ce qui ne laisse pas que d’étonner fort nos paysans bas-bretons, qui s’écrient d’un ton de suprême dédain: «ça du pain de luxe, jamais! Fi donc!»

De mon lit, j’entends le refrain monotone d’un frileux grillon attiré par la chaleur du four. Il chante toute la nuit. Cette petite voix infatigable, qui domine toutes les rumeurs de la ville, me fait rêver. Il m’apporte comme un écho du pays: le grillon chante aussi à nos foyers bretons.

J’ai dépensé ma matinée à l’Hôtel de Ville et au bazar qui porte son nom. Ah! ce bazar, quelle cohue! quelle bousculade! Ce doit être un lieu de prédilection pour les pickpockets. Du reste nous voyons chaque jour aux fait-divers que ces honorables industriels ne savent pas résister à la tentation.

L’Hôtel de Ville est bâti sur l’emplacement même du magnifique Hôtel de Ville pétrolé, incendié par les communards de 1871, celui-ci avait coûté quinze millions. Celui-là atteindra le chiffre de vingt-cinq millions quand toutes les décorations intérieures seront terminées.

Voilà donc le monument qui remplace aujourd’hui la modeste maison aux Piliers de 1529.

Dans ce temps-là les échevins royalistes étaient logés comme de simples bourgeois, aujourd’hui nos édiles socialistes sont logés comme des rois.

Il y a beaucoup de gens ainsi: autocrates pour tout ce qui est au-dessous d’eux, égalitaires pour tout ce qui est au-dessus. J’ai connu un maître de maison, imbu de ces bons principes qui n’a jamais permis que ses domestiques mangeassent du poulet.

Revenons à l’Hôtel de Ville actuel, l’un des plus beaux et des plus vastes monuments de Paris. Il présente un quadrilatère de cent cinquante mètres sur quatre-vingt-dix, et recouvre une surface de treize mille mètres carrés.

Très belle la cour d’honneur, dite cour Louis XIV, entourée d’une galerie vitrée. Encore plus belle la galerie vestibule du rez-de-chaussée, avec son plafond cintré en pierre et ses douze colonnes de six mètres de hauteur en granit de la Côte-d’Or, aussi beau que du marbre.

La partie centrale est précédée d’un parvis entouré de balustres de marbre et ornée de deux superbes bronzes: l’Art et la Science. Beaucoup de statues, ce qui donne grand air. Sur le fronton deux statues soutenant les Armes de la Ville, au-dessus une troisième statue assise personnifiant la Cité. Même décoration des deux côtés du cadran de l’horloge: un homme et deux enfants représentant le Travail et l’Etude.

Les quatre façades logent dans cent dix niches principales, les célébrités parisiennes: Jean Goujon, François Muiron, de Harley, l’Estoile, etc.... Enfin des statues partout, même sur les toits.

J’ai visité les superbes appartements du préfet, non habités. Le conseil municipal, qui est un petit état dans le grand, a mis son veto. Il n’entend pas que le préfet s’installe chez lui, que dis-je, chez eux, et le préfet cède.

J’ai remarqué dans cette enfilade grandiose la salle des Prévôts où sont gravés, sur des plaques de marbre, les noms des Magistrats municipaux de la Ville de Paris. Cette salle est partagée en trois nefs, séparées par deux rangs de belles colonnes en pierre, la magnifique salle Saint-Jean de quarante-sept mètres de long sur dix-sept mètres de large, formant nef avec travées latérales.

C’est dans cette salle qu’a lieu le tirage au sort; chaque arrondissement occupe une travée, et c’est ainsi qu’elle peut contenir tous les conscrits de Paris à la fois. La Salle des Fêtes est au-dessus, un double escalier orné de statues de marbre y conduit. Cette salle est splendide, tout y est beau, sauf pourtant le plafond bien froid, bien nu et qui attend, faute d’argent probablement, les peintures de maîtres qui doivent l’embellir et l’harmoniser avec un ensemble qui ne laisse rien à désirer.

C’est égal, quand cette salle est remplie de belles toilettes, de fleurs, de musique, de lumière, le coup d’œil doit être féerique.

Cette après-midi nous avons fait quelques visites. J’ai été heureuse de voir enfin la Vicomtesse de Renneville, la fondatrice de la Gazette Rose qui fut longtemps le code very select du hight life, et avec laquelle j’étais en correspondance depuis plusieurs années sans la connaître.

On gratte en ce moment toutes les affiches des élections, ce travail qui ne semble rien ne coûtera pas moins de trente mille francs à la Ville de Paris.

Tous ces murs sont bariolés, c’est une débauche de couleurs et de noms, une véritable orgie de nuances, avec calembour. Quelques candidats, M. Hervé du Soleil, entr’autres, avaient eu recours à un procédé plus nouveau: à l’aide de je ne sais quel moyen, il a fait imprimer son nom sur l’asphalte des trottoirs. Les mauvais plaisants prétendent que c’est trop se mettre sous les pieds des électeurs. Sous leurs yeux, passe encore; mais sous leurs pieds......

Les élections de dimanche ont porté le coup fatal et final à Boulanger et au boulangisme.

Les collectionneurs vont avoir beau jeu. Collectionner est pour certaines gens une fièvre non intermittente. On collectionne tout depuis les boutons de culotte... jusqu’aux affiches électorales. Ces dernières font le bonheur des chiffonniers qui les vendent bien, et comme rien ne se perd, leurs débris servent à fabriquer des poupées, des bourres de fusils, et surtout des boutons de bottines.

Ces affiches, transformées en feuilles de carton de l’épaisseur d’un bouton, sont alors coupées en bandes, puis présentées à une machine qui découpe le bouton et fixe la tige qui formera la queue.

Les boutons sont durcis dans des étuves chauffées à cent cinquante degrés, puis vernis et séchés.

Une seule usine fabrique cinq millions de ces boutons par jour.

Grandeur et décadence des professions de foi!

Ce soir, dîner en ville chez des Parisiens pur-sang fort aimables, fort spirituels, mais qui ne comprennent pas qu’on puisse vivre ailleurs que dans leur Paris.

Vendredi, 27 Septembre 1889.

Le Panthéon.—Les Grands Magasins.
L’Hôtel des Ventes.
La «Famille Benoîton» à l’Odéon.

Temps délicieux, tout m’a paru charmant sous le soleil d’or et le ciel bleu. Le soleil est l’émissaire de la gaîté. C’est incroyable l’influence qu’il exerce sur l’esprit; s’il se montre, tout sourit, s’il se cache tout devient triste.

Le Panthéon, chef-d’œuvre de l’architecte Soufflot, est bâti en forme de croix. L’entrée représente un temple grec; mais la coupole rappelle celle de Saint-Pierre de Rome. Louis XV en posa la première pierre en 1764. Cette église construite pour remplacer la vieille église Sainte-Geneviève qui tombait en ruines n’a pris le nom de Panthéon que sous la première Révolution, le 4 Avril 1791, à l’occasion de la mort de Mirabeau. Un instant, l’ignoble Marat reposa au Panthéon, mais bientôt le peuple justicier jeta ses restes à l’égout de Montmartre. Jusqu’en 1822, le Panthéon resta temple. A cette époque, il fut rendu au culte catholique. En 1832, il redevint temple; vingt ans après, il redevint église catholique. Enfin après la chute du second empire, il cessa d’être église pour devenir définitivement le temple de la gloire. Ces transformations sont absurdes; les athées auront beau faire, ils ne pourront jamais substituer le culte des grands hommes au culte du vrai Dieu. Enfin ils ont décrété que l’église souterraine contiendrait désormais les cendres de nos grands hommes. Victor Hugo y a pris place.

Ce temple, d’une architecture grandiose, est imposant, mais l’intérieur est bien froid. Si ce n’étaient les admirables fresques encore inachevées qui le décorent, il serait fort triste dans sa nudité rigide. Le long de ses hautes murailles se déroulent heureusement de belles peintures nous racontant l’histoire de sainte Geneviève, de saint Louis, la bataille de Tolbiac, le baptême de Clovis, le couronnement, par le pape, de Charlemagne, empereur d’Occident, le martyre de saint Denis. Et ces peintures sont signées: Puvis de Chavannes, Delaunay, Meissonnier. Ce sont là de grands souvenirs qui obligent ce temple à rester chrétien, malgré ses destinées profanes; d’ailleurs la croix domine toujours la coupole du Panthéon. On voudrait bien la faire disparaître, cette croix qui gêne les libres-penseurs du Conseil municipal; mais c’est difficile. Des architectes compétents ont déclaré qu’il serait à peu près impossible de la desceller sans enlever en grande partie la calotte de la lanterne, dans laquelle elle est fixée, et ce petit travail ne coûterait pas moins de trente à quarante mille francs. On songe à la scier, ce serait moins cher; mais comme on le voit, il en coûte de détruire presque autant que d’édifier.

L’après-midi nous sommes allées nous promener, c’est le mot, au Louvre, au Bon-Marché, au Printemps, au Gagne-Petit qui gagne gros sans sacrifier à la réclame, à Pygmalion, à la Samaritaine. Mon Dieu, oui, nous avons été faire un tour de magasins comme on fait un tour de place. Nous avons vu partout des étalages mirobolants, séduisants, provoquants et des choses pour rien.

Si j’avais été seule, je ne me serais pas plus facilement débrouillée au milieu de ces galeries immenses qui se croisent dans tous les sens, montent à tous les étages, que dans un labyrinthe inconnu. Ah! quelle lanterne magique que ces immenses magasins, où passent sans cesse, du matin au soir, des milliers de personnes. C’est très amusant à voir quand on n’a pas besoin d’acheter; car j’aime mille fois mieux faire mes emplettes tranquillement, chez moi, le catalogue en main, examinant et comparant les échantillons dont les magasins sont prodigues. Comme cela, à cent lieues du magasin on fait son choix; dans le magasin c’est impossible. Ces jours derniers, une de mes amies tenant à utiliser son voyage à Paris, s’achète une toilette toute faite. Les essayeuses lui assurent qu’elle lui va divinement. C’est une toilette chère mais qu’importe, mon amie a presque fait le voyage de Paris pour l’acheter. Elle revient enchantée, puis, voilà que dans le calme de sa chambre à coucher, en face de sa psychée, elle s’aperçoit que la fameuse robe ne lui va pas... divinement... mais indignement. Elle en a été quitte pour la retourner. Elle déclare à qui veut l’entendre, qu’on ne l’y reprendra plus.

Bousculé à perpétuité, à peine si l’on peut parler aux commis qui ne savent à qui entendre. Ce n’est peut-être pas toujours de même, il doit y avoir de temps en temps quelques jours de morte saison.

En rentrant pour dîner, nous avons été témoins sur les boulevards, d’un phénomène qui n’a été que plaisant, mais qui aurait pu être fort dangereux. Les câbles pour l’éclairage à l’électricité passent sous les rues. A la hauteur du café Napolitain, un courant par dérivation s’est, paraît-il, produit sous la chaussée, et une déperdition d’électricité se faisait à travers le pavage en bois (le pavage en bois, encore une innovation qui ne me plaît guère; chevaux et voitures sont près de vous avant que vous ne les ayez entendus); si bien que les chevaux, en arrivant à cet endroit, étaient tout à coup pris d’une danse folle; au moment même où leur sabot garni de fer touchait un certain point de la chaussée, les pauvres quadrupèdes subitement électrisés faisaient des bonds désordonnés, peu en rapport avec leur allure fatiguée généralement. Il y a eu bien vite rassemblement, c’était un spectacle inusité qui a duré jusqu’au moment où les gardiens sont venus interrompre la circulation, car on craignait de graves accidents. On est allé chercher des ouvriers électriciens pour couper les fils; mais on pense que tout cela va prendre du temps et que les boulevards courent risque d’être plongés dans une obscurité complète.

L’Hôtel des Ventes de la rue Drouot est un endroit «bien parisien.» Tout le monde y est entré au moins une fois dans sa vie pour voir ce que c’est, et j’ai voulu faire comme tout le monde. C’est l’hôtel du bric à brac, le très beau coudoie le très laid; et parfois de belles antiquités sont éclipsées par le moderne tapageur qui saute aux yeux. Je suis de l’avis de ce monsieur qui ne faisait collection que de porcelaines modernes. «Collectionner du nouveau, c’est insensé», lui disait un amateur qui n’aimait que le vieux. «Pardon, quand j’achète du moderne, je suis sûr de ne pas être trompé, on ne me vendra jamais de vieilles porcelaines pour des modernes, tandis que vous, collectionneur de pièces authentiques, vous risquez tous les jours d’acheter du neuf pour du vieux.»

C’est à l’Hôtel des Ventes qu’on peut philosopher et réfléchir aux vicissitudes humaines. Le mobilier de plus d’un personnage célèbre est venu s’échouer là. Ce dispersement des objets familiers qui lui furent chers est comme l’émiettement de sa vie. Que de souvenirs personnels jetés ainsi aux quatre vents de l’indifférence!...

L’Hôtel des Ventes est aussi un hôtel où la misère vient souvent frapper... Que de chose luxueuses vendues hier, pour acheter le pain de demain!... Douloureuse étape pour la fortune devenue infortune. C’est ici que les cœurs sensibles peuvent venir s’attrister, les naïfs se faire voler, les malins trouver des occasions et les brocanteurs s’enrichir!

La famille Benoîton, avec Mademoiselle Réjane, une grande artiste, nous a fait passer une bien agréable soirée. Quoiqu’elle soit vieille d’un quart de siècle, cette pièce n’a pas vieilli. En effet, si j’ai bonne mémoire, c’est le 4 novembre 1865, qu’elle vit le jour, ou plutôt la lumière, sur la scène de l’ancien Vaudeville. Elle reste jeune, parce qu’elle est vraie et que Sardou a su peindre des caractères. Je pense cependant que ces caractères sont l’exception, et j’espère que les étrangers ne s’imaginent pas que toute la société parisienne ressemble au tableau qu’en a peint M. Sardou.

C’est une satire un peu exagérée de nos mœurs. Si les individus passent, l’humanité reste avec ses mêmes défauts et ses mêmes qualités, et à côté de tant de familles dignes et respectables, il y aura toujours des familles Benoîton. Des mères écervelées et sans cesse sorties, des jeunes femmes imprudentes, des jeunes filles légères et parlant argot, des pères uniquement occupés d’argent; en un mot, il y aura toujours des intérieurs dont la devise sera: luxe et plaisir.

Le théâtre de l’Odéon est le second théâtre français, c’est-à-dire qu’on y joue supérieurement, puisque tous ses artistes vont ensuite à la Maison de Molière chercher la consécration de leur talent. Comme au Théâtre Français la diction est donc parfaite, le style excellent, le naturel complet. On souligne le mot, juste ce qu’il faut pour qu’il ne soit pas trop accentué. On s’imagine qu’à la fin de la représentation tous les artistes doivent être bien fatigués. Ils se sont dépensés sans compter; identifiés à leur personnage, pénétrés de leur rôle, on pense que les émotions qui ont gagné tout l’auditoire, et qu’ils ont si bien rendues, ont dû les épuiser. Il paraît que non. Le talent doit être avant tout le fruit de l’étude, de l’effet cherché et voulu, pour chaque phrase, on pourrait dire pour chaque mot. C’était du reste un principe de Talma, que pour faire beaucoup d’effet, il ne faut plus que le rôle vous en fasse à vous-même, autrement qu’arrive-t-il? on joue suivant les dispositions du moment, on se laisse guider par les situations, entraîner par la passion et comme cela on est un jour bon et le lendemain mauvais. Le jeu ne peut être égal que si l’on est avant tout parfaitement maître de soi.

On raconte que Talma apprenant la mort de sa fille jeta une exclamation douloureuse. C’était le cri du père, mais presque aussitôt l’artiste reprit le dessus et il murmura: «Ah! si je pouvais retrouver ce cri-là sur la scène!» Si cela est vrai, la recherche de l’effet pourrait donc chez certains acteurs dominer tous les sentiments.

Samedi, 28 Septembre 1889.

Le Palais des Machines

Ah! ce Palais, il confond l’esprit, saisit l’imagination, éblouit les yeux, assourdit les oreilles. C’est un ensemble absolument indescriptible, c’est l’apothéose du métal; c’est la plus haute expression des arts mécaniques arrivés à leur apogée, sauf pour l’électricité, qui n’a pas dit son dernier mot et qui, jouant un rôle aussi important quoique plus nouveau que la vapeur, pourrait bien la détrôner un jour.

Les électriciens, ça ne doute de rien; ils assurent que l’électricité arrivera à tout faire, à éclairer la maison, à cuire le rôti, à faire rouler les voitures, etc., etc. La voilà déjà en Amérique qui remplace la corde et le couperet. D’un seul coup de baguette, c’est-à-dire d’une simple décharge, elle envoie de vie à trépas les condamnés, sans qu’ils s’en aperçoivent. Allons, encore quelques perfectionnements et elle sera capable de ressusciter les morts!

Ce colossal palais des machines est dans son genre d’une conception aussi audacieuse, aussi gigantesque que la Tour Eiffel. C’est une merveille d’équilibre et de hardiesse, de force et de légèreté. Le Palais des Machines a cent quinze mètres de largeur, sur quatre cent vingt mètres de longueur, sa hauteur est de quarante-huit mètres. L’Arc de Triomphe de l’Etoile pourrait s’y loger, aussi bien que la colonne Vendôme, qui n’atteindrait pas son sommet. En totalisant les espaces qu’offrent ce Palais et ses galeries, on arrive au chiffre étonnant de quatre-vingt mille quatre cents mètres carrés—huit hectares! Une armée de trente mille hommes pourrait y dormir à l’aise, chaque homme disposant de plus de deux mètres carrés, et les dégagements restant libres, quinze mille chevaux pourraient y être installés, pendant que leurs cavaliers coucheraient dans les galeries du premier étage. Voilà ses proportions!

Dans cet immense hall pas un coin n’est inoccupé. Partout le travail et le mouvement sans arrêt; partout des représentants des œuvres les unes géantes, les autres minuscules.

Il y a là des merveilles de mécanique. La métallurgie, la fonderie, ont fait d’immenses progrès. Nous revenons à l’âge de fer du monde civilisé; ce métal devient le roi des constructions et prend la place du bois et même de la pierre, il se plie à tous les besoins, gardant sous un petit volume une force énorme. Cet amoncellement fantastique de fer, de fonte, de bronze, de cuivre, donne bien cette impression de vacarme pétrifié dont parle Victor Hugo. Il y a des choses qui frappent même les moins compétents. Une scie sans fin, en acier, d’une longueur de trente-cinq mètres cinquante, des blindages extravagants, il y en a qui pèsent vingt-huit mille kilos; effrayant aussi le facsimile d’un lingot d’acier de cent mille kilos.

Il y a des machines charmantes qui font les plus jolies et les meilleures choses du monde. On dirait que les inventeurs de ces machines leur ont communiqué leur intelligence. Elles font tout ce qu’on veut: des dragées, des bonbons, des fleurs, des rubans et des dentelles; elles fabriquent des chaudières et tricotent des bas; elles ravaudent le linge et tissent merveilleusement le coton, la laine, la soie.

Ce sont des ouvrières incomparables!

Après les machines aimables, il y a les machines effrayantes qui hachent, coupent, brisent, broient tout et qui fabriquent de tels engins de destruction qu’elles finiront, j’espère, par rendre la guerre impossible.

A la hauteur de sept mètres, deux grands ponts roulants à l’électricité, marchent constamment d’un bout à l’autre de cette titanesque Galerie des Machines, ce qui permet aux visiteurs qu’ils promènent, d’embrasser d’un coup d’œil cet ensemble colossal, et l’on passe ébloui, fasciné de section en section, de galerie en galerie, de palais en palais, on admire, on admire encore, on admire toujours!... mais l’on ne peut retenir que ce qui frappe davantage.

Dimanche, 29 Septembre 1889.

Grand’messe à Saint-Sulpice.—Exposition
Fontaines lumineuses
Embrasement de la Tour

C’est donc aujourd’hui le grand jour des récompenses: jour de joie pour les uns, jour de déception pour les autres.

La matinée est belle, le soleil luit sur les têtes et l’espérance dans les cœurs. Ce soir il y aura moins d’heureux.

Notre programme est arrêté: grand’messe à Saint-Sulpice; après le déjeuner, un tour aux Champs-Elysées, pour voir défiler le cortège se rendant au Palais de l’Industrie; dîner à l’Exposition, afin d’assister le soir aux jeux des fontaines lumineuses et à l’embrasement de la tour. Il faut nous hâter, les soirées deviennent de plus en plus fraîches.

Après la grand’messe officiée solennellement, j’ai parcouru cette belle église de Saint-Sulpice, dont le portail est de Servandoni. La chaire remarquable fut donnée par le cardinal de Richelieu, les bénitiers formés de deux gigantesques conques marines, par François Ier. J’ai surtout admiré les belles peintures de la chapelle des Anges, la lutte de Jacob; Héliodore, chassé du temple, saint Michel terrassant le démon, qui sont d’Eugène Delacroix. Ces peintures commencées en 1840 furent payées vingt mille francs au grand artiste. Deux autres églises seulement Saint-Denis du Saint-Sacrement et Saint-Paul-Saint-Louis, possèdent deux toiles de ce maître: La déposition de la Croix, peinture murale payée six mille francs, en 1843, et Jésus au Jardin des Oliviers, payée deux mille quatre cents francs, en 1827. Ces peintures sont aujourd’hui d’une valeur inestimable. L’église Saint-Sulpice fut fermée pendant la Révolution. Le gouvernement l’accorda ensuite aux Théophilantropes, qui l’appelèrent le Temple de la Victoire. Le 5 novembre 1799, il y fut donné un grand banquet au général Bonaparte.

L’église Saint-Sulpice, au dire des connaisseurs, n’est point un modèle d’architecture, peu m’importe. Avec ses tours, ses grandes baies, ses colonnes, son vaste perron, je lui trouve fort grand air et elle me plaît ainsi. La belle fontaine qui la précède semble faire partie de son ornementation, c’est ainsi que l’a compris son auteur Visconti, puisqu’elle abrite dans ses niches quatre maîtres de l’éloquence sacrée: Bossuet, Massillon, Fénelon et Fléchier.

Dès une heure, une foule compacte envahit les Champs-Elysées. C’est un enchevêtrement de piétons et de voitures, qui donne le frisson. On n’avance qu’à tour de roues, les moyeux se touchent et nous sentons sur nos épaules les naseaux du cheval traînant la voiture qui nous suit. Nous regardons de très loin le nombreux défilé qui escorte le carosse présidentiel. Après avoir entrevu le visage glacial de Monsieur Carnot, nous nous sauvons à l’Exposition.

Dans de pareilles foules, on peut dire qu’on ne se rend compte de rien, c’est en lisant le programme que l’on voit mieux la fête. Le voici:

La cérémonie des récompenses aura lieu au Palais de l’Industrie.

Vu l’exiguité de la nef, les récompensés ne seront admis que depuis les médailles d’argent jusqu’aux grandes médailles d’honneur. Les récompenses plus modestes seront remises ultérieurement; d’ailleurs on n’aurait pas le temps de tout distribuer en un jour.

Cinq mille hommes de troupes en grande tenue, cavalerie, infanterie et artillerie, occuperont une partie des Champs-Elysées, de la place de la Concorde et du Cours-la-Reine.

Sur le passage du Président de la République, les musiques joueront, les tambours, les clairons, les trompettes battront, sonneront aux champs.

A l’intérieur ce sera la même chose, l’éloquence et la musique complèteront cette fête superbe. On jouera la Marche héroïque de Saint-Saëns comme ouverture; La Marseillaise, à l’arrivée du Chef de l’Etat; pendant le défilé des groupes français et étrangers, le chœur des Soldats, de Faust, l’Apothéose de la Symphonie triomphale de Berlioz et le cortège du premier acte d’Hamlet; entre les deux discours officiels. Lux, paroles de Victor Hugo, musique de B. Godard.

La proclamation des récompenses sera divisée en trois parties, annoncées chacune par des Fanfares écrites spécialement pour la circonstance par M. Léo Delibes. Enfin, la cérémonie sera terminée par la finale du deuxième acte du Roi de Lahore, de M. Massenet, suivi d’une reprise de la Marseillaise. L’orchestre et les chœurs, composés des artistes de la Société des concerts, de l’Opéra, et de l’Opéra-Comique, auxquels seront adjointes les deux musiques de la garde républicaine et de l’école d’artillerie de Vincennes, formeront un total de huit cents exécutants, sous la direction de M. Jules Gracin, chef d’orchestre du Conservatoire.

Le défilé sera composé ainsi:

Les comités étrangers, classés par ordre alphabétique, ayant à leur tête, autour du drapeau, les gardiens de leur section ou de leur pavillon; un peloton de soldats français; les neuf comités français de groupe précédés de bannières; enfin, les commissariats de l’Algérie, de la Tunisie, des colonies et des pays de protectorat.

Il descendra par le grand escalier, traversera la salle dans sa partie centrale et dans toute sa longueur, puis faisant un crochet à droite, passera au pied de la tribune présidentielle en faisant doucement flotter les drapeaux et les étendards.

Ensuite, il pénètrera par une porte latérale sur la scène, où il prendra place.

Au moment de l’entrée du public, le rideau sera baissé. Il ne sera levé que lorsque l’orchestre aura attaqué son premier morceau. A ce moment, la scène sera déjà occupée par les gardiens français de classes portant leurs bannières. Ceux-ci ne prendront pas part au défilé.

Quand le cortège sera arrivé et placé, les groupes seront disposés sur la scène de la façon suivante:

Sur l’avant-scène, deux cent vingt-cinq places auront été réservées aux membres du jury. De chaque côté, quatre porteurs de bannière de groupes français prendront place. La neuvième bannière se tiendra au centre, derrière le jury. Sur les degrés qui conduisaient à l’autel de la Patrie, pour l’Ode triomphale, seront groupés les étrangers, ayant tout autour d’eux les gardiens français de classe. Au fond de la scène, figureront les colonies.

On le voit, rien n’a été négligé pour donner à cette cérémonie le plus d’apparat possible.

Le richissime M. Osiris offre un prix de cent mille francs. Ce prix est destiné à l’auteur de l’œuvre la plus utile figurant à l’Exposition.

Le comité a examiné successivement toutes les candidatures possibles, les inventeurs, les philantropes et même les gastronomes. Tout en rendant hommage aux architectes des autres constructions de l’Exposition, la majorité des membres du syndicat s’est accordée pour décerner le prix Osiris à tous les constructeurs de la Galerie des Machines. Ils ont jugé que leur œuvre, aussi imposante que la tour Eiffel et aussi saisissante par ses vastes dimensions, avait réalisé un immense progrès dans l’art des constructions utiles.

Le commissariat de la section des colonies françaises publiera, en même temps que le palmarès officiel, un palmarès spécial des récompenses accordées à nos exposants d’outre-mer.

Ces récompenses, au nombre de mille deux cent dix-sept, sont ainsi réparties:

Quinze grands prix,

Cent soixante-deux médailles d’or,

Trois cent vingt-et-une médailles d’argent,

Trois cent vingt-six médailles de bronze,

Trois cent quatre-vingt-treize mentions honorables.

En 1878, les exposants des colonies françaises n’avaient obtenu que sept cent soixante-cinq récompenses.

Plus on va à l’Exposition, plus on a envie d’y aller. Je déclare, en conscience, qu’il faudrait largement les six mois qu’elle durera pour tout voir, et encore... Aujourd’hui, cependant, nous n’avons fait que flâner. Nous nous sommes amusées à regarder passer les passants... qui passaient. Le spectacle des visiteurs eux-mêmes constitue la plus vaste section de l’Exposition; que de physionomies particulières, de types exotiques, de toilettes fantaisistes. Nous sommes allées prendre une glace ici, un bock là. Nous nous sommes assises pour écouter les musiques de toutes sortes qui se font entendre un peu partout. La musique étrange et pittoresque des Tziganes dans leurs costumes flamboyants m’a surtout frappée. C’est vraiment merveilleux de voir avec quelle volubilité et en même temps quelle perfection ces virtuoses, qui sont surtout musiciens d’instinct et n’ont fait aucune étude sérieuse, font résonner le violon, la flûte de Pan et leurs instruments nationaux. Leur chef, Miéhesi Nestulescou, un nom qui n’est pas facile à retenir, est un violoniste hors ligne; ses solos, pleins de couleur et d’originalité, admirablement soutenus par l’orchestre, m’ont paru délicieux. En revanche, le Cheval dans les Steppes, solo de musique imitative avec la flûte de Pan, m’a plus étonnée que charmée: c’est un peu trop roumain pour moi; mais c’est égal, un concert comme celui-là de temps en temps ferait plaisir. Nous avons aussi entendu le Xilophone et l’Ocarina: celui-ci est un petit instrument en terre, une petite poterie trouée et l’autre un instrument en bois, un petit clavier sur lequel on frappe avec deux baguettes de fer. Les artistes qui manient ces instruments, de la main ou des lèvres, en tirent des sons d’une douceur infinie et d’une justesse extrême. Orphée avait le don d’animer les pierres; ici c’est la terre et le bois qui parlent. On peut encore entendre la musique caractéristique du tambourin, du galoubet, du biniou, de la cornemuse, de la vielle, de la mandoline, de la guitare, sans oublier les instruments pittoresques propres à chaque peuple et les grandes auditions: concours, festivals et concerts.

Nous sommes allées dîner aux Bouillons Duval. Il y avait foule pour y arriver. Nous avons dû serpenter près d’une heure et nous armer de patience. Nous nous sommes mises à table à sept heures et demie; mais je pense que les derniers n’auront pas dîné avant neuf heures.

Puis, nous sommes allées prendre nos places aux Fontaines lumineuses. C’est un spectacle magique, difficile à décrire. Comment peindre la transparence, la limpidité de ces cascades aériennes, s’irradiant de toutes les couleurs du prisme, de ces gerbes lumineuses s’élançant dans la nue, semblables à des flocons de neige argentée, à des nappes d’or en fusion. Comment dépeindre et l’embrasement de la tour qui fait pâlir les étoiles et paraît tout en feu dans la nuit sombre, et ses projections électriques. De son phare, se détache un fil mince et lumineux qui, traversant l’espace vient envelopper d’une clarté céleste les groupes sculpturaux des jardins, ou couronner d’un nimbe vaporeux le génie triomphant.

Ces projections électriques s’étendent, par les nuits claires, jusqu’à dix kilomètres. Leur puissance lumineuse peut atteindre l’intensité de seize millions de becs Carcel. Les savants expliquent très bien tout cela et le jeu de ces fontaines multicolores et les projections lumineuses; moi, je me contente de les regarder sans chercher les explications, et c’est le conseil que je donne à tous les curieux: Venez et admirez.

Nouvelle de la dernière heure: on annonce la prochaine arrivée à Paris de cinq cents highlanders, qu’un de leurs compatriotes, le colonel écossais David White, conduit en corps visiter l’Exposition.

Voilà qui nous promet une triomphale exhibition de mollets!

Lundi, 30 Septembre 1889.

Les Ruines du Palais de la Cour des Comptes.
Promenade en voiture dans Paris.

Ce matin, nous sommes allées visiter, au quai d’Orsay, les ruines du Palais de la Cour des Comptes et du Conseil d’Etat. J’avais envie de voir de près ces amas de pierres calcinées et de fers tordus qu’on aperçoit continuellement en se promenant dans Paris. Une végétation luxuriante les entoure maintenant. Des gerbes de fleurs tapissent les murs, des fusées de feuillages s’élancent des fenêtres, des lianes flexibles enguirlandent les colonnes: on dirait que la nature réparatrice cherche à cacher le mal fait par la fureur des hommes. Ces ruines ont un portier. Pourquoi faire? Est-ce pour ouvrir la fenêtre aux oiseaux et fermer la porte aux souris! Les fenêtres sont béantes et les portes brisées...

Ces ruines sont peut-être aujourd’hui le seul souvenir attristant, encore debout, légué par la Commune.

«Jadis, il n’était pas beau ce palais, me disait hier un critique d’art, à présent je le trouve superbe dévoré de verdure tel qu’il est; tantôt, il me donne les illusions d’une substruction romaine; tantôt, j’y vois une fantaisie bobélique ou une eau-forte de Séranèse. J’y trouve encore une forêt vierge en miniature où le vent et les oiseaux ont semé, disent les botanistes, cent cinquante-deux espèces de plantes, le feu a été l’artiste capricieux de cette architecture, bien banale, quand elle était crue, et qui est devenue admirable maintenant qu’elle est cuite».

Les gens, amateurs de vues pittoresques, qui trouveraient que Paris manque de ruines—amour du contraste—pourront demander leur conservation, d’autres voudront les garder à un tout autre point de vue, comme l’enseignement perpétuel des générations futures. N’est-ce pas l’histoire racontée aux yeux; l’image vraie des horreurs que peut enfanter la guerre civile. On viendra là, dans ce joli décor de fleurs nouvelles, méditer sur le néant des choses de ce monde, dont les plus merveilleux monuments sont tous appelés à faire un jour des ruines.

C’est dans un linceul de flammes et de sang que la Commune voulait ensevelir Paris. Elle alluma de terribles incendies. Celui-ci fut épouvantable, et les débris de toutes les archives qui brûlaient et s’envolaient, emportées par le vent, vinrent tomber en pluie de petits papiers à plus de trente lieues. Louis Esnault, dans son Paris brûlé par la Commune, raconte qu’on en trouva jusqu’en Normandie, dans un jardin d’Evreux.

«Quand, le mardi 23 mai 1871, les insurgés, serrés de près par les troupes de Versailles, se virent contraints d’abandonner la rue de Lille, l’un de leurs quartiers généraux, ils voulurent élever un rempart de flammes entre eux et leurs adversaires. Ce furent les premiers incendies allumés.

«Précédés d’un spahi du plus beau noir, enchanté de faire payer aux Français de Paris la profanation des mosquées algériennes, les révolutionnaires se rendent d’abord à la Cour des Comptes. Toutes les grilles sont fermées; le concierge appelé ne répond pas.

«Une porte s’ouvre sur la rue de Belle-chasse, donnant accès dans les bâtiments du Conseil d’Etat; un baril de poudre est roulé dans la salle des séances, on y défonce un tonneau de pétrole; l’huile minérale se répand sur le parquet des salons, sur les marches des escaliers.

«En franchissant la galerie extérieure, on gagne vivement la Cour des Comptes.—Taïeb! (bien!) grogne le spahi. Des hommes qui viennent de trouver un stock de médailles de Sainte-Hélène et qui en ont leurs tabliers remplis, lancent les glorieux insignes à la volée dans les cours; des femmes, armées de seaux et de pinceaux d’afficheur, badigeonnent les boiseries de liquide inflammable.

«Il est six heures: la nuit approche; une sonnerie de clairon retentit; un officier des fédérés lâche à bout portant un coup de revolver sur le ruisseau où coule le pétrole, qui flambe instantanément.

»Le Conseil d’État, la Cour des Comptes et des archives, la Caserne du quai d’Orsay, la Caisse des Dépôts et Consignations s’allument en même temps.»

La parure la plus belle de cet édifice moderne qui ne comptait que quatre-vingts ans était la double série d’arcades superposées, entourant la cour intérieure. Une perte bien regrettable aussi est celle des peintures qui ornaient les salles et qui étaient signées: Isabey, Flandrin, Delaroche.

Nous projetons une nouvelle promenade champêtre au Parc Monceau, aux Buttes Chaumont, au Parc Montsouris.

Quand il fait beau, le lundi est le jour qu’on doit choisir pour se promener.

C’est le jour hebdomadaire du nettoyage des établissements publics. Les théâtres font relâche, point de matinées et les musées sont fermés.

Nous avons donc fait l’après-midi une longue promenade en voiture, parcouru les principaux quartiers, salué les monuments au passage, enfin admiré tout cet ensemble grandiose et élégant qui donne tant de physionomie à notre capitale.

Ah! que Paris est grand! et dire cependant que c’est une ville qui ne s’achèvera jamais, grâce à ses réparations, constructions, embellissements et changements.—Le mieux est souvent l’ennemi du bien.—Il paraît qu’on se fatigue même du beau. Le désir du changement appartient à la nature humaine en général et à l’esprit français en particulier. Et voilà pourquoi on a bouleversé de fond en comble et l’on modifie encore sans cesse la vieille cité de Clovis, la capitale des Rois de France.

La place de la Concorde par ses proportions grandioses, sa magnifique ordonnance, ses fontaines monumentales, ses colonnes et ses statues qui personnifient les principales villes de France, est l’une des plus belles places que l’on puisse voir.

L’obélisque de Luxor couvert d’hiéroglyphes contribue aussi à son ornementation.

Ce pauvre enfant du désert, comme l’appellent les uns, cette aiguille de Cléopâtre, comme l’appellent les autres, ce remarquable monolithe de vingt-trois mètres de haut d’un marbre rose qui brave les siècles, apparaît comme l’admirable spécimen d’une civilisation disparue et peut-être supérieure à la nôtre......

Que restera-t-il de nos palais somptueux, de nos monuments si orgueilleux, quand ils auront l’âge des monuments d’Egypte?

Peu de chose sans doute; mais présentement Paris est bien beau avec ses Palais: Louvre, Luxembourg, Palais-Royal, Palais-Bourbon, Palais de Justice; avec ses Hôtels des Invalides, de la Légion d’Honneur, de la Monnaie et son admirable Hôtel de Ville, et Tutti Quanti; avec ses Arcs de Triomphe de l’Etoile et du Carrousel; ses portes Saint-Denis et Saint-Martin; ses belles rues, ses quais, ses magnifiques boulevards, ses vingt-huit ponts sur la Seine, ses fontaines monumentales, ses théâtres, ses colonnes et ses statues colossales, ornant ses places, ses squares et ses jardins.

La colonne Vendôme, à la gloire de Napoléon, fondue avec le bronze de douze cents canons pris à l’ennemi, est une imitation de la colonne Trajane de Rome.

La colonne de Juillet garde le souvenir d’une autre dynastie; le lion qui orne son piédestal, du sculpteur Barye est, dit-on, une œuvre d’art de la plus rare beauté.

Paris est réputé pour l’une des plus belles villes du monde; c’est aussi mon avis et j’en suis fière.

Cette promenade le jour dans notre capitale m’a paru si agréable que j’ai voulu la continuer après dîner. Paris, le soir, avec ses interminables cordons de lumières qui brillent le long des rues, des quais, des boulevards, se présente avec plus de prestige encore; quand la lune s’en mêle, c’est un véritable enchantement.

Les monuments de l’ancienne cité se dressant dans l’ombre vaporeuse et grandissante forment un décor grandiose, magnifique; l’imagination est séduite au plus haut point. Notre-Dame, le Palais de Justice, la Sainte-Chapelle, la Tour Saint-Jacques, toutes ces merveilles de l’art gothique vous ramènent à trois siècles en arrière, et pendant cette minute de rêve et d’oubli du présent, on se demande si les archers sont encore là montant le guêt au sommet des tours.

Les descriptions que Victor Hugo a faites du vieux Paris dans son ouvrage Notre-Dame de Paris, sont d’une rigoureuse exactitude. Je le constate avec plaisir.

Mardi, 1er Octobre 1889.

Ascension à la Tour.

Ah! cette tour, c’est la neuvième merveille du monde, puisque Mme de Sévigné a déjà déclaré que le Mont Saint-Michel est la huitième. Et l’Exposition, c’est aussi une merveille. Le présent surpasse l’antiquité. Enfoncés les Jardins suspendus de Babylone, les Pyramides d’Egypte, le Phare d’Alexandrie, le Colosse de Rhodes! Enfoncés le Temple de Diane, la Statue du Maître des Dieux, le Tombeau de Mausole. Le passé est une belle chose dont nous gardons un souvenir respectueux; mais vivent les temps modernes dont nous admirons les splendeurs infinies!

Je faisais mon ascension seule; ma cousine, un peu fatiguée de la vie étourdissante que nous menons était restée chez elle.

Partie à une heure, j’avais promis d’être de retour à sept heures pour dîner. Et bien! je suis rentrée à huit heures un quart! Ma cousine était dans une inquiétude extrême. Depuis une heure la femme de chambre, debout au balcon, interrogeait du regard toutes les passantes, cherchant à me reconnaître. L’attente rend le temps long et toutes les deux, loin de se calmer, de s’exhorter à la patience, s’exhaltaient de plus en plus.

«Ma cousine aura eu un accident de voiture, disait la maîtresse du logis», et la femme de chambre reprenait en sourdine: «Elle se sera fait écraser par un omnibus».

—A moins que pour changer de locomotion elle n’ait voulu revenir par les bateaux-mouches et qu’elle se soit ensuite trompée de rues pour rentrer à la maison.

—Peut-être s’est-elle en effet égarée? Vous avez raison, cette pensée me tranquillise. Mon Dieu! pourvu qu’elle ne soit pas tombée aux mains d’un bandit qui, lui donnant de fausses indications, l’aura entraînée...

—Taisez-vous, Anne-Marie, vous me faîtes peur...!

—Si Madame n’est pas rentrée à neuf heures, je courrai à la police.

Ma cousine avait la tête à l’envers.

—Il faudra que j’écrive à sa famille, a-t-elle murmuré.

—Et que j’aille à la morgue demain, a continué Anne-Marie, une si bonne dame, quel malheur! que devant Dieu soit son âme! Et Anne-Marie a poussé un gros soupir».

J’ai entendu son hélas et la fin de sa phrase en ouvrant la porte du vestibule. J’arrivais juste à temps pour dire Amen à mon oraison funèbre. Ma cousine s’est jetée dans mes bras: «Que t’est-il donc arrivé?

—Mais rien, du moins une chose bien simple, j’ai été arrêtée par l’enterrement du général Faidherbe et j’ai, non pas perdu, mais dépensé deux heures à voir le défilé, de sorte qu’au lieu d’arriver à la Tour avant deux heures, j’y suis arrivée vers quatre, et j’y suis restée jusqu’à la nuit et même un peu plus, pour la voir à la clarté des lumières après l’avoir vue à la clarté du jour. Je reviens enchantée sans avoir éprouvé le moindre incident, sans parler d’accident».

Nous nous sommes mises à table, ma cousine n’a pas mangé, ses doubles émotions de crainte et de joie lui avaient fermé l’estomac, en revanche, comme le mien battait le rappel depuis longtemps, je me suis montrée fort belle fourchette en faisant honneur aux sauces fines de la cuisinière et même fort belle cuiller en savourant jusqu’à trois reprises une crème aux fruits absolument délicieuse.

Mercredi, 2 Octobre au matin.

L’enterrement du général Faidherbe a été une imposante cérémonie que je suis bien aise d’avoir vue. Dans ce diable de Paris, il y a toujours de l’imprévu dont les étrangers profitent. L’affluence était énorme sur tout le passage du cortège, c’est à grand’peine que les agents chargés d’assurer le service d’ordre parvenaient à faire faire place; chacun se huche comme il peut; on loue une petite table pour monter dessus deux francs, un barreau d’échelle cinquante centimes.

A midi précis, une batterie placée sur le quai d’Orsay a tiré plusieurs salves et le cortège s’est mis en marche.

En tête le 23e de ligne, le 1er régiment du génie et les Sénégalais de l’Esplanade des Invalides portaient une couronne de lauriers, immédiatement après les troupes, venait le char funèbre attelé de quatre chevaux tenus en mains par des piqueurs; aux quatre coins du corbillard, des faisceaux de drapeaux; la bière était recouverte par un drapeau tricolore. Les cordons du poêle étaient tenus par MM. de Freycinet, ministre de la Guerre, l’amiral Duperré, M. Testelin, sénateur du Nord, les généraux Lecointe, Bressonnet et M. Barbier de Meynard, membre de l’Institut.

Autour du char se tiennent des tirailleurs sénégalais. Les sapeurs du génie, en deux files, marchent le long du cortège, l’arme renversée.

La musique est lugubre, la Marche funèbre de Chopin produit un grand effet.

Les délégations qui sont venues apporter des couronnes sont très nombreuses; il y en a des quatre coins de la France; il y en a même de l’Algérie et du Sénégal. Les plus remarquées sont celles-ci:

«A Faidherbe, la colonie du Sénégal.Au président d’honneur de la Société amicale des anciens élèves de l’Ecole polytechnique.La ville de Saint-Quentin au général Faidherbe.Au Grand-Chancelier, les gens de service de la Légion d’honneur.A son illustre enfant, la ville de Lille.La marine au général Faidherbe, ancien gouverneur du Sénégal.Maison de la Légion d’honneur, Saint-Denis.Maison de la Légion d’honneur, Les Loges.Au général Faidherbe, les Enfants du Sénégal et du Soudan. Reconnaissance.Les anciens élèves de l’Ecole polytechnique, etc.»

Derrière les couronnes, vient M. Gaston Faidherbe, fils du général, entouré des officiers d’ordonnance du défunt. Puis les pensionnaires des maisons de la Légion d’honneur, conduites par leurs directrices portant en sautoir le cordon rouge sur la robe noire. M. le général Brugère, représentant M. le président de la République.

L’amiral Krantz, les généraux Saussier et Billot, suivis de nombreux officiers représentant l’armée. Viennent encore: MM. Tirard, Rouvier, Faye, Thévenet, Yves Guyot, suivis de nombreux sénateurs députés, conseillers municipaux et de délégations de tous les corps constitués.

Parmi ces délégations, on remarquait particulièrement le roi nègre Oussman-Gassi, entouré de Sénégalais, ainsi que les spahis et les tirailleurs sénégalais, dont plusieurs portent la croix d’honneur et la médaille militaire.

Comme Mme veuve Malbrough, «je suis montée si haut que j’ai pu monter» au faîte de la célèbre tour et de là j’ai contemplé par un temps à souhait un panorama inoubliable, indescriptiblement beau, car le spectacle change à chaque étage. De la première plate-forme le regard charmé contemple l’ensemble de l’Exposition, qui lui apparaît comme une ville enchantée dont toutes les rues sont des jardins et toutes les maisons des palais. On ne voit que dômes, minarets, tours, villas, chalets, châteaux, pagodes, kiosques, chaumières, pavillons, palais, velums, colonnades, galeries, statues, fontaines; et, couronnant toutes ces constructions bizarres, élégantes, chatoyantes, le Dôme central et le Palais des Machines, c’est éblouissant...

J’ai très bien vu de là l’orme colossal qui se trouve dans la cour de l’Institution des Sourds-Muets. Il a six mètres de circonférence à sa base et mesure plus de quarante-cinq mètres de hauteur de la base au faîte.

Son origine remonte à l’an 1600. Il paraît que c’est un des ormes que Sully, sur l’ordre de Henri IV, fit planter à la porte de chaque église de Paris.

La tradition lui a conféré le nom d’Orme de Sully.

De la deuxième plate-forme, on a la vue splendide de Paris dans sa vaste enceinte. Voilà ses monuments, ses flèches, ses dômes, ses places, ses avenues; le regard domine tout, et Montmartre et le Mont-Valérien, dont la silhouette paraît si haute. Plus loin, on aperçoit Versailles s’abritant dans la verdure; ce filet blanc qui serpente, c’est la Seine; ces fines aiguilles, ce sont des clochers; ces petits sentiers, ce sont des boulevards; ces points noirs, ce sont des hommes.

De la troisième et dernière plate-forme, la vue n’est plus qu’un immense lointain trop confus pour être décrit. Le point le plus éloigné que l’on puisse apercevoir est un sommet de forêt, à quatre-vingt-dix kilomètres. A cette hauteur, il n’y a plus ni mouvement, ni bruit, cette ville morne, ces campagnes silencieuses ne sont-elles qu’un décor, une peinture? la vie n’est-elle plus là? Instinctivement, on lève les yeux au ciel dont l’ampleur est infinie, cette impression, très saisissante, est pleine de grandeur.

La Tour Eiffel, qui n’a rien d’une tour, qu’on se représente généralement ronde, massive, bâtie en pierres, me fait l’effet d’une énorme colonne carrée se retrécissant par le haut, percée à jours et toute bâtie en fer. En effet, elle se compose uniquement de treillis de fer très résistants, très élastiques et très légers assemblés par des goussets en fer rivés.

Cette conception est gigantesque et l’exécution ne l’est pas moins. La Tour Eiffel dont chaque côté a cent vingt-neuf mètres de large occupe une superficie de plus de seize mille mètres carrés, plus d’un hectare et demi. C’est le monument le plus haut, non seulement de Paris, mais du globe. L’arc de Triomphe de l’Etoile a quarante-neuf mètres, le Panthéon, quatre-vingt-trois, le Dôme des Invalides, cent cinq, Saint-Pierre de Rome, cent trente-deux, la cathédrale de Strasbourg, cent quarante-deux, la grande pyramide d’Egypte, cent quarante-six, la cathédrale de Rouen, cent cinquante, la cathédrale de Cologne, cent cinquante-neuf, le monument de Washington, à Philadelphie, cent soixante-neuf; dans le plan, il devait avoir six cents pieds, mais dès le quarante-sixième mètre il s’inclinait d’une façon si inquiétante, qu’on suspendit les travaux; on les reprit, mais en réduisant la hauteur assignée de plus de deux cents pieds.

L’idée de construire une tour colossale n’est pas nouvelle; les descendants de Noé l’avaient déjà eue. En 1832, l’ingénieur anglais Trevithick proposa de bâtir un monument de mille pieds (trois cent quatre mètres quatre-vingts). Les Américains caressèrent plusieurs projets de ce genre mais ils ne furent jamais exécutés.

Que de science, que d’études, que de savantes recherches, que de combinaisons multiples pour mener à bien le chef-d’œuvre que j’ai sous les yeux! Que de calculs, depuis la base assise dans le sol, qu’il a fallu étudier lui-même, jusqu’au faîte, jusqu’à cette lanterne de trois cents mètres de hauteur. C’est après avoir construit dans le Cantal, pour la ligne du chemin de fer, le viaduc de Garraby, que monsieur Eiffel eut l’idée de sa tour. Le viaduc est situé à cent vingt-quatre mètres au-dessus du niveau de la rivière, l’arche centrale qui sert d’appui à la même hauteur et mesure cent soixante-cinq mètres d’ouverture; le tablier métallique a quatre cent quarante-huit mètres de long et la longueur totale est de plus d’un demi-kilomètre. Cet ouvrage audacieux était alors considéré comme l’œuvre la plus colossale du monde. Monsieur Eiffel pensa que ces armatures de fer qu’il avait placées horizontalement pour relier les deux collines de Marjevols, pourraient aussi bien être posées verticalement et s’élever jusqu’à trois cents mètres de haut. Et il l’a fait comme il l’avait dit.

Le poids total de la tour Eiffel est évalué à neuf millions de kilos; le nombre des pièces métalliques qui s’entrecroisent en tous sens est de douze mille; chacune d’elles, en raison de sa forme sans cesse variée, a nécessité un dessin spécial; tous ces dessins ont été préparés au bureau des études de l’usine Eiffel à Levallois-Perret.

C’est d’une double montagne de fer travaillé et de papiers dessinés qu’est sortie cette merveilleuse colonne; et dans tout cela, les rapports l’ont constaté, il n’y a pas eu une seule erreur de calcul, une seule incertitude d’exécution. La dépense totale a été de six millions et demi.

La tour Eiffel présente un grand avantage sur toutes les constructions maçonnées, elle est «amovible». L’Etat auquel elle appartient pourrait la transporter ailleurs si cela lui convenait, l’opération ne serait pas difficile et la dépense relativement minime: un demi-million.

Nous sommes loin de la protestation qui se produisit lorsque le programme officiel annonça l’érection d’une tour de trois cents mètres. Cette protestation fut adressée en février 1887, sous forme de lettre à Monsieur Alphand et signée de noms célèbres: Messonnier, Gounod, Ch. Garinier, Gérôme, Bonal, Bougreau, Sully-Prudhomme, Robert Fleury, Victorien Sardou, Pailleron, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant, etc., etc. Ces messieurs affirmaient que cette tour serait le déshonneur de Paris et que «cette cheminée d’usine écraserait de sa masse barbare tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées. Sur la ville entière frémissante encore du génie de tant de siècles, on verrait s’allonger, comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de cette odieuse colonne de tôle».

Presque tous ont fait amende honorable et reconnaissent volontiers que la tour Eiffel est le clou de l’Exposition; ils rendent hommage au génie qui l’a construite. Le succès est une puissance qui s’impose.

Il y a seize guichets délivrant les billets d’entrée, pour aller au premier étage on paye deux francs, pour aller au second un franc, pour atteindre le sommet deux francs. En somme, l’ascension coûte cinq francs, sans compter tous les bibelots qu’on y achète; il est impossible de ne pas rapporter au pays un souvenir de cette ascension qui fait rêver, de cette ascension à neuf cents pieds du sol et qui s’accomplit si aisément; on pourrait presque dire sans qu’on s’en aperçoive, grâce aux ascenseurs dont le plus rapide s’élève de deux mètres par seconde. On peut aussi monter par les escaliers, il y en a deux qui servent à gravir la tour jusqu’à la deuxième plate-forme et les deux autres à la descendre. On monte trois cent cinquante marches pour arriver au premier étage; sa galerie promenoir est vraiment superbe; on en fait le tour, on s’oriente, puis on achète quelques souvenirs aux nombreuses boutiques qui en ont pris possession. Au centre se trouvent quatre restaurants pouvant contenir chacun cinq à six cents personnes: Bar flamand, Restaurant russe, Bar anglo-américain, Restaurant français. On peut dire que le monde entier a passé dans les salons de ces luxueux établissements. C’est à cette première plate-forme que l’on trouve la médaille de bronze à l’effigie de la tour; au second se vend la médaille d’argent, au troisième celle de vermeil. Il faut ensuite monter trois cent quatre-vingts marches pour arriver à la seconde plate-forme. C’est là qu’il faut visiter la curieuse installation du Figaro, avec son imprimerie spéciale, sa rédaction, sa composition.

Le Figaro connaît le monde, il s’est dit que les quatre cinquièmes des visiteurs seraient flattés de voir leur nom dans un journal, il a donc établi un registre où chacun peut écrire son nom et son adresse, lesquels sont imprimés le lendemain dans le journal dit Le Figaro de la Tour Eiffel. Les demandes pleuvent, l’argent aussi; ce journal fait florès et vit, en ce moment, de la vanité humaine. L’incommensurable vanité!

De cette plate-forme au sommet il y a cent soixante mètres, l’escalier qui y conduit a mille soixante-deux marches, c’est un simple escalier de service dont le public ne peut profiter, il faut prendre les ascenseurs. Bref, il y a en tout mille sept cent quatre-vingt-douze marches, avis aux gens malades du cœur ou que l’obésité oppresse.

Cette troisième plate-forme est à deux cent soixante-seize mètres; au-dessus, à trois cents mètres, se trouvent des salles réservées à des expériences scientifiques, météorologiques, biologiques, micrographiques de l’air, etc., et un petit appartement particulier que Monsieur Eiffel habite quelquefois; c’est là que se trouve le livre d’or où les personnages de marque apposent leur griffe. Le phare de la tour a une puissance égale à celle des feux de première classe établis sur nos côtes; il est fixe mais entouré de plaques de verres tournantes, blanches, bleues, rouges qui promènent ainsi chaque nuit nos couleurs nationales sur l’horizon sans bornes.

Un drapeau de trente-six mètres carrés flotte à l’extrême pointe. On assure que des Anglais ayant pu pénétrer jusque là ont coupé dans ce drapeau de petits morceaux d’étoffe qu’ils ont emportés en souvenir de leur ascension. Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir; toujours les mêmes! ces braves Anglais...

Moi, j’ai eu quelque peine lorsque j’ai voulu écrire la fameuse carte postale datée de la tour et portant son effigie, qu’il est du devoir de tout bon visiteur d’envoyer à sa famille. On m’avait prévenu que tous les encriers sont assiégés et qu’on ne peut mettre la main sur un porte-plume qu’après une longue attente. J’avais alors fait ce judicieux raisonnement: on peut toujours tremper le bec d’une plume dans un encrier, mais sans la plume on ne peut rien, et j’avais glissé dans ma poche un porte-plume muni d’une belle plume neuve. J’ai pris place au coin d’une table entre un Chinois jaune et une Flamande rousse, haute comme un tambour-major. Tous les porte-plumes fonctionnaient fièvreusement autour de moi. J’ai pris le mien et après l’avoir plongé dans l’encre j’ai écrit:

C’est entre ciel et terre, du haut de cette tour titanesque, devant cette exposition incomparable où sont venues aboutir, sous les formes les plus variées, et dans leur développement le plus parfait, toutes les conceptions du génie humain que ma pensée s’envole vers vous. A mes pieds, les hommes s’agitent comme des fourmis, Paris et ses monuments ont les dimensions de jouets d’enfants; au loin, la campagne encore feuillée ressemble à un immense tapis vert, capitonné de points blancs qui s’appellent villages et châteaux. Voilà le tableau, voilà mes impressions sur le vif.

Mais à travers cette féerie, je revois ma douce Bretagne, ma famille chérie, et ce petit mot d’affection que je lui envoie est une preuve nouvelle que le cœur sait faire valoir ses droits en face des plus grandes merveilles de l’intelligence, des plus hautes conceptions de l’esprit et qu’il garde quand même et toujours l’image de ceux qu’il aime! Oui, au milieu de l’une des plus grandes foules humaines qui se soient jamais rencontrées devant cette Exposition qui tient du miracle, c’est le souvenir qui m’a empoignée, et pendant que ma pensée voguait dans le ciel pur de la science et des beaux-arts, habitant l’idéal le plus élevé qui se puisse atteindre: soudain, la vision de la famille et du pays se présentait à moi et je souriais en même temps à cet autre et si délicieux idéal du cœur.

Quand j’ai quitté la table où j’écrivais, six ou huit personnes m’entouraient, attendant que je leur fisse place, mon premier mouvement a été de remettre mon porte-plume dans ma poche, mais déjà les mains se tendaient pour le saisir. J’ai hésité un instant. Ah! si j’avais tenté de le garder, que serait-il arrivé? les gens qui le reluquaient auraient dit que je prenais un porte-plume ne m’appartenant pas, que j’emportais le mobilier de la tour. On se serait ameuté, on aurait sans doute crié: au voleur, les plus calmes m’eussent traitée de vulgaire pick-pocket, les exaltés auraient fini par jurer que je voulais escamoter la tour. On serait peut-être allé jusqu’à dire que je voulais la fourrer dans ma poche.

J’ai remis mon porte-plume dans la dextre d’un méridional qui gesticulait fort et parlait haut, tout en regrettant un peu les cinquante centimes qu’il m’avait coûté, et beaucoup la jolie tour en miniature qu’il représentait.

Ah! si j’avais le temps! je ne ferais peut-être pas quatre ascensions comme le comte de Flandres, mais je reviendrais certainement jouir de ce spectacle sans pareil, et dont on ne se lasse pas.

Mot de la Fin

M. Eiffel—comme une dame bien connue—monte à sa tour: il est accompagné de son ingénieur. A une certaine hauteur, il veut prendre des points de repère, mais ni lui ni son compagnon n’ont apporté, pour cette opération, la chose essentielle... un mètre.

L’ingénieur descend immédiatement pour se munir de l’instrument indispensable.

On demande à quelle hauteur ils étaient montés l’un et l’autre?

A... deux sans mètre.

Savez-vous où M. Eiffel se trouvait lorsque son ingénieur l’a rejoint?

—???

Assis sans mètre.

Mercredi 2 octobre 1889.

Parc Monceau.—Buttes Chaumont
Parc Montsouris.

Nous avons fait aujourd’hui la visite projetée au parc Monceau, aux Buttes Chaumont et au parc Montsouris. Promenades charmantes, oasis délicieuses, dans cet infernal Paris où l’on ne connaît ni le calme ni la sécurité. Les enfants et les vieillards qui ont si grand besoin d’air pur et de soleil les trouvent ici dans l’espace et le repos, le poète et le savant peuvent également lire, rêver, promener dans une quiétude parfaite loin de ces rues tumultueuses où l’on craint sans cesse d’être bousculé, volé, écrasé; où l’on va, vient, s’agite dans un perpétuel qui-vive.

«Pages, laquais, voleurs de nuit, carrosses, chevaux et grand bruit, voilà Paris». C’est Scarron qui disait cela de son temps. Ciel! que dirait-il du nôtre! J’avoue humblement mon incapacité à me tirer d’affaire. Je ne suis point débrouillarde. Je me sens toute ahurie par le bruit et très effarouchée de tant de voitures et de piétons.

Le parc Monceau est l’œuvre de Philippe d’Orléans. Louis-Philippe l’affectionnait aussi beaucoup. Une cascade, des statues de marbre et de bronze l’embellissent encore. Son principal ornement est ce qu’on appelle la Naumachie, colonnade de style corinthien, imitant une belle ruine debout au bord d’une pièce d’eau. Le parc des Buttes Chaumont, trois fois plus grand au moins que le parc Monceau, est très accidenté, très pittoresque: ces mouvements de terrain s’expliquent lorsqu’on sait que ces grands espaces sont de vieilles carrières de plâtre abandonnées, converties en jardin. Les Buttes Chaumont ont aussi elles une grotte, des cascades, un lac d’où s’élance un immense rocher de cent mètres de hauteur, surmonté d’un temple, et un joli pont qui surplombe le lac; c’est dans ce lieu si fleuri et si charmant que se trouvait autrefois le gibet de Montfaucon. Antithêses et contrastes, la vie en est faite, le monde en est plein!

Il faut aller chercher fort loin aussi, derrière l’Observatoire, le parc de Montsouris. Grandes pelouses verdoyantes, ombrages épais, allées unies, sablées et larges comme des grandes routes, vaste pièce d’eau où s’ébattent des familles de canards, de cygnes, d’oies, tel est son ensemble. Ses principaux ornements sont une pyramide élevée à la mémoire de la mission Flatters, massacrée par les Touaregs en 1881, et la reproduction du Bardo, palais du bey de Tunis, qui figura à l’Exposition universelle de 1867, et qui sert d’observatoire météorologique.

Peu de statues, l’une pourtant m’a frappée par son extrême laideur. J’ai demandé quel était ce personnage aussi affreux qu’illustre, après bien des informations, j’ai appris que c’était l’ami du peuple, Marat! Mon Dieu oui, voilà les grands hommes qu’on glorifie aujourd’hui et qu’on offre du même coup à l’admiration et à l’imitation des générations nouvelles. C’est un choix heureux, mes félicitations aux édiles parisiens, comme à l’artiste Baffier qui a su s’inspirer d’un être aussi hideux au physique qu’au moral. J’aimerais à voir à côté de lui Charlotte Corday «l’ange de l’assassinat», suivant l’expression de Lamartine dans les Girondins, mais il est là, tout seul... avec son déshonneur. Il paraît que c’est en 1883 que le conseil municipal commanda cette œuvre d’art, d’un placement difficile, on ne savait où l’ériger. On a trouvé charmant de l’utiliser au parc Montsouris. Cette statue ne passe pas inaperçue, mais le public qui se promène ignore bien certainement son nom.

La statuomanie est à son comble; est-ce donc pour honorer le crime et le vice qu’on élève des statues? C’est l’athéisme qui invente tout cela. Ayant décrété que Dieu là-haut n’existe pas, il déifie l’homme pour le faire Dieu ici-bas; et tous les petits pigmées rêvent d’avoir une grande statue. C’est ainsi qu’agissaient les Athéniens de la décadence; ils s’envoyaient leurs bustes commandés par douzaines, comme nous nous envoyons nos photographies. Et voilà pourquoi le sol de la Grèce est pavé de statues. M. Paul de Cassagnac a raconté des choses charmantes à ce sujet.

«Souvenez-vous, dit-il, de l’histoire édifiante de Démétrius de Phalères, qui, vers ce temps-là, consacrait son talent, sa vertu, son génie à relever sa patrie ruinée, abaissée par la domination Macédonienne.

Les Athéniens, reconnaissants et enthousiasmés, lui élevèrent de son vivant, sous ses yeux, trois cents statues de bronze, pas une de plus, pas une de moins.

Mais peu de jours après, le fils d’Antigone, celui qui fut surnommé Poliorcète, le preneur de villes, s’empara d’Athènes, chassant Démétrius, et séance tenante les Athéniens, oublieux des services fraichement rendus, brisèrent les trois cents statues de bronze, et élevèrent à Poliorcète autant de statues en or.

Puis, à quelque temps de là, Poliorcète était battu près d’Ipsus, et un Athénien avisé, plein d’expérience et d’économie, proposa de ne plus renverser, en entier, les statues élevées aux hommes qu’avait trahis la fortune, et de se contenter de changer les têtes, les corps pouvant continuer de servir pour tout le monde, indistinctement et successivement.

Voilà une ingénieuse idée que les Français pourront mettre un jour en pratique, pour moi, je ne verrais aucun inconvénient à mettre la tête d’un honnête homme sur les épaules de Marat.

Jeudi, 3 Octobre 1889.

Repos complet.—Les Voitures à Paris.

J’ai mis un peu d’ordre dans mon journal pendant que ma cousine recevait des visites, le jeudi est son jour.

Le soir je suis restée au salon; nos soirées, même lorsque nous ne sortons pas, sont toujours bien employées. Coupé par la causerie, la musique et les cartes, le temps passe vite. D’ailleurs, les Parisiens ne trouvent jamais qu’ils veillent trop tard. Le whist est paraît-il un jeu empoignant, mais il me semble que c’est aussi un jeu où l’on s’empoigne. Autrefois il se jouait avec quatre personnes puis on s’est réduit à trois. Aujourd’hui à l’aide de combinaisons savantes on peut le jouer à deux. Quand on aura inventé le moyen de le jouer seul, je me mettrai à l’apprendre, car je le répète, ce jeu ne me paraît pas fait pour adoucir les caractères.

Pendant que les robs se succédaient sans interruption, j’ai causé avec un vieux savant qui ne se prodigue pas et passe généralement ses soirées dans son cabinet de travail en tête-à-tête avec lui-même. Mais non, que dis-je! il n’est jamais seul il l’affirme du moins: la science est sa maîtresse favorite et les livres ses meilleurs amis. Il m’a fort intéressée. A un moment, comme je me plaignais du brouhaha de Paris:

«Que vous avez donc raison, m’a-t-il répondu, et que nous sommes loin du temps—c’était sous François Ier—où il n’y avait à Paris que deux carrosses: celui de la Reine et celui de la belle Diane.

Sous Henri IV, il n’y en avait même plus qu’un, le Roi s’en privait quand la Reine en avait besoin. Les rois voyageaient à cheval, les princesses allaient en litière et les dames en trousse derrière leurs cavaliers. C’était charmant: pas d’écrasés et jamais de réclamations. Une des clauses insérées au bail que passait aux fermiers de sa terre, près Paris, Gilles Lemaître, premier président du Parlement sous Henri II, était qu’aux grandes fêtes de l’année et au temps des vendanges, les fermiers lui amèneraient une charrette couverte et de la paille fraîche dedans pour y asseoir sa femme et sa fille, et encore qu’ils lui amèneraient un ânon ou une ânesse pour servir de monture à leur chambrière. Ce fut fini ces idylles quand un individu s’avisa d’inventer les voitures de place.

Ce serviteur de la civilisation portait un nom de circonstance: il s’appelait Sauvage, il demeurait rue Saint-Martin, à l’hôtel Saint-Fiacre. Le premier carrosse de louage, le carrosse à cinq sous, n’était pas très confortable. Le fameux dominicain Labat l’a vu et décrit. Il pouvait contenir six personnes; il était délabré et traîné par de pauvres bêtes étiques. Au XVIIe siècle, on ne comptait que trois ou quatre cents carrosses dans la capitale, mais la vogue en prit et Paris cessa d’être habitable.

Ecoutez cette appréciation d’un contemporain:

Les carrosses sont confortables, mais que dire des autres voitures, vinaigrettes, diables, cabriolets, que dire sur la route de Versailles des carrosses appelés «pots-de-chambre», ouverts à tous les vents, où l’on brûle en été, où l’on gèle en hiver? que la poussière vous y étouffe ou que la pluie vous y transperce; le majestueux Carabas est encore pis avec ses six chevaux qui font quatre petites lieues en cinq longues heures.

On connut les accidents. Pour les prévenir on inventa les petites lanternes, ce qui ne servit à rien, les piétons étaient écrasés quand même. Un seigneur étranger traversait avec rapidité, à l’entrée de la nuit une rue étroite, sa voiture légère heurta une borne et se brisa en éclats. Pour comble de malheur, un carrosse qui la suivait, dédaigna de s’arrêter et ses roues passèrent sur le corps d’un cheval de grand prix attelé à la voiture fracassée. Le seigneur s’élança sur le cocher, lui demandant avec fureur pourquoi il ne s’était pas arrêté en voyant un cheval par terre: «Pardonnez-moi, Monseigneur, répondit ce cocher modèle, mais il fait nuit et je l’ai pris pour un homme!»

—Ah! monsieur!...

—Madame, c’est l’exacte vérité et d’ailleurs, c’est cette tradition que les cochers suivent toujours. Non, non. j’admire leur adresse et je m’étonne qu’avec tant de chevaux et de voitures en circulation il n’y ait pas plus d’accidents...

—Quel est le nombre de voitures à Paris, le savez-vous?

—Comment, Madame, vous voulez de la statistique? cela n’intéresse que ceux qui la font...

—Si, cela instruit en passant. Tout le monde n’est pas à même de faire de la statistique et je suis sûre qu’ici, dans ce salon, personne que vous ne pourrait me donner ce renseignement.

—Vous le voulez, soit, mais je parlerai bas, car on se moquerait de moi.

En 1818, il n’y avait à Paris que deux mille neuf cent quarante-huit voitures publiques, n’ayant pour la plupart qu’une place à côté du cocher.

En 1828, les omnibus firent leur première apparition. Il y eut bien vite toutes sortes de concurrences. Mais en 1866, le monopole abusif vint mettre son holà et depuis la population parisienne se plaint sans pouvoir rien changer à cet état de choses.

En 1873, on vit les premiers tramways. Leur développement fut assez lent; mais, aujourd’hui, ils ne comptent pas moins de trois cents kilomètres sur lesquels la traction est variée: chevaux, électricité, vapeur, air comprimé.

Actuellement, il y a à Paris mille quatre cent cinquante-six omnibus, quatorze mille deux cent soixante-sept voitures de place et treize mille voitures bourgeoises; seize mille voitures pour le transport des marchandises; total, quarante-quatre mille voitures».

Et j’ai été très contente de ma conversation avec ce vénérable septuagénaire au crâne dénudé, comme il convient à tout savant qui se respecte.

Décidément, je suis comme le jeune Anacharsis, je m’instruis en voyageant.

Vendredi, 4 Octobre 1889.

La France.—Entrées à l’Exposition.

Depuis l’ouverture de l’Exposition jusqu’au 30 septembre, plus de vingt-et-un millions de tikets ont été délivrés aux guichets. Septembre a été le mois des Anglais, cent mille ont traversé la Manche pendant ce mois, mais il en est venu un nombre bien plus considérable. Ces voisins qui ne veulent pas être nos amis sont cependant débarqués en foule chez nous; on en a compté un demi-million. Preuve évidente que si l’Anglais n’aime pas les habitants il apprécie fort le pays.

Nous entreprenons aujourd’hui notre Tour du Monde. Ici ce n’est plus le Tour du Monde en quatre-vingts jours, mais en quatre-vingts heures si l’on veut et même moins. Cela est fort amusant de s’en aller ainsi de pays en pays, de ville en ville, à travers les cinq parties du monde, sans fatigue ni danger, sans guide ni interprète.

A tout seigneur, tout honneur: nous commençons par la France qui, dans toutes les sections, affirme sa supériorité. Elle est chez elle, et il est toujours plus facile de s’installer chez soi que chez les autres. Que de choses à voir et à admirer, cependant je ne saurais parler que de ce qui m’a frappée davantage.

L’exposition somptueuse du mobilier m’a plu excessivement.

Ces ébénistes, ces ornementistes, ces sculpteurs sur bois, ces dessinateurs qui ont su créer tant de formes charmantes et variées, sont de véritables artistes.

«L’industrie française est incomparable dans cette branche de la production nationale.

Depuis la chayère de chêne aux fines dentelures gothiques et la caquetoire dont Henry Estienne disait si plaisamment à propos des Parisiennes de son temps: «Il n’y a pas d’apparence qu’elles aient le bec gelé, pour le moins j’en réponds, puisqu’elles ne se sont pu tenir d’appeler des caquetoires, leurs sièges».

Les meubles modernes ne le cèdent en rien aux meubles anciens; quels ravissants bonheurs du jour, couverts d’incrustations de marqueterie d’une finesse exquise, ce sont des mosaïques des bois les plus rares et les plus précieux.

L’art du tapissier est également poussé aux extrêmes limites. «C’est l’essence même du goût parisien que nous retrouvons ici. Il sait tirer un parti merveilleux des étoffes et tissus de tous genres. Tout ce que la soie, la laine, le fil et le coton peuvent produire, se montre sous les aspects les plus séduisants. Le tapissier parisien drape à ravir, non seulement les lampas, les satins, les damas, mais les plus simples cretonnes, ces tentures si harmonieuses de couleurs, si variées de formes sont tout un poème, le poème séduisant du confort intérieur.

Même succès pour les papiers à tapisser; en entrant on se croit d’abord à une exposition de soieries, velours de Gênes, brocards de Lyon, verdures de Flandres. Ces magnifiques papiers peints jouent si bien l’étofle qu’il faut les toucher pour faire tomber l’illusion, celle-ci disparaît, mais l’admiration reste.

Aujourd’hui, on est arrivé à reproduire jusqu’en vingt-six couleurs les dessins les plus compliqués. L’exposition des cristalleries de Baccarat, de St-Louis, de Choisy-le-Roi m’a vivement intéressée.

Mais celle des glaces de St-Gobain m’a plongée dans la stupéfaction. Je ne me figurais pas qu’on pût arriver à de pareilles dimensions. Il faut voir cela pour y croire.

L’industrie des glaces énormes, comme on les fait maintenant, est toute moderne, mais les miroirs étaient connus des Egyptiens, des Grecs et des Romains, quoiqu’on dise que l’antiquité ne fabriquait que des miroirs en métal poli, le musée de Turin possède des miroirs en verre, trouvés dans des tombeaux égyptiens. Aristote écrit: «Si les métaux et les cailloux doivent être polis pour servir de miroir, le verre et le cristal ont besoin d’être doublés d’une feuille de métal pour reproduire l’image qu’on leur présente».

A son tour, Pline parle des miroirs dans son Histoire naturelle. Après avoir proclamé la renommée immense dont jouit la ville de Sidon en Phénicie, pour les verreries, il ajoute que ce fut dans ce pays que furent inventés les miroirs de verre.

Pendant mille ans, on perd la trace de cette invention. Au Xme siècle, Venise fabrique des miroirs, mais ce n’est qu’au XVIme siècle que cette invention prend de l’importance, et Venise garde si jalousement le monopole de ces glaces limpides, blanches, d’une pureté et d’un éclat incomparable qu’elle décrète qu’elle punira de mort tout ouvrier qui transportera son art dans une ville étrangère.

L’industrie des glaces commença en France l’an 1660, sous Louis XIV, grâce à l’habileté de Colbert qui parvint à déterminer dix ouvriers vénitiens à venir à Paris; ils n’y restèrent pas longtemps et on peut dire que ce fut un Français, Richard de Néhon, très habile verrier de Tour-la-Ville, près Cherbourg, qui établit la première manufacture de glaces en France. En 1691, son neveu, Louis de Néhon, accomplit une véritable révolution dans cette industrie.

Jusque-là, on fabriquait les glaces comme les vitres, c’est-à-dire par le procédé du soufflage, et ce procédé imposait une limite fort restreinte aux dimensions des glaces. Louis de Néhon parvint à obtenir des glaces par la difficile et grandiose opération du coulage, et à partir de ce moment on put fabriquer des plaques de verre de dimensions considérables et d’une épaisseur régulière.

L’exposition de Saint-Gobain n’a pas son égale. Elle tient la première place, non seulement en France, mais dans le monde entier.

La glace principale qu’elle expose et qui bien entendu, ne laisse rien à désirer comme pureté, comme poli, est la plus considérable qui ait été coulée jusqu’à ce jour, elle mesure six mètres de hauteur et quatre mètres onze centimètres de largeur; cela fait une superficie de vingt-six mètres cinquante. Bref, c’est partout l’effort suprême du travail. Chaque spécialiste a envoyé les spécimens les plus perfectionnés de son art, c’est inouï.

Le regard s’arrête stupéfait, croyant toujours que ce qu’il vient de voir est le suprême du genre et quelques pas plus loin il s’aperçoit qu’il s’est trompé et qu’il y a mieux encore.

Les étoffes de soie sont une des supériorités de la France. Lyon et Saint-Etienne s’avancent majestueusement en tête.

Loin de l’amoindrir, les siècles passent en améliorant cette industrie, il y aura bientôt cinq siècles que le premier métier à tisser la soie fut monté à Lyon. Il y a dix ans, Lyon comptait douze mille métiers, aujourd’hui il y en a cent vingt-cinq mille et la valeur des étoffes tissées dépasse quatre cents millions de francs.

Dans le domaine féminin même gloire pour la rubanerie et les fleurs artificielles. La rubanerie de Saint-Etienne depuis six siècles conserve son monopole sur les autres nations. Tous ces jolis rubans, aux nuances si tendres, aux fleurs si fraîches sortent du noir pays du charbon et rapportent peut-être plus que lui: cent millions par an.

Les fleurs artificielles sont extraordinaires de vérité. Les femmes se penchent instinctivement vers elles, comme pour les respirer. Je suis sûre que si on les exposait dehors, les papillons, amants de toutes les fleurs et les scarabées d’or, amoureux de la rose, voltigeraient autour d’elles.

Les petites ouvrières parisiennes ont des mains de fées et je leur trouve beaucoup d’esprit au bout des doigts. Toutes ces fleurs sont d’une fraîcheur, d’une élégance, d’une fidélité de détails et d’une finesse de coloris qui dénotent un véritable talent.

C’est à Paris, qui tiendra toujours le sceptre de l’élégance et du bon goût, que toutes les grandes modistes des pays civilisés viennent faire leurs emplettes.

Après nos désastres, le jour de la signature du traîté de Francfort, le général Grant recevait à la Maison-Blanche. L’indemnité de cinq milliards, imposée par l’Allemagne à la France était le sujet de la conversation. «Les Français ne pourront jamais la payer!» disait-on. Le Président des États-Unis seul se taisait. On lui demanda son opinion. «Les cinq milliards, répondit-il, mais c’est nous qui les paierons. Il suffira à la France de nous envoyer quelques bateaux chargés de rubans et de fleurs».

Et les bijoux. Quel rêve, quelle fascination, c’est un ruissellement de pierreries inoubliable. C’est le pays d’Omphir. Les fleurs qu’on voit ici sont en rubis, saphir, topaze, leurs feuillages, en émeraude, les rochers qui les abritent, en agate et les rivières qui les baignent, en diamant. Dans ma jeunesse, cette éblouissante vision m’eût empêchée de dormir. Il y a là pour cinquante millions de joyaux et de pierreries; jamais exposition n’a présenté une telle profusion de richesses et d’œuvres d’art.

Que de fortunes dorment là dans leurs écrins de velours et de satin. Au centre, une vitrine contient l’un des plus gros diamants qui existent, il pèse cent quatre-vingts carats. Seuls, quatre diamants historiques le dépassent en dimension: le diamant du Rajah de Matan, le Grand Mongol, le Ko-hi-Noor et l’Orloff. Comme pendant à ce diamant, on peut voir une perle invraisemblable de cent soixante-deux grains.

C’est égal, quelle fascination que cet amoncellement de pierres et de perles, il n’y en a pas que là; ce sont des monceaux de diamants qu’on voit dans les tailleries, et aux articles pêche et chasse se trouve une toute petite collection de perles brutes estimée trois millions. On aperçoit se balançant au bout d’un fil une seule perle de soixante-quinze mille francs.

Une autre exposition pleine de charme et d’enchantement encore, c’est celle de la dentelle. La mécanique est arrivée à des prodiges d’imitation. C’est à ne plus savoir discerner comme pour les diamants le vrai du faux, et c’est à vous dégoûter du vrai, puisque le faux est aussi beau et dix fois moins cher. Cependant les vraies, les belles dentelles sont celles faites à la main, soit avec l’aiguille, soit sur le carreau, ou pour mieux dire la pelote où s’enchevêtrent les bâtonnets. Dans cet ordre supérieur, les dentelles du Puy, de Mirecourt, de Bayeux et d’Alençon faites à la main, ces dernières, analogues au vieux Chantilly, sont bien les plus belles. Alençon est resté fidèle au point de France créé sous Colbert; il marche avec le point à l’aiguille en tête de toutes les dentelles et peut rivaliser avec les guipures de Venise, les Malines de Belgique et les points d’Angleterre. Ces dentelles sans doute sont de genre différent, mais immuable chacune dans leur beauté et leur perfection. Deux cent mille ouvrières vivent en France de cette industrie.

Il faut aussi rendre hommage aux brodeuses plus nombreuses encore que les dentellières.

Comme les dentelles, les broderies à la main l’emporteront toujours sur les broderies à la mécanique qui crée cependant des merveilles. Une machine à broder fait plus de cinq cent mille points par jour et remplace ainsi cinquante brodeuses. Elle fait la broderie blanche au plumetis et au crochet, les broderies de couleurs, d’or et d’argent, des ornements d’église, mais elle s’incline devant la tapisserie faite à la main, elle ne peut l’égaler.

La passementerie fait ses preuves depuis longtemps. C’est l’une des industries françaises les plus anciennes; Etienne Boileau a donné une place importante aux Crépiniers ou passementiers dans son livre «des Mestiers du XIIIe Siècle». La pelleterie nous convie aussi à une exposition superbe. La France lutte presque victorieusement avec l’Allemagne et la Russie. Quelles belles fourrures! Quels beaux manteaux elle expose! Cela fait penser à l’hiver, mais non, que dis-je! Le froid ne peut se faire sentir à travers ces poils épais, longs et soyeux; ils sont faits pour vous raccommoder avec les frimas en les éloignant de vous.

L’exposition des jouets est une féerie bien séduisante pour les enfants et même pour les grandes personnes. Certainement, l’esprit s’est mis à la torture pour inventer tant de choses nouvelles et amusantes.

Je pense que les jeux mécaniques sont à leur apogée; je ne vois pas ce qu’on pourrait inventer de plus. Les bateaux marchent tout seuls, les locomotives courent sur les rails, les équilibristes font du trapèze, les jongleurs escamotent leurs muscades, le petit soldat français, toujours guilleret, bat du tambour, Pierrot et Arlequin se battent pour Colombine.

Il y a de beaux théâtres avec décors nombreux et personnages costumés; des ménageries, des arches de Noé contenant tous les animaux de la création.

Ah! que de jolis rôles remplissent tous ces animaux, il y a des ours qui dansent, des chèvres qui jouent du tambourin, des chats qui miaulent, des poules qui gloussent, des vaches qui donnent du lait, des chiens qui tournent après leur queue, des chevaux qui galoppent, il y a des grenouilles qui sautent, des souris qui trottent, des serpents articulés qui font fuir, il y a des singes savants qui jouent du violon en battant la mesure avec la tête, il y a des lions majestueux, des tigres aux crocs féroces, des dromadaires et des éléphants, voire même une girafe.

Le nombre des poupées est infini; quelques-unes grandes comme des enfants et dont la toilette doit coûter plus que celle de beaucoup de bébés. Du reste on peut les mettre dans leurs meubles et leur acheter une maison complète, chambres, salons, cuisines avec fourneaux économiques, c’est insensé! Voici un salon Louis XV du plus pur style, canapé, chaises, fauteuils, garniture de cheminée. Une jeune poupée, en délicieuse robe Pompadour, tient une harpe; à côté d’elle, son professeur, chevelure poudrée, culottes courtes, bas de soie, souliers à boucles d’argent, bat la mesure. Ce jouet, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est un modeste bibelot de cinq cents francs et il y en a encore d’un prix plus élevé. En somme, c’est trop beau et c’est trop cher. C’est trop beau, puisque le sort des jeux est d’être brisés, c’est trop cher, puisque ces coûteuses fantaisies ne sont que des amusements enfantins; ces jeux-là se payent avec des billets de banque et n’amusent pas plus que ceux qui se payent avec des sous.

Envisagée au point de vue commercial, cette exposition est une preuve incontestable que la fabrication des jouets est devenue une branche d’industrie artistique et des plus importantes.

Les armes de chasse et les engins de pêche se présentent dans un cadre original tendu d’énormes filets et de peaux de bêtes, entourés d’aigles, de vautours, de chamois, de chevreuils qui se regardent aussi tranquillement que le grand ours blanc polaire toise le lion de l’Atlas qui lui fait vis à vis.

Samedi, 5 Octobre 1889.

La France

Hier, c’était le triomphe du bois et des étoffes, des bijoux et des dentelles, du cristal et du verre, des fleurs et des joujoux, aujourd’hui c’est le triomphe du fer, du bronze et du cuivre maniés par des ouvriers d’une habileté rare. Je ne puis me lasser de regarder l’autel en cuivre doré de onze mètres cinquante de haut sur six mètres de large, du style gothique le plus pur, commandé pour l’église Saint-Ouen de Rouen. Voilà des groupes et des statues admirablement coulés, voici des pendules, des urnes, des lampes gigantesques, celle-ci est une copie très exacte de la tour Eiffel et comme modèle de lampe c’est tout-à-fait réussi, mes compliments à l’auteur de l’idée.

La fonte paraît à son tour et fait une rude concurrence au bronze, en imitant ses plus beaux sujets artistiques en les rendant accessibles à toutes les bourses. Le domaine du cuivre est non moins étourdissant depuis l’humble bougeoir, la pelle, le landier, en remontant toute la gamme des ustensiles de ménage, jusqu’aux foyers des locomotives. Au dire des connaisseurs, les lamineurs et les fondeurs ont fait de véritables tours de force. Du reste, le matériel des chemins de fer est tout simplement prodigieux. Cette locomotive est admirable, aussi perfectionnée que possible il me semble et déjà l’on parle de la remplacer par la locomotive électrique! L’humanité est insatiable!

Les cyclopes tant vantés ne seraient ici que des pygmées et comme ils admireraient l’exploitation actuelle des mines représentées avec toutes les apparences de la vérité! Appareils à monter et descendre, machines d’extraction, de ventilation, wagonnets, cages, biennes, puits dont on voit l’orifice béant. Dans la réalité, certains de ces puits de mine atteignent un demi-kilomètre de profondeur et dire qu’il y a des gens effrayés de monter tout en haut de la tour Eiffel! Dans l’air, la lumière, le ciel bleu! Que serait-ce donc si on les invitait à descendre au milieu des ténèbres, à cinq cent trente mètres dans les entrailles noires de la terre!...

Anzin expose les modèles de ses habitations, à cent ans de distance. Les baraques de 1789, sont devenues en 1889 d’élégants pavillons. Entre ce chaume et ces briques, il y a un siècle d’efforts constants et de progrès soutenus.

Le Creusot, l’une de nos gloires industrielles, est la plus considérable de nos usines françaises.

En 1837, le Creusot n’était qu’un établissement de peu d’importance; aujourd’hui c’est une ville métallurgique de vingt mille âmes, ne laissant rien à désirer au point de vue du bien-être de ses habitants. C’est le modèle par excellence des cités ouvrières, qu’on en juge.

Non seulement le salaire des ouvriers n’est pas inférieur au salaire que l’on donne dans les autres établissements industriels, mais de plus ils ont droit, par exemple, à la «chauffe», c’est-à-dire à la fourniture gratuite du charbon pour leur usage personnel. Les frais médicaux et pharmaceutiques leur sont assurés gratuitement.

Tout ouvrier malade ou blessé perçoit un tiers de son salaire pendant son chômage; de même quand il accomplit une période militaire de vingt-huit ou de treize jours il touche le tiers du prix de sa journée. Une somme de soixante francs par an et par enfant est allouée aux pères de famille qui ont plus de cinq enfants.

L’administration verse, sans aucune retenue sur les salaires, un tant pour cent à une caisse de retraite créée par Monsieur Schneider. D’ailleurs, les fondateurs du Creusot ont multiplié autour de leurs ouvriers les œuvres d’assistance et de bienfaisance.

Au Creusot, il existe plusieurs écoles primaires, une école professionnelle et un hôpital entretenus aux frais de Monsieur Schneider. Les ouvriers bien notés peuvent habiter dans les confortables cités et cela moyennant un modique loyer qui ne dépasse pas huit francs par mois. Chaque logement est composé de trois, quatre ou cinq pièces avec un petit jardin. De plus, Monsieur Schneider a encouragé, facilité le développement des Sociétés coopératives qui fournissent, presque aux prix coûtants, aux ouvriers, les aliments, vêtements et objets de ménage dont ils ont besoin.

On calcule que les œuvres instituées par ce philanthrope et richissime propriétaire, dépassent annuellement la somme de deux millions. Les services de retraites et de secours atteignent la somme d’environ sept cent mille francs, les allocations aux réservistes et aux pères de famille ayant plus de cinq enfants se montent à près de huit cent mille francs.

L’horlogerie nous accueille plus bruyamment. Elle sonne sans cesse, dans tous les tons, mêlant à des voix claires et vibrantes le chant monotone du coucou et le trille enchanteur du rossignol. On peut ici étudier tous les systèmes depuis le modeste réveil-matin jusqu’aux carillons les plus célèbres, depuis la simple cloche que manie le choriste jusqu’au gros bourdon qui ébranle les cathédrales.

Ce n’est pas sans fierté que nous voyons figurer le génie français civil et militaire.

Voilà des spécimens de tous les matériaux de construction. Les pierres, le bois, le fer, le plomb, les chaux, les mortiers, les ciments, les briques, les tuiles, les carreaux, les ardoises, les cartons bitumés pour toiture, etc., etc. A l’aide de ces matériaux nous voyons l’ingénieur qui conçoit et l’ouvrier qui exécute, accomplir de nos jours sans hésitation, sans tâtonnement, les travaux les plus gigantesques dans la mer comme sur la terre.

Le génie militaire se présente avec son contingent de produits effrayants, formidables. Dans ce pavillon ou plutôt ce Palais de la Guerre on marche si serrés les uns contre les autres qu’une épingle ne tomberait pas à terre, comme on dit vulgairement.

Les pièces d’artillerie sont, paraît-il, très remarquables, pour moi, la vue de toutes ces choses effrayantes m’a donné le frisson. On ne pourra plus résister à de tels engins. A force de trouver de pareilles machines à tueries on n’osera plus s’en servir. C’est ma consolation en voyant cet amoncellement de canons, d’obus, de projectiles de toutes sortes qui vomissent avec le fer et le feu, la mort!

Nous quittons le côté de la destruction pour entrer dans celui de la réparation, le service des ambulances si parfaitement organisé. Auprès des choses de première nécessité, que d’objets ingénieux pour soigner délicatement les malades, les blessés, les soulager d’abord et ensuite les guérir. Cependant, le cœur ne se détend pas encore, il évoque la vision des souffrances qui tortureront tant de malheureux, il voit les membres brisés, les opérations douloureuses, les fièvres terribles, il entend les plaintes désespérées, le râle des mourants...

J’aime à croire qu’il y avait plus de patriotisme que de curiosité dans cette foule nombreuse inspectant les provisions de guerre de la France. Elle venait puiser confiance et foi... dans ses armements puissants de terre et de mer. Cette force dans la paix, c’est la sécurité de l’avenir. Du reste, aucun peuple ne songe à la guerre en ce moment, mais dans trois ou quatre ans, ce sera peut-être différent.

Le traité de commerce de Francfort, imposé pour vingt ans, par un ennemi qui nous guette comme le chat guette la souris, ce traité qui nous ruine prendra fin. Nous ne voudrons pas le renouveler, et qu’adviendra-t-il alors?

Le Palais de la Guerre contient aussi d’immenses cartes en relief fort remarquables et qui font parfaitement comprendre la topographie de la France et de ses colonies.

Dimanche, 6 Octobre 1889.

Cent cinquante-quatrième journée et vingt-deuxième dimanche de l’Exposition.—Grand’Messe à Notre-Dame.—Promenade au Bois de Boulogne.

Notre-Dame est la reine des églises de Paris, qui compte soixante-sept églises paroissiales et un nombre infini de chapelles.

Avant la réalisation du projet de Maurice de Sully, deux églises, Saint-Etienne et Sainte-Marie, couvraient à peu près l’emplacement de la cathédrale actuelle. Notre-Dame fut commencée en 1163 et terminée sous Philippe-Auguste en 1223. Mais le monument de Maurice de Sully subit depuis de sensibles modifications. Il reste un chef-d’œuvre de l’architecture gothique du XIIIe siècle, et excite l’enthousiasme de tous les connaisseurs. Notre-Dame a été le théâtre de plusieurs évènements historiques.

Philippe de Valois, après la victoire de Cassel y entra à cheval entouré de ses barons. Raymond VII y vint nu-pieds, en chemise abjurer son hérésie. Henri VI, roi d’Angleterre, y fut couronné roi de France en 1431. Cinq ans plus tard on y célébrait par un Te Deum solennel le départ des Anglais. Pendant la domination des Seize, sous la ligue, Notre-Dame servit de caserne aux troupes fidèles. Au siècle dernier la déesse Raison y fut célébrée. Les Théophilanthropes y prêchèrent. Notre-Dame fut rendue au culte en 1802, Napoléon s’y fit sacrer en 1804. Autour de Notre-Dame restèrent longtemps groupées plusieurs petites églises qui en dépendaient: St-Jean-le-Rond, la chapelle de l’Hôtel-Dieu, Saint-Denis-du-Pas, Sainte-Geneviève-des-Ardents. Plus loin se trouvait le Cloître, réunion de petites maisons avec jardins, habitées par les chanoines du Chapitre.

Le Palais de l’archevêché, démoli en 1838, était contigu à la cathédrale. Jadis on voyait sur la Place du Parvis, devant le portail principal, une échelle patibulaire, marque de la haute justice de l’évêque. En 1767 cette échelle fut remplacée par un carcan, qui lui-même disparut en 1792. C’est de ce poteau que partaient les distances itinéraires de la France.

Notre-Dame, bâtie sur pilotis, a cent trente-trois mètres de long et quarante-huit de large. La nef principale mesure trente-cinq mètres de haut et les tours soixante-six mètres.

Autrefois on y entrait par un perron de treize marches, ce qui lui donnait un aspect plus imposant; il a disparu à la suite de remblais faits pour la préserver d’inondations. La façade, avec son admirable rosace de quinze mètres de diamètre, ses galeries ogivales, ses trois grandes portes merveilleusement fouillées, ses vingt-huit niches contenant les statues de nos rois, depuis Childebert jusqu’à Philippe-Auguste (ces statues sont modernes les anciennes ayant été brisées en 1793), est du plus grand effet. Trois cent soixante-huit marches conduisent à la plate-forme des tours. C’est dans la tour sud que se trouve le gros bourdon. Sa grande voix domine tout Paris. La couverture est en plomb ainsi que la flèche de quarante-cinq mètres de hauteur.

L’intérieur est aussi grandiose; ce vaste temple contient outre les trois nefs, deux cent quatre-vingt-dix-sept colonnes et soixante-dix-huit stalles en chêne sculpté; la lumière qui l’éclaire est tamisée par cent treize vitraux peints. Plusieurs évêques et archevêques dorment à l’ombre de cette magnifique cathédrale, construite par la piété à la gloire du christianisme et où s’identifient en même temps l’art français et la foi chrétienne. Voici les tombeaux des Archevêques Affre, Sibour, Darboy, de Quéleu, des cardinaux Morlot du Belloy, de Noailles, de Beaumont, du marquis de Juigné et du maréchal de Guébriant. On remarque aussi les statues de Louis XIII et de Louis XIV et des plaques de marbre noir où sont inscrits les noms des otages fusillés sous la Commune.

L’orgue est d’une incomparable puissance, il comprend quatre-vingt-six jeux et six mille tuyaux. Quelle belle musique, comme elle élève l’âme!... Si j’habitais Paris, j’irais tous les dimanches entendre la grand’messe à Notre-Dame. Tout était fini et je croyais encore que la cérémonie venait à peine de commencer. Ah! je ne m’attirerais pas la réponse de cet évêque à une élégante qui se plaignait de la longueur de la messe.

—Ce n’est pas la messe, madame, répondit finement le prélat, qui est trop longue, c’est votre dévotion qui est trop courte.

Je n’ai pu visiter le Trésor ouvert toute la semaine excepté le dimanche.

En sortant, j’ai donné un coup d’œil au réseau des petites rues désertes, noires, silencieuses, étroites, qui serpentent autour de Notre-Dame et semblent dormir du sommeil profond des nécropoles. Je suis dans la Lutèce d’autrefois et la rue Massillon me semble aux antipodes des rues enfiévrées du Paris moderne.

Nous avons hésité entre l’Exposition et le Bois de Boulogne, mais il faisait si beau que nous avons choisi ce dernier et bien nous en a pris. La foule a paraît-il été effrayante à l’Exposition. Ce vingt-deuxième dimanche a été une des plus belles journées qu’on ait vue depuis son ouverture.

Dès midi une foule compacte a commencé à affluer dans toutes les parties de l’Exposition. A une heure et demie une queue interminable se pressait à la porte des affaires étrangères; il est vrai que la direction des finances, dont les chefs n’ont sans doute jamais mis les pieds dans cette partie de l’Exposition, avait encore une fois jugé à propos de n’ouvrir que trois guichets sur six.

A trois heures, les deux passerelles qui joignent le pont d’Iéna au Trocadéro se sont trouvées encombrées comme elles ne l’avaient jamais été; du côté du Trocadéro, plus de deux mille personnes attendaient leur tour pour passer.

A partir de ce moment jusqu’à six heures, les visiteurs se sont portés en si grand nombre vers les galeries de l’alimentation, à l’extrémité de l’avenue de La Bourdonnais, qu’il était impossible de voir le moindre vide dans la foule; plusieurs dames se sont trouvées mal. Les entrées ont atteint le chiffre incroyable de trois cent trente-cinq mille neuf cent six personnes, le temps marche, on sait qu’on n’a plus que quelques jours à jouir de ce spectacle unique: et on se hâte... on peut donc dire qu’en ce moment, l’Exposition est le salon de l’univers!

Nous avons pris une voiture pour aller au Bois de Boulogne, mais nous n’avons pu suivre le proverbe qui dit: Si vous voulez aller vite, prenez un cocher jeune. Nous n’avions pas le choix. Trouver en tous temps et particulièrement en temps d’Exposition, un bon cocher, complaisant et poli, c’est trouver l’oiseau rare, le merle blanc, comme on disait jadis. Notre cocher était vieux, fatigué, et son cheval le paraissait encore davantage; nous avons admiré à l’aise les beaux sites du Bois de Boulogne, cela nous a dépensé plus de temps et d’argent, je ne le regrette pas. Nous avons traversé la belle place de la Concorde, remonté les Champs-Elysées, qui justifient leur nom, salué l’Arc de Triomphe de l’Etoile, élevé à la gloire de l’armée française, et fait notre entrée au Bois de Boulogne par le Ranelagh ou la Muette, qui n’est à proprement parler, qu’une immense pelouse entourée d’allées ombreuses et ornée de statues. C’est un fort beau vestibule que le Bois de Boulogne s’est donné là. Cette entrée a grand air et prépare agréablement à toutes les beautés qu’il renferme. Le Bois de Boulogne a été dessiné en pleine forêt de Rouvray (rouvre-chêne). Sa contenance est d’environ huit cent cinquante hectares.

Le nom de Boulogne lui vient d’une église construite en 1319 au Menu Saint-Cloud, à l’imitation d’une église renommée de Boulogne-sur-Mer. Paysages enchanteurs, grands lacs et petites îles, cascades bondissantes et ruisselets langoureux, kiosques et châlets, cafés et restaurants, larges avenues et sentiers solitaires, grands arbres de haute futaie et massifs d’arbustes, en un mot promenade ravissante. Voilà ce qu’on va chercher au Bois de Boulogne et ce que nous avons trouvé.

Le château de Bagatelle, bâti en 1773, est un pur bijou style Louis XVI, enclavé dans le Bois de Boulogne.

On rapporte qu’il fut bâti en trente jours par le Comte d’Artois, (il avait donc une baguette de fées), pour répondre à un désir de Marie-Antoinette, d’avoir un pied à terre entre Paris et Versailles; il aurait coûté six cent mille louis, c’est-à-dire douze millions. En ce temps-là, le jardin de Bagatelle était public. Sous la Révolution on y donna des fêtes champêtres. Napoléon et Joséphine s’y arrêtaient souvent. Le duc de Bordeaux l’habita avant 1830. A cette époque le gouvernement le vendit à un Anglais, lord Wallace, qui refusa plus tard de le céder à l’Impératrice pour le prince Impérial; lord Wallace en fit un musée; il fut question après sa mort de le lotir; de là l’idée de l’acheter et d’y faire l’Auberge des Rois, car Saint-Cloud et les Tuileries sont en cendres et le Palais d’Orsay est nécessaire au ministre des Affaires étrangères.

A noter encore le pré Catelan, les ruines pittoresques du château de Madrid et le Moulin de Longchamp. Le pré Catelan est un éden, le plus délicieux jardin qu’on puisse rêver. Son nom lui vient du troubadour Alfred Catelan, qui fut tué là. Non loin se trouve un obélisque élevé à sa mémoire.

Le château de Madrid fut bâti par François Ier et démoli par Louis XIV. Le Moulin de Longchamps qui évoque tant de souvenirs mérite une mention particulière. Il est le seul vestige qui rappelle maintenant la fameuse abbaye de Longchamps fondée par Isabelle de France, sœur de Louis IX, et dotée par celui-ci de quarante arpents dans la forêt de Rouvray. Le Mont Valérien en formait un calvaire naturel et vénéré. L’abbaye fut d’abord l’objet de pieux pèlerinages. Elle devint surtout célèbre par les concerts spirituels qui s’y donnaient le Mercredi, le Jeudi et le Vendredi-Saints. Tout le Paris élégant s’y retrouvait, et voilà l’origine du rendez-vous annuel des Parisiens et surtout des Parisiennes qui s’en vont encore, les trois jours saints, se promener aux Champs-Elysées et sur la route de Longchamp. Il ne s’agit plus d’un pèlerinage pieux, c’est maintenant un pèlerinage mondain, un concours de mode, où les élégantes du hight-life, et les lanceuses de magasins, vont donner le ton et exhiber les nouvelles toilettes de printemps dont la vogue durera... une saison.

Lundi, 7 Octobre 1889.

Exposition.—Palais des produits alimentaires
Exposition de l’agriculture

Que dire du Palais alimentaire? Qu’il est vraiment «le temple du Dieu Boyau» et que Gargantua lui-même en resterait stupéfait.

Pyramides de Liebig dans leurs pots de grès, de conserves dans leur boîtes métalliques, montagnes de jambons, colonnes remplies de pâtes variées, meules de fromages, gâteaux secs, flots de dragées et de fondants, torrents de fruits confits, avalanches de confitures, bibliothèque de bouteilles de vin, etc., etc. Ah! quel consommateur que l’homme et quelle est sa puissance d’assimilation, de pouvoir ainsi absorber une si grande variété d’aliments.

Voilà les nouveaux appareils qui torréfient le café et les puissantes machines qui broient le chocolat. La boulangerie est fort instructive. C’est là qu’il faut aller pour se rendre compte du travail qu’a coûté la bouchée de pain qu’on mange ou qu’on émiette si inconsciemment. On voit toutes les fillières par lesquelles elle passe avant d’arriver aux lèvres des consommateurs. Ces détails sont pleins d’intérêt. Ici se tiennent rangés en bataille les fûts et les foudres, les barriques et les tonneaux.

Quel colosse que celui d’Epernay, d’une contenance de quinze mille hectolitres, amené à grand peine sur un chariot traîné par vingt-quatre bœufs, avant de le remplir de champagne. C’est un monument, on en ferait une jolie maison, du reste, on a inauguré ce tonneau titanesque par un festin où dix-huit convives se trouvaient fort à l’aise.

L’exposition des vins et spiritueux est joliment affriolante pour les gourmets. Les bouteilles se présentent groupées de cent manières et décrivent les plus jolies figures géométriques. La salle de dégustation, faite pour titiller le palais des amateurs, ne désemplit pas. Elle est sans cesse prise d’assaut, c’est un nouveau siège, le siège des buveurs.

Un monument «obéliscal, catapultueux, hypnotisant» est le monument en tablettes de chocolat, qu’expose la maison Menier. Ce bloc immense qui atteint presque la hauteur du Palais, ne représente que la fabrication d’un jour! soit deux cent cinquante mille tablettes pesant cinquante mille kilos, d’une valeur de deux cent mille francs. Une façade décorative donne l’idée de l’usine célèbre de Noisiel. Derrière cette façade, des machines travaillent et à l’arrière des machines, un diorama reproduit en grandeur naturelle, un des ateliers de broyage. Cette vue fait illusion.

M. Menier possède une plantation considérable de cacao, au Nicaragua, avec une flotte spéciale pour les transports, une sucrerie à Roye et sa chocolaterie de Noisiel. Le personnel de ces trois établissements dépasse trois mille ouvriers.

Chaque année les droits payés à l’Etat s’élèvent à treize millions, les transports de chemin de fer à un million et la provision de papier d’étain pour envelopper le chocolat à six cent mille francs. Six cent mille francs de ces minces feuilles de papier d’argent, cela fait rêver. On comprend facilement par ces chiffres que la chocolaterie de Noisiel est la plus considérable du monde entier.

L’Agriculture est largement représentée. Tout le monde rend hommage à cette vaillante, qui offre aux campagnards des centaines de machines les plus variées et les plus perfectionnées.

Après l’agriculture, la pisciculture. La terre et la mer ne sont-elles pas les deux grandes nourricières du genre humain. On fait donc maintenant l’élevage du poisson comme on fait celui du bétail. Seulement cet élevage récent me paraît plus difficile, et je pense qu’il lui faudra encore bien des perfectionnements, avant qu’il puisse entrer dans le domaine des choses usuelles et pratiques.

L’aquarium du Trocadéro est donc fort intéressant à visiter. Il vous initie aux secrets de la vie cachée au fond des eaux. Vous pouvez suivre son développement complet depuis l’incubation artificielle des œufs, la naissance, l’élevage, jusqu’au jour où le petit poisson devenu grand, viendra s’échouer sur votre table.

On songe à repeupler les rivières d’espèces supérieures, comme la truite et le saumon.

Les chambres de commerce maritimes de France se sont fait construire un joli pavillon, non loin du Palais de l’alimentation. Elles exposent des cartes, des plans, des vues panoramiques des villes et ports, en un mot, beaucoup de choses intéressantes, et particulièrement une réduction des ateliers du grand port marseillais, avec toutes les machines en mouvement.

Le Trocadéro est toujours encombré de fleurs, que le ciel s’est chargé d’arroser aujourd’hui.

On en est au dixième concours d’horticulture, le onzième et dernier avant la clôture de l’Exposition, aura lieu du 18 au 23. Charmantes fleurs. Ce sont elles qui joueront la première mesure de la valse des adieux, qui se continuera jusqu’au point d’orgue final, qui marquera la fin de l’Exposition.

Mardi, 8 Octobre 1889.

La Tour en diamants.—Le chêne antédiluvien "La Fille du Tambour-major" à la Gaîté.

J’espère que nous aurons meilleur temps aujourd’hui. Il ne faisait pas beau hier à l’Exposition, la pluie avait détrempé toutes les allées et les visiteurs portaient de la boue partout. Le soir, c’est devenu un vrai désastre, au moment où les fontaines lumineuses allaient s’embraser, la pluie a redoublé avec une telle intensité que les plus intrépides ont fui.

Nous avons visité ce jour deux curiosités, l’une toute naturelle, l’autre très artistique.

Un chêne antédiluvien, une tour en diamants.

Cette tour exposée dans la Galerie Georges Petit, 8, rue de Sèze, est une reproduction fidèle de la fameuse tour du Champ de Mars, dont M. Eiffel lui-même a bien voulu donner les plans. Elle mesure un mètre de hauteur et comprend quarante mille diamants du poids de trois mille carats. Sa carcasse est en or recouvert d’argent, dans lequel sont serties les pierres.

L’exactitude de cette reproduction est absolue; rien n’y manque, ni les escaliers intérieurs en or, ni les pilastres en pierres fines, ni les restaurants, ni les ascenseurs, ni les colonnades, ni même les becs de gaz. Enfin, au sommet, il y a le fameux phare électrique et tournant comme l’autre.

M. Martin Posno est l’artiste de grand mérite qui a dirigé la construction de cette pièce unique en joaillerie et vraiment française, qu’on estime plus de 200.000 francs et à laquelle 20 ouvriers ont travaillé 13500 heures. Pourquoi n’est-ce pas à l’Exposition qu’on va admirer ce chef-d’œuvre dont la place était marquée parmi les plus belles choses? Je l’ignore et personne n’a pu m’en dire la raison.

Ici il n’est vu que d’un petit nombre et saura-t-on plus tard qui s’est payé ce joyau?

Le chêne antédiluvien que nous avons été voir dans un bateau ad hoc a été découvert près de Lyon dans le Rhône. Ce mastodonte de l’espèce végétale d’un noir d’ébène pèse 5500 kilogr. mesure 31 mètres de haut et 9 mètres de circonférence à sa base. Il était à côté de deux arbres plus colossaux encore, mais qu’il a été impossible d’extraire de leur lit de vase et d’eau[8].

Nous avons rencontré quantité de petites charrettes à bras remplies de meubles. Le 8 octobre est un jour de déménagement pour les modestes loyers. C’est là un de ces tableaux, tableaux qu’on n’oublie pas «le déménagement des petits termes.» Il donne à Paris une physionomie toute particulière ce jour-là. On voit la charrette tirée par le mari, poussée par la femme, suivie par les enfants qui portent, l’un, un oiseau dans sa cage ou un pot de fleurs; l’autre, un objet fragile, le globe d’une pendule antique ou le simple coucou. Les petits portent généralement le balai sur leurs épaules aussi fièrement que s’ils portaient un fusil.

Ajoutons à cela l’arrivée des «Hirondelles d’hiver», c’est ainsi qu’on appelle les petits ramoneurs, et celle des marrons grillés, «marrons de Lyon, châtaignes de Redon», qui s’établissent aux carrefours des rues populeuses, hélas! ce sont déjà les avant-coureurs de la froide saison...

La «Fille du Tambour-Major» est une pièce charmante, pleine d’entrain et de patriotisme. L’entrée des troupes françaises à Milan transporte la salle. C’est un défilé saisissant de soldats à pieds, d’artilleurs aux canons, de cavaliers sur leurs chevaux, tout ce monde passe vainqueur, superbe. Uniformes chatoyants, pompons, plumets, galons, panaches; c’est indescriptible. On se sent empoigné, on applaudit, on crie hurra comme si vraiment on se trouvait en présence de la réalité. Le Français s’emballe facilement pour l’armée; les uns appellent cela du chauvinisme, les autres du patriotisme, en tout cas c’est une des bonnes fibres du cœur qu’il est toujours bon de faire vibrer.

Nous irons demain de bonne heure à l’Exposition car outre notre voyage autour du monde que nous voulons continuer, nous avons des billets pour assister à une séance d’orgue au Palais du Trocadéro.

Mercredi, 9 Octobre 1889.

L’Exposition.—Europe, Angleterre et Russie.

Nous commençons par la Grande-Bretagne, la reine des mers que l’on pourrait aussi appeler, après la France toutefois, la reine de l’Exposition.

On la retrouve partout, elle nous montre ses colonies dans des pavillons et des palais spéciaux et les exposants se présentent au nombre respectable de 1600, chiffre que n’a atteint aucun pays. Comme on le voit, les Anglais «ce peuple amphibie qui gouverne la terre par la mer», ont tenu à prendre une large part à notre Exposition que les uns appellent la plus magnifique foire de l’univers et les autres les marchés aux idées nouvelles.

L’Angleterre expose donc une infinité de choses: Ses faïences, ses porcelaines et son argenterie sont remarquables; également superbes les fourrures qui lui viennent de ses colonies. On voit encore beaucoup de vêtements, des étoffes de laine chaudes et moëlleuses, des meubles, tout ce qui fait partie du confort anglais.

Le côté alimentaire n’a pas été négligé par les fils d’Albion qui pourraient s’intituler les pantagruels des temps modernes. J’ai remarqué une statue noire, c’était une Vénus en chocolat, non loin d’un buste d’une blancheur éblouissante; le buste en stéarine de la reine Victoria. L’Angleterre expose aussi une meunerie modèle qui occupe un bâtiment de deux étages. Toutes les opérations se font automatiquement depuis le broyage du grain, jusqu’à la mise en sac de la plus pure farine. La laiterie qu’elle expose est également bien organisée. De jolies vaches d’Ecosse, d’Islande, du Wilhshire offrent aux visiteurs leur blanche liqueur chaude et mousseuse.

Les Indes anglaises se sont bâti un palais des plus brillants; colonnes, galeries, fenêtres jumelées, coupoles, tout cela doit appartenir au style hindou. Il rappelle, dit-on, le type de la tour Outab de Delhi.

Tous les exposants sont de réels Indiens, à commencer par le Maharajah de Mysore.

Pas brillant le Canada, les Canadiens "au cœur français" auraient-ils donc oublié la mère patrie? C’est le cas de répéter le mot d’où lui vient son nom à canada (ici rien). On raconte qu’au commencement du XVIe siècle les Espagnols n’ayant trouvé aucune trace de mines d’or ou d’argent sur les côtes de ce froid pays se retirèrent en répétant a canada (ici rien). C’est ce mot qui répété plus tard par les indigènes fut pris par les Français pour le nom véritable de cette contrée; qui l’a gardé depuis.

La Nouvelle Zélande a orné son Exposition de grandes peintures murales résumant les trois principales occupations de cette colonie; les vendanges, la chasse aux animaux et la chasse... à l’or, au milieu une immense carte. La chose la plus curieuse de cette exposition est un portique très décoratif en briques dorées dont le volume représente tout son or extrait jusqu’ici!

L’île de Ceylan ne m’a rien dit, on y vend à boire; la colonie de Victoria non plus, on y peut déguster à son aise tous les vins australiens dont on fait l’éloge... Mais cela ne m’intéresse pas. Toute différente pour moi l’exposition du cap de Bonne-Espérance.

On ne s’arrête guère à regarder l’architecture de son pavillon, c’est l’intérieur qui vous éblouit, il est rempli de diamants, c’est inimaginable. Là vous avez l’illusion complète d’une visite aux mines de diamant. Nous sommes arrivées juste à temps pour assister au lavage de la terre diamantifère qui a lieu tous les jours de 3 à 5 heures avec explications, nous avons vu le triage, la taille et le polissage.

Un immense coffre-fort transparent qu’un ingénieux mécanisme permet d’éclairer le soir à la lumière électrique contient pour plusieurs millions de pierres brutes. Au milieu de cette collection brille le plus gros diamant du monde, on l’a trouvé il y a quelques mois à peine dans les mines de Beers, il pèse 482 carats.

J’ai trouvé fort agréable l’audition d’orgue à laquelle nous avons assisté, grande et belle musique, morceaux de savante facture.

Voici le programme:

L’orgue est un instrument magnifique d’une puissance de sons extraordinaire surtout quand il est manié par des maîtres qui s’appellent Charles Widor, Théodore Dubois, Alexandre Guilmant. On n’entend pas seulement de la musique au palais du Trocadéro, on y entend aussi beaucoup de discours et de conférences. Il est phylloxéré de congrès: congrès géodésique, congrès de l’hypnotisme, du magnétisme humain appliqué à la guérison des maladies, congrès de physiologie, congrès des poids et mesures, congrès du repos dominical, congrès des chemins de fer, etc., etc.

Après la reine des Mers, le colosse du Nord; cinq cents exposants le représentent ici. La façade de la section russe est magnifique, l’architecte a eu l’heureuse idée de reproduire les plus beaux monuments du style byzantin de Moscou, le mur du Kremlin, les fenêtres du palais de Tehrem, les tours de la cathédrale de Wassili-Lajenij, le clocher d’Ivan le Terrible, la tour Soukareff. L’intérieur a un aspect gai orné de couleurs vives où le rouge et le bleu dominent. Au fond un énorme écusson représente Saint Georges terrassant le dragon. La Russie est encore une nation neuve, mais son développement commercial et industriel prend depuis quelques années des proportions colossales—les arts suivent la même marche ascendante et la Russie devient un grand peuple, comme elle est déjà un grand pays. A moins d’avoir un calepin en main et de prendre des notes, il est impossible d’énumérer tout ce qu’elle expose.

Les fourrures par leur nombre et leur beauté tiennent une place considérable; elles font rêver aux belles élégantes enfouies l’hiver dans leurs manteaux de zibeline, aux riches boyards qui s’achètent couramment une pelisse en renard bleu dans les prix de vingt à trente mille francs.

L’orfèvrerie est remarquable particulièrement les bijoux de style byzantin les objets nickelés et filigranés; très jolies aussi les broderies au point russe qui est tout simplement notre point de marque, point facile qui va certainement se généraliser et devenir à la mode.

Voilà encore des dentelles, des costumes, des tapis en soie de chèvres, des étoffes en duvet de cygne, des tableaux religieux en véritables pierres précieuses des Monts Ourals, de la vaisselle en bois verni inaltérable à l’usage, etc.

Jeudi 10 Octobre 1889.

Famosa Corrida à la gran plaza (cirque) di Toros, rue Pergolèse.

Eh bien, là, franchement, les combats où plutôt les courses de taureaux ne sauraient m’amuser longtemps une fois suffit comme pour Buffalo et puis pas bon marché ce spectacle vingt francs les bonnes places. Les gens qui se passionnent pour ce genre d’exercice vont sans doute y chercher les émotions fortes que donne la lutte quand il y a aussi danger pour l’homme et que le taureau doit être mis à mort; mais ici rien de cela, c’est un simulacre, cheval et cavalier peuvent quelquefois recevoir un coup de corne, mais c’est rare.

L’arène est entourée d’une palissade tout le long de laquelle règne une saillie en bois, une espèce de marche, qui sert à l’homme poursuivi, de point d’appui pour franchir la palissade et se sauver dans l’étroit corridor qui sépare l’arène des gradins.

Je ne puis m’empêcher de reproduire ici le passage d’un article de journal qui traduit parfaitement ma pensée.

«Tous ces personnages se prennent au sérieux et finissent par se croire le Cid en personne, ainsi que le faisait si bien remarquer un de mes confrères qui n’est pas plus que moi partisan de cette sorte de distraction, tout cela fait pitié et il faut n’y voir qu’une exhibition du cabotinage poussé à ses extrêmes limites.

On objecte que le toréador joue sa vie. Qu’importe! autant il est méritoire et héroïque de la risquer pour porter secours à son semblable dans un incendie ou dans un naufrage, autant il est bête et blâmable de la risquer inutilement en affrontant les cornes d’un taureau qui, en se défendant, essaiera de crever le ventre soit du cheval, soit du toréador.

En Espagne, les assistants sont pris de délire lorsque le sang coule. Comme cela est beau, en effet de voir un taureau tué d’un coup d’épée, ou un cheval éventré laissant tomber ses entrailles dans l’arène. De tels spectacles sont faits pour ces peuplades sauvages de l’Afrique, ou des roitelets s’amusent à jouer avec des têtes, avec le même sang-froid que nous jouons avec des quilles.

Et cependant, il y a des gens parfaitement civilisés, de mœurs douces et doués d’une grande intelligence qui se sont pâmés devant des courses de taureaux. Il faut citer Alexandre Dumas et Théophile Gautier, qui les ont décrites avec un enthousiasme égalant celui qu’ils éprouvaient à la Comédie-Française en écoutant les chefs-d’œuvre du grand répertoire.

Je reviens à la représentation: Tout a parfaitement marché, l’orchestre, les quadrilles, le défilé superbe où l’on voit paraître dans leur costume chatoyant les torreros, les caballeros, les picadores qui combattent à cheval armés de leurs longues lances et les chulos à pied.

Nous avons vu figurer sur le programme les épées les plus célèbres, les prima spadas d’Espagne. Ces jeunes toréadors jouent avec les taureaux comme avec des moutons. On suit aussi les passes du manteau, la pose des bandrilles, mais le plus beau moment c’est lorsqu’armés de la muletta ils amènent la bête où ils veulent et feignent de la mettre à mort puisque cela n’est pas permis en France.

Les chulos harcellent le taureau en agitant leur grand manteau d’étoffe pourpre, banderillos, caballeros, picadores lancent sans pitié sur le pauvre animal des banderolles multicolores qui munies d’une pointe de fer se piquent et s’enfoncent dans la peau, rien de plus original que de voir le taureau courant, mugissant, combattant avec sa douzaine de banderolles sur le dos, du reste le combat est bien inégal, le taureau les cornes emboulées pour atténuer les coups qu’il peut porter reçoit l’attaque de ses adversaires qui eux ne ménagent pas leurs coups.

S’ils se sentent poursuivis de trop près, les picadores ont plusieurs moyens d’échapper au danger, d’abord les chulos qui sont là pour faire diversion, dérouter le taureau, le défiler à leur tour en lui jetant le gant ou plutôt le manteau.

Si le taureau indifférent à leur provocation continue de poursuivre le picadore, celui-ci prend le parti héroïque de s’élancer vers la palissade qu’il franchit d’un bond abandonnant comme Joseph de biblique mémoire son manteau qu’il jette au nez de son ennemi, celui-ci s’arrête surpris et s’acharne sur cette masse de plis flottants, qu’il déchire du sabot et des cornes, pendant que le picadore à l’abri regarde tranquillement passer sa colère. Chaque taureau paraît à son tour et combat seul. On l’agace, on l’excite, on le blesse parfois, enfin il entre en fureur et alors on l’applaudit: «bravo toro»; mais s’il est de trop bonne composition que rien ne l’irrite et qu’il s’accule dans un coin le regard vague, ennuyé, rêvant peut-être à sa liberté dans les plaines herbacées, oh! alors le public s’impatiente et crie: à bas! à bas! à mort! comme si l’animal pouvait comprendre l’injure.

La semaine dernière un taureau s’était montré magnifique d’emportement, joutant rudement contre les hommes et les chevaux, le toréador stimulé à son tour se montrait d’une témérité inouîe. Un jeune Madrilène qui assistait à la représentation, saisit d’enthousiasme, a failli jeter au héros de cette lutte toute sa toilette.

Son chapeau, ses jumelles, son jonc à pomme d’or, son mouchoir parfumé, ses gants, son habit et son gilet auquel pendait un magnifique chronomètre, jonchaient l’arène.

On a craint un instant que ce fanatique se jetât lui-même en signe de satisfaction. On a dit que ses vêtements lui avaient été rendus. J’espère que le chronomètre est resté dans la poche du gilet.

Très originale la manière dont le taureau s’en va; libre et furieux, il serait difficile à prendre, comment s’en débarrasser?

On voit paraître six, huit, dix bœufs qui ont été habitués à faire plusieurs fois de suite le tour de la piste, bientôt le taureau se mêle à cette bande, la suit et disparaît avec elle.

Cette course de bœufs, dressés à chercher leur congénère pour le ramener au toril est fort amusante. On regarde cela tranquille sans appréhension.

C’est un moment d’accalmie pour tout le monde, bêtes et gens.

La course à laquelle nous avons assisté a été des plus émouvante, un peu trop pour mon goût, dix mille personnes y assistaient. Les taureaux très braves ont culbuté plusieurs fois chevaux et picadores. L’émotion du public était à son comble.

On attend encore d’Espagne une cinquantaine de taureaux de combat, curieux train de chemin de fer que celui qui transporte ces animaux voyageant isolé chacun dans son petit appartement, une immense et solide boîte.

Il y a des jours où la recette dépasse ici cent mille francs; voilà un chiffre qui fait rêver et qui me semble un fâcheux pronostic pour l’avenir, car il est à craindre qu’après le simulacre qui obtient tant de succès, on arrive au vrai combat plein d’imprévu et souvent d’accidents. Espérons que les Français ne se passionneront pas pour les exercices tauromachiques et que ce spectacle, voir éventrer des chevaux et daguer des taureaux qui se sont d’abord rués sur les hommes, restera l’amusement favori et national des Espagnols.

Nous sommes sorties du cirque par une pluie diluvienne, ce qui a contribué encore à refroidir mon enthousiasme, toutes les voitures prises, tous les omnibus envahis; attendre! attendre! Patience! c’est le grand mot à Paris et nous avons attendu une heure. Nous étions parties gaîment, mais comme l’a écrit un profond philosophe:

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