Voyages loin de ma chambre t.2
Et l’on pleure aux départs».
Vendredi, 11 Octobre 1889.
Exposition
l’Autriche-Hongrie, la Belgique, la Hollande.
La section Austro-Hongroise est ornée à l’intérieur, de cartouches portant le nom des principales villes de ce royaume très civilisé et riche en industries de tous genres.
Son exposition de bijoux m’a frappée; l’Autriche possède sans doute des mines de grenat car elle présente des vitrines entières de bijoux qui ne sont absolument composés que de cette pierre taillée et montée de toutes les façons; l’Autriche se fait donc remarquer par ses bijoux de grenat qui ont leur cachet propre comme les coraux, les camées et les mosaïques d’Italie.
On voit aussi quantité de bibelots variés en porcelaine, les plus drôles sont la série des bonshommes branlant la tête au moindre frôlement, mais je crois que ce genre est redevenu jeune à force d’être vieux.
Je me souviens avoir vu dans mon enfance des magots de ce genre là, qui remuaient leur chef à perpétuité et même vous tiraient la langue.
Par exemple ce qui est vraiment beau c’est la cristallerie de Bohême qui ne craint aucune concurrence.
La petite Belgique peut marcher de pair avec les plus grandes nations, elle expose dans toutes les classes.
Les dentelles, la verrerie, les faïences, la draperie, les tapisseries sont les principales spécialités qui font la réputation de l’industrie belge.
La dentelle en est sans contredit la plus ancienne.
Tous les genres de dentelles véritables s’y fabriquent aujourd’hui; telles sont les dentelles connues sous le nom de Valenciennes, Malines, Flandres, application de Bruxelles, Duchesse, torchons, points gaze, Burano, Venise et autres points qui se font à l’aiguille et celles qui s’exécutent à l’aide de fuseaux. Les dentelles aux fuseaux se fabriquent généralement dans les Flandres, sur un petit métier portatif; quant à la dentelle à l’aiguille, elle se fait au moyen d’une simple aiguille et d’un morceau de parchemin retraçant le dessin.
Depuis 1878, les fabricants belges ont fait de grands progrès dans leurs dessins et beaucoup de leurs produits ont un caractère très artistique; on peut, en effet, voir cette fois des panneaux et de petits tableaux exécutés comme en peinture par des dentellières qui n’ont à leur disposition pour produire les ombres et les effets que la différence de grosseur de leur fil ou de leur soie.
La pièce principale de l’Exposition de dentelles est un grand voile de mariée Louis XVI, en point à l’aiguille, de trois mètres de long sur deux mètres de large. Des fleurs en forment le motif; ce voile se compose de trois cent cinquante morceaux et il a fallu plus de deux ans pour l’exécuter. Son prix est de neuf mille francs.
Dans le même genre, il convient de citer des robes, des nappes d’autel, des mouchoirs et des éventails qui font l’admiration des visiteuses.
Charmantes les dentellières flamandes travaillant sous les yeux du public.
L’éloge de la verrerie de Charleroi n’est plus à faire. Dans son exposition remarquable, elle expose des glaces magnifiques qui peuvent rivaliser avec celles de Saint-Gobain. Mêmes compliments aux porcelainiers et faïenciers, tout ce qu’ils exposent est ravissant.
La manufacture royale de tapisseries de Malines nous montre quatre panneaux qui peuvent soutenir la comparaison avec les plus beaux produits des Gobelins. L’une de ces tapisseries appartient au Sénat belge; en voici la légende:
«Le 3 avril 1566 les gentilshommes confédérés remettent à Marguerite de Parme, au palais de Bruxelles, une requête par laquelle ils réclament la liberté de conscience.»
Les ébénistes belges sont également des artistes, tous leurs meubles sont frappés au bon coin de l’originalité.
Une chose fort curieuse encore c’est le plan complet du port d’Anvers; cette miniature permet de comprendre d’un coup d’œil l’importance de ce port gigantesque.
La Hollande tient un bon rang. Ce petit pays qui n’a pas quatre millions d’habitants, mais qui en compte vingt avec ses colonies, est fort intéressant à étudier. Sa façade construite dans le style de la Renaissance néerlandaise, se compose d’une large porte et de quatre baies symétriques en plein cintre, ornées de draperies.
La Hollande est une nation active, industrieuse, intelligente. Ses toiles incomparables, ses velours d’Utrech, ses faïences de Delft justifient leur vieille renommée.
Très belle l’exposition de la manufacture royale d’Eventer dont certains tapis ont jusqu’à dix centimètres d’épaisseur.
Les Hollandais "ces rouliers des mers" comme on les appelait jadis étaient alors renommés dans le monde entier comme constructeurs de navires. A remarquer aussi les cartes, plans, dessins techniques de ports, de digues, de ponts, de canaux, ces canaux qui servent de rues dans les villes et de routes dans les campagnes, et qui prouvent que les Hollandais sont des ingénieurs hors ligne.
Leur pays est une conquête, un empiètement fait sur la mer. Ils ont accompli des travaux prodigieux pour faire une terre riche, fertile de ce pays de polders (marais, aux côtes semées d’îlots). Amsterdam seulement, cette Venise du Nord, compte quatre-vingt-dix îlots reliés par trois cents ponts; elle est entièrement bâtie sur pilotis—en sorte que si l’on pouvait retourner cette cité, elle présenterait l’étonnant spectacle d’une immense forêt dépouillée de feuillages.—Oui, ce pays entièrement plat, quelquefois au-dessous du niveau de la mer, n’est défendu contre les inondations de l’Océan que par un ensemble admirable de digues et un système de canalisation qui donne aux eaux leur libre cours. On peut donc dire que les Hollandais sont en lutte perpétuelle avec l’élément liquide. L’Océan est leur ennemi intime en temps de paix, mais en temps de guerre il devient leur meilleur ami. Les habitants ouvrent les digues et submergent les envahisseurs. Cependant un jour il advint que grâce à la glace la cavalerie française y fit une prouesse dont le souvenir reste dans l’histoire.
La Hollande présente aussi une taillerie de diamants évaluée à deux millions.
Voilà la table où les pierres sont d’abord coupées, puis taillées grossièrement; la taille s’achève à l’aide de meules disposées autour des tables, ces meules sont mues par un moteur à gaz. Une meule ancienne qui marchait à l’aide du pied permet de juger des perfectionnements mis au service du lapidaire.
Récemment encore, Amsterdam était la seule ville du monde où se fit la taille régulière du diamant: elle a maintenant Paris pour rivale en cette industrie très spéciale; mais les ouvriers hollandais, tailleurs de diamants, d’origine portugaise, sont restés les maîtres de cet art délicat où il faut autant de tour de main que de probité.
Les colonies hollandaises font honneur à la mère patrie: étoffes indiennes de tous genres, trophées d’armes et d’instruments de musique, objets richement incrustés, vases en matière précieuse.
Le vaste empire batave est là tout entier.
Autre curiosité très pittoresque et très couleur locale: c’est le village javanais (Kampong). Soixante personnes de la peuplade des Prangers sont là, nous initiant à la vie que mènent vingt millions d’êtres humains. Toutes les cabanes, à commencer par celle du chef, sont en bambou, élevées sur pilotis pour protéger les habitants contre les attaques des fauves. Ici, ce sont des chapeliers tressant d’immenses chapeaux en bambous, là, une vieille Javanaise fait la cuisine au riz. Les femmes très peu vêtues ont les cheveux huilés et les joues fardées; tout cela est d’une couleur locale et d’un pittoresque saisissant.
Le théâtre achève de nous transporter dans un autre monde: l’orchestre, composé d’un violoncelle primitif, de xilophones et de jeux de cloches, de gongs de différents calibres fait danser des bayadères, des almées très authentiques et qu’on a eu mille peines à obtenir du Prince de Pranger qui ne voulait pas les laisser partir de son harem. Elles apparaissent vêtues de bijoux et d’étoffes superbes, un carquois sur l’épaule et une auréole de plumes autour de la tête. Leurs poses sont langoureuses, leurs danses ont beaucoup de charmes. Elles tournent lentement et longtemps. C’est un spectacle étrange pendant lequel on se croit bien loin de Paris.
Nous songeons à aller demain samedi et le mardi suivant à l’Opéra-Comique voir Carmen et Sigurd, deux opéras que je tiens à entendre pendant mon séjour; nos places sont retenues: deux fauteuils d’orchestre au premier rang.
Samedi, 12 Octobre 1889.
L’Exposition.—Europe.—La Grèce.—L’Espagne.—Le Portugal.—La Suisse
Le Palais grec construit dans l’ancien style du pays, ne s’élance point en dôme, campanile, clochetons; il reste droit, sévère, régulier. Sur les deux murs qui s’étendent à droite et à gauche de l’entrée principale, on aperçoit de grandes peintures qui représentent la Grèce ancienne et la Grèce moderne. D’un côté l’Acropole, de l’autre les usines du Laurium.
La même idée se poursuit à l’intérieur. D’un côté, on a inscrit le nom des quatre villes les plus importantes de la Grèce antique: Athènes, Corinthe, Sparte et Thèbes, de l’autre les premières villes de la Grèce moderne: Le Pirée, Syracuse, Corfou et Patras.
Les tissus de soie faits à la main par les femmes d’Athènes et de Corinthe, les broderies soie sur soie et les tapis également tissés à la main, sont d’une perfection hors-ligne.
Les échantillons de marbre sont nombreux et magnifiques, les verts sont de toute beauté, les colonnes de Sainte-Sophie à Constantinople, ont été taillées dans des marbres pareils. On remarque beaucoup un morceau de marbre inconnu jusqu’ici, rouge veiné de bleu et noir, il a été ramassé dans l’île de Chio. Une suite de photographies du plus haut intérêt reproduisent les statues trouvées dans ce pays pétri par les arts et dont plusieurs sont antérieures à Périclès.
On retrouve l’Espagne dans les salons de peinture où ses artistes exposent de superbes tableaux qui font le plus grand honneur à son école moderne, au Palais des Industries diverses où elle prend un salon, et au Palais des Arts libéraux où elle occupe une grande galerie, ce qui ne l’empêche pas d’avoir en outre plusieurs pavillons et kiosques pour l’exposition de ses colonies et la dégustation de ses excellents vins.
Le grand pavillon espagnol des produits alimentaires rappelle les monuments historiques de style muzarabe que l’on voit en Espagne principalement à Tolède. Très beau aussi le Pavillon des colonies espagnoles tout rempli des richesses de ces terres fortunées. On pourrait dire que Cuba est le sucrier du monde et quel est le fumeur qui ne recherche pas les cigares de la Havane?
Le Pavillon du Portugal avec sa tour de trente-six mètres de hauteur fait grand effet. Le style général de ce pavillon est le Louis XV portugais avec des ornements copiés sur les monuments de Bélem notamment du cloître. Les vins portugais sont paraît-il comme les vins espagnols réputés chez les gourmets: j’ai mieux aimé m’arrêter aux faïences émaillées et terres cuites genre Bernard Palissy qui m’ont paru très décoratives.
La Suisse
La Suisse est une vaillante nation, son exposition le démontre. Très remarquables les soieries de Zurich et les broderies d’Appenzell; excellent le chocolat Suchard et le fromage de gruyère. La Suisse est la patrie des fromages comme l’Italie est la patrie des pâtes. Après cela le grand triomphe de la Suisse c’est l’horlogerie. Cette branche si remarquable occupe à elle seule deux cent cinquante mètres avec cent soixante exposants. On y voit tous les modèles connus de montres, pendules, horloges et même des modèles inconnus. Je suis restée en extase devant une montre de vingt-cinq mille francs.
Je viens de consulter une petite personne qui ne me quitte guère, mais cependant se montre à ses heures capricieuse à l’égal d’une jolie femme. Elle est brillante, pimpante, élégante, comme une beauté à la mode. Elle ne marche qu’avec des rubis, des joyaux, s’il vous plaît comme une raffinée du jour. Elle fait entendre incessamment son petit babil et trahit parfois des mouvements d’une regrettable indépendance. Il lui arrive même de bouder.
Quoique très maîtresse d’elle-même comme vous le voyez, elle porte une chaîne comme un prisonnier ou un esclave.
Je dis que c’est une petite personne très libre dans ses mouvements, car sortant presque toujours avec moi il arrive qu’elle marche encore lorsque je m’arrête ou qu’elle s’arrête lorsque je marche. Cette organisation délicate, fantasque, difficile à discipliner qui subit les influences de la gelée et de la chaleur, comme une sensitive lady, vous l’avez déjà deviné, n’est-ce pas? C’est Mademoiselle ma montre.
Voilà comment Leo Lespès parlait jadis si spirituellement de la sienne. Alors les montres coûtaient cher, parce qu’elles étaient bonnes et on les soignait en conséquence, aujourd’hui qu’elles sont pour rien on n’y fait plus attention, et cependant cette gentille personne est ni plus ni moins qu’une merveille.
Je l’ai bien compris après les renseignements curieux qui m’ont été donnés sur le degré de perfection atteint par ces mécanismes minuscules aussi remarquables que ceux de n’importe quelle machine. Quelques chiffres sont nécessaires.
Le ressort moteur entraîne le barillet; son mouvement est transmis par trois roues à l’échappement dont la roue frappe l’ancre ou le cylindre du balancier, à raison d’une moyenne de huit mille coups par heure (avec des différences de trois mille à quatre mille suivant les systèmes); en chemin, un autre engrenage ralentit dans le rapport de douze à un le mouvement qui est transmis à l’aiguille des heures. Tous les mouvements de la montre sont discontinus, et s’exécutent par petits sauts égaux dont le nombre dépasse deux cent millions par an pour certaines montres.
Les personnes soucieuses de conserver leur montre la font nettoyer tous les deux ans, c’est-à-dire après trois cent à quatre cent millions de chocs. Au bout d’une vingtaine d’années, une montre bien faite et qui n’a pas été détruite prématurément, doit subir le changement de quelques pignons; mais c’est après plusieurs milliards de ces petits sauts dont nous parlons, et après que la roue d’échappement a exécuté des dizaines de millions de tours.
Si l’on ajoute à cela des complications telles que chronographe, quantièmes, répétitions à minutes, on reste émerveillé de leur possibilité. Quant au chemin décrit à l’extérieur par le balancier, il est si inattendu qu’on ne peut admettre le résultat qu’après avoir refait le calcul. Le balancier d’une montre dix-neuf lignes mesure, en moyenne, dix-sept millimètres de diamètre sur les vis de réglage; il fait par seconde cinq oscillations d’un tour et demi, soit trois cent quatre-vingt-quinze millimètres de chemin parcouru par seconde, trente-quatre kilomètres par jour, douze mille cinq cents kilomètres par an en nombres ronds; or, les montres à quantième perpétuel, portent une roue qui exécute un tour en quatre ans; pendant ce temps, le balancier aurait fait le tour du monde.
Désormais, je ne toucherai plus à ma montre qu’avec un certain respect et mille précautions.
Dimanche, 13 Octobre 1889
"L’Ode triomphale" d’Augusta Holmès.—"Excelsior"
L’Ode triomphale d’Augusta Holmès, qui déifie la République, a eu lieu à deux heures de l’après-midi, ce qui a permis de faire l’économie de l’éclairage, soit huit mille francs; c’est bien quelque chose.
On a beaucoup parlé de cette fête des fêtes, exécutée aux frais de l’Etat et de la Ville de Paris, qui dépensent trois cent mille francs pour cette représentation, et l’on dira encore que la République n’est pas prodigue! Elle a sans doute pensé que pour consacrer sa gloire elle ne dépenserait jamais trop d’argent. L’ensemble est des plus grandiose!
La scène a soixante mètres de long sur trente de large. Au fond de la scène s’étale une peinture panoramique représentant des villes et des campagnes, montagnes, forêts, rivières, cela représente la France. Au centre de la scène se dresse un autel très élevé et de forme ancienne ombragé d’un voile d’or. Au pied de l’autel brûlent quatre trépieds remplis de parfums; devant l’autel un large escalier orné de trophées d’armes, de drapeaux et de fleurs; au-dessous, une vaste plate-forme sur laquelle défile le cortège en costume symbolique.
Les Arts précédés par le Génie.
Les Sciences précédées par la Raison.
Les corps de Métiers précédés par le Travail et l’Industrie. Les vignerons suivent le Vin que représente un pavois couvert de pampres verts et de grappes vermeilles. Les moissonneurs suivent la Récolte représentée par des gerbes de blé enguirlandées de fleurs des champs. Ils chantent:
Mangez et buvez,
Fils du rire et de la vaillance,
Le pain et le vin,
Sans quoi tout est vain
La chaire et le sang de la France.
Quand ils ont fini, ils vont se ranger en haut de la vaste scène, où iront successivement s’étager les autres chœurs. Les soldats suivent la Guerre que représente un amoncellement de boucliers entourés de palmiers, de lauriers, et de colonnes chargées de trophées.
Les marins suivent la Mer, que représente des monceaux de coraux et de plantes marines. Ils chantent la France. Les soldats disent:
Car c’est vivre immortellement
Que de mourir pour la Patrie.
A quoi les marins répondent:
A toi l’or et la perle ronde,
Qu’importe les morts
Si par nos efforts
La France obtient les richesses du Monde!
Puis viennent les jeunes gens précédés par l’Amour, et les jeunes filles par la Jeunesse. Les jeunes filles offrent des fleurs et les jeunes gens des palmes de myrte. Leurs chants sont poétiques et harmonieux. Les enfants terminent le défilé. Ils apparaissent sur un char traîné par des bêtes féroces. Ils chantent aussi des vers symboliques et parfois très beaux.
Cette première partie de l’œuvre de Mme Holmès est d’une grande puissance et d’une haute inspiration.
A ce moment la scène s’obscursit, l’orchestre fait entendre des roulements sinistres. Il entame une marche funèbre. Soudain surgit une femme voilée de noir, chargée de chaînes, aux longs cheveux blonds épars. Elle se dirige vers l’autel les bras tendus.. L’Amour et la Jeunesse se sont séparés pour la laisser passer. Cette figure douloureuse, c’est la France blessée qui a perdu ses provinces.
Le peuple va la secourir en appelant la République à son aide.
C’est une sorte de litanie avec le réponse
Alors des plis du drapeau déployé sur l’autel surgit «la terrible, clémente, triomphante et fière République» qui se présente ainsi:
Où je règle à jamais tes destins glorieux,
Je viens à ton appel, et de flammes entourée
J’apparais à tes yeux.
Venez à moi vous qui souffrez pour la Justice
Pauvres, déshérités, martyrs suivez ma loi,
Il faut que le clairon terrible retentisse!
La Justice, c’est moi!
On est empoigné... Quelle belle république ce serait. Malheureusement... celle que nous avons, hélas, ne lui ressemble guère...
Cette représentation comprend douze cents acteurs. M. Colonne, de son bâton de maëstro, dirigeait trois cents instrumentistes et neuf cents choristes; tout a marché à ravir, l’ensemble a été magnifique, mais trop païen, digne des temps mythologiques. C’est ainsi que se faisaient autrefois les fêtes de l’Être suprême, chères à Robespierre et les grotesques cérémonies présidées par la déesse Raison. La Troisième République voudrait-elle, comme sa grand’mère, substituer le culte païen au culte chrétien?
Croyances pour croyances, j’aime mieux les anciennes. Autel pour autel, je préfère celui devant lequel priaient nos aïeux, avant d’aller mourir pour la Patrie, pour Dieu et le Roi.
Après dîner, nous sommes allées à l’Eden-Théâtre, voir Excelsior, une féerie d’un autre genre.
En un jour, c’est beaucoup, mais nous avions des billets. Excelsior est un ballet monstre en six parties et douze tableaux. Six cents personnes en costume ad hoc dansent, défilent, s’agitent sur la scène aux sons d’un orchestre bien nourri, de cent musiciens. Tout cela brille, ruisselle, étincelle, et se retrace bien mieux sous les yeux que sous la plume.
Lundi, 14 Octobre 1889.
Les Bouquinistes
Nous avons flâné aujourd’hui, admiré les beaux étalages et bouquiné du Pont-Royal au Pont St-Michel. C’est là le marché des volumes en plein vent. Les marchands étalent sur les parapets les boîtes où sont jetés pêle-mêle les vieux livres, et cela m’a beaucoup amusée de fureter dans toutes ces boîtes. Ces modestes étalages sont une tentation permanente pour bien des gens.
On jette un coup d’œil en passant sur cette bibliothèque au grand air.
Un titre plaît, on prend le livre, on le feuillette, on en lit des passages, cela n’engage à rien, s’il convient on l’achète, s’il ne convient pas on le remet à sa place et l’on poursuit son chemin. La clientèle est très variée: savants, prêtres, étudiants, petites ouvrières, artistes, stationnent devant ces étalages que le propriétaire laisse complaisamment prendre en main, regarder et lire, dans l’espérance d’une vente à bref délai.
Autrefois, plus d’un collectionneur trouva là des occasions merveilleuses, mais ces heureuses trouvailles sont rares maintenant. Les bouquinistes ne se laissent plus attraper, ils connaissent généralement aujourd’hui la valeur de leur marchandise. Sans doute, ils achètent des lots de livres à l’hôtel des ventes, mais tous les livres de prix ont été préalablement enlevés par les libraires et les collectionneurs, et cette chasse au livre rare si pleine d’imprévus, de surprises agréables autrefois, n’existe plus, cependant le bouquiniste ne vend pas moins, puisque tout le monde achète des livres. On ne trouve plus la qualité, mais on trouve la quantité. Jadis, le roi des bouquinistes était M. Achaintre, un savant, un grand latiniste tombé dans la misère, et qui plus d’une fois donna son avis à des littérateurs sur un passage de Virgile ou un vers d’Horace. Sans doute il y a des collectionneurs raisonnables, respectueux du bien d’autrui, mais il y en a d’envieux, avides de posséder seuls le trésor convoité, et pour lesquels tous les moyens sont bons, même les plus mauvais.
On connaît l’histoire de ce bibliophile, riche de science, mais pauvre d’argent, tous les jours à l’étalage il reluquait un livre rarissime de grand prix; d’abord il l’avait regardé, puis il l’avait feuilleté, enfin il s’était mis à en lire des passages, et chaque fois la tentation plus forte faisait son œuvre, et une idée diabolique hantait son cerveau.
Le marchand, qui ne se doutait de rien, le laissait faire, rêvant au contraire une vente avantageuse et prochaine. Un jour en effet le savant se décide. Vous demandez cent francs de cet ouvrage, dit-il?
C’est le minimum que je puisse le vendre, répond le marchand.
Vous assurez qu’il est complet?
Je l’assure, et je ne diminuerai pas un liard sur ce prix.
Le savant se mit pour la centième fois peut-être à feuilleter le livre.
Soudain il s’arrête, son regard brille d’une joie immense: Marchand, s’écrie-t-il, vous me trompiez, il manque deux pages, voyez-vous-même, de la page 113 on passe à la page 116.
Le marchand reste atterré, son livre a perdu la moitié de sa valeur, et cependant il était sûr, oh! mais bien sûr qu’il était complet. Bref, après une heure de marchandage, le savant triomphe et obtient pour quarante francs l’ouvrage si longtemps désiré. Huit jours après, le savant réunissait ses amis, pour leur montrer le rarissime ouvrage très complet qu’il venait d’acheter, le feuillet manquant avait été habilement recollé à sa place.
C’était l’astucieux bibliophile lui-même qui l’avait subtilisé un jour que le marchand entouré d’acheteurs lui tournait le dos.
Les âmes élastiques se rassurent en se disant: «après tout, les choses d’art n’ont qu’une valeur de convention».
Les âmes honnêtes appellent cet acte indélicat, voler, et elles sont dans le vrai. Je connais une dame qui a fini par se monter une jolie bibliothèque avec les volumes qu’on lui a prêtés; de même qu’il y a différentes catégories d’emprunteurs, il y a aussi différentes catégories de prêteurs. Il y a ceux qui ne tiennent guère aux livres qu’ils ont et les prêtent volontiers; ceux qui oublient à qui ils les ont prêtés, ceux enfin qui n’osent pas les réclamer. Ces gens-là sont tout ce qu’il y a de plus commode à dévaliser. Aux personnes d’ordre qui réclamaient leur bien, la digne dame répondait: «Patientez un peu, je n’ai pas fini la lecture intéressante de vos ouvrages, ou, ils sont si jolis que je les ai prêtés moi-même, mais soyez sans inquiétude, on ne tardera pas à me les rendre. Et le temps passait, et si plus tard le propriétaire hasardait une nouvelle réclamation, la dame prenait un air des plus surpris et s’écriait: «Vous faites erreur, je vous les ai rendus dans le temps, vous les aurez prêtés à d’autres». Mon Dieu, elle était peut-être de bonne foi, et à force d’emprunter des livres et de les mêler aux siens, elle finissait par ne plus s’y reconnaître... Concluons qu’il est plus facile de retenir les livres que ce qu’il y a dedans. C’est ce que disait déjà Helvétius, il y a cent ans. Je compte visiter les catacombes, je suis en instance pour cela.
Mardi, 15 Octobre 1889.
Musée de Minéralogie et Géologie.—Musée du Louvre—Dîner en famille avec une nouvelle arrivée.
Temps froid, avec soleil et ciel bleu; d’ailleurs on peut aller par n’importe quel temps à l’Exposition, ses palais, ses galeries, ses arcades et ses vélums sont là pour vous protéger.
Nous avons visité ce matin un musée où ma cousine et moi nous nous sommes trouvées seules! Cela m’a paru tout à fait drôle, puisque partout il y a foule compacte. Provinciaux des villes et même des campagnes continuent de donner avec un entrain qui stupéfie les Parisiens. Cela prouve qu’il n’y a pas qu’eux à savoir se débrouiller.
Oui, nous avons visité à Paris, en temps d’Exposition, d’immenses salles ouvertes au public... où il n’y avait personne!
Nous étions boulevard Saint-Michel, à l’Ecole des Mines, qui contient le Musée de minéralogie et de géologie.
Des peintures murales représentent les lieux minéralogiques les plus remarquables. Au premier étage sont les collections minéralogiques et géologiques groupées pour la France par départements. Nous ne sommes point montées au second étage qui contient une collection paléontologique de grande valeur et dont tous les spécimens sont étiquetés. Ce sanctuaire d’une science qui n’est pas à la portée de tout le monde ne peut intéresser que des savants.
Nous avons donc vu au premier des pierres de toutes sortes, mais nous ne nous sommes arrêtées que devant les pierres précieuses et nous avons également admiré les œuvres de la nature et celles du travail humain. Les diamants fabriqués ont la pureté et la dureté des diamants naturels, malheureusement, ils sont très petits, on n’est pas encore arrivé à produire de gros diamants, les autres pierres précieuses, saphirs, rubis, émeraudes, sont aussi des poussières comparées à la grosseur des pierres naturelles, les émeraudes surtout qu’on trouve aux Monts Ourals en blocs énormes.
J’ai été éblouie par toutes les merveilleuses peintures et sculptures que renferme le Musée du Louvre. Mais il faudrait y passer des semaines, le catalogue en main pour le voir et l’admirer à son aise. Je n’ai donc fait que passer de galerie en galerie, de travée en travée, de salle en salle: salle ronde, salle carrée, salle des Sept Mètres, etc., etc.
C’est une incomparable réunion de chefs-d’œuvre dans un cadre digne du tableau. En effet, le Louvre, par ses magnifiques proportions, la beauté de son style antique s’unissant à celui de la Renaissance l’extrême élégance de sa décoration, est considéré comme le plus beau Palais de l’Europe, et ses collections artistiques en sont les plus riches et les plus précieuses.
Mais les musées restent, l’Exposition passe, donc il faut consacrer son temps à cette dernière.
Ce soir après dîner, Mathilde, la jeune parente de ma cousine nous a raconté ses déconvenues depuis trois jours. Ses lamentations nous ont fort diverties, ô noirceur du cœur humain. Voici sa navrante odyssée:
Je n’ai pas de chance, nous a-t-elle dit.
En 1867, j’étais toute jeune fille, un de mes oncles, vieux célibataire, m’offre un voyage à Paris, je n’avais garde de refuser. J’étais joyeuse comme un oiseau le matin du départ, nous arrivons dans les meilleures dispositions et nous voilà, du matin au soir, visitant tous les deux Paris et surtout l’Exposition. Malheureusement, nous n’avions nullement les mêmes goûts. Mon oncle s’attardait devant tous les produits gastronomiques, les vins vénérables, les eaux-de-vie de la Comète, les foies-gras de Strasbourg; les armes et les machines l’intéressaient aussi beaucoup. Moi, je n’aurais voulu m’arrêter que devant les beaux meubles, les bijoux, les dentelles et les soieries. Celles de Lyon étaient éblouissantes. Il y avait entr’autre une robe de soie blanche sur la traîne de laquelle s’épanouissait, tissée dans l’étoffe, la queue d’un paon faisant la roue. Cette robe destinée à une souveraine, me fascinait; mais mon oncle n’entendait pas qu’on s’arrêtât à ces babioles.
Nous passions rapidement, ne stationnant que devant les vitrines favorites de mon oncle. Je déplorais, tout bas, ma jeunesse et ma dépendance. Etre libre quand on a quinze ans, quel rêve!
Les années ont passé... je suis mariée et je viens à Paris avec mon mari et mes deux enfants: Yvan, sept ans, Anne, cinq ans, pour voir cette incomparable merveille, dont les oreilles me tintent depuis tantôt six mois. J’espère cette fois la voir à ma guise; mais la femme propose et le mari et les enfants disposent.
Nous arrivons le soir fort tard à l’hôtel, très fatigués d’un long voyage et nous nous couchons vers dix heures ayant vraiment besoin de repos.
Avant minuit nous sommes réveillés par ce cri sinistre: au feu! au feu! Yvan, les yeux hagards, s’est déjà jeté hors de son lit. Des lueurs blafardes passent devant notre fenêtre, les cris d’angoisse redoublent, ils sortent de la chambre contiguë à la nôtre. A peine vêtus, ma fille dans mes bras, mon fils tenant la main de son père, nous descendons l’escalier affolés et nous faisons irruption dans la salle-à-manger de l’hôtel, où plusieurs voyageurs se trouvaient déjà. Les pompiers avaient été prévenus. Voici ce qui était arrivé. Une vieille demoiselle, notre voisine de chambre, avait l’habitude de se faire enfermer et sa domestique qui logeait aux mansardes emportait la clé. Cette demoiselle en frisant ses papillotes, avait mis le feu aux rideaux et l’on juge de son angoisse, ne pouvant sortir. Voilà ce qui avait rendu ses cris si déchirants et effrayé toute la maison. Les pompiers en quelques jets d’eau, eurent bientôt éteint l’incendie et chacun, vers deux heures du matin, put regagner ses appartements; mais comment dormir après de telles émotions?
Nous nous levons tard et sortons aussitôt le déjeuner pour faire quelques commissions; place Saint-Michel nous nous trouvons au milieu d’un encombrement de voitures, Yvan tirait à droite, Anne tirait à gauche, et peu s’en est fallu que nous ne fussions tous les quatre écrasés. J’étais toute frissonnante de peur et mon mari très pâle. Ma chère amie, me dit-il, nous ne sommes pas ici dans nos rues tranquilles de province, il est impossible de se tirer d’affaire avec des enfants de cet âge-là, prenons une voiture. Nous leur avons promis depuis longtemps une visite au Jardin d’Acclimatation, voilà le moment venu. Oui, oui, me suis-je écriée, sauvons-nous à la campagne. Mon mari a souri, comment, à peine arrivée à Paris le but de tous tes désirs, tu songerais à le quitter!
Les enfants ont vite oublié le danger, ravis de rouler en voiture, en attendant la promenade en palanquin sur le dos d’un éléphant.
Le fiacre est à peine arrêté devant l’entrée du Bois de Boulogne que les deux bambins sont à terre, je me précipite pour les suivre et mon mari aussi. Cinq minutes après nous nous apercevons que leurs manteaux et nos deux parapluies sont restés dans le fiacre qui était reparti de suite, et comme en naïfs provinciaux que nous sommes, nous n’avions pas songé à prendre le numéro, nos manteaux et parapluies ne se retrouveront jamais. Nous ne sommes pas les seuls à oublier ces objets, la statistique assure qu’il est perdu environ cinq mille parapluies chaque année à Paris. Nous avons donc bien des compagnons d’infortune, mais ce n’est pas une consolation.
Cette fois, nous rentrons satisfaits de notre promenade, et nous promettant bien de passer le lendemain, qui était hier, une délicieuse journée à l’Exposition. De bonne heure, nous nous y rendons tous les quatre avec les deux sœurs de ma mère qui, vous le savez, habitent Paris depuis longtemps.
Je m’intéresse à beaucoup de choses que mon mari ne regarde même pas.
J’avoue que je suis un peu ébouriffée de tout ce que je vois, on le serait à moins, nous marchons, trottons, circulons et finalement mon mari qui s’arrêtait d’un côté, moi et mes tantes d’un autre, nous finissons par nous perdre, et nous voilà nous cherchant mutuellement et perdant une grande heure à cet agréable exercice. Yvan adore son père, et le voilà tout en larmes. Papa est perdu! Papa est perdu!
—Mais non, mon chéri, calme-toi, nous allons le retrouver.
Anne très fatiguée commençait déjà à faire la grimace; son chagrin éclate à son tour, mais il ne s’agit que d’elle.
—Maman, je suis lassée...
—Ma petite fille, nous cherchons ton papa, tout à l’heure tu vas te reposer.
—C’est maintenant que je veux me délasser; je veux m’asseoir.
Et nous prenons des chaises, qu’entre parenthèse on nous fait payer deux fois. On ne peut pas discuter pour quelques centimes.
Au bout d’un quart d’heure, Anne en avait assez et Yvan pleurait toujours. Anne n’était plus lassée, elle avait faim.
—Je voudrais un gâteau.
—Mais, ma petite, il n’y en a pas ici, nous irons en chercher plus tard.
—Je veux un gâteau, j’ai faim...
Nous nous dirigeons vers une pâtisserie.—Allons, Yvan, ne pleure plus, veux-tu un bonbon?
—C’est pas un gâteau que je veux, c’est papa.
Les enfants mangent des brioches, et j’espère avoir enfin la paix.
Mais généralement quand on a eu faim, on a également soif, et quand on a mangé, il faut boire, et nous voilà à la recherche d’un bock, mais c’est bien une autre affaire, Anne ne veut ni bière ni vin, elle veut de l’eau et c’est justement ce que les limonadiers n’aiment pas à vendre. Yvan refuse énergiquement de boire. Je ne veux pas boire, je veux papa.
Anne a donc bu et mangé consciencieusement, elle éprouve un troisième besoin sur lequel je n’appuie pas, et nous voilà courant jusqu’au diable vert pour trouver le dit pavillon..., et Yvan pleurait toujours. Tout cela avait pris beaucoup de temps, et nous étions véritablement tous très fatigués.
J’ajouterai même que mes bonnes tantes qui n’ont jamais eu d’enfants étaient positivement atterrées. Nous retrouvons mon mari maussade et de mauvaise humeur, me reprochant de l’avoir perdu, et moi à mon tour me révoltant d’être restée seule à subir la corvée des enfants.
Nous prenons le petit decauville qui nous conduit au pied de la célèbre tour. Je n’aurais pas mieux demandé que de me promener, de voir, d’admirer mais j’avais mes deux terribles boulets, non aux pieds, mais aux mains et cela paralysait mon enthousiasme.
Nous dînons à l’Exposition pour prendre les premiers nos places aux fontaines lumineuses. Anne baîllait et Yvan avait fini par dormir sur les genoux de son père. Nous sommes rentrés vers onze heures, harassés. C’était à se demander si nous avions fait vingt-cinq lieues à pied.
Nous nous couchons, mais mon fils très fatigué est pris de fièvre, et nous avons passé la nuit dans l’inquiétude mon mari et moi. De grand matin nous avons fait venir un médecin qui nous a complètement rassurés. Ce n’est que de la fatigue et de l’émotion. C’est pourquoi vous me voyez seule aujourd’hui.
Je viens vous embrasser en courant, dit-elle à ma cousine, et vais relever mon mari qui, assurément, en venant à l’Exposition, ne s’attendait pas à remplir le rôle de garde-malade.
Espérons que notre voyage s’achèvera mieux qu’il n’a commencé.
C’est la grâce que je te souhaite, a murmuré ma cousine en l’embrassant.
Laissons la tendre fleur qui pousse,
La rose à l’abri du buisson,
Les oiseaux dans leurs nids de mousse,
Et les enfants à la maison.
Mercredi, 16 Octobre 1889.
Le Jardin d’Acclimatation
Le Jardin d’Acclimatation, établi dans le Bois de Boulogne, est un parc délicieux de vingt hectares.
L’arrivée est charmante sous bois, dans des voitures découvertes courant sur rails à travers les allées. On se croirait assis sur un banc de jardin qui soudain se met en marche entraîné par un cheval endiablé!
Oui, le Jardin d’Acclimatation m’est apparu comme une miniature du Paradis terrestre. Tout le monde doit l’envisager ainsi. Paradis des grands, soit que ceux-ci s’égarent dans les parties ombreuses et solitaires, soit qu’ils aillent rêver des tropiques dans la grande serre centrale ou regarder les caravanes exotiques.
Toutes les races humaines ont campé sous le ciel du Bois de Boulogne: Nubiens, Esquimaux, Fuégiens, Galibis, Cynghalais, Araucaniens, Kalmoucks, Peaux-Rouges, Achantis, Hottentots, Circassiens, Lapons norwégiens et tutti quanti.
Paradis des petits, qui s’en vont chevaucher sur les dromadaires, se faire traîner en voiture par une autruche ou les petits zèbus (bœufs trotteurs) monter dans le palanquin de l’éléphant, assister au repas des phoques. Du reste, il n’y a pas que les enfants à monter en palanquin. Le samedi, jour où on se marie le plus à Paris, on y voit les épousées d’un certain monde dans leurs blanches toilettes. Cette promenade est, paraît-il, la distraction favorite inscrite au programme des noces ouvrières.
Les serres avec ruisselets tranquilles et grottes mystérieuses sont des palais de fleurs, où toutes les plantes frileuses de la création se donnent rendez-vous: il en est de même des animaux remarquables. Ils ont ici leurs représentants: tapirs, sangliers, zèbres domestiques, rennes, chamois, isards, antilopes, daims, cerfs, sans oublier le cerf nain de la Chine, qui pèse environ douze livres. Comme antithèse, je citerai Juliette (Roméo est mort en 1886), l’éléphant offert par le feu roi Victor-Emmanuel. Juliette et Roméo avaient succédé à Castor et Pollux, vendus vingt-sept mille francs à la boucherie parisienne pendant le siège; du reste ils ne furent pas les seuls animaux du Jardin d’Acclimatation que les Parisiens dévorèrent. On mangea alors des côtelettes d’antilopes, des biftecks d’ours, des rôtis d’éléphants, des filets d’hippopotames.
A la suite de tous ces désastres, la ville de Paris dut dépenser cent quatre-vingt mille francs pour remplacer les victimes et repeupler le Jardin d’Acclimatation. Ces beaux animaux doivent être heureux, ils ont tout à souhait, sauf là liberté, et pour ceux qui l’aiment, c’est peut-être manquer de tout.
Les singes ont un palais revêtu à l’extérieur comme à l’intérieur de plaques de faïences pour empêcher les murs de s’imprégner de mauvaises odeurs, les ouistitis sont charmants ainsi que les écureuils gris, ces jolis écureuils qui fournissent la fourrure dite petit-gris ou vair.
Il y a des moutons et des chèvres de tous les pays: de Russie, d’Egypte, de Chine, d’Afrique; la petite chèvre naine de ce dernier pays est un vrai joujou vivant, moins grande que la plupart de celles qu’on achète chez les marchands de jouets.
Je me suis arrêtée longtemps devant le palais des kanguroos: peu gracieux, mais très drôles ces animaux, avec leur grande poche sous le ventre pour élever leurs petits. Ils ont les membres postérieurs très développés, et en s’aidant de leur queue qui leur sert tour à tour de point d’appui dans le repos, de tremplin au départ, de balancier pour la course, ils franchissent d’un seul bond des distances énormes. Les espèces de kanguroos sont très nombreuses, et presque toutes représentées ici.
Très intéressant encore les lamas qui sont les chameaux du Nouveau-Monde et fournissent ces riches toisons dont on fait de si beaux tissus et même de la dentelle maintenant. La vacherie possède les meilleures laitières et pas mal de petites vaches bretonnes. J’en ai été toute fière. La laiterie est auprès, et pour les Parisiens c’est une régalade de pouvoir boire une tasse de lait tout chaud, tout écumeux, il y a des jours où il s’en débite mille tasses.
Les variétés infinies de la race canine se retrouvent en offrant aux regards charmés des amateurs les types les plus purs. Voilà des sujets qui ont toutes les qualités requises pour satisfaire les plus difficiles, le rude chasseur ou la petite maîtresse.
On peut en dire autant des chevaux dont la collection est des plus complètes, depuis le percheron pur-sang, le cheval de trait breton jusqu’au cheval d’Arabie.
Et les poneys! en voilà de tous les pays: de Java, de Siam, de Cochinchine, d’Ecosse, d’Islande, de Russie, de Corse, des Landes, de Navarre, de l’Ile d’Yeu, de Pologne, de Finlande. Ils ont de jolies robes, des formes élégantes, ce sont de mignons petits chevaux, mais en général ils n’ont pas l’air commode.
J’ai admiré en face des écuries le sequoïa gigantea, le sapin géant de la Californie, qui ne croît naturellement que sur un seul point, dans la vallée de Calaveras, donné il y a vingt ans par Monsieur Leroy d’Angers.
Il est autrement beau que celui que je possède à la campagne, mais cela n’est pas étonnant, le mien a été la victime d’une aventure extraordinaire, il commence une seconde vie... Donc cet arbre, déjà fort beau pour ses quinze ans, vivait tranquille et solitaire sur le bord d’une allée qu’il fallait élargir. Je regrettais bien le sacrifice, c’était devenu nécessaire: l’arrêt fatal fut prononcé. Le séquoia est arraché, scié au bas du tronc, et les racines qui formaient un gros bloc, jetées sur un tas de bois à brûler. Ceci se passait au printemps. Tout l’été la pauvre souche resta exposée au grand soleil. Plusieurs fois, je dis à mon cordon bleu: «Mais brûlez donc cette souche, c’est une bûche toute faite pour cheminée de cuisine».
Au fond cela m’agaçait de voir en l’air les racines de mon pauvre séquoia, de mon unique. Et chaque fois la cuisinière me répondait: «Il n’est pas sec.
—Par exemple!
—Il lui pousse sans cesse de petites branches vertes tout autour, que Madame vienne voir».
Je fus voir et la souche du pauvre arbre mutilé se montrait toujours verdoyante. J’en eus pitié. La racine fut remise en terre et les petites branches se mirent à pousser vigoureusement. La première année, nos voisins, des agriculteurs entendus, me disaient: «C’est impossible que cet arbre reprenne vie... C’est un peu de sève restée dans la souche qui fait son dernier jet». Je le craignais, mais non, depuis trois ans mon cher séquoia continue de les démentir. On dirait même qu’il veut rattraper le temps perdu et dépasser ses congénères qui poussent d’un mètre par an et qui atteignent jusqu’à cent dix mètres, deux fois la hauteur des tours Notre-Dame.[9]
Mais revenons au Jardin d’Acclimatation.
Les gallinacées sont un monde où se retrouvent les espèces les plus rares comme les plus communes. Impossible de les énumérer, je dirais cependant que les petites nègres blanches soie, les padoues dorées et les campines proprettes, plus que les grosses espèces qui leur sont comme rendement très supérieures, m’ont séduite. Les faisans sont aussi légion. Ah! les beaux et séduisants plumages, que de reflets, que de bigarrures, d’étincellements, dans ces couleurs plus chatoyantes et plus variées que celles du prisme. Quant aux pigeons, il faut venir ici pour en voir la plus complète collection qui ait été jamais réunie. Le colombier est merveilleusement installé. C’est une élégante construction en briques et fer formant une tour de trente mètres de hauteur sur six mètres de diamètre, divisée en quatre étages; quatre cents couples de pigeons peuvent nicher là. Tout le service se fait à l’aide d’un ascenseur, ce qui simplifie les choses. Les combles de la toiture, en forme de champignon, abrite la nuit les pigeons en liberté. Parfois le vol d’une troupe nombreuse tournoyant autour du colombier produit un sifflement sonore, ce bruit étrange provient de gros sifflets en courge ou bambou attachés sur les plumes de la queue et qui sont d’un usage général en Chine pour effrayer les oiseaux de proie. Nous avons salué au passage les pigeons-voyageurs dont on n’a pas oublié les hauts faits pendant le siège de Paris. Il en est qui franchirent à plusieurs reprises les lignes prussiennes porteurs de ces dépêches microscopiques photographiées sur des feuilles de collodion si légères, que les cent quinze mille dépêches reçues pendant le siège, ne dépassèrent pas à elles toutes le poids d’un gramme, c’est du moins ce qui nous a été dit.
Voilà deux pavillons très bien habités, celui-ci par les grands-ducs qui appartenaient à Gustave Doré, celui-là par un harfang de Norwège ou chouette des neiges, cet oiseau très rare remplace celui qui fut tué méchamment en 1884 par un Anglais, lequel poursuivi devant le tribunal correctionnel fut sévèrement condamné, comme il le méritait d’ailleurs.
Très intéressant le parc des échassiers, hérons, cigognes, flamands, ibis communs et celui des grues qui viennent de tous les points du globe. Très beaux les casoars et les autruches, ravissants les ibis d’espèces rares, roses et rouges, quel magnifique plumage; on dirait des bouquets de roses ou de flammes qui marchent. Cette beauté qui parle aux yeux explique le culte que certains peuples avaient autrefois pour l’ibis, dont ils avaient fait l’oiseau sacré. Les Egyptiens le vénéraient comme une divinité bienfaisante, son apparition coïncidait avec les inondations du Nil. Lorsque les ibis entretenus dans les temples mouraient, on ne les empaillait pas, mais on les embaumait et on les enfermait ensuite dans des nécropoles dont Hermopolis était la principale.
Excessivement curieuse, la pêche qu’on fait faire aux cormorans tous les jours et à heure fixe. Le cou de ces pêcheurs emplumés est entouré d’un anneau qui les empêche d’élargir leur gorge et de pouvoir avaler le poisson qu’ils sont allés capturer au fond de l’eau.
La pêche du cormoran était un sport fort apprécié des anciens rois de France. Pendant longtemps abandonné, on ne le pratiquait plus qu’en Chine. Aujourd’hui il reprend faveur en France et particulièrement chez les Anglais, grands amateurs de tous les genres de sports. Ces animaux peuvent arriver à un dressage parfait. Oui, ces oiseaux pêcheurs de poissons lâchés en liberté s’en vont plonger au loin puis reviennent à tire d’aile vers leur maître déposer entre ses mains le butin conquis et recevoir ensuite la récompense méritée par leurs efforts.
Nous avons pu assister au repas des phoques et des otaries, ou lions de mer des glaces polaires. Ces animaux connaissent très bien l’heure du repas, on les voit alors s’agiter, nager vivement, se dresser hors de l’eau, comme pour dire que l’heure de la réfection est arrivée. Les otaries, par leurs formes étranges font penser aux grands animaux antédiluviens, ils n’ont que des nageoires dont ils se servent comme les quadrupèdes de leurs membres et leur agilité contraste avec la marche lente des phoques qui se traînent sur le ventre.
Les otaries sont d’une docilité extraordinaire; au commandement de leur gardien, ils montent en quelques bonds au sommet du rocher qui surplombe leur grand bassin et se jettent dedans la tête la première. Ils ressemblent alors à des sirènes, bondissent comme des poissons volants et décrivent les courbes les plus gracieuses au milieu de la blanche écume qu’ils font jaillir autour d’eux.
Les oiseaux de volières, parleurs et chanteurs, ramagent dans tous les tons. C’est un concert un peu bruyant, mais on leur pardonne, ils sont si jolis, depuis le perroquet vert, le cacatois huppé, jusqu’aux bengalis, jusqu’aux délicieux oiseaux-mouches. Ah! si les ibis ont l’air de bouquets qui marchent, les colibris ressemblent à des pierres précieuses qui voltigent. Les oiseaux d’eau habitent la rivière qui traverse tout le jardin. Ah le joli lieu pour s’ébattre, se baigner et vivre dans la plus douce quiétude. Nous avons admiré les canards de toutes les espèces, des cygnes majestueux et un grand pélican qui heureusement
Pour nourrir de son sang
Ses petits enfants
Blancs.
L’aquarium est encore un palais, le palais d’Amphitrite, aurait dit ma grand’mère.
Cet aquarium m’a remis en mémoire la petite aventure arrivée à un de mes voisins, le plus honnête homme de la terre, mais campagnard jusqu’aux moelles, c’est-à-dire un peu naïf, souvent étonné et pas débrouillard du tout. Paris a toujours été l’objectif des gens qui ne voyagent guère; aller à Paris, c’est le rêve des jeunes fiancés qui projettent d’y passer le premier quartier de leur lune de miel. C’est ce que fit mon voisin après son mariage, il vint visiter la capitale plaçant au nombre de ses principales curiosités le Jardin d’Acclimatation, de création récente alors, et l’aquarium.
Il le visita dans ses plus grands détails, s’intéressa à tout, s’extasia devant les plantes et les animaux, épuisa tous les termes admiratifs du vocabulaire et quand il fut sorti glissa tout bas à l’oreille de sa jeune épousée: «Eh bien là, franchement, j’ai tout vu, sauf la chose que je tenais le plus à voir.
—Et quoi donc?
—Mais la croix Riome, et mon voisin fulmina ainsi son mécontentement, la croix si admirable du dénommé Riome. Est-ce un savant, un explorateur, un martyr de la science, qu’est-ce qui l’a rendu célèbre, on ne nous l’a seulement pas dit?».
L’aquarium compte dix grands bassins d’eau de mer et quatre d’eau douce. Ces bassins ou bacs, sortes de caisse en ardoise, ont une paroi garnie d’une glace mesurant un mètre quatre-vingts sur quatre-vingts centimètres, ils reçoivent la lumière seulement par en haut, de telle sorte que le visiteur étant dans un demi-jour, voit très bien les objets placés dans l’eau derrière la glace. Ce système très simple, est partout adopté aujourd’hui.
Chacun des bacs est un petit océan où s’agitent les êtres les plus étranges: «les pieuvres promènent en tous sens leurs huit tentacules et fixent le visiteur de leur œil vitreux, les crevettes voltigent comme des papillons sur le devant des bacs et se poursuivent en bondissant sur le sable, formant des ballets fantastiques, auxquels leurs corps transparents donnent une apparence spectrale. Les Bernard l’Ermite sont des Diogènes sybarites vivant dans un tonneau parfaitement approprié à leur taille, c’est-à-dire dans une coquille dont ils ont remplacé le légitime propriétaire. L’anémone parasite se fixe sur la coquille habitée par le Bernard l’Ermite, comme le vieillard de la mer sur les épaules de Simbad, dans les contes des mille et une nuits.»
«Des hippocampes ou chevaux marins peuplent un des bassins et l’on distingue facilement les mâles à la poche abdominale où ils recueillent les œufs pondus par les femelles et abritent leurs petits comme les kanguroos. On peut voir les spinachis ou les épinoches construire leur nid d’algues et de vase, tandis que les macropodes ou les poissons arc-en-ciel de la Chine établissent à la surface d’un bac plein d’eau douce un plafond de bulles d’air au centre duquel ils déposent leurs œufs comme dans un radeau d’écume et dont ils empêchent les jeunes de s’éloigner pendant les premiers jours. Si on examine le sol sablonneux de certains compartiments, on est surpris de le voir constellé d’yeux qui regardent en tous sens; les soles, les plies, les turbots sont là, ensevelis sous une légère couche de sable, juste assez pour cacher le corps en laissant l’œil dépasser.»
Plusieurs poissons s’apprivoisent d’une façon étonnante et connaissent leurs gardiens; telles sont particulièrement les anguilles de mer et les trigles, qui viennent manger dans la main du gardien et le reconnaissent quand il passe.
Derrière l’aquarium existe le pavillon de la pisciculture dans lequel se trouve réunie une collection très complète des poissons d’eau douce et les appareils de pisciculture les plus perfectionnés. Les visiteurs peuvent suivre les opérations de fécondation artificielle et d’élevage qui se font sous leurs yeux.
Si on ajoute à toutes ces choses si curieuses et si intéressantes l’excellent buffet-restaurant, le cabinet de lecture avec bibliothèque et le kiosque de la musique, où se fait entendre un orchestre parfait, on conviendra que le Jardin d’Acclimatation est pour les Parisiens l’oasis délicieuse où ils peuvent venir se reposer et oublier les exigences de leur vie enfièvrée.
Nous sommes revenues perchées sur l’un de ces matadors d’omnibus qui contiennent quarante personnes. Rien de plus amusant entre six et sept heures du soir que cette promenade sur les grands boulevards noirs de monde et de voitures; simples fiacres, coupés de maîtres, colosses d’omnibus, camions, fardiers s’enlacent et serpentent dans tous les sens, s’enchevêtrent et se désenchevêtrent avec une adresse extraordinaire.
L’impériale d’un omnibus, disait Victor Hugo, c’est un balcon ambulant, et en effet, de ce balcon on découvre mille choses nouvelles dans cette immense ville où tout est un sujet d’observation.
Jeudi, 17 Octobre 1889.
La Messe rouge.—La Sainte-Chapelle.
Le Palais de Justice.
2me Visite au Musée de Cluny.—Carmen, Sigurd.
Nous avons pu assister à la messe solennelle de rentrée des Cours. Nous autres, provinciaux, nous disons la Messe rouge, à cause des grandes robes rouges fourrées d’hermine que portent la plupart des magistrats. C’est l’abbé de Beuvron, chanoine de Notre-Dame, qui célébrait la messe. La cérémonie est fort belle, le défilé très imposant. Le garde-meuble prête pour la circonstance de belles vieilles tapisseries pour orner les corridors et l’entrée. La Sainte-Chapelle est un peu petite ce jour là, mais quelle admirable perle de l’art gothique. Je regrette bien que ce délicieux joyaux soit dans un vilain écrin, une cour du Palais de Justice où il est trop caché. Les hommes ont besoin d’air et les monuments aussi, il leur faut l’horizon et l’espace. La Sainte-Chapelle bâtie par saint Louis en 1242, comprend une chapelle basse et une chapelle haute. On remarque dans la chapelle basse ses quarante colonnes, ses clefs de voûte en bois de chêne sculpté et la grande rose du pignon. Dans la chapelle haute on remarque les magnifiques vitraux de seize mètres d’élévation et ses statues des douze apôtres, l’autel et le baldaquin ogival en bois sculpté. La chapelle haute était autrefois réservée au roi et à la reine; on y voit la place où se tenait Saint Louis, à gauche et en face la place de Blanche de Castille. Louis XII y avait une petite logette où sans être vu il pouvait surveiller l’officiant. En 1630, un incendie détruisit la charpente des combles. La flèche en tombant effondra la voûte de l’escalier dû à Louis XII. C’est sur cet escalier en ruine, que Boileau a transporté le théâtre de son lutrin. Pendant la Révolution, la Sainte-Chapelle fut profanée et transformée en club et en magasin. Ce n’est qu’en 1837 qu’on commença à la restaurer. Les travaux ont duré trente ans.
Nous nous sommes promenées dans la salle des pas perdus du Palais de Justice. C’est dans cette salle que les clercs de la Basoche jouaient les mystères de la Passion, des farces, des moralités, des sotties, c’était l’enfance du théâtre.
Nous avons visité quelques pièces seulement, descendu des escaliers magnifiques dans la partie récemment construite qu’occupe la Cour de Cassation. Ce palais est tout un monde et que de souvenirs il renferme!
Le Palais de Justice est le plus ancien monument de la Cité; il a soutenu deux sièges contre les Normands. Robert le Pieux en fit son château. Saint Louis son palais. Philippe le Bel l’agrandit, Louis XII le restaura, Louis le Gros y mourut et Philippe Auguste s’y maria. Quand le Palais de Justice cessa d’être la résidence officielle des rois de France, elle devint celle du Parlement. Quatre tours couronnent ce beau monument. La tour carrée de l’horloge, la tour sinistre des Oubliettes, la tour d’Argent où le roi renfermait ses trésors et la tour crénelée de César, élevée dit-on sur l’emplacement d’un fort construit par cet empereur.
La Cour d’honneur forme un cadre digne du tableau. Ce que j’ai visité avec le plus d’intérêt c’est la Conciergerie, non loin des anciennes cuisines de saint Louis qui servent de prison. Cette conciergerie est devenue tristement célèbre depuis; elle rappelle les massacres de septembre, Marie-Antoinette, sa belle-sœur Elisabeth, Madame Rolland quittèrent la Conciergerie pour monter à l’échafaud. Les girondins Danton, Robespierre, Saint-Just, Camille-Desmoulins et tant d’autres scélérats révolutionnaires passèrent de la Conciergerie à la guillotine, juste retour des choses d’ici-bas.
L’après-midi, pendant que ma cousine recevait ses visites, je suis retournée au Musée de Cluny, comme je le désirais depuis ma première station «au plus exquis des musées français».
Oui, ce joyau d’architecture du XVme siècle est un chef-d’œuvre et peut-être le monument le plus complet de la transition de l’art ogival à l’art de la Renaissance.
Originairement construit vers 1360, il avait été complètement réédifié, vers 1492, par Jacques d’Amboise, frère du ministre de Louis XII. Les abbés de Cluny l’habitèrent rarement, ils y donnèrent le plus souvent l’hospitalité à de hauts personnages. Marie d’Angleterre, veuve de Louis XII, l’occupa et aussi Jacques d’Ecosse, le cardinal de Lorraine, le légat du pape.
Lorsque le musée s’ouvrit au public, il comprenait deux mille objets catalogués, aujourd’hui le nombre s’augmentant d’acquisitions nouvelles et de dons généreux a plus que doublé. Sauf le musée de Naples, unique aussi dans son genre, aucun musée, fut-ce celui de Munich et la maison Plantin d’Anvers, ne peuvent lui être comparés; il y a là des objets sans prix, aussi bien comme valeur intrinsèque que comme valeur artistique ou historique, d’une indéniable authenticité. Telle l’éblouissante collection d’ivoires du IIIe au XVIIe siècle, que j’étais avide de revoir; tels l’admirable jeu d’échecs de saint Louis, en cristal de roche, enrichi de pierreries, le lit de François Ier, dont le dôme est supporté par des guerriers en chêne sculpté, plus grands que nature; le prie-Dieu de la reine Blanche, et le miroir de Venise, que les Médicis apportèrent à la cour de France; l’épée damasquinée de Lahire, le vaillant capitaine. Voici plus loin la colossale armure de François Ier, et les gants énormes qu’il avait, dit-on, à Marignan, le jour même où Bayard eut l’honneur de lui donner l’accolade et de le faire chevalier. Quelle prison pour les mains que ces gants, et comment les doigts pouvaient-ils s’y mouvoir. Mais la main enfermée là devenait une arme terrible, et d’un seul coup, le guerrier ainsi ganté pouvait terrasser ou même occire net son ennemi. Cet objet pointu n’est pas une arme, ceci est une fourchette, la première qui ait paru sur une table royale, et datant de Henri III.
Et sous les vitrines, quelles merveilles de bijouterie et d’orfèvrerie, sans compter les petites vierges de plomb que Louis XI priait si dévotement, par précaution, avant de commettre un crime, ou par repentir, après l’avoir commis.
Mon Dieu! que de choses, que de belles choses!
En sortant j’ai remarqué dans la cour deux énormes pierres datant du XIVe siècle, l’une représente, gravée en creux, l’effigie de Jehan de Sarthenay, provincial de la collégiale de Cluny; l’autre celle de Simon de Gillans, abbé de Cluny en 1394.
Puis j’ai donné un dernier regard au jardin servant de cadre au musée de Cluny et aux Thermes de Julien, oasis fleurie, ombrageant la ruine romaine et le vieil hôtel français.
J’ai donc entendu Carmen samedi et Sigurd hier. Je suis revenue ravie de Carmen, mais ce n’est pas à une première audition qu’on peut juger cette musique très difficile, étrange, brillante, originale, pleine de contraste, de douceur et de feu. Carmen est le chef-d’œuvre de Georges Bizet, la preuve, c’est que cette pièce, donnée pour la première fois au mois de mars 1875, en était arrivée à sa quatre centième représentation le mois dernier.
Sigurd a de fort beaux passages, c’est une musique savante et compliquée qui vous surprend d’abord, aussi me faudrait-il l’entendre plusieurs fois avant de me permettre de l’apprécier.
Je fais une simple réflexion: autrefois quand on venait d’entendre la Favorite, Lucie, la Dame blanche, le Comte Ory, Guillaume Tell et tous les chefs-d’œuvre des maîtres de cette époque, on fredonnait en quittant le théâtre, les jolis airs dont ils sont remplis, aujourd’hui il serait bien difficile en sortant de fredonner quoi que ce soit, on ne peut rien retenir.
Sigurd, pour lequel les Parisiens se pâment à présent, a dormi vingt longues années avant de voir le jour au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Notre vie est un vrai tourbillon, nous sommes toujours en l’air, toujours en mouvement, sous le sceptre du Plaisir agitant ses grelots. Ah! si cet aimable fou nous rencontrait dans les rues, il nous saluerait certainement comme étant de sa famille.
Vendredi, 18 Octobre 1889.
Je suis très contente de ma visite aux Catacombes. Après avoir vu le dessus de Paris qui est tout ce qu’il y a de plus brillant, j’ai pris intérêt à voir son dessous. Les Catacombes de Paris ne remontent point à une haute antiquité, ce sont tout simplement les carrières de pierres et de plâtre qui ont servi à bâtir en partie la capitale. Plus tard, par mesure sanitaire, l’administration ayant fait disparaître les cimetières qui entouraient les églises, on résolut de déposer tous ces ossements dans les excavations du sous-sol.
On commença par le cimetière des Innocents supprimé en 1786.
La bénédiction de cette nécropole eut lieu la même année. En 1787, les ossements des cimetières Saint-Eustache et Saint-Etienne-des-Grès y furent également transportés. Sous l’ère révolutionnaire, on y déposa les corps des individus tués pendant les troubles; ces carrières contiennent actuellement les restes de plus de six millions de personnes. Au siècle dernier, des affaissements s’étant produits à différentes reprises, on dût en 1776 procéder à un examen minutieux de ces immenses excavations, le péril était redoutable et le travail de consolidation offrait de grandes difficultés. Un groupe d’ingénieurs s’en chargea. On créa des galeries, correspondant aux rues du dessus et portant le numéro de chaque maison. Malgré ces travaux considérables de soutènement, on est tenté de se demander comment Paris tient debout. On estime à cent trente kilomètres le développement des galeries de circulation, soit maçonnées, soit conservées dans les remblais. Les catacombes demandent une grande surveillance; la solidité du dessus dépend beaucoup de l’entretien du dessous.
Il y a une quarantaine d’années on visitait facilement les catacombes, mais plusieurs accidents s’étant produits, l’administration en a interdit l’entrée permanente; il faut une autorisation.
Le principal escalier par lequel on descend est situé dans le pavillon ouest de l’ancienne barrière d’Enfer et avant de franchir le seuil de sa lourde porte on aperçoit les premières marches sombres et étroites. Chaque visiteur reçoit une bougie allumée qu’il devra tenir en main pendant toute l’exploration. Le gardien compte ses visiteurs, si quelque téméraire allait s’égarer... Cette entrée dans les catacombes n’a rien de réjouissant. Il faut descendre, descendre encore jusqu’à vingt mètres dans le sol, là on s’engage dans une galerie voûtée et maçonnée des deux côtés. Cette galerie est très longue, très étroite, on n’y peut marcher deux personnes de front. Elle se dirige vers la plaine de Montsouris et mène à un caveau qui renferme tous les ossements. C’est un long chemin dans lequel on rencontre parfois un ouvrier solitaire et silencieux qui ressemblerait à une ombre qui passe, si ce n’était la lueur vacillante de la petite lanterne qui l’éclaire.
Les ossements sont rangés symétriquement dans plusieurs galeries dont ils tapissent tous les murs. Les tibias et autres gros os alternent avec des cordons de crânes. Cela rappelle avec moins de fantaisie le cimetière des capucins à Rome. Tout cet ensemble est d’un lugubre achevé, l’air humide qu’on respire vous oppresse et la vue de ces choses sinistres vous angoisse. Je n’ai point éprouvé cette impression pénible aux catacombes de Rome.
Là il semblait que l’auréole éclatante de ces saints, de ces martyrs rayonnait jusque sur leurs ossements. On sent que cette terre est bénie et qu’il s’en échappe les plus nobles souvenirs et les plus grands enseignements.
Les principales curiosités rencontrées dans cette excursion macabre sont: la Fontaine de la Samaritaine, le tombeau de Gilbert, les Cloches de Fontis.
La Seine et la Bièvre divisent les carrières de Paris en trois groupes distincts et n’ayant aucune communication entre eux. Les carrières de Chaillot occupent une étendue de quatre cent vingt-deux mille mètres carrés, celles du faubourg Saint-Marceau cinq cent quatre-vingt-dix mille mètres carrés. Sous les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Germain elles forment un polygone très irrégulier de trois millions quatre cent sept mille mètres carrés ou un peu plus de trois cent quarante hectares. Les catacombes m’ont suffi; je n’ai pas demandé à visiter les égouts, presque tous de date récente; les plus anciens remontent à 1750. Au commencement du siècle leur développement atteignait vingt-cinq kilomètres. C’est l’ingénieur Belgrand qui conçut en 1854 le réseau d’égouts collecteurs auquel Paris doit en partie ses conditions de salubrité. Sur les sept mille huit cents hectares que renferme l’enceinte de Paris, six mille huit cent soixante-dix sont desservis par ce réseau.
Paris renferme des légions de rats. Je ne parle pas des rats à deux pattes qui grignottent si gentiment les fortunes les plus solides, mais simplement des rats à quatre pattes. Ah! j’en ai appris de belles sur leur compte!
Les égouts sont leurs demeures favorites et les halles leur quartier général d’approvisionnements.
Le rat parisien, descendant du surmulot ou rat d’Asie est souvent gros comme un chat et d’une force peu commune. Des escouades de chiens sont dressées à leur faire la chasse. Ce sont des combats homériques où vainqueurs et vaincus se déchirent à belles dents. Parfois les assaillants succombent sous le nombre toujours croissant de leurs redoutables adversaires.
Pline dans son livre VIII raconte l’histoire de cités entières détruites par les rats! Ce triste sort serait-il réservé à notre capitale. La nature n’a point attaché aux rats leur microbe destructeur. Ils pullulent... et bien des gens assurent sans rire qu’ils dévoreront Paris, c’est effrayant, mais comme ce sont les pessimistes seuls qui le disent, il est toujours permis de croire le contraire.
Samedi, 19 Octobre 1889.
A l’Exposition.—L’Europe: Norwège.—Suède. Danemark.—Finlande.—Italie.
La Norwège.
Le bois sous toutes ses formes est la grande attraction de son exposition. On suit toutes les transformations de l’arbre, depuis le tronc brut qui sort de la forêt jusqu’à la sculpture délicate, la dentelle légère qui orne les meubles les plus charmants, l’art de travailler le bois est poussé si loin qu’on voit ici des maisons complètes, des chalets considérables, entièrement en bois, si bien combinés, si bien agencés, que chaque pièce numérotée se monte et se démonte à volonté. On vous expédie la plus coquette maison du monde par morceaux que vous n’avez plus qu’à déballer et à remettre en place. Le pavillon dans lequel nous sommes est arrivé ainsi.
Voici d’ailleurs deux modèles remarquables de ce genre de construction, l’un en bois verni, luisant et sculpté, d’une grande élégance, l’autre plus rustique en bois naturel avec escalier extérieur.
La Norwège se distingue ensuite par sa pelleterie et sa clouterie qui est un art chez elle. On voit des soleils, des arabesques fleuries, des lettres, des tableaux même, entièrement composés de clous de différentes grandeurs.
Au centre, un beau groupe en bronze représente un maréchal en train de ferrer un cheval.
La section maritime est aussi très importante, elle offre des types particuliers de bateaux marchands et de baleinières avec leurs agrès.
Les Norwégiens ont toujours préféré la mer aux champs. Ce sont des pêcheurs hors ligne. Pendant de longues années la pêche à la baleine fut une de leurs principales sources de richesse, leur marine marchande vient au troisième rang après celle de la France et de l’Allemagne, l’Angleterre exceptée bien entendu.
En définitive, l’ensemble de leur exposition est fort intéressant et je suis bien aise de l’avoir vue en détail.
La Suède
La Suède également a son chalet en sapin verni, construit là-bas et remonté ici pièce à pièce, mais son exposition est minime, son gouvernement n’ayant accordé aucune subvention pour cela; cependant ce chalet contient de belles fourrures entourant une colossale tête d’élan et des échantillons de coutellerie remarquables. Les aciers de Suède sont renommés dans le monde entier.
La vieille orfèvrerie suédoise est ouvragée et ornementée d’une façon très originale. Quatre ouvriers orfèvres dans leur chambre d’artisan fidèlement copiée, vieux sièges en bois, peintures naïves, travaillent devant les visiteurs qui les regardent curieusement.
Le Danemark
Le Danemark a mieux fait les choses que la Suède, il est représenté par cent cinquante exposants.
La décoration de cette section est due au pinceau de Monsieur Lornd, le premier peintre décorateur danois, il y a représenté les châteaux royaux de Danemark.
Les pièces d’orfèvrerie où l’or, le vermeil et l’argent se mélangent d’une façon spéciale, sont d’une parfaite distinction.
Les menuisiers et serruriers danois exposent des choses très artistiques, des objets en fer forgé remarquables et de ravissants meubles incrustés. Il faut aussi admirer les broderies, souvent imitées, des Gobelins, elles sont exquises. On remarque particulièrement un panneau de fleurs d’après nature brodées par une femme du monde Madame Ida Hauten; ce panneau est tout simplement une merveille. On est tenté de cueillir et de respirer ces fleurs là.
La ganterie tient aussi une place importante, car c’est le Danemark qui fabrique les gants de Suède.
La Finlande
Le pavillon de la Finlande est bâti d’après les principes de l’architecture scandinave, en bois verni; fenêtres pointues et étroites, toiture très épaisse et sans ouvertures, laissant à cette construction son cachet de vérité. En effet, cette toiture ne doit-elle pas supporter la chute des neiges pendant six mois. C’est toujours ici, comme en Norwège et en Suède, le règne du bois souverain; l’industrie finlandaise le plie à toutes les formes et l’emploie à tous les usages, tout se fait donc en bois, depuis le papier jusqu’aux maisons.
Les pierres de ce pays sont d’un aspect tout particulier. Voilà des portiques d’un granit à reflets d’opale qui ne se voit nulle part qu’en Finlande. Toute cette contrée présente un cachet bien étrange. Tout s’y empreigne d’un charme mélancolique, d’une douceur idéale. Les peintres la caractérisent merveilleusement dans leurs tableaux, où ils vous montrent des ciels d’une poésie et d’une sérénité incomparables. J’en ai été bien frappée au Palais des Beaux-Arts.
Malgré les neiges qui chaque année semblent les séparer du monde entier, les Finlandais sont instruits. Ils s’occupent des arts avec succès et recherchent avidement toutes les nouvelles découvertes que la science, à pas de géants, fait chaque jour.
Et maintenant quittons Madame la Neige et retournons chez Monsieur le Soleil, l’Italie nous ouvre ses portes.
La façade de la construction qu’elle représente est tout marbre et mosaïque; elle produit un grand effet.
L’intérieur est pittoresquement décoré, le rouge domine et donne beaucoup de relief aux objets exposés. La verrerie et les cristaux occupent une place importante. La fabrique de perles et les mosaïques de Murano marchent en tête avec les verres de Venise et les belles céramiques de Florence. Ah! les jolis miroirs de toutes les grandeurs encadrés de fleurs, d’oiseaux, de papillons ayant leurs formes et leurs couleurs naturelles. Ah! les belles statuettes! Ah! les beaux vases de toutes les dimensions depuis dix centimètres de haut jusqu’à un mètre et plus; girandoles, candélabres, consoles même, tout cela en porcelaines et faïences artistement peintes. Certains de ces objets sont d’une délicatesse et d’une élégance exquises, mais d’une fragilité effrayante et ce qu’il y a de moins pratique à mon avis.
Les verroteries si charmantes à regarder sont de vrais nids à poussière; et quel ennui quand il faut nettoyer ces girandoles que le plumeau peut briser, ces consoles qu’un coup de balai peut fendre et que devant ces débris votre domestique vous réponde comme cette femme de chambre qui venait de casser un vase de prix: «Dame, c’est comme ça que ça s’use!».
Je n’achèterai pas davantage camées et coraux napolitains, ils sont toujours les mêmes et voilà longtemps qu’on en est rabattu. Comme bijou, c’est tout à fait vieux jeu.
J’achèterais plus volontiers une sculpture, les belles statuettes, les jolis groupes, les charmants enfants; comme ils sont gracieux et souriants, les formes sont peut-être un peu efféminées, les contours un peu mous, le ciseau qui les a taillés a sans doute au point de vue de l’art strict, plus de douceur que de force, mais qu’importe, ce qui me plaît me paraît toujours bien fait, et je ne suis pas la seule. Voilà un ravissant marmot qui a séduit bien des gens, je n’en veux pour preuve que le long ruban enroulé autour de son cou et qui porte le nom des cent cinquante-trois personnes qui jusqu’ici en ont demandé une reproduction.
On retrouve encore l’Italie dans les quatre maisons qui figurent à l’Histoire de l’Habitation, maison étrusque et maison pélasge qui servent de bars; la maison pompéienne qui vend des reproductions très fidèles des objets retrouvés à Pompéi, et enfin la maison Renaissance où l’on a établi un four et où l’on fabrique des perles et des verroteries de Venise. Pour cinquante centimes, chacun peut emporter un souvenir, ou l’objet fabriqué devant lui.
Dimanche 20 Octobre 1889.
Grand’messe à Ste-Clotilde.
La grande pantomime de Skobeleff
et le lion cavalier.
Vilaine journée grise et humide à rester chez soi, ou à s’enfermer ailleurs; à l’église le matin, au cirque l’après-midi, c’est ce que nous avons fait.
L’église Sainte-Clotilde est une construction toute moderne, dans le style ogival du XIVe siècle. La façade est très belle avec ses trois portails à frontons aigus et ses deux hautes tours. L’intérieur est des plus élégants: peintures, sculptures, riche maître-autel, stalles ornées de pierreries; tout cela est dû au ciseau, au burin, à la palette d’artistes en renom.
Les pompes du catholicisme sont toujours belles et touchantes, respect des choses saintes, dignité des officiants, chants suaves de la maîtrise, harmonie puissante et religieuse des orgues, tout cela vous arrache aux réalités de l’existence, et pendant cette heure bénie, l’âme toute rayonnante d’amour et d’espérance soulève sans effroi les voiles mystérieux de l’au-delà.
La grande pantomime de Skobeleff intéresse vivement par sa couleur locale, par le caractère altier de ces personnages en grand costume et dont l’ensemble est imposant. Skobeleff, ce guerrier des temps modernes est déjà un héros légendaire.
Tous les peuples ont des penchants romanesques et ne peuvent se représenter leurs favoris qu’à travers la légende qui est le prisme enchanteur de l’histoire.
Bien des envieux disaient que Skobeleff ne devait qu’à la protection sa carrière phénoménale: en dix-sept ans il était devenu, de simple porte-enseigne, général en chef.
Non, il le devait à sa bravoure et à ses qualités guerrières, aux circonstances qui l’ont toujours servi. Sans vouloir raconter son histoire, voici un épisode qui en est une nouvelle preuve.
Skobeleff a servi longtemps sous les ordres du général Kaufmann, le gouverneur général bien connu du Turkestan. Dans l’origine, il ne jouissait ni de son affection, ni de sa protection. A une expédition contre les Boukhares, Skobeleff commandait l’avant-garde. Il avait l’ordre de garder l’expectative jusqu’à l’approche des forces principales commandées par Kaufmann lui-même. Mais en se voyant en face d’un ennemi quinze fois plus fort que lui, et son petit détachement pouvant être facilement cerné par la cavalerie ennemie, Skobeleff ne put se conformer à ses instructions et se vit obligé, après une reconnaissance faite pendant la nuit, d’attaquer les Boukhares, qu’il mit en fuite après leur avoir fait subir des pertes énormes.
Le messager envoyé au général Kaufmann rapporta l’ordre de laisser le champ de bataille intact jusqu’à l’arrivée du commandant en chef. Celui-ci ne tarda pas à paraître. Il se rendit droit au champ de bataille et contrôla le rapport de son subordonné. Il ne lui fut pas difficile de constater la véracité absolue de celui-ci. Alors, en présence des troupes, il tendit la main à Skobeleff et lui dit: «Colonel, je ne vous ai jamais aimé, je ne vous aime pas et je ne vous aimerai jamais, mais vous êtes un brave et je vous utiliserai». Et Kaufmann tint parole.
Le lion cavalier est vraiment fort extraordinaire, et l’on se demande lequel admirer le plus: de ce lion en liberté qui galope sur un cheval ou du cheval qui se laisse monter par un lion.—Pour moi, la palme est à celui qu’on ne voit pas, c’est-à-dire au dompteur. Quelle dose de patience et d’habileté il a fallu pour arriver à un pareil résultat.
Un grand chien l’air tranquille et rassuré court à côté du cheval et gambade autour de la piste; tous trois, le chien, le cheval et le lion semblent les meilleurs amis du monde.
Les clowns sont très amusants, les équilibristes d’une force rare; l’un marche au plafond la tête en bas, un autre, en vélocipède, dévale à toute vitesse un escalier. On applaudit, mais le grand succès est celui du lion, le roi des animaux l’emporte aujourd’hui sur celui de la création.
Une séance de tableaux vivants termine dans un calme agréable ce spectacle parfois un peu trop émotionnant.
Lundi 21 Octobre 1889.
L’EXPOSITION
San-Marino.—Monaco.—La Serbie.—La Roumanie.—Grand-duché de
Luxembourg.
San-Marino
San-Marino, avec ses soixante-deux kilomètres de superficie et ses huit mille habitants, doit son origine à un tailleur de pierre dalmate nommé Marin; au VIe siècle, celui-ci se retira dans cet endroit désert et bâtit un petit ermitage pour prier et servir Dieu loin du monde. Sa réputation de sainteté appela bientôt, autour de lui, un grand nombre de fidèles et l’ermitage devint une ville. De tous temps l’indépendance des habitants a été respectée, sauf par César Borgia qui leur imposa un gouverneur et Alberoni qui envahit leur territoire en 1739. Il fallut céder à la force, mais leur soumission ne fut que passagère.
En 1797, Bonaparte leur offrit d’agrandir leur minuscule état; ils refusèrent, ne demandant qu’une chose, c’est qu’on les laissât tranquilles possesseurs de ce qu’ils avaient depuis quinze cents ans. Enclavés dans l’Italie, ils ont trouvé, jusqu’ici, le moyen d’éviter toute annexion. La république aristocratique (elle tient beaucoup à cet adjectif) de San-Marino a donc voulu, elle aussi, prendre part dans le bon combat de la paix et de l’industrie. Elle s’annonce par une façade monumentale ornée de son blason: d’azur aux trois monts de sinople supportant trois tours d’argent couronnées de panaches de même; des armes superbes, on en conviendra. Une ville qui se trouve bâtie à 738 mètres d’altitude peut bien mettre quelques monts dans ses armoiries. Son passé est représenté par des armes anciennes, des mosaïques du IIIe siècle et de vieilles tapisseries; le présent par une reproduction en relief de San-Marino et des environs—ce travail est très remarquable—et par une très belle cheminée sculptée. La sculpture est l’industrie nationale de San-Marino; il y a des familles entières où l’on manie le ciseau de père en fils depuis 1500 ans.
Parmi les produits du sol, les racines d’iris tiennent une grande place; c’est au mont Titan qu’on cueille en abondance ces racines odorantes qui parfument le linge d’une si douce senteur.
La principauté de Monaco peut marcher de pair avec la minuscule république de San-Marino quant à la grandeur de son territoire et au nombre de ses habitants.
Monaco, cette terre bénie qui garde un reflet du paradis terrestre, Monaco, cette perle de la Côte d’azur, au dire de ses admirateurs, Monaco s’est bâti un très élégant pavillon dans le style italien avec peintures extérieures blanches et rouges qui rayonnent au soleil, cet ensemble est des plus riants; des palmiers, des grenadiers, des orangers, des aloès, toute la flore du midi complètent l’illusion. L’intérieur offre des spécimens fort remarquables de poteries monégastes.
C’est aussi le palais des parfums, les fleurs les plus embaumées sont ici chez elles sous la forme d’essences délicates et de senteurs exquises; les poteries monégastes sont aussi très remarquables, mais le clou, c’est l’exposition particulière du prince héréditaire de Monaco. Le Prince Albert est un savant, c’est lui qui a su fixer la route parcourue par le gulf-stream, et un explorateur des plus distingués. Sa collection comprend des plantes sous-marines qu’il est allé lui-même cueillir dans l’abîme; des poissons extraordinaires, des crevettes d’un mètre de long par exemple, et enfin tous les engins qui ont servi à faire ses recherches au fond des mers. Les naturalistes doivent être ici dans leur élément.
La Serbie.
La construction serbe est de style serbo-byzantin, le plus parfait, le marbre et les mosaïques lui donnent un aspect excessivement riche, mais ce qu’il y a de plus curieux et de tout à fait particulier, c’est que cette architecture, celle de l’ancienne Serbie ne se retrouve plus et que nous voyons ici ce qu’on ne pourrait voir dans le pays même, l’occupation turque ayant détruit jadis tous les beaux monuments de ce genre. La Serbie expose beaucoup d’étoffes, des tapis superbes et bon marché, des broderies genre turc et des objets en filigrane d’un cachet spécial.
La Serbie expose encore beaucoup de prunes sèches (elle en fait un grand commerce et les expédie jusqu’en Amérique), puis, à côté de ses prunes sèches et pour qu’elles ne s’arrêtent pas dans le gosier, des bières excellentes très appréciées dans toute la région du bas Danube.
La Roumanie, comme les autres pays en général, présente une construction gardant très fidèlement, dit-on, le type national.
On a tenu à reproduire le même caractère à l’intérieur. La façade, les portes, les pavillons latéraux, les vitrines même, sont copiés sur des motifs empruntés aux églises de la Roumanie. La plus grande de ces vitrines, celle du centre, est une reproduction du dôme de la fameuse cathédrale d’Ardgesch.
Comme dans tous les pays semi-orientaux, les broderies prennent une grande place. Ces broderies de toute beauté sont faites à la main par des ouvrières souvent mal outillées, sans modèle, n’ayant à leur disposition que des métiers fort défectueux.
Parmi ces broderies, il faut citer celles de Madame de Lucesco, qui lui ont pris sept années de travail; il est bon d’ajouter qu’elle a tout fait, même tissé l’étoffe sur laquelle elle a brodé.
Du reste, les tapis et les étoffes sont aussi des œuvres féminines qui défient le temps, ces étoffes-là sont d’une solidité à user plusieurs générations. Ceux qui les achètent n’en voient pas la fin, ce sont elles qui voient passer les familles.
Les costumes roumains qui sont semblables à ceux que portaient leurs ancêtres font très bon effet, c’est autrement joli pour les hommes et les femmes que la mode actuelle qui, chez nous, a étendu son monotone et égalitaire niveau sur presque toutes nos provinces. Le costume national a vécu en France et s’en est allé comme tant de bonnes choses... du bon vieux temps. Là-bas, il n’en est pas ainsi et la reine elle-même tient beaucoup à voir conserver dans ses états le costume national et si pittoresque de la Roumanie. La Roumanie expose encore des armes perfectionnées et des objets de céramique à côté d’un obélisque de sel, l’une des richesses du sol roumain. Il produit encore des bois magnifiques, et j’ai admiré une rondelle de noyer de deux mètres de diamètre.
Je termine par l’exposition de confiserie bien alléchante, j’en réponds, de Monsieur Capsa qui s’intitule élève de Boissier, c’est de la modestie, il aurait pu mettre émule. Voilà qui est très bien, cela prouve que les Roumains aiment la France.
Le chalet-restaurant roumain dans le prolongement de la rue du Caire est plein de couleur locale, c’est la vraie maison de campagne de ce pays-là, avec son pignon, sa tour et son toit saillant. On y entend des tziganes roumains, des vrais, beaucoup plus purs que les tziganes hongrois, un peu mélangés par les voyages. On est servi par des roumaines authentiques dans leurs costumes pittoresques et comme elles ne savent pas un mot de français, on voit bien qu’elles ne sont pas nées à Nanterre ou dans le faubourg de Montmartre. La cuisine est à l’avenant. On dit que la fleica, beefteak et les frigarui, filets de bœuf sont excellents ainsi que la tzuica, eau-de-vie de prunes et de tamaïosa, sorte de vin muscat. Il y a encore bien d’autres mets indigènes; c’est ici l’exotisme culinaire en pleine floraison. Nous terminons notre promenade à travers l’Europe par le Grand-Duché de Luxembourg qui est fort petit, ce qui ne l’empêche pas de tenir ferme son drapeau dans la voie du progrès: chartres anciennes, parchemins authentiques, médailles précieuses racontent l’histoire de son passé.
Des plans, des cartes, beaucoup de dessins modernes nous parlent de son présent et les nombreux échantillons de ses productions industrielles nous montrent les progrès accomplis depuis cent ans par ce vaillant petit pays qui pourrait prendre pour devise: En avant!
Mardi 22 Octobre 1889.
Entrées payantes ce jour à l’Exposition: 123.284
La Chine et le Japon.—La Perse.
Le Siam.—Le Maroc.
L’Egypte et la Rue du Caire.
Nous avons parcouru l’Europe, visitons aujourd’hui quelques pays de l’Asie et de l’Afrique. Demain nous nous occuperons des possessions françaises. Après cela l’Amérique et l’Océanie auront leur tour.
Chine et Japon.
Sauf le thé qui étale ses nombreuses espèces dans des sacs de différentes tailles, le pavillon du Céleste-Empire n’est encombré que d’objets artistiques: broderies étincelantes, vrais chefs-d’œuvre de souplesse et de moëlleux. Pour obtenir cette souplesse étonnante, le procédé est bien simple, ces belles soies sont battues longtemps avec de lourds marteaux avant d’être envoyées à la teinture. Puis viennent les sculptures sur ivoire d’une finesse exquise, les incrustations superbes de nacre et d’ivoire sur bois dur, sandal, ébène, etc., les peintures capricieuses et fantaisistes au suprême degré. Tous ces trésors sont accompagnés d’une armée de bibelots hors ligne comme originalité et exécution. Il n’y a que les Chinois pour réussir de semblables merveilles de patience et d’art. Quant à leur exposition de porcelaines, c’est un éblouissement.
Le Japon a fait les choses plus magnifiquement que la Chine. Il a dépensé six cent cinquante mille francs à s’organiser et il a envoyé en chiffre exact cinq cent quatre-vingt-seize exposants.
Tous les matériaux de ses constructions sont venus directement du Japon, ici ce n’est donc pas une imitation même parfaite, c’est la réalité: toitures, bois, pierres, portes, panneaux, cadres, laques, tout cela a été préparé dans le pays et mis en place par des ouvriers japonais. La porte d’entrée qui date du XVIme siècle, en bois sculpté, de Klyaki, est un chef-d’œuvre. Son exposition de porcelaines, de meubles incrustés, de cloisonnés, de bronzes incomparables est un rêve. C’est pour les yeux le régal suprême que viennent savourer les friands de japonisme quintessencié. Oui, tous ces vendeurs japonais et chinois sont bien authentiques, avec leurs robes à grands ramages, leur teint jaune, leurs yeux obliques et leur longue natte de cheveux qui pend comme un cordon de sonnette. On a une envie folle de tirer dessus quand ils ne répondent pas de suite à votre appel.
La Perse.
La Perse a sa mosquée des plus élégantes où s’étalent, à côté des produits naturels du pays, des sabres effrayants, des tapis d’un moëlleux et d’un coloris remarquables, des châles d’une telle finesse que pliés ils passeraient dans le cercle d’un bracelet. Puis, à côté de ces produits modernes, des objets anciens, vieilles étoffes, vieilles faïences, vieux cuivres, aussi beaux que curieux.
Je regrette seulement que le Shah n’ait pas laissé quelques unes de ses tiares qui ont tant ébloui les Parisiens pendant son séjour. L’exposition eut été complète.
Le Siam.
Le Pavillon du Siam encombré de mille choses est construit dans le style le plus pur du pays. Le roi seul a fait tous les frais de cette exposition. Il a envoyé des palanquins, des instruments de musique profane et sacrée, des vêtements de soie couverts de broderies d’or et d’argent, des défenses d’éléphants, des fleurs conservées, des bois merveilleusement sculptés. Tout cela nous initie à des mœurs bien différentes des nôtres et à des travaux que nos artistes ignorent.
A propos de Siam, voici les noms et prénoms du souverain de ce royaume:
Pra-Bat-Samdath-Pra-Paramadis-Maha-Tschulas-Loucorn-Pra-Tschula-Tchau-Reao-Tchau-Yu-Hua!
Il paraît que, là-bas, cela se prononce sans respirer[10].
Le Maroc
Le Maroc nous présente avec son pavillon impérial une tente marocaine, un grand bazar et un café-restaurant. L’architecture marocaine ou plutôt celle des Maures d’Espagne se retrouve là moins pure cependant que dans l’Alcazar et la Merquitta de Cordoue qui restent le type de la perfection, mais c’est toujours une profusion de colonnes d’ouvertures ogivales, de nefs surbaissées et de cintres rétrécis à la base en forme de croissant.
Le pavillon impérial est rempli de belles choses qui ne sont point à vendre; heureusement que le grand bazar est là pour satisfaire l’envie des visiteurs qui retrouvent à peu près les mêmes objets: armes damasquinées, plats de cuivre ciselés, étoffes de laine et de soie, sparterie en écorce, en paille, en jonc, en feuilles; broderies d’or et d’argent, et enfin des maroquins bien authentiques du pays même où le maroquin a pris naissance, d’où son nom. On voit ici en exemplaires de premier choix tout ce que comporte l’industrie des pays orientaux.
Le restaurant vous sert sa cuisine et sa musique marocaines, ce n’est ni très bon à manger ni très agréable à entendre, mais on retrouve là une saveur toute particulière, celle de la couleur locale au plus haut degré.
L’Egypte et la rue du Caire
Cette pittoresque rue, comme il s’en trouvait tant autrefois dans la vieille ville égyptienne, cette rue qui apporte à Paris en plein XIXe siècle un spécimen de l’art arabe des khalifes est tout ce qu’on peut voir de plus curieux et de plus intéressant. A elle seule, elle personnifie pour moi toute l’Egypte. Ses nombreux bazars sont remplis de tous les produits orientaux les plus connus, tapis, étoffes voyantes, bibelots de toutes sortes et bijoux assez remarquables en filigrane.
On voit donc dans cette rue unique, beaucoup de boutiques, beaucoup de marchands, beaucoup de promeneurs et les plus drôles sont ceux qui circulent sur de petits ânes conduits par des guides indigènes.
Tout cet ensemble forme un spectacle qui vaut bien la peine d’être regardé.
C’est à Monsieur Delort de Gléon, premier député de la nation française au Caire que revient l’honneur de cette création saisissante au plus haut point. Son but était de donner à Paris un spécimen de l’art arabe des khalifes, si élégant et si différent de l’art brutal de l’Algérie et de la Tunisie et aussi de l’art surchargé d’ornements et de dentelles que les Maures ont importé en Espagne; il fallait surtout être sincère et faire vrai.
C’est le problème qui a été résolu, les murs ont l’aspect brut des crépissages du Caire, toutes les boiseries sont authentiques et proviennent des anciennes maisons des siècles passés. Les Moucharabiés, ces ingénieux grillages en bois qui s’avancent en balcon sur la rue, permettant aux femmes de voir sans être vues, ont été collectionnés dans les quartiers démolis; les portes ont de 200 à 300 ans.
«La rue du Caire du Champ de Mars n’est donc point tout à fait une restitution exacte des rues actuelles; il n’y a plus au Caire, ni dans aucune autre ville égyptienne, de rues qui soient aussi vierges de toute construction moderne; la pluie, les tremblements de terre, le temps surtout ont eu raison des anciennes maisons. Quand on parcourt un vieux quartier du Caire, on trouve la plupart des façades éboulées et raccommodées tant bien que mal. Si le quartier est commerçant, elles sont rebâties à la franque, c’est-à-dire dans le plus mauvais goût.
Ici, nous avons une rue ancienne absolument complète, ayant conservé tout son caractère. La monotonie des maisons est rompue par des motifs d’architecture: deux mosquées, une école qui sert de commissariat, un minaret, trois portes. Comme je l’ai dit plus haut, ces portes sont authentiques et datent des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Quant au Minaret, c’est une reproduction d’une parfaite exactitude, car il eut été impossible de transporter un Minaret authentique du Caire à Paris, celui-ci est le frère cadet du célèbre Minaret de Kaïd-Bey.
La maison située à côté et qui sert de café est du XVIIIe siècle. Le Louis XV arabe, c’est bien moins élégant que le Henri II du minaret. L’influence turque s’est fait sentir, mais l’exactitude commandait le mélange des styles tel qu’il existe réellement.
Tous les ornements plaqués sur les murailles: les crocodiles, les sphinx, les enseignes, ont été apportés d’Egypte, de même que les faïences anciennes. Ces faïences, arrachées du cylindre d’une coupole et que l’indolence orientale n’a pas eu le courage de replacer, ont été recueillies et utilisées. C’est presque un musée de céramique égyptienne.
Comme population, on a fait venir cent soixante Arabes, pas des Arabes des Batignoles, des vrais Arabes, arrivés avec les matériaux égyptiens. Ils parlent fort peu français, mais c’est leur affaire, leur baragouin ne fait que corser la couleur locale. Il faut qu’en entrant dans la rue du Caire, on soit bien au Caire et non pas dans une Egypte d’opéra-comique.
Ces habitants sont divisés en trois catégories: les ouvriers, les marchands et les âniers. Ouvriers orfèvres, tisserands, potiers, tourneurs, incrusteurs, ciseleurs, confiseurs, etc., marchands de bibelots, de soieries, de vieilles broderies... il y a même un fripier,—on a songé aux peintres, qui probablement, seront très heureux de se procurer des costumes véritables—un café avec musique arabe, des débitants de pâtisserie, de nougats et de confitures, de roatloukoum, retenez bien le mot pour avoir l’air de comprendre déjà la langue du pays.
Le seul moyen de transport qu’on connaisse au Caire, ce sont les ânes, de petits ânes blancs qui trottent comme des pur-sang. M. Delort en a fait venir cent, avec leurs âniers et tout le personnel d’ouvriers qui en découle, tondeurs, maréchaux-ferrants, selliers, bourreliers, etc... Ces ânes font le bonheur des enfants, car la promenade n’occasionne aucun danger, l’ânier ne quitte jamais la bête qu’il conduit, il court à côté d’elle, réglant son pas sur le sien et guettant sans cesse le cavalier novice: si celui-ci perd l’équilibre, le conducteur est là pour le recevoir dans ses bras.
Donc, pour le visiteur, l’illusion est complète; sur les portes, les marchands indigènes étalent leurs produits, les ouvriers travaillent, le forgeron bat le fer sur son enclume, le potier tourne avec le pied la roue qui fait mouvoir l’argile qu’il modèle sans autre outil que ses mains, le tisserand est attelé à son métier antique, qu’à aucun prix il n’a voulu changer depuis des siècles. Au fond du café, les guzlas, les tambourins et les tarboucks retentissent, du haut du minaret le muezzin appelle à la prière. Avec un peu de bonne volonté, on peut se figurer que derrière les moucharabiés, les femmes du sérail vous observent.»
Mercredi 23 Octobre 1889.
Possessions françaises
Nos colonies font honneur à la mère patrie. En première ligne l’Algérie et la Tunisie, la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin, présentent chacune leur palais. Celui de l’Algérie avec son dôme, son minaret, ses décors de faïence franche et brillante, sa grande galerie ornée de vitraux est des plus séduisants; à l’intérieur, trois grandes salles représentent les trois départements d’Alger, d’Oran et de Constantine. Le jardin qui entoure le palais contient les plus belles plantes d’Algérie et quantité de bazars tenus par des indigènes. Tous les ouvriers sont là à l’ouvrage, travaillant chacun selon son métier; en voilà qui tournent, d’autres qui brodent, d’autres qui travaillent les métaux; voilà des bibelots de toute espèce et des bijoux sans fin; les colliers de sequins sont fort élégants.
Il y a foule dans la rue d’Alger, c’est un mouvement, un va-et-vient tout à fait réjouissant, distrayant. Les uns vont au café Maure pour prendre cet excellent café où l’on trouve tout à la fois à boire et à manger et pour voir les belles danseuses mauresques. Les autres vont à la maison Kabyle admirer les méharis pur sang, chameaux coureurs; ces vaisseaux (ship) du désert, suivant l’expression pittoresque des Anglais. Le désert lui-même n’a pas été oublié, une grande toile peinte nous donne l’illusion de ces espaces infinis, arides et désolés: au centre, jaillit un puits bouillonnant avec une oasis qui se détache agréablement sur le sable éternellement jaune et le ciel éternellement bleu.
Le palais tunisien a copié ses façades, dôme, véranda, mosquée sur les meilleurs modèles des Palais de Tunisie et de la cité sainte de Kérouan; tout cet ensemble est plein de caractère et de couleur. Sous notre ciel un peu terne rayonne l’orient lumineux. Voici un intérieur arabe qui semble très animé; ce ne sont cependant que des mannequins, hommes et femmes revêtus des riches costumes du pays.
Le souk ou bazar dans ses vingt-six boutiques offre un spécimen de toutes les industries de Tunis; ici le fabricant de chéchias, plus loin les brodeurs en or et argent, le bijoutier, le parfumeur, le barbier, le peintre sur poterie, le damasquineur, le menuisier, le cafetier, le confiseur, le tourneur, le tisserand, le sculpteur d’arabesques, l’écrivain; ils sont là, travaillant sous de belles voûtes blanches, soutenues par des colonnes bariolées de rouge, couleur favorite de tout bon musulman. Ah! le beau tapis de Kérouan et les belles soies de Tunis, les beaux burnous de Djeriet et les belles couvertures de Djerba.
La Tunisie a, comme l’Algérie, des forêts de chênes-liège, des chênes, des eucalyptus et des dattiers dont on compte deux cent cinquante variétés.
Nous voyons encore figurer ici le Sénégal, le Gabon, le Congo, l’île de la Réunion, Madagascar, Mayotte, les Comores, l’Inde française, Pondichéry, Chandernagor, Mahé, la Nouvelle-Calédonie, les îles du Pacifique, la Guyane française, le Cambodge; chaque peuple, chaque contrée a envoyé ses meilleurs produits, et l’on dit que les Français ne sont pas colonisateurs! Allons donc! toutes ces possessions prouvent le contraire. Nous avons un vaste empire colonial et c’est dans le palais central qu’on peut s’en rendre compte du haut des galeries surtout.—Voyage facile qu’on fait en s’accoudant aux balustrades.
Que d’admirables choses, dont l’énumération est impossible, dues à la nature d’abord, au travail patient, au génie inventif de l’homme. Je citerai cependant la pyramide des dieux soudiens, une pyramide de ces dieux Bouddha comme les gravures nous les représentent depuis des siècles et que l’Asie adore toujours, ils s’abritent sous un bouquet d’énormes bambous et cet ensemble frappe vivement par son étrangeté. Devant le palais central se trouve une jolie pièce d’eau avec son pont cintré tonkinois et ses sampans ou barques anamites, et maintenant parcourons les villages indigènes; voici les grandes cases Onolof de St-Louis, habitations des gens qui n’ont pas le moyen d’avoir des maisons. Les cases de bois coûtent de cinq à six cents francs et finissent généralement par un incendie; il y a des cases encore plus modestes, celles des pêcheurs de St-Louis, elles ne coûtent que deux cents francs, celles-là flambent un peu plus vite, voilà tout.
Mais en voilà bien d’autres, celles des Toucouleurs aux murailles et au mobilier en terre sèche.
Case bambara copiée aux environs de Batrel, case du Cayor, maison de chef Gourbi de Souls (pasteurs), habitation rudimentaire de nomades, tente de Maure Trarza, tente d’homme de qualité, enfin tente des captifs en vieille cotonnade bleue où vivent les esclaves des Maures.
Examinons le Bambal Soulouron, haut fourneau primitif des forgerons du Fouta-Djallon, pays riche en minerais. Le Sak ou grenier à miel et le poste du gardien du Lougan, espèce de mirador d’où le garde agite un épouvantail pour chasser les oiseaux qui viennent picoter les semailles.
Toutes ces choses qui nous révèlent des pays lointains, inconnus sont bien curieuses et très attachantes. Pendant quelques instants, on oublie les civilisations outrées de la vieille Europe pour ne voir que les primitifs auxiliaires des peuples à demi sauvages.
La tour de Saldé est un modèle remarquable des postes construits par le général Faidherbe au Sénégal.
Ce genre de forteresse est imprenable par un ennemi non muni de canon; c’est ainsi que la tour de Médine avec son commandant et 25 hommes a soutenu quatre mois le siège de vingt mille noirs. En vis-à-vis se trouve le Tata de Kedougou (Soudan français), la fortification des noirs, de là aussi ils défendent et tuent les blancs; toujours la guerre on la retrouve partout en permanence.
Donnons un coup d’œil au pavillon de Madagascar, à l’habitation malgache, et sans transition passons au restaurant anamite où Dieu merci on ne mange pas du poisson pourri, d’œufs couvés et des côtelettes de chien domestique.
Les théâtres anamites à coups de tam-tam appellent les spectateurs; j’aime autant me reposer dans les serres coloniales. Ah! les beaux palmiers, les énormes fougères, les incomparables orchidées! Décidément, c’est bien le pays du soleil que nous visitons. Quelle magie, quel rayonnement dans les couleurs. Je crois l’avoir déjà dit, n’est-ce pas charmant de voir sans cesse le Nord et le Midi se tenir par la main? Les quatre points cardinaux voisinent ensemble et fraternisent dans la plus touchante intimité.
Voilà le pavillon de la Guadeloupe avec son joli modèle d’usine à sucre et à rhum.
Ceci c’est une factorerie française du Gabon absolument exacte; cette case est celle d’un colon concessionnaire de la Guyane française, ces colons-là en général sont les forçats.
Nous nous arrêtons volontiers dans le village cochinchinois; mais nous traversons hâtivement le village canaque, ces indigènes-là, c’est comme le bloc enfariné de la Fontaine, ils ne nous disent rien qui vaille, les avons-nous vraiment corrigés de leur anthropophagie et ont-ils bien perdu l’habitude de festoyer d’un blanc? chassez le naturel...
Le palais de la Cochinchine est du plus pur style annamite c’est-à-dire d’architecture chinoise, le bois y joue un grand rôle. La Cochinchine possède d’immenses forêts de bois durs très résistant à l’humidité comme aux insectes; les charpenteries et menuiseries de ce palais authentique ont été exécutées à Saïgon par 300 ouvriers annamites et chinois.
La porte d’entrée supportée par 4 colonnes finement sculptées donne accès dans une cour intérieure, ornée de vases en porcelaine et de dragons en faïence. Cette cour est le complément obligé de toute demeure anamite; cela m’a rappelé l’atrium des maisons de Pompéï avec leur bassin comme ici.
Le palais de l’Annam et du Tonkin est construit sur une place carrée avec une cour centrale en partie occupée par un riche baldaquin abritant un magnifique Bouddha, celui d’Hanoï, une œuvre capitale de fondeurs indo-chinois.
Ce palais est très remarquable, beau bois sculpté, faïences, peintures l’embellissent à l’envie, ainsi que deux grandes terrasses décorées d’écran à jour de balustres de vases contenant des arbustes rares. Ces terrasses font partie des riches maisons tonkinoises et font grand effet.
Ici, comme dans le palais de la Cochinchine on voit des bateaux, des armes, des instruments, des laques, des incrustations de nacre, des bronzes, des soieries, des nattes, des porcelaines, des statues, le bambou dans toutes ses applications industrielles, des meubles admirables, des coffrets, des cercueils; ce meuble essentiel dont personne ne peut se passer et que les fils en signe d’affection s’empressent d’offrir à leurs parents. Les Annamites sont d’industrieux ouvriers, mais mon Dieu qu’ils sont donc laids avec leur petite taille, leur face glabre, leurs dents noircies et rongées par le bétel et leur posture accroupie, c’est leur manière de s’asseoir—pas élégante il faut en convenir.
L’exposition cambodgienne a rassemblé ses envois dans la fameuse pagode d’Angkor-Wât, le nom de pagode d’Angkor-Wât n’est pas juste en ce sens que l’étrange construction que nous avons-là sous les yeux n’est qu’une des portes d’angle de ce temple fameux extraordinaire, un des monuments les mieux conservés de ceux laissés par les Khmers ce grand peuple disparu d’où les Cambodgiens prétendent descendre.
La région d’Angkor renferme des constructions absolument merveilleuses, des ruines respectées des âges et découvertes au XVIe siècle par des missionnaires français.
Qu’étaient les Khmers? ce peuple d’une haute culture intellectuelle, ces incomparables architectes dont quelques monuments remontent au IIIe ou IIe siècle avant J.-C.?
Bien des civilisations et vingt races ont disparu depuis et l’esprit se suspend en point d’interrogation devant cette architecture d’une beauté inouîe et d’un luxe extravagant.
Le véritable sanctuaire d’Angkor-Wât occupait une surface de près de 6000 mètres. Le fossé qui l’entourait avait 200 mètres de largeur et le rectangle qu’il englobait ne mesurait pas moins de 827 mètres de largeur, la tour centrale avait 80 mètres. Voilà quel était ce monument unique—ce que nous voyons ici n’en est donc qu’un diminutif bien amoindri; le principal motif de sa façade est la tour partagée en nombreux étages simulant une accumulation de parasols, abritant la partie occupée par l’image de la divinité. Sur chaque face, des frontons formés d’un encadrement représentant un serpent à cent têtes, décorent les étages. Les 40 mètres de cette tour extraordinaire sont ornés de la sorte et n’ont rien de lourd ni d’inexact tout en rappelant un monument, qui, reconstitué tel qu’il était dans les temps anciens, couvrirait à lui seul le champ de Mars tout entier sans souffrir de l’écrasant voisinage de la colonne Eiffel.
Le visiteur n’a pas le temps de philosopher et de méditer sur ce passé plein de grandeur.
D’autres merveilles l’appellent encore et il marche, marche toujours comme Isaac Laquedem.
Jeudi 24 Octobre 1889.
Repos et Repas
Quand je dis repos, c’est une manière de parler. Oui, repos l’après-midi dans le salon de ma cousine, mais le matin j’ai joliment trotté à faire des commissions.
Ce n’est déjà pas amusant pour soi, mais pour les autres c’est tout ce qu’il y a de plus ennuyeux!
On craint de se tromper, de ne pas bien faire la chose, on se donne une peine infinie et l’on ne contente pas toujours cette clientèle improvisée.
«Vous allez à Paris, achetez-moi donc ceci, rapportez-moi cela». Comme vous seriez aimable si vous pouviez me rassortir cette étoffe, il m’en faut 3 mètres, je l’avais prise au Bon-Marché.
—Mais, chère amie, c’était l’hiver dernier, la pièce doit être épuisée depuis longtemps.
—Peut-être que non, informez-vous; vous me rendrez service.
«En passant au Louvre, prenez un béret pour mon petit garçon. Ils sont pour rien ces bérets et charmants, je les ai vus dans le catalogue.»
«Madame si j’osais... je vous chargerais aussi d’une commission, d’une seule.
—Laquelle?
—Permettez-moi de vous demander d’aller place Louvois chez M. Feuardent, le grand numismate, et de lui remettre la note suivante, il vous confiera quelques médailles que vous aurez la complaisance de me rapporter».
Ah! provinciaux mes amis, faites donc vous mêmes vos commissions. Plume en main, demandez ce qu’il vous faut, la poste et les catalogues ne sont pas faits pour les chiens, comme disait Voltaire en parlant des hôpitaux.—Servez-vous en et cessez de recourir à des personnes que vous embarrassez beaucoup et auxquelles vous prenez le plus bénévolement du monde leur temps et... leur argent. Sans doute vous les rembourserez au retour, mais c’est à Paris qu’on a besoin pour soi de son porte-monnaie et qu’il n’est pas agréable de le vider pour les autres.
Après ce préambule mettons-nous en route.
Je vais au Bon-Marché chercher la fameuse étoffe, j’avais un échantillon. Le commis me regarde avec des yeux tout ronds comme si j’étais un phénomène. «Ce lainage de fantaisie est de l’an dernier, c’est passé de mode.» Ce mot, il l’avait prononcé d’un ton de suprême dédain, on aurait dit que je lui demandais une étoffe du règne de Louis-Philippe, et je reprends timidement: Si vous vouliez avoir la complaisance de chercher quelque chose s’assortissant... Bien entendu on ne trouve rien, j’avais perdu une bonne demi-heure. En sortant, je me trouve face à face avec une ancienne amie devenue parisienne, nous causons.
«Ah! me dit-elle, vous faites des commissions pour les autres? grand bien vous fasse. Il y a belle lurette que je n’en fais plus pour personne.
—Et pourquoi, vous que j’ai connue si empressée?
—Pourquoi? je vais vous conter cela, vous pouvez bien me donner quelques instants, allons-nous asseoir dans le square du Bon-Marché.
«Au commencement de mon mariage, une mienne cousine bretonne bretonnante me pria d’aller au Printemps le jour de l’Exposition lui acheter un châle en dentelle espagnole article d’exposition offert à 50% de rabais, ce jour-là seulement. J’avais une visite à faire rue du Havre; je m’habille en conséquence enchantée de pouvoir faire en même temps visite et commission. J’entre au Printemps, c’était une cohue épouvantable, une bousculade indescriptible. C’est un flot humain qui vous porte et qu’il faut suivre. J’y entre bravement, j’achète la dentelle, après un quart d’heure de remous je parviens à m’esquiver. Je vais faire ma visite, la dame est chez elle; elle me complimente sur ma toilette, sur ma jolie broche. Je conviens qu’elle est aussi fort de mon goût et j’ajoute: J’ai le bracelet pareil, c’est ma parure de noce, et je tends mon bras droit pour le montrer—rien—je crois m’être trompée, je regarde mon bras gauche—rien! plus de bracelet!!! une cruelle inquiétude me traverse l’esprit. Je me lève nous inspectons le salon, le vestibule, l’escalier. Ou j’avais perdu mon bracelet, ou on me l’avait volé. Je retourne au Printemps, je cours au bureau des réclamations. On me répond: Madame vous venez de formuler la 43e réclamation de la journée, mouchoirs de poche, en-cas, porte-monnaie. Il y a même une dame qui a perdu son soulier et une autre son enfant...
—Et vous n’avez jamais retrouvé votre bracelet?
—Jamais! ce petit service où j’économisais six francs pour ma cousine m’a coûté cher; mon bracelet, perte sèche de 800 francs, 2 courses de voiture, plus une scène de mon mari furieux, suivie d’une bouderie de plusieurs jours.
—Voilà qui n’est pas encourageant, ai-je murmuré.
—Non, aussi personne, entendez-vous bien, fut-ce le grand Turc lui-même ou le Czar de toutes les Russies, personne ne me rattrapera à faire des commissions.»
Du Bon-Marché je me suis précipitée au Louvre pour chercher le béret, là ça marchera tout seul, pensai-je.
J’ai été reçue par de jeunes factrices, dédaigneuses, mises comme des gravures de mode, ces petites plébéiennes jouant à la grande Dame et se prenant au sérieux m’ont paru cocasses.
«Nous n’avons pas ce béret, et l’on m’a renvoyée à 2 ou 3 comptoirs.
—Je suis certaine que vous avez ce béret bleu marine dans vos catalogues.
«Il fallait le dire tout de suite, nous ne nous occupons pas ici des articles de province, écrivez pour le demander.
Hein! «écrivez pour le demander.» ce n’était donc pas la peine de me déranger pour venir le prendre.
Et puis allez donc raconter cela à la maman qui attend le béret, elle ne vous croira pas et se plaindra bien-haut que vous n’avez même pas voulu entrer au Louvre pour lui faire cette petite commission. Je vais à la Belle-Jardinière, au Pont-Neuf, à la Samaritaine, impossible de trouver un béret conforme à celui dont j’ai la description. J’ai déjà une heure et demie de voiture, il est bientôt 10 heures, je me fais conduire place Louvois et je congédie mon cocher, je prendrai l’omnibus pour revenir.
Place Louvois je monte au premier étage et je me trouve devant une porte hermétiquement close.
Je sonne, un grand flandrin de domestique vient m’ouvrir—«M. Feuardent?
—M. Feuardent n’est pas encore arrivé.
«Ah! il est cependant 10 heures.
—Oui, mais Monsieur ne vient généralement qu’après son déjeuner, vers 11 heures ½.
«Alors j’attendrai, et je fais un pas pour franchir la porte.
—Pardon, Madame, on n’entre pas.
—Comment, on ne peut pas attendre là dans ce vestibule?
—Personne ne peut entrer ici avant l’arrivée de mon maître, cette mesure a été prise à la suite d’une tentative de vol commise justement par un individu qui, pendant une demi-heure qu’il avait attendu M. Feuardent avait eu le temps de prendre l’empreinte de plusieurs serrures.»
Fallait-il attendre ou m’en retourner? j’hésitai un instant; revenir me prendrait encore plus de temps.
Je n’avais plus qu’à m’asseoir sur une marche de l’escalier ou à faire les cent pas dans la rue.
Je descends, en face de moi, rue Richelieu, je vois écrit en gros caractère: Bibliothèque Nationale.
Voilà mon affaire pensai-je aussitôt, je vais pouvoir lire pendant une heure et calmer mon impatience; plusieurs personnes entraient en ce moment je les suis et je m’engage avec elles dans un long corridor. Soudain j’entends une grosse voix qui crie: «Hé! là-bas, avez-vous votre carte? Je ne devine pas tout d’abord que cette demande s’adresse à moi et la grosse voix devenue plus rogue reprend: «Avez-vous votre carte, répondez-donc, Madame, c’est à vous que je parle.
—Je croyais qu’une bibliothèque nationale c’était comme un musée national et qu’on pouvait y entrer sans formalités.
—C’est ce qui vous trompe. Il faut une carte personnelle. Que diable, on doit se conformer aux règlements.
Je cours encore.—De guerre lasse, je suis allée m’asseoir dans le joli square Louvois où j’ai contemplé tout à mon aise la belle fontaine d’un goût si pur de Visconti. Les quatre figures en bronze qui l’ornent sont de Klagmann. Elles représentent la Seine, la Loire, la Saône et la Garonne. Tout en regardant mélancoliquement l’eau tomber je pensais que ce joli square si plein de calme, de verdure et de fraîcheur occupe l’emplacement de la salle d’opéra, où fut assassiné le duc de Berry, le 13 février 1820. Tout change et se transforme, seul le souvenir et l’espérance subsistent. Le Souvenir qui est le passé et l’Espérance qui est l’avenir.—C’est donc avec le Souvenir que se pétrit l’histoire.
A onze heures et demie je sonnais de nouveau chez M. Feuardent auquel je remettais la lettre de mon digne ami. Les médailles demandées obligeaient M. Feuardent à quelques recherches, les désirait-on en or ou en argent...? encore une question à laquelle je ne pouvais répondre qu’après avoir écrit au pays. Je vis avec effroi que les choses ici ne marcheraient ni plus vite, ni plus facilement[11].
Il était midi passé quand je suis sortie. Après l’angelus le mouvement des omnibus se ralentit. Entre midi et une heure les cochers dînent, c’est un moment de repos. Bref, je n’ai pu revenir que par l’omnibus d’une heure pour le déjeuner de midi.
Voilà qui est décidé je n’accepterai plus de commissions pour personne à moins de les faire comme le curé de mon village les faisait il y a 40 ans. A cette époque il fut obligé d’aller à Paris; il ne fit pas son testament avant de partir, comme cela se pratiquait au commencement du siècle alors qu’on mettait 8 jours pour aller de Nantes à Paris, mais enfin il songea à son voyage plus d’un mois à l’avance, en parla, et ses paroissiens, mis au courant de ses projets, arrivèrent en foule pour le charger de leurs petites commissions—des commissions ridicules.—Que répondre, comment refuser à ses chères ouailles de rapporter aux unes des aiguilles perfectionnées, des flanelles irrétrécissables; aux autres une lampe carcel dernier genre, un pot de la fameuse pommade du Lion qui ferait pousser des cheveux sur un caillou, une marmite otoclave qui cuit la soupe toute seule, etc., etc., et chacun d’ajouter: Je ne sais pas trop ce que cela coûte, je vous rembourserai au retour.—Le curé partit le porte-feuille plus bourré d’adresses que de billets de banque.
Deux personnes seulement avaient eu la délicatesse d’envelopper dans leur liste de commissions l’argent nécessaire pour les faire.
Le curé revient au bout de quelques jours; tous les intéressés se précipitent à la cure. Le pasteur a pris un air solennel. «Mes chers paroissiens, dit-il, je n’ai pu faire vos commissions sauf deux pourtant (les figures s’allongent), et j’en suis bien marri. Il faisait très chaud; en arrivant à l’hôtel, j’ai ouvert la fenêtre de ma chambre, devant cette fenêtre se trouvait une table, j’y ai posé, pour les classer, tous les petits papiers ou vous aviez inscrit vos commissions, un coup de vent a passé soudain et toutes vos feuilles légères se sont envolées par la fenêtre, sauf, comme je vous l’ai dit, celles qui contenaient de l’argent.»
La seconde partie de la journée a été plus agréable, le jeudi est donc le jour hebdomadaire où ma cousine reçoit des visites l’après-midi et le soir ses amis à dîner.
Causeries très animées—mais vraiment ces Parisiens m’amusent: Ils sont extrêmement fiers de leur Paris, extrêmement fiers de l’habiter et les ¾ le connaissent moins bien que les provinciaux.
L’ayant sans cesse sous la main ils pensent qu’ils auront le temps de le visiter quand ils voudront. Ils attendent les occasions qui ne viennent pas toujours, paraît-il. Les Parisiens ne sont donc pas curieux, moi qui les croyaient même badauds. J’ai connu jadis une dame qui refusa d’aller passer la Semaine Sainte à Rome, alors que les fêtes de Pâques avaient tant de solennité dans la capitale chrétienne, parce que c’était l’époque de sa grande lessive bi-annuelle, et qu’on dise après cela que les femmes sont frivoles et qu’elles ne savent pas s’occuper de leur maison. Cette dame est le modèle parfait de la femme de ménage et je la cite en exemple aux générations futures. Je connais à l’heure actuelle une autre dame qui a vécu 16 ans à Paris, deux expositions ont eu lieu pendant ce laps de temps. Et elle n’a même pas pris la peine d’y aller.—Et qu’on dise après cela que les femmes sont curieuses! On me demande mes impressions, on me questionne aimablement: Vous avez été à Montmartre? Oui: Vous avez visité l’hôtel de Ville? Oui: Vous vous êtes promenée dans les catacombes? Certainement et permettez que je vous le dise, il y a vraiment des gens qui ne sont pas dignes d’habiter Paris, puisqu’ils ne cherchent même pas à le connaître.
Ah! mais je compte bien quelque jour visiter l’Hôtel de Ville et l’église du Sacré-Cœur, quand elle sera plus avancée, quant à visiter les catacombes, j’en serais bien fâchée.
—C’est une des curiosités de votre capitale.
—Je le sais, mais si l’on pensait souvent à ce qu’il y a sous Paris on ne vivrait plus tranquille dessus.
—C’est un sol machiné.
—Oui à croire qu’il va s’effondrer—on ne marche que sur des abîmes, écoutez cela: Il y a donc d’abord les catacombes, excavations, immenses de plus de mille hectares, puis les égouts dont les principaux sont larges comme des rivières—les conduits d’eau propre qui alimentent les fontaines—les tuyaux du gaz, les fils du télégraphe et ceux du téléphone, les tubes pour les lettres. Maintenant on songe à creuser la voie des câbles électriques qui doivent fournir la lumière. Le gaz devient rococo et l’électricité s’apprête à user envers lui des procédés qu’il eut jadis pour l’huile.
—Vous discertez éloquemment..., et mon interlocutrice a continué d’un air sérieux et d’un ton grave:
—Je me demande ce que Paris deviendrait entre tous ces fluides, si ceux du ciel attirés par leurs semblables de la terre, essayaient de les rejoindre! Voyez-vous des nuages pleins de foudre crevant sur la grande ville, et atteignant ses foyers d’électricités! quelle commotion, quel cataclysme! et j’ajouterai que les électriciens, si sûrs cependant de leurs succès, n’aiment pas qu’on les questionne là-dessus. Est-ce que cela ne vous effraie pas, moi j’ai froid jusqu’au fond des moëlles.
—Je prends les choses moins au tragique, ai-je répondu, et je dois même vous prévenir que votre beau discours n’aurait rien changé à mes projets.»
Vendredi 25 Octobre 1889.
Le Mexique, la République Argentine, le Brésil, le Nicaragua, le Guatemala.—Républiques de l’Equateur, Dominicaine, du Salvador, la Bolivie, le royaume d’Hawaï.
Le petit chemin de fer Decauville qui parcourt environ une lieue de l’Esplanade des Invalides au palais des Machines est peut-être actuellement la ligne la plus fréquentée du monde entier puisqu’il transporte toute la journée dix mille voyageurs par heure.
Je commence à me reconnaître à l’Exposition et à en comprendre l’organisation. Le ticket donne certainement le droit d’entrer, mais il faut quand même avoir souvent la main à la poche pour pouvoir circuler partout. On paie pour voir l’Exposition des aquarellistes, celle des pastellistes, celle du globe terrestre. On paie pour voir le Pavillon de la mer, le panorama du Tout-Paris, l’exposition de la Compagnie Transatlantique, etc., etc.; enfin l’ascension complète de la fameuse tour coûte au minimum 5 francs chaque fois.
Ajoutons que lorsqu’on est fatigué les pousse-pousse tentateurs vous prennent encore quelques francs, les théâtres et les restaurants aussi... et les souvenirs donc! On augmente chaque jour sa liste d’acquisitions.
Il ne faut pas oublier la famille, les amis, les serviteurs, tous ceux qui n’ont pu visiter cette grande exhibition universelle.
Je rapporte un stock de tours Eiffel sous toutes les formes.
On croirait que l’on doit trouver sous la main tous les moyens de réfection et qu’on ne doit manquer de rien, pas du tout les restaurants exotiques, les bouillons Duval, les comptoirs de dégustation, de pâtisserie, les bars, les brasseries, les cafés etc., sont assiégés il faut attendre et pour cela s’armer d’une robuste patience.
L’Exposition est vraiment une ville unique ayant des bureaux pour la poste, le télégraphe, le téléphone. Un service médical avec salle de secours pour les blessés et les indisposés; des cabinets de toilette et autres. Des salons de lecture et correspondance, des bureaux de change pour l’argent, des bureaux de police pour les réclamations, des bureaux de tabac, et le bureau des interprètes parlant toutes les langues.
Le Mexique
Le Mexique aussi a fait grandement les choses. Il s’est construit un magnifique palais dans le style ancien du pays, avant sa découverte par les Européens; le palais est l’un des plus beaux. Au centre de cette construction, reluit le Temple du Soleil, symbole des croyances primitives. Produits naturels et industriels se groupent autour de l’astre Roi on pourrait même dire de l’astre dieu. Si l’on me demandait ce qui m’a frappée dans l’exposition mexicaine, je répondrais sans hésiter, les chapeaux masculins—Ah! quels monuments et comme ils doivent être lourds à porter—rien que de les voir me donne mal à la tête. Ces chapeaux très ornés, très artistement faits, coûtent fort cher. Si j’avais eu 150 francs à perdre, j’aurais acheté un de ces chapeaux là pour l’offrir au musée de ma ville natale. Dans le pays, c’est bien une autre affaire cela devient un luxe insensé. Certains Mexicains ont leurs chapeaux garnis de pierres précieuses, de diamants. C’est toute une fortune que ce couvre-chef, l’adroit filou qui parviendrait à le dérober sans être pris pourrait ensuite vivre de ses rentes. Voilà des chapeaux bien tentants mais il paraît qu’au Mexique les indigènes sont tentés par tout ce qu’ils voient. L’Evangile dit tout homme est né menteur et voleur, ce dernier qualificatif convient surtout aux Mexicains. On est obligé dans les églises d’enchaîner aux marches de l’autel la sonnette dont se sert le choriste qui répond la messe, sans cela il l’emporterait... par mégarde.
Au repas, que donnait jadis l’infortuné empereur Maximilien, l’argenterie subissait un rude assaut. Au moment où les convives se levaient de table les serviteurs rejetaient promptement les pans de la nappe sur le couvert qui se trouvait ainsi caché autrement les invités eussent glissé l’argenterie dans leurs poches... par distraction.
Honneur aux deux palais de La République Argentine et du Brésil, celui-ci avec sa tour de dix mètres, ses galeries, sa terrasse, son jardin et sa serre vous retient longtemps. La serre est ornée de merveilleuses fleurs toujours épanouies, et le jardin renferme un échantillon des arbustes et des plantes remarquables du Brésil. On y rencontre les orchidées les plus rares et les plus extraordinaires; il y a là pour quatre cent mille francs de fleurs et de plantes valeur marchande.
Le bassin dont l’eau est chauffée à trente degrés de chaleur contient la Victoria regia de l’Amazone. Cette magnifique plante atteint des proportions incroyables. Elle peut facilement porter un petit enfant sur une seule de ses larges feuilles blanches auxquelles les indigènes donnent le nom de «Bancs des Uanapés», et à propos de l’Amazone une mention à son palais remarquable, aussi avec ses urnes et ses vases anciens dignes représentants de l’art primitif, des potiers de l’Amazone, c’est-à-dire de l’Ile de Marajo, une île grande comme le Portugal et qui se trouve à l’embouchure de ce fleuve gigantesque.
Le palais de la République Argentine, avec ses cinq coupoles, sa large galerie promenoir du premier étage coûte modestement un million deux cent mille francs! C’est dire le luxe qu’on y a déployé. Il est tout en fer et fonte, et construit de manière à pouvoir être remonté à Buenos-Ayres. Un grand soleil couronne cet édifice majestueux. On l’aperçoit de très loin.
Est-ce comme république, comme civilisation, ou comme richesse que ce pays se compare au soleil? That is the question. «En tout cas c’est une république qui fait les choses princièrement.»
L’intérieur du palais est orné d’un millier de cabochons de verre qui s’illuminent à la lumière électrique et lui donnent un aspect positivement féerique. Son exposition se compose principalement de produits naturels comme nous en avons déjà vu beaucoup et auxquels nous n’avons jeté qu’un coup d’œil en passant.
Nicaragua
Le Nicaragua se distingue par ses productions naturelles. Il nous présente particulièrement des collections de plantes rares et d’oiseaux superbes. Ah! ces oiseaux des tropiques, de quel merveilleux plumage ils sont vêtus; que de grâce dans leur délicate structure, quel éclat dans leur étincelant coloris, c’est à se demander si ce sont des oiseaux ou des papillons. Leur plumage a le châtoiement des pierres précieuses et quelle variété depuis le colibri, un saphir volant jusqu’au quetzal dont le plumage dépasse en beauté celui de l’oiseau de paradis.
Charmant, le pavillon du Guatémala; le rez-de-chaussée renferme une collection très complète d’oiseaux et d’insectes du pays. Cette collection appartient à un Français. Au 1er étage, une grande peinture panoramique représente des animaux qu’on ne serait pas rassuré de rencontrer,—serpents, tigres, chacals, tapirs sont plus agréables à voir en image qu’en réalité.
Le pavillon de la république de l’Equateur ne se rencontrerait pas partout aujourd’hui. C’est la reproduction aussi fidèle que possible de l’un des temples que les Incas consacraient au Soleil. Le mobilier d’une grande richesse, cristal et or, se détache sur des tentures pourpre d’un grand effet. Dans son exposition figurent principalement «les industries extractives» telles que celle du café, du sucre, du coton, des plantes médicinales: quinquina, cochenille, ivoire végétal ou noix de Corozo, cristal de roche; puis enfin des tissus de laine, de fil et de coton, des broderies et des dentelles.
La petite république Dominicaine brille aussi par ses produits naturels, ses bois des îles et ses minerais, son café, son cacao, son sucre, son tabac et sa cire, puis elle présente quelques produits fabriqués, tels que savons, rhums, alcools. Même genre d’exposition dans le pavillon du Salvador, une heureuse république dont les finances sont si prospères qu’elle n’a pas de dettes. Ce pavillon est original. Son style où se mélange agréablement l’architecture arabe et espagnole doit donner une idée assez exacte des belles constructions du pays.
La Bolivie
Le pavillon de la Bolivie est fort joli avec ses quatre tours et son architecture bizarre. C’est un bon spécimen des constructions modernes de Bolivie. Il est rempli des principales productions du pays, parmi lesquelles figurent au 1er rang les minerais d’argent et de cuivre qui s’extraient paraît-il de mines inépuisables.
L’Exposition du royaume d’Hawaï ou des îles Sandwich occupe aussi un coquet pavillon, rempli des produits naturels du pays, café, sucre, tabac, riz. Les Hawaïens font d’assez jolis meubles mosaïques; des nattes et ce qui leur est tout à fait propre, des manteaux de plumes d’oiseaux, plumes de coq principalement; avec ces plumes multicolores et brillantes on forme des dessins superbes. Mais mon Dieu, a-t-il fallu en tuer de ces pauvres gallinacés pour faire de leurs plumes des vêtements entiers.
Le Chili, le Paraguay, l’Uruguay, le Vénézuela ont aussi leurs palais. Ah! si l’on voulait tout voir, tout approfondir, les six mois que dure l’exposition ne suffiraient pas et la voilà qui touche à sa fin; bientôt je vais lui dire adieu.
Samedi, 26 Octobre 1889.
Je me suis délassée toute la journée en savourant mes souvenirs, en rangeant mes bibelots et en commençant l’emballage de toutes ces jolies choses. Ma caisse ne suffit plus, j’aurai de l’excédent. Depuis six semaines que je marche comme le juif-errant, voilà franchement un repos bien gagné. Je ne suis plus la diligente mère Jeanne, debout la première pour veiller à la maison. Il y a longtemps que mon réveil-matin habituel, que le roi de ma basse-cour a lancé aux échos sa fanfare guerrière, lorsque je me lève à présent. Mon Dieu oui, je fais la grasse matinée comme une petite maîtresse; d’ailleurs, on se couche si tard ici, que minuit est encore plus animé à Paris que midi chez nous.
Après dîner, nous sommes allées au Musée Grévin; un musée d’un nouveau genre rempli de personnages... en cire; c’est la ressemblance étonnante, la reproduction parfaite du modèle, dit-on. Nous avons vu la reine d’Angleterre fort laide, l’empereur d’Allemagne et son jeune fils, Bismark, nos gouvernants actuels, très ressemblants, Carnot que chacun reconnaît, tous ces personnages fort bien groupés, les uns debout semblant marcher, les autres assis semblant causer. Quelques personnes, bien vivantes celles-là, s’amusent à garder une immobilité complète, si bien qu’à la fin on ne sait plus quels sont les gens vrais ou faux. Tout en allant demander un renseignement à quelque joli mannequin, on écrase le pied d’une élégante personne que l’on prenait pour une statue.
Puis on descend un sombre escalier qui conduit à des sous-sols faiblement éclairés; là on a la vision de scènes lugubres entrevues dans une demi obscurité. Tout cela prend alors un air de vérité qui saisit vivement. Nous assistons aux touchants adieux de Louis XVI à sa famille, à l’arrestation douloureuse de Marie-Antoinette, la voilà dans sa chambre à la Conciergerie. Donnons aussi un coup d’œil à Lafayette, à Bailly, à Rouget de l’Isle, avant ou après la Marseillaise, peu importe.
Si ce n’était les employés de l’établissement qui crient de temps à autre: «Méfiez-vous des voleurs, il y a des pick-pockets ici,» et qui vous rappellent que ce spectacle n’est qu’une fiction on serait joliment impressionné.
Voici la série des célèbres criminels, expressions mauvaises, visages ignobles pour la plupart. Cette triste exhibition se termine par l’exécution d’un condamné à mort. Voilà les bois de justice, le bourreau, le condamné couché sur la fatale machine. Dame! j’ai fermé les yeux; ce n’était qu’une image, mais j’en avais assez.
On est bien aise de remonter à la lumière et d’entendre la musique des dames hongroises. Le soir entre onze heures et minuit nous sommes revenues sur l’un de ces grands omnibus qui atteignent la hauteur des entre-sols.
Tout en roulant à la lueur du gaz et des étoiles mon esprit philosophait un peu en pensant au philosophe Pascal qui le premier eut l’idée d’installer des voitures au service du public avec itinéraire tracé d’avance. Son ami le marquis de Roanne s’empara de son idée et obtint en 1672 le droit de faire circuler les dits véhicules qui furent d’abord de vieux carrosses défraîchis vendus par leurs propriétaires. On payait 5 sols la place. Mais ce ne fut qu’en 1819 que parut le premier omnibus.
J’ai trouvé ce petit voyage assez pittoresque, mais je n’aimerais pas à le recommencer souvent il y a toujours un peu de cohue pour monter et descendre et les accidents sont si vite arrivés.
Si, du fond de la Bretagne, ma famille, plongée dans le sommeil, m’avait vue perchée, ainsi passer en rêve, je crois qu’elle se serait mise à se frotter les yeux et que ce rêve l’aurait tout-à-fait réveillée.
Dimanche, 27 Octobre 1889.
Grand’messe à la Madeleine.—L’après-midi promenade aux jardins des Tuileries, et du palais Royal.
L’Eglise de la Madeleine fut commencée sous Louis XIV. C’est Mademoiselle de Montpensier qui en posa la première pierre.
Sous Napoléon Ier, elle n’était point encore achevée et ce grand conquérant rêva d’en faire un temple à sa gloire et à celle des armées françaises. Des tables d’or devaient former les pages des annales de l’Empire... Mais les conquérants passent vite parfois et la Restauration fit mieux en rendant ce bel édifice à sa première destination: Au culte de Dieu.
Le perron a 28 marches et le péristyle 52 colonnes avec 34 statues dans des niches carrées.
Les portes de bronze ont de superbes bas-reliefs. Le fronton, œuvre de Lemaire, représente le Jugement dernier.
La Madeleine a le style d’un temple grec, c’est fort beau, mais quand il s’agit des églises, je préfère bien le style gothique avec ses fenêtres ogivales, dont les vitraux de couleurs répandent de si douces et mystérieuses clartés.
L’intérieur est somptueux, on y officie comme dans toutes les grandes églises de Paris avec beaucoup de solennité.
Le jardin des Tuileries évoque bien des souvenirs plus tristes que gais. Où est-il ce beau palais commencé sous Catherine de Médicis et qui depuis Louis XV fut la résidence habituelle de nos rois. Ils se plurent à l’embellir, Napoléon III particulièrement. Le peuple devait en avoir raison et le détruire un jour, du reste, dans tous les temps d’émeutes et de révolutions, c’est toujours le palais des Tuileries que le peuple attaque d’abord: en 1792, il s’en empare et massacre les Suisses fidèles, même scène en 1830, et en 1848, il en est le maître; en 1871 le peuple a progressé il ne se contente plus du pillage et du vol, la torche incendiaire de la Commune passe partout et le réduit en cendres.
Quelle honte! quelle tache incrustée au front de Paris, que ces ruines... aussi s’est-on empressé de les faire disparaître et de remplacer les beautés de l’art par celles de la nature.
On a donc créé un nouveau jardin qui cache sous ses arbustes et ses fleurs l’emplacement même du palais des Tuileries.
Sous Louis XIV, le jardin primitif renfermait une vaste volière, un étang, une ménagerie, une orangerie.
En 1665, Le Nôtre dessina un nouveau plan avec les deux belles terrasses que l’on admire encore aujourd’hui: la terrasse du Bord de l’eau donnant sur la Seine et la terrasse des Feuillants dont le monastère avoisinait les Tuileries.
Sur l’emplacement même du manège des Tuileries on éleva en 1790 une salle où l’Assemblée constituante termina sa session, où l’Assemblée législative tint la sienne et où la Convention délibéra jusqu’en 1793. Le Conseil des Cinq Cents y siégea aussi jusqu’en 1798.—Rien ne manque aujourd’hui à la décoration de ce vaste jardin de 30 hectares, grands arbres ombreux, massifs d’arbustes, parterres de fleurs, bassins d’eau vive, terrasses de l’Orangerie et du Jeu de Paume, pelouses verdoyantes. Ajoutons que toutes ces délicieuses choses de la nature sont encore embellies par de nombreuses statues et des groupes de marbre et de bronze dûs à nos meilleurs maîtres français.
Nous avons promené au jardin des Tuileries avec une dame, amie de ma cousine qui nous a raconté un fait bien touchant arrivé dernièrement devant elle à la gare de l’Est.
Deux femmes et une petite fille guettaient anxieusement l’arrivée du train de Strasbourg. La grand’mère attendait son mari qui venait aussi lui voir l’Exposition.
«Grand-mère, disait l’enfant, va-t-il bientôt arriver.
—Oui, chérie, prends patience, répondait l’aïeule.
Soudain le sifflement aigu de la locomotive se fait entendre, une porte s’ouvre, le flot des voyageurs s’écoule par cette grande baie un instant trop étroite.
—Le voilà, le voilà! crie la petite fille.
Un petit vieux, sec, cassé, simplement mais proprement vêtu apparaît. D’une main, il s’appuie sur un parapluie et de l’autre, il brandit un bouquet de fleurs et avant d’avoir embrassé sa femme, sa fille et sa petite-fille, il leur a tendu le bouquet.
Cela vient de là-bas...., dit-il simplement. La petite fille sourit, mais en contemplant ces fleurs qui avaient poussé sur la terre arrachée à la France, l’aïeule et la mère fondirent en larmes: Ce souvenir si vibrant encore après dix-neuf années prouve au plus haut degré la force et la durée des sentiments inspirés par l’amour de la patrie. Le jardin du Palais Royal est fort attrayant avec ses grands arbres, son bassin, ses parterres, ses statues. Ce beau jardin ne fut pas toujours ce lieu tranquille où les promeneurs viennent entendre de la musique. Sa longue existence a connu des périodes agitées. Beaucoup plus vaste d’abord qu’il ne l’est aujourd’hui, il s’y tenait une foire permanente.
Sous la révolution il devint le club en plein vent où péroraient les exaltés. Au centre se trouvait alors un cirque, amusement de ceux qui ne faisaient pas de politique. Le feu détruisit ce cirque en 1798.
Ma cousine m’a fait remarquer dans l’un des parterres le canon que le soleil fait partir à midi précis.
Ces superbes jardins, au centre même de Paris sont fort appréciés de ses habitants, aussi y a-t-il toujours beaucoup de promeneurs. C’est le lieu favori des bonnes d’enfants.... et des militaires.
Après cette charmante flânerie, au milieu de la verdure et des fleurs, il m’est arrivé une petite aventure qui aurait pu mal finir; elle s’est terminée d’une manière aussi heureuse qu’inattendue.
Vers 5 heures, je devais me rendre seule, ma cousine préférant rentrer, à une matinée musicale donnée par un grand professeur de piano.
En sortant ma cousine m’avait dit: Aujourd’hui dimanche tu ne feras aucune acquisition, ne prends pas ta bourse, c’est toujours plus sûr, j’ai la mienne pour payer l’omnibus. A 5 heures moins un quart nous entrions au bureau de l’omnibus que nous venions d’apercevoir dans le lointain. Hélas, il était bondé, un monsieur d’un certain âge et un jeune Saint-Cyrien venaient d’y monter; il ne restait plus qu’une place à prendre. Vite, dépêche-toi, me crie ma cousine, ça m’est égal d’attendre, mais toi, tu arriverais trop tard. Je me précipite et je me trouve assise au fond de la voiture, le monsieur à ma droite et le jeune homme en face de moi. Au moment où l’omnibus s’ébranlait, je me souviens, pensée terrible, que je n’ai pas d’argent. Un ah! involontaire s’échappe presque de mes lèvres, je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux. Quel ennui, quelle humiliation! L’employé a ouvert sa saccoche et reçoit les places, il s’avance... c’est le quart d’heure ou plutôt la minute de Rabelais. Que dire! Que faire! on va me laisser là, c’est certain. Depuis quelques semaines les compagnies sont devenues intraitables sous ce rapport, ayant depuis le commencement de l’exposition perdu plus de 20.000 fr. de places non payées. Aujourd’hui pas d’argent... pas de place et il faut obéir à cet impérieux commandement: descendez. Que vais-je devenir dans ces quartiers qui me sont complètement inconnus? j’en frissonne. L’employé est arrivé devant le vieux monsieur: «Vos places!
—Nous vous les avons payées en montant, rappelez-vous. C’est mon fils qui vous a donné l’argent.
—Oui, oui, c’est vrai!» et l’employé tourne sur ses talons et va sur l’impériale faire sa collecte.
Pendant ce colloque j’avais pris un air de belle indifférence. J’écoutais impassible..., j’étais sauvée. L’employé m’avait sans doute prise pour la femme et la mère de ces messieurs.
Le lendemain je suis allée au bureau des omnibus de l’Odéon pour payer ma place. L’employé m’a répondu franchement:
Cette restitution nous causerait plus d’ennuis que cela ne vaut, ne vous en préoccupez pas; c’est le roulement; et j’ai déposé dans le tronc d’une église le montant de ma place. J’ajouterai même que je l’ai triplé pour remercier la Providence de m’avoir tirée si gentiment de ce mauvais pas.
A sept heures et demie je suis rentrée charmée de la bonne musique que je venais d’entendre et des jolies compositions de Chaminade, parfaitement interprétées. J’ai changé de robe à la hâte, car ma cousine réunissait ses amis en mon honneur.
C’était mon dîner d’adieu. Parmi ses invités figurait une très élégante jeune femme qui habite aux Champs-Elysées, dame! avoir une villa délirante ou un hôtel somptueux aux Champs-Elysées c’est un rêve. Beaucoup de personnes se contentent des rues adjacentes, mais cela s’appelle quand même habiter les Champs-Elysées; et ça vous pose tout de suite.
Les Parisiens sont ébouriffés de la vie que mènent à Paris les Provinciaux, avides de tout voir et de tout connaître.
Deux choses sont absolument nécessaires pour visiter notre belle capitale, de la patience et de l’argent et même en bien des circonstances, la première l’emporte sur l’autre, l’argent ne peut remplacer la patience.
Je regrette beaucoup de n’avoir pu aller au Théâtre Français. Sans doute le grand Opéra est une belle chose, mais j’aime à comprendre ce que j’entends, et ceux qui n’y vont pas souvent en reviennent plus qu’étonnés, ils en reviennent ahuris, abasourdis. C’est une série de roulades, de vocalises, de trilles, et de ha! à perte de vue et d’haleine, on chante indéfiniment sur deux mots par exemple: Partons, hâtons-nous, remplissent presque un chœur. Ce départ se chante pendant plus d’un quart d’heure et le public ne peut s’empêcher de se dire que pour des gens pressés, ils y mettent le temps. Bref le public est bon enfant, il écoute sans s’impatienter il y aurait de quoi cependant. Je ne pousse pas le dédain de l’Opéra au point de ce vieux provincial y allant pour la première fois. «C’était beau, n’est-ce pas, lui dit-on?—«Beau! ils m’ont assourdi les oreilles; la moitié des personnages jouaient et chantaient en même temps, sans doute pour gagner plus vite leur salaire, quant à ceux qui chantaient seuls, que vous dirais-je! j’en fais autant tous les matins quand je me gargarise.»
Parlez-moi du Théâtre Français, on y comprend tout ce qui s’y dit. Le génie si clair, si harmonieux de notre belle langue s’y développe dans toute sa magnificence. Pour ma part je trouve que la Comédie Française et l’Opéra Comique sont les deux genres qui conviennent le mieux au tempérament français. Pour s’émouvoir, s’enthousiasmer, il me semble que les seuls plaisirs des yeux et des oreilles ne suffisent pas, il faut encore y joindre ceux de l’esprit. Je regrette donc bien de n’avoir pu voir le plus ancien théâtre de France réellement fondé en 1680. Il est considéré comme le premier théâtre du monde entier. Tous les véritables chefs-d’œuvre de l’esprit français y ont été mis à la scène. On l’appelait souvent la «Maison de Molière». Mais il était aussi la maison de Corneille et de Racine.
C’est en 1689 que, par ordre de Louis XIV, «l’Hôtel des Comédiens du roi», entretenus par Sa Majesté, prit le nom de «Comédie Française».
N’est-ce pas après la mort de Corneille que l’on adressa ce joli distique aux Comédiens.