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À terre & en l'air...: Mémoires du Géant

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The Project Gutenberg eBook of À terre & en l'air...

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Title: À terre & en l'air...

Author: Félix Nadar

Commentator: M. Babinet

Release date: March 6, 2009 [eBook #28258]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Christine P. Travers and the
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(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK À TERRE & EN L'AIR... ***

Page de garde.

À TERRE ET EN L'AIR.....

BABINET

MÉMOIRES DU GÉANT

par
Nadar

Paris E Dentu
Galerie d'Orléans 17 & 15 Palais Royal

MÉMOIRES
DU GÉANT

PARIS.—IMP. POUPART-DANYL ET Ce, RUE DU BAC, 30.

LE TRAÎNAGE EN HANOVRE
Tombé à Frehren, près Rethem (Hanovre), le 19 octobre 1863.—Durée du traînage: 30 à 35 minutes.—Trajet parcouru: 7 lieues environ.—Nombre de chocs: de 10 à 80, depuis 1 mètre de hauteur jusqu'à 40 mètres.

À TERRE & EN L'AIR...

MÉMOIRES
DU
GÉANT

PAR
NADAR

AVEC UNE INTRODUCTION
PAR M. BABINET
DE L'INSTITUT

DEUXIÈME ÉDITION

Rien que la vérité!...

Emblème de l'éditeur.

PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

1865
Tous droits réservés
1864

INTRODUCTION

Quique æthera carpere possent
Credidit esse deos.

Ils planaient dans les airs, on les prit pour des dieux!

On me demande pour le Géant une Introduction auprès du public. Or, s'il y a une connaissance déjà faite, c'est évidemment celle-là. Aucune expérience aérostatique n'a eu un retentissement pareil aux deux ascensions de M. Nadar, qui, chose remarquable, avait pour but d'obtenir, au moyen d'un ballon, les sommes nécessaires à la construction d'une machine d'une tout autre espèce, destinée non plus à flotter, mais bien à voyager dans l'atmosphère.

Convaincu par l'expérience comme par le raisonnement qu'il est impossible de diriger au travers de l'air un immense volume de même légèreté spécifique que cet élément mobile, M. Nadar s'arrêta à l'idée que, pour se mouvoir dans ce milieu, un corps devait être bien plus lourd que l'air, de manière à n'offrir, par son volume, que peu de résistance au déplacement et peu de prise au vent contraire. C'est éminemment le cas de l'oiseau.

Mais la difficulté consiste alors à trouver un moteur, une machine qui, prenant son point d'appui dans l'air, ait assez de force d'une part pour soutenir l'aéronaute contre la pesanteur, de l'autre pour le faire avancer et marcher. La nature nous offre dans le vol des oiseaux ce double effet obtenu d'une manière admirable. Les oiseaux lourds, tels que le Condor, l'Aigle, le Cygne, le Dindon aborigène, pourvus d'ailes d'une dimension moyenne, sont d'excellents voyageurs aériens, tant pour la hauteur qu'ils atteignent que pour les immenses trajets qu'ils franchissent. Sans parler de la Grue, la Caille aux courtes ailes émigre chaque automne au travers des mers.

M. Nadar établit que c'est maintenant une idée tombée dans le domaine public, savoir qu'avec un mécanisme connu, l'hélice, et un moteur suffisamment énergique, la vapeur, il est possible à l'homme de s'élever, de se soutenir et de progresser, et même, jusqu'à un certain point, de s'avancer en sens contraire d'un courant d'air, c'est-à-dire d'un vent modéré. D'autres mécanismes et d'autres forces motrices ont été indiqués et tout aussi peu expérimentés que l'hélice avec la vapeur d'eau.

Quelle est donc, dans la question du vol de l'homme, la spécialité de M. Nadar, qui répudie toute réclamation d'antériorité pour l'idée mécanique? La voici:

C'est tout bonnement de mettre en pratique ce qu'il a conçu, avec tout le monde, j'entends avec tous ceux qui réfléchissent. On connaît cette anecdote d'un artiste éloquent qui expliquait aux Athéniens tous les avantages et toutes les beautés d'un travail pour lequel la ville avait à choisir un exécutant. Après qu'il eut bien péroré, son concurrent, moins fort en paroles qu'en actions, se borna à dire:—Citoyens, ce que mon rival vient de dire, moi je le ferai.—Il fut préféré.

On a plusieurs fois soutenu cette thèse, qu'il y a plus de mérite à réaliser une idée utile qu'à l'inventer. Puisque ici l'idée appartient déjà au public, je ne vois pas ce qu'on pourra faire valoir contre le mérite du vol aérien de M. Nadar, s'il parvient à le mettre ou à le faire en pratique. Il a l'hélice et la vapeur, mais de plus il a la foi, qui est un moteur encore bien plus puissant.

Une société pour l'encouragement de la Locomotion aérienne a été formée on peut dire par l'initiative et grâce à l'impulsion irrésistible de M. Nadar. À sa tête est M. Barral, homme de science et d'action, pour lequel je n'aurai jamais assez d'éloges ni le public assez d'estime. Voyons l'avenir de cette association.

Avouons franchement qu'on veut arriver trop vite. Fresnel disait que dans les recherches originales on n'arrivait qu'en tâtonnant et en ânonnant. Après que les illusions et les impatiences se seront dissipées, on ira pas à pas, et on avancera sans perdre pied en arrière.

Je ferais un tableau amusant de toutes les prétentions favorables ou défavorables à la réussite du Grand Œuvre pour lequel se passionne l'intrépide Nadar, et quand je dis intrépide, j'entends au moral comme au physique. Il dit obstinément comme Horace: Rien de désespéré.—Nil desperandum.—Vouloir, pouvoir!

Or donc un mécanicien de grand mérite me disait sérieusement:—J'irai de Paris à Londres en moins de deux heures, au travers de l'atmosphère.—Vous n'irez qu'à Charenton, tout au plus.

Un autre, qui a fait ses preuves dans l'industrie de la vapeur, offrait, pour quelques dizaines de mille francs, d'enlever une locomotive dans les airs comme un aigle enlève dans ses serres un agneau ou un lièvre.

Un troisième, très-incrédule, cédait à regret à la force de l'évidence.—Eh bien! disait-il, on volera, mais ce ne sera pas pour longtemps.—À la bonne heure; mais, comme on l'a dit de saint Denis, qui porta sa tête coupée depuis Paris jusqu'à la ville où fut plus tard son abbaye, il n'y a que le premier pas qui coûte.

Tout le monde n'a pas la persévérance passionnée de M. Nadar; mais, afin de rassurer ceux qui pourraient craindre pour la réalisation du vol humain, je dirai que j'admets des persévérances intermittentes pour les questions qui ne se laissent jamais oublier. Le génie des inventeurs revient forcément aux grands problèmes après des tentatives infructueuses, et comme ici le possible est démontré, l'accomplissement est certain. C'est une question de temps, mais l'honneur sera au premier réalisant.

—Que pensez-vous de ces eaux que le reflux emporte? disait un railleur à un ami qui avait compté sur la pleine mer. Celui-ci répondit froidement:—Je pense que cette mer reviendra.

Je me souviens que nous avions fait avec M. de La Landelle un plan d'essais gradués auquel on se soumettra quand on voudra arriver sûrement, sinon brillamment, à la locomotion aérienne.

Voici, dans une grande balance (ou tout autre appareil d'équilibre), un mécanisme de soulèvement. Quelle est sa force? et quelles dimensions faudrait-il lui donner pour porter un poids spécifié d'avance?

Quelle force motrice (vapeur, gaz, action chimique, électricité, poudre à canon) faudrait-il employer pour enlever le mécanisme lui-même et le poids qu'on voudrait lui faire soutenir en l'air?

Quelle portion de la force motrice faudrait-il prendre pour que l'ensemble de ce qui est enlevé et porté puisse marcher avec une vitesse donnée?

Enfin pendant combien de temps un réservoir donné de force motrice fournirait-il à la consommation de travail qu'exige la machine volante?

On me dira:—Cette marche pas à pas serait fastidieuse!—C'est possible, mais elle serait sûre. Voyez dans La Fontaine, la Tortue qui arrive au but avant le Lièvre.

Le lecteur, bien mieux que moi, peut donner carrière, à son imagination pour les conséquences sociales de ce vol des hommes. Les murs seraient insuffisants comme clôtures; on ne trouverait de sûreté complète que dans des maisons recouvertes d'espèces de cages en fer à barreaux assez serrés. Mais on explorerait sans péril le monde entier, et on irait aux sources du Nil et à Tombouctou comme on va aujourd'hui au Mont Blanc, qui a maintenant l'honneur d'être français. J'ai vu avec peine qu'on rêvait déjà des batailles aériennes; en revanche on a signalé tous les services que rendraient les hommes volants dans les cas de naufrage, d'incendie ou d'inondation. Un orage de foudre et de grêle menacerait-il la terre, aussitôt des hommes volants porteraient dans les airs des paratonnerres qui feraient taire l'orage comme Charles l'a fait plusieurs fois avec des cerfs-volants électriques.

Et même quand on admettrait que la locomotion aérienne serait mise en usage pour la guerre, la civilisation y gagnerait encore, d'après ce principe que plus les engins destructeurs sont savants et perfectionnés, plus on est assuré que la supériorité n'appartiendra jamais à une nation barbare et ignorante. Il est passé le temps où avec le sabre et le cheval on conquérait le monde. Depuis les progrès des sciences appliquées, la puissance matérielle appartient à la puissance intellectuelle.

En lisant les Mémoires du Géant, on se rappelle ces belles paroles de l'antiquité:—C'est un spectacle digne des Dieux et des hommes que celui d'un homme courageux aux prises avec la mauvaise fortune.

Il est bien établi que M. Nadar demande aux exhibitions des aérostats flottants l'argent nécessaire pour construire de vraies machines volantes avec des mouvements opérés suivant la volonté du voyageur aérien. En supposant même que le résultat qu'il espère ne finisse pas par répondre à son infatigable persévérance, il lui restera dans l'histoire du vol humain le mérite, j'ose dire la gloire, d'avoir été celui par qui la Providence de Bossuet a dit à la société:—Marche!

BABINET,
de l'Institut.

QUELQUES LIGNES D'ORAISONS FUNÈBRES
EN MANIÈRE DE
PRÉFACE

Aujourd'hui dimanche 3 avril 1864, vers les quatre heures, nous nous sommes rencontrés une trentaine dans une misérable maison de la rue de Lourcine.

Nous avons été de là, sous une petite pluie continue, enterrer au nouveau cimetière d'Ivry le doyen des aéronautes français, Jean-Baptiste Dupuis-Delcourt, né le 25 mars 1802.

Dupuis-Delcourt avait autrefois occupé de lui le monde littéraire et le monde scientifique. Mais les quelques succès qu'il avait obtenus comme auteur dramatique n'avaient jamais pu le détourner de sa passion dominante: l'Aérostation.

Il avait connu J. Montgolfier et aussi le physicien Charles qui imagina le premier de gonfler les ballons au gaz hydrogène.

Il avait assisté à l'expérience de ce malheureux Deghen, l'homme volant, pauvre horloger venu exprès de Vienne en Autriche,—qui manqua si piteusement en séance publique à sa promesse de s'envoler de l'École Militaire sur le Trocadero,—fut en conséquence houspillé et battu,—et qui la veille, à la répétition, s'était parfaitement envolé, m'a-t'on assuré, du Trocadero jusqu'à l'École Militaire.

Il avait vu mettre en lambeaux par la populace au Champ-de-Mars le ballon où le colonel de Lennox avait engagé ses derniers cent mille francs: les morceaux de taffetas de six aunes s'en vendaient deux sous jusque sur la place de la Concorde.

Il avait serré la main de Jacques Garnerin, de Robertson, du docteur Le Berrier.

Il avait presque relevé le cadavre de l'imprudente Mme Blanchard, tombée rue de Provence de son ballon incendié.

Il avait fait lui-même nombre d'ascensions,—l'une sous cinq ballons à la fois, ce qu'il appelait la Flottille Aérostatique.

Le duc d'Aumont l'avait présenté au roi Louis XVIII qui lui avait adressé un très-beau compliment en lui faisant cadeau d'un non moins beau diamant monté en épingle,—et Louis-Philippe n'eût jamais voulu entendre parler d'un autre aérostier que Dupuis-Delcourt.

Tout le monde l'aimait, ce savant aimable et bon, jusqu'à l'Académie elle-même qui, en cinq occasions, nommait des commissions pour l'examen des communications scientifiques qu'il lui envoyait avec un zèle infatigable.

Il avait collaboré avec le grand Arago à l'Électro-subtracteur, un instrument qui, quand on le voudra, nous délivrera de la grêle en l'empêchant, non pas de tomber, mais simplement de se former.

Élève de Dumas, il avait professé pendant cinq ans la chimie à l'Athénée royal; il avait conféré maintes fois au Cercle agricole, à celui des Chemins de fer.

Dans l'Orangerie du Luxembourg, il avait, avant bien d'autres, fait des démonstrations publiques de l'hélice aérienne, et son auditeur le plus assidu s'appelait Geoffroy Saint-Hilaire.

Il avait fondé la Société aérostatique et météorologique de France, dont il était l'âme et qui, par reconnaissance, l'avait acclamé son secrétaire perpétuel.

Même après l'anathème de Marey-Monge contre les enveloppes d'aérostat métalliques, il avait achevé de se ruiner en construisant un ballon de cuivre. Le ballon achevé, il lui manquait les quelques derniers cents francs pour les accessoires et il porta lui-même de désespoir le premier coup à son œuvre, si coûteuse en peine et en argent.—Les chaudronniers dépeceurs lui rendirent 350 francs pour son grand espoir brisé!

Il avait publié vingt volumes ou brochures,—entre autres le Manuel de l'Aérostier, un des meilleurs livres de l'utile collection Roret.

Il laisse encore, presque terminé, un important ouvrage, le—Traité complet, historique et pratique des aérostats.

«—Ce sera probablement,—écrivait-il, hélas!—la grande affaire de ma vie!»

Il avait fondé un journal de Navigation Aérienne, et plein de foi fervente dans l'avenir de cette Science, il avait de sa chétive bourse, à force de privations, collectionné le plus curieux, le plus instructif, le seul Musée Aérostatique qui existe dans le monde entier.

Ce Musée se compose d'environ quinze cents numéros, comprenant et renfermant toute l'histoire des quatre-vingts ans de l'aérostation, depuis les modèles en plan et en exécution, les livres, pamphlets, relations,—les gravures noires et coloriées, dessins, portraits, caricatures,—les médailles, clichés, fixés, toiles, jeux,—les nacelles, grappins, soupapes et débris historiques,—jusqu'à 300 programmes et affiches d'expériences diverses en tous pays, collectionnés et classés,—sans parler des pièces rares ou uniques: autographes, lettres, procès-verbaux, dossiers divers, etc., etc., etc.

Cette collection, c'était sa joie, son orgueil, sa vie.

Mais avec quel empressement et quelle inépuisable bienveillance, il ouvrait à tout venant cette collection précieuse, si religieusement entretenue. Pour ajouter encore à cette bibliothèque spéciale si complète, il fouillait les archives de son excellente mémoire, et à tout visiteur partageant sa foi, il disait, toujours serviable et de bon accueil, tout ce qu'il avait appris par lui-même et par les autres. Car il n'était pas de ceux qui mettent sous le boisseau la lumière.

On aime surtout ceux-là qui vous ont le plus coûté: Dupuis-Delcourt avait trop fait pour la Navigation Aérienne, il avait toujours eu pour elle une passion trop absorbante, trop exclusive pour avoir jamais rien réservé par devers lui vis-à-vis d'elle.

Donc, cet homme doux et brave, modeste, bienveillant, laborieux, honnête, désintéressé, après avoir donné à la plus grande des idées humaines sa vie tout entière passée avec résignation et confiance dans la plus extrême pauvreté,—cet homme de bien s'éteignit hier, laissant cette collection pour tout avoir et toute hoirie à la vieille compagne des trente dernières années de sa vie.

Et comme la pauvre femme, avec la foi que l'honnête femme a toujours dans son mari, l'avait suivi partout, selon l'Évangile et par delà le Code,—jusques dans les nuages,—comme elle lui garde le respect éternel, si Dupuis-Delcourt s'est, comme on dit, senti mourir, il a pu entrevoir dans les affres de son agonie, sa veuve mourant de faim, comme le chien du tombeau, à côté de la—Collection Dupuis-Delcourt—pieusement gardée dans son intégrité....

Deux détails, pour finir:

Cet hiver, Dupuis-Delcourt s'occupait surtout de vérifier les expériences du fameux Quinquet à l'effet de remplacer le gaz des aérostats par la vapeur maintenue à l'état vésiculaire. Mais ses recherches étaient difficiles: il manquait de feu, même pour se chauffer, et comme il n'en disait rien à personne, ce n'est qu'à la fin de l'hiver et par hasard, qu'un brave charpentier, son coreligionnaire en Navigation Aérienne, lui expédia tardivement une petite provision.

C'est dans la nuit du 2 que l'apoplexie surprit Dupuis-Delcourt. Il connaissait cet ennemi, l'ayant déjà vaincu deux fois, et il appelait la saignée. On courut chez un médecin voisin: il était trois heures du matin. Le médecin, dans ce quartier de pauvres gens, s'informe, parlemente, finit par déclarer qu'il ne se soucie pas de se déranger la nuit, et rentre le nez sous la couverture.—A-t-il pu se rendormir?

Je sais son nom.—Mais à quoi bon?...

De tout ceci, la morale:

Tout a été compté à l'homme et bien juste. Tout ce dont il jouit, il faut qu'il l'achète,—et le paie—suivant un inexorable tarif, puisque la vie elle-même ne lui a été donnée qu'un seul jour.

Chacune des conquêtes humaines se solde rigoureusement donc par les sueurs, les larmes, le sang. Plus ces conquêtes sont grandes, plus coûteux et douloureux est le paiement.

Il est des hommes qu'un instinct irrésistible, fatal, pousse en avant des autres sur les routes nouvelles.—Sous les pieds de ceux-là, qui aplanissent le chemin, les ronces qui déchirent, les cailloux coupants, les serpents venimeux...

—et pendant ce temps-là, ceux qui marchent derrière et profitent de la voie faite, ricanent et jettent des pierres à ces généreux imbéciles.

Car, après le mal qu'ils vous ont fait, le tort que les hommes vous pardonnent le moins est celui que vous vous faites à vous-même.

Dupuis-Delcourt était du petit, tout petit nombre de ceux qui aiment mieux recevoir les pierres que les jeter.

Le voilà mort, partant quitte—peut-être!

Qu'un autre vienne prendre cette place d'avant-garde, s'il a le courage, la foi, le dévouement et surtout l'obstinée résignation.

Et combien cher nous a déjà coûté cette immense conquête du domaine de l'air,—sans parler de ce qu'elle nous doit coûter encore!—Ne semble-t-il pas qu'une Divinité jalouse et implacable repousse contre terre et écrase chacun des assaillants de l'escalade sublime,—jusqu'au jour où se présentera celui qui a été désigné pour vaincre?

Mais que me veulent ces images de poëtes épiques, cette nuit où j'écris,—en ce moment où la pauvre vieille veuve—dans la petite chambre qu'elle trouvera maintenant si grande;—pleure et appelle son brave et vieux compagnon—qui ne reviendra plus.....


Saluons l'autre maintenant!

À celui-ci la Mort ne fit pas crédit aussi long. Mais peu importe: ses vingt-huit années furent bien remplies et sa fin glorieuse.

Je ne crois pas qu'il soit possible de trouver dans nos figures historiques une autre plus intéressante et plus attractive.

Il était né d'une honnête famille bourgeoise, à Metz, le 30 mars 1757. On l'avait fait, au sortir du collége, élève en chirurgie; mais son âme trop sensible défaillait aux opérations.—Il se détourne bientôt et se donne à l'étude de la chimie pharmaceutique.

Un coup de tête,—il était vif,—le pousse vers Paris.

Jean-François Pilâtre de Rozier peut alors se livrer tout entier aux sciences naturelles et mathématiques. Tout en s'instruisant, il suffit honorablement à ses besoins par son travail sans l'aide de la famille, et sans que le plaisir qu'il aime y perde rien.

Savant déjà à un âge où on est à peine instruit, spirituel, généreux, plein d'ardeur, d'une humeur gaie et toujours égale, ayant tous les avantages, même celui d'un visage agréable, il sait plaire à tous, et mieux encore de tous se faire aimer.

À vingt-deux ans à peine, il s'improvise professeur de physique. Son enseignement est clair, facile, sa parole enjouée, pittoresque. Les femmes lui font son auditoire.

C'était le temps où une Charge, comme on disait, était indispensable à la considération.—Pour qu'il soit dit que rien n'aura manqué à ce jeune prédestiné, le voici pourvu d'une charge auprès d'une princesse du sang.—Puis la Société d'émulation de Rheims l'appelle comme professeur de chimie; puis il se retrouve intendant des Cabinets de physique, chimie et histoire naturelle de Monsieur (plus tard Louis XVIII).

Il poursuit cependant ses travaux particuliers et publie plusieurs Mémoires sur les teintures, le phosphore, l'électricité, les gaz méphytiques. Il fonde le premier Musée particulier, où toutes les sciences doivent être vulgarisées par la parole de savants professeurs.

Emporté par l'exaltation de la fièvre scientifique, tantôt il allume à ses lèvres le filet de gaz inflammable dont il s'est empli la bouche et il se brûle les deux joues. Tantôt il sollicite avec instances du lieutenant général de police les occasions d'expérimenter, au péril de sa vie, ses procédés antiméphytiques; il accuse le sort qui retarde ces périlleux défis, où il lui est enfin donné de risquer ses jours et d'altérer sa santé au fond de cloaques impurs.

Ses succès ne lui ont pas fait oublier les devoirs que la mort de son père lui a légués. Il soutient et pensionne ses deux sœurs, et il n'est pas de chef de famille plus grave, plus plein de sollicitude que ce jeune homme, si entraîné pourtant et distrait par un monde facile et élégant dont il est aimé et qu'il aime.

Modeste vis-à-vis des autres et plein d'aménité, il doit pourtant s'estimer lui-même et haut, parce qu'il sait ce qu'il vaut en générosité, en dévouement.

Il aime la gloire peut-être, mais il ignore ce que c'est que l'envie.

«Il semblait, dit un biographe, acquérir un ami dans tout auteur d'une utile invention.»

«Ce n'était pas assez pour lui de le vanter, de déployer avec pompe le prix de son travail,—dit encore un professeur au Musée, M. Lenoir,—il entrait avec lui dans la carrière, non comme un antagoniste, mais comme un ami qui craint que son ami ne tire pas un assez grand parti de son invention, et il consentait à devenir l'instrument passif de la célébrité d'autrui.»

Ce fut au mois de juin 1783 que la nouvelle de la découverte des frères Mongolfier vint transporter d'enthousiasme Pilâtre de Rozier. Il offrit aussitôt, dans le Journal de Paris, de s'enlever le premier avec la nouvelle machine aérostatique.

Le roi ne voulait point consentir; on proposait de prendre dans les prisons un condamné à mort pour tenter l'expérience. Pilâtre de Rozier accourt, il supplie que «cet honneur ne soit point laissé à un vil criminel.....»

Il obtient enfin l'autorisation, et,—le premier des hommes,—il s'enlève, le 21 octobre, du château de la Muette, à ballon perdu.

Il ne faut pas perdre de vue que cette première ascension libre, dans un engin nouveau, avec un matériel non encore étudié, devait être tout autre chose que ces ascensions d'aujourd'hui qui ne sont plus qu'un jeu pour nous.—Une dame inconnue avait tiré M. de Rozier à part, avant l'expérience, et lui avait remis un paquet qui ne devait être ouvert qu'une fois la Montgolfière partie: ce paquet contenait deux pistolets chargés.

Les ascensions de Pilâtre de Rozier se succèdent.—Il faut lire le récit, d'une si touchante simplicité, de son second voyage aérostatique, exécuté en compagnie du marquis d'Arlandes.

Cependant de Rozier donne, dans son Musée, une fête en l'honneur de M. de Montgolfier; il présente à la brillante assemblée le buste qu'Houdon a ciselé, et que couronne la princesse de Bourbon.—Dans le feu d'artifice qui termine la fête, Pilâtre de Rozier n'oublie personne et l'initiale du physicien Charles s'enlace à celle des Montgolfier.

Bientôt l'aîné des Montgolfier l'appelle à Lyon pour l'aider à la construction de l'immense ballon le Flesselles. De Rozier accourt. «On le voit partout courir, donner des ordres, travailler lui-même avec une ardeur infatigable, voler d'estrade en estrade avec le sang-froid du plus intrépide marin... Il oubliait de dormir et de manger.»

Pour aider ceux qu'il aime et cette aérostation qui l'enflamme, il a laissé derrière lui ses propres intérêts qui souffrent, son Musée, dont les auditeurs se plaignent vivement. Il devra même au retour offrir de rembourser quelques mécontents.

Les Anglais, qui avaient d'abord affecté la plus profonde indifférence pour la découverte des Montgolfier, semblaient commencer à lui rendre justice. On faisait quelques tentatives aériennes en Angleterre, et on en vint jusqu'à parler de franchir le détroit avant nous.

La priorité de cette expédition devenait une question nationale.

De Rozier avait le premier publié ce projet. Il sollicite aussitôt du gouvernement la somme nécessaire pour construire un nouvel aérostat et tenter la traversée. On lui accorde quarante mille livres, et on lui désigne Boulogne comme point de départ.

Une Montgolfière et un ballon à gaz sont préparés à Paris. Ce système mixte, qui devait, selon de Rozier, faciliter l'ascension et la descente, a été justement blâmé:—c'était mettre le feu à côté de la poudre, disait Charles. Le comte Zambeccari l'employa plusieurs fois pourtant avec succès—jusqu'au jour où il lui coûta la vie.

De nouveau, Pilâtre de Rozier quitte son Musée et arrive, le 4 janvier 1785, au lieu du départ. Là, il apprend que Blanchard, qui veut le devancer, attend déjà, de l'autre côté du détroit, le vent favorable..... De nouveaux ordres de la Cour pressent de Rozier; des faveurs considérables lui sont promises, s'il exécute le premier la traversée.

Mais les vents, qui lui sont contraires, apportent, le 7 janvier, à trois heures après midi, sur les côtes de France, son heureux rival...

Pilâtre de Rozier va au-devant de Blanchard, l'embrasse, le conduit à Paris, le présente lui-même à la Cour, et veut l'inscrire, de sa main, au nombre des fondateurs de son Musée.

L'honneur de la première traversée du détroit lui ayant été enlevé, il ne présumait pas devoir poursuivre une seconde expérience désormais insignifiante et dénuée de tout autre intérêt que celui d'une inutile curiosité. Il ne s'agissait de rien moins encore que de triompher d'obstacles déterminés, là où un coup de vent rendait tout effort et toute lutte inutiles.

Mais la Cour en a décidé autrement: on apprécie qu'il y a plus de difficultés,—et en effet,—à traverser de France en Angleterre qu'il n'y en avait à venir de Douvres en France. Le contrôleur général des finances, M. de Calonne, mande Pilâtre de Rozier, lui adresse des reproches aussi sévères que peu mérités et lui redemande le surplus de la somme avancée, les frais du ballon payés.

Le malheureux Pilâtre, certain du succès, avait déjà consacré ce bénéfice à enrichir le cabinet expérimental de son Musée.....

Il devra donc partir et tenter cette expédition vaine,—dans les plus déplorables conditions.

En effet, alternativement gonflés et dégonflés, mal retraités dans une enceinte près du rempart où les rats les rongent quand ils ne sont pas exposés aux intempéries de l'atmosphère, les deux aérostats sont déjà détériorés.

Pilâtre de Rozier arrive pour la troisième fois à Boulogne et fixe le jour de son départ; mais, comme par un avis providentiel, les tempêtes retardent obstinément ce jour. Plusieurs semaines de suite, des petits ballons d'essai sont lancés; le vent les ramène sur la côte de France.

Pendant toutes ces attentes, mal suppléé à son Musée dont il est la vie, Pilâtre de Rozier s'inquiète, se tourmente.—Au milieu de ces impatiences et de ces chagrins, et pour qu'un incident romanesque vienne donner un dernier et dramatique intérêt à cette héroïde, il rencontre, il aime une jeune Anglaise pensionnaire dans un couvent de Boulogne; sa demande est agréée par les parents de la jeune fille.

—Mais l'ascension avant tout!

Des réparations aux ballons sont devenues tout à fait indispensables: question de vie ou de mort!... Pilâtre de Rozier écrit timidement pour demander un supplément d'allocation nécessaire.—On le lui refuse.

Les 13 et 14 juin, l'Aéro-Montgolfière reste gonflée, guettant l'heure propice. On a restauré tant bien que mal, comme on a pu, ses enveloppes desséchées, presque brûlées par les efforts infructueux et trop répétés.—Le 15, à quatre heures du matin, un petit ballon d'essai vient encore retomber à son point de départ.

À sept heures enfin, Pilâtre de Rozier apparaît dans la galerie (nacelle) accompagné du frère aîné Romain, l'un des constructeurs de l'aérostat.

Le marquis de la Maison-Fort jette un rouleau de 200 louis dans la nacelle et prétend monter. Pilâtre l'écarte doucement, mais avec fermeté:

«—L'expérience est trop peu sûre, dit-il, pour qu'il veuille exposer là la vie d'un autre...»

«Enfin, dit un récit du temps, l'Aéro-Montgolfière s'élève lentement, imposante; deux coups de canon retentissent, les aéronautes saluent, une foule considérable leur répond par des cris de joie. Ils s'avancent; bientôt ils se trouvent sur la mer. Chacun, les yeux sur le fragile aérostat, l'observe avec crainte. Ils étaient environ à cinq quarts de lieue en avant, au-dessus du détroit, à sept cents pieds à peu près de hauteur, lorsqu'un vent d'ouest les ramène sur terre; déjà depuis vingt-sept minutes ils étaient dans les airs.

«À ce moment, on crut s'apercevoir de quelques mouvements d'alarme de la part des voyageurs.—On croit voir qu'ils abaissent précipitamment le réchaud... Tout à coup, une flamme violette paraît au haut de l'aérostat: l'enveloppe du globe se replie sur la Montgolfière—et les malheureux voyageurs, précipités des nues, tombent sur la terre, presque en face la tour de Croy, à cinq quarts de lieue de Boulogne et à trois cents pas des bords de la mer.

«L'infortuné de Rozier fut trouvé dans la galerie le corps fracassé, les os brisés de toutes parts. Son compagnon respirait encore, mais il ne put proférer un seul mot et quelques minutes après il expira.

«Telle fut la fin du premier des aéronautes et du plus courageux des hommes, dit en terminant l'historien contemporain. Il fut victime de l'honneur et du zèle. Sa douceur, son amabilité, sa modestie le feront regretter de ceux qui l'ont connu. Il méritera peut-être les regrets de la postérité, et laisse après lui deux sœurs et une mère qui le pleurent.

«Celle qui l'aima ne put supporter la nouvelle de sa mort. Des convulsions horribles la saisirent; elle expira, a-t-on dit, chez ses parents, huit jours après la terrible catastrophe.

«Bon fils, frère tendre, ami loyal, Pilâtre de Rozier avait un courage héroïque et une âme aimante. Il est mort à vingt-huit ans et demi.—Un monument élevé au lieu où ils tombèrent, à Wimille, sur le bord de la route entre Boulogne et Calais, rappelle sa mort et celle de son compagnon Romain.»

J'ai fini cette héroïque et brève histoire.

Maintenant parcourez les feuilles du temps, ouvrez les mémoires, correspondances et pamphlets:—toutes les injures du monde—homme ignorant, forfant, poltron, vaniteux, cupide, intrigant, menteur,—voleur même,—il n'en est pas une qui ne soit crachée à la face de ce galant homme, studieux, désintéressé, modeste, bon, brave, généreux, qui vécut pour être utile aux autres et mourut par honneur.


La question de la Navigation Aérienne est la plus grande Question des siècles.

Il est incontestable que par elle doit être réalisée la plus utile et la plus généreuse des évolutions humaines.

Je crois que cette Question est aujourd'hui et enfin posée dans ses véritables termes.

L'observation des phénomènes naturels affirme que la Locomotion Aérienne ne sera que par les appareils spécifiquement plus lourds que l'air,—à l'imitation de l'oiseau, qui n'est pas un aérostat, mais une admirable machine,—à l'imitation de tous les êtres qui s'élèvent, se maintiennent et se dirigent dans l'air, en étant plus lourds que l'air.

L'examen historique depuis quatre-vingts ans des vains efforts de l'Aérostation prétendue dirigeable confirmerait encore, au besoin, cette vérité:—que le mot du problème ne doit plus être demandé à l'aérostatique, mais à la statique, à la dynamique, à la mécanique;

—que, pour commander à l'air, il faut enfin se décider à être, non plus faible, mais plus fort que l'air.

Ainsi, en tous ordres de choses, faut-il être le plus fort pour ne pas être battu.

Vient ensuite la grave question de la possibilité technique.

Ma Foi personnelle en cette possibilité ne prouverait rien, si cette foi n'était pas partagée, affirmée, proclamée déjà par quelques-uns des plus illustres et des plus courageux savants de ce temps-ci.

Je n'ignore pas combien je suis peu de chose devant cette immense Question et à quel point ma parole manque ici d'autorité.

Mais comme je sais aussi ce que je puis valoir quand je crois et quand je veux,—comme je sais encore que jamais Vérité plus utile n'a été attendue par le Monde qu'elle doit transformer,—je me suis donné, comme je sais me donner, âme et corps, à cette Vérité,—à défaut d'un autre plus digne, puisqu'il ne s'en présentait pas.

Arrêté dès le début de mon entreprise par une catastrophe bien moins douloureuse que les chagrins de toute nature qui l'ont précédée et surtout suivie, je vais enfin aujourd'hui, j'espère, reprendre mon œuvre et la poursuivre.

J'ai jugé qu'à ce moment, à la veille d'événements nouveaux, il était bon de prendre quelques nuits à mon sommeil pour dire d'où je suis parti, par où j'ai passé, où j'allais.

Que j'arrive ou que j'aie seulement servi à marquer une étape de plus sur la route, je veux qu'un être au moins,—mon enfant,—sache ce que j'ai voulu faire et ce que j'ai fait.

Un dernier mot:

—Inhabile à ne pas parler net et trop peu soucieux en général des ménagements du discours, j'ai pourtant écrit sur la première page de ce livre: Rien que la vérité!—Pas plus!

Bien que les chaudes sympathies que j'ai trouvées de tant de côtés n'aient pas complètement étouffé quelques basses et venimeuses haines,—par indifférence, par pitié, par dégoût, il est des gens que j'ai tâché d'oublier, d'autres que j'ai voulu ménager.

Mais je sais aussi que, pour ces gens-là, démentir coûte peu, calomnier moins encore.

J'attendrai donc, l'oreille au guet,—et pour peu qu'on le veuille, je dirai alors—toute la vérité.

Je suis prêt.

Jusque-là, ceux qui me connaissent, et ils sont nombreux, attesteront que pas un mot de ce livre ne saurait être autre chose que l'expression de la vérité la plus stricte.

J'ai quarante-quatre ans, et—ici je parle bien haut:—je défie qu'un homme au monde puisse dire que j'aie une fois menti.

Nadar

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MÉMOIRES DU GÉANT

I

Trois memento. — Les Galeries de Bois. — Un Grand Homme de province à Paris. — Les locataires étaliers. — Les chaufferettes. — Un plancher en boue. — Jusqu'au dernier moment! — L'année 1817. — Les Misérables. — Le Voltaire Touquet. — Les tabatières à la Charte. — Les petits garçons. — Chateaubriand par un T. — L'école de marine d'Angoulème. — L'illustre Racet. — Moïse flatté par les Mastodontes. — L'infâme Grégoire. — Une chose qui fumait...Une distribution gratuite aux Champs-Élysées. — Le bonhomme Boilly. — La manne préfectorale. — Les grillons sous l'herbe. — Un premier plan en repoussoir. — Changement de décor. — Conservation de la race. — Ah!!!... — Le Ballon de la Fête du Roi. — Rentrons chez nous! — Date de naissance du Géant. — Le crépuscule du sommeil. — Le père Hugand et sa tabatière. — Direction des ballons! — M. Carmien, né à Luze. — Les détenus de Clichy. — La pension Augerou. — Le sieur Pétin. — Saint Paul sur la route de Damas! — Pigeon vole! — PLUS LOURD QUE L'AIR!!!

Il est trois pages—deux à la plume, une au crayon—qui me rappellent singulièrement les souvenirs de mon extrême enfance.

L'une est cette merveilleuse description du Palais-Royal et des Galeries de Bois,—la Galerie d'Orléans, au Palais-Royal d'aujourd'hui—que Balzac a daguerréotypés dans son Grand homme de province à Paris.—Il faut avoir vu, pour y croire, ce lieu sans nom dont rien ne saurait donner une idée aujourd'hui, et quand on l'a vu, fût-ce à l'âge où l'on bégayait à peine, on ne l'a plus jamais oublié.—Mal garanties du côté du jardin par des treillages toujours souillés par les promeneurs, s'étendaient parallèles deux galeries formées d'échoppes ou de huttes entièrement ouvertes et constituant une triple rangée de boutiques, louées mille écus chacune à des modistes, libraires (le célèbre Ladvocat s'y trouvait), tailleurs, marchandes de bouquets, parfumeuses, montreurs de curiosités, vendeurs d'images érotiques. Vu le danger du feu dont ils faisaient eux-mêmes la police, il n'était permis aux locataires étaliers de se servir que de chaufferettes.

Sur la boue monstrueuse et grasse qui servait de plancher, dans la chaude vapeur des arômes les plus contrastés, irrésistiblement attirée par la lumière du soir qui commence le jour pour les phalènes, circulait, comme ivre, une foule si compacte qu'on y marchait au pas comme à la procession ou au bal masqué; foule bariolée d'étrangers, de militaires, de bourgeois, de joueurs, fendue et coupée en tous sens, comme sous les navires le flot, par d'étranges créatures outrageusement décolletées, coiffées de plumes d'une hauteur insolente, ruisselantes de strass, les unes en Espagnoles, les autres en Cauchoises, et croisant leurs appels avec les invitations aux passants lancées par chacune des demoiselles de boutiques, au milieu d'un brouhaha sans trêve ni fin.

C'était le rendez-vous de Paris, c'est-à-dire du Monde. Au milieu des vêtements d'hommes, généralement sombres sauf les uniformes, les chairs pantelantes étincelaient. Des gens à figures patibulaires s'y coudoyaient du plein droit de cité avec les hommes les plus marquants.—C'est là que Paris entier est venu, jusqu'au dernier moment, respirer cette infâme poésie, étaler ce cynisme public qu'on ne retrouverait plus ni au bal masqué ni ailleurs; jusqu'au dernier moment, Paris s'est promené même sur le plancher provisoire dressé par l'architecte au-dessus des caves qu'il bâtissait,—et un regret immense, unanime a accompagné la chute de cet incroyable et ignoble pandæmonium.

L'autre page, dont je ne puis cependant retrouver que comme un écho dans mes lointains, puisque la date ne m'est point contemporaine, mais que je reconnais comme si je l'avais vue, c'est le kaléidoscope panoramique intitulé l'Année 1817, dans le premier volume des Misérables:—une page fantastique et pourtant d'une sincérité flagrante, où vous voyez passer tour à tour devant vos yeux le Voltaire Touquet,—les tabatières à la Charte,—les petits garçons engloutis sous les casquettes de cuir à oreillons,—le radeau de la Méduse,—Ourika,—l'éloquence de M. Bellart,—Claire d'Albe,—l'école de marine d'Angoulême,—le café Lemblin et le café Valois,—M. Chateaubriand par un t,—le célèbre Piet et l'illustre Bacot, et aussi M. Charles Loyson,—les dévotions du préfet de police Delaveau,—Cuvier faisant flatter Moïse par les Mastodontes,—les querelles de Récamier et de Dupuytren sur la divinité de Jésus-Christ,—et M. François de Neufchâteau plaidant pour la Parmentière et non pomme de terre,—et l'infâme Grégoire,—et le début d'un prêtre inconnu, Félicité Robert, qui devait s'appeler plus tard Lamennais,—et enfin:

«.....une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d'un chien qui nage, allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du Pont-Royal au pont Louis XV; c'était une mécanique bonne à pas grand'chose, une espèce de joujou, une rêverie d'inventeur songe-creux, une utopie: un bateau à vapeur. Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence...»

—ne s'en souciant pas plus qu'un poisson d'une pomme ou M. le général Morin d'un hélicoptère.

Mon dernier memento, c'est une grande lithographie de ce doux et sympathique faiseur de bonshommes, bonhomme lui-même, appelé Boilly:—Une distribution gratuite de vivres à l'occasion de la Fête du Roi, dans l'endroit des Champs-Élysées qu'on appelait alors le carré Marigny, et que couvre aujourd'hui le Palais de l'Industrie.

Du haut des estrades surélevées hors de la portée de la main, les distributeurs, flanqués à droite et à gauche de l'éternel gendarme, lançaient, à toute volée sur la foule les pains et les saucissons.

Le populaire se bousculait sous cette manne préfectorale avec force coups de coudes, horions, renfoncements, et des cris à faire évanouir des éléphants:—tapage qui dominait même l'immense susurrement de la foule, la voix aigre des crécelles, le bourdonnement des mirlitons, les retentissants appels des marchands de macarons et des tirs à l'arbalète,—et les sonnettes des marchands de coco, plus perçantes et plus infatigables qu'un millier de grillons sous l'herbe.

En fermant les yeux, j'entrevois encore dans cet extrême horizon de ma mémoire—confusément, mais certainement—les porteurs des halles aux chapeaux à larges bords, se détachant de toute leur haute taille au-dessus de la houle vivante. Je vois, au-dessus encore de ceux-ci, des filets tendus au bout de quelques bâtons pleins de prévoyance, guettant et happant, dans leur vol intercepté, les comestibles.

Une senteur générale de friture portée par les nuages de poussière où baigne le tableau, semble l'accord continu qui soutient et accompagne la mélodie.

Dans l'espèce d'horreur que j'eus toujours pour l'odeur du vin, je détourne mes yeux du côté droit où se fait la distribution, plus vilaine encore, des liquides, et revenant par un dernier coup d'œil à mon groupe mouvementé, je reconnais au premier plan,—en une opposition pleine de calme et en repoussoir, selon le rite de toute composition rationnelle,—une famille d'honnêtes bourgeois: le père, un père à canne de rotin pomme de buis, en lévite cannelle, culotte jaune et bas mouchetés;—la femme, en écharpe jaune et en robe courte à la Girafe—et l'enfant—(peut-être moi!)—dont deux boutons retiennent le pantalon à la nuque,—tandis qu'un chien poncif, vu de dos, au poil effaré, aboie à cette curée qui l'agite et dont il n'est pas.

Je crois que c'est 1830 qui supprima ces distributions en plein vent. Je ne me refuse pas à reconnaître—un peu toujours en attendant mieux que le Droit à l'Assistance—que les bons de pain à domicile sont préférables.

Mon papa et ma maman avaient fort bien apprécié que, pour un enfant de huit ou neuf ans que j'étais alors,—1828 ou 1829,—ce spectacle bruyant et varié dans son uniformité annuelle était plein de curiosité. La preuve en est qu'à cette heure je me rappelle encore certains infinis détails, comme si j'avais encore l'étrange cohue sous les yeux.

Mais on se lasse de tout, ou bien vient l'heure où les distributions cessent.—Ici il y a changement de décor: j'entends une grande clameur, comme pour indiquer un nouvel acte, et je nous vois un peu plus loin, nous frayant un chemin, moi tiré par le bras, car mes petites jambes—d'alors!—étaient un peu en retard, sous les grands arbres, à travers les mille et une boutiques en plein air. Des rafales de vent soulevaient des flots de poussière, quelques étalages ambulants étaient renversés: la foule courait comme si un gros orage était imminent, et presque tous en courant regardaient en l'air avec la même éternelle grimace des gens qui regardent en l'air: les yeux clignés, fermés plutôt, et la bouche ouverte.—La masse ne s'éparpillait pas en sens étoilé, mais, comme par un mot d'ordre, une poussée générale nous pressait sur la grande avenue.

Presque emportés par la foule, nous y arrivâmes aussi. Ma mère, qui avait essentiellement l'instinct de la conservation de sa race, se précipita de côté, me tirant contre elle, derrière un gros arbre qui protégeait nos dos contre tous heurts,—et, ainsi couverts, nous fîmes halte, nous donnant à notre tour le temps de lever le nez pour voir aussi ce dont il s'agissait là-haut.

À ce moment,—et je l'entends encore comme s'il retentissait à mes oreilles,—il y eut un cri terrible de toute la foule:

—Ah!!!...

Une forme venait de passer au-dessus de nous, rasant les arbres avec une rapidité tellement vertigineuse que j'eus à peine le temps de reconnaître, d'après mes images, un Ballon—et, au-dessous, dans le petit panier d'osier qu'on appelle nacelle et qui lui venait à peine aux genoux, un être humain, homme ou femme, qui se cramponnait aux cordages...

La vision avait aussitôt disparu qu'apparu, et, avec une longue clameur, tout le monde traversait en courant l'avenue des Champs-Élysées, à la poursuite de cette masse précipitée...

J'eus un horrible serrement de cœur...

—Le pauvre diable doit être déjà en pièces! dit mon père, qui était pâle... Rentrons, Thérèse! Quand je te disais de ne pas venir!...


Si les bêtes savaient peindre, je veux dire si les ballons savaient écrire, l'immensité de taffetas qui s'appelle aujourd'hui le Géant pourrait, sans crainte de se tromper, dater sa vraie naissance de ce jour de la Fête du Roi.

Jamais, en effet, cette scène dramatique ne s'est effacée de ma pensée. Combien de fois au dortoir, avant de m'endormir, ai-je eu un soubresaut de frisson en voyant à travers mes paupières fermées ce globe lancé dans l'espace comme une pierre, frôlant les arbres à en casser avec fracas les hautes branches, pour aller se briser sur les tuiles de quelque toit avec son infortuné voyageur!

Il n'en fut rien cependant,—que j'aie jamais su, tout au moins. Il est plus que probable que «l'infortuné voyageur» s'en tira sain et sauf en se débarrassant tout simplement de quelques pincées de lest, et alla descendre en paix, plus ou moins cahoté, dans quelque plaine d'Asnières ou quelque vigne de Maisons-Laffitte.

La foule qui se précipitait haletante a dû, cette fois-là comme toujours, s'imaginer à tort que le ballon allait tomber, parce qu'elle le voyait raser bas.

Mais j'avais été profondément frappé,—et toujours j'avais devant les yeux ce vol d'ouragan du ballon de la Fête du Roi...

Chaque fois aussi que je trouvais une image de ballon, j'en avais pour des heures à la contempler, et je me serais fait vingt fois écraser par les fiacres, dès que j'étais braqué sur une affiche d'ascension.

Le père Hugand, un vieil ami à nous, possédait un trésor, le seul, je crois, que j'aie de toute ma vie secrètement envié: c'était, sur sa tabatière ronde, un petit fixé sous sa glace représentant une Montgolfière. Aussi quelle fête le jeudi, jour où le père Hugand avait son couvert mis à la maison! Avec quelle impatience je guettais son arrivée pour courir me jeter dans ses jambes et lui demander de me montrer la précieuse tabatière! Et comme j'attendais le dessert pour la lui redemander encore!—Il y avait pendant le dîner entr'acte de tabatière—par ordre!—Et combien de fois la bonne me réclamait-elle pour me conduire au lit, une fois absorbé sur la fascinante Montgolfière!

Un jour, plusieurs années après, je ne sais plus ni où ni par qui, j'entendis devant moi parler d'un système de direction des ballons.

Il n'y avait eu qu'une ou deux paroles dites, auxquelles, sur le moment, je ne m'étais pas trouvé prêter grande attention.

Mais les jeunes cerveaux ruminent, et ce bout de conversation, que j'avais à peine entendu, compris moins encore, revint à ma pensée.—Comment s'y prendront-ils? me demandais-je.—Et ma petite imagination travaillait et je combinais des systèmes de voiles, contre-voiles, presque aussi ingénieux que le système de ce bon M. Carmien, né à Luze,—celui que le modeste Moigno appelle «son intéressant protégé.»

Et je méditais toujours, quand l'idée ballonnesque venait à se jeter à travers ma petite cervelle.

Combien de fois ai-je suivi de l'œil, jusque par-dessus le mur de nos voisins les prisonniers de Clichy (—J'irai les délivrer un jour avec cela! pensais-je),—les Montgolfières en papier que je lançais de la cour de la pension sous les yeux bienveillants de notre excellent maître, le vénérable M. Augeron, notre meilleur ami à tous, encore aujourd'hui!—Combien de fois aussi ai-je senti mon cœur se faire tout petit quand mes chétives machines allaient, poussées par le vent, s'écraser contre le grand mur!...

Arriva un jour jusqu'à moi le bruit d'un aérostat dirigeable inventé par un sieur Pétin. Il y avait là réunis le ban et l'arrière-ban de tous les procédés et mécanismes à l'usage des directeurs de ballons, depuis l'An de gloire—(et de perdition pour la Navigation Aérienne proprement dite)—1783: plans inclinés, hélices, etc., etc.

Mais les années m'étaient venues aussi, et avec les années un peu de réflexion.

Le souvenir de la course folle de mon ballon de 1828 ou 29 ne m'avait jamais quitté: j'avais toujours sous les yeux cette furieuse dérive,—et, comme je lisais un des prospectus fantastiques du sieur Pétin, la lumière de vérité vint à se faire pour moi:

—Quel mécanisme assez puissant, me demandai-je, pourrait-il jamais employer pour faire résister à l'ouragan une masse aussi considérable et tellement plus légère que l'air?

Je venais d'être subitement frappé comme saint Paul sur la route de Damas.

Le problème se trouvait posé du coup dans ses véritables termes:—Pour résister à l'air, être d'abord plus lourd que l'air (plus dense, si vous voulez), comme l'oiseau qui n'est pas du tout un ballon, mais une mécanique.

Le souvenir de mon ballon de la Fête du Roi et Pigeon vole!—comme dit notre La Landelle—avaient couvé l'œuf: les fantastiques promesses du sieur Pétin déterminaient l'éclosion.

II

Ma première ascension. — Autres. — 200 kilogr. — M. Fould. — Un accident. — Dames blanches. — La casquette. — Un refrain. — Secousses. — On regrette M. Carmien. — Grêle de pois. — En plein bois. — Le chien. — C'est un berger! — Le paletot. — La forêt de Moussy. — Attention aux zones!... — La Photographie Aérostatique est française! — Coutelle et les Aérostiers militaires. — Le Comité de Salut Public. — Le baptême du feu. — L'Entreprenant à Fleurus. — L'École nationale Aérostatique de Meudon. — Le ballon du couronnement impérial et la statue de Néron. — Mon ami de Gaugler perdu. — Un pis aller. — L'ouragan. — Mon ordre du jour.

L'intervention du moindre rayon de lumière dissipe à la seconde même les ténèbres les plus épaisses et permet à l'œil de sonder les plus sombres recoins.

Dès que j'eus entrevu la vérité, je fus moi-même surpris de constater l'admirable et infinie concordance des preuves à l'appui. Chaque observation nouvelle concluait d'accord: de tout jaillissait la démonstration, palpable, incontestable, mathématique, surévidente.

Je rencontrai enfin l'occasion que j'avais tant de fois rêvée: un jour d'Hippodrome, L. Godard, que je ne connaissais pas, vint à moi et m'offrit de prendre place dans son ballon. J'acceptai avec empressement, non pas cependant sans m'être d'abord assuré discrètement que nul voyageur payant ne m'envierait cette place gratuitement offerte:

—les affaires avant tout!—pour les autres, j'entends.

Et me voici en l'air, jouissant à pleins pores de cette volupté infinie, unique de l'ascension.

Je n'avais jamais causé avec L. Godard, puisque je le voyais pour la première fois. Je savais seulement qu'il avait une certaine pratique des aérostats.

Ma première question, à peine à cinq cents mètres du sol, fut celle-ci:

—Et vous, croyez-vous à la possibilité de diriger vos ballons?

—Jamais!

—À la bonne heure!

Nous descendîmes, je ne me rappelle plus où cette première fois;—et je n'eus plus qu'une pensée que comprendront tous ceux qui ont fait une ascension: recommencer au plus tôt.

Je guettais les occasions. Ne me jugeant pas assez riche pour me payer toutes les semaines au prix de cent francs une heure de plaisir, je m'accotais sur la barrière de l'enceinte, épiant comme ennemie toute figure nouvelle qui venait parler à Godard, et quand l'heure du départ sonnait enfin, par bonheur, si la place était restée vide, je ne mettais pas longtemps à enjamber la barricade et à sauter dans le panier.

Pour Godard, d'une finesse particulière sous son allure de bonhomie, son temps ne se trouvait pas perdu, et chacune de nos ascensions était pour lui un excellent placement comme publicité. Un beau fait divers, rédigé par moi après chaque ascension, inévitablement reproduit par tous les journaux toujours bien disposés pour moi et sur ce chapitre, ne manqua jamais une fois de chanter «l'intrépidité» de mon aéronaute et de célébrer, en même temps que la courtoisie des hôtes de nos descentes, la gloire de la dynastie des Godard.

Il est inutile d'ajouter que je me chargeais, comme de juste, de tous les divers frais de retour, dépenses communes, indemnités de descente, etc.—De cette façon, chacun y trouvait son compte.

Aussi Louis et Jules Godard mettaient un empressement naturel à me demander comme compagnon dans leurs ascensions. Lors même que la chose semblait impossible de par le peu de force ascensionnelle dont leurs petits ballons disposent, l'ardeur que j'avais à monter et l'intérêt qu'ils pouvaient avoir à m'emporter, faute d'un voyageur tout à fait sérieux, arrivaient d'ensemble à déterminer mon départ. Plus d'une fois, avec une force ascensionnelle plus qu'insuffisante, ils acceptèrent les cent kilogrammes que j'ai le tort aérostatique de peser,—vidant leur nacelle du précieux lest, lorsqu'un demi-sac peut représenter la vie d'un homme. Plus d'une fois il nous arriva de partir, soit avec Jules, soit avec Louis,—comme une fois à Montmartre,—avec un seul sac de lest, bien que la plus élémentaire prudence nécessite au moins le double, sinon le triple.

Avec une descente que nous fîmes, Louis et moi, sur un arbre de la propriété de M. Fould, à Saint-Germain, et une charmante soirée dans cette maison hospitalière,—avec une autre, près de Rosny, où nous démolîmes quelque peu une maison et où je tremblai un instant que Louis n'eût la cuisse coupée par la corde d'ancre imprudemment agencée, je me rappelle surtout une descente assez vive que nous opérâmes avec Jules sur plein bois, par nuit noire et orage.

Nous étions partis depuis une heure de l'Hippodrome et le jour commençait sensiblement à baisser. Il fallait remiser et plier bagage.

—Tâchons donc cette fois-ci de descendre chez des gens un peu civilisés, dis-je à Jules. Nous nous arrangeons presque toujours pour tomber en pleins champs; les paysans arrivent, nous gênent plutôt qu'ils nous aident, et il faut souvent jouer du poing fermé pour s'en débarrasser. Nous avons beau tomber sur des terres fauchées, en pleins chaumes, ils trouvent toujours moyen de réclamer une indemnité, que je leur paye toujours aussi, pour en finir plus vite.—Tenez, Jules! regardez sur quelle charmante propriété nous arrivons: n'est-ce pas fait pour nous?

C'était charmant, en effet: une immense pelouse devant une jolie maison bourgeoise, le tout entouré de bois, avec eaux vives, je crois. Sur la pelouse et devant le perron, de belles daines en robes blanches... On m'a dit depuis que cette propriété appartenait à M. Dehaynin.

Nous rasions à soixante mètres au plus.

—Descendez ici! nous criait-on. Venez dîner avec nous!

—Eh bien! dis-je à Jules, voilà notre affaire!

—Notre angle de descente nous porte un peu plus loin, me répondit-il,—mais pas beaucoup plus loin. Nous allons revenir: j'ai mon moyen!

Et le voilà qui salue, salue à tour de bras—et laisse tomber sa casquette...

Je venais de comprendre.

—Gardez-la-moi! crie-t-il. Nous allons revenir!

—C'est dit! Venez vite!

Mais, crac! voici qu'un coup de vent de tous les diables fait disparaître sous nous la jolie maison—et bien d'autres. L'ouragan vient de se déchaîner: en un clin d'œil nous sommes portés à quelques lieues de là, les nuages sombres galopent avec nous, la nuit subite est venue.

Je pars d'un éclat de rire,—et je chante à Jules sur un air connu des casernes:

As—tu—vu
La casquette, la casquette,
As—tu—vu
La casquette au p'tit Godard?

Mais Jules ne rit pas. Est-ce le deuil de sa casquette? n'est-ce pas plutôt la préoccupation assez légitime de noire descente qui le rend sérieux, lui qui est beaucoup plus à même que moi, par sa pratique antérieure, d'en apprécier toute la gravité?

Cependant la bourrasque continue à nous emporter. La nuit est tombée tout à fait.... J'avais recommencé mon refrain...

—Il faut descendre sur ce plein bois, monsieur Nadar, m'interrompt tout à coup Jules;—et nous allons avoir du tirage!

Il donne un brusque coup de soupape, amarre rapidement sa corde, fait passer l'ancre par-dessus le bord de notre panier et laisse filer le câble:

—Maintenant, me dit-il très-vite, tenez-vous bien, monsieur Nadar! Tenez-vous bien: vous allez recevoir un choc comme vous n'en avez jamais reçu de votre vie!!!...

Je m'étais déjà cramponné de mes deux mains aux cordes qui suspendent la nacelle au cercle, et Jules en avait fait autant...

—Tenez-vous bien, monsieur Nadar!... Tenez-vous bien, nom de D...!

Il n'a pu achever: le cri a été coupé court par la plus épouvantable des secousses... Du coup, la nacelle est revenue sur elle-même comme par un ressort...

Et la voilà déjà repartie, entraînée par le ballon...

—Tenez-vous bien!!!

Ouf!... deuxième secousse, un peu moins violente, mais il y a encore de quoi vous arracher le pain de la bouche... La nacelle subit le même mouvement de retour, puis le câble se tend encore... L'ancre tient bon, le câble aussi—jusqu'à présent.—Mais l'ouragan s'obstine et pousse au ballon: nous entendons derrière nous les branches que nous fracassons... Comme M. Carmien de Luze, qui se charge de diriger ces machines-là, nous serait précieux ici!...

—Tenez-vous bien, monsieur Nadar!!!...

Patatras! Tout a cassé avec un tintamarre épouvantable,—notre câble aussi. La nacelle s'élance, revient et repart encore comme un gigantesque pendule au-dessous du ballon qui a repris son vol.—Je ne me suis pas encore offert un traînage à la remorque du Géant en Hanovre, et n'appréciant pas, comme mon compagnon, le danger,—je jouis de toute la surexcitation de mes nerfs de l'âcre et indicible volupté du terrible jeu.

—Au nom de Dieu, monsieur Nadar, ne riez pas!—Et tenez-vous bien!!!

Il jette le guide-rope,—long câble d'une soixantaine de mètres, pour l'engager dans les arbres et nous retenir, à défaut de l'ancre perdue.

Une secousse effroyable encore,—mais on s'y fait! Il me semble d'ailleurs que celle-ci a été moins violente que les autres.

Et en effet, le ballon dégagé déjà d'une bonne partie de son gaz par la soupape maintenant ouverte a dû perdre beaucoup de ses forces.

Un peu de roulis encore et nous voici à peu près tranquilles.—Le quart d'heure a été rude: je ruisselle de sueur et quitte ma redingote.

Mais qu'est ceci? Et que se passe-t-il au-dessus de nous? J'entends dans tout le ballon que je ne vois pas, mais qui est toujours, bien entendu, au-dessus de nous, une crépitation extraordinaire:—on dirait une grêle de pois tombant sur un tambour.

—Qu'est-ce qui se passe donc là-haut, la Casquette?...

—C'est la pluie.

—Tiens! Mais on est fort bien là-dessous.

—Oui. Seulement, attendez!

Et presque aussitôt la parole dite, la pluie qui frappe de tous côtés la vaste envergure et suit le long de la sphère sa pente naturelle, nous arrive dans le cou comme si elle tombait d'une gargouille:

—Ah! mais, bigre! il faut nous en aller de là—et vite!

Reste la question de savoir sur quoi nous sommes.

Est-ce haute futaie, moyenne futaie, petite futaie?

Allons-nous arriver sur la cime d'un chêne de trente mètres? Comment le hasard nous y accrochera-t-il? Et comment en descendrons-nous dans cette obscurité?

Car il ne faut plus compter sur le ballon pour nous soutenir désormais. Il se dégonfle de plus en plus, et nous baissons sensiblement...

Jules se met à crier, à tout hasard, entre ses deux mains en porte-voix:

—Ho! hé!... Ho!... Au secours!...

J'en fais autant:

—Au secours!... Ho! hé!... Ho!...

quoique sans conviction.—Quel abonné du journal Les Mondes pourrait rôder sous ces ombrages par une température aussi peu engageante?

Mais nous sommes sauvés,—dans un moment, quand nous allons être à terre: au loin, les aboiements d'un chien nous répondent:

—C'est une ferme! dis-je tout satisfait à Jules.

—Il ne s'agit que de s'y rendre.

Nous descendons toujours: des craquements se font entendre sous la nacelle. Nous touchons,—quoi?

Enfonçons encore!... Hardi!... Encore!...—Ça s'arrête!!...

Jules, qui tient l'emploi de Chat céleste, enjambe le bord du panier, une corde en main,—et disparaît dans le noir...

—Prenez bien garde! lui dis-je.

—Nous sommes à terre, me répond-il presque aussitôt. Nous avons de la chance: juste sur un buisson!

À mon tour, je descends.

—Ho! hé!... Ho!...

Réponse du chien.

—Le chien est de ce côté, Jules!

—Eh bien, allons-y!

Et nous voilà partis, le ballon bien amarré.

Au bout de dix pas:

—Et mon paletot que j'oubliais!

—Bah! nous allons revenir le prendre dans un instant.

Et j'allais y croire! Il est dit que toute ma vie je me laisserai prendre à la première parole de mon prochain...

Mais, heureusement, je pense à la casquette de Jules: c'est une vendetta! Et puis,—un peu de bon sens!—comment diable retrouver cette place quand nous aurons fait seulement trois pas de plus?...

Farceur de Jules!

Je reprends mon paletot—et cette fois nous voilà partis:

—Ho! hé!... Ho!...

Nous tirons sur le chien.—Quelles fondrières! Je me cramponne à l'épaule de mon compagnon, beaucoup plus malin que moi pour se débrouiller dans ces taillis. Je crois qu'il y voit de nuit, toujours comme les chats, ses frères. Nous glissons à chaque pas dans des trous...

—Ho! hé!... Ho!...

Le chien approche.

—Un peu de patience! dis-je par manière d'encouragement pour nous deux.

—Nous serons bientôt à la ferme! répond Jules.

—On nous donnera à manger!

—Et à boire!

—Et nous ferons faire du feu pour nous sécher.

—Oh! moi, je me sèche toujours tout seul!

Houp! houp! houp!...—Couchez!...

—Ah! voilà le chien!... Ohé!... Houst!... Arrière!... Couchez!!!

Hélas!

Le chien n'est pas une ferme, c'est un berger—qui parque sous la lisière du bois.

Ledit berger ne paraît, dans l'ombre, rassuré que tout juste: son chien, derrière lui, grommèle... On cause...

—Comment, dà! c'étiez vous qu'étaient dans c'grand machin-là!

D'après l'idiome, nous devons être au moins sur l'extrême Normandie.

Renseignements: nous sommes dans la forêt de Moussy, bois de Beaumarchais; quatre lieues pour gagner la station de Luzarches—par les terres labourées.—Merci!

Nous mourons de soif, il nous offre sa gourde de cidre: du pur vinaigre!

Nous lui rendons de quoi boire une bouteille de cacheté,—et nous revoilà en route.

Vers les minuit, nous prenions le convoi qui nous ramenait sur Paris,—au complet, moins une casquette que je réclamais le lendemain par une lettre insérée dans le Figaro, et qui nous fut honnêtement renvoyée,—et le ballon que Jules allait chercher le surlendemain, et retrouvait intact, sans la moindre déchirure, bien qu'entouré de villageois qui venaient y faire respectueusement pèlerinage.

Notre extrême chance nous avait fait échoir tout justement au beau milieu d'une clairière,—d'une part,—et, d'autre part, ces braves villageois appartenaient à la zone hospitalière qui commence au delà de cinq lieues autour de Paris.

Ne jamais tomber en deçà, et encore moins, dans ce mauvais cas, laisser quoi que ce soit sur place. Car dans cette banlieue de la capitale du monde civilisé, vous trouvez des brutes plus sauvages et plus féroces que les Boschimen et ceux de l'Orégon.

À chaque ascension nouvelle où je m'ajoutais un chevron, plus nettement et absolument se formulait dans mon esprit l'axiome:—«Être plus lourd que l'air pour lutter contre l'air,»—ou, en termes encore plus élémentaires, et comme l'a articulé mon coadjuteur de La Landelle:

Être le plus fort pour ne pas être battu.

Ce n'est pas avec l'éponge que vous entamez le verre, c'est avec le diamant.

Plus aussi me prenait et m'envahissait la passion des ascensions.

J'aurai l'occasion tout à l'heure de tâcher de décrire le charme infini—et sans similaire d'aucune sorte—qu'on éprouve sous une nacelle d'aérostat.

En attendant, je m'étais trouvé un prétexte sérieux pour monter en ballon à peu près à ma guise, autant du moins que ma bourse me le permettrait.

J'avais eu l'idée d'essayer des relevés photographiques du planisphère, et j'avais aussitôt pris,—n'en déplaise au célèbre opticien-photographe de Londres, M. Negretti,—le premier brevet de Photographie Aérostatique.

Les applications étaient du plus grand intérêt.

Au point de vue stratégique, on n'ignore pas quelle bonne fortune c'est pour un général en campagne de rencontrer un clocher de village d'où quelque officier d'état-major dresse ses observations.

Je portais mon clocher avec moi, et, grâce à mon appareil photographique, je pouvais tirer tous les quarts d'heure un positif sur verre que je faisais parvenir au quartier général, sans perdre de temps ni de gaz à descendre, tout simplement au moyen d'un facteur mécanique,—petite boîte coulant jusqu'à terre le long d'une cordelle qui me remontait des instructions au besoin.

Le positif sur verre, soumis dans une chambre optique aux yeux du général en chef, marquait les points de la bataille en constatant, au fur et à mesure, chaque mouvement des deux corps d'armée.

Il ne m'est réellement pas possible ici de ne pas rappeler, si brièvement que ce soit, l'histoire, si peu connue et qui pourtant ne saurait jamais être assez répétée, de Coutelle et des Aérostiers militaires sous la première République.

Guyton de Morveau eut l'idée première de cette application de l'aérostatique.

Le Comité de Salut Public, Carnot, Berthollet, Fourcroy, Monge, etc., en tête, l'adopta aussitôt et l'exécution immédiate s'ensuivit.—Dans ce temps-là, on allait vite!

Guyton de Morveau s'adjoignit un ancien précepteur du comte d'Artois, Coutelle, qui, bientôt nommé directeur des essais, s'installe au château de Meudon, et appelle immédiatement à lui son ami Conté, peintre, chimiste, mécanicien: «—Toutes les sciences dans la tête, tous les arts dans la main,» disait de Conté, Marey-Monge.

Quatre jours après la première expérience, le Comité de Salut Public décrétait la création d'une compagnie d'Aérostiers militaires sous le commandement du capitaine Coutelle.

Les hommes que Coutelle choisit avec soin avaient tous des notions de charpente, chimie, maçonnerie, peinture d'impression, etc.

Cinq semaines après sa création, la compagnie est à Maubeuge assiégée par les Autrichiens. Coutelle demande et obtient l'honneur de prendre part avec ses hommes à une sortie contre l'ennemi, et il gagne ainsi le sanglant baptême du feu pour sa petite troupe dont la garnison ne comprenait pas encore bien la mission.

Les premiers moments furent rudes: tout avait été si hâté que rien n'était prêt. Il fallut tout improviser, mais Coutelle était admirablement secondé par ses hommes, soldats-ouvriers d'élite, et bientôt le voici en l'air, dans son ballon l'Entreprenant[1], guettant et constatant le moindre mouvement de l'ennemi, rendant impossible toute surprise et produisant de plus un grand effet moral sur les assiégeants.

Coutelle est envoyé sur Charleroi: il part avec son ballon gonflé,—opération difficile,—fait en route une reconnaissance aérostatique, et, arrivé à Charleroi, trouve encore le temps de s'élever en l'air avant la nuit.

Le lendemain, c'était la bataille de Fleurus. L'Entreprenant resta huit heures en observation, malgré les projectiles de l'ennemi.

Une fausse manœuvre—un coup de vent plutôt—porte l'aérostat sur un arbre après la bataille et le met hors de service. On envoie de Meudon un autre ballon cylindrique et ne pouvant enlever qu'un seul homme: Coutelle le renvoie.—La compagnie des Aérostiers installe un établissement à Borcette, près d'Aix-la-Chapelle.

Pendant ce temps-là, le Comité de Salut Public n'avait pas cessé un instant de s'occuper du corps créé par lui.

Dès le départ de Coutelle pour Maubeuge, la Convention avait décrété (5 messidor an II) la formation d'une deuxième compagnie, espèce de dépôt placé à Meudon sous le commandement de Conté.

Le 10 brumaire an III le Comité créait l'École Nationale Aérostatique de Meudon destinée à assurer le recrutement spécial et à fournir des officiers. C'est là que Conté, parmi bien d'autres découvertes précieuses, trouva le secret, malheureusement perdu, de parer à l'endosmose et à l'exosmose en parvenant à garder le gaz jusqu'à trois mois dans un aérostat.

Outre l'Entreprenant, qui avait été établi à Meudon, Conté fit construire le Céleste, destiné également à l'armée de Sambre-et-Meuse, l'Hercule et l'Intrépide, envoyés plus tard à l'armée de Rhin et Moselle.

Le 3 germinal an III, le Comité de Salut Public décrétait la création d'une deuxième compagnie active pour l'organisation de laquelle Coutelle fut rappelé de Borcette en qualité de chef de bataillon.

À peine formée, cette compagnie est envoyée à Maubeuge. On retrouve dès lors nos Aérostiers à Frankenthal, où le ballon est criblé de balles, à Manheim, à Ehrenbreistein, où le capitaine Lhomond fit avec succès une reconnaissance au milieu d'une pluie de bombes et de boulets.

À Wurtzburg, malheureusement (17 fructidor an IV), l'aérostat en observation a ses agrès brisés; la compagnie et son matériel tombent au pouvoir de l'ennemi par la capitulation. Lhomond et Plazanet, prisonniers de guerre, sont échangés quelques mois après, à temps pour participer à la campagne d'Orient avec leur compagnie.

Mais à partir de Wurtzburg, hommes et événements jusqu'alors propices, tout change pour les Aérostiers, Hoche d'abord, qui succède à Jourdan, et leur est aussi hostile que celui-ci leur avait été favorable. La première compagnie est prisonnière de guerre, et la seconde reste inactive malgré les instances de Delaunay, son capitaine.

Libre par le traité de Léoben, la première compagnie est dirigée sur Toulon. Elle se trouve, dans le transport, séparée de son matériel qu'Aboukir lui enlève; le bâtiment qui la portait est coulé.

À compter de ce désastre, l'Aérostation militaire est perdue. En débarquant à Marseille, les Aérostiers sont licenciés et versés dans le corps du génie. À grand'peine, et après des réclamations énergiques, les officiers ont obtenu la confirmation de leurs grades conquis. Le matériel de Meudon est versé dans les magasins du génie—et tout est oublié.

On a parlé, à tort ou à raison, de l'hostilité de l'Empereur contre tout ce qui était aérostat, à la suite de la mésaventure du ballon du couronnement qui, lancé par Garnerin, allait, le lendemain matin, s'accrocher au pseudo-tombeau de Néron à Rome, y laissant une partie de la couronne impériale décorative qu'il emportait, pour aller enfin s'abîmer dans le lac Braciano.—Les journaux étrangers ne pouvaient manquer de signaler avec insistance à la malignité de l'Europe coalisée cet incident étrange, tout fortuit qu'il fût.

Depuis nous retrouvons à peine çà et là quelques traces historiques de l'Aérostation militaire. En 1812, les Russes avaient projeté d'écraser l'armée française à l'aide d'une machine infernale transportée par un aérostat.

En 1815, Carnot, commandant la défense d'Anvers, employa un ballon à des reconnaissances militaires.

En 1820, quelques partisans obstinés de l'aéronautique cherchent à remettre la question sur le tapis.

En 1826, les journaux se décident enfin à y donner quelque attention. Le Spectateur militaire publie un excellent article où l'auteur, M. Ferry, prédit l'oubli des traditions et la perte, peut-être irréparable, des découvertes déjà acquises. C'était déjà plus qu'à moitié fait.—L'opinion publique s'émeut: une commission militaire est chargée d'un rapport. Ce rapport est enfin publié et, favorable à la question, il va, comme de juste, et à la tradition fidèle, s'enfouir dans les cartons.

Lors de l'expédition d'Alger, l'aéronaute Margat obtient l'autorisation d'accompagner l'armée.—Le ballon fut emporté, rapporté, payé, sans avoir même été déballé, et tout fut dit.

En 1848-49, les Autrichiens emploient, devant Venise, de petits ballons enlevant des bombes. Mais les courants de vent reportent ces envois sur les assiégeants qui s'empressent de renoncer au procédé.

Enfin, en 1854, on essaya, à Vincennes, je crois, dans les plus mauvaises conditions et partant sans succès, de faire tomber d'un aérostat captif des projectiles détachés par un mécanisme électrique.

Que je remercie maintenant un brave et charmant officier qui fut pour moi un ami de quelques jours, et que je n'ai pas revu depuis des années. C'est à une intéressante brochure de M. de Gaugler que je viens d'emprunter sans façon ces détails pleins d'intérêt.

Inutile de dire que M. de Gaugler concluait à la réorganisation immédiate des Compagnies d'Aérostiers Militaires,—et je ne résiste pas au plaisir de le citer encore:

Abordant les objections:

«La question des armes de précision est moins sérieuse qu'elle ne paraît de prime-abord, dit-il: un ballon distant de mille mètres et élevé de cinq cents, n'est pas un but facile à atteindre, et est, à cette distance, un observatoire commode. Les anciens aérostiers ont eu les leurs percés à Frankenthal et à Francfort,—à Frankenthal de neuf balles, et ils eurent le temps de rester encore trois quarts d'heure en observation avant d'être forcés de descendre. Il n'y aurait de vraiment redoutables que les projectiles porteurs d'une houppe d'éponge de platine...»

Mais rassurez-vous!

«... Au pis aller! poursuit M. de Gaugler, on sauterait, et cela n'arriverait pas tous les jours.»

Et il termine, plein d'une douce philosophie:

«Ce sont des désagréments dont il est difficile de s'affranchir absolument à la guerre.»

Vous comprenez si, en relisant ce charmant final, j'ai du regret de ne pouvoir en ce moment serrer dans la mienne la main qui l'a tracé.

Pour en finir avec les Aérostiers militaires, et en attendant qu'un pouvoir intelligent apprécie enfin la nécessité de reconstituer ce corps précieux, je ne connais rien de plus émouvant ni de plus chevaleresque que cet épisode de la vie de Coutelle devant je ne sais plus quelle tranchée.

Il faisait un vent formidable et les soixante-quatre hommes qui retenaient son ballon par les deux cordes de l'équateur étaient entraînés à de grandes distances, et enlevés parfois restaient suspendus. L'aérostat était tantôt soulevé, tantôt repoussé avec furie contre terre; les barres de bois qui forment le plancher de la nacelle avaient volé en éclats: Coutelle était à son poste, dans le panier, cramponné aux cordages, guettant le moment du Lâchez tout!

Trois fois l'ouragan avait semblé vouloir écraser l'aérostat et l'aérostier sur le sol.

Tout à coup, des lignes ennemies, on voit accourir des hommes agitant le drapeau parlementaire. On les conduit au commandant français:

—Le général qui nous commande, dit l'un d'eux, vous demande de ne pas permettre que ce brave officier expose ainsi plus longtemps ses jours; il ne doit pas périr par un accident étranger à la guerre. Nous lui apportons l'offre de venir relever en toute liberté l'intérieur de nos fortifications.

Coutelle, à qui on transmet la proposition, la refuse, et, quelques minutes après, s'enlève, superbe, au-dessus de l'ennemi.

Ailleurs et plus tard, en 1793, au siége de Mayence, les Prussiens cessent leur feu pour donner aux Français le temps d'élever dans un des bastions la tombe du général de génie Meusnier,—«le plus remarquable des auteurs aérostatiques,» dit Marey-Monge,—qui vient d'être tué par un boulet.

Il est pour l'écrivain, avant l'heure précise où il va prendre la plume, certaines lectures qui le diatonisent, et semblent, comme le cheval de course, l'entraîner.

J'ai bien des fois pensé que, si j'étais général, la veille d'une bataille, je ferais mettre à l'ordre du jour, dans les chambrées ou sous les tentes, la lecture à haute voix de la plus héroïque et la plus généreuse des épopées: le Gœtz de Berlichingen, de Gœthe—que je n'ai jamais relu sans sentir frémir mon cœur et mes muscles se roidir de vaillance.

Mais j'ordonnerais aussi que chaque bataillon eût au moins deux exemplaires de la noble histoire de nos vaillants Aérostiers de la République.

III

La Cadastre par la Photographie Aérostatique. — Arpentage au daguerréotype en ballon. — Avantages. — Moyens. — Un partage Breton. — L'instantanéité. — Où en est le cadastre en France et en Europe. — Les Pilones! — Brevets partout. — Payons l'amende! — Alphonse Karr. — Thermomètre des civilisés. — Tentatives. — Bataille du gaz et des iodures. — La vallée de la Bièvre. — Le Petit Bicêtre. — Je me déteste! — Victoire! — Un souvenir à feu Legray.

Mais cedant arma—et parlons un peu de ce qui me touchait surtout dans mon idée de Photographie Aérostatique.

J'avais vu là une application première aux opérations cadastrales qui m'avait particulièrement transporté.

Cette œuvre gigantesque du cadastre, me disais-je, avec son armée d'ingénieurs, d'arpenteurs, de chaîneurs, de dessinateurs, de calculateurs, a demandé trente ans de travail et plus,—pour être mal faite.

Cette œuvre aujourd'hui, avec le même personnel, je peux l'achever en trente jours—et l'achever parfaite.

«Un bon aérostat captif et un bon appareil photographique à objectif renversé, voilà mes seules armes.

«Plus de triangulation préalable, péniblement échafaudée sur un amas de formules trigonométriques; plus d'instruments douteux, planchettes, boussoles, alidades et graphomètres; plus de chaînes de galériens à traîner à travers les vallées, les terres labourées, les vignes, les marais!

«Plus de ces travaux incertains, préparés sans unité, poursuivis, achevés sans cohésion, sans contrôle, par un personnel insurveillé auquel le billard du bourg voisin peut faire parfois oublier les heures du travail!

«Miracle! moi, qui ai professé toute ma vie une haine de la géométrie qui n'a d'égale que mon horreur contre l'algèbre, je produis avec la rapidité de la pensée des plans plus fidèles que ceux de Cassini, plus parfaits que ceux du Dépôt de la guerre!

«Et quelle simplicité de moyens! Mon ballon maintenu captif à une hauteur toujours égale de mille mètres, je suppose, sur les points strictement déterminés à l'avance, relève, d'un coup, une surface d'un million de mètres carrés, c'est-à-dire de cent hectares, et, comme dans une journée on peut en moyenne parcourir dix stations, je lève le cadastre de mille hectares en un jour, à peu près la surface d'une commune.

«Voici l'arpentage au daguerréotype, le véritable état de lieux qui fait foi pour la délimitation des héritages.»

Jadis en Bretagne, quand il y avait un partage de biens entre deux familles, les parents amenaient des deux parts tous les petits enfants. On plaçait les bornes indicatives,—et, aussitôt, de se précipiter sur les petits et de les combler d'un grêle de torgnoles: «—Vous vous rappelerez ainsi cette journée et à quelle place respectée désormais les bornes ont été placées!»

Nous avons renoncé depuis assez longtemps à ce procédé mnémotechnique un peu primitif,—mais par quoi l'avions-nous remplacé?

À l'avenir, plus de contestations, plus de procès possibles,—même en Normandie.

Certitude absolue!—car rien ne m'est plus facile que de redresser mathématiquement les aberrations de sphéricité de mes appareils, s'il y en a,—et j'ai trouvé à l'art créé par l'immortel Daguerre, son application la plus extraordinaire et la plus utile!

C'était un beau projet,—je ne consentirai jamais à dire un beau rêve.

Je savais bien la difficulté première contre laquelle j'avais à lutter:—la mobilité de ma nacelle, si captive qu'elle fût, de par les mouvements de haut en bas, de bas en haut, d'arrière en avant, d'avant en arrière, de gauche à droite et réciproquement, sans parler des mouvements rotatoires,—et aussi de tous les combinés de ces mouvements entre eux.

Mais on connaît aussi quels perfectionnements à atteints la photographie quant à l'instantanéité, et le moindre praticien sait que, quelle que soit la rapidité des produits photochimiques qu'il emploie, cette rapidité s'accroît en raison de l'éloignement de son objectivité.—Sans compter qu'à défaut de tout, il me serait resté encore ce bon M. Carmien (né à Luze ou de Luze, comme il l'entendra), qui en a bien vu d'autres, et qui se charge d'arrêter les ballons sur place, avec la garantie du vénérable sieur Moigno!

Comme résultat financier,—au point de vue privé du business,—pas d'opération plus merveilleuse. Je m'étais renseigné et on m'avait répondu:

Qu'à la vérité tous nos départements étaient cadastrés, moins la Corse, mais tellement mal que nombre de localités de la Seine, de l'Eure, etc., venaient de prendre le parti de recommencer les études par trop imparfaites. Ces révisions ne coûtaient pas moins de six cent mille francs au budget pour trois ou quatre départements, sans compter les centimes additionnels que s'imposaient extraordinairement les communes,—en tout près d'un million par an.

(Et plus tard, avec quel chagrin et quel haussement d'épaules je vis s'élever, dans notre Paris même, ces gigantesques, coûteux et dérisoires pilones qui ne servirent absolument à rien.—J'aurais fait leur besogne en une journée!)

J'allais plus loin encore. L'Angleterre n'a point de cadastre; tout au plus une sorte d'état civil de la propriété domaniale.

Rien en Russie.

Presque rien en Allemagne,—où le besoin d'un bon cadastre se fait peut-être sentir plus qu'ailleurs.

En Belgique, l'imperfection.—En Piémont, Espagne, États-Napolitains, États-Romains, etc., etc., rien encore ou presque rien.

En Algérie, rien,—pas même une vraie carte!

Quels horizons pour ma ballonnerie!

J'écrivis aussitôt à mon fidèle mandataire, E. Barrault, de me prendre brevets partout,—ce qui coûte gros.

Et en versant les billets de mille, je me rappelais ce qu'a écrit avec une si vaillante et généreuse insistance mon excellent ami Alphonse Karr, ce profond et spirituel bon sens,—à savoir que, parmi les supplices et tortures en tous genres qu'était bien averti d'encourir tout fou assez oublieux de lui-même pour créer une invention utile à ses semblables, le coût du brevet était le premier et le moindre, suivant la loi des gradations.

Vous vous rappelez à peu près comment Karr formula la chose:

Art. 1er. Tout imbécile de génie qui aura fait une découverte précieuse au bonheur du monde est d'abord condamné à payer l'amende, sans préjudice des autres peines à encourir.

Et je remarquais en effet, et à l'appui de la formule si nette, si profondément juste, de Karr,—que les pays le plus en retard dans la civilisation universelle sont ceux où cette amende atteint le plus haut chiffre.

Nous croyons pouvoir affirmer que c'est en France que l'amende du brevet est la moins chère.

Voilà donc mes brevets pris. Il ne s'agit plus que de voir si j'ai eu raison.

Et je me mets bien vite à faire gonfler des ballons. J'installe sur ma nacelle une tente d'étoffe orange doublée de noir appendue au cercle,—et je monte, et j'opère.

Rien d'abord.

D'autres essais sont également infructueux.

Ces essais coûtaient trop cher, et présentaient trop de difficultés autres pour être renouvelés et suivis comme ils auraient dû l'être.—Et puis j'avais besoin de gagner mon pain de chaque jour; une ascension de cette nature ne s'improvise pas, et quand j'étais en l'air, ma maison de photographie souffrait.

Le très-grand, le seul obstacle réel peut-être à ma réussite, consistait dans le matériel aérostatique même que j'étais bien forcé d'employer.

Les ballons forains qui me servaient, faute de tout autre spécial dont l'établissement coûteux m'était interdit, ces ballons trop courts de base vomissaient, par leur appendice ouvert immédiatement sur mes cuvettes, des flots d'hydrogène sulfuré,—et le dernier élève photographe sautera en l'air en pensant au joli ménage que mes iodures devaient faire avec ce diable de gaz.—Autant eût valu essayer d'allumer de la braise au fond d'un seau d'eau.

J'étais désespéré,—et je ne lâchais prise, pourtant.

Une fois, après un dernier échec, je donnai, comme les fois précédentes, l'ordre de lâcher tout. Comme le pâtissier qui mange son fonds faute de pratiques, je m'offrais, après chaque essai photographique manqué, le plaisir d'une ascension libre.

Nous allâmes tomber, une heure après, dans une vallée charmante et déserte qu'on appelle la vallée de la Bièvre, au Petit-Bicètre, à deux ou trois lieues de Paris.

Il n'y avait pas de vent,—et une voiture, que j'avais frétée exprès, amenait presque en même temps que nous sur le lieu de la descente mon préparateur et mon domestique.

Je pris une résolution:

—Nous allons laisser le ballon sur place, en fermant l'appendice. Il n'y a pas de danger, puisque le gaz n'a pas à se dilater cette nuit, bien au contraire. Je remonterai demain matin à la première heure, avec des bains neufs apportés tout exprès,—et nous verrons bien!

Le ballon est en effet amarré à des pommiers, la nacelle chargée de pierres meulières, et le tout est laissé à la garde de mon brave et noir Siméon,—avec mon manteau et les provisions d'un bon feu pour toute la nuit, bien entendu.

Retour sur les lieux le lendemain matin: le temps est couvert, il tombe une brume grise et glaciale. N'importe!

La nacelle est vidée: j'y remonte. Le ballon s'élève d'un mètre et retombe. Le gaz a perdu sa force pendant la nuit, et en outre le filet et les manœuvres sont alourdis par la rosée et cette petite pluie fine si inopportune.

Je ne veux pas désespérer. Je débarrasse la nacelle de tout ce que j'en puis retirer: je quitte ensuite ma redingote, puis mon gilet, puis mes bottes que je jette à terre; je...—comment dire cela? Débarrassé quant à l'extérieur, je me déleste encore de tout ce qui peut m'alourdir,—et je m'enlève à 80 mètres environ!...

J'avais emporté ma plaque toute préparée.—J'ouvre et referme mon objectif, et je crie impatient:

—Descendez!

On me tire à terre, je saute d'un bond dans l'auberge où tout palpitant je développe mon image...

Bonheur!—Il y a quelque chose!

J'insiste et force: l'image se révèle, bien effacée, bien pâle, mais nette et certaine.—Ce ne sera qu'un simple positif sur verre, très-faible, tout taché, mais qu'importe! Je sors triomphalement de mon laboratoire improvisé.

Il n'y a pas à nier! Voici bien les trois uniques maisons dont se compose le tout petit village appelé le Petit-Bicêtre: une ferme, une auberge et la gendarmerie,—ainsi qu'il convient dans tout Petit-Bicêtre civilisé.

On distingue parfaitement les tuiles des toits,—et sur la route une tapissière dont le charretier s'est arrêté court devant le ballon.

J'avais eu raison! la Photographie Aérostatique était possible,—quoi qu'en eussent dit, pour m'en détourner d'abord, les plus sérieux de mes confrères, et entre autres ce pauvre et bon Legray,—si déplorablement perdu pour nous, qui mourait il y a quelques mois en Égypte, loin de ses amis et de ses enfants.

IV

Déception. — M. Andraud. — Que le diable l'emporte, d'abord... et le rapporte bien vite! — Les desiderata d'un homme de génie. — Une idée dans l'air. — Le monsieur assis et le monsieur debout. — L'expédition d'Italie. — Mes conditions. — Tout de suite! — Un autographe de cinquante mille francs. — Nadar au ministère d'État. — M. Fould me bat froid. — Les feuilles sèches. — Un ballon brûlé. — Les Commentaires de Godard. — Un schisme. — Moralité: HISTOIRE DU JEUNE HOMME QUI A RENDU LES QUINZE MILLE FRANCS.

J'étais transporté de joie...—mais quel coup de foudre le soir même de ce beau matin-là!

Un ami m'arrive à l'heure de dîner. Je lui raconte avec tout mon lyrisme habituel quand j'ai enfourché un dada nouveau, et ma théorie, et mes espérances brevetées, et mon expérience du matin, et je cours chercher mon cliché victorieux, si laid qu'il soit...

—Mais, mon pauvre bonhomme, c'est connu, ton affaire! J'ai lu tout cela, il y a un mois à peine, imprimé tout au long.—Et même il y avait à l'Exposition de cette année des photographies faites en ballon...

Je dus passer du jaune au vert.

L'ami terrible continuait:

—Le livre est fort bien fait. Il est d'un monsieur.... monsieur... attends donc!—Un monsieur qui a eu des rapports avec l'air comprimé... monsieur... Andraud!—c'est cela: monsieur Andraud.

Il m'est grimpé une buée de chaleur derrière les oreilles.

Je sonne, j'envoie dans deux directions à la recherche du livre... On me l'apporte enfin:—c'est qu'il a l'air très-honnête, ce scélérat de livre!

EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855


UNE DERNIÈRE ANNEXE
AU
PALAIS DE L'INDUSTRIE

Sciences industrielles—Beaux-Arts—Philosophie

PAR
M. ANDRAUD

La science du pouvoir est de bien user du
pouvoir de la science.

Napoléon Ier.

PARIS
GUILLAUMIN ET Ce, LIBRAIRES
Éditeurs du Journal des Économistes,
de la Collection des principaux Économistes, du Dictionnaire de l'Économie politique, etc.

RUE RICHELIEU, 14
Et chez l'auteur, rue Mogador, 4
1855

Je feuillette, fiévreux—et j'arrive à la page 97.

TOPOGRAPHIE
No II. ARPENTAGE AU DAGUERRÉOTYPE

Le livre me tombe des mains!...

Comment n'ai-je pas su cela?... Quelle belle paternité perdue!... sans parler d'une douzaine de mille francs jetés là...

Accablé, j'ai repris le livre et je parcours, distrait...

Tout à coup:

—Mais, animal! m'écriai-je, tu ne sais donc pas lire!!!

L'animal n'avait pas su lire en effet, ou plutôt, comme tant de gens, il n'avait lu qu'avec les yeux.

Le livre du très-sérieux et très-savant M. Andraud était un livre de pure fantaisie: l'Annexe de l'Exposition, c'était M. Andraud, à lui seul, qui l'avait construite, magnifiquement, il faut le dire, sans y ménager davantage les millions, que s'il eût été l'État ou s'il se fût appelé Pereire ou Rothschild,—et il avait entassé là tous les trésors fantastiques, mais non moins précieux, tous les desiderata accumulés dans sa triple et féconde imagination de savant, de poëte et d'homme de bien.

On y trouvait successivement:—un système définitif de pavage,

  • les auvents couvre-trottoirs,
  • l'escalier automoteur,
  • la végétation instantanée,
  • le filtre universel,
  • les viandes végétales,
  • la réforme du vêtement,
  • un nouveau combustible,
  • les brouettes à charge équilibrée,
  • l'horloge à air,
  • la force motrice universelle,
  • le plan d'une maison d'habitation,
  • le théâtre de la science,
  • la propagation illimitée du son,
  • l'arpentage au daguerréotype (!!!),
  • etc., etc., etc.,

—et une foule d'autres ingéniosités, semées à pleines mains, sans précautions ni brevets d'aucune sorte.—Que lui faisait d'être volé, à ce millionnaire de l'idée!

Ce volume était à la science utile, ce qu'est à l'histoire contemporaine, moins nécessaire, le fameux livre de Geoffroy-Château—ce bréviaire du jour, que si peu de gens pourtant connaissent aujourd'hui—le Napoléon Apocryphe!

L'alarme avait été chaude,—si chaude, que je voulus voir le terrible homme qui l'avait causée, ce qui me donna l'occasion de faire connaissance avec un des esprits les plus éminents de Paris, et en même temps avec le plus modeste et le plus sympathique des hommes.—C'est malheureusement sur un tombeau que je dépose cette couronne en affectueux souvenir.

Je n'ai jamais eu la curiosité ni le temps de constater si le livre de M. Andraud avait paru avant ma prise de brevets, ou si j'avais pris mes brevets avant la publication du livre.

Peu m'importait désormais: je savais maintenant que son auteur était trop riche pour avoir eu besoin de me rien prendre, d'une part, et j'étais bien sûr, d'autre part, que, quant à moi, je ne lui avais rien volé.

Il y a à certaines heures des manières d'endémies synchroniques pour la pensée humaine. C'est à ce propos qu'il a fallu inventer la formule, le dicton:—Cette idée était dans l'air.


Je n'ai pas tout à fait fini avec la Photographie Aérostatique.

Je m'étais trouvé à un dîner du Figaro à côté d'un monsieur, homme d'affaires fort intelligent dans sa partie, ma foi! que je connaissais banalement comme je connais cinq ou dix mille personnes à Paris.

Je lui avais parlé de mes espérances de ce côté.—Le monsieur me dit qu'il partait pour rejoindre l'armée d'Italie, et il me demanda s'il me conviendrait d'apporter à l'expédition mon concours, au cas où ce concours me serait demandé.

Je répondis affirmativement, cette expédition étant tout à fait de mon goût,—

—MAIS!!!...

—...mais j'aurais à poser certaine réserve que voici:

—Ayant passé l'âge de la conscription, n'étant réquisitionnable à aucun degré, et déclarant absolument à l'avance que je refusais toute espèce de rémunération quelle qu'elle fût, pécuniaire ou honorifique, je ne consentirais à partir qu'à la condition expresse—sine quâ non—que l'on me laisserait toute ma liberté personnelle, dès que je m'engageais, sur toute réquisition du commandement militaire et dans quelques conditions que ce fût, à faire mes ascensions photographiques.

Il était donc bien entendu que je n'aurais pas d'autres rapports avec ce commandement que celui des ordres à moi transmis. Je ne suis pas un quémandeur d'antichambre: je ne cherche pas du tout les conversations augustes et je suis de glace aux sourires bienveillants. J'apporterais donc très-volontiers mes services complètement désintéressés dans une campagne dont le but m'était sympathique, mais j'en tendais en revanche réserver d'ailleurs de la plus absolue façon la disposition complète de mon individu...

Les personnes civilisées qu'irriterait l'impertinence de cette outrecuidante sauvagerie sont priées d'être indulgentes:—mon défaut est si peu contagieux!

Huit jours après, au moment où je pensais le moins à cette conversation en l'air aussitôt oubliée, je recevais de je ne sais plus quel campement d'Italie une dépêche télégraphique de douze lignes, dans lesquelles se trouvait douze fois au moins le mot: tout de suite!

«On vous attend tout de suite, etc. Préparez immédiatement votre matériel. J'arrive aussitôt à Paris. Nous avons un crédit de 50,000 francs.»

Nous avons! m'inquiéta un peu. Comment diable pouvais-je, moi, être pour quelque chose dans l'obtention d'un crédit de 50,000 fr. auprès du gouvernement?

—Et puis le monsieur en question avait peut-être été un peu trop vite pour que je fusse bien certain de le suivre: mon fameux positif sur verre du Petit-Bicètre ne me garantissait pas rigoureusement une série non interrompue de succès.—Il fallait évidemment faire de nouveaux essais avant le départ. Je n'étais pas du tout d'humeur à aller me casser piteusement le nez là-bas!

Tout cela ne devait pas m'empêcher à toute éventualité de me mettre—tout de suite—à l'œuvre, comme il m'était mandé.

J'allai donc trouver Louis et Jules Godard, enchanté de leur procurer cette affaire, qui devait être d'autant meilleure pour eux que je leur en abandonnais toute espèce de profit, et je leur demandai de mettre tout de suite un ballon en état. On gonflerait aussitôt à l'usine à gaz des Batignolles, et peut-être, tout à fait désensorcelé, réussirais-je dans une tentative dernière que j'espérais définitive cette fois.

Ils m'apprirent que leur frère aîné Eugène venait d'arriver d'Amérique, et ils me demandèrent de l'accepter avec eux.

C'était un concours de plus: j'acceptai le troisième Godard qui me fut alors présenté, et sur la demande de ses frères je lui avançai mille (ou deux mille?) francs, pour qu'il mît à notre disposition son ballon d'Amérique,—qui se trouvait pour le quart d'heure agrafé en Douane.

Arrive sur ces entrefaites, comme il l'avait dit, le monsieur au télégramme.

Il paraît satisfait de l'activité de nos préparatifs et me fait part du firman des 50,000 fr.—C'était un billet autographe sur quart vélin, ainsi conçu:

(je vois encore l'N gaufré, en tête, sous la couronne)

Je prie M. Fould d'ouvrir immédiatement un crédit de cinquante mille francs à MM. Nadar et... pour un nouveau système de ballon utile à l'armée.

Napoléon.

—Voici, me dis-je assez surpris à part moi,—voilà bien de la confiance en ce monsieur qui n'a pu parler que d'après moi—et en moi qui ne suis rien moins que sûr de quoi que ce soit en cette affaire...

—Eh bien? dis-je au monsieur en lui rendant le précieux papier.

—Eh bien, me dit-il, pendant que les Godard préparent votre ascension d'aujourd'hui, nous allons courir au ministère toucher les fonds!

—Et si je ne réussis pas?

—Vous réussirez.—Mais dépêchons, nous n'avons pas de temps à perdre.

—Eh bien! allez au ministère, si c'est votre idée.

—Venez avec moi.

—Pourquoi? Je n'ai rien à faire là, ce me semble.

—Si fait.—D'ailleurs n'avons-nous pas à causer en route?...

—Mais...

—Ne vous faut-il pas de l'argent pour payer le matériel spécial que vous allez emporter, l'essai même que vous allez faire aujourd'hui, votre déplacement, celui de vos aides, le retour—auquel il faut toujours penser!—etc., etc. J'admets que vous ne prétendiez à aucune indemnité d'aucun genre, si c'est votre opinion, mais je pense au moins que vous n'avez pas la prétention, outre le temps que vous allez prendre à vos affaires, de faire des cadeaux d'argent à l'État?

—D'accord.

—Eh bien, si nous n'allons pas tout de suite au ministère, nous voici renvoyés (—c'était quelque chose comme un samedi, je crois),—nous voici renvoyés à après-demain. Après-demain il peut se présenter quelque incident—et vous voyez quelle est l'urgence...

—Soit! Allons...

—De quelle somme supposez-vous que vous aurez besoin pour votre personnel, vos instruments, etc.

—Je ne sais; dix, quinze mille francs au plus...

—Parfaitement!

Nous arrivons au ministère.

—De la part de l'Empereur, une lettre à remettre en mains propres à M. le ministre! dit majestueusement le monsieur.

Les portes s'ouvrent à deux battants... Je suivais, confus de tant d'honneurs.

M. le ministre Fould était dans un beau cabinet, debout près de la fenêtre. Un second monsieur était assis devant un bureau.—J'ai su depuis que ce monsieur, un homme de beaucoup d'esprit, se nomme M. Pelletier.

Le monsieur debout—le mien—remet la lettre au ministre, qui la tourne et retourne un peu.

Je crois remarquer un semblant de froideur de la part du ministre: je ne m'en formalise pas autrement d'ailleurs.—Il nous prie de revenir le lendemain.

Je me suis toujours un peu demandé si M. Fould n'avait réellement pas de monnaie sur lui ce matin-là,—ou plutôt s'il n'avait pas pris en sage économe la précaution d'utiliser ces quarante-huit heures de délai en se faisant confirmer par télégrammes cet ordre un peu bien extraordinaire.

La prudence est mère de tant de choses!

Le lendemain matin, le monsieur est exact à venir me prendre—et nous voilà de nouveau en présence des autorités.

Tout était prêt, les billets de banque sur le bureau du monsieur assis.—M. Fould me semble de nouveau un peu froid avec nous; mais notre liaison est encore bien récente, et puis, dans sa position, on peut être quelquefois préoccupé.

Le monsieur assis me tend une plume—pour signer le reçu, me dit-il.

—Ah! mais non! dis-je, je ne signe rien du tout.

—Y pensez-vous? me dit le monsieur debout, le mien.

—Je ne signe rien du tout!

—À votre gré, Monsieur! interrompt aussitôt M. Fould—qui me paraît à ce moment-là y mettre un peu plus d'onction.—La lettre de crédit est à vos deux noms: je ne fais pas payer sans les deux signatures.

—Mais, Monsieur, lui dis-je, je n'ai jamais su compter, même pour moi, sans me tromper. Je ne possède personnellement aucune fortune et j'ai cependant un caissier pour me la gérer.—Comment voulez-vous, étant à ce point frappé d'incapacité en ces choses, que je pose ma signature au bas du reçu d'une somme que Monsieur va devant vous mettre dans sa poche et dont je suis ravi qu'il veuille bien accepter toute la gestion. Mettez-vous à ma place, s'il vous plaît?

Je dois reconnaître que M. Fould, sans précisément me répondre, me semble pourtant de l'œil accepter au mieux mes excellentes raisons et qu'il n'insiste pas du tout pour modifier mes convictions.—Le monsieur assis n'a pas non plus l'air d'être disposé à se blesser trop vivement si je lui laisse les fonds.

Mais le monsieur debout, le mien, me soumet rapidement et énergiquement une série d'observations qui me paraissent d'autre part tenir aussi étroitement à d'autres principes non moins fermement arrêtés.—J'hésite, chancelle—et cède...

En descendant l'escalier:

—Il m'a semblé, dis-je à mon monsieur, retrouver encore un peu de froideur chez M. Fould quand nous sommes partis.—Et à vous?

Le monsieur me rassure—en m'affirmant que tous les hommes d'État sont—comme ça.

Il est convenu, en nous quittant, qu'il va à l'usine Charonne, demander, en cas, la cession de quelques voitures à gaz pour notre expédition—et que je cours à mon ascension aux Batignolles.

Nous nous quittons en prenant rendez-vous pour le soir, après mon expérience.

Ah! j'oubliais...—Reçu les quinze mille francs.

Hélas! cette fois comme les autres, je ne réussis même pas à obtenir le positif sur verre du Petit-Bicètre!

Je recommence, je m'obstine.

Rien!

Rien!!

Rien!!!...

Il faut décidément renoncer à ma campagne d'Italie.

C'est dommage! c'était bien beau et tentant.

Le soir, arrivée du Monsieur.

Je lui raconte ma misfortune.

—Qu'est-ce que cela fait? me dit-il. Cela ne nous empêche pas du tout de partir.

—Ah! pour cette fois, non, et très-certainement non! On ne me demande pas là-bas pour tenter des essais, mais pour donner des résultats. Je ne veux pas du tout manger l'argent de ces personnes-là sans rien rendre en échange. J'espère encore, j'espère toujours réussir; mais, honnêtement et vu l'impossibilité présente, je refuse de garantir, donc de partir.—Ç'a été un beau rêve, voilà tout pour le moment!...—Donc, si l'heure vous convient, nous irons ensemble demain matin à neuf heures reporter l'argent à M. Fould.

—Je ne rends pas ce que je tiens! me répond le monsieur, solennel comme s'il prononçait un verset du Coran.

—Ah bah!... Et qu'est-ce que vous en ferez?...

—Je retourne là-bas avec—et j'emmène les Godard! Un ballon doit toujours être utile, même sans photographe.—Mais vous avez tort de ne pas venir!...

—À votre aise. Veuillez seulement alors me donner décharge pour ma part des trente-cinq mille francs que vous gardez.

—C'est trop juste.—Mais venez donc!

J'ai sa signature et je souhaite bon voyage à mon monsieur, en lui gardant une toute petite rancune, peut-être, de l'insistance qu'il a mise à m'emmener là-bas peur me faire casser le nez.

Et en me couchant le soir, je dépose précieusement les quinze mille francs, après les avoir comptés une fois de plus, dans le tiroir de ma table de nuit.

Je les avais comptés toute la soirée, tant je tremblais de les perdre. Il me semblait que ce n'était pas de l'argent comme d'autre.

La nuit, je suis agité. Je rêve qu'en me réveillant au matin, je trouve dans mon tiroir de table de nuit, au lieu des billets de banque, un petit paquet de feuilles sèches, comme il arrive dans les contrats diaboliques...

À huit heures, je suis au ministère d'État, ma main dans ma poche, mes billets dans ma main.—Ils me brûlent à travers la lustrine, ces diables de billets!

Je demande M. Fould.—Personne.

Je vais faire un tour sous la rue de Rivoli,—ma main sur l'oiseau, toujours.

Retour à huit heures et demie.—Personne encore.

Autre promenade. Il est neuf heures.

—C'est encore moi!

Le garçon de bureau me dit:

—Veuillez prendre la peine d'entrer!

Ce garçon est bien plus aimable qu'hier. On dirait qu'il sent les quinze mille francs que je rapporte dans sa maison...

J'entre et je vois mon monsieur assis, toujours assis:

—Monsieur, lui dis-je, je ne vais pas là-bas. J'ai manqué mon dernier essai hier: ce sera, j'espère, pour la prochaine fois où nous irons rendre à quelque autre peuple sa nationalité.—En attendant, voici quinze mille francs qui m'avaient été remis sur les cinquante: veuillez les prendre bien vite et m'en donner quittance, s'il vous plaît.—Quant aux trente-cinq mille autres, comme vous avez eu la bonté de faire assez d'honneur à ma signature pour y tenir, je sais que s'il arrivait un accident à mon monsieur,—brûlé,—volé,—tombé dans une fosse,—je serais matériellement responsable de la somme; mais il y a au moins la responsabilité morale que je puis dégager dès à présent. Voici donc la déclaration par laquelle ce Monsieur certifie que, sous sa responsabilité personnelle, il garde les trente-cinq mille francs qu'il veut absolument faire gagner aux frères Godard, ce qui est une idée pleine de grandeur. Il emporte la dynastie Godard, le ballon et l'argent.

Le digne monsieur assis semble m'examiner avec curiosité,—mais sans la moindre malveillance.

Il me donne mon reçu,—et je m'envole plus délesté et alerte que si je sortais de mon premier bain russe.

Le résultat de tout ceci fut:

—que les Godard ensemble brûlèrent leur ballon, devant Magenta, je crois, la veille ou l'avant-veille de la bataille;

—que le cadet Godard fut dépêché bien vite sur Paris pour fabriquer un autre ballon;

—que l'aîné Godard pendant ce temps perfectionna ses études aéro-militaires et réunit les matériaux d'un livre que j'appellerais à sa place: Les Commentaires de Godard;

—que la note de fabrication du nouveau ballon présentée par Godard cadet et Godard jeune fut trouvée un peu vive par le monsieur et Godard aîné;

—qu'il y eut schisme,—et que Godard aîné, Godard cadet, Godard jeune et le monsieur plaidèrent tous ensemble,—ce qui me chagrina très-fort.

Voilà les faits.—Voici la morale:

La paix fut signée avant même que fût fini le ballon commandé pour la guerre—(M. Fould avait joliment raison de ne pas se presser!)—et ce beau ballon neuf qui avait coûté dix-huit mille francs et qui m'aurait été si utile si on me l'eût prêté pour la poursuite de mes essais de photographie aérostatique, fut précieusement enfoui dans les arcanes du Garde-Meuble,—où il a eu, depuis, le temps de pourrir inutilement dix fois;

—Godard aîné eut l'avantage de se faire nommer aéronaute de l'Empereur, ce qui lui permit plus tard de se livrer à sa passion pour ces ballons platoniques qui s'appellent Montgolfières;

—le monsieur, toujours plein d'une sagacité qui ne saurait se laisser entamer par les événements, trouva le moyen de se faire redonner les quinze mille francs qui m'avaient procuré tant d'inquiétudes pendant vingt-quatre heures;

—et il me fut enfin confidentiellement redit, à ma grande surprise, que, dans une maison où je ne connaissais personne, j'étais pourtant connu de tout le monde sous le pseudonyme, purement honorifique, du—«Jeune homme qui a rendu les quinze mille francs

V

L'amblyopie, — La sublime et exécrable découverte des Montgolfier. — La liaison conduit à la Foi. — Une fausse piste. — Les petits papiers. — Le cerf-volant. — L'oiseau et le papillon. — La fusée. — L'académicien. — L'oiseau-Montgolfière. — Être plus lourd que l'air pour lutter contre l'air, ou Être le plus fort pour ne pas être battu. — Le vertige de l'oiseau! — L'homme du monde. — Le bourgmestre de Magdebourg. — Les plans inclinés. — Il y a des injustices! — L'ennemi. — Les Dérangers de l'A + B. — Tous vont au moulin! — Le pauvre Stephenson. — Quel malheur pour le bœuf! — Une dinde sur ses œufs. — Un seul vétérinaire pour trente-neuf académiciens. — Ex asino. — Conséquence dans l'absurde. — Les fines mouches! — Le savant pieux. — Moïse raccommodé avec le Manuel du baccalauréat. — Marmite et tabatière. — Défense à Dieu! — Les blasphémateurs.

Mais oublions pour un moment la photographie aérostatique.

Je reprendrai plus tard ces intéressants travaux, après les heures difficiles, avec mon brave Géant, si admirablement préparé à leur offrir l'hospitalité la plus confortable.

Il est une affection morbide des organes de la vision,—l'amblyopie, si j'ai bonne mémoire et si je ne suis pas tenu pour pédant,—dans laquelle,—les paupières ouvertes ou closes,—des manières de filaments arachnéens semblent surgir, graviter, s'arrêter, puis reculer et enfin repartir, pour s'abîmer et revenir encore......

Ainsi se représentait toujours à moi, pendant la veille ou dans le rêve, l'obstinée vision de mon ballon de la Fête du Roi.

Plus aussi je faisais d'ascensions, plus j'appréciais cette force pour ainsi dire incalculable qui s'appelle le vent, et l'absolue et radicale impossibilité de lutter contre le moindre courant avec cette surface énorme d'une part, si légère de l'autre, qui est un ballon.

L'histoire héroï-comique de l'aérostation me témoignait que cette grande science, presque immédiatement abandonnée aux mains grossières des acrobates et bateleurs forains, n'avait littéralement pas fait un pas depuis le premier ballon gonflé au gaz hydrogène par Charles en 1783.

Au lieu de la perfectionner et de l'utiliser, tout en la vulgarisant, au profit de l'étude multiple et infinie de l'atmosphère, l'homme s'était laissé surprendre et détourner par un espoir absurde.

Lorsqu'il s'était vu enlevé dans l'air,—malgré la défense absolue de Hooke et de Borelli, et en dépit de l'interdiction formelle proférée par l'illustre académicien Lalande juste un an avant l'ascension de la première Montgolfière,—l'homme s'était dit:

—Je m'enlève, donc—le plus difficile, puisque hier encore c'était l'impossible, est fait.—Il ne me reste plus qu'à me diriger!

Et depuis la sublime et, j'ose dire ici, exécrable découverte des Montgolfier, depuis quatre-vingts ans et encore à l'heure qu'il est, sans tenir aucun compte des déconvenues de tant de devanciers, l'homme s'obstinait sur cette fausse piste, à la poursuite décevante de cette chimère qui s'appelle la direction des ballons.

Quoi de plus évident pourtant que l'inanité de cette recherche?

Si—tenant compte de la non-résistance de l'aérostat sous l'action du vent, par compensation avec l'ellipse de sa sphéricité,—vous admettez assez raisonnablement que la force de 400 chevaux attribuée au vent sur la voile tendue d'un vaisseau est égale sur un ballon de 500 mètres, lequel, avec le gaz d'éclairage, emporte au plus deux hommes,

—comment pourriez-vous faire supporter à ce ballon le poids de la machine de 400 chevaux et un peu plus, nécessaire pour lutter avec avantage contre cette pression?

Et en admettant même, pour aller au delà de l'absurde, que votre ballon de 800 mètres puisse emporter avec lui cette force de 400 chevaux, comment ne comprenez-vous pas qu'entre une pression de 400 chevaux d'une part et une résistance de 400 chevaux d'autre part, votre ballon,—fût-il non pas en soie, mais en cuivre, en tôle, en acier,—éclaterait comme l'insecte sous l'ongle?

Et dans la nature entière, cet éternel et impeccable modèle, voyez-vous donc un seul être se mouvoir dans l'air en étant plus léger que lui?

J'avais regardé et j'avais vu. Par l'observation, par la réflexion, ce qui m'était resté tout d'abord uniquement de mon souvenir d'enfance comme une vision terrible, cela se mûrissait peu à peu en théorie, se formulait en principes, s'affirmait en conviction.—La Raison me conduisait à la Foi.

Comment n'aurais-je pas cru?

Ne voyais-je donc pas l'oiseau, n'avais-je donc jamais regardé l'insecte, ces deux admirables machines qui s'élèvent, se maintiennent et se dirigent dans l'air en étant spécifiquement plus lourdes que lui? Et jusque dans les autres ordres du règne animal, la chauve-souris et le poisson volant ne sont-ils pas plus denses que l'air?

Pourquoi les morceaux du journal déchiré que je laissais tomber du balcon et que je m'amusais à suivre de l'œil, arrivaient-ils à terre en trajectoires et à temps inégaux?

Le plan incliné du cerf-volant, dont le fils d'Euler disait, dès 1763, à l'académie de Berlin: «Ce jouet d'enfant méprisé des savants, peut cependant donner lieu aux réflexions les plus profondes...»—mon cerf-volant, spécifiquement plus lourd que l'air, ne s'enlevait-il pas à la seule condition de couper cet air en contre-courant,—et n'avais-je pas senti mon bras soulevé par la ficelle dont l'autre bout faisait mon cerf tenir tête à la nue?

La fusée, plus lourde que l'air, ne s'élève-t-elle pas dans l'air, emportant son moteur avec elle?

Petits papiers, cerf-volant, oiseau, papillon, fusée m'enseignaient.

À la vérité, le savant,—vous savez, le savant, qui sait, puisque son nom est censé l'obliger, qui sait tout—excepté ce qu'on ne lui a pas appris,—le savant éternel et obligatoire, sinon gratuit, qui marque les points pendant que les autres jouent la partie, qui se bat contre le mot nouveau jusqu'à ce qu'il le pique en qualité de mot ancien sur le liège de sa collection,—le savant, qui défend à Demain de s'appeler autrement qu'Hier, s'était bien avisé d'établir que l'oiseau n'a le droit de s'enlever qu'en raison de l'air chaud qu'il fabrique en lui-même...

À la vérité, Cuvier après Buffon,—deux beaux noms, par malheur!—Cuvier affirmait doctoralement dans ses cours orthodoxes que l'air renfermé dans toutes les parties du corps et sous les plumes de l'oiseau, en se raréfiant par la chaleur, facilitait le vol,—ce qui, supposé vrai, déterminerait absolument l'effet contraire.

À la vérité encore, Navier établissait l'impossibilité de la Navigation Aérienne au moyen de la force humaine, par de puissants calculs qui avaient malheureusement un tout petit inconvénient:—celui de défendre pareillement à l'oiseau de voler, puisqu'ils exigeaient d'une oie la force de quatre hommes pour le vol le plus lent,—demandant par analogie au saumon lui-même, qu'une ligne des plus minces arrête, une puissance égale à celle d'une vapeur de 50 chevaux!

Mais les petites Montgolfières que je fabriquais en papier en savaient bien plus long que ces savants-là, elles qui, pliées, ne représentaient que quelques centimètres cubiques, et déplaçaient, en se développant pour s'enlever, quatre et cinq mètres d'air atmosphérique.

Et elles se moquaient avec moi du savant qui, à l'instant même où il transformait son oiseau en ballon, négligeait sa primordiale besogne en ne centuplant pas plusieurs fois le diamètre d'enveloppe dudit oiseau.

Ce qui n'empêche pas qu'encore à l'heure qui sonne, des gens graves—et bien destinés dès lors à n'accepter le principe du Plus lourd que l'air qu'au moment juste où quelque déraillement céleste leur fera tomber une de nos aéromotives sur le nez,—nous objectent encore, avec le sérieux qui caractérise cette institution,—les avantages aérostatiques, constitutifs de l'oiseau.

Ce qui prouve une fois de plus qu'une vérité n'est jamais assez de fois redite.

Donc—et irrémissiblement:

ÊTRE PLUS LOURD QUE L'AIR POUR COMMANDER À L'AIR.

—Mais vous négligez un léger détail qui a quelque intérêt,—nous demandait ironiquement le savant,—en omettant de nous dire de combien il faut être plus lourd que l'air?

—Du plus possible!

En vertu du même principe qui fait que, des trois balles de volume égal lancées par vous avec la même force,—la balle de plomb fendra l'air à plusieurs mètres,—la balle de liège arrivera jusqu'à trois ou quatre pas,—la balle de moelle de sureau reviendra sur vos pieds.

Du plus possible!—À quelques cinq ou six cents mètres, le moineau, le pigeon, emportés dans la nacelle de l'aérostat et par vous posés sur le bord, ont le vertige—le vertige de l'oiseau, oui!—et ils se rejettent effarés en arrière vers le fond de la nacelle.—Lancés par vous loin du bord, vous les voyez tomber comme plomb ou tourbillonner, jusqu'à ce qu'ils aient atteint dans leur chute la couche atmosphérique plus dense, où il est seulement permis à leur exiguïté de se soutenir et de se mouvoir.

Cependant, seul et fier, l'aigle habite les cimes qui lui appartiennent—de par son envergure corrélative à son poids,—et c'est bien au-dessus de mille mètres que plane le condor, quand il gagne les crêtes de la Cordillière des Andes.

Pourquoi?—Parce que de tous les volateurs proprement dits, il est le plus grand, le plus gros,—c'est-à-dire le plus lourd!

Sur quoi, l'homme du monde,—un beau monsieur qui ne fait rien, qui n'a jamais rien fait et qui ne saura jamais rien faire, en conséquence ennemi né de celui qui fait quelque chose,—nuisible dès lors, parce que inutile;—l'homme du monde qui ignore l'orthographe comme s'il était vraiment né gentilhomme,—qui n'a pas trouvé d'autre moyen de tuer son ennemi mortel, l'ennui, qu'en essayant des gilets neufs,—qui cause avec son coiffeur, porte à la boutonnière un petit brin de ruban d'une couleur quelconque qui n'est pas même la rouge, tutoie son domestique et dit vous à son ami,—l'homme du monde vous demande avec sa finesse la plus supérieure et ce demi-sourire d'âne que vous savez:

—Et votre point d'appui?

—Sur quoi, ô homme du monde! l'oiseau s'appuie-t-il quand il vole?

—Mais, dit l'académicien qui vient en aide,—en admettant même votre principe, votre oiseau possède physiologiquement une force relative que l'homme n'a pas,—car AB = VS...

—Prenez garde, académicien que vous êtes! et rappelez-vous toujours que votre même formule mathématique défend aussi à l'oiseau de voler. Pourtant,—Pigeon vole!—Qu'en savez-vous d'ailleurs, et comment, pour les soustraire, avez-vous pu réduire ces deux fractions à un même dénominateur?

—Mais où est votre moteur? Vous ne possédez pas le moteur, assez léger d'une part et assez puissant de l'autre, car une force vapeur qui pèse 100, je suppose, ne peut enlever que 10.

—Et, en admettant que nous ne puissions arriver à créer un moteur à vapeur suffisamment léger,—ce dont les nécessités industrielles n'ont pas eu à s'occuper très-précisément jusqu'ici,—n'avons-nous pas cent autres agents? Ces autres forces naturelles qui se nomment l'air comprimé, l'air dilaté, le gaz acide carbonique,—que l'homme ne sait même pas contenir encore, l'éther, l'électricité, etc., etc.,—sans parler des poudres,—ne sont-elles pas autant d'agents pour la Navigation Aérienne?

Qui vous dit qu'on ne va pas vous présenter demain une force de cheval dans un boîtier de montre et dix chevaux dans un carton à chapeau?

Nos mécaniciens ont-ils donc fermé l'atelier depuis le bourgmestre qui inventa les deux hémisphères à Magdebourg?

Mais, d'abord, êtes-vous bien sûrs, ô savants! qu'une si grande force soit indispensable à l'homme pour s'élever et se mouvoir dans cet air si essentiellement élastique?

Êtes-vous bien sûrs que l'oiseau dépense tant de force,—toute sa force pour voler,—quand l'aigle enlève l'agneau,—quand le tiercelet et la pie-grièche, les plus petits des carnassiers, ne se gênent pas, en cas de besoin, pour ajouter à leur poids celui d'une mère perdrix qu'ils viennent d'arracher du sillon?

Les plans inclinés ne vous fournissent-ils pas, comme à plaisir, de véritables temps de repos où se renouvelle la force dépensée et sur lesquels Antée va retrouver la terre?

La sage et molle lenteur avec laquelle descend le parachute ne vous a-t-elle donc rien fait deviner?

Et quand, au-dessus de votre tête, l'oiseau plane, majestueux, donnant à peine un coup d'aile par minute, comme s'il daignait consentir à ne pas oublier tout à fait sa gravité,—dépense-t-il là de la force ou s'enivre-t-il de toute la profonde sécurité de son équilibre, de toute la molle volupté du repos où il se berce?—Non, il ne travaille pas: il jouit!

—Que m'arrivera-t-il donc si je dis cette fois encore ce que je pense—comme je le pense?

Eh bien, il y a des injustices!

Nos Athéniens d'aujourd'hui, vous savez trop s'ils sont impitoyablement persévérants à charbonner d'éternelles plaisanteries les murailles de l'Académie des Lettres.—Celle des Arts encore est si peu ménagée que, l'autre jour, le pouvoir lui-même, gardien intéressé de toute autorité, portait la main sur sa masure et la jetait bas.

Or, je me demande quel singulier privilége semble protéger l'Académie des Sciences?

Devant celle-ci, nous semblons tous frappés d'une sorte de stupeur bestiale, comme sous le tonnerre certains animaux. Toucher à cette momie, c'est cas de sacrilège, et l'idée seule de cette énormité ne viendrait même pas.

Si jamais l'ennemi fut quelque part pourtant, ennemi dérisoire et grotesque, mais dangereux surtout, c'est bien ici, puisqu'ici ne se débat plus la vanité du superflu, mais la nécessité de l'indispensable. Pire cent fois donc que ses sœurs est celle-ci à tous points de vue,—et au-dessous même du dernier étiage, car vingt hommes de génie ont toute leur vie passé, comme Balzac et tant d'autres génies devant la porte de l'Académie des Lettres, sans penser à y sonner,—tandis que l'Académie des Sciences n'a même pas été dédaignée une seule fois par un Déranger de l'A+B.

Tous vont à ce moulin.

Ô Savants! Pharisiens et Princes des Prêtres! Doctrinaires de la science! Académies, Comités scientifiques, Corps savants reconnus,—je vous reconnais seulement comme ennemis nés de tout ce qui est hors de vous, de tout ce qui se cherche et surtout de tout ce qui se trouve sans vous!

C'est vous qui démontriez, il y a quelques années, l'impossibilité pratique de l'éclairage extrait de la houille, alors même que tout le pays d'Angleterre resplendissait de la lumière du gaz hydrogène.

C'est vous qui décrétiez avant-hier que—LES ROUES DES CHEMINS DE FER PATINERAIENT TOUJOURS SANS AVANCER JAMAIS, DE PAR LE POLI DES SURFACES QUI RENDAIT L'ADHÉSION IMPOSSIBLE,—et c'est vous encore qui ajoutiez, en supplément de bagage, qu'—EN SUPPOSANT LA TRACTION POSSIBLE, SA VITESSE ÉTOUFFERAIT INFAILLIBLEMENT LES VOYAGEURS...

C'est vous qui déclariez hier que—LA TÉLÉGRAPHIE ÉLECTRIQUE NE POURRAIT ÊTRE JAMAIS PLUS QU'UN AMUSEMENT INTÉRESSANT POUR LES PERSONNES CURIEUSES DE PHYSIQUE...

Mais ayons la générosité de ne pas tirer sur ceux qui sont trop près:—c'est l'ingénieur de Philadelphie qui nie la locomotion par la vapeur, alors même que roule devant lui la voiture qu'Olivier Evans a construite avec ses pauvres épargnes.

C'est le professeur Hardner qui prêche à Londres, à Bristol, partout, qu'—ESSAYER DE TRAVERSER L'ATLANTIQUE AVEC DES BATEAUX À VAPEUR, C'EST ESSAYER D'ALLER DANS LA LUNE...—et, quelques années après, le Sirius et le Great-Eastern traversent l'Atlantique en quinze jours.

Le pauvre Stephenson allait partout, de l'un à l'autre, jusqu'à la reine. Des Académies, il y en a partout, même en ce pays libre d'Angleterre. Tout le monde tournait le dos quand il prêchait la locomotion ferrée.

Le plus terrible de ces académiciens lui répondit une fois, comme par condescendance:

—J'admets—pour un instant—votre système mis en pratique: la machine est lancée à toute vapeur, les wagons qu'elle entraîne et qui la poussent à leur tour augmentent sa vitesse acquise. Et dans les prairies traversées comme par un éclair, un bœuf, je suppose, a franchi la haie de son pacage, il a pénétré jusque sur la voie, et le tourbillon arrive sur lui... Quel épouvantable malheur!...

—Hélas! oui, monsieur,—pour le bœuf!

Une ville de nos départements—que je ne nommerai pas,—allait célébrer je ne sais quelle fête.

On avait commandé une ascension de ballon.

L'Académie de l'endroit,—une Académie très-importante, s'il vous plaît, mais dont plusieurs membres étaient en même temps Conseillers municipaux,—réfléchissant que ledit Conseil avait alloué pour cette ascension une somme relativement assez forte, eut l'idée louable de tirer, académiquement, tout le parti possible de la dépense municipale.—On verrait donc à utiliser l'ascension au profit de quelques observations barométriques, stratégiques ou autres.—On se décida pour un essai d'application stratégique, plus facile.

Mais avant de rien faire, les plus prudents demandèrent, par déférence, l'opinion d'un des leurs, qui était un véritable savant assurément et en même temps un très-haut personnage:—je persiste à ne nommer personne.

Voici, strictement, la réponse de l'illustre savant,—très-compétent, je le répète, en toutes choses d'X et surtout en l'espèce:

—Votre expérience serait absurde. Les aérostats NE PEUVENT être stratégiquement utilisés aujourd'hui, de par les progrès de la projection des nouveaux engins de guerre,

«CAR—un aérostat de 500 mètres, tenu en captivité par deux câbles de... ne peut s'élever à plus de... mètres, puisqu'il n'emporte que... kilos par... mètres, et que chacun des câbles pèse... par... mètres... kilos.

«OR,—la force balistique des canons rayés de tel modèle étant, à angle de..., de...,

«à la hauteur de... mètres, l'aérostat ou l'aérostier seraient inévitablement atteints par les projectiles ennemis.

«DONC!!!...»

—Ce qui était en effet du plus juste et du plus limpide calcul.

Seulement, ô illustre savant,—si vous aviez fait un plus gros ballon, n'auriez-vous pu soulever un câble plus long—et monter plus haut???

«Il n'avait oublié qu'un point!» dit Florian.

L'inventeur pour ces gens-là, mais c'est l'ennemi!

Avez-vous la naïveté, par hasard, de croire que des personnages de cette importance commettent la folie de se déranger pour si peu? Ils ne croiront d'abord ni à vous ni à votre découverte. Ils vous oublieront aux catacombes de leurs cartons,—ou s'ils examinent, ce sera pis encore.

Si vous aviez raison, par hasard, voyez donc les conséquences!—Des essais à suivre, des formules nouvelles à établir,—sans compter que cette découverte va en forcer plus d'un à se démentir et à revenir sur des théories précédemment affirmées.—Comment, en bonne conscience, attendre qu'un tel bouleversement pourra être pris de bonne grâce par ces braves gens et émérites, doués d'un âge où on aime le repos, et qui, leur siège fait, bien campés sur leurs traitements, accroupis sur leurs positions acquises, doivent raisonnablement être plus difficiles à déranger qu'une dinde sur ses œufs?

Ô les savants d'Académie!

Et comme ils se moquent de ton respect, ô Public naïf qui croiras toujours aux Augures!—Entends-les donc seulement rire les uns des autres! Et, dans leurs querelles, écoute comment ils se traitent, connaissant leur ignorance réciproque pour ce qu'elle vaut!

Un célèbre vétérinaire—mais vétérinaire!—se présentait à l'Académie des Sciences.—Quelques membres s'indignaient de l'audace:

—Je ne trouve pas que ce soit trop d'un vétérinaire pour tant d'académiciens, dit le plus savant de la compagnie.

Et quand il s'en présentait deux de droits égaux à brouter les éternels chardons du jardin d'Académus, ce n'est plus Ex æquo qu'écrivait celui-là, mais Ex asino—poussant jusqu'au calembour en latin le dédain de sa moquerie.

Écrivez Tatar pour Tartare et Timbouctou pour Tombouctou, voilà votre candidature académique posée.—Arrivez à Indoustan par un H: Hindoustan, la voici prise en considération.—Maintenant, au lieu de Constantinople, prononcez Stamboul,—vous êtes élu!

Conséquence remarquable et logique dans l'absurde:

—lorsqu'il s'agit d'abord de cet insoluble problème de la direction des ballons, l'Académie de Paris fût unanime pour adopter le rapport signé, entre autres, par Lavoisier et Condorcet, et proclamant la possibilité de cette archi-impossibilité.

Ce n'était pas assez encore, et les Académies de Lyon et de Dijon,—je n'ai pas compté les autres,—s'empressèrent d'acclamer en chœur cette inanité.

Aujourd'hui que le problème est posé dans ses véritables termes,—logiques, incontestables, absolus,—l'Académie des Sciences n'a pas assez de ricanements quand un chercheur de Navigation Aérienne a la naïveté de s'adresser à elle, et elle éclate de rire,—ô les fines mouches!—en «renvoyant à M. Babinet

Mais ne terminons pas en oubliant une des plus étranges variétés du genre Savant,—la dernière:—le savant pieux, qui gagne sa vie à raccommoder Josué avec Galilée, et Moïse avec le Manuel du baccalauréat.

Pour celui-là, toute idée nouvelle, c'est l'ennemi, comme à la chauve-souris dans son ombre toute lumière fait cligner l'œil. Sans voir, sans regarder même, il crie: Non!—d'avance et d'instinct à toute découverte, tremblant toujours d'être définitivement débusqué ce coup-là de son trou.

Celui-là,—se gardant bien de dire qu'il copie servilement en cette rencontre l'Aéronautica of Sketches—affirme «qu'en fait de locomotion au sein des eaux, la Création a atteint des proportions assez gigantesques en nous donnant la baleine. Mais, en fait de locomotion aérienne, elle s'est arrêtée—et pour cause!—à l'aigle ou au condor; elle a armé l'autruche de pattes très-énergiques, d'ailes très-courtes, et lui a donné le sol pour appui,—etc., etc., etc.»

Vous savez avec quel aplomb ces honnêtes gens-là accaparent le bon Dieu, et il faut vraiment que le bon Dieu soit bien fort pour résister depuis si longtemps à ces Guillot qui le défendent.

Ils n'hésitent jamais, ricanant sous cape et sans trembler du sacrilége, à faire intervenir devant leur parterre «la Bonne Providence» chaque fois qu'ils ont besoin de remplir leur marmite ou leur tabatière.—Et on comprend dès lors que «la Bonne Providence,» absorbée par des soins aussi importants, n'a pas de temps de reste pour assister la Navigation Aérienne.

De par eux donc, défense à Dieu de faire voler l'autruche,—le ptérodactyle et l'épiornis, étant morts et enterrés, ne sont plus là pour répondre;—et, pour défendre à l'homme de dépasser certaines proportions de la nature, affirmons pieusement que le Great Eastern est moins volumineux que la baleine,—ordonnons que le cheval distance comme vitesse et dépasse comme format la locomotive avec ses queues de wagons,—décrétons que le télégraphe électrique porte moins loin que la parole humaine et l'œil du lynx fantastique plus loin que notre télescope,—jetons bas la casquette de notre Corps des Ponts et Chaussées devant l'auréole du castor,—et arrêtons court le tunnel du Mont-Cenis par déférence pour le trou du lapin.

Pour le besoin de la cause présente, ils oublient leur thème ordinaire:—l'Ordre Universel créé tout entier pour les besoins et la satisfaction de l'homme, et aussi Dieu qu'ils ne craignaient pas d'envoyer tout à l'heure clouer les étoiles au firmament «pour le seul plaisir de nos yeux

Impies blasphémateurs de Dieu qu'ils limitent à leur mètre, insolents envers le créateur et la créature, les voilà qui nient à présent cette miraculeuse intelligence qui a été donnée à l'homme et par laquelle il a dépassé en tous ordres les facultés de l'animal, à mesure qu'il a su le vouloir et le mériter.

Eh quoi! l'homme, plus vite que le cerf, plus prompt que le bruit, qui a fait siens le domaine de la taupe comme celui du poisson,—l'homme,—ce favorisé de la Providence, celle image de la Divinité,—ne s'élèverait pas dans l'air comme la misérable chenille d'hier et la mouche immonde née de la pourriture!...

VI

Mon confrère Moreau. — M. Mauguin fils. — Découverte de la lune. — La main qui saisit! — Les ouvriers de la dernière heure. — Qui? comment? — «La liberté dans la lumière!» — Obsession et possession. — Quel Œdipe? — Une Photographie sans retouches. — Les bêtes à X. — La Chimie, c'est ce qui pue! — L'impatience de l'ennui. — Le pape Clément XIV et l'arlequin Carlo Bertinazzi. — PINGEBAT ROMA!!! — Un capitaine mangé. — Le baron Taylor. — J'ai l'horreur du raisonnable! — Le Génie, c'est l'Insolence! — La baguette de Tarquin. — Attention à la cravate! — Le beau jeune homme de Rouen. — Gustave Flaubert. — Les croix d'honneur. — Gare les épaules! — Le monsieur au cochon de lait. — Résumé.

Je discutais avec tout venant:

La contradiction m'affirmait et m'excitait, encore comme la meule affile la lame, comme la compression exaspère l'explosion.

Mais quelle satisfaction quand je trouvais un partisan du Plus lourd que l'air, comme, il y a quelque dix ans, mon sagace et ingénieux confrère Moreau, de la Société des auteurs dramatiques, qui en sait plus à lui seul sur l'électricité et bien d'autres choses que vingt académies;—et M. Mauguin,—fils du député, mon ancien chef de file au journal le Commerce,—directeur d'une importante usine en Belgique, avec lequel je me rencontrai juste au retour d'un voyage en Hollande, pour tomber ensemble à bras raccourcis sur les «directeurs de ballons» et chanter la gloire de l'hélice et des plans inclinés, etc., etc.

D'ailleurs, je ne savais rien de la question,—rien, j'entends, de ce que m'eussent pu apprendre les autres.

Je n'avais rien lu de tout ce que j'ai lu depuis et qui m'a démontré qu'en effet il n'était rien de nouveau sous le soleil. Je ne connaissais ni la précieuse théorie de Michel Loup, publiée en 1853, ni l'excellente démonstration de Liais,—une de nos gloires scientifiques perdue sur un rocher lointain, ni les très-remarquables articles du capitaine Béléguic, ni seulement l'Aéronef, brochure de La Landelle publiée depuis deux ou trois ans déjà.

Je ressemblais peut-être bien un peu, moi Parisien né, à ces jeunes gens départementaux, pleins de confiance, qui viennent ici pour nous découvrir la lune. Mais cet isolement mien de tout ce qui avait pu se dire et faire m'amenait, par la concentration, comme une sorte d'hypnotisme, jusqu'au paroxysme de la Foi.

Plus convaincu chaque jour, je m'étonnais de l'aveuglement et de l'indifférence des hommes devant cette immense question, la plus grande des questions humaines dans toute la série des siècles,—lorsqu'elle n'attendait même pas un inventeur comme Papin ni un découvreur comme Colomb, lorsque le mot du problème était simplement dans l'application raisonnée des phénomènes connus.

Les temps ne sont-ils pas venus? Je vois l'Angleterre s'émouvoir depuis quelques années surtout autour des questions qui se rattachent à la Navigation Aérienne. Devant la préoccupation générale des esprits dans ce pays, la multiplicité des tentatives vers l'étude des phénomènes naturels dans ces voies nouvelles,—l'émulation de libéralité des sociétés scientifiques, Société de géographie, Société royale de Londres, Association britannique, sans parler de l'Administration de la guerre, à voter des fonds pour la création de coûteux aérostats et la répétition infatigable des expériences,—on comprend que cette nation, essentiellement pratique, a senti que le moment est enfin venu pour l'homme de prendre possession de l'immense domaine vers lequel il lève irrésistiblement les yeux depuis si longtemps.

Il a suffi que son flair subtil devinât la proie glorieuse. Son intérêt la pousse, son orgueil légitime l'excite:—elle avance déjà la main qui saisit.

Si une question peut effacer jusqu'à l'ombre du sentiment mesquin des rivalités ou des jalousies, c'est bien cette noble question de la Navigation Aérienne dont le premier bienfait sera de hâter la grande communion humaine.

Mais, pour arriver à cette éclosion, l'ardeur de tous est nécessaire. Les siècles marchent, les heures avancent: celle-ci va sonner, la plus solennelle dans la série des âges,—et, comptant trop sur ce que nous valons comme ouvriers de la dernière heure, nous attendons, impassibles et comme indifférents.

De temps à autre pourtant, de ce point ou de cet autre, une aspiration isolée s'exhale, une clarté s'éveille et luit un instant pour s'éteindre, un effort se manifeste qui s'affaisse aussitôt découragé.

C'est que la Foi seule ne suffit pas, et comme, d'une part, le capital individuel n'aurait garde de prêter l'oreille à de semblables sornettes, et que, d'autre part, le levier puissant de l'association nous fait défaut pour répondre aux lieu et place du capital particulier qui est sourd,—il en résultera demain que la plus grande des conquêtes humaines affranchira le monde sous un pavillon qui ne sera pas le nôtre.

Et nous ne nous glorifierons plus en répétant notre phrase consacrée: «—L'Aérostation, cette science toute Française!...»

Je me demandais:

—Quels seront les moyens?

Quels agents silencieux encore, quels moteurs mystérieux, quels fluides qui gardent encore leur secret, nous donneront raison de ce grand Inconnu?

Qui attachera son nom à cette révolution gigantesque?

Dans quel coin de hameau, pauvre, ignoré, moqué, attend-il qu'on l'appelle, le porteur prédestiné et béni du Sésame, ouvre-toi! qui nous donnera pleine carrière par les portes libres des immensités?

Ou plutôt cette gloire de demi-dieu ne sera-t-elle pas trop lourde, et la victoire trop opime pour n'appartenir qu'à un seul?

Ne serait-il pas trop haut, en effet, au-dessus des autres hommes, celui qui, leur apportant, selon la belle parole du poète:

«La liberté dans la lumière!...»

—abaissera les frontières, fera les guerres impossibles et déchirera jusqu'au dernier feuillet les codes divers de nos époques barbares, pour en dicter un seul et dernier, Loi suprême de Liberté et d'Amour?

J'ai pensé qu'il n'y avait rien de plus beau, de plus utile, de plus nécessaire que la solution de ce grand problème,—solution aussi urgente, pour tout gouvernement intelligent, que celle du pain à bon marché pour l'ouvrier de la métropole;—plus précieuse, une fois entrevue, pour tout esprit philosophique, pour tout homme de généreux vouloir, à défaut de l'initiative gouvernementale, que repos, santé, fortune, famille, vie même.

L'idée que je couvais depuis tant d'années, à laquelle je revenais toujours à travers les agitations, les nécessités, les soucis ou même les plaisirs d'une existence déjà remplie plus que de besoin, cette idée s'était emparée de moi, de plus en plus maîtresse chaque jour. Elle m'avait pris comme prenait autrefois ses gens le Diable d'Enfer au Moyen Âge:—j'avais passé par l'Obsession, j'arrivais à la Possession.

Elle en était venue peu à peu à faire place nette autour d'elle, trop jalouse pour supporter une rivalité, trop grande pour ne pas envahir le terrain tout entier, si chétif qu'il fût.—Un jour se leva où tout avait disparu autour de moi: travaux caressés à moitié achevés, modestes ambitions maintenant méprisées, devoirs sacrés et de toute nature oubliés désormais.

De tout cela qui avait toujours fait jusqu'à ce jour ma vie remplie, il ne restait rien—qu'une volonté unique, fervente, âcre.

Je ne me suis pas interrogé, je ne me suis rien promis. Je n'ai pas pesé mes forces,—heureusement! Je n'ai pas pensé à regarder la route, dès qu'elle menait vers le but, et, sans me demander par où je passerais, j'ai marché.

Quels conseils d'amis aimés et respectés, quelle influence assez pénétrante, quelles prières, quelles larmes auraient pu me détourner?

Une première et fort simple réflexion m'eût arrêté tout net et d'abord, avant le premier pied levé,—si j'avais été Celui qui réfléchit:

—Devant moi se dressait la plus grande question des siècles, la question devant laquelle s'effacent et s'anéantissent toutes les découvertes dont l'humanité s'enorgueillit,—la Question des questions aux pieds de laquelle pâlissent, dès les temps mythologiques, les plus savants et les plus sages.

Or, devant ce Sphynx redoutable, qui en a tant dévorés, et les plus forts,—quel Œdipe aujourd'hui?

Je vais vous le dire moi-même,—après avoir écouté aux plus mauvaises portes.

—Un ancien faiseur de caricatures, dessinateur sans le savoir, assez impertinent, pêcheur à la ligne dans les petits journaux, médiocre auteur de quelques romans dédaignés de lui tout le premier, et réfugié finalement dans le Botany-Bay de la photographie.

Comme unique bagage d'érudit, parrain, de par le catalogue de l'entomologiste Chevrollat, d'un Bupreste et d'une variété Copris (environs de Paris). Intelligence superficielle, ayant effleuré beaucoup trop de choses pour avoir eu le temps d'en approfondir une.—N'ayant commencé l'étude de la médecine que pour lui tourner le dos aussitôt, et n'en sachant pas plus d'ailleurs, en fait de physique et de chimie, que ce qu'il a oublié de ce qu'il n'avait guère appris étant au collége, où il passait son temps, on se le rappelle encore, à crosser du pied les bordures eu buis taillé du Jardin des racines grecques.—Un de ces hommes dénués de respect, qui appellent les savants «des bêtes à X,» comme d'autres disent des vers à soie;—se compromettant, comme à plaisir, à affecter une ignorance plus grande encore que la sienne réelle, et à se faire attribuer la paternité de formules dans le genre de celle-ci:—«La Chimie, c'est ce qui pue!»

Voilà pour l'autorité scientifique.

Comme caractère général ou caractères généraux, la plus solide et la mieux établie des réputations de cerveau brûlé sur le territoire parisien et extra-muros. Un vrai casse-cou, toujours en quête des courants à remonter, bravant l'opinion, inconciliable avec tout esprit d'ordre, se vantant d'avoir ses quarante ans bien sonnés, quand tout le monde sait bien qu'il n'en compte que douze ou treize au plus;—touche à tout, riant à gauche, pinçant à droite, mal élevé jusqu'à appeler les choses par leur nom et les gens aussi, et n'ayant jamais raté l'occasion de parler de cordes dans la maison de gens pendus ou à pendre. Sans mesure ni retenue, exagéré en tout, impatient à la discussion, violent en paroles, obstiné plutôt que persévérant, enthousiaste à propos de rien, sceptique à propos de tout, épouseur en défi de toutes les querelles, ramasseur de gens à terre, bougeant toujours et dès lors marchant sur les pieds de tout le monde, ce que les gens qui ont des cors ne pardonnent pas.—Imprudent jusqu'à la témérité et téméraire jusqu'à la folie, ayant passé sa vie à se jeter par la fenêtre de tous les sixièmes étages pour retomber sur ses pieds, à fournir de légendes la badauderie universelle, et poursuivi comme malgré lui par un acharnement d'heureuse chance à faire grincer des dents aux plus bénins, puisqu'il n'a jamais pu réussir à se noyer tout à fait.—Personnalité bruyante, absorbante, gênante, agaçante, forçant la curiosité, qui s'en irrite,—et dès lors couchée en joue de derrière chaque angle de carrefour; rebelle né vis-à-vis de tout joug, impatient de toutes convenances, alerte comme lièvre devant la porte de toutes les maisons où on ne met pas ses pieds sur la cheminée, n'ayant jamais su répondre à une lettre que deux ans après, et—afin que rien ne lui manque, pas même un dernier défaut physique, pour combler la mesure de toutes ces vertus attractives et lui rassembler quelques bons amis de plus—poussant la myopie jusqu'à la cécité, et conséquemment frappé du plus impertinent manque de mémoire devant tout visage qu'il n'a pas vu plus de vingt-cinq fois à quinze centimètres de son nez.

Mais que dire de plus—car je n'en finirais pas!—d'un garçon tellement dépourvu de cervelle qu'il n'eut jamais le premier bon sens pratique—ô monsieur Prud'homme!—de se prendre un seul instant de sa vie au sérieux et de commencer par se croire quelqu'un pour le persuader aux autres!

Tireur de pétards, casse-carreaux, chien de jeu de quilles, prototype de terreur pour les beaux-pères:—voilà l'homme qui avait l'insolence de se poser face à face avec la question de l'Automotion Aérienne,—à peu près comme ferait un chien devant un Évêque!

Mais, de toutes ces incongruités, qu'il nous soit permis de forcer l'attention du lecteur sur la plus monstrueuse en notre pays de France: l'impatience de l'ennui.

Lâche devant l'Ennemi! Crime irrémissible.—À quelle considération, à quelle respectabilité pourrait-il jamais prétendre, celui-ci qui, une seule fois dans sa vie, n'a pu se résigner à entendre réciter «une pièce» de vers,—assez imprudent encore et même impudent pour s'en vanter!

Latouche fait dire à Clément XIV, dans sa pseudo-correspondance avec l'arlequin Carlo Bertinazzi: «—Ce peuple, qui passe pour le plus gai et le plus impatient, est de tous le plus intrépide à s'ennuyer.»

Voici assurément une parole profonde,—et malheur à l'enfant du père auquel l'expérience des années n'a pas appris la nécessité première d'arborer la cravate blanche à sa progéniture dès le berceau!

Il y avait des peintres qui avaient nom Heim, Picot, Hesse, Couder, que sais-je encore? tous de génie à peu près égal, comme il convenait à gens venus de l'école des David, des Gérard et des Girodet.

Pendant que ces bons peintres se bornaient naïvement à faire leur peinture, l'un d'eux tira ses grègues à l'écart de ces braves gens, et se mit à peindre ses toiles avec un sérieux tout particulier et véritablement supérieur. Rien de plus profondément glacial et antipathique que cette atroce peinture et que cette méthode plus répulsive encore qui calculait machiavéliquement ses lenteurs, patiente jusqu'à l'énervement, sobre jusqu'à l'abstinence, avare jusqu'à la prodigalité. Mais, en revanche,—impérissable secret pour tout homme médiocre qui veut atteindre à toute grande fortune,—l'homme ne riait jamais, et quand il avait terminé un de ses enluminages archaïques, ce «Chinois égaré dans les rues d'Athènes,» comme a dit mon Préault, écrivait magistralement au bas: INGRES PINGEBAT. ROMA, et le millésime en romains.

Et la foule d'accourir pour contempler ce que venait d'accomplir l'homme grave, et comme il demeurait plus sérieux que jamais, cela ôtait l'envie de rire aux autres.

—PINGEBAT!... lisait l'un.

—ROMA!!... relisait l'autre.

—Bigre!!!... disaient les deux en s'en allant,—celui-là est un homme fort!

Et, en effet,—cet homme dont l'œuvre n'est autre chose qu'une glacière dans laquelle un ou deux rayons de chaude lumière semblent perdus à regret, devant chaque tableau duquel il me semble qu'on me coule une clef dans le dos,—cet homme qui a créé la plus détestable école, dont le caractère personnel et impérieux repoussait toute sympathie, mourra comblé d'ans, d'honneurs et de biens, et traînera toute une nation spirituelle derrière lui le jour de ses funérailles.

PINGEBAT!!!

(Combien de nouvelles pierres, ô Nadar! viens-tu d'ajouter ici au tas qui t'est réservé!)

Je reviens à la question:

—Supposez un homme tout à fait nouveau pour le public, et non affligé de toutes les causes de disgrâce qui me sont personnelles:—quel fou celui qui osera sortir du rang, se mettre en vue et en avant, même pour le plus grand bien de tous,—et quel effroyable métier et homicide que celui d'attacheur de grelot!

On insultait quelqu'un qui avait le malheur d'être un homme d'esprit reconnu,—un homme hors du rang:—il avait été pirate, il avait fait la traite, il avait tué son capitaine:

—Hélas! oui, c'est vrai! confessa bien vite Gozlan, et j'avoue même l'avoir mangé!

Pas d'attentat qui vaille celui-ci:—faire ce que ne font pas ou ce que n'ont pas fait les autres!

Il est de par la ville un excellent homme—le meilleur des hommes—qui se mit un jour en tète de venir en aide à une foule de pauvres gens qu'il ne connaissait pas. Il n'en choisit pas un ou deux, l'égoïste! il les voulait tous.

À tous les affligés, à partir de ce jour-là, et de l'aube à la nuit, sa porte fut ouverte. Aux plus pauvres l'obole, aux malades le remède, aux veuves la protection, aux orphelins l'appui, la consolation à tous, et toutes les consolations; car, en même temps qu'il faisait vivre les corps, cet original avait encore pris charge d'âmes, toujours inépuisable en bons conseils et encouragements.

Donner sa veille et son sommeil et son intelligence et ses poumons au premier venu et au dernier aussi, c'était déjà assez choquant pour l'immense quantité de ceux qui étaient incapables, non pas d'en faire autant, mais seulement d'y rien comprendre.—Se ruiner un peu à ce métier bizarre jusqu'à être forcé, un vilain malin, de se séparer d'une partie de ses livres (—un bibliophile!), les circonstances devenaient aggravantes.—Mais le cas parut tout à fait intolérable, quand on vit, à force de foi, de volonté et de labeur, cette sublime excentricité réussir et le baron Taylor constituer des rentes à une demi-douzaine de Sociétés inventées par lui du néant et de la misère.

Cet homme, si saintement utile, qui ne fut offensif pour personne au monde, et qui, au bout d'une carrière déjà longue tout entière donnée aux autres, ne se repose pas à contempler son œuvre, mais la poursuit toujours, infatigable, opiniâtre et ardent de cette éternelle jeunesse que lui fait l'amour du bien,—combien de fois, plein de tristesse et aussi d'indignation, ai-je eu à défendre cet homme de charité et de désintéressement, contre les soupçons perfides, les explications insidieuses, et enfin contre l'injure des malheureux mêmes secourus par lui!

Tout était admissible, probable, certain,—plutôt que la simple vérité, incompréhensible pour les âmes basses.

En tous ordres de choses, de même. La vérité contestée toujours, le faux toujours d'emblée accepté.

Le faux prend toutes les formes, même et surtout celle du raisonnable. Mais vous le reconnaissez toujours à sa place éternelle: au-dessous ou au rez du niveau des masses. Aussi combien elles l'aiment et comme elles le choient!—J'ai l'horreur de ce qu'on appelle raisonnable.

Dans les arts, quels succès pour la médiocrité—qui n'est autre que le faux, puisque tous la comprennent et qu'elle ne choque personne. Les monstres ont appliqué le Suffrage Universel à la musique et à la peinture!—Quel est cet inconnu qui vient forcer notre admiration? Ça, le Génie? C'est l'Insolence!

Sois banal si tu veux vivre. Je te le redirai cent fois et sous toutes les formes, mais jamais assez!

La baguette de Tarquin n'est autre chose qu'un mythe. Le jardin de Tarquin est partout, et gare aux têtes hautes des pavots!—Courbe-toi, tapis-toi, et vite!

Et considère toujours qu'il n'est rien de petit ni d'indifférent dans l'irrémissible crime de lèse-majorité.—Ne mets jamais seulement ta cravate autrement que ton prochain!

Je me rappelle encore un bon jeune homme et beau monsieur de Rouen, que je félicitais du très-grand, très-mérité et tout nouveau alors succès de son compatriote, auteur de Madame Bovary:

—Vous trouvez ça beau, ici? me répondit le jeune Rouennais de famille, avec un ton de supériorité tout à fait écrasant pour M. Flaubert.—Je ne trouve pas, moi!—L'auteur, d'ailleurs, est une espèce d'original, que nous ne sentions guère à Rouen... Il cherchait à se singulariser: il ne voulait pas faire partie de la garde nationale... et puis, tout à coup,—sans rien dire,—il partait pour l'Afrique...—Nous n'aimons pas ces genres-là, à Rouen! (Textuel.)

Hélas! beau jeune homme de famille, Rouen, c'est Paris,—et Paris, c'est partout!

Si vous voulez éviter les plus grands malheurs, non-seulement montez votre garde, mais criez à l'unisson haro sur qui ne la monte pas.

Je suppose la rue barrée par vous pour un moment. Vous arrêtez l'un après l'autre, jusqu'au vingt et unième, les vingt premiers venus qui passent:

—Excusez-moi, messieurs, je voulais vous demander votre opinion sur monsieur,—ce vingt et unième qui passe là-bas.

«Ce monsieur est un bon homme, honnête, bien vu, obligeant, affable,—mais il a des idées singulières...—Ainsi il respecte parfaitement la croix d'honneur, et notez, spécialement, qu'il est enchanté quand un de ses amis vient à être décoré:—son ami désirait la croix, son ami l'a obtenue et est heureux: partant lui aussi.

«Mais, pour son compte personnel,—je ne sais trop comment vous dire cela,—croiriez-vous qu'il ne voudrait pas, pour tout au monde, de la croix d'honneur ni d'un ruban quelconque! Cela choque certaines idées particulières qu'il a et auxquelles il tient par-dessus tout.—Enfin, et pour bien dire le fond des choses,—de par certaines théories que je ne me charge pas de vous expliquer,—cette distinction honorifique, qui ne le gêne pas du tout, qu'il admet autant qu'on veut à la boutonnière des autres,—il se mépriserait absolument s'il la voyait à la sienne...»

(Ne choisissez pas pour cette consultation le voisinage d'un tas de cailloux, surtout!—Les épaules dudit vingt et unième n'y tiendraient pas...)

—Il ne veut pas la croix! dit le premier.—Il faut qu'il soit bien orgueilleux!

—C'est un insolent!!

—C'est un scélérat!!!

Etc., etc.

Le vingtième—le plus indulgent—s'éloigne en haussant les épaules et se contente de penser:

—Il ne veut pas la croix?—C'est parce qu'il ne peut pas l'avoir!

—Philibert est le dernier des pleutres; c'est un coquin fieffé, un menteur, un voleur, un assassin, un mouchard,—etc., etc., etc.

Traduction:

—Philibert est d'un autre avis que moi.

Vous êtes-vous demandé ce qui pourrait bien arriver à un original qui, n'aimant pas la compagnie du chien, préférerait la société du cochon de lait et s'aviserait de sortir sur rue avec un petit cochon de lait au bout d'une ficelle?

—Il serait arrêté, Monsieur!—et il y a quatre chances sur trois pour qu'il fût condamné en police correctionnelle pour tapage diurne.

Le tort que les hommes vous pardonnent le moins, vous dis-je,—après le mal qu'ils vous ont fait,—est celui que vous vous faites à vous-même.

N'en appelez ni à Galilée, ni à Palissy, ni à Papin, ni à Fulton ni à Dallery.

Vous n'avez pas besoin de tous ces gros personnages. Observez un seul instant ce qui se passe où que vous soyez, et fermez les yeux...

Quand vous aurez réfléchi, vous trouverez que la méchanceté des hommes n'a d'égale que leur bêtise et de supérieure que leur lâcheté!

VII

Celui qui réfléchit. — Simple bilan. — Ce qui s'est fait hier. — Le mangeur de miel. — Mon erreur. — Une visite. — De La Landelle. — Les antérieurs. — Les hélicoptères. — Première démonstration pratique. — Une ouverture. — Hors du puits! — Incompatibilités d'attelage. — Le Comité de la Société des Gens de lettres. — La dynastie de M. Francis Wey, auteur du Dictionnaire démocratique (1848). — La Thoré-faction. — Je suis conservateur! — Un souvenir pénible. — Les mais!... — L'alter ego. — Analogie Passionnelle. — Le bœuf La Landelle. — Résolution. — La main dans la main. — L'élan. — Go a head!

Si j'étais celui qui réfléchit,—je me serais dit toutes ces choses et bien d'autres encore.

J'aurais calculé d'un coup d'œil qu'en essayant seulement de porter la main sur la chose qui n'avait pas encore été touchée, j'attirais sur moi tous les désastres prédits:

—que j'allais donner du pied dans la fourmilière de ceux qui, ne faisant pas, nuisent, par naturelle prédestination, à qui veut faire;

—qu'il n'y avait donc, d'un côté, que des coups, uniquement, à recevoir,

—et, d'autre part, aucune espèce de bénéfice à attendre, sous quelque forme que ce fût.

Car, en supposant les choses au mieux, l'œuvre accomplie moi vivant,—je veux dire l'homme naviguant par les nues au moyen d'appareils plus lourds que l'air,—que devait-il arriver?

Inévitablement alors, l'Académie, mise en demeure cette fois par le fait accompli, n'éprouverait aucune espèce d'embarras à s'écrier en chœur, comme les compagnons de Colomb devant l'œuf cassé,—que la chose était tellement simple, élémentaire (et en effet!) et garantie à l'avance de par toutes les lois connues,—mathématiques, mécaniques, physiques, chimiques, etc.,

—qu'il n'y avait eu aucune espèce de mérite à appliquer ces lois connues,

—et qu'en conséquence, il ne restait qu'à passer à l'ordre du jour.

«—Rien de plus facile que ce qui s'est fait hier!» disait Biot.

Et quant à ma chétive personnalité, plus humble alors que jamais,—disparue, oubliée, anéantie dans l'immensité du fait,—effacée jour par jour et dès longtemps de toute mémoire par chacun des inventeurs successifs qui auraient graduellement amené le Grand Œuvre à sa fin,—plus qu'écrasée sous l'inévitable, éternel accaparement de l'exploitation financière,—elle serait, à ce moment solennel,—plus que ridicule, impertinente à ne pas rentrer jusqu'au plus petit bout de son nez.

Étais-je donc en effet mécanicien, mathématicien, physicien ou chimiste?

Et celui qui mange le miel s'est-il jamais inquiété de l'autre qui, au danger de sa peau, a réuni les abeilles?

Mais, malheureusement ou heureusement, je n'ai jamais été et je ne serai jamais—celui qui réfléchit.—Vérité ou erreur, j'avais vu devant moi une Grande Chose. J'avais cru, et comme je sais bien que je suis de ceux qui affirment et payent leur Foi, je m'étais élancé avec l'enthousiasme du devoir accompli.

Et encore, à ce même moment, mais et seulement alors,—il m'était enfin venu à la pensée,—devant cette Évidence rayonnante pour moi seul, de me demander—si je n'aurais peut-être pas eu toute ma vie un peu trop de défiance de moi et un peu trop de confiance dans les autres.

En somme, plus j'avais vieilli, plus j'avais été surpris chaque jour de voir combien peu de gens savent le métier qu'ils font,—depuis les Rois jusqu'aux marmitons.

—Ô mon fils! disait à son héritier le grand chancelier de Suède Oxenstiern qui ne fut pas une oie,—ô mon fils! vous serez surpris quand vous verrez combien peu de sagesse préside aux destinées des peuples!

J'avais vu les plus grands hommes d'État à l'œuvre—hélas!—et je voyais toujours aussi le serrurier auquel on a commandé de clouer dans l'angle un clou pour accrocher les manches de parapluie:

—Mais ce n'est pas les manches de parapluies que vous accrocherez là; ce sont les manches d'habits des passants!—Poussez-moi donc encore ce clou-là dans le coin!

Et le menuisier qui vient de poser son tasseau:

—Votre tasseau penche à gauche.

—Mais, monsieur, mon niveau...

—Mes yeux!!! Vous penchez à gauche.—Vérifiez!

—C'est vrai, monsieur.

Et...

... —et les académiciens, donc!

En somme, il y avait là une question de simple observation, de sens commun, d'évidence. La chose était si simple qu'elle en était bête tout à l'heure. Elle n'était même pas neuve, sinon connue.

Et quels immenses horizons ouvrait cette Vérité nouvelle!

J'avais distinctement entendu sonner l'heure à mon oreille; et puisque les autres semblaient sourds, puisque l'honneur de l'immense révélation m'avait été réservé,—sans mesurer autrement mes forces, j'avais dû me jurer et je m'étais juré, sur ma vie et sur mon honneur, que je répondrais au glorieux appel.

Je me trompais—sur un point, entre autres.

Éloigné par des séries diverses de travaux d'ordres tout différents, je ne savais pas ce qui se passait sur le terrain réservé au savant que je n'étais pas; j'ignorais ce que quelques autres s'entre-disaient, trop bas pour que leur voix eût frappé mon oreille.

Lorsque, toujours poursuivi par l'obstinée vision de mon ballon de la Fête du Roi,—j'arrivais peu à peu par mes expériences aérostatiques, par l'observation et par la réflexion qui mûrit l'observation, à l'absolu théorème du Plus lourd que l'air, d'autres que moi,—de ceux qui savent mieux que regarder, voir,—observaient de leur côté et arrivaient à la même inévitable conclusion.

Je reçus un matin la visite d'un de mes confrères avec lequel je me rencontrais une fois par an, depuis quelques quinze ou seize ans, à notre réunion de la Société des Gens de lettres.

C'était l'ancien enseigne de vaisseau démissionnaire connu depuis par plusieurs succès comme romancier maritime, G. de La Landelle.

La Landelle suivait depuis trois ans la même piste—sur laquelle plusieurs autres, m'apprit-il, s'étaient déjà vainement lancés avant lui et avant moi.

Cette visite de mon confrère,—la première, je crois, en quinze années,—avait-elle été décidée par une connaissance quelconque de ma très-grosse préoccupation? Le point devenait et restait plus qu'indifférent, de par les autres antériorités.

Donc, La Landelle travaillait opiniâtrement depuis trois ans à la grande besogne, négligeant, oubliant pour elle les nécessités de son labeur littéraire et de sa vie quotidienne. Avait-il eu l'initiative ou avait-il reçu l'impulsion de M. de Ponton d'Amécourt, son habile collaborateur? Ce détail personnel m'était aussi indifférent que s'il se fût agi de moi-même, du moment que La Landelle, tout au courant de l'historique de la question, m'apprenait que nous n'étions aucun des trois le premier.

De cette collaboration, et grâce à la fortune considérable de M. d'Amécourt, était résulté un fait, une preuve de notre théorie,—preuve matérielle, évidente, palpable.

S'inspirant très-judicieusement du jouet appelé stropheor, papillon, spiralifère, et plus heureux que nos devanciers ou nos contemporains qui, comme Liais, Michel Loup, Béléguic, Moreau, Pline, etc., avaient seulement posé dans le livre ou par le verbe le problème dans ses véritables termes, un homme riche avait pu prendre sur l'excédant de ses revenus une dizaine de mille francs et réaliser par les mains de deux ouvriers intelligents, MM. Joseph et Richard, la formule de l'idée en une série de modèles de petits hélicoptères s'enlevant à deux ou trois mètres de hauteur avec un mouvement d'horlogerie.—Ces petits hélicoptères constituaient sur le spiralifère connu, qui s'enlève sous une pression extérieure, un progrès d'une importance très-réelle à cette heure, puisqu'ils emportaient avec eux leur moteur, où était préalablement, il est vrai, emmagasinée la force.

Si rudimentaires et embryonnaires que fussent ces hélicoptères de petit format, et bien qu'ils n'apprissent rien aux esprits sérieusement occupés de la question, ils devenaient précieux dès lors qu'ils arrivaient les premiers sur le terrain encore vierge de la démonstration pratique.

Mon confrère de La Landelle, dans sa visite, ne m'apporta pas, mais me raconta lesdits hélicoptères. Il m'exposa ensuite le motif qui l'amenait chez moi.

Non pas découragé,—il est des choses si grandes que devant elles le découragement est impossible,—mais fatigué de trois années de travaux encore inféconds et d'un prêche sans relâche par la parole et par la plume,—lassé, me dit-il, de traîner le boulet d'un travail apparemment abandonné de son collaborateur, il me proposait de joindre ses efforts aux miens, et, puisque nous étions convaincus tous deux de la Vérité, de tirer ensemble sur la corde sans nous arrêter, jusqu'à ce qu'Elle fût enfin irrémissiblement et sans conteste hors du puits.

—J'avoue que je n'accueillis pas très-chaudement cette ouverture.

Si je puis entrer dans quelques détails personnels et assez étrangers à ce qui nous occupe ici, je dirai d'abord que, peut-être, sur aucun chemin, je n'eusse précisément choisi mondit confrère pour compagnon de route. Les allures un peu trop graves de La Landelle n'étaient pas du tout miennes, et je ne voyais guère entre nous de possibilités d'attelage.

Et puis La Landelle faisait partie du Comité de notre Société des Gens de lettres.—Je n'aime pas les Comités, non plus que les Académies, et j'ai toujours eu une dent spéciale contre cet éternel Comité-ci, qui, ne brillant pas par beaucoup d'autres rapports essentiels avec le Phénix, se renouvelle irrémissiblement chaque année de lui-même, par un irritant miracle de transsubstantiation—plus facile à expliquer qu'à déjouer.

Fuyant, pour ma part, les grandeurs avec une persévérance qui ne s'est jamais démentie, j'avais toujours été mécontent et humilié de voir cette Société des Gens de lettres,—qui compte dans son sein des littérateurs pour de vrai, tels que Th. Gautier, Gozlan, Méry, les deux Dumas, etc.,—présidée à perpétuité et dynastiquement tout à l'heure, s'il a fait souche mâle,—par M. Francis Wey, auteur, en 1848, du Dictionnaire démocratique, haut fonctionnaire pour le quart d'heure et enrubanné de plus de décorations que deux arbres de mai.

On m'avait toujours vu, faute d'autre éloquence, l'un des interrupteurs les plus distingués à nos assemblées annuelles de la Société des Gens de lettres, soit lorsque, ne voyant pas tout à fait le fond des choses, je luttais contre l'influence du parti Salvandy, à côté de mon compère Merruau, qui depuis...,—soit lorsque, emporté par l'ardeur du carnage, je m'élançais et dépassais jusqu'aux gardes avancées—ce que j'avais appelé dans ce temps-là—«la Thoré-faction

J'avoue qu'il est et je crains bien qu'il soit toujours un peu de ma nature d'être à jamais de l'opposition, quel que soit le régime qui nous gouverne,—et, plus encore peut-être, hélas! j'en ai grand'peur, le jour où nous gouvernera le régime de mon choix.

C'est en qualité de Conservateur essentiel que je crois parler, entendons-nous bien! m'estimant à tort ou à raison, malgré ces semblants anarchistes, plus conservateur cent fois que quiconque,—puisque, si parva licet...,—je ne m'aviserais jamais de commencer par confier au vinaigre des fruits véreux, des cornichons tombés ou des oignons moisis.—

Mais passons vite sur cette braise!...

Donc le Comité avait fait tort, dans mon esprit, à La Landelle.—J'avais encore, s'il faut tout dire, pris jadis contre lui fait et cause, dans une rencontre douloureuse, pour un ami mien que j'estime autant que je l'aime, et c'est dire on ne peut plus. Ce dissentiment très-profond m'avait laissé un souvenir plus que froid vis-à-vis de mon confrère,—qu'il s'agissait à cette heure d'accepter à la vie à la mort comme collaborateur de tous les instants.

—De plus, il m'apportait avec lui un alter ego, dont, en toute justice, je ne pouvais le séparer,—et.....


Et puis,—raison première qui emporte toutes les autres,—qu'avais-je besoin de qui que ce fût avec moi?

Je savais ce que je pouvais valoir, moi, dans cet assaut, n'ayant de ma vie, en aucune circonstance, eu besoin pour avancer de sentir les coudes de mon voisin.—Sûr de moi-même, incapable de regarder derrière moi pendant le combat, acharné jusqu'à la victoire, pourquoi m'embarrasser de deux alliés pour lesquels je n'avais à ce moment que des sympathies douteuses? Pourquoi ne persistaient-ils pas à marcher de leur côté dans leur voie,—comme moi dans la mienne?

Les joujoux hélicoptères qu'on m'offrait, en manière d'appoint, n'avaient de mystère pour personne, et, avec quelques jours et quelque argent, rien n'était plus facile que de les réaliser, si besoin était. Le brevet qui les décorait ne me paraissait point sérieux, et, le fût-il, il m'était plus qu'indifférent de passer outre.

Je ne voyais donc devant moi qu'un inventeur quelconque en deux volumes, qui se trouvait avoir fait un des mille pas qui nous séparaient du but,—un inventeur comme nous allions en trouver mille autres devant nous.—Il ne s'agissait pas du tout, pour le moment, de questions technologiques, mais de tout autre chose.

Je dus présenter à plusieurs reprises mes objections à mon confrère.—Mais il n'est pas de ceux qui sont embarrassés pour répondre,—et il me laissa réfléchir.

Et voici ce qui m'apparut:

Tel que j'avais pu le supposer déjà par quelques échos et d'après mes rapports personnels avec lui, si vagues et lointains qu'ils fussent, tel surtout que je l'ai apprécié depuis,—homme de sens essentiellement pratique et plein de méthode, doué d'un merveilleux esprit d'ordre et de suite, laborieux, patient, obstiné et toujours ruminant comme le bœuf, son similaire en Analogie Passionnelle, La Landelle avait toutes les qualités qui me manquent,—et que naturellement je me trouve d'autant plus enclin à priser haut. À nous deux,—quoique, ou plutôt parce que, si profondément dissemblables,—nous réalisions absolument, dans toute la plénitude de son action, l'unité virile qu'il fallait constituer.

Je ne parle pas de sa foi fervente dans l'Aviation, dont il n'avait pas craint d'aborder la technologie proprement dite, si ardue pour tout profane.

À la veille d'engager la grande bataille pour gagner une telle victoire, toute préoccupation personnelle eût été haïssable, toute prévention devait être abandonnée.—L'auxiliaire qui s'offrait était trop important pour qu'il me restât le droit d'hésiter davantage.

Je mis ma main dans la main de La Landelle et je lui dis:

—Nous marcherons ensemble!

Mais le fossé que nous devions franchir était trop large et profond pour qu'un certain élan ne fût pas nécessaire. Je pressentais bien qu'une bonne fois la lutte engagée je ne m'appartiendrais plus. Il s'agissait donc de bien méditer et dresser son plan de campagne, et, cela fait, il fallait se débarrasser autant que possible des nécessités personnelles, des liens de toutes sortes qui pouvaient embarrasser la marche.

Je me trouvais, en ce qui me concerne particulièrement, à la tête d'un établissement de photographie très-important et en pleine prospérité, mais dont les premières exigences d'installation n'étaient pas encore, depuis trois ans, complètement apaisées.—Il fallait régulariser cette situation au mieux des intérêts engagés, et je ne me dissimulais pas que l'absence du chef, pendant quelques mois, allait sensiblement déranger la plus-value des recettes sur les dépenses.

J'entrevoyais bien vaguement que le moindre accident d'ailleurs, le moindre temps d'arrêt dans ma marche d'autre part, pouvaient déterminer telles éventualités funestes,—homicides, peut-être...—Mais, comme je l'ai dit, je me rendais à un irrémissible appel...

Je combinai mes dispositions de ce côté du mieux, ou, tout au moins, du moins mal qu'il me fut possible, et en même temps, j'arrêtai définitivement le plan général depuis longtemps préparé.

Le 6 juillet, j'écrivis à La Landelle:

«Je suis prêt!—Go a head!»

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