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À terre & en l'air...: Mémoires du Géant

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RÈGLEMENT DE BORD
DE
L'AÉROSTAT LE GÉANT


Art. 1er. Tout voyageur, à quelque titre que ce soit, à bord du GÉANT, prend, avant la montée, connaissance du présent règlement et s'engage sur l'honneur à le respecter et à le faire respecter, dans sa lettre et dans son esprit.—Il accepte et conserve cette obligation jusqu'au retour inclusivement, à moins de congé acquis.

Art. 2. Il n'y a, depuis le départ jusqu'au retour effectué, qu'un commandement; celui du capitaine. Ce commandement est absolu.

Art. 3. À défaut de pénalité légale, le capitaine ayant la responsabilité de la vie des voyageurs, décide seul et sans appel, en toutes circonstances, des moyens d'assurer l'exécution de ses ordres, et le concours de tout voyageur lui est acquis.—Le capitaine peut, dans certains cas, prendre l'avis de l'équipage, mais son autorité décide souverainement même contre l'unanimité.

Art. 4. Tout voyageur affirme en montant à bord qu'il n'emporte avec lui aucune matière inflammable,

Art. 5. Tout voyageur accepte, par le fait seul de sa présence à bord, sa part d'entière et parfaite coopération à toutes les manœuvres, et se soumet à toutes les nécessités du service, sur toute et première réquisition du capitaine.—Il ne peut à terre s'écarter de l'aérostat sans autorisation, ni se retirer définitivement sans congé dûment acquis.

Art. 6. Le silence doit être absolu au commandement du capitaine. Ce silence est de rigueur pendant toute manœuvre.

Art. 7. Les vivres ou boissons quelconques qui pourraient être apportés par l'un des voyageurs sont déposés à la cantine commune. Le capitaine a la clef de la cantine et détermine les distributions.—Les vivres ne sont dus aux passagers qu'à bord seulement.

Art. 8. La durée des voyages n'est jamais limitée. L'appréciation seule du capitaine décide de la limite. Cette même et unique appréciation décide sans appel de la mise à terre d'un ou de plusieurs voyageurs dans le courant du voyage.

Art. 9. Tous jeux sont interdits à bord.

Art. 10. Il est rigoureusement interdit à tout voyageur de délester de quoi que ce soit le bord sous aucun prétexte.

Art. 11. Le bagage total de chaque voyageur ne peut excéder en poids 15 kilog., et en volume celui d'un très-petit sac de nuit.

Art. 12. Sauf de très-rares exceptions, dont le capitaine seul a l'appréciation, il est absolument interdit de fumer à bord et à terre en dedans de l'enceinte qui entoure le ballon.

Aucune de ces dispositions n'étant indifférente, et la moindre infraction, si puérile qu'elle paraisse, pouvant compromettre la vie de l'équipage, il est ici rappelé de nouveau que c'est à la conscience et à l'honneur de chaque voyageur qu'est confié le respect du présent règlement.

Paris, 3 octobre 1863 (veille du premier départ du GÉANT).

Un article important avait été omis. Je ne l'oubliai,—j'en ai les nombreux témoignages,—vis-à-vis d'aucun des voyageurs de mes deux ascensions.

J'ai trop peu de goût pour les dictatures pour ne pas aller au-devant d'un soupçon d'autocratie; mais les ascensions comme celles que je voulais entreprendre sont de véritables campagnes. Le but de ces ascensions était tel d'ailleurs que le succès ne devait dépendre d'aucune faute de précaution.

Je ne pouvais donc, sous aucun prétexte, permettre à ceux que j'admettrais à y prendre part,—généralement inexpérimentés en cette locomotion,—la possibilité de compromettre même innocemment le succès de ma grande entreprise par des appréciations fausses, des inexactitudes de nature à inquiéter ou même égarer l'opinion.

À un point de vue plus personnel, j'entendais bien me réserver d'ailleurs en tout droit, et sans conteste possible, la faculté de raconter moi-même mes expéditions.—Je payais seul,—et assez cher, avais-je pensé,—ce mince privilége pour espérer que tous ceux auxquels j'offrais l'hospitalité auraient au moins la délicatesse de le respecter.

Enfin, je comptais, après chaque ascension, en soumettre le compte rendu à l'assentiment de chaque passager.—Ce devait être un véritable Livre de Bord, unanimement contre-signé et donnant dès lors au public toutes garanties non-seulement de véracité, mais d'absolue exactitude.

Cet article omis, je n'oubliai pas de l'exposer ni de l'imposer, je le répète, à tous les passagers que j'acceptai dans mes deux premières ascensions! J'exigeai de chacun, et avec une même formule,—la PAROLE D'HONNEUR—que, quoi qu'il arrivât, pas une ligne, pas un mot, même télégraphique, ne seraient expédiés sans m'avoir été préalablement communiqués...

C'est la seule réponse que j'aie encore aujourd'hui à faire aux nombreux amis qui m'ont reproché de n'avoir pas devancé certaines publications, lorsque,—condamné à l'immobilité sur mon lit de blessé, en pays étranger,—dévoré par tous les parasitismes de tous les genres,—j'ignorais même ce qui se passait à côté de moi, et si quelque main éhontée et avide n'arrachait pas quelque lambeau du drapeau commun.

Quant à l'autre reproche,—celui d'avoir accepté à côté de moi des inconnus dans une partie sérieuse où il faut être dix fois sûr de ses partners,—je n'ai rien à dire,—qu'à confesser encore ma trop grande facilité d'accueil.

Je me corrigerai peut-être...

Mais j'ai ressenti un trop vif chagrin,—au milieu de tant d'autres,—de ces étranges publications dont les inexactitudes et les contradictions flagrantes ont déconcerté l'opinion publique et m'ont même été attribuées;—qui encore, dans certains journaux d'Angleterre, ont provoqué de sanglantes railleries contre le caractère Français,—pour n'avoir pas gardé à cœur le besoin de la protestation publique et très-explicite d'aujourd'hui.

Si une imprudence que je ne suppose pas nécessitait une déclaration plus circonstanciée, ma réponse serait alors autrement complète.

Je ne crois pas devoir oublier non plus, dans ces archives, le modèle de ces fameuses enveloppes en plusieurs langues qui ont fait pousser des cris affreux à un honnête feuilletoniste scientifique,—avec lequel je n'ai pas fini.

Cet homme à feuille de vigne avait une telle hâte de s'indigner après l'accident encore inexpliqué,—il le sera enfin tout à l'heure!—qui interrompit si inopinément à Meaux notre premier voyage, qu'il n'eut même pas la patience d'attendre le second; tant il était pressé de m'injurier!—Il n'avait pourtant que bien peu de jours à laisser passer pour savoir si le Géant avait quelques chances de se servir de ces enveloppes de lettres!

On m'a raconté pourtant qu'après notre seconde ascension il y avait eu dans le public une certaine émotion à attendre de nos nouvelles que l'on demanda vainement, trois jours de suite, aux journaux muets. Si l'honnête feuilletoniste en question conteste, je ne dirais certainement pas, devant lui, cette sympathie, mais cette curiosité que j'ai pu seulement connaître d'après rapports,—j'ai au moins su pertinemment que, ces nuits-là, un frère et un groupe d'amis dévoués veillèrent dans ma maison, attendant le message qui devait leur annoncer le sort de celui qu'ils aiment—par cette bonne et simple raison qu'ils en sont aimés.

J'ai su encore qu'en la dernière de ces nuits, ces veilleurs à l'oreille ouverte se levaient tous à chaque coup de la sonnette...—Mais,—toutes les hypothèses ayant été épuisées vingt fois,—ce frère et ces amis ne se parlaient plus entre eux,—même comme on parle dans la chambre d'un malade, à voix basse: ils attendaient toujours,—mais ils n'espéraient plus...

Or, voici la simple explication de l'inexplicable retard de ces nouvelles.

Pas un des neuf passagers de notre voyage de Hanovre ne savait un mot d'allemand.—Une dépêche en français, envoyée dès le lundi matin, deux ou trois heures après notre chute, par un cavalier à la station la moins éloignée, nous était revenue le lendemain matin, faute d'avoir pu être traduite. Il fallut dépister un interprète allemand-français, rare trouvaille à Rethem, et réexpédier le messager à cheval.—La dépêche n'arriva à Paris que le mercredi dans la nuit.

Si, dès l'aube du lundi, ou même dans la nuit de notre départ, nous avions eu la précaution de semer au-dessus des petits centres de populations Belge, Hollandaise et Allemande, que nous laissions sous nous, quelques-unes de nos enveloppes tant reprochées et vilipendées,—il y eût eu sans doute quelques heures d'angoisses de moins pour ceux qui attendaient; et la précaution polyglotte se trouvait peut-être justifiée.

Elle l'était encore davantage si notre descente, au lieu de s'exécuter dans le pays où l'on parle allemand, avait eu lieu seulement trois ou quatre heures plus tard, puisque, avec le même vent, nous tombions alors en plein territoire Russe.—Or, à notre descente désastreuse—et dont le public n'a jamais su les véritables et misérables causes, que je dirai, enfin! à leur place, tout à l'heure,—nous avions encore en réserve une vingtaine de sacs de lest de 25 kilogr. chacun, c'est-à-dire de quoi rester encore quelques quarante-huit heures en l'air,—ce qui, avec le vent que nous avions, pouvait nous mener loin...

La moindre notion aérostatique et le plus mince sentiment des probabilités suffisaient là pour se passer du fait et laisser aux petits journaux les plaisanteries, chez eux inoffensives, à propos de nos enveloppes en plusieurs langues.

Mais le venin ne raisonne pas, et c'est dans un article dit scientifique qu'une simple précaution utile, élémentaire, était dénoncée à l'indignation de tous comme une manœuvre dolosive, frauduleuse, impudente, destinée à tromper la crédulité publique. L'insulteur n'avait pas reculé jusque devant la calomnie, sans même examiner si elle n'était pas exagérée jusqu'à l'invraisemblable et au ridicule:—dans un journal grave, dans une rédaction spéciale dont chaque terme doit être pris au sérieux par le lecteur, il n'hésitait pas à affirmer qu'il avait vu, parmi nos différents textes,—une leçon Chinoise!...

Implacable contre ce qui est le mal, je dirai tout à l'heure ce que vaut,—et comme savant, et comme homme,—celui qui m'a offensé de la façon la plus odieuse,—en laissant derrière lui prudemment ouverte, après chaque injure, chaque insinuation perfide, la porte par laquelle on se dérobe au châtiment.

Mais j'oubliais:—voici le modèle promis d'une de ces abominables enveloppes, dans toute l'horreur de leur supercherie,—et qui n'ont pas craint d'employer même une langue mère, le latin,—pour mieux exploiter la naïveté publique!...

PRIÈRE de porter immédiatement au plus prochain journal ces nouvelles impatiemment attendues par les familles des voyageurs du ballon LE GÉANT, parti de Paris le dimanche 4 octobre, à cinq heures du soir.
Placeat ad proximam hujas loci Publicam Cartolam has nuntias afferre, quæ viatorum in Geante familiis valde desiderantur.
You are kindly requested to address to the nearest Newspaper office these news desired with the utmost impatience by the families of the travellers in the balloon Le Géant.
Bitte diese Nachrichten sogleich an das nächste Zeitungs-Büreau zu tragen, da dieselben ungeduldig von den Familien der Reisenden des Luftballons Géant erwartet werden.
Proszę te nowiny, niecierpliwie oczekiane przez familie podróżających balonem Géant, jak najprędzej zanieść do bliższej gazetnej kantory.
Прошу немедленно отнести въ ближайшую Редакцію мѣстныхъ Вѣдомостей, эти извѣстія о путешествующихъ на воздушномъ шарѣ Жеантъ, съ нетерпѣніемъ ожиданныя ихъ семействами.
Preghiamo di portare immediatemente queste notizie, con somma impazienza aspellate dalle famiglie dei viaggiatori del ballone Géant, alla più vicina reddazione di giornale.
Ruego à vd. de llevar aquellas noticias con impaciencia esperadas por las familias de los viageros del ballon el Géant á la redaccion del mas vecino diario.

Notre savant de bas de page verra aux prochains voyages du Géant,—Hanovre ne compte pas!—si celles que j'enverrai seront timbrées de Meaux...

XVI

Les journaux. — Remercîments. — Dissonances. — Les victuailles! — Juge et partie. — Le mépris! — L'abbé Fracasse. — Une citation. — Le Nain jaune. — A. Scholl et son sous-Scholl. — Le Hanneton. — Le Guillois, Commerson de l'avenir. — Sans bretelles! — Une affiche. — Les directeurs de ballons. — La formule! — Le couvre-oreilles. — Le paletot insubmersible. — Richard, Breguet, Devisme, Ragueneau. — Le Champagne Folliet. — Une lettre chargée. — Le souscripteur anonyme. — Le 3 octobre. — M. Levesque. — La pluie! — L'explosion! — Pourquoi? — L'ivrognerie. — Le maréchal Regnauld de Saint-Jean d'Angély. — Le général Gault, le colonel Robinet. — Agitation. — Les crieurs. — Un homme public! — Pourvu que!... — Les fumeurs. — Un asphyxié. — C'est bien fait! — L'enceinte de manœuvre. — Un petit banc. — Un coup de canne. — Les drapeaux de Delessert. — M. Babinet. — Pas de compensateur! — Madame A. D. — La princesse de la Tour-d'Auvergne. — Discussion. — Je cède! — De Villemessant. — Je ne cède pas! — Le chiffre 13! LÂCHEZ TOUT!!!

Cependant journaux de Paris et de province faisaient, à propos de la prochaine ascension du Géant, un terrible remue-ménage.

Il serait difficile de trouver plus de bienveillance que je n'en trouvai chez mes confrères de la presse. Je ne sais si tous appréciaient bien au juste ce que je voulais faire et ce que j'avais tant de fois répété;

Gagner AVEC MON BALLON le premier capital d'essais nécessaire à une Société de Navigation Aérienne SANS BALLONS.

Les mêmes choses ne sauraient jamais être assez de fois redites, et je rencontre encore aujourd'hui des personnes du meilleur monde qui me disent d'un air fin: «—Croyez-vous que vous arriverez réellement à diriger votre ballon?...» Ce qui me fait sauter haut, vous pensez!

Si le but, si désintéressé, que je me proposais échappa,—s'il échappe encore, même aujourd'hui, à quelques-uns, j'en ai la démonstration,—je n'en suis que plus obligé personnellement à ceux-là mêmes qui mirent à ma disposition toute leur publicité de la façon la plus obligeante et la plus large, depuis le grave Moniteur et les sérieux Débats jusqu'à la moindre feuille hebdomadaire.

Un ou deux petits journaux industriels firent désaccord dans l'ensemble.

Dans l'un, je fus assailli de deux ou trois articles consécutifs d'un brave homme qui, ne comprenant pas un mot à ce qui se passait, me tançait vigoureusement pour avoir—«abandonné, trahi mon drapeau,»—en faisant un ballon, moi partisan du Plus lourd que l'air.—Dieu sait toutes les belles choses que ce rédacteur indigné tirait de là! Il m'écrasait à chaque ligne:—«Faiblesse déplorable qui fait déserter la lutte! Honteuse versatilité, pour ne rien dire de plus!» s'écriait-il.—«Pour ne rien dire de plus» me semblait bien.

Mais ce qui paraissait l'animer surtout, c'était d'avoir appris que nous nous proposions d'emporter avec nous de quoi souper là-haut. Cela, il ne pouvait le digérer:—«Des victuailles!» s'écriait-il à chaque pas, dans son étonnement mêlé de convoitise, comme ce comique de Labiche qui s'extasie sur «—les girandoles!» À voir l'espèce d'inquiétude douloureuse et obstinée avec laquelle il revenait sans cesse à—«Chevet, aux comestibles, aux provisions, poulets, chapons, perdreaux,»—à nos «gosiers bien nourris,»—on sentait que ce brave homme avait l'eau à la bouche, et l'envie m'eût pris de l'inviter à dîner pour avoir le plaisir de le regarder manger.

Une autre feuille du même genre m'attaqua; mais, malgré la médiocrité et l'obscurité de l'agresseur, je fus plus que de raison sensible à cette attaque inattendue.

Avec la promptitude de nature que j'ai à m'enflammer pour ce que je trouve bon et à m'indigner contre ce que je tiens pour mauvais, je ne fais pas assez compte encore que, ne ménageant jamais ma parole devant ma pensée, je dois choquer souvent ceux qui ont parfaitement le droit de n'avoir pas les mêmes appréciations que moi.

Je puis me tromper du tout au tout, me jugeant moi-même, mais il me semble que je suis plutôt bon que méchant, et je crois pouvoir affirmer en toute certitude que je suis bienveillant de nature. Si mon prochain fait un pas vers moi, j'en fais volontiers deux vers lui, et le plus souvent je ne l'ai pas attendu. Je ne crois pas avoir dans ma vie refusé beaucoup de services,—je commence à me guérir!—lorsque j'étais requis et lors même que ces services étaient impossibles, et je me suis donné plus d'une fois le bonheur d'obliger celui-là qui ne me demandait rien.

Les relations que j'ai autour de moi sont assez nombreuses pour que ce que je ne crains pas de dire haut ici puisse être accepté comme vérité.

Il résulte de ceci que, lorsqu'il m'arrive de rencontrer chez autrui un sentiment de malveillance à mon endroit, le premier mouvement que j'éprouve est la surprise, le second la tristesse, le troisième et définitif l'indignation et la colère véhémente.—«Il faut que celui-là soit donc bien mauvais, puisqu'il m'est hostile!...»

Je connaissais donc la colère, la haine et l'horreur.

J'ai dans ces derniers mois appris un sentiment que je ne savais pas encore: le mépris.

Mais il ne trouble en rien les autres!

Il se trouva alors que celle feuille qui s'en prenait à moi sans provocation, et qui depuis n'a pas laissé passer une seule occasion de me témoigner sa pieuse rancune était rédigée par un abbé au moins aussi connu dans les corridors de l'Institut qu'à sa sacristie. Cet abbé-là assistait à la première séance où je lus le Manifeste et d'où naquit noire Agitation. À cette séance avaient publiquement fonctionné, ai-je dit, les petits hélicoptères de MM. d'Amécourt et de La Landelle.

Si telle était son opinion, notre adversaire fort inattendu pouvait assurément apprécier que nos hélicoptères ne prouvaient pas assez;—que, s'ils s'enlevaient, ce n'était en somme, qu'à l'aide d'une force préalablement emmagasinée;—que la question du moteur, question qu'il pouvait enfler à son gré, restait tout entière, etc. etc.—Il n'en fit rien et choisit un procédé beaucoup plus simple: ce fut de nier, tout carrément, que nos hélicoptères se fussent envolés, sans s'inquiéter autrement des cinq cents assistants qui, avec lui, les avaient vus partir en l'air et évoluer;—et pour faire bonne mesure, il termina en donnant à entendre que nous étions des intrigants, ou tout au moins des farceurs qui ne croyaient pas un mot de ce qu'ils disaient.

Je me trouvais à ce moment-là un peu gâté par tout le monde,—j'en ai rabattu!—et je n'avais pas encore l'épiderme endurci aux piqûres. Je m'indignai fort du procédé et je répondis de ma meilleure encre dans le feuilleton du premier numéro de l'Aéronaute à ce bizarre ecclésiastique, toujours plus pourvu qu'il ne faut de querelles et de procès qui n'ont rien du tout d'apostolique,—avec toutes réserves d'ailleurs,—mais sévères,—sur sa qualité sacerdotale, qu'il serait peut-être préférable de ne pas engager dans cette vie de polémiques et d'algarades scientifico-industrielles. Il s'était certainement débarrassé de sa soutane pour me porter plus solidement son coup: je ne la lui laissai pas remettre pour lui rendre le mien,—Un trait suffirait pour peindre notre homme: je terminais mon article en espérant qu'à défaut de modération et de charité, la dureté de ma riposte lui inspirerait désormais tout au moins le souci de sa conservation.—Il fit semblant de s'y méprendre et s'écria que je menaçais de le battre!...

Je n'avais qu'une réponse à faire à ce personnage militant, tumultueux et ardélionesque:—cette simple citation que voici, dudit abbé en personne criant aux passants, sans y être forcé, dans son propre journal, ces étranges confidences de ménage, à propos de je ne sais quelle nouvelle bisbille qu'il s'était faite avec un de ses amis:

«À bout d'arguments, notre ami frappe un grand coup. Ce passage de sa lettre est très-instructif, on nous pardonnera(!) de le reproduire: «—Et maintenant, puisque l'occasion s'en présente, laissez-moi vous féliciter de la fondation des Mondes! À quelque chose malheur est bon. Je regrette seulement que vous soyez toujours aux gages de quelqu'un, et que votre puissante intelligence soit forcée de compter avec des gens qui l'exploitent au profit de leur cause. À quoi bon, etc. Est-ce de la science? etc.»—Voilà le grand mot lâché! Je suis aux gages de quelqu'un... mon intelligence est forcée de compter avec des gens qui l'exploitent!... Grâce à Dieu(!!!), cher ami, il n'en est rien. Dans le Cosmos, j'étais aux gages de M. Seguin; mon intelligence avait à compter avec M. Tramblay; dans les Mondes, je suis à mes propres gages, et mon intelligence n'a à compter qu'avec elle-même. On ne voudra pas le croire, etc., etc.[5]

Cela suffisait et au delà, et je n'avais rien à ajouter.

On me reprocha d'avoir frappé un peu trop fort et surtout, ce qui était plus grave, d'avoir perdu mon temps,—pour n'apprendre rien à personne.

Je suis de cet avis aujourd'hui, surtout en relisant trois curieuses lettres,—trop autographes,—dont on m'a fait présent—et que je résiste à la démangeaison de publier.....

Mais je ne sais pas me contenir quand je crois voir une méchante action; et ce qui m'irritait encore un peu plus en cette affaire, c'est que ce terrible abbé Fracasse, chez qui je n'étais jamais allé, était, lui, venu plusieurs fois chez moi plein d'une apparente mansuétude et y avait été fort bien reçu, avec la même onction,—excepté une seule fois où je m'étais montré peut-être un peu plus froid, l'abbé étant venu sans dire gare, accompagné...

—(Eh bien! non, je n'irai pas plus loin, puisque, pour obtenir celle grâce, une si belle lettre et si chrétienne m'est écrite par une main à laquelle je ne saurais rien refuser.

Mais quel sacrifice!...)

Je ne parle pas après cela des plaisanteries inoffensives d'un ou deux petits journaux, bien qu'à ce moment je m'y sois trouvé assez sensible. J'aime assez me moquer des autres, mais je n'aime pas du tout que les autres se moquent de moi,—c'est-à-dire que je suis absolument comme tout le monde, avec cette petite différence peut-être que je me vois et m'avoue tel que je suis.

Et puis je prenais tellement au sérieux l'entreprise que j'avais conçue, je voyais mon but si grand, je payais là si bien et incontestablement de ma personne en tous points, que la moindre irrévérence prenait pour moi le caractère de l'odieux et presque les proportions d'une impiété.—Aussi gardai-je un trop bon bout de temps quelque rancune à mon ami Scholl et à son sous-Scholl, M. Francisque Sarcey, qui me plaisanteront dans le Nain Jaune. Ledit Sarcey, foudre de guerre connu sur la place, trouva même depuis du dernier comique que je me fusse cassé la jambe droite en Hanovre, et il eut la délicatesse de choisir ce moment pour paraphraser avec la légèreté qu'on lui sait la fameuse romance: «—Ah! zut alors, si Nadar est malade!»—Mais comme il se serait moqué de moi davantage si j'avais défié ses oreilles de lièvre d'aller seulement se montrer là où j'avais été chercher mon mal!

Je trouvais tout cela très-énorme alors: c'est de moi-même que je m'étonne aujourd'hui.

Et je ne trouverais pas dans ce livre une meilleure place, je pense, à propos de ces misères, pour m'excuser auprès de mon lecteur si je le fais passer par tant de détails insignifiants et tout personnels.

Je comprends la fatigue et aussi à la fin l'impatience que doivent assurément déterminer l'interminable énumération de toutes ces petites et grosses douleurs d'un indifférent et surtout cet haïssable JE, toujours en scène.

Mais ce livre s'appelle MÉMOIRES, et la seule étiquette prévenait contre le contenu.

Que le lecteur auquel cette première excuse ne suffirait pas veuille bien considérer encore qu'il ne s'agit pas ici d'un individu proprement dit, mais d'un être de raison,—de la persona synthétique qui, avec toutes ses imperfections humaines, se débat, froissée, meurtrie à tous heurts, tantôt contre la méchanceté, tantôt contre la sottise, pour arriver à faire prévaloir une Vérité nouvelle qu'elle sait et en qui elle croit.

Et cette fois, cette Vérité nouvelle n'est-elle pas autrement précieuse et belle que la statue qui va sortir de la fournaise de Benvenuto?...


J'ajouterai, pour en finir, que spontanément un autre journal vint se jeter dans mes vitres. Ce journal invraisemblable, le Hanneton, était rédigé au gros sel et au gros poivre par un Commerson de l'avenir, homme cocasse, habitué déjà à envisager d'un œil calme les coquesigrues les plus fantastiques et à aborder les farces les plus saugrenues.

Mais ici, pas la moindre malveillance, et je ne pus m'empêcher de rire de bon cœur,—l'occasion pour moi en était rare alors,—avec les passants arrêtés court devant ces extravagantes affiches dont je consigne ici le souvenir arraché des murs:

ASCENSION
D'UN HOMME
SANS BALLON, SANS AILES, SANS HÉLICE
sans Mécanisme, sans Corde, sans Balancier et même sans Bretelles


Le jour où M. Nadar s'enlèvera dans les airs à l'aide de sa seule Hélice Aérienne, M. Le Guillois s'engage à le suivre immédiatement, à la distance de 100 mètres au moins, partout où il ira, sans le moindre appareil ascensionnel, aussi nu que la décence le permettra.

Du reste, ce ne sera pas la première fois que le Célèbre Marquis se livrera à des excentricités de cette nature.

Le Samedi 26 septembre, il se promenait sur le Boulevard Montmartre avec quelques amis, lorsque tout à coup, prenant son élan, il alla s'asseoir, avec la rapidité d'une flèche, sur la plus haute cheminée du quartier; puis, aux acclamations de la foule, il redescendit majestueusement et reprit sa promenade, comme un simple mortel.

Un autre jour, le Mercredi 30 septembre, à l'aide d'une longue-vue, il admirait le Panorama de Paris, du haut des Tours de Notre-Dame. Tout à coup, il aperçoit deux gamins qui se battaient avec fureur, au pied de l'Arc-de-Triomphe. Il n'hésite pas, s'élance dans les airs et tombe, trois minutes après, entre les deux combattants, qu'il sépare.

Ces traits lui sont familiers; aussi, depuis longtemps, il aurait entrepris un Voyage Aérien au Long Cours, s'il n'avait été retenu à Paris par la Direction de son Journal:

LE HANNETON
JOURNAL DES TOQUÉS
Paraissant le Dimanche

Je ne pus m'empêcher d'écrire à ce M. Le Guillois,—moi qui ne trouve jamais le temps d'écrire à personne,—pour lui témoigner de mon admiration devant la façon, incontestablement supérieure au procédé Sarcey, dont il travaillait à se rendre impossible comme président du Corps législatif.

Mais le jour de l'Ascension approche. Avançons.

On s'imaginerait difficilement la grêle de besognes diverses qui m'assaillait davantage encore à mesure que nous arrivions au terme.

On pourra s'en rendre compte par ce seul fait que, sur demandes verbales ou écrites, je délivrai à divers quelque chose, je crois, comme deux mille six cents entrées de faveur.

D'autre part, pleuvaient les lettres et mémoires des inventeurs qui devançaient l'heure de la convocation. Je n'avais ni ne voulais prendre qualité pour décider du mérite de ces communications, réservées au Comité d'examen de notre Société,—quand elle serait constituée;—et, sans avoir le temps même de les parcourir, nous les entassions dans les cartons en attendant l'heure.—Je n'étonnerai sans doute pas mon lecteur en disant que, malgré mes déclarations antiballonesques et ma profession de foi si rudement exclusive, tirées par moi ou reproduites à quelque cent mille exemplaires,—quatre-vingt-dix sur cent de ces correspondants n'avaient pas compris un mot de plus que le journaliste aux «victuailles!» et me demandaient de l'argent pour leur permettre de réaliser chacun son système infaillible—toujours!—de direction des ballons, sans perte de lest ni de gaz, etc., forme allongée, enveloppe imperméable, etc. (Systèmes Carmien, V. Meunier, etc. La formule, qui n'est pas du tout usée depuis quatre-vingts ans qu'elle sert, la formule ne change jamais.—Le résultat non plus.)

Dans cette correspondance infinie, où se noyait Saint-Félix, je retrouve, non sans émotion à quelques-unes de ces lettres, toute une liasse d'encouragements, de conseils, etc., signés et non signés.

Nous recevions même plus que des lettres. Un inventeur m'adressait de Londres un envoi qui m'intrigua fort tout d'abord,—une provision d'oreilles en caoutchouc. Le prospectus m'expliqua comment ces petits engins, une fois adaptés, étaient un excellent préservatif contre le froid aux oreilles. Ayant passé ma vie nu-tête et nu-cou à chercher les courants d'air pour me sécher quand j'étais en transpiration, je ne pus que remercier l'auteur de cet envoi, pour moi plus qu'inutile.

Un tailleur du Havre, M. Selingue, m'expédiait un paletot qui rendait son porteur insubmersible. L'invention, cette fois, me parut bonne, et je ne négligeai pas d'embarquer avec moi ledit paletot.

Il y avait encore—des baromètres anéroïdes envoyés de deux côtés par mon excellent ami Richard et par M. Baudet-Bréguet;—des lorgnettes, par Richebourg;—des armes merveilleuses, par Devisme;—une presse à copier par Ragueneau;—un équipement de voyage, par le Dock du Campement;—une caisse de champagne-Folliet, etc.

Mais, de tous ces envois, je ne saurais oublier celui qui me toucha le plus.

Dans une enveloppe timbrée de province, cinq timbres-poste de vingt centimes,—et ces quatre lignes:

«Vous tentez une grande chose, monsieur. Ne pouvant vous aider, puisque je suis éloigné et très-pauvre, je vous envoie la souscription que je vous dois, un franc en timbres-poste pour le prix de mon entrée aux dernières places. Vous donnerez mon billet à quelqu'un qui ne pourrait pas payer...»

Pas de signature.

Si ce livre arrive sous les yeux du souscripteur inconnu auquel je n'ai pu répondre, il saura que je garde pieusement les cinq timbres-poste...

Qu'aurait dit cet homme de cœur, s'il avait pu apercevoir à mes deux ascensions le quai d'Iéna et le Trocadero littéralement encombrés de riches équipages, dont les propriétaires grimpaient à la place de leurs cochers pour voler plus à l'aise leur place à mon spectacle—qui me coûtait si cher!

Mais nous sommes arrivés au 3 octobre.—C'est demain le grand jour!

Tout est prêt.

Les douze cents mètres de tuyaux de cinquante centimètres, ponctuellement installés sur et sous le Champ de Mars,—et, au milieu de la vaste place, la valve qui nous doit vomir trois mille mètres cubes à l'heure, sont gardés par les sentinelles de jour et de nuit.

Les rapides ouvriers de Levesque ont planté ce soir les premiers piquets des immenses treillages des enceintes: ils auront terminé leur travail à l'aube.

Le ballon tout ployé, le filet, les agrès et la nacelle attendent les chevaux commandés à la poste, qui les amèneront demain matin sur place.

Je passe cette dernière nuit à aller et revenir à mon baromètre,—que j'ai dû user à force de le regarder tous ces derniers jours!

À cette fin de saison d'automne, le temps est pluvieux, les beaux jours sont rares.—Si je n'ai pas cette fois encore ma chance éternelle, si je ne tombe pas sur trois à quatre beaux dimanches de suite...

—Je frissonne et détourne ma pensée...

Le baromètre hésite entre pluie et variable...—Allons toujours, les dés sont jetés!

Mais le ballon n'éclatera-t-il pas?

Dans ce Champ de Mars, si terrible à celui qui ne sait pas réussir au premier coup, ne vais-je pas retrouver le martyre des Miolan et Janinet, des Deghen, des Lennox?

Ce n'est pas le poids énorme à soulever avec cette immense quantité de gaz qui m'inquiète. Il y a là une conséquence physique absolue, bien que ce soit la première fois, dans l'histoire aérostatique, que des forces aussi considérables se trouvent en présence.

Ma préoccupation la plus grave n'est pas là.

L'appendice, pas plus que la soupape, n'est en proportion avec la capacité du ballon:—et il y a là le plus grand des dangers, comme on va trop aisément le comprendre.

L'appendice est cette manière de manchon qui termine inférieurement le ballon piriforme. Il doit rester constamment ouvert pendant l'ascension pour donner issue à l'excédant de gaz produit par la dilatation,—que cette dilatation provienne de l'action calorifique du soleil sur l'aérostat sortant des nuages, ou simplement de l'altitude croissante.—On voit que c'est là une véritable soupape de sûreté contre l'explosion.

Le simple bon sens indique dès lors combien il est indispensable que l'ouverture de cet appendice soit calculée en raison de la capacité de l'aérostat, car il est évident que six mille mètres de gaz ont une tout autre expansion que cinq cents.

Or, l'appendice de notre aérostat de six mille mètres est à peu de chose près de même diamètre que celui d'un ballon de cinq cents, ainsi qu'en témoignent les photographies faites au Champ de Mars.

C'est ce qui fera tout à l'heure tirer un si terrible pronostic par M. Babinet...

De plus, et pour comble, l'habitude des Godard est de gonfler entièrement leurs aérostats, au contraire de la précaution prudente de tous les aéronautes compétents: le moindre coup de soleil inattendu peut dilater tout à coup mon gaz au moment du départ,—et ce gaz, n'ayant pas d'issue de dégagement suffisante, peut faire éclater le ballon...

Et dire que c'est—MON HONNEUR—qui est engagé là!

Fermons les yeux encore de ce côté!...

Le jour s'est enfin levé!

—Le temps est couvert!

Je pars pour le Champ de Mars.—Mon excellent frère ne me quitte plus.

Mauvais début:—un marchand d'eau-de-vie s'est installé dans mon enceinte de manœuvre et m'a déjà troublé une partie des tapissiers qui disposent les banquettes des premières places.

Je suis assez sévère pour mes défauts quand je les rencontre chez les autres, mais je suis impitoyable quand je trouve chez les autres le défaut que je n'ai pas. L'ivrognerie est pour moi le plus répugnant des vices, et devant un homme ivre j'éprouve à la fois le dégoût, une affreuse tristesse et la colère.

Je vais avoir affaire dans cette grosse journée à des équipiers de plus d'un genre, et je vois bien vite qu'il faut me précautionner de ce côté...

Je cours à l'École Militaire. Je ne connais pas le maréchal Regnault de Saint-Jean d'Angély qui commande, mais je connais deux officiers supérieurs, le général Gault, le colonel Robinet.

J'ai le bonheur de trouver ces messieurs, auxquels j'expose ma situation, et qui avec la meilleure obligeance me présentent au maréchal.

Excellent accueil du maréchal. Il m'accorde le secours de soixante soldats d'artillerie avec sous-officiers. Plus tard, je devrai recourir de nouveau à sa bienveillance pour compléter le nombre cent.

Me voilà—paré à bâbord!—comme dit mon coadjuteur La Landelle,—et je retourne bien vite à mon poste.

Les enceintes de treillages ne sont pas encore achevées: Levesque me rassure; mais, comme je ne le connais pas encore, je ne croirai que quand je verrai,—et jusque-là je ne serai pas tranquille.

D'autre part, les guérites des contrôles n'arrivent pas.—Les voici!—Mais il manque des boîtes pour les billets d'entrée et l'argent.

Les contrôleurs sont-ils là?—À la bonne heure.—De ce côté, j'ai l'esprit bien en repos:—je me suis adressé au contrôle des hospices lui-même, et je sais qu'à celui-là rien n'échappe...

(—Ne viens-je pas de sentir une goutte de pluie?...)

Du milieu de cette agitation où je me démène, des contrôleurs aux employés du gaz, des chefs de musique aux officiers de paix, des aides de Godard, qui étalent et préparent l'aérostat, aux amis qui m'ont apporté leur concours d'aides de camp,—je vois déjà peu à peu quelques spectateurs prendre leurs places dans les trois enceintes.

Malheureusement, l'enceinte qui se garnit le plus est celle dite de Manœuvre. Avec mon éternelle et niaise facilité, je n'ai pu refuser de billets à personne,—et nous voici déjà entourés, envahis de figures parmi lesquelles je serais bien embarrassé d'en trouver une de connaissance sur vingt.

Ces curieux sont partout dans les jambes. Ils entourent et questionnent les gaziers de la valve, ils encombrent les équipiers du ballon.

Des uns aux autres je vais, priant de faire recul. Ils se retirent un instant sans mot dire, puis ils reviennent—comme ces vilaines mouches que vous savez.—Je retourne sur eux, et, pendant ce temps-là, je suis envahi d'un autre côté.

Plus que fatigué,—excédé, énervé par les mille et une besognes contradictoires, les préoccupations et les insomnies des derniers jours et nuits passés,—je sens se décupler l'irritation que j'éprouve, à entendre les cris des marchands divers auxquels j'ai pourtant expressément défendu l'entrée.

Je n'ai permis de pénétrer qu'aux seuls vendeurs de l'Aéronaute,—et à gauche, à droite, devant, derrière, je n'entends qu'appels glapissants à chacun desquels, pour comble de mesure, mon nom se mêle invariablement. On vend Nadar-Ballon, chanson de l'Alcazar et d'autres romances Nadar, et je ne sais quoi de Nadar encore. Les crieurs de l'Aéronaute eux-mêmes se mettent de la partie et s'époumonent avec «le journal de monsieur Nadar!»—J'entends même un animal (—si je l'avais tenu!) hurler—les cannes Nadar!

(—Si les conduites du gaz allaient éclater,—par hasard!..)

Je vais sans doute ici un peu surprendre les gens qui ne me connaissent que de loin;—de ceux qui ne me croiraient pas, je suis tout consolé.—La vérité est que j'ai la plus profonde répugnance à attirer l'attention sur ma personne, et sans que je sois timide, malgré le bruit que j'ai pu quelquefois faire, plusieurs regards concentrés sur moi m'embarrassent extrêmement d'abord, m'irritent bientôt. En première raison de ceci,—et sans parler de plusieurs considérations d'autres ordres,—je ne serais jamais, pour tout au monde, monté sur un théâtre.

Or je me suis engagé, à mon ordinaire, dans cette entreprise sans plus réfléchir à ce côté de la question qu'aux autres, et depuis que je m'agite dans notre enceinte de manœuvre, j'ai eu trop de choses à faire pour y songer. Les cris de ces affreux marchands me forcent à courber le nez sur cette trop évidente et très-désagréable probabilité—que je dois servir en ce moment de point de mire à quelque lorgnette, et que me voici passé du coup homme public, dans un des sens les plus désobligeants de cette dénomination qui m'est si antipathique.

J'ai beau prier les sergents de ville d'empêcher ces cris si cruels à mon tympan: ils auraient trop à faire, car la meute des crieurs est maintenant lâchée,—et d'ailleurs la besogne ne leur manque pas de toutes autres parts...

(—Pourvu que le ballon ne crève pas, au moins!...)

En effet, les services divers, mal organisés à ce début, fonctionnent mal.—À chaque instant on vient m'annoncer que les billets d'entrée manquent sur un point, et les agents de surveillance sur un autre.—Tel bureau a trop de personnel, tel autre ne peut suffire.—Il faut doubler, tripler le contrôle à telle entrée.—Les suppléments ne sont pas installés.—À plusieurs reprises, et sur plusieurs points, la foule envahit et force les barrières.—Un monsieur, d'une politesse exquise, choisit cet instant pour venir me demander, la bouche en cœur:—«à quel endroit du ballon je place mon hélice?...»

Je réponds à l'un, à l'autre,—l'œil tantôt sur le ciel toujours nuageux, tantôt vers le Géant, qui commence à se gonfler...

Et je vais, je viens, fiévreux. Pendant que je tourne et retourne autour de l'énorme circonférence du filet, indiquant à mes artilleurs, aérostiers-néophytes, comment ils ont à s'y prendre pour descendre graduellement les sacs de lest pendus aux mailles, j'envoie prier un ou deux de mes messieurs de l'enceinte de vouloir bien éteindre leurs cigares, s'ils ne tiennent pas absolument à nous faire sauter en l'air avec eux.

Sur la droite, j'entends une forte rumeur; on se presse vers les gaziers:—c'est un monsieur âgé qui s'est penché sur l'orifice de la valve, malgré avertissements, et qui a été renversé par l'asphyxie.

On l'emporte: il en a au moins pour deux jours de lit.

C'est bien fait,—mais ce n'est pas assez!!!

Mais, de tous ces épisodes irritants, de tous ces avis inutiles, de toutes ces questions niaises, de tous ces tiraillements, de tous ces ahurissements,—le plus insupportable supplice je le dois à ceux que j'ai eu l'imprudence, l'imbécillité d'admettre dans l'enceinte de manœuvre.

Amis ou inconnus, les voilà chez eux, et de la place ils font les honneurs aux autres.—Celui-ci, que de ma vie je n'ai seulement aperçu, me demande la faveur de faire entrer deux personnes qui lui ont fait signe;—cet autre plus modeste,—comment diable est-il entré ici?—m'apporte un crayon et des billets de secondes qu'on l'a prié de faire changer en premières;—tous s'empressent de me transmettre des cartes plus ou moins cornées.—D'autres scélérats, dans le lointain, ne trouvent pas ma torture suffisante et invoquent tous les droits possibles pour être admis à augmenter le nombre de mes bourreaux de l'enceinte réservée.—J'ai eu la lâcheté de répondre oui aux premiers; mais ceci commence à prendre de telles proportions, que je me décide violemment à dire non et à tourner le dos avant qu'on ait même ouvert la bouche.

Que de bonnes petites et âcres rancunes je me mets à la Caisse d'épargnes!

Le plus violent vient d'accourir, le sourire aux lèvres, me demander de la part d'une dame des premières, «—qui ne me connaît pas, mais qui sait toute mon amabilité,»—UN PETIT BANC!...

Les nuages se sont un peu dissipés.—Décidément il ne pleuvra pas!

Reste toujours la question d'explosion?...

Je bous en dedans...

Qu'est-ce que je vois?—À côté, juste à côté du ballon, un beau monsieur, un cigare neuf au bec, qui frotte sur une boîte d'allumettes...

Je me précipite et d'un revers de canne, j'enlève doigts et allumettes. Il jette un cri de douleur et fourre sa main dans son gilet.—Je l'ai pris à la cravate:

—Jetez-moi ce gredin-là dehors!...

Ouf!!!...

Et mon ballon crèvera-t-il?...

J'ai essayé une fois ou deux, dans mon inspection d'ensemble, de pénétrer dans la nacelle.—Impossible! Delessert en défend l'entrée.—Avec cinq ou six tapissiers, il travaille pieusement à l'intérieur.—Que diable peut-il y trouver encore à faire?...—

Tout à coup:

—Regarde!... me dit mon frère.

Je m'élance, bouscule les tapissiers du rez-de-chaussée, grimpe d'un bond à la plate-forme et arrache des mains de ce pauvre Delessert, ébahi, un drapeau tout historié par-dessus les trois couleurs,—le premier des quatre dont il s'apprêtait à nous orner...


Je suis bien en colère, car, suffoquant, je viens de dire vous à Delessert!

Cependant derrière moi, à mon oreille se penche, sérieux, menaçant, le digne M. Babinet—qui me prie, me supplie de ne pas monter, et m'explique par A + B la certitude absolue de l'explosion imminente...

Je ne le sais, parbleu! que trop,—et toute la question n'est plus pour moi que dans le moment précis de l'explosion.

Si le ballon s'enlève à cent mètres seulement, qu'il crève alors s'il veut et moi avec!

L'honneur au moins sera sauvé!

—Avance,—avance donc, l'Heure!—l'Heure si ardemment, si avidement aspirée qui doit mettre fin à cet énervement trop prolongé!

Le ballon est gonflé, mais Godard n'a pas encore disposé le Compensateur.

Je lui en fais l'observation.

—Monsieur Nadar, il est six heures: vous avez annoncé le départ pour cinq. Le Compensateur va nous prendre une bonne demi-heure—au moins!—et il va faire nuit!

Une contrariété de plus! Je n'ai pas le courage d'être trop sévère avec Godard: ce qu'il me répond doit être sincère; il n'aura sans doute pu faire mieux....

Nos passagers se pressent autour de moi.

J'ai résolu que nous partirions Treize—ni plus ni moins,—appréciant qu'il n'est jamais bon de perdre une occasion de donner du pied dans une bêtise.

Indépendamment de mon premier noyau d'élus, je me suis réservé le droit de choisir au dernier moment entre deux ou trois postulants.

Une dame,—on me nomme une très-belle personne,—madame A. D.—me fait demander de prendre part à l'ascension. Elle a joint à sa demande les mille francs, prix du passage.

Il s'agit bien de femmes en ce moment!

—Non!

—Qu'est-ce encore?

Une autre dame, madame la princesse de la Tour d'Auvergne demande à être du voyage.

—Non!!

—Mais c'est ton seul passager payant que tu perds, puisque les autres...

—Non!!!..

Et je tourne le dos.

On revient encore.

—Non, non, non!!!...

Mais j'avais affaire à plus obstiné que moi,—et en me retournant, je me trouve en face d'une femme en demi-tenue de ville, qui me paraît, sans que je la regarde, petite, maigre, blonde et assez impérieuse:—tout ce que je déteste!

—Je désire monter, monsieur.

—C'est impossible, madame.

—Je veux monter, monsieur.

—Vous ne monterez pas, madame.

—Je monterai, monsieur,—parce que vous avez annoncé que l'on serait admis en payant le passage et parce que vous ne vous êtes réservé aucun droit d'exclusion. Le prix du passage, le voici; de plus, bien que rien ne m'y oblige, et comme je comprends que vous désiriez savoir qui vous emmenez... (se tournant vers le cavalier à son bras):—Marquis de Larnage, présentez-moi.

—J'ai l'honneur de savoir à qui je parle, madame; mais je ne veux pas exposer une femme dans cette première ascension.

—Il fallait avertir, monsieur!

J'ai examiné mon interlocutrice. Je n'ai pas affaire au coup de tête d'une petite pensionnaire, et rien de sérieux, d'absolu, de déterminé comme les lignes délicates de ce frêle visage. Toutes les raisons qu'on m'oppose peuvent être excellentes, mais elles doivent tomber devant ma volonté, puisque en somme je suis le maître en cette affaire. Les mille francs, c'est presque une impertinence de plus: ce n'est pas ici une demande, c'est une injonction...—et je n'en saurais supporter de personne au monde, même de la femme qui a ses droits sur moi.

Je dois ajouter encore que cette injonction est articulée de l'accent le plus sec, le plus...—je cherche un mot pour ne pas dire: désagréable,—et n'en trouvant pas qui rende mieux la vérité à ce moment-là, je fais toutes mes humbles excuses....

Comment se fait-il que devant cette décision si nettement articulée et qui devrait m'obstiner d'autant mieux, je sente s'évanouir toute mon irritation,—et que j'éprouve comme du plaisir à faire céder ma force devant cette volonté féminine?...

—Entrez donc, puisque vous l'avez voulu, madame!

Et donnant la main à la princesse je pénètre moi-même sur notre plate-forme.

Je m'y heurte contre le ventre de Villemessant.

—Tiens!!!—fais-je, n'ayant pas du tout été prévenu,—est-ce que tu viens avec nous?

(Je suis, de par mon habitude un peu trop générale, le seul être de la création qui tutoie Villemessant,—lequel me dit vous.)

—Oui.

—Très-bien!—mais seulement laisse-moi faire mon appel.

Je fais l'appel.—Nous sommes quatorze, c'est un de trop: je me le suis promis!—Villemessant est le dernier venu: c'est lui qui va descendre.

Mais je me garderai bien de lui dire que c'est en sa qualité de quatorzième! ce qu'il n'admettrait pas du tout. Or—je ne me soucie pas d'une lutte pour le moment et je ne veux pas recommencer l'affaire de Blanchard, blessé à la main d'un coup d'épée au moment du Lâchez tout! par un jeune gentilhomme enragé,—qui n'était pas du tout l'officier Bonaparte, comme on s'entête encore à le dire de temps en temps, mais un jeune élève de l'École Militaire, nommé Dumont.

Justement Godard tâte son pesage. Il y a un ou deux faux départs,—comme toujours.

—Tu vois que nous sommes trop nombreux? dis-je à Villemessant eu lui indiquant l'écoutille par laquelle on prend congé.

Villemessant promène son œil rond auteur de lui. Il prie et invoque: il donnerait son Chambon et assurerait pour un an la chronique du Figaro à celui qui lui céderait sa place.—Mais chacun tient à la sienne!

—Et sortir d'ici après y être entré! gémit-il. Il va se trouver quelques animaux pour dire que j'ai eu peur...

Je le console,—mais en même temps j'insiste vers l'écoutille.

Il s'y engloutit—et, de là, avant d'enjamber la porte, il me lance encore un dernier regard, si suppliant que je suis prêt à lui dire:—Allons, monte!

Mais mon chiffre Treize!!!...

Je me détourne bien vite,—et je crie à pleine voix:

—LÂCHEZ TOUT!!!

XVII

L'ascension. — Je cherche... — Si on est ému en montant en ballon? — La pince à sucre. — Le Diable d'Orgueil. — La médecine de l'avenir. — Le divin Inconnu. — Jamais de vertige. — Pourquoi? — Pas de mal de mer. — Le planisphère. — La boîte à joujoux. — Les bruits. — La jumelle. — Ce que vous éprouverez tous. — Le physicien Charles. — Regarde, malheureux!... — La cuvette d'horizons. — Les éléphants sauvages de la plaine d'Asnières. — L'oiseau Roc dans la forêt de Saint-Germain. — Et pas l'ombre de danger! — À preuves. — Les bateleurs aérostiers. — Défi à la foudre! — Une nouveauté de quatre-vingts ans. — Une prédiction d'un ignorant réalisée par un savant. — Les ondes sonores de M. Lissajoux. — Mon professeur M. Couder, de l'Institut. — Le rêve d'un homme bien éveillé. — Autrefois!... — C'était si peu de chose!

—LÂCHEZ TOUT!!!

Les chefs d'équipe et les artilleurs de la garde lâchèrent tout,—comme un seul homme.

Le Géant ressentit comme une légère secousse, si légère qu'elle fut à peine perceptible.

Et il commença à monter...

Mais lentement, lentement, avec gravité, comme avec précaution, semblant tâter sa route...

Un immense hurrah, des milliers d'applaudissements retentirent...

Nous montions, majestueux... On eût dit que le Géant soulevait avec peine, de son énorme crâne, la voûte immense...

L'assourdissante clameur des deux cent mille voix paraissait augmenter.

Elle augmentait en effet d'un formidable appoint, du «—Ah!!!...» de toute l'infinie population, refoulée, tassée, les pieds meurtris depuis le matin, autour de l'enceinte et dans les voies adjacentes, et que notre ascension graduée délivrait.

Tous les cris sauvages, exaspérations particulières au larynx de la gaminerie parisienne,—et dont on ne retrouve tout au plus le la qu'au bassin des oiseaux aquatiques au Jardin des Plantes,—jaillissaient au-dessus de l'infernal ensemble; des glapissements suraigus, d'aigres coups de sifflet perçaient l'octave et surgissaient vers nous comme les hautes fusées du bouquet...

Nous montions...

Le bruit effroyable, soutenu, semblait nous suivre et monter avec nous.

Nous regardions, penchés sur le bordage, ces milliers de visages, tous braqués des mille points du plateau en mille angles aigus dont nous étions l'unique sommet.

Nous montions...

La cime des arbres qui bordent d'un double rang le Champ de Mars dans sa longueur était déjà au-dessous de nous... Nous atteignions le niveau de la coupole de l'École Militaire.

L'exécrable tapage montait toujours avec nous...

D'une main, je ne cessais de saluer, en prolongeant l'adieu, mes bons amis, qui se perdaient déjà pour moi dans les infinies confusions de la multitude, mais qui, eux, me voyaient encore,—comme fait le voyageur qui agite derrière lui le mouchoir par la portière du wagon emporté...

De l'autre main je tenais ma jumelle, et je cherchais,—je cherchais dans notre grande enceinte de manœuvre, qui se faisait de plus en plus petite et qu'avait aussitôt envahie comme digues rompues une foule irritante de visages renversés,—je cherchais avidement le plus voulu, le plus aspiré, le seul...—avec l'Autre...

—mon petit enfant, mon Paul!...

Je ne le pus retrouver, ni la mère,—qui avait pleuré en voyant pleurer l'enfant, et était restée...

Le pauvre petit! Si vaillant, si brave pour son petit compte, quand il fond sur le charretier qui bat le cheval, quand, sur un signe, il se jette, d'un coup, du bateau dans les grandes vagues pour me rejoindre, plein de foi dans le père,—mais si bon, si doux, si tendre, si aimant, et dont je sentais le petit cœur si gonflé, si gros tout à l'heure en l'embrassant, quand je lui disais: «—Allons! sois—comme un homme

Et l'Autre, cette consolation des mauvaises heures, cette indulgence éternelle, cette timidité si résolue...

Pauvres chères créatures!

—Ah! la bête méchante que je suis! C'est moi qui les fais pleurer!...

Vous me demandiez si on éprouvait quelque émotion à s'enlever dans une nacelle d'aérostat?.........


—Allons, bon!!!...—s'écria à côté de moi une voix terrible.

Nous fîmes tous un soubresaut,—sauf la dame, qui rêvait aux horizons, accoudée des deux mains sur le bord.

Si absorbée qu'elle fût, je l'aurais cependant défiée de ne pas se retourner à ce cri.

C'était le cri d'Eugène Delessert.

Parbleu!

—Qu'est-ce qu'il y a? lui demandai-je.

—Comment! ce qu'il y a?—Il y a que j'ai oublié LA PINCE À SUCRE!!!

Il y eut une salve de fou rire.

Il ne riait pas, lui, et, sans se fâcher, sans même daigner paraître surpris, il nous regardait avec l'éternel sérieux qu'il apporte à toutes choses, ne pensant qu'à la pince à sucre oubliée...

Cette pince à sucre, c'était le remords, le ver dans le fruit. Ce Robinson des Airs impeccable avait oublié un point:—le départ de Delessert était gâté!

Mes compagnons de voyage ne connaissaient Delessert que depuis très-peu de jours, pour l'avoir vu s'occuper et se préoccuper de l'armement et de l'approvisionnement de notre nacelle avec cette conscience singulière et plus qu'irréprochable qu'il apporte à ces sortes de choses.

J'avais bien surpris par-ci par-là quelques regards tout ronds devant certains départs au repos de ce brave garçon; mais c'était ici seulement qu'il devait nous être donné de le mesurer et de l'apprécier au complet.

Nous allons le retrouver tout à l'heure....

Nous glissions à quelque six cents mètres de hauteur sur Paris, dans la direction de l'Est.

Jules Godard était déjà descendu du cercle, où il grimpe à chaque départ pour dénouer et disposer les cordes de l'appendice et de la soupape.

Chacun s'était installé de son mieux sur les six légers tabourets de canne et sur la caisse longue à deux fins, et contemplait ce merveilleux panorama, dont on ne se lasse jamais de là-haut et qui jette surtout les débutants dans l'extase.

Je ne sache pas en effet de volupté plus intense, douce et âcre à la fois, que celle d'une ascension aérostatique.

Rien ne peut rendre cette plénitude du sentiment de soi-même, cette conviction de sa propre liberté, ce dégagement absolu et immédiat de toutes les choses de ce monde.—Comme tout est loin, préoccupations, soucis, amertumes, dégoûts! Comme le mépris tombe bien de là haut!

Je ne dis pas que le diable d'Orgueil y perde quelque chose, mais où trouverait-il mieux?—

«—La plupart des péchés,—a dit Jean-Paul, qui est toujours bon à citer,—demandent une occasion, une certaine condition première, depuis le troisième jusqu'au dixième commandement inclusivement.

«Il est certain qu'on ne peut violer à chaque instant la sainteté du mariage, ni le dimanche, ni sa parole.

«Il est aussi impossible de calomnier en soliloque que de se battre en duel tout seul.»

Mais s'exalter mentalement dans la louange de soi-même, quoi de plus facile à faire, le jour, la nuit, l'été, l'hiver, partout et jusque dans «—l'humble retraite pleine de bénédictions—» d'un certain saint homme que je connais?

Et je ne serais pas content de moi là haut! Je ne me sentirais pas tout fier de me dire:—Personne, avant moi, n'a passé ici!—Je chante exécrablement faux, d'accord,—c'est vrai, veux-je dire!—mais la voix de Tamberlick a-t-elle jamais monté aussi haut?

Cela ne fait de mal à personne...

Quel air on respire! Quelle faculté, quelle ampleur dans le jeu des poumons!—Je serais bien surpris si la thérapeutique de l'avenir ne trouve rien à faire par ici, quand l'homme aura pris la complète habitude des chemins aériens.

Et puis cette ignorance charmante, cette indifférence du point d'arrivée, ce vague,—ce divin Inconnu,—comme aurait dit Beyle.

Et pas de vertige!

Jamais de vertige en ballon.

J'apprécie—les savants rectifieront—que le vertige n'est que par les points de comparaison.

Ainsi, vous montez, je suppose, sur les tours Notre-Dame.

Vous ne montez pas sur les deux à la fois, bien entendu, faute d'envergure suffisante.

Vous regardez au loin l'arc de triomphe de l'Étoile:—pas de vertige.

Mais jetez le regard sur la tour voisine,—et, en voyant plonger dans les profondeurs ces grandes lignes de pierre qui semblent vous attirer avec elles,—en pénétrant de l'œil dans ces baies sombres, dans ces noirs soupiraux,—en laissant tomber vos yeux sur cette plate-forme inférieure où les dalles semblent vous faire place nette,—le vague malaise vous envahit, et la tête va vous tourner...

Dans le ballon, vous êtes, s'il en fut, le point unique, isolé dans l'espace.—Pas de point de comparaison,—partant, de vertige point.

Un aéronaute qui compte derrière lui quelques centaines d'ascensions, me disait qu'il n'avait jamais vu un seul cas de vertige parmi tous ses voyageurs divers.

—Et pas de Mal de mer?

—Comment éprouverait-on rien qui y ressemble, emporté que l'on est comme le brin de duvet, la bulle de savon, par le courant dont l'aérostat fait, pour ainsi dire, partie intrinsèque. Par les vents les plus violents, le ballon que vous avez vu avant le départ fouettant l'air avec fracas de son taffetas encore flasque, luttant contre les cordages qui le retiennent à terre, tantôt soulevant les hommes de manœuvre cramponnés à la nacelle et aux cordes d'équateur, tantôt repoussé contre le sol avec une telle violence qu'il semble vouloir s'y écraser,—ce ballon, une fois libre, part et file dans l'air sous l'ouragan, sans contre-heurt, sans secousse, sans oscillation, sans vibration.

C'est l'athlète qu'on voulait lier: il était indomptable, dans l'indignation de sa force contre tout joug. Le voici libre: il est tranquille.

Donc charme encore de ce côté, de par l'inexprimable douceur du repos absolu.—Dans les petits ballons, il est vrai, le moindre mouvement de l'aérostier, votre inévitable partner, suffit pour se répercuter désagréablement dans l'ensemble de la nacelle,—et l'aérostier professionnel n'est guère capable généralement de tenir compte de ces délicatesses.

Mais je me suis tout de suite aperçu, avec une satisfaction que je ne saurais dire, que l'énorme lest de ma maison-nacelle du Géant a supprimé tout à fait ce réel inconvénient.

Décidément, je serai trop bien là-dedans!

Rien ne doit déranger en effet ni troubler cette rêverie, cette absorption, cette extase du voyage aérien.

Et quelle extase!

J'ai retrouvé sous les ballons ce vague de l'âme et des yeux qu'on éprouve au renouveau, quand on se laisse marcher machinalement par les bois ou les prairies: l'air est chaud, le soleil lutine les ombres transparentes des feuillées et fait miroiter les mousses sous vos pas. Des senteurs enivrantes s'exhalent de partout. L'ouïe n'est pas oubliée dans ce bercement général, et les craquements de la sève, la voix de toutes les plantes se confondent dans le susurrement des milliers d'insectes. Vous vous sentez comme engourdi et presque ensommeillé...

Un peu plus ce serait ce que la langue médicale, si pittoresque, appelle «l'effet stupéfiant...»

Mêmes impressions dans la nacelle du ballon.

La terre se déroule sous vos yeux en une nappe immense de couleurs variées, où la dominante est le vert dans tous ses tons et dans tous ses mariages.—Les champs en damiers irréguliers ont l'air de ces couvertes, faites de pièces diverses rapportées par l'aiguille de la ménagère. Une immense boîte à joujoux est répandue sous vos yeux. Joujoux ces petites maisons, expédiées par le fabricant de Carlsruhe: joujoux cette église, cette citadelle.—Joujou bien plus encore ce petit chemin de fer microscopique qui nous envoie de si bas son tout petit coup de sifflet, comme pour forcer sur lui notre attention, et qui file tout mignon et si lentement—il fait pourtant ses quinze lieues à l'heure!—sur son rail imperceptible, panaché de sa petite aigrette de fumée...

Quelle netteté dans tout ce microcosme et surtout quelle impression de merveilleuse, ravissante propreté!—Qu'est-ce que ce flocon blanchâtre que j'aperçois là-bas? la fumée d'un cigare?—Non, c'est un nuage.

C'est bien le planisphère, car nulle perception des différences d'altitudes:—la rivière coule en haut de la montagne comme au bas.—Pas de différence entre les haies de ronces et les hautes futaies des chênes centenaires.

Je parlais du coup de sifflet tout à l'heure. C'est un des étonnements du nouveau dans une nacelle d'aérostat, que de percevoir les sons terrestres à de si grandes hauteurs.—J'ai entendu à quinze cents mètres le claquement du fouet d'un voiturier que je ne pouvais distinguer qu'avec ma jumelle.

Et puisque arrive là ce mot: jumelle, disons bien vite que c'est à peu près la seule assistance à demander à l'optique, l'usage de la longue-vue étant difficile de par tous les mouvements de la nacelle.

Quelles voluptés au monde vaudraient celle-ci!

Libre, calme, silencieux, transporté dans l'immensité, sans limites de cet espace hospitalier et bienfaisant où nulle force humaine ne peut m'atteindre, où je défie et méprise toute puissance de mal, je me sens vivre enfin pour la première fois, car je jouis comme jamais, dans sa plénitude de toute ma santé d'âme et de corps.

Je ne daigne même pas laisser tomber un regard de pitié sur cette humanité si misérable que j'apercevrais à peine, si petite qu'elle est au-dessous de moi dans ses plus grandes œuvres,—travaux de géant, labeurs de fourmis,—dans les luttes et les déchirements meurtriers de son antagonisme imbécile!

Comme le laps des temps écoulés, l'altitude qui m'éloigne réduit aux proportions de la vérité toutes choses: ma vue embrasse les ensembles et sous ma pensée s'unifient les effets et les causes.—Dans cette tranquillité surhumaine, dans ce spasme divin, l'ineffable transport dégage, élève, épure l'âme: comme s'il se volatilisait en essences plus pures, le corps s'oublie;—il n'existe plus...

Ces impressions, je devais les retrouver dans les émouvantes paroles, si éloquentes dans leur naïveté, du savant physicien Charles, le premier, avec Robert, son compagnon, que le gaz hydrogène transporta par les airs.

«Jamais rien n'égalera ce moment d'hilarité (sic) qui s'empara de mon existence. Lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n'était pas du plaisir, c'était du bonheur. Échappé aux affreux tourments de la persécution et de la calomnie, je sentis que je répondais à tout en m'élevant au-dessus de tout. À ce sentiment moral succéda bientôt une sensation plus vive encore: au-dessus de nous un ciel sans nuages; dans le lointain, l'aspect le plus délicieux.—Oh! mon ami, disais-je à M. Robert, quel est notre bonheur!... Que ne puis-je tenir ici le dernier de nos détracteurs et lui dire:—Regarde, malheureux!!!...»

Je devrais avoir déjà dit une des premières impressions,—je parle toujours pour le nouveau,—quand l'aérostat s'élève à de grandes hauteurs dans une atmosphère sans nuages.—L'horizon est toujours au niveau de l'œil.

On n'a pas trouvé, et je chercherais en vain pour la terre, vue sous cet aspect, une comparaison plus exacte, sinon plus poétique, que celle d'une immense cuvette, dont le centre semble fuir sous vous, et dont les bords immenses montent, montent toujours en même temps que vous montez.

Mais descendons un peu maintenant.—Rasons la terre.

Voyez ces milliers d'animaux, d'oiseaux surtout, qui s'enfuient à notre approche avec des cris d'épouvante.—Quel batteur d'estrade et de taillis, le ballon!—Des profondeurs des forêts, des sillons des prairies, ils nous ont tout d'abord aperçus, car ils savent que l'ennemi doit leur venir d'en haut,—et qui pourrait les effrayer si ce n'est l'immensité de cet Inconnu?

Les perdrix éperdues claquent des ailes, les lièvres courent essoufflés,—tandis que le cheval tire, se cabre, fou de peur, et rompt la longe qui le retenait au pieu fixé.

Nous passons au-dessus des fermes:—la volaille s'insurge de terreur, s'élance contre les murailles qu'elle ne peut franchir, avec plus de tintamarre que s'il s'agissait de décimer le poulailler.

Un vieil aéronaute m'assurait un jour que, la nuit même, quand le ballon passe au-dessus des villages, les animaux renfermés le devinent, le sentent à travers les épaisseurs du chaume des bergeries, des étables et les toits à porcs, et s'agitent et font vacarme.—Un sens mystérieux et ignoré de nous leur apporte la grande nouvelle.

Je n'en sais rien encore par moi-même, mais je ne saurais dire assez l'impression d'étonnement que je retrouve toujours en rasant terre, avec une vitesse de dix à quinze lieues à l'heure, depuis cinq jusqu'à cinquante mètres de hauteur,—(la vraie hauteur de train de plaisir!)—à voir l'innombrable, insupposable quantité de bêtes que recèlent les environs de Paris les plus battus.

Et de fort grosses bêtes, parfois, s'il vous plaît! Si je ne craignais d'être pris tout à fait au pied de la lettre, et sur ce point discuté par certains hommes graves que je sais bien, j'avouerais presque que j'ai vu des chevreuils,—j'allais dire des éléphants sauvages,—dans la plaine d'Asnières, et l'oiseau Roc partant un jour sous nous à tire-d'aile de la forêt de Saint-Germain.

Était-ce bien lui?—Je n'en mettrais pas votre main au feu,—mais quel énorme oiseau j'ai vu ce jour-là! Quelle envergure!—Qui était-il, et d'où pouvait-il bien venir?...

—Et pas l'ombre du danger!

Sans aucun doute, et dès à présent, avec la précaution presque toujours surabondante du parachute.

La liste des aérostiers dans les deux mondes, depuis 1783, comprend bientôt deux mille noms.—Si vous considérez encore que parmi ces aérostiers plusieurs, comme Green, ont compté leurs ascensions par quelques centaines, vous trouvez au total un chiffre déjà assez respectable.

Or, sur ces quelques milliers d'ascensions, on compte seulement une douzaine d'accidents ayant occasionné la mort.

Comparez ce chiffre à celui des victimes qu'a faites la marine avant d'arriver au point de perfectibilité (non encore de perfection) où elle est aujourd'hui.

Et depuis les préaffirmations de Tibère Cavallo et du savant Faujas de Saint-Fond, tous les hommes sérieux qui se sont occupés de l'aérographie nautique, Marey-Monge, Sanson, le docteur Turgan, Dupuis-Delcourt, Mangin, Bescherelle, Barral, etc., tous sont remarquablement unanimes dans leur formule quand ils affirment que—les accidents aérostatiques ont tous été dus—tous sans exception—«à l'imprudence, à l'incurie, à l'ivrognerie surtout!»

Dès ses premiers jours, l'aérostation s'est trouvée réglée, asservie comme le plus sûr des moyens de transport.—Ne dites pas non: l'examen rationnel vous fera immédiatement dire oui, lors même que l'historique statistique et comparatif ne vous le démontrerait pas.

Ne semble-t-il même pas que l'avenir de l'Automotion aérienne soit indiqué, affirmé, jusque par ce privilége spécial,—prédestination providentielle!—qui la défend même contre les phénomènes naturels les plus inexorables pour le voyageur de terre et de mer.

Le navigateur aérien, dans la condition exceptionnelle où il se meut, traverse impunément les orages et—isolé qu'il est—défie la foudre!...

Mais, de même qu'il s'en trouve encore à l'heure qu'il est parmi nous qui ne s'aventureraient pas dans un wagon de chemin de fer, de même l'imagination de l'homme recule encore devant cette nouveauté de quatre-vingts ans.—Il lui faut plus de gages encore, plus de garanties.

Ces garanties viendront.—«L'aérostation, dit Sanson, abandonnée jusqu'à ce jour, sauf quelques très-rares exceptions, aux bateleurs les plus vulgaires, sans la moindre connaissance, sans même le moindre soupçon des sciences analogues ou participantes, se fondera un jour en science définitive, et l'homme comprendra alors qu'avec toutes les autres supériorités, ce mode de transport lui assurera de plus encore la sécurité la plus absolue.»

Plurima jam fient, fleri quæ posse negabam!

dit Ovide.—Quel homme de bon sens pourrait dire non à demain?

Je m'amusais, dormant éveillé il y a quelque quinze ans, à écrire dans un coin ignoré qu'il ne fallait défier l'homme de rien et qu'il se trouverait un de ces matins quelqu'un pour nous apporter le Daguerréotype du son:—le phonographe,—quelque chose comme une boîte dans laquelle se fixeraient et se retiendraient les mélodies, ainsi que la chambre noire surprend et fixe les images.

—Si bien qu'une famille, je suppose, se trouvant dans l'impossibilité d'assister à la première représentation d'une Forza del Destino ou d'une Africaine quelconque, n'aurait qu'à députer l'un de ses membres, muni du phonographe en question.

Et au retour:—Comment a marché l'ouverture?—Voici!—C'est fort bien.—Et le final du premier acte, dont on parlait tant d'avance?—Voilà!—Et le quintette?—Vous êtes servi.—À merveille. Ne trouvez-vous pas que le ténor crie un peu trop?...

Ne riez pas si vite! Ce que je rêvais, moi, ignorant, homme d'imagination, un homme de science le trouvait cinq ou six ans après,—non tout à fait du premier coup, il est vrai, et dans ces proportions de perfection fantastique.

Mais je vois encore entrant chez moi, tout bouleversé, le digne académicien M. Couder,—qui m'a donné la seule leçon de dessin que j'aie reçue de ma vie,—et, s'écriant: «—Notre Institut est sans dessus dessous! On vient de nous faire voir le bruit!!!...»

C'étaient les ondes sonores, notées (graphiées par le savant M. Lissajoux)—l'Harmonie, démontrée science aussi rigoureusement exacte que la Géométrie!...

Si je rêve, laissez-moi rêver encore,—mais, je vous défierais de me réveiller!—Laissez-moi contempler l'air sillonné de nefs,—rapides à humilier dix fois l'Océan et toutes vos machines Crampton!...

De tous les points du monde l'homme s'élance, prompt comme l'électricité, et plane et descend comme l'oiseau à la place voulue.

Les livres racontent qu'autrefois on voyageait sur des voies de fer dans d'horribles boîtes d'une insupportable lenteur, au prix de mille supplices insupportables.—Un affreux mouvement d'allez-venez, dit mouvement de lacet, secouait horriblement le voyageur depuis le départ jusqu'à l'arrivée;—un bruit infernal de chaînes, de bois et de vitres heurtés servait de musique funèbre à ces pénibles convois. La poussière soulevée tout le long du trajet entrait à flots épais par les soupiraux de ces cruelles boîtes et couvrait de son linceul étouffant le voyageur infortuné.—Un voyage, dans ce temps-là, était une redoutable épreuve qu'on n'affrontait pas de gaieté de cœur.—Qui croirait aujourd'hui que ces routes de l'air qui nous sont si charmantes, l'homme n'avait qu'à les vouloir pour les mériter et qu'il a préféré souffrir pendant tant de siècles de pareils supplices!

Ces pauvres gens croyaient avoir fait un grand progrès parce qu'ils allaient un peu plus vite sur leurs voies de fer qu'avec les voitures attelées qui furent le principe de toute locomotion. Ils tâchaient de se consoler avec des statistiques qui leur assuraient que le chiffre des accidents de l'aviation était un peu diminué.—Notez en passant qu'ils n'avaient même pas su trouver l'équivalent de nos parachutes!

Leur statistique avait peut-être un peu raison, mais aussi,—quand accident il y avait, quels désastres.—Des centaines d'hommes broyés, brûlés, disparus, pour un simple fétu déposé sur ces pitoyables voies!

Et on frissonne quand on pense ce qu'était le sinistre, quand il avait lieu sous une de ces longues caves glaciales appelées tunnels, barrées par le feu et les décombres à tout secours humain,—hors même du regard du Dieu de pitié et de miséricorde!

Quelle différence avec nos voyages aériens sans heurts, ni secousses, ni bruit, ni poussière, ni fatigue, ni danger!

Et comment a-t-il pu se faire que l'homme ait attendu si longtemps cette délivrance, quand il n'avait, pour se racheter de ces affreux supplices, qu'à appliquer les premiers éléments de statique et de dynamique!......


XVIII

De bonnes larmes! — L'appel. — Mon frère Adrien. — Un souhait exaucé. — Lucien Thirion. — Le prince Eug. de Sayn Wittgenstein. — Robert Mittchell. — Piallat. — Yon. — À table! — Delessert, grand maître des cérémonies. — Nos pigeons. — Glaces vanille et fraises à 1,500 mètres au-dessus du sol! — Vive Siraudin! — Prudence!... — Delessert chef d'orchestre. — Autre hannetonnerie. — Il fait nuit! — Les brouillards. — La question Ubi, encore. — La Mer! — La gamme du noir. — Dante avait bien vu! — Un sorbet d'encre. — L'apothéose. — Une transfiguration polaire. — Les mers de nacre. — L'Apocalypse. — Deux barres de fer rouge. — Les poulpes! — Le serpent qui n'a pas d'yeux. — Gare là-dessous! — L'abordage. — Tenez-vous bien! — Les nouveaux. — Deux ancres et un peuplier cassés. — La princesse de la Tour-d'Auvergue. — Le traînage. — La guillotine. — Cloches et lanternes. — À MEAUX!!! — Je veux me consoler. — Delessert a encore raison! — Delessert a toujours raison! — Vive Delessert!...

Déjà le soleil avait gagné derrière nous l'horizon empourpré.

Autour et au-dessus du Géant, le ciel était clair encore, mais au-dessous la brume s'était épaissie,—et, à terre, quelques lumières commençaient à scintiller ça et là.

Nous étions assez haut pour ne plus percevoir qu'à peine les clameurs des villages que nous laissions derrière nous, et commencer à jouir du calme pénétrant et de ce silence particulier aux ascensions aérostatiques.

Dans un des angles de la plate-forme, à l'arrière, se tenait accoudée et muette notre voyageuse.

Je me penchai sur le bord, près d'elle, pour lui demander si elle se trouvait bien.

Mais, dès que je l'eus regardée, je ne lui demandai rien...

Elle tenait son regard fixé sur l'immense horizon où s'éteignaient dans les nuages gris les derniers feux du jour,—et ses joues étaient inondées de larmes...

Elle admirait sans doute.—Peut-être priait-elle?

Je me retirai discrètement.

—À la bonne heure! Ces larmes-là m'ont tout à fait réconcilié...

Mais je m'aperçois que j'ai oublié de vous présenter nos autres passagers. Il n'est que temps de faire l'appel.

1. La princesse de la Tour d'Auvergne.

2. (—Ici je me permets de prendre ma place hiérarchique.)

3. Mon frère Adrien, peintre, aquafortiste et photographe.—Je n'avais jamais fait une ascension sans penser à lui: nous avions depuis notre enfance le souvenir partagé de tant d'impressions communes! Celle-là manquait, la meilleure:—mon souhait le plus cher est enfin réalisé!

4. Eugène Delessert.—Voir ci-dessus—et même ci-dessous.—(Je me venge!)

5. Saint-Félix,—déjà nommé.

6. Lucien Thirion, grand garçon mélancolique, froid d'aspect, cœur chaud, magnificence de proconsul, doux comme un enfant et brave comme l'acier. Je l'ai éprouvé.

7. Le prince Eugène de Sayn Wittgenstein, jeune officier russe, attaché à l'ambassade de Munich.—Représentant de la Navigation aérienne en Russie, il a fait de grandes expériences sous les auspices de son gouvernement et publié d'intéressantes études sur la question.—Son projet, qui n'est pas du tout le nôtre, mais qui marcherait fort bien à côté, consiste, comme celui du général Meunier, et de Victor Hugo aussi, je crois,—à s'élever par l'aérostation et à profiter des courants indiqués.—Très-instruit, ferré sur l'X, sagace, spirituel, fort glaçon et roidissime. À l'antipode de tout ce que je pense:—a blasphémé devant moi l'Oncle Tom!...

8. Robert Mitchell,—une des meilleures plumes du Constitutionnel, qu'il s'agisse d'économie politique, de littérature pure ou de critique d'art: un journaliste pour de vrai.—Signe particulier: beau-frère de Jacques Offenbach.

9. Piallat, cravate blanche et lunettes d'or, comme M. Polydore Millaud; chimiste et photographe.—Le seul défaut qu'on lui sache est de n'avoir jamais pu faire accorder sa voix; avoue ingénument d'ailleurs, qu'il a été chassé de tous les orphéons.—Piallat,—d'où vient piailler.—c'est clair!

10. Yon, maître cordier, fournisseur des théâtres, etc., homme sérieux et modeste. Fou d'aérostation; est toujours prêt à lâcher pour une ascension l'établissement considérable qu'il dirige de père en fils, et qui fait au reste d'assez belles affaires pour se passer quelquefois de lui.—N'a pas craint de monter sur la machine à vapeur avec laquelle M. Giffard tenta son terrible et fol essai de direction des ballons.

Personnages muets:

11. M. de S.

12 et 13. Les deux frères Godard, aéronautes de l'Hippodrome.

Mais ne perdons plus de temps, car il s'agit de dîner ou plutôt de souper—bien vite, vu l'approche imminente de la nuit.

Déjà Saint-Félix a l'obligeance de s'occuper phalanstériennement, à fond de cale, de ce soin,—mais, bien entendu, sous la haute direction de Delessert, qui, penché sur l'écoutille de notre plancher d'osier, reçoit les innombrables nourritures et autres vaisselles que lui transmet au haut de l'échelle la main providentielle de Saint-Félix.

Il faut attendre que tout soit bien correct et selon le rite.—Delessert n'accorderait pas, avant le moment fixé par lui, une bouchée de pain à un naufragé de la Méduse!

Enfin tout est prêt: assiettes, couverts, serviettes, rien ne manque. Delessert radieux,—mais en dedans, toujours!...—donne le signal et préside à la distribution.

Chacun mange du meilleur appétit. Le jambon, la volaille, le dessert paraissent et disparaissent. Les vins de Bordeaux et de Champagne remplissent les verres.

(—Ah! si l'homme aux «victuailles» était là!...)

Le pont de notre nacelle, silencieux tout à l'heure, s'est animé.—Chacun communique ses impressions à ses voisins.

Je pense à nos compagnons les pigeons, appendus dans leur cage longue en dehors du bordage.—Ils doivent dîner aussi.

J'ouvre la cage, sachant bien qu'il n'y a pas de danger qu'ils s'envolent.

Transporté artificiellement à quelques centaines de mètres de hauteur, l'oiseau, comme je l'ai dit, n'a garde de s'élancer, sentant bien que l'air manque de la densité nécessaire pour le soutenir.—Si vous jetez un oiseau hors de la nacelle équilibrée, c'est-à-dire lorsqu'elle ne monte ni ne descend, l'oiseau effaré précipite son battement d'ailes pour regagner le bord:—si c'est pendant l'ascension proprement dite, l'oiseau tombe comme plomb ou tourbillonne—jusqu'à ce qu'il ait atteint, dans sa chute, la couche plus dense où il peut se mouvoir.

En effet, les deux ou trois pauvres bêles que j'ai prises au hasard et que j'ai déposées sur le bord de la nacelle, semblent frappées d'une sorte de terreur vertigineuse et elles se jettent en voletant gauchement vers le centre de notre groupe, par les verres et les assiettes, jusque sous nos pieds.

Il n'y a pas d'appétit de ce côté-là assurément, et j'aurais dû réfléchir d'ailleurs que l'heure de leur dîner est passée.

Je remets les petites bêtes en cage,—et, devant ces pauvres oiseaux qui ne peuvent voler faute de trop d'air,—je me rappelle un peu cette carpe apocryphe qui suivait partout son maître, jusqu'au jour où elle se noya en voulant traverser le ruisseau.....

C'est le moment solennel où va s'ouvrir une certaine sabotière que Siraudin-Renhart m'a fait parvenir mystérieusement juste quelques minutes avant notre départ.—Qu'est-ce que nous allons trouver là-dedans?.....

—Un magnifique gâteau et une double série de glaces, vanille et fraises, toutes dressées sur les soucoupes de porcelaine de Chine, armées de cuillers en vermeil!

Hurrah pour Siraudin! Les glaces sont excellentes.—Je pense que c'est la première fois qu'on aura pris des glaces, en aussi joyeuse compagnie, à quelque quinze cents mètres de hauteur.

Delessert, qui veut nous faire apprécier sa cave, entreprend une nouvelle bouteille de Champagne.

Je pose prudemment la main sur la bouteille. Il y a bien une ou deux réclamations, côté Godard,—mais j'ai fait un signe à Delessert et un geste à Saint-Félix:—ils ont compris...

Et, pour plus de sécurité, je descends moi-même la bouteille à la cantine, dans l'ombre devenue tout à fait noire de notre fond de cale.—Je ferme la serrure et mets la clef dans ma poche.

Quand je remonte sur le pont, Delessert a déjà commencé une distribution non annoncée de mirlitons, trompettes d'un sou et crécelles.—Il avait prémédité le concert après le festin et avait fait sans dire mot provision d'instruments.

Je le supplie avec instances de remettre son concert à demain matin.—Demain matin, je m'efforcerai de trouver un autre moyen de remise...

Je tâche en vain de me rendre compte de ce besoin de tumulte, lorsqu'en ballon,—dans le calme de ces solitudes dont la tempête elle-même respecte le silence,—le moindre son est la plus agaçante des dissonances,—lorsque le plus léger bruit qui puisse troubler le recueillement et l'infinie jouissance de ce silence exquis dans lequel nous sommes comme baignés, me fait l'effet d'une profanation;—et je sens bien, à en jurer, que je n'éprouve pas seul ce besoin de calme absolu.

Mais Delessert ne se tient pas pour battu! Il discute, il proteste, il plaide, il s'agite.—Il veut bien céder, enfin;—mais cette concession faite, il cherche une autre Idée;—et le monstre la trouve bien vite!

—Je vais lancer cette bouteille par-dessus le bord! dit-il.

—Le règlement défend aux passagers de délester le bord de quoi que ce soit.

—Mais elle est vide?

—Vide ou non, tu ne dois rien jeter.—Tu ne te rends donc pas compte, malheureux! que ta bouteille lancée doit arriver à terre et que, sous ces nuages, à la place où elle tombera,—il peut se trouver quelqu'un?...

—Oh!—me répond-il vaguement et comme absorbé dans son idée fixe,—dans un chapeau, ça ne s'entendrait pas...

On éclate de rire.—Je me fâche un peu, et c'est comme capitaine—(!....)—que je me décide à défendre absolument à Delessert de jeter la moindre bouteille,—même dans un chapeau.

Il veut bien ne pas répliquer.—Mais qui sait ce qu'il médite encore!...


Cependant le soleil nous a depuis longtemps quittés.—Nos regards l'ont suivi derrière les nuages sombres de l'horizon, qu'il teignait de pourpre à leurs contours. Ses derniers rayons ont été pour nous,—et tout s'est éteint dans une demi-nuit transparente et bleuâtre.....

Des brouillards gris de perle nous envahissent soudain.—Nous regardons autour, au-dessus de nous... Tout a disparu,—et, noyé dans la brume, le ballon n'est lui-même plus visible à nos yeux.

Nous ne voyons plus rien—que les câbles qui nous suspendent et qui, dès la hauteur de nos têtes, disparaissent et se perdent, estompés dans le vague...

Notre maison d'osier vague seule au milieu de l'abîme...

C'est l'époque du mois où la lune est faible. La nuit sera longue. Le froid commence déjà à se faire sentir.—Quel malheur que nous n'ayons pu choisir une de ces belles nuits de Juillet ou de Juin, nuits propices et tièdes, où, entre deux soleils, l'ombre argentée,—comme un entr'acte intelligemment rempli,—semble n'entourer le voyageur aérien que pour le reposer des merveilles du grand spectacle par un autre spectacle différent et plus tranquille!

Chacun sur la plate-forme s'installe, se couvre et se casemate du mieux qu'il peut. Personne n'a eu l'idée de descendre à fond de cale pour profiter des petits lits.—On ne veut rien perdre, même de ce qu'on ne voit pas.

Je me rappelle que la princesse, qui ne dit rien, est partie en habits de ville et non de voyage. Je dispose autour d'elle manteaux et couvertures.

Et je fais bien, car avec l'obscurité, le froid augmente, et nous aurons besoin d'être bien couverts tout à l'heure.

Où sommes-nous?—Bien fin qui pourrait le savoir,—et qu'importe!

Mais mon indifférence sur la question ubi n'est pas du tout partagée par les deux Godard, et ils n'hésitent pas à émettre un doute très-inquiétant pour eux. «—Il fait nuit; nous ignorons quel vent nous pousse, nous n'avons pas de loch aérien pour nous dire le chemin déjà parcouru;—nous avons eu deux fois pour une, depuis Paris, le temps d'atteindre les côtes.»

Écarquillant leurs yeux braqués sur les noires profondeurs de l'horizon, nos deux Godard parlent de—la Mer!...

Je l'avais oublié, et je me le rappelle à cette heure, Jules et Louis Godard se sont un peu noyés chacun une ou deux fois, et, notez bien! sans savoir nager, tombant en parachute ou de leur ballon épuisé, au hasard, dans la Seine ou l'Oise.

Turenne ou le maréchal de Saxe auraient gardé pour moins que cela rancune éternelle à l'eau. Je me souviens encore du trouble très-peu dissimulé de Jules tombant, de compagnie avec moi il y a trois ou quatre ans à peu près, sur la Seine, à Billancourt.

Quant à l'autre, le Louis,—il a une telle antipathie pour l'eau qu'il ne veut même pas regarder une carafe....

Du courage, au moins professionnel, d'hommes qui exercent ce métier-là, il y aurait, jusqu'à présent, mauvais grâce à douter;—et lorsque Jules, qui n'est jamais plus heureux que pendu au trapèze sous le ballon où vogue paisiblement son frère, vient avouer qu'il a peur de quelque chose au monde,—il y a dans cet aveu comme une espèce de coquetterie.

Mais je m'occupe, pour moi, fort peu de la mer, à laquelle je ne me serais guère avisé de penser à cette heure-là. Quelque possible que soit l'éventualité si redoutée des Godard, cette crainte me semble plus qu'intempestive:—inutile.

Je fais observer que nous sommes partis de Paris avec plein vent d'Ouest, et qu'il n'est pas probable que le vent ait changé du tout au tout, etc.

—Et puis il ne s'agit pas de tout cela!—Quand nous serons sur la mer, alors,—nous le verrons bien.

Et en attendant,—marchons!

Nous marchons donc.

Montons-nous, descendons-nous?—Je l'ignore et m'en soucie peu, me reposant, pour tous les soins de notre conduite, sur Louis Godard. Je le vois d'ailleurs tout à la manœuvre, plus qu'attentif, sérieux,—et à côté de lui, son frère Jules et Yon, les sacs de lest en mains sur le bord de notre plate-forme.

Je n'avais pu ne pas remarquer que, depuis notre départ, notre chef d'équipe et ses deux aides avaient vidé du lest presque sans interruption. Mais je n'avais même pas eu l'idée de tirer de là la moindre conséquence,—tant j'étais tranquille!...

Nous apprendrons plus tard ce qui motivait cette dépense continue...

Pour le moment, je sais que nous sommes assez riches de ce côté pour faire même des folies, et nous montrer plus que prodigues,—magnifiques!

Et quant à perdre mon attention à toute autre chose qu'aux spectacles successifs et absorbants de ma première ascension nocturne, pourquoi faire?—Je me compte bien gardé, puisque je paye pour cela.

Quels spectacles!... et quelle diversité infinie d'aspects et d'impressions par cette unité sombre! Quelle suite de pages invraisemblables et magiques!—Mais il faudrait écrire ces pages avec la plume de Sand, et même les faire saupoudrer par Gautier.

Nous montions, perçant dans son épaisseur horrible une croûte brumeuse tellement compacte, qu'il semblait qu'avec une lame on eût pu y tailler des formes.

Nous ne voyions pas, puisque nous étions dans la nuit sans réverbération, sans lune,—nuit noire et comme matelassée;—et pourtant nous pouvions percevoir des différences dans la tonalité réciproque de ces opacités.

Il y avait toute la gamme du noir:—des couches une fois noires,—deux fois noires,—dix fois noires,—cent fois noires... Dans les couches les moins sombres, le noir était parfois bleuâtre.—D'autres couches, plus sinistres, étaient comme sales et bourbeuses: Dante avait bien vu.

Nous montions toujours au travers de ces horreurs, silencieux tous,—Delessert lui-même!

L'eau ruisselait sur nos visages, nos mains, nos vêtements, les cordages, le bord de notre plate-forme.

Ce n'étaient pas des gouttes comme sous la pluie, ni des flaques comme sous les vasques,—et pourtant nous étions inondés comme sous une cascade par cette buée pénétrante, lourde.....—Nous traversions la pleine fabrique des averses......

Les nuées épaisses que l'aérostat entr'ouvrait pour se frayer passage se rejoignaient sous lui.

Un instant je crus sentir se briser contre mes joues la finesse infinie et friable de milliers de pointes d'aiguilles, cristallisations flottantes:—il me semblait passer à travers les frissons d'un immense sorbet d'encre...

Nous montions toujours, trop absorbés pour ne pas oublier toute notion de l'heure, toute préoccupation de notre altitude;—pleins de stupeur,—hagards,—interrogeant les profondeurs de ces ombres formidables....


Tout à coup, à ma gauche, le prince de Wittgenstein s'écrie à mi-voix:

—Le ballon! monsieur, regardez le ballon!

Je lève les yeux, nos compagnons aussi...

Ô splendeurs!...—Je vois le globe que je cherchais en vain tout à l'heure: mais ce globe n'est plus le même!—Je le vois,—tout d'argent,—baigné dans une lueur phosphorescente d'apothéose...—Le filet, les cordages sont d'argent... d'argent le cercle,—et d'argent battant neuf, brillant, palpitant comme du mercure...—Aux cordages sont restés accrochés des spumes floconneux de nuages...

Devant nous, dans une mer de nacre et d'opale, deux bandes lumineuses superposées:—au-dessous, d'ocre rouge,—au-dessus, de mine orange,—flamboyantes, aveuglantes. Toutes deux, inégales dans leur parallélisme, semblent pouvoir s'embrasser entre les deux bras...—À quelle distance de nous sont-elles? Vais-je les toucher de la main, ou des immensités de lieues m'en séparent-elles?.....

Plus de plan, pas un soupçon de perspective, baignés que nous sommes dans ces lueurs limbiques, dans ces indicibles et confuses clartés!

Une Transfiguration polaire!

—L'Apocalypse!!!................


Au-dessous de nous, autour de nous et de niveau, des épaisseurs effrayantes de nuages énormes, noirs, bleutés d'argent pâle à leurs crêtes déchiquetées et sur leurs dos puissants.—Ils semblent opaques et solides comme les nuages Olympiens,—et l'envie vient d'y poser le pied... Ils ondulent en houle vivante avec d'inquiétantes lenteurs, s'envahissent mollement, se font place,—ou disparaissent sous d'autres qui les surmontent en rampant...

On dirait ces rêves où les poulpes gigantesques, inconnus à l'homme qui n'a jamais pénétré les insondables profondeurs qu'ils habitent, se traînent et s'enlacent dans des enchaînements sans fin...

Mais l'immensité diaphane de notre globe jette son dernier éclair,—et nous nous enfonçons dans ce chaos de formes effroyables.....

Les monstres semblent vouloir monter vers nous, nous envahir, nous engloutir dans leurs sombres enlacements...

De l'un deux, à ma droite,—pareil à un bras vivant, contourné et énervé dans un alanguissement plein de menace,—se dresse et se tord une crête dentelée comme une flèche d'ogive,—hésitante,—semblant tâter sa route ainsi que fuit le serpent qui n'a pas d'yeux.......


La Vision a disparu... Aux clartés d'un instant ont succédé les ténèbres premières.—Nous nous replongeons dans les noires densités...

Chargé, en tout l'ensemble de sa manœuvre, du poids de l'eau qu'il a entraînée dans le jet de son essor, le ballon redescend vers le précipice obscur avec une telle rapidité, que,—des sacs de lest que vident avec précipitation, coup sur coup, par-dessus le bord, les deux Godard et Yon,—la terre et les cailloux, dépassés dans leur chute, retombent sur nos têtes...............


Mais j'entends près de moi des voix, des exclamations...—Mes compagnons parlent, s'agitent en tumulte.—Des feux, que l'on aperçoit bien loin au-dessous de nous, se rapprochent avec une terrible rapidité...

Nous arrivons à terre,—et il est certain que c'est beaucoup plus vite que nous n'en sommes partis...

Tenez-vous bien!—crions-nous, pour les nouveaux surtout:—Tenez-vous bien!!!...

Tout à coup nous éprouvons une effroyable secousse, accompagnée de formidables craquements...

La nacelle a touché!

La première ancre, de disproportions absurdes avec la force de noire aérostat, est à peine lancée par-dessus le bord, quelle se rompt à première prise avec une nouvelle secousse si violente que notre maison d'osier semble s'effrondrer, et que toutes les mains cramponnées aux câbles de cercle lâchent prise...—Du premier choc, en se brisant elle-même, notre ancre a cassé au pied et à moitié déraciné un grand peuplier.

De ceci, nous ne savons encore qu'une chose,—c'est qu'il faut jeter bien vite la seconde ancre,—et nous rattraper non moins promptement aux cordes.

Notre pont s'est trouvé un instant dans une confusion indicible: j'ai senti dans le noir (—c'est ce noir qui m'inquiète!)—rouler près de moi un corps...

Je prends la princesse entre mes bras, j'applique ses deux mains contre deux câbles, et, par-dessus elle, je saisis ces mêmes câbles:

—N'ayez pas de crainte, madame!

—Mon Dieu! monsieur, me répond comme dans son salon la plus tranquille voix du monde,—que d'excuses j'ai à vous faire pour tous les embarras que je vous cause!

Ce qui me préoccupe, c'est ce diable de noir!

De jour, on se tire de tout;—mais la nuit!...

Nous attendons la troisième secousse...

Tenez-vous bien!Tenez-vous bien!!!...

Ouff!!!... c'est reçu!—Notre seconde ancre, aussi faible que la première, vient de se briser,—et nous traînons...

C'est le vrai coup dur:—contre quoi, maisons, troncs d'arbres, allons-nous être lancés?...

Heureusement il n'y a pas de vent!—La soupape, toujours bien ouverte, fonctionne en toute liberté, car son jeu n'est plus contrarié par le délest de tout à l'heure.—Si peu de courant qu'il y ait pourtant, cette masse de gaz, qui ne se perd pas assez vite, le suit: notre nacelle, tantôt droite, tantôt sur le côté, racle un instant le sol que nous ne voyons pas.—Étreignant plus énergiquement que jamais nos cordages, nous nous trouvons,—selon que la nacelle est d'aplomb ou couchée,—tantôt droits sur nos pieds posés, tantôt appendus par la force de nos poignets.

Mais l'aérostat perd sensiblement ses forces.—L'instant approche où le poids qu'il soulève, à vrai dire, plutôt qu'il ne le traîne, va devenir trop lourd pour lui et le forcer à s'arrêter...

C'est à peu près fait!—Notre nacelle, couchée sur le flanc, reste presque immobile.

—Que personne ne quitte sa place pour mettre pied à terre!...

Tout le monde obéit.—Je laisse à elle-même notre voyageuse, et, me suspendant aux cordes obliques, je quitte avec Jules l'osier de la nacelle pour nous diriger vers le cercle, puis vers le filet.

Pour prévenir tout caprice d'une bourrasque possible, et pour en finir,—puisqu'il parait qu'il faut en finir,—il s'agit de presser à l'aide du filet et de dégonfler le ballon.

Avançant avec précaution sous les mailles de l'immense réseau, ne lâchant d'une main que lorsque nous tenons bon de l'autre, nous nous engageons sous la masse agitée,—tantôt soulevés à plusieurs mètres,—tantôt refoulés et roulés contre terre sous les ondulations du ballon. Ces alternatives se succèdent avec une rapidité de caprice qui laisse tout juste le temps de bien prendre garde et de se tapir, au moment précis, contre le sol labouré, en tout dégagement du réseau. La partie engagée là est sérieuse,—et je ne donnerais pas grand'chose du cou qui se trouverait une fois harponné sous la guillotine d'une de ces mailles, quand le ballon, trop vaillant encore, se redresse...

Enfin le Géant a exhalé sa colère avec son âme, et, trop dégonflé pour que ses derniers soupirs soient désormais à craindre, il gît de son long dans le champ...

Nos passagers,—moulus de fatigue,—quittent la nacelle. Mon frère a le genou foulé: ce n'est rien!—Nous sonnons nos deux cloches et nous allumons nos lanternes de voitures, dont l'éclatante lumière,—réverbérée par le métal et décuplée par la glace concave,—nous est fort utile en ce moment.—Gloire à Delessert, à qui nous devons ces lanternes!

—Comment! il n'est que neuf heures et demie!...

Des paysans arrivent dans l'ombre...

—Où sommes-nous?

—Vous êtes à Barcy, à deux pas du grand marais.—Si vous étiez tombés là, vous y seriez pour longtemps!

Quelle est la ville la plus proche?

MEAUX!!!

Quel coup d'assommoir!

Tant de combinaisons, tant de préparatifs, tant de peines, tant de fracas,—et jusqu'à un plaidoyer contre l'Atlantique!—pour tomber à...—Meaux!!!...

J'entends d'ici les petits journaux ressusciter le fameux Maire pour nous recevoir...

—Et pourquoi sommes-nous descendus ici? dis-je à L. Godard.

Il me parle—confusément—de la manœuvre, de la soupape, que sais-je?—et surtout il ne se presse pas de me dire que nous ne sommes pas descendus, mais tombés...

Je tâche de me consoler, ne pouvant mieux faire.

En somme, la grosse affaire était pour moi de ne pas éclater avant de partir,—et même après être parti.—D'autre part, j'ai réussi à enlever le plus considérable,—et de beaucoup,—de tous les ballons connus dans les annales de l'aérostation.—Pour le reste, j'ai fait de mon mieux en ce qui était de moi.

Et, au surplus, nous recommencerons dimanche prochain,—pour de vrai, cette fois!

Je sais bien qu'avec sa double enveloppe et la quantité de lest que sa capacité lui permet d'emporter, le Géant peut tenir campagne six, sept, huit jours et autant de nuits,—plus qu'il ne faut, avec un bon vent, pour aller en Chine!

C'est égal...—c'est dur!!!...

Nous avons installé un campement provisoire.

Deux de nos compagnons, l'arme au bras, montent la garde autour du ballon.

Les autres vident les flancs de la nacelle de tout ce qu'elle contient,—la plus étrange des salades pour le quart d'heure!—et amoncellent en un tas ces objets multiples et divers, dont quelques-uns n'ont plus de forme ni de nom.

Les paysans, de plus en plus nombreux, nous entourent.

Un coup de feu tiré à mon oreille me fait soubresauter...

Encore Delessert!...

—Par distraction, dit-il, il a laissé échapper un coup de son revolver...

Eh bien! c'est moi qui avais tort, et mon brave Delessert était sage et prudent une fois de plus.—Quand il racontait le lendemain à un Maire des environs le petit avis de précaution qu'il avait cru bon de donner aux indigènes qui nous arrivaient de toutes parts dans les ténèbres,—le digne Maire devint rêveur, et lui dit:

—Vous pouviez bien avoir raison!...

Enfin on nous vient avertir que la voiture que j'avais demandée aux premiers arrivants est prête.

Il serait plus qu'inutile que tout notre monde, y compris une femme, passât la nuit à la belle étoile. Il faut apporter au plus tôt de nos nouvelles à ceux qui les attendent,—et il faut aussi prévenir autant que possible l'opinion quant au lieu de notre descente.

Je m'adresse encore à L. Godard, ne me rendant pas du tout compte du pourquoi de cette diable de descente,—mais pressentant trop bien dès lors ce qui doit en résulter....

—Qu'ai-je à dire? On va se moquer de nous!

Il me répond—en bégayant double, comme lorsqu'il veut prendre le temps de choisir ce qu'il veut dire,—et il accuse la corde de soupape de lui avoir échappé...

—J'arrangerai cela le moins bêtement possible, lui dis-je en soupirant.—Avez-vous de l'argent? Faut-il vous en laisser?

—Merci.

—À demain donc, à Paris!

Et donnant la main à madame de la Tour d'Auvergne, qui d'un bout à l'autre ne s'est point démentie et a été brave comme un homme—brave!—je la fais monter et l'installe dans la paille assez stricte d'un chariot Mérovingien,—sur lequel je prends place avec mon frère, Thirion, Mittchell et le prince de Wittgenstein.

Les cahots, jusqu'à Meaux, je ne les ai pas comptés!...

Nous soupons—gaiement, tout de même!—quoique à MEAUX!—en attendant l'heure du chemin de fer,—et au milieu de la nuit, nous avons au moins, comme fiche de consolation, le plaisir d'embrasser à Paris ceux qui ne nous attendaient pas aussitôt.



On s'est enfin expliqué, au déballage et au recollement, comment nous avions pu monter un instant à une telle hauteur, que nous avions retrouvé sur cet hémisphère—le 4 octobre, à huit heures et demie sonnées—le soleil!!! Je dis le soleil, car si ce n'était lui, qui nous avait procuré ce merveilleux spectacle que pas un de nous, vécût-il mille ans, n'oubliera?—Et le premier savant venu résoudra avec facilité le problème de notre altitude à ce moment-là.

—IL MANQUAIT À L'APPEL DEUX BOUTEILLES ET DEUX CHAPEAUX...

Mais c'était si beau!!!

—Décidément, vive Delessert!—quand même!...

XIX

Adieu, les roses! — Un procès-verbal par à peu près. — Rappel du Plus lourd que l'air! — Les rieurs et l'Aérostation. — «Confusion des mauvais plaisants!» (1783). — Bernadotte et le plancher des vaches. — Une explication. — Bilboquet et le maire de Meaux. — ?.... — La mer en Brie! — Le mot lâché! — Ce que c'est qu'une soupape. — Désobéissances. — Enfin! — Les chansons. — Pas en train de chanter! — Nadar censeur! — Bassesse. — Une visite. — La princesse de la Tour d'Auvergne et le Journal des Débats. — Une bonne lettre. — Ô terre! trône de la Bêtise humaine! — Les Anglais et le GÉANT. — Autre lettre. — Encore le Compensateur! — M. Arnaud, directeur de l'Hippodrome. — Les hivernages de M. Arnaud. — Les cheveux de M. Arnaud ne blanchissent pas. — Sauvons-nous! — Le GÉANT offre d'emporter l'Hippodrome. — Un démenti. — Godard et Arnaud. — Pas de papier! — Un beau guêpier. — En quoi consiste le métier d'aéronaute. — Une désertion à la veille de la bataille. — La revanche d'honneur. — Vais-je périr? — Cinq mille francs sur table. — Un homme modéré. — Deux francs de différence! — L'exactitude.

Nous ouvrons ici notre second acte.

Tous les inconvénients et désagréments que nous avons eu à traverser pour arriver jusqu'ici, et dont nous nous faisions des monstres,—n'étaient rien.

Quittons ce lit de roses—et poursuivons nos nouvelles destinées!...

Le lendemain de notre arrivée, sans parler d'un récit très-pittoresque inséré dans le Constitutionnel par notre compagnon Robert Mittchell, les journaux publiaient le procès-verbal signé de tous les voyageurs de cette première ascension, et qui expliquait notre descente à Meaux par la rupture de notre corde de soupape.

Cette explication était assez étrange,—mais que dire? Il m'avait été impossible d'arracher autre chose à L. Godard, qui, chaque fois que je remettais cette question sur le tapis, en le regardant dans les yeux, se remettait à bégayer avec fureur—comme il ne manque jamais de faire quand il n'est pas précisément pressé de répondre net à ce qu'on lui demande.

Les commentaires n'eurent garde de faire défaut, les plaisanteries non plus, de par le privilége spécial de tout temps acquis à l'aérostation.

Il est assez remarquable, en effet, que pas une des tentatives faites pour s'enlever dans l'air n'ait été épargnée par la moquerie des hommes,—depuis le malheureux Sarrasin Volant, qui se rompit les reins à Constantinople, devant l'empereur Manuel Comnène, en 1720,—depuis le pauvre moine Voador, de Lisbonne,—jusqu'aux essais de ces derniers temps.

Ni le danger très-réel de quelques-unes de ces tentatives, ni le courage qu'il fallut pour affronter ce danger, n'ont jamais pu parvenir à désarmer les rieurs.

J'ai sous mes yeux, en ce moment, une gravure du temps représentant l'ascension du premier globe aérostatique de M. Mongolfier (sic), enlevé à Paris, au château de la Muette, le 21 novembre 1783.

En haut de l'estampe, comme épigraphe, on lit:

Confusion des mauvais plaisants.

—Déjà!

Autre gravure du temps:—Blanchard est traîné dans sa nacelle, à Billancourt. Une oie pendue à une branche d'arbre lui fait, peut-on dire, pendant. Autour de lui des dindons, un âne, des... cochons!—Comme légende, en bas:—LE HASARD RÉUNIT LES PLUS BRILLANTS PERSONNAGE—avec un s en moins.—Et en haut:—Sic reditur ab astris!...—Blanchard avait eu l'innocente et peut-être excusable vanité de prendre pour devise de son ballon:—Sic itur ad astra!

Et l'abbé Miolan, en chat,—et Janinet, en âne!—Et jusqu'au terrible Marat lui-même, qui,—sous le pseudonyme du docteur Bon Sens,—insulte à l'art nouveau de l'aérostation, et même chansonne les Montgolfier...

Et tant d'autres encore!

Il n'est dans la science aucune découverte, aucun fait dans la politique, qui aient donné naissance à plus de quolibets que l'aérostation, en couplets ou caricatures.

Pourtant la pratique, si facile qu'elle soit aujourd'hui, des voyages aériens est encore un épouvantail extraordinaire pour une foule de gens,—les femmes exceptées, toujours plus réellement braves que les hommes;—et, depuis Bernadotte, qui n'eût pas, pour sa future couronne, échangé contre une place sous le ballon de Coutelle son «plancher des vaches,» j'ai vu plus d'un brave général, voire maréchal de France, vingt fois éprouvé sous la mitraille, frissonner à la seule pensée de se sentir élevé par un lambeau de soie gonflé à quelque cents mètres au-dessus du sol.

J'ai cherché la raison de cette facilité bizarre, de cette fécondité, de cet impitoyable, éternel acharnement de la moquerie humaine contre l'aérostation,—et j'imagine, ne pouvant absolument trouver autre chose,—que les plus poltrons doivent être ceux qui se moquent le plus, la lâcheté trouvant alors dans la dérision sa vengeance facile d'un courage qui l'humilie et l'offense.

«—Et je tiens pour affront le courage d'autrui!»

Il faut bien, faute d'autre explication, que je rencontre là encore le véritable et secret motif de l'impitoyable et dédaigneuse sévérité qui frappe tout homme coupable de quelque intérêt, de quelque curiosité avouée pour la science aérostatique.—Tout imprudent qui a approché, une fois dans sa vie, une nacelle d'aérostat est à jamais condamné comme homme «peu sérieux.»—Je connais un homme de mérite qui s'est vu dernièrement renversé d'une position importante: un des griefs relevés contre lui fut d'avoir fait une ascension quelque quinze ans auparavant...

Notre descente à Meaux réunissait à merveille toutes les conditions voulues de la plaisanterie facile, et il eût été réellement impossible, à ce point de vue, de mieux choisir un endroit pour tomber.—Annonces à grand fracas de voyages illimités, enveloppes de lettres en plusieurs langues, étalage des nourritures de Delessert et des haches—(qui nous étaient si précieuses quelques jours après en Hanovre),—tout cela pour aboutir piteusement à la cité illustrée par Bilboquet et à jamais célèbre par «Monsieur et Madame son Maire!...»—C'eût été par trop compter sur l'indulgence humaine que s'attendre à être épargné ou seulement ménagé en cette malencontre.

Les petits journaux tirèrent un feu d'artifice à mes dépens. Je n'étais pas d'humeur à rire, comprenant trop bien le préjudice réel de ce premier demi-insuccès quant au but que je m'étais proposé,—me décidant dès lors enfin à pressentir et à admettre l'éventualité d'inconvénients graves pour ma responsabilité financière engagée.

De plus, je n'avais pas du tout l'explication claire de cet accident qui avait si fâcheusement arrêté notre voyage à son début.

Je persistais à en chercher les causes réelles, puisque je ne parvenais pas à les arracher de L. Godard. Le public pouvait, à la rigueur, se contenter plus ou moins de la médiocre explication que j'avais dû lui fournir, faute de mieux; mais je n'avais pu m'y laisser tromper, moi,—et je restais avec l'incertitude quant à la vraie raison du fait, et l'inquiétude de le voir se renouveler.

J'avais fini par me dire qu'habitué à ses ascensions foraines d'une heure ou deux de durée, L. Godard s'était peu soucié, son argent une fois gagné par la montée, de prolonger de nuit notre voyage, et que la crainte de—la Mer!—avait dû accélérer d'autant notre descente.

Je n'y étais pas du tout,—et ce n'est que quelques jours après que j'eus enfin l'explication, que, seul, je ne trouvais point.

J'avais ce jour-là chez moi les deux frères, et, comme toujours, je ramenais la conversation sur le problème—dont je guettais le mot.

À mes hypothèses sur notre descente, les deux Godard s'entre-regardaient sans rien dire.—Enfin, dans un bon mouvement, quoique tardif,—mais non sans avoir préalablement consulté du regard son aîné,—qui exerce sur lui un ascendant inexplicable:

—Ce n'est pas tout ça, monsieur Nadar! me dit Jules.—Les ressorts en caoutchouc de la soupape ont cédé sous le poids de la corde, et nous sommes partis du Champ-de-Mars—avec notre soupape TOUTE GRANDE OUVERTE...

!!!...

J'adressai alors à Louis les reproches qu'il méritait pour m'avoir caché un fait aussi grave.

Mais à quoi bon des reproches?...

Tout m'était expliqué à présent. Je me rappelais qu'en effet, comptant absolument sur mes deux aéronautes et ne croyant pas avoir à m'occuper de leur besogne, j'avais vaguement remarqué pourtant que le ballon, si bien fermé qu'il fût à l'appendice, s'était trouvé dégonflé quelques instants avant le départ, et qu'on avait dû réouvrir la valve pour remplacer le gaz perdu.—Je me rappelais aussi que nous n'avions cessé d'épancher du lest pendant toute notre ascension:—pour dépasser Saint-Denis seulement, vingt-deux sacs de lest, de 25 kilog. chacun, avaient été dépensés!

Il est à propos d'exposer ici, pour l'intelligence complète de ce point, qu'une soupape d'aérostat est en bois de choix, ronde et formée de deux clapets s'ouvrant à l'intérieur. Ces deux clapets, auxquels est appendue la corde de travail, s'articulent sur une bande fixe, surmontée à angle droit d'une autre bande verticale sur laquelle jouent les boudins de caoutchouc, tendus de chaque extrémité circonférencielle desdits clapets.

Sans me rendre précisément compte de ce qui devait arriver,—mais sachant que les accidents aérostatiques proviennent presque toujours du jeu de soupape,—j'avais apprécié qu'avec un engin de dimensions aussi inusitées nous ne pouvions prendre de ce côté assez de précautions. Je n'avais d'ailleurs jamais eu bien grande confiance dans ces ressorts de caoutchouc,—substance trop impressionnable aux influences atmosphériques diverses,—et, dès le premier jour où notre fabrication fut arrêtée, j'avais engagé Louis à doubler ses ressorts ordinaires avec un jeu de boudins d'acier.

Il avait paru apprécier cette idée, et m'avait promis de la mettre à exécution.

Préoccupé de ce détail, je lui avais, huit jours après, demandé—s'il avait commandé mes boudins d'acier.—Il m'avait répondu affirmativement,—deux autres fois encore m'avait confirmé sa commande,—et enfin, l'avant-veille de l'ascension, alors qu'aux derniers moments nous n'avions plus le temps de nous occuper de ce point, il m'avait avoué—qu'il n'avait rien commandé du tout,—«parce que,—me dit-il,—le fabricant avait demandé—deux cent cinquante francs...(!)»

Pour me rassurer, il m'avait promis un système de son invention—qui devait me donner, assurait-il, sécurité et satisfaction parfaites.

Ce système, qu'il me fut permis de voir seulement la veille de l'ascension, consistait en une manière de larges bandes de bretelles, caoutchouc et soie tissés.

J'avais complètement désapprouvé, préférant encore de beaucoup, et pour toutes causes, les boudins ordinaires où le caoutchouc a plus de force et présente moins de surfaces aux variations caloriques et hygrométriques.

Mais il était trop tard!

Et la conséquence avait été, comme le plus simple bon sens devait le faire prévoir, que nos bandes de caoutchouc,—suffisantes peut-être pour supporter dans un ballon ordinaire une corde d'une douzaine de mètres au plus,—avaient fléchi, au fur et à mesure du gonflement, par le développement d'une corde de quarante-cinq mètres.

Cette corde, que j'ai conservée comme souvenir douloureux, pèse près de 3 kilog...

Les dangers d'un départ exécuté dans de semblables conditions, si graves qu'ils fussent, n'étaient rien—devant le coupable secret que m'en avait fait l'homme payé par moi.—Et cette faute s'aggravait encore d'une désobéissance antérieure que je n'avais pas oubliée.

Cette imprévoyance accusait la plus flagrante impéritie et une inintelligence tout à fait inquiétante. Jointe à la transgression de mes ordres, elle avait eu pour résultat l'avortement dérisoire de notre première expédition après la promesse d'un long voyage;—et cet avortement allait, sinon jeter absolument la défaveur sur nos expéditions suivantes, tout au moins les priver de l'intérêt puissant qu'eût exercé d'abord sur l'esprit public une longue trajectoire accomplie,—prévision que confirma l'infériorité de la seconde recette.—Enfin, pour le quart d'heure, ce mécompte du public attirait sur moi une grêle de commentaires peu favorables et de quolibets qui m'étaient assez insupportables.

On vient—enfin!—d'apprendre si j'y étais pour quelque chose, et si je méritais ces reproches que j'ai eu la résignation d'assumer si longtemps sur moi seul.

Que pouvais-je faire autrement?—Raconter les faits, en invoquant, s'il en était besoin devant ma parole, tous mes nombreux témoignages à l'appui?—Mais c'était, quel que fût mon trop légitime mécontentement, nuire dans sa profession à l'homme que j'employais; c'était diminuer cet homme auquel j'avais confié la conduite du Géant,—et qu'il m'était d'ailleurs presque impossible de remplacer à la veille de notre seconde ascension.

J'avais déjà d'autres griefs plus graves que je voulais oublier et d'autres inquiétudes,—qui allaient se trouver bientôt cruellement justifiées.

Je me résignai donc à accepter, sans mot dire et tout seul, la responsabilité de la descente à Meaux,—car il n'y avait pas de danger que le vrai coupable revendiquât cette responsabilité.—Je trouvai là une occasion d'exercer la patience dont j'avais amassé provision prudente à mon début; et, faisant le dos rond, je reçus les coups.

Mais ces blessures imméritées m'étaient d'autant plus sensibles qu'elles arrivaient au milieu de la multitude croissante de mes autres tracas et ennuis. Péniblement déçu par le chiffre de notre première recette—(36,000 fr.),—chiffre si peu en rapport avec la foule qu'il m'avait semblé, comme à tout le monde, voir réunie dans le Champ de Mars;—ne voulant me distraire en rien cette fois des dispositions de notre seconde ascension;—débordé, noyé dans les comptes et factures;—plus que jamais assailli d'une correspondance si nombreuse que le temps me manquait même pour ouvrir les lettres;—tiraillé à droite, harcelé à gauche, envahi par tous les parasitismes, bourrelé d'appréhensions, enfiévré par l'insomnie;—je commençais encore à me trouver particulièrement énervé par la saturation d'une publicité personnelle—qui a dû en fatiguer d'autres, puisqu'elle arrivait à m'exaspérer moi-même.

Il me fallait bien accueillir cependant ceux qui trouvaient à se servir pour eux-mêmes de cette publicité, lorsqu'ils le faisaient sans trop de malveillance. Je ne pouvais prendre sur moi de désobliger des gens qui ne témoignaient pas d'intentions blessantes à mon endroit, et je ne voulais pas paraître reculer devant des plaisanteries inoffensives.—C'est ainsi que, sans me trouver d'humeur à chanter ni danser pour le quart d'heure, je donnai mon visa à tous quadrilles, chansons, etc., qui demandaient au Géant de les laisser profiter de sa notoriété.—Les règlements de la direction de la librairie exigeaient, me disait-on, ce visa mien préalable,—mesure à laquelle encore il me répugnait fort de me prêter, bien qu'elle me couvrît.

Je me décidai donc à écrire uniformément sur tout ce qu'on venait soumettre à ma censure préalable (—Nadar censeur!—): «Je ne me reconnais le droit ni d'approuver ni de défendre ceci.»—Et les censeurs—pour de vrai—voulurent bien, parut-il, s'en contenter.

Pour une seule de ces chansons, celle-là toute de bouc et de venin, et bête à soulever l'estomac,—chanson, dont l'auteur eut le cynisme de me demander l'autorisation,—qu'il se garda bien, par exemple! de venir chercher en personne,—la plume me tomba des mains.—J'ai conservé comme échantillon curieux ce spécimen de la bassesse de certaines âmes.

J'eus, un de ces beaux matins-là, l'honneur de la visite de la princesse de la Tour d'Auvergne.

Le Journal des Débats avait épisodiquement raconté que la princesse, allant au bois, avait fait arrêter sa voiture pour s'informer du motif qui poussait la population Parisienne vers une direction unique;—qu'apprenant l'ascension du Champ-de-Mars, elle avait fait donner l'ordre à son cocher de la conduire de ce côté;—qu'arrivée là, l'envie subite lui était venue de faire partie de l'expédition, et que, malgré mes refus, elle s'était si bien obstinée, etc.

Tous les journaux avaient à l'envi reproduit cet incident, intéressant par le sexe et le nom de l'héroïne, mais dont l'inconvénient était de manquer un peu d'exactitude.

La princesse venait me communiquer la réponse que je reproduis ici:

«Monsieur le rédacteur,

«Le récit que vous avez inséré me ferait passer pour une enfant ou pour une folle.

«À mon âge il n'y a plus d'enfant, et le fait en lui-même est trop naturel pour que vous ne le rétablissiez pas dans sa réalité.

«Je suis sortie de chez moi dans l'intention d'aller directement au Champ-de-Mars. J'avais entendu dire que M. Nadar voulait gagner, avec un ballon, l'argent nécessaire à des systèmes de navigation aérienne. Je ne suis qu'une femme, mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a là autre chose qu'une chimère, et j'ai regardé comme un devoir d'apporter, comme tout le monde, mon obole à cette entreprise.

«Lorsque je me suis approchée, la confiance, l'admiration m'ont gagnée, et j'ai voulu faire partie du voyage, afin surtout que mon obole fût plus forte.

«Toute autre en eût fait autant, et vous voyez, monsieur, que le fait est, en vérité, si simple, qu'il n'est pas juste de le présenter comme un acte d'excentricité.»

«Agréez etc.;

—Je viens vous demander si vous trouvez utile que j'envoie cette lettre, me dit la princesse.

J'avais eu trop belle occasion d'apprécier la grandeur réelle de ce caractère pour m'étonner.—Mais la publicité qui s'était faite autour de ce nom de femme m'avait déjà choqué à l'égal d'un manque de respect.

Plus j'étais touché de la pensée qui avait dicté cette lettre, plus je me croyais en devoir de détourner les inconvénients d'un rappel de l'attention publique, et, puisqu'on me consultait, puisque la question était soumise à ma discrétion, je devais conseiller l'abstention et le silence.

Mais je n'ai pas cru qu'il me fût permis d'omettre, dans les archives que je réunis ici, cette lettre si honorable pour la main qui l'a écrite, et aussi, puis-je dire, pour la cause que je représentais.

Le lecteur appréciera si cette brave et bonne lettre me fut chère à ce moment-là...

Elle ne pouvait malheureusement rien contre les récits les plus absurdes qui circulaient partout et me revenaient de tous côtés.—«Ô Terre! trône de la Bêtise humaine!» a dit le poëte.

Le public,—m'exagérais-je les choses?—me semblait ne tenir compte de rien, ni des difficultés de l'œuvre, ni de son but. On me rapportait les reproches: l'absence du fameux Compensateur paraissait surtout avoir mécontenté.—Ici le public avait raison, ce Compensateur, quel qu'il fût, lui ayant été promis.

Tout retombait sur moi,—naturellement!

Parmi la foule des bruits contradictoires, le Figaro annonça que j'allais partir pour Londres avec le Géant. En effet, les représentants de compagnies anglaises, celles d'Alexandra Park et de Crystal Palace Sydenham entre autres, étaient venus me faire des offres.—Partir sans avoir vengé Meaux, c'eût été une désertion!

J'envoyai aussitôt aux journaux le démenti à ces bruits de départ et ma réponse, aussi complète que possible, sur tous les autres points.

En somme, on avait trouvé que le ballon avait eu de la peine à s'enlever, de par les essais du pesage préliminaire et rigoureux à un gramme près, qui précède pourtant toutes les ascensions.—Le ballon isolé dans l'immensité du Champ de Mars, avait semblé petit.—Enfin on lui reprochait de ne pas emporter assez de monde,—et de ne pas aller assez loin.

Je ne parle pas, pour appoint, de plusieurs qui persistaient à me reprocher amèrement de ne pas avoir—«dirigé»—ledit ballon...

Je m'engageai donc, à enlever le dimanche suivant, à côté du Géant, le grand ballon que montent les Godard aux fêtes officielles, pour donner ainsi un point de comparaison;—puis, à emporter préliminairement en ascension captive vingt, trente personnes,—tout ce que notre plate-forme pourrait contenir,—me réservant, bien entendu, le droit de trier ensuite à ma guise mes compagnons pour le vrai départ.

Quant à aller «loin», j'y comptais bien, mais pas de promesse, parce qu'en aérostation on va où on peut.—En revanche, je garantissais que le Compensateur si vivement réclamé ne ferait pas défaut.

«Je ne puis garder pour moi seul une dernière réflexion,

—ne pouvais-je m'empêcher de dire en terminant.

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