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À terre & en l'air...: Mémoires du Géant

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«Les Anglais, leur Société royale de Londres en tête, s'honorent d'encourager efficacement et de toutes les manières la science—toute Française pourtant—de l'aérostation, pressentant ce que l'avenir lui réserve dans la réelle pratique. Ils protègent, ils aident, ils appellent à eux, ils respectent surtout ceux qui cherchent à rapprocher cet avenir certain.

«En France, le moins qu'on fasse, c'est de dénigrer ou de rire;—il semble même que certaines gens aient je ne sais quelle basse haine, inexplicable et parfois venimeuse, contre toute tentative vers ce but.

«Il m'aurait convenu de faire et d'enlever des ballons pour gagner de l'argent, que personne, ce me semble, n'aurait rien eu à dire, et je suppose qu'on m'eût laissé disposer de ma personne comme je l'entends.—Est-ce donc parce que je fais ce dur métier,—où j'engage et puis compromettre tant de choses—au bénéfice d'une Idée grande et utile, que certaines gens s'irritent ainsi?»

Avouerai-je que mon ressentiment même ne m'avait pas fait oublier les Godard et que j'avais la faiblesse de leur accorder une réclame dans cette réponse...—Je persistais à n'en pas vouloir désespérer.

Mais toute ma bonne volonté pour eux vint à subir un rude coup.

Je m'étais rencontré, quelques années auparavant, avec un entrepreneur de spectacles, bien connu dans la ville, M. Arnaud, directeur de l'Hippodrome. En admirant l'activité qu'il déployait dans ses fonctions, je l'avais plaint d'être forcé, pendant la saison d'hiver qui ferme son théâtre, de laisser cette activité inoccupée.—M. Arnaud avait souri, et m'avait répondu, avec simplicité et dégagement:—«Je suis, au contraire, bien moins occupé l'été que l'hiver;—songez donc un peu que, l'hiver, je vide tous les procès que je me suis faits pendant l'été!»

Cette parole inquiétante ne m'avait pas empêché d'accepter avec M. Arnaud une ou deux affaires, dont une commande de sculptures caricaturales,—et j'avais aussitôt pu constater dans ces deux rencontres qu'il ne tenait qu'à moi de fournir à M. Arnaud deux opérations de plus pour son hivernage.—Je m'étais abstenu, n'étant pas du tout processif—et je m'étais borné à contempler, sans la moindre rancune et avec curiosité,—mais à prudente distance désormais,—cet homme étrange qui tient à vanité singulière ce dont tous les autres se garent le plus discrètement qu'il leur est possible.

Ce digne M. Arnaud s'était beaucoup inquiété du Géant.—Je ne dirai pas que ses cheveux en blanchirent, car il n'y parut pas;—mais il n'en dormait plus, et il s'était mis en tête de l'avoir en son Hippodrome. Il vint jusqu'à trois fois dans une matinée, avant notre première ascension, me relancer aux ateliers Godillot, pour me persuader des avantages de cette opération.

J'avais les très-suffisantes raisons qu'on sait pour ne pas me montrer enthousiaste de la proposition:—la seule pensée d'avoir, fût-ce dans cent ans, le moindre intérêt commun avec ce lutteur trop éprouvé m'eût fait sauver en Cochinchine!

J'esquivai l'offre en plaisantant.—Ne pouvant seulement gonfler mon Géant dans son Hippodrome trop petit, j'offris comme fiche de consolation à ce brave M. Arnaud—d'enlever son Hippodrome avec mon Géant...

Je plaisantais sur un volcan,—comme on va le voir tout à l'heure.

Quand il dut se résigner à comprendre enfin qu'il lui fallait abandonner toute espérance de mon côté, mon homme y mit de l'aigreur, affirmant à tout venant et jusqu'à moi-même qu'il savait personnellement que mes ascensions seraient interdites;—si bien, qu'à force de parler, il fut entendu, et que je fus chargé un jour, de haut lieu, comme on dit, de lui transmettre par la figure le plus net et le plus brutal des démentis.

Fatigué de la persistance de ses méchants propos qui m'étaient à chaque instant rapportés, j'allais vaincre ma répugnance et me décider à demander au tribunal compétent de mettre une sourdine à ce trop d'éloquence, lorsqu'un soin autrement sérieux vint me détourner vers plus pressante besogne.

Le jour de ma première ascension, ce très-habile directeur de l'Hippodrome avait annoncé par d'énormes affiches, comme il ne craint pas de les comprendre, une ascension Extraordinaire!...—Je dois cependant lui rendre cette justice qu'il n'inscrivit pas cette fois,—comme plus tard et d'accord avec mes aéronautes transfuges,—le mot Géant sur lesdites affiches, et que ceux qui purent s'y tromper n'avaient strictement,—au pied de la lettre, j'entends!—rien à lui redire.

Mais cela ne lui suffisait pas.

Et je m'aperçus quelques jours après que les visites des deux Godard, d'abord ralenties, s'étaient arrêtées tout à coup...

On vint m'apprendre qu'ils étaient en pourparlers avec ledit Arnaud,—qui, faute du Géant, voulait au moins ses équipiers, et,—juste la veille de ma seconde ascension,—avait subitement éprouvé le plus pressant besoin de les attacher à l'Hippodrome au moyen de chaînes dorées par son procédé...

Or,—de par cette éternelle et imbécile confiance, que je conserverai jusqu'à la fin de mes jours, dans le premier venu qui n'aura pas encore eu le temps de me tromper,—je m'étais embarqué dans cette très-grosse affaire sans un mot écrit, sans l'ombre d'une garantie vis-à-vis de mon aéronaute!

Lorsque j'avais voulu l'amener sur ce terrain, il m'avait invariablement répondu,—en feignant de se tromper sur le point de vue:

—Je ne vous demande pas de papier, monsieur Nadar,—je sais trop bien à qui j'ai affaire!

Il le savait trop bien en effet...

Me voici dans un beau guêpier!

Non qu'il y ait l'ombre d'une difficulté pour l'homme qui a fait seulement deux ascensions, à s'enlever et à descendre avec un ballon deux fois gros comme le Géant:—la preuve héroïque en est fournie par le niveau d'intelligence des aéronautes ordinaires eux-mêmes,—simples contre-poids de chair humaine, dont l'invariable exercice consiste, pendant des années consécutives, à partir de Saint-Cloud, pour aller, une demi-heure après, tomber devant une bouteille de vin au Bas-Meudon.

Mais, avant et après ascension et descente, il est une foule de manœuvres qui ne sauraient être dans les habitudes et dans les goûts de tout le monde.—Planter des mâts, déployer l'aérostat, adapter le filet, démêler et disposer les cordages, remplir deux cents sacs de terre, etc.,—puis, reployer ballon et filet, rouler les cordes, recueillir les épaves, rassembler, emballer et charger le tout sur les wagons,—autant de soins manuels et spéciaux des moins attrayants, auxquels toute l'intelligence du monde ne saurait suppléer seule.

Malgré l'énergique insistance de mon maître très-expérimenté, M. J. A. Barral, à me détourner de l'emploi dangereux des aéronautes forains, j'avais cru devoir—par cette unique raison que je n'ai pas l'habitude de balayer ma chambre moi-même,—commencer par prendre un aéronaute,—et j'avais pris le seul que je connusse, cette carrière n'étant pas précisément envahie.

Pour le moment,—encore et malgré tout!—j'avais trop à faire et je me sentais trop fatigué de la lutte, après Meaux, pour accepter l'éventualité d'une revanche où je ne serais pas au moins débarrassé des infimes détails de la manœuvre.

La nouvelle de cette désertion à la dernière heure mettait donc le comble à mon trouble.—Tout à fait découragé,—à la fin!—abattu, achevé par ce dernier coup, je ne songeais même pas à la possibilité d'un remplacement—pourtant si facile!

Allais-je donc être abandonné par celui-là, après tant de bons procédés, tant d'indulgence de ma part,—à la veille de cette revanche si ardemment attendue, revanche d'honneur pour lui, dans son métier—d'honneur et de tout pour moi!—lorsque l'hiver imminent ne me permettait plus d'en espérer une autre et me faisait encore, tout juste peut-être, la grâce d'un dernier beau jour?—Devais-je donc périr aussi misérablement?

C'était dans ce cas plus que la mort de mes grandes et chères espérances;—c'était la terrible punition de mon imprudence déplorable;—c'était terminer par une ruine honteuse, dérisoire et sans remède, une entreprise justement écrasée sous mon impardonnable imprévoyance!...

Je fermais les yeux, pour ne pas voir la conséquence sanglante...

—et, déterminé à reculer jusqu'au delà du dernier retranchement l'inexorable fin de l'aventure, j'envoyais messagers sur messagers au Godard,—qui ne venait point!

Il vint enfin, le surlendemain,—tout au soir!

Depuis le commencement des travaux de la confection du Géant, j'avais donné à ce Godard tout l'argent qu'il m'avait demandé,—sans qu'il m'eût été possible encore de lui arracher notre compte toujours réclamé, toujours, promis,—et je me regardais depuis longtemps comme suffisamment découvert par devers lui, les paiemens successifs ayant déjà de beaucoup dépassé son devis.—Mais il ne s'agissait pas de cela!

Sans explication, sans reproche,—j'alignai d'abord devant lui cinq billets de mille francs,—et je lui demandai quelle part proportionnelle il voulait sur la recette des ascensions...

Il déclina l'offre et me répondit qu'il se contenterait d'un émolument fixe:—il se tenait pour satisfait si je lui assurais un minimum de 4,000 fr. (je dis quatre mille francs!)—simplement,—pour chaque ascension. Ce minimum augmenterait dans la proportion des recettes.

(Chaque ascension de l'Hippodrome,—y compris la fourniture du matériel, les risques de descente, les frais de retour, etc., leur est payée je crois et au plus, cent cinquante francs!)

J'étais tout engouffré.—Je signai.

Il signa aussi,—sans oublier de mettre préalablement les cinq mille francs en poche...

Puis il me raconta—tout naïvement,—sans le moindre embarras, par manière de conversation,—comme quoi il s'était moqué d'Arnaud,—«un marchandeur, un rat!» disait-il,—et pourquoi ils n'avaient pas conclu, ledit Arnaud s'étant obstinément tenu à une différence de

—DEUX FRANCS!!


Le 17 octobre au soir, veille de la seconde ascension, il avait été expressément convenu que, pour certitude décuple, tout le monde serait à son poste, au Champ-de-Mars, à sept heures du matin.

J'y étais dès six heures et demie, arpentant le terrain et regardant à l'horizon Nord...

Je compte sept heures,

—sept heures et demie,

—huit heures,

—huit heures et demie,

—neuf heures!...

Personne!

—Qu'arrive-t-il encore? Qu'est-ce que ce retard m'annonce?... J'ai payé pour tout craindre!...

—Toutes les défiances, je les ai désormais, me rappelant certaines histoires qu'ils m'ont racontées:—Une fois, c'est l'aéronaute qui s'aperçoit à quelques cents mètres en l'air qu'un confrère a fait couper intérieurement les câbles qui attachent sa nacelle au cercle.—Une autre fois, c'est lui-même, Godard, qui, en ouvrant sa soupape pour sa descente, voit se présenter à l'orifice une bouteille qu'il n'a certainement pas mise lui-même à cette place-là. Cette bouteille, qui devait tomber droit sur lui au premier coup de corde, contient de l'acide sulfurique...—Le moins qu'il pût bien m'arriver, c'était, à ce dernier moment, la désertion que j'avais cru prévenir par cet exorbitant traité...

Après l'affaire Arnaud, je peux m'attendre à tout... Je sais maintenant à qui j'ai affaire, et je comprends trop que,—devant un homme sans responsabilité d'aucune sorte et dès longtemps dégagé, ainsi que j'avais pu l'apprendre, vis-à-vis de toute revendication ou reprise possible,—mon traité lui-même peut fort bien n'être entre mes mains qu'un chiffon de papier dérisoire...

S'il n'y avait là qu'un spectacle ordinaire, où le public n'a qu'à passer par un tourniquet pour être admis, je ferais sur-le-champ débarrasser la place, je m'en irais cuver ma ruine et tout serait dit.—Mais c'est tout autre chose: nombre de billets ont été pris à l'avance dans tous les dépôts... Je suis engagé d'honneur!...

—Ils ne viennent pas!...—Et il est neuf heures passées...—C'est évident: je suis joué!...

N'y pouvant plus tenir, je dépêche à tout hasard mon frère vers les Batignolles, au-devant des Godard,—s'ils viennent!...

Et je reste seul,—bourrelé de désespoir, voyant ma ruine consommée, maudissant l'imprudence sans pardon qui m'a livré pieds et poings liés à la discrétion de ces gens-là...


Mais—me suis-je trompé?—je vois des chariots s'avancer: c'est le ballon, escorté de Godard et de son monde!...—Ma poitrine se dégage d'une montagne!

—Comment, lui dis-je, me laissez-vous dans une inquiétude pareille et arrivez-vous à neuf heures et demie quand vous deviez être là à sept heures?

Il me répond d'un air singulièrement dégagé (—j'étais désormais pays conquis!)—qu'il n'y a pas de mal, que nous avons devant nous plus de temps qu'il ne faut.—Et, bientôt en effet, les ballons sont déroulés, le matériel est en place,—et, sur le sol détrempé par les pluies des jours passés, tout se dispose avec une activité qui me rassure.

Quelques gouttes d'eau commencent à tomber!...

Ce n'était rien!...—Voici le temps qui se remet, et même un petit rayon de soleil perce la nue.

—Quand je te disais que nous aurions beau temps!

C'est mon bon Daniel qui m'a toute la semaine rassuré contre cette mauvaise chance.

Voici une nuée de sergents de ville qui arrivent, commandés par plusieurs officiers de paix et deux commissaires de police.—Cette fois, nous serons bien gardés.

Voici la troupe que le maréchal Magnan a bien voulu doubler: deux bataillons, deux escadrons, sans compter la garde municipale à cheval,—et deux corps de musique.

J'indique, aussi bien que je peux, le service de chacun, puisque c'est moi—le rêve continue!—qui commande à tout ce monde-là!

Mon ami l'artificier Ruggieri est là aussi. Il a voulu lui-même apporter nos bombes et présider à l'installation des mortiers.

Tout ira aussi bien que possible.—Je suis rassuré, au moins d'un côté, sur le jeu de la soupape: une légère corde en soie, qui suffirait à pendre deux hommes, a remplacé le câble pesant qui nous a joué si méchant tour la fois première.

Quant à mon autre préoccupation,—la terrible, celle de l'insuffisance absurde du diamètre de la soupape,—je veux espérer que le vent se montrera, cette fois encore, clément à notre descente.

J'ai résolu, attendant l'événement, de garder pour moi mes appréhensions trop motivées à cet endroit, et de ne pas faire partager inutilement mon inquiétude à ceux qui m'entourent.

Mais j'ai beau faire, je ne puis la chasser;—car je dois tenir pour certain que, cette fois, ma femme m'accompagne.

Et, puisque je suis arrivé à ce point délicat, elle n'est pas la moins embarrassante, cette dernière conséquence forcée qui m'amène à prononcer—moi-même—dans ces pages, un nom qui semblait ne devoir être arraché jamais à sa modeste et honnête obscurité.

Ceux qui m'ont adressé le reproche d'avoir emmené ma femme ont sans doute le malheur d'ignorer que, généralement, nous ne nous marions guère que pour faire une autre volonté que la nôtre.

Et je ne rougis pas du tout d'ajouter que, généralement encore, c'est ce que nous pouvons faire de mieux.

Je me suis donc soumis à cette volonté, d'autant plus fermement arrêtée et précise, qu'elle n'a pas même pris la peine de passer par des lèvres qui ne se sont jamais ouvertes à une parole de contradiction.

Deux motifs l'ont déterminée:—l'un sérieux,—l'autre futile, mais contre lequel je ne trouve mot à dire.

Ce qui est pour moi une crainte trop raisonnée se manifeste de ce côté, non même comme un irrésistible pressentiment, mais comme une conviction certaine, absolue:—IL Y AURA CETTE FOIS MALHEUR!

Or, j'ai eu beau promettre d'envoyer des nouvelles heure par heure, pour ainsi dire, en laissant tomber des lettres sur toutes les localités que nous dépasserons, ma femme ne se sent pas la force d'attendre dans l'anxiété, avec la—certitude—d'un accident;—elle veut aller elle-même au-devant de la mauvaise nouvelle.

Ensuite, et la femme ici se complète, il paraît, d'après tous les chiromanciens, que chez moi la Ligne de vie est brusquement arrêtée:—de par la science de Desbarrolles et à l'unanimité, il est écrit que je dois périr de mort violente, comme les Ravenswood.—Chez ma femme, tout au contraire, cette même Ligne de vie semble ne pas vouloir finir, et on dirait qu'elle va tourner autour de la main.

Or, il y aura accident,—c'est convenu!

Si je suis seul, c'est la mort,—la Ligne qui m'a condamné me tue.

Mais si cette autre main,—la main de salut!—est dans ma main, je dois être préservé, au moins de la mort, de par l'autre Ligne de vie qui luttera à force égale contre ma Ligne de mort, et me protégera...

Que répondre?—Et surtout en me rappelant qu'alors qu'une maladie inquiétante me couchait sur mon chevet à la veille de notre mariage, cette même main de la jeune protestante, toujours étendue sur moi, allait pieusement allumer un cierge aux pieds de la Vierge catholique?...

Contre l'épouse, la mère l'avait, la première fois, emporté. Mais rien ne luttera cette fois contre la certitude que cette seconde épreuve ne doit pas faire grâce.—D'ailleurs, l'enfant à terre, confié à une autre sollicitude non moins maternelle, ne court, lui, aucun risque jusqu'à notre retour. L'autre péril reste donc seul,—terrible,—imminent,—qu'il faut conjurer...


Cependant la foule commence à envahir les enceintes.

Pour éviter toute possibilité d'accident,—et me soustraire aussi aux importunités de l'ascension première,—il a été décidé que la plus sévère consigne interdirait rigoureusement à tous l'entrée de l'enceinte de manœuvre.—Pas d'exception!—Je suis au moins tranquille de ce côté-là!

Quelle erreur!—Voilà Villemessant qui vient à moi, tout guilleret, flanqué de sa dynastie.

—Comment es-tu entré ici? lui dis-je tout surpris et mécontent. Au nom de Dieu! va-t'en ou fourre-toi sous la tente de service!—Si on t'aperçoit là, chacun va vouloir entrer, et je suis débordé!

Il paraît comprendre et fait mine de se terrer.—Mais demandez à ce Villemessant-là de se tenir tranquille!...—Un instant après, je l'aperçois, voltigeant à gauche, à droite, autour de mes équipiers,—partout...

Je me résigne,—ne pouvant mieux faire, et, comprenant bien que je vais être envahi, je me réfugie auprès des miens dans la cabane en bois qui nous sert de retiro.

Mais je n'y suis pas pour longtemps tranquille!...

... —et voici que je me trouve encore forcé de donner place à un épisode—dont je ne parlerais pas, s'il n'avait couru la ville avec les commentaires les plus variés et les appréciations les plus inexactes.

Entre, tout essoufflé, un ami:

—L'Empereur arrive!

Puis un autre,—un inconnu, celui-là:

—Monsieur Nadar,—l'Empereur! voici l'Empereur, avec le roi des Grecs!

Puis, coup sur coup, dix autres, vingt autres:

—L'Empereur est là!

D'après les yeux ronds de tous ces messagers, haletants, ahuris,—je comprends bien vite que cette visite inattendue va d'autant plus m'embarrasser qu'elle témoigne en somme pour mon Entreprise d'un intérêt que je ne puis nier.

Je vois bien déjà, sous la pression qui commence à se resserrer autour de moi, que chacun va me jeter rudement la pierre, si je ne m'empresse de courir au-devant du visiteur dont l'arrivée met tout ce monde tellement sens dessus dessous.—Telle est l'agitation qui m'entoure, qu'il semble, si je ne m'élance assez vite, que la terre va manquer sous mes pieds et sous ceux de toute la population rassemblée là, dans ce Champ de Mars,—comme autrefois s'ouvrit le sol pour engloutir dans les flammes Coré, Dathan et Abiron...

Mais je ne saurais vraiment d'abord attribuer si grosse importance, en cette indifférente question, à ce que peut faire ou non ma personne.

Je sens d'ailleurs qu'il m'est ici plus qu'impossible, pour plusieurs raisons, de mettre un pied devant l'autre,—et je suis bien plus surpris encore moi-même de la surprise de tous ces gens-là à cette si simple déclaration.

Je n'ai rien demandé—qu'une chose:—la jouissance de mon droit à me casser le cou au profit de mon Idée (qui eût eu pourtant si grand besoin d'autres aides!)—Hors cela, rien: ni argent pour le présent, ni récompense pour l'avenir.—De ceci, la preuve éclatante est là, dans ce dur, cruel métier que j'ai préféré entreprendre pour gagner son premier capital à ma société d'essais du Plus lourd que l'air.

Je persisterai certainement à ne rien demander, à ne rien accepter même jusqu'à ce que ma tâche soit remplie, si,—dans un égoïsme dont personne je pense ne me disputera le bénéfice,—je tiens à conserver vis-à-vis de la future Navigation Aérienne le seul titre qui puisse m'appartenir.

Et puis,—et, n'étant pas encore en Chine, peut-être, je tiendrais pour la pire offense de ne pas le dire!—je veux croire, plus encore devant cette espèce d'incroyable stupeur qui m'environne et surtout devant ces insistances qui deviennent presque des injonctions,—que la disposition de ma personne ne dépend que de ma volonté.

Or, pour ce qui me concerne, je ne sais parler qu'à ceux auxquels je puis dire tout ce que je pense, et j'ai toujours vécu trop loin du pouvoir et dans la réserve d'une abstention trop absolue pour ne pas être bien sûr, sans vaine bravade, qu'il est certaines paroles qui ne sauraient jamais sortir de mes lèvres...

Et enfin, n'y eût-il que cela, j'ai fait, de toute ma conviction comme toutes choses, en 1848, un livre, la Revue Comique, que tous ont pu oublier, sauf moi, et je méprise qui renie son œuvre...

(Quelque différentes des miennes que puissent être, sur ce point ou tous autres, les appréciations de mon lecteur, j'espère qu'il ne saura du moins me reprocher l'hypocrisie ni la bassesse.)


Plus ils insistent, plus il me semble que ces officieux si empressés s'exagèrent jusqu'à l'absurde l'importance d'un fait qui n'en saurait avoir,—plus aussi je commence à m'irriter de voir cette insistance indiscrète souligner mon refus et donner tout à l'heure des proportions ridicules à un incident qui n'en comportait d'aucune sorte.

J'en arrive à me fâcher tout de bon, au bout d'une grande demi-heure que ces obsessions successives durent, et à envoyer très-haut, tous ensemble, ces importuns au diable,—bien que je voie depuis un moment autour de moi nombre de visages inconnus et spéciaux que je n'ai certainement pas été chercher,—et qui paraissent prendre un intérêt tout particulier à ma conversation...

—Voilà qui m'inquiète peu, par exemple! aujourd'hui comme toujours!

Au milieu de la querelle arrive par deux fois le maréchal Magnan, qui ne sait guère ce qui se passe par ici, et qui a l'obligeance, lui aussi, de venir m'avertir...

J'ai dit les sentiments que je garde à tout jamais au maréchal pour le touchant intérêt qu'il m'a prouvé. Mais il y a là quelque chose de plus fort même que mon très-ardent désir de lui être agréable.—J'ai le réel chagrin de le voir se retirer, me semble-t-il, fâché...

Pour éviter tous autres assauts et voulant enfin couper court à ces scènes désagréables, je prends le parti de céder la place, et je me réfugie dans notre coupé de service, au repos contre la cabane,—et, pour meilleure garantie, je baisse les stores.

Mais jusque-là ils viennent me relancer encore!...

Enfin ils paraissent s'être décidés à me laisser à peu près en repos.—Il était temps: depuis trois gros quarts d'heure maintenant, je crois, que dure cette ennuyeuse bataille...

Très-mécontent de la sotte histoire, qui n'était rien sans l'acharnement plus qu'indiscret de tous ces gens-là, je réfléchis à tous les commentaires, à tous les bavardages qui vont s'ensuivre...

Il y a là quelque chose de sérieux, maintenant.—J'ai payé pour connaître jusqu'où vont certaines malveillances, et, en vérité,—mon pauvre Plus lourd que l'air et moi, nous avions déjà assez d'ennemis sans ce dernier anicroche!

Je ne dois pas attirer sur nous plus d'orages...

Je viens d'en prendre mon parti!

Le jour commence à baisser: bien!—attendons quelques instants encore!

Je soulève un de mes stores—et je vois qu'enfin tout est prêt pour le départ du Géant...

—C'est le moment—tout juste!

Voici le groupe,—sur un côté duquel le jeune roi des Grecs, orné d'un parapluie...

Je m'avance rapidement:

—Je suis M. Nadar.

—Ah! monsieur Nadar, vous tentez une grande, belle chose!...

Un silence.

—... Et on me dit qu'après cela vous pensez vous diriger dans l'air au moyen d'appareils purement mécaniques?...

—Très-certainement nous devons y arriver.

(—Ici, théorie du Plus lourd que l'air, et son historique;—MM. Babinet et Barral, nos autorités;—évidence rationnelle du système et, surtout, impossibilité essentielle de la prétendue direction des ballons, etc.—Je suis ici tout à fait sur mon terrain favori, et j'ai affaire à un auditeur remarquablement attentif...)

—Et combien d'argent, monsieur Nadar, vous faut-il pour réaliser votre hélicoptère?

—Je n'en sais pas assez long pour le dire,—mais je n'ai demandé d'argent à personne et je n'en désire de personne;—je veux mériter l'honneur de donner les premiers fonds à CECI.......

Puis,—deux secondes et deux pas,—et me voilà sur la plate-forme du Géant.

Je jette un dernier et prompt coup d'œil autour de moi.—Tout notre monde est là: neuf passagers en tout.

—Êtes-vous tout à fait prêt? dis-je vivement au Godard.

—Oui, monsieur!

—Eh bien...—LÂCHEZ TOUT!!!.......

Et pendant que le Géant s'élève, j'entends la voix de tout à l'heure qui nous crie:

Bon voyage, monsieur Nadar!...

C'est sur ce souhait que nous partons...

XX

Enfin! — Et le Compensateur? — «Un' parole d'honneur, ça s'tient quéq fois!...» — Meaux sera vengé! — Le ballon d'Ostende en 52. — Celui du Couronnement en 1804. — Le pseudo-tombeau de Néron. — Ceux qui se déclarent volés!... — M. Fernand de Montgolfier. — Quelqu'un, autrefois... — L'honneur du NOM. — Un valeureux mensonge. — Dormons. — Camille d'Artois, un enragé! — Le marquis du Lau d'Allemans. — Un coup de fusil. — La Lune! — La brise en ballon. — La bougie du dicton. — Ce n'est pas moi qui ai compté! — La Mer!!!Notre honneur!!!Erquelines! — Est-ce qu'on a froid! — Les Marais. — C'est la Hollande! — Un drame de nuit à 150 mètres de hauteur. — Noyé pour noyé... — Meaux est encore trop près!... — Le chariot sur la route. — L'étoile pâlit... — La symphonie de l'aube... — Panorama. — Encore un coup de fusil! — Les mauvais qui sont à terre. — Le spectre des mers! — Ma terre promise! — La prédiction de M. Babinet — La souris dans la ratière. — Question de présage. — Le guide-rope. — Pourquoi?... — Tenez-vous bien!!! — Deux ancres perdues. — Nous sommes tous morts!!!

Enfin, nous voilà partis!

Et, cette fois, je pars presque content. Il m'est possible de jouir sans arrière-pensée de cette volupté infinie, unique de l'ascension.—Quel plein dégagement et quel large salaire de toutes les peines, de toutes les amertumes de ces derniers jours et de ces dernières nuits!

Ceux qui, manquant alors d'un point de comparaison, pouvaient douter de l'immensité du Géant, sont bien convaincus maintenant qu'ils ont vu gonfler et s'enlever à côté de lui cet autre ballon, si grand aux fêtes officielles—si chétif tout à l'heure.

Ceux qui niaient sa puissance n'en doutent plus aujourd'hui que, devant eux,—gonflé non pas d'hydrogène pur, mais de simple gaz d'éclairage,—il a bravement enlevé, non pas vingt-huit personnes triées au pesage (comme un journal l'annoncera demain partout), mais trente-cinq solides artilleurs,—sans parler du reste.

Mais ma joie n'est pas longue!—Voici que je m'aperçois que le Compensateur, ce fameux Compensateur, manque cette fois encore!...—Je viens de dire quel empêchement inattendu m'a empêché de surveiller aux derniers moments nos derniers préparatifs;—mais le Compensateur n'en manque pas moins, et vous entendez d'ici mes cris!

Je vais encore avoir à supporter la responsabilité d'un fait qui n'est pas mien, comme j'ai eu à supporter l'autre fois tant d'autres responsabilités qui ne m'appartenaient pas davantage.—Pourquoi n'a-t-on pas adapté le Compensateur? La chose avait été si expressément convenue!

Louis Godard s'excuse, tout comme la première fois: il affirme que le chargement simultané des deux ballons et leurs ascensions captives lui ont donné assez de besogne pour qu'il ait pu négliger autre chose.—Mais je sais trop maintenant ce que valent ses prétextes et je lui fais de vifs reproches:—il me fait manquer à la promesse positive que j'ai donnée au public,—à ma parole d'honneur.

—Oh! monsieur Nadar,—me répond-il tout bonnement,—une parole d'honneur, ç'a s'tient que'q' fois!

Il n'y a décidément plus rien à dire.


Nous voici planant. Chacun s'installe. On dîne et un peu vite, car la nuit vient rapidement. Le temps est magnifique, et le vent nous porte si bien en pleine Allemagne: Meaux sera vengé!—puisqu'il est dit qu'il faut venger Meaux.

Le public, qui n'est pas forcé de se connaître en aérostatique, n'a pas tenu compte de ce que nous étions restés, la première fois, cinq heures en l'air, et il ne s'est pas rappelé qu'en 1852, trois heures et demie avaient suffi pour pousser jusqu'à Ostende le ballon qui emportait de Paris M. Turgan.—Le public n'est pas forcé non plus d'être au courant de nos annales d'aérostation et de savoir qu'au couronnement de Napoléon, en 1804, un ballon, parti de Paris à onze heures du soir, s'accrochait le lendemain matin à cinq heures au pseudo-tombeau de Néron, à Rome.

Le public doit avoir raison, même quand il a tort, pour tout impressario, quelque improvisé qu'il soit, qui tient à l'honneur de faire son métier sans reproche.

Quant aux un ou deux scientifiques personnages qui sont censés savoir un peu de tout ce dont ils parlent, et qui ont fait bravement chorus avec le public et ont plaisanté Meaux, c'est-à-dire nous ont honnêtement reproché de n'avoir pas eu de vent, il faut les satisfaire à tout prix!—Nous nous noierons de nuit dans les tourbières de la Frise, le Zuyderzée ou la mer du Nord, ou nous tomberons à Eystrupp avec quelques côtes enfoncées, jambes et bras cassés.

«—Il y a ici des gens, me disait quelqu'un, le 18 octobre, au Champ de Mars, qui se déclareront volés tant que devant eux vous ne vous serez pas cassé les reins!»

Marchons donc loin de ces misères!


Nous planons si bien, la nuit se promet si belle!—Chacun se casemate contre l'humidité des nuages que nous traversons déjà.—De temps à autre des cris d'en bas nous témoignent que, malgré l'obscurité, nous sommes encore en vue.

Lucien Thirion et Saint-Félix, passagers du premier voyage, sont déjà habitués à ces spectacles toujours nouveaux; les deux Godard et Yon se montrent fort occupés à équilibrer la nacelle, qui monte et descend à travers les nuages qui l'inondent et la chargent d'autant:—les trois autres voyageurs semblent se recueillir pour admirer ces immensités sombres.—Je donne des couvertures à M. de Montgolfier, dont le bagage est plus que strict,—non sans quelque inquiétude sur la façon dont sa très-frêle constitution pourra supporter les rigueurs de la nuit. Je sais comment il faut être bâti pour résister à une nuit en l'air en cette saison.

Ce n'est pas du cœur que je doute: le nom seul m'est une garantie,—et lorsque, la veille, voyant se présenter chez moi ce tout jeune homme, un enfant en apparence, je lui ai demandé, en le dissuadant, quel motif le faisait tant insister pour partir: «—Parce que,—m'a-t-il répondu,—quelqu'un a dit autrefois que les Montgolfier n'étaient pas braves!»

C'était là pour moi, comme ce sera pour vous, singulière nouvelle.—Mais c'était assez et trop pour ce brave jeune homme,—et parce que, quatre-vingts ans auparavant, quelque misérable, tapi dans quelque coin obscur,—une de ces âmes basses qui sont de tous les temps, avait bavé d'envie et de haine sur cette grande gloire des Montgolfier, le petit-fils venait s'offrir pour l'honneur du nom!

Je lui avais tendu la main et, en le priant de faire la part des nécessités de ma responsabilité, je lui avais seulement demandé de m'affirmer sa majorité par écrit.

On m'assure qu'il m'a trompé de quelques mois:—je n'aurai pas le courage de lui tenir rigueur pour ce valeureux mensonge.

Chacun est installé, étendu sur la plate-forme, bien abrité sous les manteaux et les couvertures de voyage. La nuit est tout à fait venue.—Les deux Godard cherchent toujours à nous équilibrer, les yeux braqués dans l'ombre sur les longues banderoles de papier blanc fixées à nos cordages et qui, selon qu'elles flottent droites, montent ou descendent, indiquent l'immobilité, l'ascension ou la descente. Yon tient par-dessus le bord un sac de lest qu'il vide ou retient, selon la position,—et qu'il remplace aussitôt vidé.

Nous sommes tous moulus de fatigue après les derniers jours et nuits passés. Trois hommes de quart ensemble pour une manœuvre facile à deux, c'est trop,—surtout si nous devons avoir à veiller, encore la nuit prochaine, comme je l'espère. J'offre aux deux Godard de se reposer, me chargeant avec Yon de la manœuvre: ils nous relayeront ensuite.—Ma proposition est refusée.

Je prends alors congé, et, descendu dans l'espèce de boîte à dominos qui me sert de cabine, je m'étends tout habillé sur mon matelas de caoutchouc. Je m'étais, toute la journée, promis une ou deux heures de bon sommeil là-haut, une fois la nuit venue;—et, après m'être donné le plaisir de faire glisser sur son châssis la petite fenêtre d'osier, découpée juste au rez de mon oreiller, je m'assoupis aussitôt, le corps bien couvert et le nez à l'air sur ces horizons que je n'entrevois même pas.

Mon sommeil n'est pas long. Outre que le moindre mouvement de mes voisins du premier étage fait grincer l'osier de notre construction, quand il ne l'ébranle pas tout entière, j'ai négligé de faire disposer à l'autre bout de la nacelle le tuyau de conduite du lest,—et c'est tout juste contre mon oreille que j'entends (à peu près à toutes les minutes) le sable dégringoler le long de ce tuyau.—Il faudrait être deux fois sourd!—Je me décide à remonter.

Nous avançons toujours. De temps en temps nous passons au-dessus d'un centre de population dont les feux ne sont pas encore éteints. Je hèle dans mon porte-voix ou nous sonnons nos deux cloches.

Parfois on nous répond d'en-bas; car, bien que sans lune encore, la nuit est assez claire pour que les habitants nous aperçoivent.—D'autres fois, du nuage même dans lequel nous marchons, un éclat de rire nous riposte...

C'est Camille d'Artois et l'oncle Godard qui, partis en même temps que nous, avec le petit ballon, s'obstinent à nous tenir compagnie.

Louis maugrée un peu, et il n'a pas précisément tort.—Le peu de lest que leur force ascensionnelle leur a permis d'emporter ne devait pas les conduire aussi loin. Ils auraient dû descendre avant la nuit tombée;—mais ce Camille est—«un enragé!»

Au-dessus de je ne sais quel petit pays, non loin de Compiègne, une voix qu'il me semble reconnaître répond gaiement par mon nom à notre appel. C'est cet ami, très-bon et très-cher, le marquis du Lau d'Allemans, qui nous a aperçus de sa maison de chasse. Il nous sonne de sa trompe une fanfare, à laquelle je réponds de mon mieux, en lui trompetant le même air dans mon porte-voix.—Je prête l'oreille: je n'entends déjà plus...

Une bonne rencontre au commencement de notre voyage!—Tout ira bien!

Mais voici la contre-partie presque immédiate.—Nous passons au-dessus d'une petite ville:—clameurs au-dessous de nous comme toujours, et—un coup de fusil...

Était-il chargé? Le sauvage qui l'a tiré dira certainement non. Mais on en a reçu d'autres déjà en ballon, et on a pu s'assurer qu'il n'y avait pas seulement de la poudre. Il eût été bon de clouer au moins le nom de cette brute sur sa honte. Mais il serait bien tard à présent pour chercher à savoir d'où est parti ce coup de fusil; il était entre neuf heures un quart et neuf heures et demie. Thirion, sur mon indication, avait relevé l'heure précise;—mais ses notes, comme quelques autres documents pris en commun, ont été détournées.

Toujours au-dessus ou au-dessous des nuages, ou au travers, selon que les manœuvres se mouillent davantage et nous entraînent en bas,—ou qu'une pincée de sable tombée nous porte en haut. Notre équilibre définitif nous aura coûté, cette fois aussi, bon nombre de sacs.

Tout à coup la Lune apparaît, resplendissante, quoique un peu auréolée, éclairant au-dessous de nous des montagnes de nuages à perte de vue... Aspects merveilleux d'une grandeur imposante.—Cela ne vaudra jamais ce que nous avons vu lors du voyage de Meaux, quand, à huit heures bien sonnées, nous avons retrouvé, au-dessus des derniers nuages, le dernier crépuscule du soleil couchant...

Mais tel qu'il est, ce spectacle vaudrait à lui seul tout le voyage, pour des nouveaux surtout!—J'éveille bien vite les endormis, qui sortent le nez de dessous leurs couvertures et sont bientôt debout.—Je crois qu'ils ne m'en veulent pas.

Dix heures,—onze heures,—lentes à venir...

Le froid augmente, sans être tout à fait insupportable. La nuit sera longue...

Le petit ballon nous a décidément quittés. Il a bien fait de se décider: c'était trop longtemps tenir l'air avec aussi peu de ressources au départ.—Pourvu qu'ils aient atterré sans accident par cette nuit noire!

J'avais remarqué, lors du premier voyage du Géant une chose nouvelle pour moi:—la sensation bien positive d'un courant de vent sur notre nacelle, et lorsque, descendant dans la cale, j'avais fermé une des deux portes restée ouverte à l'ascension, puis successivement nos quelques petites fenêtres,—j'avais éprouvé, même dans cette claire-voie d'osier, un très-certain sentiment de bien-être, une fois supprimé le glacial tirant d'air produit par toutes ces ouvertures.

Or, il est reconnu dans la pratique aérostatique que la nacelle n'est jamais frappée par la brise, et il est de tradition que, fît-on les cent lieues que, selon la légende, donne à l'heure le grand ouragan des Antilles,—ce n'est pas moi qui les ai comptées,—une bougie allumée ne s'éteindrait pas. Ceci s'explique, l'aérostat et sa nacelle faisant partie du courant lui-même.

J'avais encore éprouvé, sans jamais être monté plus haut que quatre à cinq mille mètres, il est vrai, et j'en retrouvais la même explication, qu'il fait toujours plus chaud en l'air qu'à terre, et il m'était même arrivé, dans la saison froide, d'être obligé de quitter ma redingote. On me dit que M. de Saussure a relevé avant moi cette observation. Je ne sais si c'est expérimentalement, mais elle indique certainement et motive encore l'absence complète de brise et, par suite, de toutes oscillations autres que celles produites par les passagers mêmes.

Donc, pas de vent sensible, et rien, par conséquent, comme je l'ai dit, qui ressemble au mal de mer;—une seule fois pourtant, heurtés dans un contre-courant, nous avions éprouvé, avec un petit ballon, un mouvement oscillatoire très-sensible; mais je dois dire que l'aéronaute avec qui je me trouvais en avait paru non moins surpris que moi.

Dans ce second voyage, je suis à même de constater de nouveau que nous sommes très-certainement frappés par un air beaucoup trop vif pour qu'il puisse me rester un doute,—et la bougie du dicton s'éteindrait si bien ici, que je ne sais même s'il serait possible de l'allumer,—tous risques à part quant à l'inflammation du gaz.

Je crois trouver l'explication de ce fait nouveau dans la hauteur de notre ensemble: une portée de soixante mètres doit subir l'influence de courants opposés ou tout au moins divers.—Peut-être encore l'énorme chargement de notre nacelle,—trois mille kilos environ,—remorqué à travers l'espace par l'aérostat plus rapide, explique-t-il cette brise aiguë,—bien que pourtant la perpendiculaire me semble parfaite entre ladite nacelle et le ballon.

Mais,—par la bise qu'il fait!—je renoncerais volontiers pour le moment au bénéfice de ma découverte et aussi de mes deux explications hypothétiques.

Il est inutile de dire que nous distinguons à peine la direction de la boussole au milieu de la pleine obscurité. Nos instruments de Richard, Breguet et Richebourg, qui nous ont été complétement inutiles pendant les cinq heures de nuit noire de notre premier voyage de Meaux,—à la grande indignation d'un savant de feuilleton qui attendait, les pieds sur ses chenets, nos précieux documents dont il eût tiré si grand parti pour le bien de l'humanité,—ces braves instruments, comme notre boussole et nos cartes, dorment inutiles.

—Où sommes-nous? Le vent n'a-t-il pas changé et ne nous porte-t-il pas vers l'Atlantique?...

Les regards percent l'ombre et l'ouïe se fait fine...—Deux ou trois points brillants dans le lointain s'éteignent tout à coup:

La mer! s'écrie Jules.—Voyez les phares tournants!—Tenez: encore un qui disparaît;—vous allez le voir reparaître!

Je bondis,—me souvenant de la descente de Meaux!—Ils la voyaient déjà avant Meaux, la mer!—et je m'explique maintenant pourquoi mes deux Godard, si exténués qu'ils dussent être par les rudes travaux de la journée, tenaient si bien tout à l'heure à ne pas me céder la place.—Décidément, chez ces gens-là, c'est une monomanie!

Mais je ne reviendrai pas de Meaux deux fois!—Quoi qu'il arrive, nous marcherons.—À tout prendre, et au pis aller, quand nous irions même sur la pleine mer, comme nous avons du lest pour rester nos doubles quarante-huit heures en l'air, tout au moins, il faudrait que le vent nous poussât bien loin et nous aurions bien du malheur, si nous n'apercevions quelque navire pour nous recueillir,—fût-il en partance pour le cap Nord ou dût-il nous emmener jusqu'à Java!

J'avais pensé le matin même, et sous cette préoccupation, à faire acheter une honnête provision de biscuit de mer dont j'ai, au départ, constaté la présence dans le garde-manger.—Mais je regrette les bouées de caoutchouc que j'avais combinées avec M. Guibal, et que nous n'avons pas eu le temps de terminer.

Jules pouvait bien avoir raison. De Saint-Quentin sur Abbeville, c'était l'affaire d'une saute de quelques minutes.—Il fallait pourtant convaincre Jules, sans être trop convaincu moi-même, et persuader Louis par-dessus le marché, décidé que j'étais à patienter jusqu'au bout et à ne rien attaquer de vive lutte.

Je prends mon ton le plus dégagé pour leur affirmer que la disparition successive des feux s'explique, tout naturellement, par l'heure où nous nous trouvons,—chaque paysan soufflant sa chandelle au moment de se mettre sous sa couverture.

C'est assurément très-probable, et sans vouloir dire que tout se plaide.

Je sais que j'ai parmi nous au moins un homme, sinon deux, passagers de la première ascension, absolument décidés comme moi à ne pas renouveler la descente de Meaux,—quoi qu'il dût arriver, je le répète;—notre honneur y était engagé.

—C'est assez bête, n'est-ce pas? et quelle faiblesse, allez-vous dire, d'exposer plusieurs existences pour la vaine satisfaction d'une galerie indifférente qui ne saura même pas les dangers courus, et pour ne pas même faire taire un ou deux drôles venimeux!

Ici, je ne plaide plus et je n'excuse pas;—je raconte et j'avoue.

Nous allons donc—à la grâce de Dieu!

Mais qu'est ceci?...—Devant nous, à une grande distance encore, apparaissent vaguement des feux qui ne sont plus, cette fois, de lampes ni de falots.—Nous avançons, et nous distinguons mieux ces feux bizarres et nombreux, violents, haletants, dispersés çà et là sur de vastes espaces.—Des bruits sourds et rhythmés arrivent à nos oreilles...

Ai-je donc eu raison, et n'est-ce pas là ce brave et bon pays—que j'aime cette fois encore plus que les autres?..

—Ho... hé... ho!!!... où sommes-nous?

—Erquelines!

Et le digne douanier,—il paraît que c'était un douanier,—juge nécessaire d'ajouter:

—Belgique!!!

Je frappe de joie dans mes mains.

—Eh bien! dis-je à Louis, avais-je raison?

J'avais un peu besoin d'en être sûr moi-même...

Louis ne me paraît pas encore tout à fait convaincu. Il boude certainement contre mon triomphe, que je ne ménage peut-être pas assez.—Les vieilles cartes portent Belgium mare; pour Louis, la Belgique, dont il a entendu parler, a son bon côté,—le terrestre, le Wallon, et son mauvais côté,—le marin, le Flamand. Il se rappelle quelque chose comme Ostende, mais il ne connaît ni Verviers ni Charleroi.

Nous marchons toujours...

Des feux encore, de temps en temps,—hauts fourneaux, forges, houillères.

Une grande ville à notre droite.—Au resplendissement du gaz qui l'éclaire et à l'ampleur du périmètre, nous avons reconnu Bruxelles.

C'était bien Bruxelles... Presque à côté, un peu plus loin, nous apercevons, plus modeste dans ses proportions et dans son éclat, Malines la catholique.—La voici dépassée.

L'honneur du Géant est décidément sauf!

Et quelle revanche!—Avec le lest que nous possédons, si le vent ne se met pas contre nous, nous tomberons avant midi sur Stettin, Dantzick ou Kœnigsberg. Qui me dit même que je ne vais pas recommencer mon voyage de 48, et que, dépassant la Vistule et le Niémen, nous n'atteindrons pas Tilsitt ou Memel!... Le cœur m'en bat!

Qui donc parlait de froid tout à l'heure?—Est-ce qu'on a froid?

Nous allons, nous allons... Derrière nous les feux s'éteignent, disparaissent... Devant nous, plus rien tout à l'heure—que du noir. J'estime que nous rasons de cent à cent cinquante mètres au plus.—Plus rien décidément devant nous, pas un point où le regard puisse s'accrocher,—rien que la sombre immensité...

Nous allons toujours...

On ne parle plus, depuis longtemps, à bord.—Dort-on? Je l'ignore.

Je sais bien qu'il en est au moins quatre qui veillent: les deux Godard et Yon le fidèle,—et moi.

Nous allons toujours...

L'obscurité morne, sourde, implacable, persiste, s'acharne.—Pas une déchirure, pas une éraillure, pas une paillette, dans ce suaire sans fin.

Où sommes-nous,—et quel est donc ce pays étrange, sans cités, sans bourgades, sans villages?—Toujours le même silence de tombeau par cette interminable et inquiétante obscurité...

Un crochet du vent ne nous a-t-il pas, en effet, portés vers l'Ouest?...

Mais quelque chose semble s'annoncer...

Qu'est-ce que ces vagues clartés que nous voyons loin, bien loin encore devant nous,—pâles et diffuses clartés qui ne disent rien du travail ni de la vie humaine, comme tous ces feux palpitants que nous avons laissés derrière nous tout à l'heure?

Avançons... avançons encore:—nous y sommes.

—Ces larges plaques, d'un brillant terne comme des lames de plomb fondu,—isolées et étroites d'abord, puis s'élargissant et se multipliant à l'infini,—laissant à peine entre elles un encadrement noir qui découpe leurs formes irrégulières, cette infinité de marais qui s'étendent devant nous pour se confondre à l'horizon en une confuse lueur argentée,—c'est la Hollande!...

À notre gauche, un bruissement profond, lointain encore et qui se rapproche de seconde en seconde:—bruissement certain, incontestable...

Un coup de vent frais de cinq minutes seulement, nous sommes en mer!

—Il faut absolument descendre ici et attendre le jour! dit brusquement Louis.

—Vous ne descendrez pas ici! lui dis-je non moins résolument.

Et je me suis à peine saisi de la corde de soupape que Lucien Thirion est déjà auprès de moi et m'a serré le bras significativement...

Un petit bruit sec se fait entendre...—on dirait un pistolet qu'on vient d'armer...

Il y a un moment de silence: au-dessous de nous, quelques cris sauvages et discordants d'oiseaux aquatiques épouvantés...—Que va-t-il se passer entre ces huit hommes, dans ces quelques pieds carrés, entre ciel et terre, au milieu des ténèbres?...

Jules s'est rapproché de son frère. Il insiste et fait observer qu'il n'y a pas un souffle de vent:—nous allons simplement nous poser là, comme se pose le soir l'oiseau qui reprend au matin son vol.

Je n'écoute rien, je n'entends rien.—Nous ne descendrons pas là, parce que, si nous y jettons l'ancre, rien ne m'assure que quelque incident imprévu ou plutôt trop à prévoir,—avec mes conducteurs de Meaux,—ne nous forcera pas à y rester.

Or, l'endroit est tel, d'abord,—étangs, marais ou tourbières, et je connais si bien ce pays que rien ne m'assure seulement la place pour y poser une semelle à sec.—Plonger, certainement et dès à présent, de mon plein gré, pour me garer de l'eau, que j'ai une chance d'éviter un peu plus loin, me semble peu sage,—et,—noyé pour noyé,—au lieu de m'asphyxier par cette nuit noire dans ces bourbes vertes, je préfère encore me noyer au grand jour, en pleine eau propre, avec toutes mes aises.—Et puis, cette mer que nous entendons et qui nous semble appeler,—qui peut jurer qu'au dernier moment le vent de la côte ne va pas, comme presque toujours, nous en chasser bien loin?

Et puis enfin,—il faut tout dire et jusqu'au bout,—je veux aller plus loin:—Meaux est encore trop près d'ici!...

J'ai dû accentuer bien fermement l'expression de ma volonté, car Louis ne dit plus rien. Il doit quelque peu m'en vouloir en ce moment, n'ayant jamais eu, en aucune de nos ascensions, de compagnon plus docile.

Notre querelle,—qui n'a pas duré une minute et n'a pas coûté vingt paroles,—mais dont chacun a dû sonder sur un seul mot les profondeurs menaçantes,—a jeté sur l'équipage un sérieux de glace.

Tous sont debout, penchés sur le bord et sondant l'inconnu.

Le hasard,—heureux et prompt hasard!—se trouve me donner raison,—mais non, certes, contre la raison même.

Voyez! Les sinistres plaques d'eau s'éteignent peu à peu et s'enfuient au-dessous de nous.—Les dernières ont déjà disparu...

Un bruit monte. «—Silence!»

C'est un chariot sur une route: nous entendons le sabot du cheval...

Un peu plus loin, une imperceptible lumière: c'est une chaumière isolée.—En voici une autre encore!

Le vent d'Ouest nous a décidément repris!

Et l'étoile pâlit...

Devant nous, ces bleus sombres se changent peu à peu en violets profonds, rehaussés tout à l'heure par les riches dessous de pourpre et d'or qui ne se laissent encore que deviner.

L'orchestre divin, palette mélodieuse, se dispose sourdement, et s'accorde enfin pour l'admirable symphonie de l'aube. Nous pouvons presque distinguer nos visages, amis ou ennemis, sur la plate-forme de notre nacelle. Et nous marchons toujours vers les clartés naissantes, de moins en moins confuses...—De larges rubans d'un rouge sanglant et sombre s'étendent devant nous; d'autres banderoles jaunâtres ou orangées viennent, sûres d'elles-mêmes, prendre leur place harmonieuse dans les profondeurs vertes et roses. Derrière elles s'allume par degrés et chauffe la grande fournaise qui va tout à l'heure dissoudre et fondre d'un seul coup ces clartés avant-courrières...—Tout à coup, comme un cri de joie, s'élance d'un jet, à travers l'immensité céleste, un dard de flamme... C'est le signal,—et jusqu'aux profondeurs des plus lointains horizons subitement illuminés, éclate la splendide fanfare du jour...

Nous planons au-dessus d'un panorama infini: des plaines, des bois, des villes, des étangs, des rivières.

Notre vue embrasse le plus admirable des spectacles. Les prairies resplendissent d'un vert particulier, vert tendre, et comme pâli sous la rosée. La fumée s'échappe des toits de briques: c'est le repas du matin...—Pâturages, bestiaux, maisons roses, tout ce microcosme d'une disposition, d'une netteté, d'une propreté charmantes, sourit ou plutôt semble éclater de gaité sous les premiers rayons du soleil levant.

Nous jouissons à pleins pores de notre «liberté dans la lumière!» comme dit le grand Poëte.—De nos deux voyages, c'est la première heure qui sonne pour nous hors des ténèbres.

Il s'agit de bien consulter nos baromètres, ma foi! et nous nous soucions bien, en cet heureux moment, de préparer «LE RAPPORT!!!» qu'on nous a si violemment reproché de n'avoir pas rapporté de notre premier voyage nocturne! Déjeunons d'abord et réparons les fatigues de la nuit; nous aurons peut-être besoin de nos forces plus tard.—Si impatient que soit là-bas le savant homme qui nous guette, «embusqué dans son feuilleton,» il nous attendra,—et s'il est trop pressé, ce monsieur Victor Meunier, qu'il monte!

Pourquoi faut-il qu'en ce moment, tout de bonheur et d'admiration, un second coup de fusil tiré sur nous vienne nous rappeler qu'il y a des méchantes gens à terre, ennemis mortels nés de tout ce qui est au-dessus d'eux!

Mais, au moins ici, ce coup de fusil n'est pas français,—et nous sommes si haut que nous défions les balles.

Le Géant, en effet, dont les manœuvres commencent à se sécher des humidités de la nuit et dont le gaz se dilate rapidement aux rayons du soleil levant, monte de plus en plus... Nous dépassons certainement l'altitude de quatre mille mètres.

Aux vastes et grasses prairies succèdent les landes incultes et des marais encore. Mais bientôt, de l'immense tapis que le vent d'Ouest continue à dérouler sous nous, nous ne pouvons plus distinguer que vaguement les fertilités inégales.

Voici un grand lac et deux rivières dont le vif argent nous perce les yeux. La boussole et la carte semblent nous indiquer le lac Dümmersée et l'Yssel,—à moins que ce ne soit le Weser; mais nous n'avons pas de certitude.—Le savant de tout à l'heure nous serait précieux en ce moment: pourquoi donc n'a-t-il pas demandé à faire partie du voyage? Il affirmait si doctoralement l'autre jour «qu'il n'y a pas de danger!»

Voici une grande ville:

—Quelqu'un, qui n'en sait rien du tout, parle de Bentheim. Est-ce Bentheim? Est-ce Munster?—L'absence du savant se fait de plus en plus sentir.

Il y a de la fatigue à bord, une grande fatigue. Ainsi que je l'ai dit, Louis, Jules et Yon,—la partie militante de l'équipage,—n'ont pas voulu se relayer de quart la nuit dernière. Si j'ajoute à la lassitude de cette nuit celle de la rude journée précédente au Champ de Mars, sans parler encore de l'excès de nos labeurs à tous et de nos veilles depuis ces deux rudes mois, je n'ai pas de peine à comprendre que, loin de passer une seconde nuit en l'air, comme je l'ai espéré, notre équipage voudra bientôt chercher à terre le repos dont nous avons en effet tous assez besoin.

L'incertitude du point précis où nous nous trouvons va hâter la solution pressentie,—car, bien qu'on y voie clair à cette heure, les théories géographiques continuent à se donner beau jeu, et le spectre des Mers se dresse toujours à chaque point de l'horizon...

Une voix propose d'atterrer: la majorité est évidemment de cet avis, et il n'y a plus l'ombre d'une hésitation quand celui de nous qui s'est plus spécialement chargé de la boussole et des cartes déclare que la Mer est à six lieues[6].

Je n'accepte cette indication de latitude que sous toutes réserves,—mais j'ai depuis quelques instants une bien autre préoccupation.

Plus nous montons, plus le gaz dilaté gonfle le ballon, dont j'aperçois l'enveloppe se tendre avec violence sous le filet...—Or, j'ai raconté mes luttes avec mon constructeur Godard quant aux dimensions de la soupape. Il est par trop évident que l'appendice, de disproportion non moins absurde, ne donne pas non plus suffisant passage à l'excédant de ces six mille mètres de gaz qui se dilatent à la fois sous la double action du soleil et de notre ascension croissante.

On se rappelle, lors de notre première ascension, la sinistre prédiction de M. Babinet...

À ce moment je regarde et vois la dilation du Géant devenir réellement inquiétante. L'enveloppe se gonfle davantage de seconde en seconde, jusqu'à éclater... Entre chaque maille du filet, elle capitonne avec violence...

D'une explosion d'aérostat à cinquante ou cent mètres de hauteur, on peut à la rigueur se tirer, si la déchirure est partielle, l'étoffe, sous elle-même, refoulée dans la chute, formant parachute.

Mais, à la terrible hauteur où nous sommes, il n'y aurait pas de grâce à attendre...

Je n'hésite pas à engager Louis à donner un coup de soupape, ne fût-ce que pour nous voir un peu plus près de terre.

Notre voyage est trop beau pour être déjà fini. Le ciel est magnifique et le vent nous porte si bien en ligne droite, sur plein Est!—Je veux me dire qu'avant d'atterrer, et si notre bon vent ne se modifie pas dans les couches inférieures, notre angle de descente va nous porter sur Berlin, la Saxe,—et qui sait? si nous nous décidons à oublier enfin la mer un instant, peut-être atteindrons-nous le Grand-Duché,—ma terre promise!

Mais ce n'est qu'un rêve,—et je vois bien vite que le sort en est jeté. Louis n'y va pas de main morte sur la corde de soupape. Il n'y a plus à s'en dédire: nous descendons, et avec une telle rapidité que l'air, en soulevant nos cheveux, siffle à nos oreilles.

Inutile de dire que tout le monde est sur le pont. Comme pressentant ce qui va se passer, aucun des passagers nouveaux n'a eu l'idée de descendre dans l'intérieur.—Encombré d'objets divers, n'offrant aucune ressource comme point d'attache, l'intérieur serait, en cas de secousses,—comme pour la souris, la ratière,—le plus dangereux des refuges.

Les aérostats de dimensions ordinaires atterrissent rarement, à moins d'aides extérieurs, sans un ou deux chocs plus ou moins légers. Si l'on se rend compte des tâtonnements inévitables du pesage avant toute ascension,—équilibre rigoureux, à un gramme près, ai-je dit, entre la force ascensionnelle et le lest,—on comprend facilement que le dégagement du gaz déterminé par le coup de soupape pour la descente peut être mesuré bien moins précisément et rapidement encore que le poids du lest pour le départ.

Avec les proportions excessives du Géant, ces difficultés augmentent. À moins de circonstances exceptionnellement bénignes,—emplacement tout à fait propice, absence complète de vent,—il est difficile d'espérer qu'un chargement de quatre mille cinq cents kilogrammes,—dont la pesanteur acquise a d'abord, comme je vais le dire, dû se mettre d'accord avec le délest depuis trois ou quatre milles mètres d'altitude,—se dépose à terre et s'assoie à premier essai, sans tâtonner par quelques «coups de tampon,» pour employer l'expression technique.

Tout indique donc ici la nécessité de précautions plus qu'ordinaires,—et, en première ligne, cet arrêt préalable en équilibre, à quelques dizaines de mètres du sol, arrêt qui permet à l'aéronaute d'apprécier, sans confusion ni hâte, la position,—d'attendre et de choisir son instant et sa place.—Puis, nous allons évidemment lancer le précieux guide-rope, si utilement inventé par Green, et dont le traînage prolongé, précédant et préparant le jeu de l'ancre, ralentit à point la marche de l'aérostat.

À mon extrême surprise, je vois—tout à coup et sans autres préliminaires,—sur le commandement de Louis, Jules filer la première ancre: l'amarre glisse et grince sur l'osier de notre bordage.—De guide-rope, de lest, tout prêt, sous la main de nos conducteurs, il ne paraît pas être question...

Et cependant notre course furieuse continue... Ce n'est pas une descente, c'est une chute... La terre se rapproche de nous avec une effrayante rapidité... Une trentaine de mètres à peine nous en séparent encore.—Deux ou trois secondes, et nous touchons!...

Et au-dessous de nous, je vois les arbres se courber sous le vent...

Pourquoi—lorsqu'à ma connaissance personnelle, nous avons encore une vingtaine de sacs de lest à fond de cale, pourquoi notre conducteur ne saisit-il pas cet instant qu'il doit guetter, où quelques kilos pesant, lancés par lui hors de la nacelle, vont, comme suspendre tout à coup cette chute précipitée et permettre, en toute liberté d'esprit, de reconnaître si le terrain est favorable, si le vent n'est pas trop violent? Qui le presse donc tant de descendre? Pourquoi...

Mais il n'y a ni une parole à dire, ni surtout une seconde à perdre!

J'attire brusquement à moi ma femme dans un angle de la plate-forme,—je pose ses mains sur deux des câbles du cercle, que je saisis ensuite moi-même autour d'elle en la couvrant...—

... —et j'attends!...

Le vent souffle d'une telle force près de terre que l'accélération verticale de notre chute, malgré la vitesse acquise, en est, sinon ralentie, du moins dérangée.

Notre énorme masse précipitée dérive en fendant l'air...—Notre chute diagonale devenue est bientôt plus qu'oblique,—horizontale...

Le cri sacramentel en toute descente se fait entendre, —véhément, bref,—sans réplique:

Tenez-vous bien!... Tenez-vous bien!!!...

—AH!!!...—Telle a été l'effroyable violence du choc que toutes les mains, descellées, ont lâché prise—et plusieurs en sont renversés... L'aérostat a rebondi d'un gigantesque élan...

Du coup, l'appendice, retenu et tendu, a été tranché comme par la faux, et il est tombé sur l'étoile du cercle,—drapeau dont le porteur est tué.

Le pont de la nacelle, qui vient de repartir sous son maître par les airs, présente le spectacle de la plus inextricable, indescriptible confusion...

Mais tous ont au plus vite repris leur place, devinant bien que la partie vient seulement de s'engager...

Attention!...—Tenez-vous bien!!!...

Des villages, des vergers filent sous nous... comme des éblouissements...

Tenez-vous bien!!!...

—Seconde secousse, non moins formidable... Le Géant, qui n'en a que l'écho, en frémit dans tout l'ensemble de sa manœuvre...

L'amarre de notre première ancre, comme un simple fil, vient de se briser: nous ne nous en sommes même pas doutés.

Le vent furieux qui nous emporte redouble...

Notre seconde ancre est déjà par-dessus le bord, filée par Jules et Yon.

L'amarre vient à frapper mes yeux:

—Mais ces gens-là sont-ils donc fous?—Cette amarre, qui porte une ancre de soixante kilos et qui doit arrêter d'un coup une force lancée de plusieurs milliers de chevaux,—cette amarre est grosse comme deux doigts à peine... Et dix câbles comme celui-ci, tressés ensemble et ménagés encore par des serpentins, seraient à peine suffisants...

Je me penche par-dessus le bord et je vois, courant éperdue derrière nous, à travers les guérets, notre ancre folle qui égratigne la terre, bondit et rebondit, soulevant après elle un long nuage poudreux...

Le ballon se rapproche de terre...

Tenez-vous bien!!!...

Tous les muscles sont tendus, les mains crispées sur les cordes...

Un choc encore!...—Puis un autre,—puis un autre, coup sur coup.

La seconde ancre est perdue! s'écrie Jules.—Nous sommes tous morts!!!...

Cri plus qu'inutile!—L'évidence est là!...

Car vient de commencer cette course furibonde, échevelée, qui a nom le Traînage...

XXI

LE TRAINAGE EN HANOVRE

Comme pour ajouter encore à la vitesse de cette course forcenée, la partie inférieure du ballon déjà vide et flasque,—un tiers à peu près,—que l'appendice brisé ne retient plus, s'est appliquée contre la partie pleine et fait voile.

Les chocs se multiplient, se pressent, à ne plus les compter.—Comme dans les ricochets sans fin de la balle élastique, que réveille et renouvelle la main d'un joueur infatigable, la nacelle rebondit à des hauteurs alternées, depuis cinq et dix mètres jusqu'à trente, quarante, cinquante peut-être...—Par une fatale imprévoyance, elle s'est trouvée, dès le principe, inégalement chargée; tout le lest vivant de notre équipage, sans pratique et sans conseil, s'étant porté machinalement d'un seul côté,—et elle retombe toujours, inflexiblement et sans aucune déviation rotatoire, sur la paroi qui nous supporte tous.—Tous les coups donc, directement et jusqu'à la fin, nous les essuierons.

Quelle rapidité vertigineuse! Quelle succession de chocs pressés, haletants, crépitants comme grêle! Quelle contention de muscles, d'attention et de volonté!...—Car la moindre défaillance, l'inadvertance d'une seconde,—la tête tournée seulement!—et, lancé dans l'espace, vous êtes brisé!

Et chaque heurt broie nos muscles, rompt nos poignets, désarticule nos épaules;—chaque contre-coup nous meurtrit les uns contre les autres, victimes et bourreaux réciproques...

Ayant charge de deux corps, ma part est la plus lourde, et il me semble que chacun de ces horribles ébranlements est le dernier que j'aurai pu soutenir...—Mais c'est aussi la pauvre créature—que j'étreins contre ma poitrine, entre mes deux bras autour d'elle soudés comme du fer aux câbles de cercle,—c'est elle aussi qui ravive à chaque affaissement la source de ma force déjà vingt fois épuisée.

À ce regard doux et profond du pauvre être broyé, mais résigné toujours et muet, à cette suprême et fervente communion de nos deux âmes,—je sens bien que la vie même de celle-ci est ma vie, et que ma mort seule sera, puisqu'elle l'a voulu, sa mort;—et cette mort, à mon tour, je la défie de nous séparer, car elle n'a que le droit de nous prendre ensemble!

Mais nous sommes bien condamnés!

Si insuffisante que soit l'ouverture maudite de notre soupape, nous pourrions nous raccrocher, à la rigueur, encore à cette maigre chance de salut et soutenir—peut-être!—l'interminable série de ces cahots forcenés, jusqu'au moment où,—notre force ascensionnelle enfin épuisée,—le Géant s'arrêterait.

Mais l'inexorable fatalité n'aura pas voulu nous laisser même l'invraisemblable éventualité de ce recours en grâce.

Trouble d'esprit, défaillance de main, accident fortuit,—par une cause inexpliquée encore,—la corde elle-même de cette soupape n'est plus entre les mains de nos conducteurs...

Elle leur a échappé!—et elle fouette l'air au-dessus du cercle...

Nous roulerons donc, sans espoir, sans appel, de bonds en bonds,—jusqu'à l'instant dernier...

Mais—pourquoi donc souffrir toutes ces morts?—Et n'y a-t-il bien aucun moyen de s'y soustraire?

Puisque le vent est si terrible,—puisque nos ancres sont perdues,—puisque nous n'avons même plus cette chétive ressource de notre soupape dérisoire,—puisque cette terre irritée ne veut pas décidément de nous et nous repousse avec tant de violence,—pourquoi ne pas regagner,—tout simplement, tout bonnement,—ce domaine de l'air qui est nôtre, bienveillant et hospitalier toujours, où l'ouragan lui-même nous caresse?...

Pourquoi ne pas laisser tomber hors de notre bord, puisqu'il va être broyé tout à l'heure, et nous avec lui, quelques pincées de ce lest dont il nous reste ces vingt sacs encore,—vingt fois, quarante fois plus qu'il n'en faut pour remonter—chez nous—en paix?

Pourquoi ne pas nous dire que cette bourrasque n'est que passagère peut-être[7], que rien au monde ne nous force à prendre terre, et que, si nous remontons, nous n'avons plus qu'à choisir soit aujourd'hui, soit demain, soit après-demain même,—le Géant, avec sa double enveloppe, a la vie longue!—l'heure calme et tout à fait clémente, cette heure de la tombée du jour, par exemple, si propice d'ordinaire et comme réservée à l'aérostation?

Que pouvons-nous donc perdre,—dans cette revanche de Meaux,—à prolonger encore ce déjà long voyage et à inscrire une trajectoire tout à fait inouïe dans nos fastes aérostatiques!

Et enfin,—quoi qu'il arrive!—quel risque courons-nous de trouver pis que ce qui est devant nous,—pis que cet atterrage meurtrier, implacable?...

Pourquoi!!!......


—Mais,—va-t-on peut-être me dire,—après les ascensions que je compte déjà derrière moi et avec ma pratique acquise dans ce métier si facile et banal, j'aurais dû, moi, suppléer ici à ce qui faisait défaut et agir intelligemment à la place de qui n'agissait pas

Et on aura raison,—le fait étant là!

Je réponds que, payant pour cela un homme dont c'était le métier et l'unique soin, je me laissais conduire, sans penser que j'eusse à m'occuper des rencontres de la route. Il m'avait été déjà assez pénible d'intervenir virtuellement la nuit précédente,—dans tel cas à l'avance prévu par moi,—et on ne peut raisonnablement tenir un revolver braqué en permanence sur la figure d'un compagnon de route.

En plein et beau jour,—avec les énormes ressources de force ascensionnelle ou de lest, c'est tout un, à notre disposition,—le moindre accident devait me paraître et était cent fois impossible. Je n'avais pu croire à une descente volontaire que seulement alors que je m'étais vu à quelques dizaines de mètres du sol, et j'avais eu, sur le coup, un soin particulier et immédiat, une préoccupation trop absorbante,—on voudra peut-être bien l'admettre—pour chercher dans mon imagination des alternatives et ne pas m'en tenir aux efforts désespérés d'une préservation plus que personnelle, suffisante et au delà.

J'avoue, si nette dans tout danger que je me croie la vue, j'avoue que le péril d'une seule m'empêcha de songer au salut de tous, même dont elle!—et que, brusquement surpris par la plus inattendue, la plus insupposable des catastrophes,—entre ces terribles chocs,—une grêle! qui ne permettaient même pas de respirer, je ne trouvai pas, dans ma paresse d'esprit à ce moment sans doute, le temps de chercher à placer une critique contre mon aéronaute ni de motiver un erratum. Je n'ose parler après cela encore de l'irrésistible absorption, de l'ivresse du spectacle, seule suffisante à paralyser, à engourdir toute volonté d'action...

À plus fort je passe en toute humilité la main.

Mais à la condition que je le verrai tenir la partie...


Si c'était de nuit, nos destinées seraient déjà décidées. Nulle force humaine en effet ne saurait se maintenir tendue, même quelques minutes, avec cette exaspération de muscles, cet éréthisme de volonté.

Ici, du moins, il nous est permis de voir chaque coup avant de le recevoir; nous pouvons prendre, juste à temps, avec la respiration, notre élan de résistance, et, entre deux chocs,—ne fût-ce que pendant une seconde,—distendre nos nerfs contractés, nos mains et nos avant-bras roidis aux câbles de salut.

Mais de ces intermittences mêmes qui ne nous démontrent, ne nous affirment que mieux notre fin prochaine, irrévocable,—combien avons-nous de temps, plus qu'épuisés déjà que nous sommes, à pouvoir accepter le dérisoire bienfait?

Chance de recours en grâce, ou plutôt raffinement d'infernale cruauté,—il se trouve qu'une autre cause doit encore prolonger notre supplice.

Du sol qui ne le saurait nourrir, l'homme s'éloigne.—Sur la terre qui lui donne sa subsistance, l'homme se manifeste par le plant de la haie, de l'arbre; par l'élévation de la hutte, de la cabane, de la maison: tout ce qui, en se résumant, constituerait, à ce moment, pour nous,—l'obstacle vertical.

Or, la terre est ingrate par les vastes espaces que nous dévorons, steppes arides, marais, tourbières, bruyères à perte de vue. Pas de trace de la vie humaine dans ces sites désolés, dans l'ensemble uniforme des sauvages aspects de cet immense horizon...

(—Dans cette Brie fertile, où l'homme se dispute la place, à Meaux et de nuit,—avec un vent dix fois moindre, nous n'aurions pas eu le temps de compter dix secondes!...)

La rapidité de notre projection ne permet à nos yeux que d'en saisir quelques épisodes.

De bien loin en bien loin, un arbre isolé, perdu, accourt sur nous,—rapide comme l'éclair... Nous venons de le briser comme un fétu, et nous n'en avons même pas tressailli...

Deux chevaux épouvantés, les naseaux en terre, la crinière au vent, s'efforcent ventre à terre de fuir devant nous.

Mais nous brûlons les distances.—Ils sont déjà bien loin derrière...

Un parc de moutons éperdus passe au-dessous de nous, entre deux de nos bonds,—comme un rêve...

Mais voici le danger,—le vrai danger!

À ce moment où, harassés déjà, nos compagnons doivent ressentir comme moi ces fourmillements, ces crampes qui engourdissent et paralysent mes articulations,—nous apercevons devant nous, menaçante en haut de son remblai, perpendiculaire à notre course, une locomotive en marche traînant son tender et deux wagons...

Quelques tours de roue de plus,—et tout est bien fini!—car une fatalité géométrique veut que nous nous précipitions avec elle, par une coïncidence infernale de temps et de lieu, juste sur le même sommet d'angle!

Que va-t-il arriver?

Précipités dans notre vol d'ouragan, nous allons soulever du coup et renverser la lente machine et ce qu'elle traîne,—ceci ne fait pas l'ombre d'un doute[8]!—mais nous sommes broyés!...

Quelques mètres à peine nous séparent de l'ennemi...

De nos poitrines s'échappe un cri,—un seul!—mais quel cri!...

Il a été entendu!

Le sifflet de la locomotive nous répond...—Elle a ralenti sa marche: elle s'arrête, comme semblant hésiter...—et recule enfin, tout juste à temps pour nous livrer passage...

—et le mécanicien nous salue, sa casquette au bout de son bras tendu...

Gare aux fils!!!...

Les voici en effet sur nous, ceux-là que nous n'avions pas aperçus, les quatre fils du télégraphe électrique,—quatre guillotines!...

Nous avons baissé nos têtes...—Heureusement nous nous trouvons raser bas, à ce moment précis.—C'est sur le cercle et ses gabillots inférieurs qu'a eu lieu la rencontre: un ou deux de nos câbles seulement ont porté sur ces rasoirs...

—et nous entraînons ces câbles pendants derrière nous,—comme la queue d'une comète échevelée,—avec les tringles télégraphiques sans fin et les poteaux déracinés qui les soutenaient tout à l'heure...

Combien de temps va durer encore l'invraisemblable agonie de ces bonds?

Si seulement nous la tenions, cette malheureuse corde de soupape! Depuis que nous souffrons tous ces supplices, le ballon eût au moins eu le temps de perdre quelque chose de sa force meurtrière!

Si, au moins encore, elle était à sa place désignée, la prudente échelle de cordes,—notre vie peut-être en ce moment!—que Delessert avait préparée, mais qui, dédaignée par Louis Godard comme nouveauté superflue, gît pour l'heure à fond de cale... comme à cent lieues de nous!

Vain regret! Fouettant de ses zigzags,—bien au-dessus de nos têtes et comme pour l'exciter encore,—la bourrasque trop lente à son gré contre ces téméraires qui ont appelé la mort,—la damnée corde semble se rire de nous...

Jules!...MONTE SUR LE CERCLE!...—s'écrie Louis.

Le jeune homme lève les yeux,—et sa tête se baisse avec découragement.

—Impossible!... a-t-il répondu d'une voix étranglée.

Trop impossible, en effet, même à la souplesse exercée de ce gymnaste de vingt ans! En supposant que ses muscles meurtris ne soient pas déjà hors de service comme les nôtres,—comment trouverait-il, entre ces bonds dévergondés, les quelques secondes de calme à peu près parfait pour se hisser des deux ou trois brasses qui nous séparent du cercle...

Pourtant c'est là, là seulement pour tous, que peut s'entrevoir une lueur de salut...

Monte!!! dit l'aîné.

Obéissant, il tente—et d'un choc, retombe haletant sur notre plate-forme oblique...

Monte!!!

—Je ne pourrai jamais!—dit l'autre avec désespoir...—je suis trop las!...

Il essaye encore pourtant...—et retombe encore...

C'était trop certain! Pourquoi alors cette tentative folle? Notre destin à tous n'est-il donc pas décidé? Est-il une puissance humaine qui puisse nous arracher à l'arrêt prononcé? N'en avons-nous pas pris notre parti, tous tant que nous sommes là?—Pourquoi donc séparer et dépêcher avant nous celui-ci? Ce n'est pas le dévouement que vous lui imposez, c'est le sacrifice!...—un sacrifice plus qu'inutile, inique!...

—MONTE!!!...—dit l'aîné encore. MONTE!!!...

Deux voix—que je connais—s'élèvent:

—Ne montez pas, Jules! vous vous tuez!

—Ne montez pas, monsieur!...

Thirion,—j'en étais sûr—a eu la même pensée,—car il parle de décharger son revolver dans le ballon.

Je lui crie de n'en rien faire... Que produirait six balles chétives sur cette immensité?—Et puis le temps,—le temps seulement de tirer l'arme de sa poche!...—lorsque nos deux poignets ensemble ne suffisent même pas à nous retenir?...—Quant au risque d'inflammation du gaz par l'explosion de la poudre, cette alternative, à l'heure qu'il est, n'offre guère d'intérêt...

Pour la troisième fois, le jeune homme est en l'air... Sur les épaules d'Yon et de Thirion, les plus valides et les moins empêchés, qui sont parvenus à se rapprocher sous lui,—l'échelle vivante se tasse et se relève,—il se hisse rapidement au cordage tendu...—il monte...—un dernier effort, encore!...

Il y est!!!

—Nos poitrines se dégagent...

Bientôt il a saisi la corde rebelle, qu'il passe à son frère et à Yon au-dessous de lui.—La voici, enfin! arrêtée et tendue!...

Mais combien de temps prendra le dégagement de notre gaz par l'issue relativement microscopique qui lui est seule réservée?

D'ici là, nos forces épuisées tiendront-elles?—Désarticulés, rompus, écrasés dès les premiers assauts, que pouvons-nous attendre encore de la surexcitation désespérée qui nous a soutenus jusqu'ici, lorsque nos muscles surmenés semblent se demander si la vie vaut réellement tant d'efforts et de tortures,—marchandant, comme s'ils étaient des intelligences, les services qu'ils ne peuvent plus rendre,—lorsque nos membres meurtris ne veulent plus que se laisser aller à l'apathique et homicide indifférence de la lassitude?...

Et, encore—combien de temps consentira-t-elle à traîner son équipage funèbre, cette carcasse si merveilleusement solide et élastique qu'elle était hier? Ébranlée à chaque secousse jusque dans la dernière de ses mailles d'osier, heurtée contre les arbres isolés qu'il lui faut bien qu'elle touche pour les briser comme verre,—quand va-t-elle se résigner enfin à défaillir?...—Combien de minutes encore avons-nous à compter jusqu'à l'instant où s'effondrera sous nous le parement, déjà disloqué en partie, qui nous supporte?...

Le combat se trouve en effet maintenant de tout près engagé. De par le gaz qui commence à se perdre, notre nacelle ne s'écarte presque plus du sol, que son énorme remorqueur, le ballon, touche parfois lui-même.—Et, comme la rapidité du vent ne s'est pas démentie, tout au contraire,—il semble que la cruelle machine s'acharne, pour en finir, et veuille broyer, user enfin contre les aspérités terrestres ce qui nous reste de volonté et d'espoir.

Les secousses se suivent maintenant de plus près:—ce n'est plus une grêle, c'est un roulement de furie. Comme notre nacelle, tout à fait sur le côté traînée, racle littéralement la terre, nous nous trouvons en contact immédiat, et nous voilà—un supplice de plus!—aveuglés, littéralement étouffés, asphyxiés, et par la poudre aride et par la boue noire des tourbières que nous écumons violemment.

Que de bruyères!... Fauchées par nous avec la rapidité d'une moissonneuse de vingt lieues à l'heure, ces millions de millions de petites capsules, séchées et durcies au soleil d'été, reviennent irritées sur nous, cinglant nos mains, nos visages avec une furieuse et suffocante profusion...—Que de bruyères!—Moi—je me rappelle—qui les aime tant dans mon appartement!

—Mais ici, réellement, il y en a trop!

Il est inutile de m'interrompre ici, je pense, pour dire que le plus léger doute ne pouvant nous être laissé sur la fin finale de tout ceci, et forcément d'accord pour l'acceptation, il ne nous est resté, faute d'autre, qu'un parti à prendre, raisonnable et digne d'honnêtes gens:—attendre, se taire, regarder...

Les coups, on ne les compte plus, on ne les sent plus,—à la lettre!—tant ils pleuvent! Et moi qui ai toute ma vie redouté cent fois plus la douleur que la mort,—moi qui deviens dolent, inapprochable, insupportable pour le moindre bobo,—je comprends pour la première fois ce que je n'aurais jamais supposé possible:—c'est qu'on peut s'habituer à tout au monde, même à ceci,—et que le supplice de la roue a été calomnié: ce devait être fort supportable.

C'est très-sérieusement que je parle.

—On rêve—!...

Une fois donc pris ce parti de me tenir pour absolument désintéressé dans la question désormais,—je m'abandonne (—je n'ose dire après Proudhon à la Sublime Horreur... mais comme c'est vrai!),—je me livre tout entier, sans distraction, sans réserve, à cette dernière jouissance de Voir,—mieux encore, de Contempler...

À quelque distance devant moi, il se passe depuis un instant un petit phénomène, un rien qui m'occupe et m'intrigue.—C'est bien peu de chose, d'ailleurs, excusez-moi!—mais nous n'avons pas le choix des distractions.

Le phénomène se produit au bout d'une des cordes d'équateur du ballon qui nous remorque.—L'aérostat debout, ces cordes, utiles dans la manœuvre, arrivent à terre,—comme, l'aérostat en l'air, elles pendent, marquant chacune un point d'une large circonférence autour de la nacelle.

Mais ici, le Géant qui nous remorque étant couché oblique, elles se trouvant traîner sur le sol,—et il me semble voir à l'extrémité agitée d'une de ces cordes,—un nœud, un nœud assez gros...

—Comment est-il au bout de cette corde, ce nœud inusité?—Pourquoi, quelle idée ont-ils eue d'aller faire là un nœud?...

Ce nœud me semble se rapprocher... il se rapproche...—le voici!...

Ce n'était pas un nœud; c'était un pauvre diable de lièvre, ahuri, effaré, perdant haleine à fuir plus vite que nous...

Compétition vaine!...—Nous arrivons sur lui, et, sous notre masse, comme sous le doigt une cigarette,—il a roulé...

C'était bien un lièvre... en voici un autre... un autre encore!... Que de lièvres par ici! et comme je trouverais qu'ils courent bien,—si je ne courais pas plus vite encore!

Mais voici quelque chose de plus sérieux:

—Que peut être,—bien loin encore,—ce point qui s'obstine depuis un instant devant nous?

Il approche, droit devant toujours: il est rouge,—d'un rouge de sang versé,—ce point sombre, fascinant, qui grossit de seconde en seconde comme une sinistre menace...

Il avance vers notre œil,—sûr comme la balle visée... le voici...—Il n'y a plus à douter.

C'est une large et haute maison!

—C'est la Mort, pour ce coup!

Eh bien!—non:—elle vient de changer d'avis au moment dernier, cette maison de bourreau!...—La voilà qui se précipite sur notre gauche...

Elle est bien loin!...

Le vent s'en irrite: sa tâche devait finir là!—Et il se reprend comme d'abord à souffler par saccades. Il nous soulève et nous laisse retomber tour à tour comme dans cet horrible supplice du marin, qui s'appelait la Cale...

Mais est-ce bien le vent qui recommence la partie?—Si peu que ce soit, au contraire,—il me semble que, par l'issue de notre soupape, nous avons dû lui céder déjà quelque chose de notre résistance, et commencer à le calmer, plutôt?

—Ça va mieux! Ça va bien!! disait lui-même l'aîné des Godard il n'y a qu'un instant.

—Et pourtant notre fuite qui ne pouvait que se ralentir,—qui se ralentissait,—le ralentissement, pour nous, c'est le salut, c'est la vie!...—cette fuite semble s'exaspérer?...

Que se passe-t-il donc?...

Non plus devant moi, mais autour de moi je regarde...

Nous étions neuf tout à l'heure:—Où donc est le NEUVIÈME?—où le huitième?...

Misère humaine!!!

—Guettant entre deux chocs le moment précis,—le point mort—où la nacelle touche et va quitter le sol,—bien posté en tout dégagement combiné, en parfaite disposition et méditée précieusement pour saisir au vol ce point précieux, il en est UN,—UN PREMIER! qui a eu le courage de cette lâcheté:—il a déserté, il a assassiné ses compagnons pour sauver sa vie!...

Le drame était incomplet, il n'avait pas encore assez duré. Il lui fallait quelques péripéties de plus. Pourquoi s'en tenir à l'horrible?—Il y avait l'odieux encore et l'infâme!

Le lecteur, qui n'a pas besoin d'être aéronaute, se rend-il bien compte qu'—une fois notre soupape ouverte et maintenue ouverte,—chaque seconde de plus c'était un recours en grâce! De seconde en seconde—jusqu'à l'arrêt aspiré—la force homicide qui nous entraînait s'épuisait par l'issue désormais libre.

Il n'y avait plus qu'un danger:—la chute de quelque épave, neutralisant le bénéfice de la force ascensionnelle déjà perdue, en venant nous enlever de nouveau par les airs pour recommencer la lutte épuisée.—Mais nous pouvions être tranquilles de ce côté:—après tant de secousses, notre pont de nacelle s'était depuis bien longtemps débarrassé de tout lest possible.

Pour le présent, donc, la durée même du supplice nous ouvrait l'inespérable espoir.—Qu'elle se prolongeât encore quelques instants, la torture—et la vie était gagnée!

C'était alors, quand, voués ensemble par la fraternité du péril passé, quand,—après cette solennité sacrée de notre communion devant la mort, nous commencions à entrevoir une possibilité de salut,—quand nous n'avions plus que quelques minutes à attendre,—c'était alors qu'un de ces condamnés,—dans un instant gracié avec tous,—se sauvait!—et, pour se sauver, exécutait lui-même ses frères de danger,—dont une femme!

Avait-on bien raconté la vraie pièce,—et le lecteur connaissait-il cet acte-là?

—Le nom?—le nom de ce PREMIER?

Dégoût, tristesse, horreur,—honteux, comme pour mon compte de cet acte félon commis à côté de moi, chez moi,—j'ai détourné la tête, je n'ai pas voulu demander ce nom...

Je ne veux pas le savoir—aujourd'hui...

À quoi bon d'ailleurs!—et devant quel Tribunal, cette fois, devant quel Conseil jeter ce meurtrier? Où est ici la Législation qui s'indigne et qui venge?



La conséquence, vous ne l'attendrez pas:—

Un cri étranglé, strident, lamentable:

Arrêtez!... Arrêtez!...

Arrêter!—Le pauvre insensé!

C'est le malheureux Saint-Félix, faible et chétif, détaché du bord par une de ces nouvelles secousses,—et que la nacelle est en train d'écraser...

Disparu!...

Plus horrible encore, cet autre cri:

Grâce!...

C'est Montgolfier, pris à son tour sous l'angle de l'énorme masse... Je ne vois que le haut de son corps,—va-t-il être en deux coupé?—et ses grands yeux noirs, épouvantablement ouverts, qui se trouvent tournés vers moi...

Vous ai-je raconté pourtant s'il est vaillant aussi et à tout décidé, cet enfant qui me suppliait avec tant d'instances de l'emmener avec nous, parce que quelqu'un avait dit autrefois,—en 1783, plus d'un demi-siècle avant qu'il fût au monde!—que les Montgolfiers n'étaient pas braves...

Encore un de moins!

—Mais, de moins, combien donc sont-ils?

Notre pont est presque désert... Les uns, comme ces deux pauvres-ci, auront été arrachés;—les autres seront tombés;—d'autres enfin, le sauve-qui-peut une fois lâché, auront sauté d'exemple, croyant pouvoir faire,—après CE PREMIER!...

Ils ont pu oublier un point: c'est qu'il restera jusqu'à la fin quelqu'un qui ne saurait sauter comme eux...

Je me croyais seul avec elle.

—Monsieur Nadar! faites sauter Madame...

C'est le Godard aîné, tapi dans un angle.—Il était donc encore là, celui-là?

Perd-il tout à fait l'esprit pour le quart d'heure? Et ces osiers éraillés sous nous comme autant de pointes de herse, menaçantes aux vêtements de femme? Veut-il donc qu'il ne reste pas un lambeau de la dernière victime de son imprudence et de son entêtement obtus?...

Mais me voilà débarrassé de ses conseils...—Si peu leste qu'il soit, il aura trouvé son embellie, lui aussi, enfin!—car il vient de déloger.

Et repart d'autant mieux notre course furibonde...

Nous voilà bien seuls, cette fois,—courant à toute volée, tous deux ensemble, vers l'éternité...

—car nous sommes rivés là, nous deux!

Et du train dont se précipite plus que jamais le ballon,—délesté, dès à présent, jusqu'au dernier,—nous ne sommes pas prêts de nous arrêter...

Elle ne parle pas. Pourquoi faire, parler,—puisque nous pensons ensemble?...—Et de côté, ne pouvant détourner plus son corps martyrisé, elle me regarde...

Nos deux corps ne faisant qu'un, tous ses mouvements ont dû être les miens.

Debout au départ et cramponnés aux cordages, nous avions été forcés bien vite de nous accroupir aux premiers chocs; aux suivants, nous nous étions tout à fait tassés, de notre long étendus,—les câbles en mains, toujours.—Mes bras, mon corps, mes jambes, la protègent.

Protection bien peu suffisante, mais plus que jamais nécessaire, car, plus inexorablement que jamais, la nacelle, tout à fait horizontale, traîne sur un seul et même côté, le nôtre!—Tous les objets renfermés sous nous auront dû, à force de secousses, s'entasser sur le même point.

La bande d'osier tressé qui nous servait de bordage et qui maintenant, avec une ou deux des cordes de cercle, nous supporte seule,—horizontale devenue avec la nacelle,—cette bande, si élastique qu'elle soit, n'a pu faire résistance éternelle. Froissée, éraillée, rodée jusqu'à l'âme par le sol qui la lime opiniâtrement, quand il ne l'attaque pas au plus vif par des chocs qui la percent et déchirent, elle a à peu près disparu, effondrée enfin sous nous,—et c'est immédiatement, directement à nos membres maintenus, pressés dorénavant, par les seuls câbles que parle l'interminable ruban de terrain qui se dévide sous nous.

Plus un accident du sol dont nous n'ayons à faire la connaissance douloureuse;—plus un choc qui nous épargne,—plus un caillou qui nous fasse grâce! Tout porte.

(—Et dire que si tous nos compagnons étaient restés là, le ballon épuisé, vaincu, cédant enfin sous le nombre, aurait eu déjà le temps, à l'heure qu'il est, de s'arrêter tout à fait dix fois pour une!...)

C'est surtout sur ma jambe gauche, de son long tendue, et sur mes deux pieds, croisés autour des deux autres pieds plus faibles, qu'arrivent,—comme sur des ouvrages avancés—ces premières rencontres.

Après tant de heurts et de pressions, sous lesquels je les ai sentis vingt fois craquer et se disjoindre,—comment tant de coups peuvent-ils tenir sur une seule place?—Mes pieds engourdis sont devenus tout à fait insensibles....

Si... par un miracle!... un miracle est toujours possible... (—Écoutez là l'HOMME, l'homme éternel, tenace, qui proteste, jusque dans le tombeau, contre la mort!...)—si nous échappions!... il faudrait... oui, certainement... il le faudra!... me couper ces deux pieds... luxés, broyés, en bouillie... Une double amputation de pieds!... rappelons-nous nos anciennes cliniques du major Bonnet... à Lyon...—comment cela se supporte-t-il... à mon âge?...


Plus grave!—voici un arbre...—plusieurs arbres... (—N'est-ce pas une forêt, là bas, derrière?...) Ils sont épars, il est vrai, ces arbres, et de grosseur moyenne. Mais s'il s'en présente un sur le point juste que nous occupons, ce n'est plus le fond de la nacelle comme tout à l'heure qui aura charge de l'écraser, mais notre propre corps qui racle terre...

Ai-je dit que, parmi ces flaques bourbeuses, nous avions traversé,—un éclair, comme le reste!—un petit cours d'eau vive. Tel du moins m'a-t-il semblé par cette vitesse qui ne laisse guère le temps de rien préciser.

En voici un autre,—cette fois, bien certainement, un petit bras de rivière...

Nous y sommes aussitôt plongés, dès le bord, avec furie,—et pour le coup l'immersion est plus que complète!... L'eau qui nous a pénétrés aussitôt, bouillonne et bourdonne à nos oreilles... Raclant le fond, comme je le sens bien, je pense tout à coup,—plus rapide que la lumière est dans ces instants la pensée!—je pense que cette eau, qui couvre et envahit en ce moment notre nacelle, va tout à l'heure,—à l'émersion,—la charger d'autant dans son ensemble, comme elle va charger encore tous les objets multiples qu'elle porte en elle,—nos vêtements mêmes...—

Ce lest inespéré ne serait-il point,—par impossible,—le salut?...—Mais que l'autre bord s'approche vite, alors!...—plus vite! plus vite encore! car nous suffoquons déjà...—Sera-t-il temps?...

Oui!—car nous sortons de l'eau—avec une lenteur bien vraiment rassurante!...—Il est vaincu, le ballon! il n'a plus assez de force pour nous traîner,—car c'est tout droit, enfin, que se soulève péniblement notre bâtiment d'osier!...

—Elle vivra!!!...—Profitant de cette bienheureuse lenteur de notre machine alourdie, et sans lui laisser cette précieuse seconde qu'elle ne me rendrait peut-être plus,—je vais, avec mes bras qui me restent à peu près, dégager ma pauvre amie des deux seuls câbles qui nous retiennent à peine, et,—de côté,—ne pouvant rien autre, me laisser aller avec elle et glisser—tout doucement, tout bonnement—à terre...!—Qu'il aille où il voudra, lui, le ballon enragé!—On le retrouvera toujours bien quelque part,—et si on ne le retrouve pas, eh! bien, nous en referons un aut.....

—Ah! misérables que nous sommes!!!—Cette eau, cette eau maudite était basse:—ce bord, c'est une berge escarpée, un talus,—un talus qu'il faut gravir!... Ce n'est pas l'eau seule qui nous faisait si lents,—c'est l'obstacle de cette pente qu'avait rencontré le pied de notre nacelle,—et contre lequel elle tâtait déjà la lutte!...

Inconjurable, le ballon,—à moitié plein encore,—n'a pas un instant dévié... L'énorme masse est toujours penchée devant nous...—et toujours elle nous entraîne...

Elle ne cédera pas à cette résistance, qui ne fait que l'irriter,—et, pour en avoir raison, c'est toute la grande paroi, la nôtre, toujours!... qui, s'inclinant de nouveau à mesure de la résistance, grimpe—lentement,—lourdement—contre l'infernal talus, qu'elle racle, qu'elle tasse, qu'elle écrase,—nivelant tout sous elle...

Nos pieds sont pris les premiers... De là, où je croyais l'engourdissement définitif, l'insensibilité gagnée, le néant acquis,—une subite et atroce douleur, lancinante, suraiguë, m'annonce que voilà,—ce coup-ci!—le vrai commencement de la vraie lutte,—et que tout ce que nous avons souffert ne compte pas!—La pauvre femme!... De quelles tortures elle prend sa moitié!...

La pression monte,—suivant la gradation déterminée par l'inclinaison croissante de la nacelle contre l'escarpement. C'est tout à fait, à ce moment, l'angle—sur lequel tant de coups nous ont comme figés,—c'est cet angle qui porte et qui racle l'escarpement, qui ne saurait, lui, reculer...—Mais il ne recule pas non plus, le ballon damné qui tire toujours devant,—et qui tirera plutôt jusqu'à rompre les vingt câbles qui pressent de plus en plus sur nous le millier de livres que pèse l'énorme nacelle...

Je sens nos genoux broyés sous l'écrasement... Une pierre—que serait-ce autre?—s'est rencontrée sous ma cuisse,—et il m'est commandé que cette pierre cède!...—Mais elle résiste: elle se fait sa place dans les chairs, qui s'effondrent...—C'est l'os, le fémur, qui se présente, son rang venu...

À ce moment où je sens qu'il cède lui-même, l'horrible étreinte a gagné plus haut... Elle nous envahit, elle nous tient maintenant tout entiers... Déjà je respire à peine...—Mes bras, ces bras qui l'entourent et qui ne la tenaient jamais assez étroitement tout à l'heure, je veux les dégager,—en vain!—les écarter d'elle, ces bras qui l'oppriment, qui la serrent davantage de seconde en seconde,—qui vont l'étouffer... Toute ma force centuplée, toute ma volonté éperdue se tendent pour résister à l'étranglement de cet étau,—de cet assassin qui me veut complice...—Efforts dérisoires!... Sous l'effroyable, incommensurable poids qui nous écrase,—c'est moi qui l'étoufferai plus vite!... La force surhumaine la tue...—par moi!...

J'entends, comme un murmure, le râle d'une plainte étranglée...—la première!...—la dernière!!...—Une lourde main, une main de fonte rapproche, froisse durement ma tête contre sa tête... Ses cheveux dénoués, mouillés, se collent contre mon visage... dans ma bouche entrés, ils m'étranglent...—Je sens dans nos deux poitrines des craquements sinistres...—Un flot de sang a jailli de sa bouche: mes yeux qui s'obscurcissent n'ont vu devant eux—vaguement—qu'une large lâche rouge qui,—comme l'huile qui gagne... semblait se répandre sur un plan grisâtre, vertical...

L'ombre augmente... «—Ici c'est la Mort!...»—Tout mon être s'anéantit... La nuit s'est faite......... Je ne pense plus.....................Je ne sens plus.............


... Un pâle soleil fait jouer sur mes paupières fermées des ombres rapides et des lumières alternées... J'ouvre les yeux... et, avant ma pensée obscurcie, lourde... mon corps se réveille...

Je suis sur le dos... dans de hautes herbes... comme elles poussent à l'infini et diverses dans les fonds humides... Des buissons sauvages, des arbres autour de moi... Le vent agite les feuilles... pas d'autre bruit... avec les trois notes grêles, métalliques, monotones,—que je sais bien,—d'une mésange à tête noire...

Cette lumière papillotante me gêne!...—Mais une insoulevable pesanteur colle sous moi mes membres anéantis, dénoués...

Lentement, avec effort, ma tête seule se tourne... et se soulève un peu...

À quelques pas, l'eau...

—Malheur!!!...—Je suis réveillé! Je me rappelle tout! je vois tout!!!

—Je suis seul, tout seul!...—Si elle n'est pas là, elle est donc repartie... le ballon l'a remportée...—Elle est morte!!!...

Ô la pauvre chère,—que je ne verrai plus jamais...—jamais!!!... et c'est pour me sauver qu'elle est venue!... et celui qui vit, c'est moi—qui l'ai tuée!...—C'est moi qui me suis abandonné d'elle... après qu'elle m'avait donné toutes ces bonnes années de sa tendresse infinie, de son inaltérable bonté, de sa douceur, de ses pardons,—de son âme entière!...

Et je vois l'enfant, grandi, se dressant, sévère, devant moi, et me disant:

—Qu'as-tu fait de ma mère?... Elle m'appartenait comme à toi. Tu commandais, tu étais le maître. De quel droit l'as-tu laissée disposer d'elle, dont j'avais la moitié?

—Ah! l'exécrable folie de mon entreprise vaine! C'est mon misérable orgueil qui s'obstinait!—L'Humanité! Est-ce qu'elle valait, à elle toute,—est-ce qu'elle me rendra cette amie que j'ai perdue...—perdue à jamais!!!...

Les pleurs amers m'étouffent, les sanglots me suffoquent... Bien plus que mon corps sous le poids de tout à l'heure,—je me sens écrasé, effondré sous ma peine éternelle...

Moi qu'indignait, qu'irritait autrefois une larme sur le visage d'un homme,—suis-je assez puni, à la fin! d'avoir méprisé l'homme qui pleure!!!...


TRAJECTOIRE DU GÉANT

(Deuxième ascension)
Parti du Champ-de-Mars, à Paris, le 18 octobre 1863, à 5 heures 3/4.—Tombé le lendemain matin, à 9 heures, à Frehren, près Rethem (Hanovre).

P. P. C.
À MON CHER ET BON AMI ALDÉRIC SECOND.

Bruxelles, 20 septembre 1864.

«Je te disais bien, ô mon ami!—«Il y a dans tout ceci quelque chose qui ne va pas!...»

«Depuis que j'avais commencé à dérouler dans ce livre les péripéties douloureuses et grotesques de ce drame tragi-comique qui a nom les Mémoires du Géant, pas un arrêt, aucun de ces incidents dérivatifs que la malice des Choses fait toujours jaillir tout à trac devant vous à ces moments-là, pas même la maladie, plus forte que la volonté,—plus forte que le serment!

«Du premier jour au dernier, pas une seconde de retard dans l'envoi à point nommé de ces feuilles écrites au fur et à mesure, dans la fièvre des nuits successives, après les autres travaux du jour; rien au travers de cette rude besogne, difficile au cuisinier, impossible à l'écrivain:—le Menu servi à l'heure dite!—et si j'étais las ou essoufflé parfois, le lecteur pouvait s'en apercevoir;—moi, non!

«Qu'allait-il donc arriver?...

«Un chapitre encore, deux au plus, et tout était dit,—de ce que j'avais pu dire...—Je touchais à ce doux instant de la tâche accomplie, de la liberté conquise du repos gagné.

«—Folie!

«Un livre, signé Nadar, qui aurait eu, comme tous les livres, un commencement, un milieu et une fin,—quelle invraisemblance apocryphe!—Et comme j'avais raison de me défier!

«L'anicroche attendu, le hic prédit,—le voici:

«—Tu sais ce que je souffrais depuis un an à voir retenu à terre, par la plus perfide manœuvre,—par mon imprudence incurable, plutôt!—mon brave Géant, qui s'indignait du repos, lorsque son devoir l'appelait par les airs,—lorsqu'il n'avait qu'à paraître pour accomplir ses destinées jurées et conquérir si facilement cette première rançon, par lui solennellement promise à notre fraternelle Association du Plus lourd que l'air.

«Et cette pauvre Société, tous ces braves savants qui sont là, mécaniciens, mathématiciens, physiciens, chimistes, etc., attendant impatiemment, l'arme au pied, l'heure et les moyens de prouver aux Siècles ébahis qu'il y a encore un grain de sens commun de par ce monde, et que l'homme n'avait qu'à réfléchir un instant et vouloir un peu, pour prendre possession du plus vaste des domaines qui sont à lui...

«Ô bonheur! voici que, dans ce labyrinthe inextricable, obscur, contradictoire, au fond duquel trône mystérieusement la Justice souveraine et définitive, dédale où je m'avançais tâtonnant et trébuchant pas à pas,—voici qu'une lueur subite vient à se faire! C'est la lumière de Vérité qui dissipe aussitôt les ténèbres.—Or, du moment où la Vérité parlait, la cause du Géant était entendue!...

«Et comme tout s'entraîne, voyez donc!—et s'enchaîne!

«À ce moment juste où le Géant se demandait quel premier usage il allait faire de sa liberté tant voulue, à quelle Capitale il allait demander la première obole que toutes lui doivent,—voici que, de tous les peuples, son préféré l'appelle, pour fêter ensemble, comme deux bons amis, le glorieux anniversaire de son Indépendance! Glorieuse en effet, cette trente-quatrième année de bon et loyal exemple donné à l'Europe entière par un petit peuple et un grand roi, grands tous deux par leur seul respect devant la Foi jurée!—Doux et honnête pays (—et honnêteté, n'est-ce point ici, comme je le disais, habileté vraie et vraie grandeur?...),—où souffle toujours, de Gand comme de Liège, l'air pur, Flamand ou Wallon, mauvais aux oppresseurs;—oasis de liberté, isolé à jamais, par sa seule sagesse et sa vertu, de l'esprit de fourbe et de traîtrise,—de toute contagion du funeste exemple...

«À cet appel, qui ne me laisse même pas le temps de retourner la tête!—je me lève, je pars,—je suis parti!

«Le temps n'est plus de raconter des histoires:—il s'agit d'en faire!

«Mais, en leur faussant ainsi compagnie sans dire seulement gare, vais-je donc me brouiller avec mes lecteurs et si mal reconnaître leur bienveillante patience?

«Vais-je, avec cet inexcusable sans-façon, les laisser sur cette curiosité, non pas de mon drame écrit, mais de l'histoire vraie trop palpitante,—et, spéculant sur le procédé facile et banal des faiseurs de suite au prochain numéro, exploiter l'intérêt—suspendu—sur le sang de mon sang, la chair de ma chair?...

«Restons donc un instant,—un seul instant encore!—sur cette terre douloureuse,—et, pendant qu'éperdu de sanglots, cet homme—qui ne pleurait jamais autrefois!...—appelle vainement la compagne qui ne doit plus revenir,—voyez le ballon horizontal traîner encore par ce bois de Frankenfeld qu'entoure notre rivière de tout à l'heure...

«Brisant, écrasant, coupant au rez de terre les chênes monstrueux, la nacelle court encore, traçant dans ce bois sauvage, inextricable, sur une longueur de quelque trente mètres, une roule large et nette—«semblable à ces avenues qui aboutissent aux Rendez-vous de chasse.»

«Mais les cordages échevelés, le filet bientôt, s'accrochent, s'engagent, s'enchevêtrent, par cette obstinée succession de résistances...

«Le ballon lui-même, mordu au ventre, sent s'exhaler sa fureur avec sa force.—Il s'indigne et lutte encore, se boursoufle, se soulève,—et trois fois, dans trois derniers bonds, il tente de se frayer un dernier essor—jusque par le filet éventré...

«Mais, vaincu enfin, il retombe épuisé,—et il couvre la forêt de son immensité en lambeaux—«comme de ses «ailes un énorme oiseau, abattu d'un coup de feu.»

«Sous la lourde nacelle, on trouve étouffée, broyée, on rappelle à la vie la pauvre victime,—dont le premier soupir appelle mon nom...

«Que vous dirai-je de plus?

«La cabane de bûcheron, où je la retrouve enfin meurtrie, méconnaissable,—et où on apporte bientôt sur la paille, à côté de nous, le pauvre Saint-Félix, le bras droit cassé,—sanglant, effroyable, décortiqué—littéralement—par tout son triste corps dès la plante des cheveux...

«Puis la douloureuse translation à Rethem, où docteur et paysans nous pillent à l'envi, malgré la vigoureuse protection du brave Thirion, qui, seul des valides, ne nous abandonne pas, et qui, là encore, est obligé de mettre le pistolet au poing contre tout un village, qui veut, au départ, dételer les chevaux de nos charrettes.

«Puis Hanovre, où nous n'avons plus qu'à remercier depuis la reine et le roi, qui, chaque matin et chaque soir, nous envoient des profusions de fleurs et de fruits,—et notre visiteur assidu, l'aide de camp comte de Vedel, qui veut absolument monter avec moi à la première ascension du Géant,—et le secourable et si regrettable ambassadeur de France, le marquis de Ferrière Le Vayer, et l'ambassadrice,—la charité chrétienne—(hélas! une veuve désolée aujourd'hui!)—et l'habile et désintéressé docteur Muller, avec ses aides,—et notre grand professeur Richard, accouru au premier appel,—et le chancelier Fourcade, et notre compatriote Marais,—et mon confrère Lulves,—jusqu'à la modeste femme de chambre, empressée, intelligente, si providentiellement mise à la disposition de madame Nadar, à notre arrivée, par madame de Ferrière le Vayer.

«Quoi encore?—L'enfant arrivant sur dépêche, au milieu de la nuit, courant plus vite que tous et appelant dans l'ombre, derrière la porte qu'il cherche:—Maman, maman!...—Et les cris de sa peine devant ces visages décomposés, méconnaissables, qu'il a failli ne plus revoir jamais!...

«Et ces lettres si affectueuses des plus aimés et des plus aimants,—Sand, Barbès, Louis Blanc, Hanquet, etc.,—comment les nommer tous?

«Et le retour à Paris, où le docteur Richard et mon très-cher maître Pelletan me découvrent décidément une fracture simple du péroné droit, dont l'état premier des jambes, enflées et noires comme celle des noyés, avait dû retarder l'insignifiante constatation.—Une misère! La bretelle du fusil rompue!

«—Ce dont le Godard,—s'excusant peut-être...—s'obstinait à me dissuader avec une puissance de dénégation extraordinaire, l'os péroné n'étant pour lui qu'une chimère, un rêve:—M'sieu Nadar, gn'y a pas d'os c't'endroit-là, c'est z un nerf!!!...

—«Et les innombrables visites des bons amis, anciens et nouveaux,—dont une que je veux dire, seule: celle de Ferdinand de Lesseps, qui vient tendre la main à celui qu'il ne connaissait pas hier....—Ah! moi aussi, je le percerai mon Isthme!...

«Et sur le bras de ce bon Delair, une sœur de charité avec des moustaches,—mon départ, clopin-clopant, pour Londres, où je vais disposer l'exhibition du Géant disloqué—(les Invalides sitôt, au lieu de nouvelles campagnes!...).—Et là, cette fraternelle hospitalité de la presse, et cette touchante sympathie de tous dans ce grand pays où est respecté celui qui Veut faire!

«Et que de choses après cela!—Le retour sur Paris sous une grêle de tuiles,—et l'insulte sur les murailles,—«Le Feu dans la maison, à la fois, «et les punaises, c'est trop!»—me disait un qui compatissait;—et les brochures,—et les lettres héroïques que fait écrire aux journaux le Godard qui ne peut mieux, dans lesquelles il a tout sauvé et où nous faisons, en deux endroits, nos soixante petites lieues à l'heure,—et l'homme de Seine-et-Oise déclarant publiquement, en wagon, que «—je n'avais emmené ma femme, au su de tous, que pour m'en débarrasser!...»—Et ce bon Moigno, qui n'oublie rien, lâchant sur moi un de ses sous-diacres.—Et mon journal l'Aéronaute atteignant le chiffre glorieux de 42,—je dis quarante-deux abonnés,—pendez-vous,

PETIT & GRAND JOURNAL!

Il les a encore!—Et, faut-il tout dire? ce chapitre encore qui s'appelle: Mei prigioni,—et jusqu'à ce brave S.... me déshéritant,—ce qui n'est rien,—mais ne venant même pas prendre de mes nouvelles, ce qui est presque quelque chose...

«Etc., etc., etc.

«Mais, en regard de tout cela,—une phrase dans le Constitutionnel, une simple phrase, qui fait sauter, à elle seule, et vide du coup tout l'autre plateau de la balance,—phrase écrite et pensée par un homme qui sait, lui, ce que je veux, qui sait ce que je vaux.

«La catastrophe du GÉANT est, à la lettre, un malheur public.....

Signé: BABINET, de l'Institut.

«Mais encore je parviens à la créer, cette Société,—qui n'est ni financière ni civile, bien entendu! et qui s'appelle tout simplement la Société d'Encouragement pour la Navigation Aérienne par le moyen d'appareils PLUS LOURDS que l'air!—Et, à sa tête, s'inscrivent ces noms glorieux: Babinet, Barral, Taylor, etc.,—et la petite phalange se constitue, et elle serre ses rangs, et elle étudie, et elle commente, et elle discute,—et elle s'apprête!...—c'est d'elle que naîtra la grande chose!...—Chaque vendredi soir les voit accourir là, près de moi;—et il me semble que c'est ma fête, ces vendredis soir-là!...

«Et sur toute la ligne, la bataille est engagée!—Les brochures pleuvent: de tous côtés, en tous pays, l'opinion publique s'agite, les savants s'éveillent, l'Institut lui-même va tout à l'heure se frotter les yeux...

«Je vous dis que l'Agitation est créée!

«Mais quoi, enfin, après cela?—Des procès aussi,—que je perds devant le tribunal de commerce (il fallait un aéronaute, ce fut un bandagiste qui l'obtint!)—et que je gagne enfin en police correctionnelle.

«C'était trop sûr, dix fois! Je ne m'aviserais jamais plus de plaider ayant tort que je ne me battrais sans être offensé.

«Mais, quant à ce procès, qui décerne jusqu'à plus ample informé six mois de prison à mes constructeurs du Géant, je vous laisserais deviner—en cent, en mille,—ô mes amis! le point de départ de ce détournement de taffetas, détournement impudent jusqu'à l'absurde, monstrueux jusqu'à l'idiot,—que mon innocence éternelle ne soupçonnerait même pourtant pas encore à l'heure qu'il est, sans avis reçu.—L'intelligent constructeur aéronaute,—patronné, garanti et contrôlé par M. Victor Meunier,—avait naïvement cru défier à l'avance toute vérification: «—Comment voulez-vous, m'sieu Nadar, me disait-il à propos d'un autre procès du même genre pour un ballon de la campagne d'Italie,—comment voulez-vous qu'on sache ce qu'il est entré de soie dans un ballon une fois fini,—PUISQUE LE BALLON EST ROND?...»

«Ce procès, au surplus, le voici:—et c'est bien simple!

«On dîne à Monte-Cristo.

«Alexandre Dumas—cet éternel Mangé!—a cette fois, comme toujours, des invités nombreux.

«—Eh bien! Pierre, dit-il au domestique, voici bien les coupes pour le vin de Champagne, mais où est le vin?

«—Monsieur Dumas, il n'y en a plus à la cave!

«—Alors va en chercher au restaurant du Pavillon de Henri IV.

«Le domestique dit tout bas quelques mots à l'oreille du maître...—Crédit... note... au comptant!...

«—Le Pavillon de Henri IV est un sot! Porte-lui ces trente francs et rapporte trois bouteilles.

«Quelques jours après, même scène.—Quatre bouteilles, quarante francs!

«Et puis,—vingt francs, deux bouteilles!

«Et encore, et toujours,—jusqu'à ce qu'arrive l'homme qui vient à domicile proposer ses vins: on ne l'attend jamais longtemps, celui-là!

«—C'est bien! dit Dumas. Je vous prends douze paniers de Champagne.

«Quand le vin est en cave, vendu, livré,—le marchand remonte, agréable:

«—Mais monsieur Dumas aurait bien pu encore attendre un peu: sa provision n'était pas épuisée...

«—Comment?

«—Dame! j'ai bien compté encore en bas quelque chose comme cent cinquante ou deux cents bouteilles!

«—Ah! le gredin! C'était mon propre vin qu'il me vendait!—Pierre! Pierre!!! tu es un voleur, un coquin! Je te chasse!

«Pierre prend la porte.—Dumas le rappelle:

«—Viens ici!—Je t'ai chassé comme voleur, mais je te garde comme bon domestique; tu sais bien, animal! que je ne peux pas me passer de toi!

«—Mais au moins, malheureux!—quand tu me vendras mon vin,—fais-moi crédit...»

«Voilà l'histoire—photographiée!

«Sauf que mon domestique ne vaut rien et que je ne le garde pas.

«Et le bilan promis,—que j'allais oublier!

«Donc:—

Frais directs et indirects pour l'ensemble, d'août 1863 à octobre 1864 200.000 fr.
(4,944 fr. seulement, en huit jours de Hanovre pour moi...—et ma compagnie, bien entendu!...)  
Recettes:—1re ascension 36.000 fr.  
—2e ascension (Meaux avait porté!...) 24.000  
Exhibition au Crystal-Palace-Sydenham en novembre 63,—tout juste le pire mois de l'année Londonienne 19.000  
  ————  
Total 79.000 79.000
  ————
Différence en moins 121.000 fr.

«Ajoutez à cela la décadence, momentanée il est vrai, mais trop prolongée alors, de l'établissement photographique qui donne aux miens leur pain quotidien,—et vous comprendrez que l'idée ait pu venir à quelques-uns autour de moi de faire appel à une souscription publique universelle pour panser ces plaies et accomplir par tous ce que je n'avais pu faire à moi seul:—à savoir, la constitution du premier capital nécessaire à la création de l'association rêvée et aux essais des futurs appareils plus lourds que l'air.

«Villemessant, qui, avec ses exécrables défauts, a cette vertu première qui les fait pardonner tous, la bonté,—Villemessant accourt le premier auprès de mon lit, avec un long factum sentimental et pathétique élucubré par lui...

«Je sautai sur son manuscrit, comme la Pauvreté sur le Monde!—Nadar doublé de Villemessant, dans cette immense question qui touchait à tous les plus sérieux problèmes scientifiques et sociaux!—Il ne manquait plus que cela!

«Et avoir l'air de tendre la main aux passants!—Mangin! avait dit un Victor Meunier anonyme. Après Mangin, Bélisaire encore!—Le casque toujours!

«Heureusement,—averti,—j'empêchai!

«Qu'eussent donc fait de moi tous les lâches coquins et marauds ténébreux après mes chausses, si, non prévenu, je n'avais pu mettre obstacle?...

«Quelques jours après, une lettre encore,—de Guernesey celle-là, et signée—Victor Hugo!

«Le Maître me disait à peu près:

«Tous, nous croyons plus ou moins à la future Navigation aérienne; il n'est donc pas juste qu'un seul engage, pour cette Foi de tous, le pain de son enfant et sa vie, et je ne vous reconnais pas même ce droit que vous vous arrogez de payer pour nous autres.—Il faut qu'une souscription universelle, vraiment démocratique, mette enfin l'homme aux prises avec cette grande question, afin qu'elle soit vidée, ou qu'on sache au moins une bonne fois si elle peut l'être. Tous ceux qui croient avec vous ou à côté de vous doivent souscrire, selon qu'ils croient: celui qui croit pour un décime donnera le décime, celui qui croit pour le franc donnera le franc; celui qui croira plus encore, donnera plus. Inscrivez-moi pour cinq cents francs...»

«Et je répondais en toute hâte:

«—Au nom du ciel! mon très-cher et honoré Maître, ne faites rien de ceci!—À cette heure qu'il est, je suis à peu près ruiné en l'air et à peu près ruiné sur la terre: vous me déshonoreriez donc;—car tous les Victor Meunier de la Nature m'accuseraient de faire chanter l'humanité entière à mon bénéfice! «—On allait à Meaux!...» diraient-ils, pour le coup!—Attendez, de grâce! Je ne suis pas mort encore, et, d'enfance, je suis fait aux luttes. Dans quelques mois, vous me verrez revenir à toute bride et bien dispos pour la guerre. Laissez-moi au moins cet espoir et cette consolation de gagner seulement la première bataille,—je ne l'aurai pas volé!—et c'est moi alors qui viendrai à vous, pour vous dire: Marchons ensemble!»

«J'ai fait comme j'avais dit, et,—après tant d'épreuves, tant de peines et tant de douleurs,—je reviens, pansé de toutes mes plaies!—Me voici, vivace plus que jamais, alerte, décidé,—acharné jusqu'à la Victoire!

«Nous allons donc nous envoler, au moins cette fois encore, ô mon bon et cher Albéric!...—et à l'heure peut-être où les lecteurs de ces Mémoires liront ces dernières lignes, sous la lampe bien claire, au sein du doux et chaud foyer de la famille,—celui qui les écrit en ce moment cherchera à deviner, par les ténèbres et le froid de ces nuits noires de la fin de septembre,—nuits tardives, malheureusement, et, pis encore! sans lune,—si les vents d'équinoxe le portent sur les gorges du Caucase, le Danube autrichien, ou bien vers l'Adriatique...

«Je crois que c'est la première fois que l'auteur d'un livre aura souhaité de si haut le bonsoir à ses lecteurs,—mais je sais bien que jamais adieu ne leur aura été envoyé avec plus de cordialité et de gratitude pour la si longue patience qu'ils ont mise à m'entendre.

«Tonissime,

«NADAR.»

FIN DES MÉMOIRES DU GÉANT.

Les honnêtes gens, parmi ceux qui viennent de lire ce livre, ont éprouvé sans doute la surprise que j'éprouvai moi-même au moment où je m'aperçus que mon entreprise avait décidément fait naître dans certains coins la plus venimeuse irritation contre moi.

Je ne fus même pas sans quelques appréhensions des plus graves, après la descente à Meaux, alors qu'il s'agissait de préparer ma revanche. Les avis et conseils pleuvaient auprès de moi: amis anciens, amis nouveaux semblaient apprécier une nécessité certaine de serrer les rangs pour protéger l'ascension prochaine.

Un bon garçon que je n'avais pas oublié m'écrivait:

«.....Quoique nous ne nous soyons pas vus depuis bien des années, je suis toujours ton ami, et, dans le milieu où je suis forcé de vivre, j'entends bien des choses que tu ne peux savoir.—Donc défie-toi et sois mieux gardé dimanche prochain que tu ne l'étais la fois dernière; je sais des gens qui, sans en avoir l'air, seraient capables de tout pour faire crever ton ballon par un mouvement spontané de la crapule...» (Textuel.)

On se rappelle cet autre qui me disait au Champ de Mars, le matin même de cette seconde ascension:

«—Tu as beau te refuser à le croire: il y a ici des gens qui se déclareront volés tant que tu ne te seras pas cassé les reins devant eux!»

Tous ces avis étaient trop nombreux, trop affirmatifs, et me venaient d'hommes trop sûrs pour qu'il fût permis de n'en pas tenir compte, et je n'avais pas hésité devant la dépense d'un double service de police. Je fis bien. Quels que fussent l'étonnement, le dégoût, l'horreur, l'espèce de stupeur que me causèrent ces avertissements, j'en ai pu apprécier depuis la sincérité.

Un ou deux articles de journaux m'avaient d'ailleurs permis, dans une autre couche sociale, de tâter le pouls à la fraction des hostiles.

J'ai rejeté à sa place ici, à la fin, presque hors de ce livre, ma réponse à la plus inattendue et à la plus incroyable de ces attaques.—Cette réponse, je suis forcé de l'adresser aux lecteurs ordinaires des feuilletons scientifiques publiés par M. Victor Meunier dans l'Opinion Nationale.

Bien que ce livre ait déjà excédé les limites ordinaires en librairie, il ne m'était réellement pas possible d'accepter par mon silence des offenses indignes, directes et indirectes, dont la violence d'âcreté jaillit même à travers la cauteleuse perfidie de leur enveloppe.

J'espère prouver ainsi aisément, si ce n'est déjà fait par l'ensemble de ce livre, que je ne suis pas l'homme sans délicatesse, sans respect de lui-même, sans loyauté, sans honneur, menteur et impudent, que M. Victor Meunier m'a accusé d'être, et je vais me débarrasser le plus vite possible de ce critique ultra-scientifique.

Indépendamment de l'infaillible procédé Pingebat que j'ai dit plus haut, en n'oubliant pas, dans les moyens de parvenir, la nécessité de la cravate blanche et les avantages de la contemplation dévote et soutenue envers son propre nombril,—il est un autre excellent système, d'ailleurs complémentaire, à recommander à tout jeune écrivain qui a sa place à se faire.

Ce système est de commencer par se choisir, si notre écrivain se destine à la critique, une bonne Tête de Turc,—j'entends une Bête noire, à tort ou à raison, devant l'opinion publique, soit qu'il s'agisse simplement d'un homme ridicule, soit qu'il s'agisse d'un homme taré.

Il n'est pas du tout mauvais que ladite Tête de Turc soit triée dans les eaux gouvernementales, où généralement notre éternelle Fronde française n'a que l'embarras du choix.

Il y aurait une curieuse histoire de toutes les Têtes de Turc qui se sont succédé sous la pugilation publique depuis ces vingt dernières années seulement. Je n'aurai garde de tenter cette histoire, et je me préserve même de l'énumération martyrologique, n'ayant pas loisir ni volonté de me créer d'autres méchantes affaires. J'ai mon content de ce côté.—Je ne frapperai donc pas une fois de plus sur ces boucs émissaires, choisis pour payer pour tous, et quelquefois plus cher qu'ils ne doivent,—bien convaincu que là, comme partout, l'opinion publique a dû plus d'une fois taper à côté du vrai, et me consolant d'ailleurs des innocents immolés, par cette considération que le massacre ne les empêche guère, en somme, d'émarger leurs gras traitements.

Pour revenir à nos principes de tout à l'heure, le choix de sa Tête de Turc une fois fait, le débutant littéraire ou scientifique n'a plus qu'à prendre mesure et élan, et à commencer un roulement de ses meilleurs coups de poing sur la tête choisie.

En ces temps déjà anciens auxquels je remonte, c'était,—à tort ou à raison, je le répète encore,—le pisciculteur M. Coste qui se trouvait être la Bête noire en question. Je ne me permettrai assurément pas de dire que rien ne lui manquait pour tenir au complet cedit emploi de Bête noire; mais je trouve tout au moins qu'il remplissait les deux premières conditions:—il essayait une chose à peu près nouvelle,—il tenait au gouvernement.

M. Victor Meunier débuta par un coup de maître en tombant juste sur cette Tête de Turc:—abîmer M. Coste, c'était, dans ces temps-là, faire acte éclatant d'indépendance, de libéralisme avancé, de désintéressement. Tomber M. Coste, c'était proclamer les immortels principes de 89!

J'y fus si bien mordu, moi jeune homme avec tous les autres, que ne sachant comment manifester ma fervente sympathie à cet homme d'avant-garde, je lui écrivis quelque temps après pour lui offrir la seule couronne de lauriers que j'eusse sous ma main: une place dans cette grande pancarte caricaturale des écrivains contemporains qui s'appela le Panthéon Nadar.

L'homme d'avant-garde accourut à toutes jambes, mais il eut le temps de se remettre en grimpant mes nombreux étages, et il se présenta devant moi froid, digne, noble, sentencieux, imposant, solennel.—Il m'était donc enfin donné de le contempler, cet homme supérieur et pur!—Il s'avançait comme sur son nuage avec une majestueuse lenteur. Jamais haute cuistrerie ne se drapa devant un profane dans une attitude plus imposante: c'était comme une évocation de Saint-Just, moins la beauté, croisé de Franklin et même un peu mâtiné de Carnot et d'une façon de Hoche plumitif.—J'adore les républicains qui sont républicains parce qu'ils aiment et qu'ils admirent; il est vrai que—j'en sais d'autres qui ne sont républicains que parce qu'ils haïssent et envient; mais il ne s'agit pas de politique, et, transporté d'admiration devant ce type rêvé, je lui décernai du coup le brin d'immortalité grotesque et un peu grossière dont je disposais en campant incontinent, ce cynocéphale dans le défilé de mes deux cent cinquante fantoches, sous le no..., faute de mieux.

«—Si, au lieu de vous laisser aller à votre bête de camaraderie, et de couvrir votre deux fois trop grande feuille de deux cents infirmes inconnus,—me disait quelques mois après un éditeur peu poli, mais plein de bon sens,—vous m'aviez lithographié là, comme Benjamin dans son Chemin de fer de la Postérité, cinquante bonshommes pour de vrai, vous auriez gagné le double des quelques vingt mille francs que vous avez perdus à faire de la notoriété inutile à un tas de médiocres et de nuls—dont le dernier vous gardera rancune éternelle de ne pas se voir défiler avant George Sand!»

Je ne regrettai rien pourtant, et quant à M. Victor Meunier,—mon homme d'avant-garde!—en particulier, tout au contraire je m'applaudissais. En souffrant par lui, il me semblait doux de souffrir—et de payer—pour la Bonne Cause!

À quelque temps de là, des réclames de journaux m'annoncèrent que mon homme d'avant-garde venait de fonder un journal scientifique.—Toujours lui sur la brèche!—Quelle nouvelle pour la jeune France libérale, quels horizons pour la science de l'avenir!

Je courus discrètement apporter mon obole au travailleur honnête et désintéressé, et prendre un abonnement à son Évangile mensuel.

Je n'avais jamais revu M. Victor Meunier depuis notre séance caricaturale, mais mon âme était toujours avec lui!

Aussi, lorsque j'avais créé l'Aéronaute,—organe futur de notre future société de la Navigation aérienne au moyen d'appareils plus lourds que l'air,—j'aurais cru faillir à tous mes devoirs en oubliant le nom de M. Victor Meunier parmi ceux des quelques hommes de courageuse initiative qui n'hésitaient pas à se mettre en avant pour proclamer et défendre une vérité de demain.—C'était encore un acte de foi, de sympathie et d'hommage vis-à-vis de ce grand caractère.

Il manquait quelque chose encore à ma colonne de bons points dans la balance de mon compte avec M. Victor Meunier; mais il était dit qu'il n'y manquerait rien.

Un soir,—c'était quelques jours avant ma seconde ascension,—j'avais chez moi trois amis, MM. D..., de C.. et P... Je suis autorisé à dire les trois noms à M. Victor Meunier s'il vient, par hasard, me les demander.

On causait de choses et d'autres. Un de ces messieurs,—celui-là surtout n'attend qu'un signe de M. V. Meunier pour se nommer,—vint à accuser M. V. Meunier d'un acte que je veux croire peu habituel dans la profession d'écrivain scientifique.

Quoiqu'en ce moment absorbé par d'autres pensées en dehors de la conversation commune, j'entendis,—et je me dressai comme un ressort de toute l'énergie que je possède quand j'ai à défendre un ami absent:

—Comment oses-tu parler ainsi? lui dis-je. Le sais-tu par toi-même? L'as-tu vu? Et si tu l'as vu, es-tu dix fois sûr et certain que les yeux n'ont pu se tromper?...—Je ne sais, en vérité, rien au monde de plus coupable, de plus mauvais, de plus odieux, que ramasser une vilaine accusation, bavée au hasard par quelque bas coquin, et répétée indifféremment par le premier venu et le dernier après, contre un homme honorable qui est à cent lieues à ce moment de soupçonner qu'il soit même question de lui! Quelle loyauté, quelle pureté peuvent échapper à ces attaques-là? Et des honnêtes gens comme nous doivent-ils se prêter à servir ainsi de mur à la balle des sycophantes?

J'étais indigné et vraiment fort en colère contre mon ami.—Je dirai plus tard comment il me répondit.

Le lendemain,—le lendemain juste de ce beau plaidoyer,—je tombais à la renverse en recevant une lettre signée Victor Meunier, et adressée au directeur du journal l'Aéronaute.

M. Victor Meunier ne connaissant d'ailleurs, disait-il, M. Moigno que pour l'avoir combattu dans la presse, appréciait que mon sanglant article attaquait ledit sieur Moigno dans l'exercice de ses fonctions scientifiques,—fonctions que j'ai moi-même L'HONNEUR de remplir,—disait, toujours solennel, mon homme d'avant-garde.

Et,—toujours ferré sur les principes!—

«—Trouvant que cet article est la négation absolue du droit de discussion, droit que J'ESTIME SACRÉ, continuait-il (—les principes!—), je ne puis permettre que mon nom figure sur la liste de vos collaborateurs, où vous l'avez inscrit sans mon aveu et à mon insu.

«Veuillez donc, monsieur, avoir l'obligeance de l'en faire disparaître et d'insérer cette lettre dans votre prochain numéro.

«Agréez, etc.»

J'envoyai retirer bien vite à l'imprimerie le nom de M. V. Meunier de l'honorable compagnie de notre rédaction, puisqu'il s'y trouvait mal.

Mais, le nom ôté, je crus avoir assez fait en fournissant l'occasion d'un rapprochement entre MM. Meunier et Moigno: il avait été écrit que je serais le lien d'union entre ces deux âmes!—et décidé à ne plus fournir à M. V. Meunier, devant mon public, l'occasion de se gargariser avec—ses principes!—j'eus la petite malice de me refuser à la réclame de la lettre à publier.

J'avais déjà donné à M. Meunier.

Ce n'était pas tout encore.

On m'apportait presque aussitôt un long article dans lequel,—sans nécessité d'aucune sorte, sans provocation, on l'a trop vu,—mais, au contraire, contre toute justice, contre toute vérité, je n'ai pas besoin d'ajouter contre les plus élémentaires convenances, M. Meunier vomissait contre moi douze colonnes,—tout ce dont il pouvait disposer,—d'injures les plus graves, d'imputations mensongères, de calomnieuses insinuations.

Le premier châtiment de cet inqualifiable article doit être la publicité que je vais lui donner.

Le lecteur va jauger ici la profondeur de certaines haines spontanées qui m'assaillirent, et il appréciera devant l'insolence, l'acidité, la perfidie, l'insistance de ces insultes publiées, si je me laisse trop aller à ma légitime indignation. Même en ce cas, il me semble que je serais peut-être excusable d'oublier un instant ce que, dans une conversation avec moi, quelques jours avant sa mort, reconnaissait mon cher et à jamais regretté Maître, Charles Philipon:

—Cette vérité que proclamait mon vieil ami, c'est que, pendant quelque vingt-cinq ans que j'ai travaillé, soit avec ma plume, soit avec mon crayon, dans les petits journaux,—terrain si glissant pour tant d'autres!—jamais, un seul jour, il ne m'arriva de manquer au respect de moi-même dans la personne des autres,—jamais je n'attaquai personne sur le terrain qui doit rester réservé,—jamais, au grand jamais, je ne m'oubliai à faire passer mon public par la vie privée de nos plus détestés adversaires.

Le feuilleton scientifique de M. Victor Meunier (Opinion nationale du 11 octobre 1863), reproduit par lui déjà deux ou trois fois dans les recueils particuliers qu'il exploite et auquel ce livre va répondre, commence par le récit emprunté aux journaux anglais d'une ascension de MM. Glaisher et Coxwell.

Les deux aéronautes ont dépassé, affirme-t-il tout d'abord, l'altitude de 9 kilomètres,—c'est-à-dire sont parvenus beaucoup plus haut que MM. Gay-Lussac, Barral et Bixio.

Il raconte encore que pendant que M. Glaisher était sur son banc, ne voyant plus, incapable de mouvement, et même de l'usage de la parole, la tête tombant tantôt sur l'épaule gauche, tantôt sur la droite, puis en arrière;—M. Coxwell, privé de l'usage de ses mains gelées et devenues presque noires, saisit et fit jouer avec ses dents la corde de la soupape.

M. Meunier a raison de n'avoir pas trop d'éloges pour les deux aéronautes anglais qui courent ces nobles dangers dans un intérêt scientifique.

Mais ces trois colonnes enthousiastes, ces éloges emphatiques, ce récit héroïque accepté et affirmé sur la foi du premier traducteur venu, visent à autre chose. En glorifiant les deux aéronautes anglais—dont il se moque peut-être bien un peu en bon Français qu'il est,—M. Meunier prépare le bâton pour assommer son compatriote.—Le trait de la fin annonce qu'il s'agit ici du procédé par écrasement:—

«—Ces gens-là, dit-il, ont le RESPECT D'EUX-MÊMES, celui de leur cause et celui du public.»

Et ceci dit, M. Meunier commence:

«Quant à l'ascension qui a eu lieu dimanche dernier au Champ de Mars, comme elle ne se distingue en rien d'essentiel des spectacles analogues donnés à la même place, et comme elle n'a aucun caractère scientifique, nous n'aurions rien à en dire si on ne nous avait annoncé que le produit de cette ascension et de celles qui suivront sera consacré à l'étude et à la réalisation d'un nouveau système de locomotion aérienne.

«Par ce côté, l'expérience nous touche (SI ce NOBLE mot: expérience, est ici à sa place...).»

Je laisse M. Meunier dire tant qu'il lui plaît que le premier gonflement et le premier départ du plus gigantesque aérostat à gaz qu'on ait jusque-là tenté d'enlever n'ont rien d'intéressant; mais il me retrouve quand il reproche avec acrimonie au Géant, dont les produits sont destinés à un but scientifique, d'avoir été annoncé avec un fracas mensonger et dolosif. «—Une profanation! dit-il en se signant. Une pareille entreprise n'avait besoin que d'être annoncée avec l'autorité du savoir et du CARACTÈRE...»

Puis, s'apercevant un peu tard qu'il va un peu plus loin qu'il ne faut pour la conservation de ses oreilles, il entr'ouvre bien vite derrière lui la porte prudente par laquelle on se dérobe:

«Sans prétendre,—se dépêche-t-il de dire un peu trop lard,—qu'on se soit écarté en rien de sérieux des règles susdites...»

Mais le fiel qui le déborde lui fait presque aussitôt oublier cette précaution d'un instant, et vous allez le voir revenir immédiatement à l'injure et à la calomnie.

Or, les journaux et les affiches avaient publié les mesures du Géant absolument telles que je les avais reçues,—sans contrôle, sans examen même,—de ses constructeurs et répétées en toute sincérité. Et ce n'est certainement pas M. Meunier qui pourra jamais faire douter de ma parole.—Le récent procès intenté par moi en police correctionnelle a témoigné que j'étais si peu au courant de ces fournitures que, sur première demande de mon constructeur,—malgré les limites très-rigoureuses d'un devis bien étudié, sur lequel, dans mon horreur trop connue des chiffres, j'avais à peine jeté les yeux,—je faisais remettre aux mains de ce constructeur un supplément de HUIT CENTS MÈTRES,—près de 6,000 francs de soie, dont je n'avais pas même l'idée de soupçonner un autre emploi. Tous ceux qui m'entourent, depuis le collége, sont trop au courant de l'extraordinaire, invincible rétivité de mon esprit devant tout ce qui est nombre, pour que je songe même à me défendre devant eux contre l'accusation d'avoir groupé des chiffres lorsque, pour plaisanter mon inaptitude native et proverbiale aux plus puériles opérations du calcul, mes amis me promettent depuis si longtemps de me faire cadeau d'une montre à une seule aiguille, puisque la plus grande me trouble pour voir l'heure... Dans ces conditions-là, et sur un terrain où je suis si peu chez moi, on conviendra qu'il est surtout dur d'être accusé de supercherie. C'est comme si M. Meunier m'accusait de tricher au jeu, moi qui n'ai jamais de ma vie pu comprendre le jeu de piquet ni tout autre.—Il parait, d'après M. Meunier, que j'ai indiqué,—tel qu'on me l'avait dit,—l'emploi d'un total de soie que ne saurait comporter la dimension réelle du Géant.

Mais, puisque M. Meunier s'est si vite aperçu de la différence, j'aurais réellement été plus bête que je ne suis, à vouloir tromper sciemment, lorsque la fraude était si facile à démasquer; ceci soit dit pour la question morale qui me touche d'abord. Quant à la question matérielle, le point important me semble tout entier dans la capacité réelle, c'est-à-dire dans la force ascensionnelle du Géant.—Or, le Géant jauge-t-il,—oui ou non,—les six mille mètres cubes annoncés par lui? Là est toute la question, et M. Meunier n'a qu'à voir les livres de la Compagnie du gaz qui a fourni nos deux ascensions.

Pour une simple, unique,—je ne dirai pas même inexactitude, mais contradiction—(et faut-il voir encore dans sa défense loyale les habitudes, les précédents de l'accusé, et comment il s'en tire, et le temps qu'il met, quand il a à compter de près la monnaie d'une pièce de cinq francs...)—Quelle abominable méchanceté a donc pu suggérer à cette âme toutes ces odieuses et outrageantes accusations!...

Quant à la publicité, j'avais dit, redit et crié sur tous les tons qu'il ne s'agissait là que d'un spectacle,—et ce ne pouvait être autre chose, aux premiers essais surtout d'un engin créé dans des proportions nouvelles aussi considérables. Quels motifs poussent donc si vivement M. Meunier à demander à ce spectacle autre chose que le spectacle, la seule chose promise? Et puisqu'il ne s'agit que d'un spectacle, quelle réserve morale, quels scrupules de nouvelle fabrique auraient pu empocher ici la publicité préalable, nécessaire, indispensable, essentielle de tout spectacle? tant que bien entendu les promesses de cette publicité seraient respectées.—Or, j'affirme que jamais, malgré mille difficultés que la moindre réflexion peut apprécier, jamais promesses en ce genre, plus loyalement mesurées, n'ont été plus loyalement tenues.

Quelle délicatesse si exquise, quelles pudeurs de rosière a donc cette sensitive, cette hermine du feuilleton scientifique, qui a nom Victor Meunier, pour pousser, devant le fait si simple d'un spectacle annoncé, ces cris de vierge qu'on viole?—Mais si le spectacle du Géant a mérité un reproche, c'est précisément le reproche contraire à celui de ce savant si vertueux au repos. C'est un Barnum qui a manqué là, malheureusement!—Quand mon lecteur a su les recettes et les dépenses du Géant, il a peut-être regretté avec moi l'absence d'un homme spécial qui eût su tirer réellement parti de cette grande et belle combinaison. Que notre vase de pureté, M. Meunier, vienne donc demander aux inventeurs de notre Association du Plus lourd que l'air, aujourd'hui constituée, et qui attendent, l'arme au pied, l'excédant de leurs recettes sur mes dépenses,—s'ils trouvent que la publicité du Géant a été exagérée?...

Mais ne laissons pas échapper l'homme vertueux et moral que nous avons eu le malheur d'effaroucher si fort; car il n'a pas fini.

Il reproche aux affiches d'avoir SIMULÉ sur la nacelle, comme dans les défilés du Cirque, un plus grand nombre de voyageurs qu'elle n'en devait porter, pour LAISSER croire au public, etc.—Or, j'ai eu la curiosité de compter les bonhommes de l'affiche; le hasard veut qu'il y en ait juste TREIZE, nombre exact des passagers de notre première ascension. Il y en eût eu même quatorze que je ne me considérerais pas encore tout à fait pour cela comme un fripon.—J'ajoute encore qu'en captivité, avant la seconde ascension, le Géant enlevait à plusieurs reprises, devant la foule réunie au Champ de Mars, trente-cinq artilleurs...

Il nous accuse d'avoir FAIT CROIRE que nous allions aux Antipodes, quand on ALLAIT à deux pas.

(—Ah! si j'aimais les procès, quels jolis cas de calomnie, bien précisée, bien caractérisée, avec la plus pure et trop évidente intention de nuire!...)

La descente, trop involontaire, de Meaux, expliquée aujourd'hui, et notre chute en Hanovre, après avoir accompli la plus grande trajectoire aérostatique connue, témoignent contre ces vilaines accusations de duplicité et de supercherie que M. Meunier corrobore avec nos enveloppes de lettres en plusieurs langues, parmi lesquelles il affirme avoir vu—la Chinoise!

Il prétend qu'avec un spectacle vulgaire en tout point, on a jeté de la poudre aux yeux des niais... que le MENSONGE(—!...) ne sert que des intérêts individuels.....

Il reproche aigrement de n'avoir pas rapporté de notre première ascension,—quatre heures de nuit noire!—un RAPPORT scientifique, et demande une relation,—mais avec l'insolente condition que cette relation sera exacte!...

En passant, et éperdu de male-rage jusqu'à mordre sur les mots les plus intelligibles, il affirme doctoralement qu'en physique une pression intérieure de 6,000 mètres de gaz sur l'enveloppe de soie n'a pas de sens.

Il stigmatise la spéculation des passagers à 1,000 fr.,—bien que, je le répète, sauf deux voyageurs sur les vingt-trois de nos deux voyages, tous les autres, connus de moi ou inconnus, ont reçu l'hospitalité plus que gratuite.

Il a, de ses yeux, lu dans les chroniques des journaux qu'il y avait, au moment de l'ascension, quarante mille femmes en larmes (—il y en avait peut-être au moins une?...—) et il se moque fort de ces larmes, puisque, dit-il, à moins d'être avec des imprudents et des ivrognes, il n'y a pas l'ombre de danger... mais à la condition que désormais les voyageurs du Géant n'écouteront absolument que MM. Godard, qu'il ne pouvait manquer d'honorer de sa garantie,—hommes qui savent leur métier, affirme-t-il.

Il termine enfin—toujours la petite pièce après la grosse!—en exposant un système qui est sien, n'hésite-t-il pas à dire, pour la direction des ballons: Enveloppe imperméable au gaz,—Ascension et descente sans perte de lest ni de gaz,—Forme allongée, etc., etc. (Voir tous les ballons dirigeables, en espérance, depuis Blanchard, 1783, jusques et y compris Carmien de Luze, 1864.)

«Si on avait cela, finit-il héroïquement,—on irait porter des armes à la Pologne;—avec l'aviation, que lui porterait-on?—des lettres.»

Comme on le voit, rien ne manquait. À ce moment-là, notre chute en Hanovre n'avait pas encore souffleté cet article qui apprenait au public que je l'avais volé, qui lui affirmait que j'étais tombé à Meaux avec préméditation. Tous ces grands mots, toute cette pédagogie déclamatoire et pompeuse: convenances, qualités morales, noblesse, dignité, loyauté, étaient autant d'antinomies écrasantes.

Rien n'était oublié ni épargné, jusqu'aux intentions mêmes, et devant l'odieux de cette diatribe empoisonnée contre ma personne, disparaissait le préjudice qu'elle voulait porter à mon entreprise.

Pour atteindre ou plutôt pour me donner en marche-pied à ceux qui devaient atteindre la plus grande et la plus utile des vérités, j'avais oublié bien plus encore que mes plus personnels, immédiats intérêts: je m'étais lancé, moi, la plus proverbiale incapacité en fait de chiffres, dans une combinaison financière effroyable, et j'y avais engagé le pain des miens, ma vie et mon honneur. Un accident quelconque, quelques gouttes de pluie seulement, et j'allais peut-être tout à l'heure être deux fois ruiné, ruiné en l'air, ruiné derrière moi sur terre; peut-être dans quelques jours allait-on me ramasser broyé,—et devant tant de risques pour toute récompense, après tant de difficultés déjà et de chagrins,—à la veille même de cette seconde tentative, qui devait être autrement meurtrière que l'autre,—je me voyais bafoué, insulté, provoqué avec cette profusion d'insolence et cette violence de haine.

Et, pour comble, lié par les inexorables engagemens de mon départ imminent et forcé, je devais attendre pour tirer vengeance de l'injure. Débiteur à la fois et créancier vis-à-vis de mon honneur et de la plus brûlante des dettes, j'étais forcé de me demander et de me donner du temps.

J'avais eu d'abord en effet la naïveté de croire à une réparation!

Mais je ne devais même pas avoir le bénéfice de cette satisfaction si légitime,—et lorsque vint le moment où il me fut enfin donné d'appeler ma cause:

—Que prétends-tu faire? me fut-il répondu par la voix la plus autorisée en ces matières que je connaisse au monde:—Marcher là où le sol manque? T'exposer au plus ridicule des ridicules, à la dérision qu'encourt le bravache qui donne de son épée dans l'eau?—Tu finirais par être plus que naïf. En effet, tu as raison, à chaque ligne, l'offense; à chaque mot, l'injure; le venin, partout!—. Mais, vois donc comme chacune de ces lignes est mesurée juste par son auteur et juste pesé chaque mot;—ce n'est pas précisément toi qui as menti, mais les journalistes qui ont parlé pour toi;—tu as fait litière de ta respectabilité, de ta dignité, de ta probité, de ton honneur; mais remarque donc avec quelle cauteleuse précaution ton agresseur se dépêche de s'accroupir derrière cette réserve: sans prétendre qu'on se soit écarté en rien de sérieux des règles susdites!...—Ne lis-tu donc pas, jusqu'au fond de ses entrailles, cet homme-là, après cette seule phrase qui vaut trois volumes? Sans avoir complètement oublié tout ce que nous avons vu dans notre expérience de ces choses, toi et moi, sans être complètement fou, peux-tu croire un seul instant que les témoins, triés et choisis avec le soin voulu par ton glorieux adversaire, lui permettront jamais de se battre, au cas où il en feindrait quelque envie?—Et quand nous lui poserons la question, ne l'entends-tu pas d'ici crier, comme anguille de Melun, que notre prétention «—est la négation absolue du droit de discussion, droit qu'il estime sacré?» Comprends donc que tu n'as qu'une chose à faire: passe outre et va à ton affaire, et si ta narine est mal affectée, tourne la tête.—Crois surtout qu'il n'y a pas de vengeur devant l'opinion publique comme l'Acte accompli!

Avait-elle raison, cette parole que j'avais tout exprès appelée sur place de quelque cent lieues?—L'avis de M. Meunier me manque ici.

En l'attendant, je vais vous dire ce que pèse, comme savant, ce Métaphraste de bas de page qui écrasait mon ignorance avec une importance si dédaigneuse.

Nous n'avons pas besoin de poursuivre sur toutes les cases du damier scientifique cet encyclopédiste pondeur d'âneries. Restons avec la seule électricité.

Eh bien! c'est ce même farceur scientifique, beaucoup plus gai qu'il n'en a l'air, qui pondit de tout son sérieux ce mirifique canard électrique—qui, de journaux en journaux, passé comme un petit bonhomme vit encore,—fit au moins une fois le tour du monde.

On venait d'installer le service télégraphique: les paysans avaient ramassé quelques oiseaux qui, effarée entre les deux crépuscules étaient venus s'assommer, la nuit, contre les fils.

Cette explication trop simple n'eût pu contenter un savant aussi complexe, et, du journal où on le payait, pour instruire son prochain, il expliqua aux abonnés ébahis—comme quoi ces pauvres oisillons, imprudemment posés sur les fils, avaient été foudroyés par le fluide télégraphique!...

Notre savant, par trop peu soucieux de l'ABC de la physique, oubliait seulement, pour ne pas mentir, trois petites conditions préalables:—un rien!—

1o Que les fils eussent été dénudés de leur enveloppe isolante;

2o Que la décharge électrique fût assez forte pour tuer d'abord une mouche,—que l'oiseau aurait pu manger avant de choir;

3o Que l'oiseau touchât rigoureusement d'une patte le fil et de l'autre patte la terre,

Etc., etc., etc.

Et voilà l'homme qui me reprochait avec cette superbe de manquer de «—l'autorité du savoir

Et les fameux escargots sympathiques, contrôlés par lui!

Et n'est-ce pas lui encore, ou l'autre, son digne confrère et ami, qui voyait mûrir les raisins sous le regard du Prussien Rayomir?—J'entends encore les éclats de rire de l'inventeur, ce pauvre L. Paillet!

Que vous disais-je des gens qui ne savent pas le métier qu'ils font? et quelles étrivières mérite celui-ci?

Mais que vais-je chercher dans la série sans fin des bévues de ce grotesque sérieux, né pour égayer les corridors de l'Institut, dont il guettera vainement à jamais la porte, entre-bâillée dans ses rêves secrets, et dont la suffisante ignorance faisait le désespoir du grand Arago!—Il n'est académiciens pires que ceux qui crèvent la jaunisse de ne l'être point.

Ne l'entendez-vous pas encore grincer des dents à la pensée que deux honnêtes gens sur vingt-trois ont payé une place qu'ils occupaient dans le Géant, et s'efforcer d'ameuter les passants contre le spéculateur cupide—moi!—qui repousse inexorablement de la nacelle les savants pauvres—exclus par le tarif!...—dit-il avec amertume et tout indigné.

J'ai accueilli, comme on le sait—et comme je le sais trop, quiconque s'est présenté, connu ou inconnu,—quitte à ne pas recommencer, pour causes...—Pourquoi ce savant M. Meunier n'est-il pas venu se présenter comme tous ces ignorants-là? Qui lui a fermé la porte au nez? Puisqu'il prise si fort les observations qu'on doit rapporter de là haut,—pourquoi n'y est-il pas monté observer, au lieu de nous qui ne savons rien faire?

Montez donc, Monsieur! Et comment n'avez-vous pas tâté de ces voyages beaucoup plus tôt déjà, lorsque les ballons de l'Hippodrome ouvrent au premier venu une hospitalité si facile?

Comment! vous nous apportez sous votre bras un poisson aérostatique dirigeable, et vous n'avez pas encore eu seulement l'idée primordiale d'essayer ce que vaut le petit vent frais dans une descente aérostatique?—Montez donc, Monsieur!

Montez! Et je vous garantis que vous en apprendrez là plus en une demi-heure sur la Navigation aérienne, que vous n'en avez rêvé creux dans toute votre vie!

Montez donc! Les autres savants y sont montés: Gay-Lussac, Barral, Bixio en sont même revenus.

Montez! Vous persiflez avec tant de grâce l'impossible supposition d'un danger!

Montez!—Mais montez donc, Monsieur! Les femmes y montent!...

Mais je n'oublie pas surtout que cet héroïque savant m'avait—la critique scientifique est un sacerdoce!—rappelé au RESPECT DE MOI-MÊME!!!—en cachant le sein de Dorine.

Il m'a donc donné le droit réciproque de l'examiner sur ce terrain délicat, et il a essuyé lui-même mes verres de lunettes.—Voyons donc, à son tour et de bien près, mais avec toutes précautions, ce que pèsera l'autorité du caractère de ce précepteur public de morale et de maintien!

Je n'irai pas plus loin que le possible, qu'il se rassure! et sans aller chercher quatorze heures à midi, je ne prétends lui demander qu'un tout petit bout d'explication sur le chiffon de papier que je tiens dans ma main.

Ce n'est rien, moins que rien, sans aucun doute!—car un personnage si terriblement sévère quand il s'agit de morigéner les autres et de les rappeler au RESPECT D'EUX-MÊMES!—doit être bien plus attentif encore et rigoureux pour lui dans l'exercice des «fonctions scientifiques», comme il dit à pleine gorge, qu'il a lui-même l'honneur de remplir...

C'est une espèce de circulaire, paraît-il, adressée par lui à ceux des industriels, ses abonnés,—qui ne sont pas les moins à leur aise, je suppose d'après le proverbe.

L'intègre écrivain veut, dit-il, introduire des améliorations dans son journal, cette œuvre utile. Manquant, comme Cabochard, de l'argent nécessaire, il a eu d'abord l'idée d'émettre des actions;—mais, au lieu de parts d'intérêts à servir, et reconnaissant, en toute humilité, que ce n'est pas précisément l'appât des bénéfices qui peut ici déterminer son monde, il lui a paru plus convenable d'emprunter à chacun de ces privilégiés, cent francs pour un an:

....Foi d'animal,
Intérêt et capital!

Et voilà sa péroraison:

«Si votre réponse RÉALISE MON ESPOIR,—termine l'humble postulant...—je ne vous parlerai pas de MA GRATITUDE, qui vous sera SI NATURELLEMENT ACQUISE. Mais je serais heureux qu'UNE OCCASION me permît de vous en témoigner toute la sincérité

J'ai l'honneur, etc.

Victor Meunier.

Voyez que je ne veux même pas me donner la petite malice,—si facile!—de rien souligner dans ces quatre lignes dont tous les mots semblent sauter d'eux-mêmes dans les casses aux italiques et aux majuscules.

Mais—sans soupçonner un seul instant encore et sans prétendre—comme lui pour moi, Dieu m'en garde!—qu'il se soit ici écarté en rien de sérieux des règles prescrites,—j'entends bien, par exemple! réserver ici tout mon droit d'aider M. Meunier à chercher le moyen de prouver sa gratitude, si naturellement acquise. Il en est peut-être bien embarrassé tout le premier, et il guette les occasions, a-t-il dit.

Passons donc en revue les diverses occasions ou procédés connus pour prouver une gratitude naturellement acquise.

D'abord, pour prouver sa gratitude naturellement acquise, qui donc se permettrait d'empêcher M. Meunier, par exemple, de se livrer à l'élève du lapin en laveur de ses prêteurs, et de leur envoyer à chacun une gibelotte par semaine?—Voilà une occasion.

—S'ils n'aiment pas le lapin, n'avons-nous pas encore les poules?

Si ces prêteurs avides enchérissent dans l'évaluation de la gratitude qui leur est naturellement acquise, pourquoi M. Meunier ne ferait-il pas frapper des médailles en leur honneur?

S'ils sont plus ambitieux encore, M. Meunier ne peut-il pas tout aussi bien leur dresser à prix doux quelques statues?

S'ils préfèrent le solide, par exemple, il y a le choix: nous pouvons constituer des rentes à leurs enfants.—Je préfère, pour moi, les obligations du Crédit foncier, à cause des tirages.

Parlons sérieusement.

Tenez, Monsieur! je ne signerais certainement pas votre bon à pendre pour celle peccadille que je vous laisse expliquer tout à votre aise, comme vous l'entendrez. Il ne m'appartiendrait non plus guère de jeter la pierre à un pauvre diable, trop pressé de se faire éditeur, et embarrassé dans ses affaires par quelque gêne d'argent momentanée. Je ne fais, encore, la leçon en public à personne, je ne dogmatise pas en chaire, je ne prêche pas pour la galerie, je ne m'occupe jamais, en un mot, de tancer ni de morigéner mon prochain, et il se trouve de plus que j'ai justement commencé ma vie et appris à tenir, tant bien que mal, ma plume de critique dans les petits journaux de théâtre, endroits faciles et sans conséquence, où,—demandez au feu doyen, M. Charles Maurice,—on n'est peut-être quelquefois pas absolument superstitieux sur les origines de la monnaie.—Je me contente d'être honnête, sans m'occuper, si l'on me regarde et si l'on m'écoute, pour ma simple petite satisfaction personnelle; mais là, je vous avoue, entre nous, que je deviens là, pour moi-même, et seul, un parterre peut-être un peu difficile. L'honneur,—l'honneur, ce beau mot que vous dites si bien,—est délicat, chatouilleux en diable! Il est à la probité, comme disait Rivarol, un fantaisiste que vous êtes trop grave pour connaître,—tout juste ce qu'est le goût au jugement. Rien de véniel devant lui comme rien d'exagéré non plus.

Eh bien! Monsieur, je ne vous accuse ni ne vous blâme pour ce bout de lettre qui n'est assurément qu'une... imprudence; mais laissez-moi vous dire, sans pruderie, sans dignité affectée, sans scrupules joués, sans morgue enfin et sans que la tête me tourne pour avoir eu, moi aussi, l'honneur (le mot vous plaît, je m'en sers!) de remplir des fonctions de critique,—laissez-moi vous dire que je dormirais mal si mon petit Paul—pensons toujours à nos fils, Monsieur,—devait trouver après moi, dans nos papiers, une lettre où, dans quelque extrémité, et sous quelques conditions que ce fût, son père eût sollicité un secours d'argent de l'un de ses justiciables.

Mais, vrai! il ne la trouvera pas. Renseignez-vous, et demandez à tous ces honnêtes gens qui ont l'honneur que je leur rends—de vivre avec moi depuis que je suis au monde; ce n'est pas d'hier!

Mais, par exemple! il finit aussi par être trop maladroit, quand il vient me parler,—M. Meunier, à moi,—de la Pologne!

D'où sort-il donc, pour me forcer à lui dire que celui-ci—qu'il charge dérisoirement aujourd'hui d'y porter avec l'aviation ses lettres,—allait, en 48, le fusil sur le dos, offrir sa vie à cette grande cause, étant de ceux qui témoignent de leur sang quand ils croient.—Il ne s'est rencontré, qu'il sache, avec le sieur Meunier, ni dans la géhenne d'Eisleben, ni dans la casemate de Magdebourg.

Aujourd'hui encore que les plus vieux ont fait leur temps et cèdent le pas aux plus jeunes, il a, continuant son devoir, envoyé de ses deniers—et Dieu sait s'il était riche ce jour-là!—son remplaçant aux rangs polonais.

Le sieur Meunier—l'homme d'avant-garde!—est invité à dire à quelle date il a décroché son fusil ou simplement vidé sa bourse pour cette cause-là ou pour toute autre.

Est-ce le triste jour du 13 juin, où, sans être vainement attendu par ses camarades de l'artillerie de la Garde nationale—(Il n'avait pas l'honneur d'appartenir à ce corps républicain),—celui que M. Victor Meunier outrage aujourd'hui si indignement, se faisait arrêter en protestation du Droit violé, au lieu d'affiler ses rasoirs pour mettre bas une barbe compromettante...

Mais détournons-nous enfin, en demandant au lecteur pardon de lui faire perdre aussi son temps.

Nous n'avions qu'à citer, pour toute réponse aux singuliers procédés critiques de M. Victor Meunier, ces quelques lignes d'un écrivain scientifique, pour de vrai celui-là, que nous n'avons même pas l'honneur de connaître.

Dans ces lignes il y a autre chose encore que la bienveillance d'un inconnu pour un inconnu: ce sentiment naturel à tout galant homme, que j'appelle le respect de soi-même dans la personne de son prochain.

«Le moyen pratique employé pour constituer le capital nécessaire aux expériences à venir ne pouvait être mieux choisi,—disait, dans le Temps, M. Félix Foucou, un de nos adversaires sur la question du Plus lourd que l'air.—C'est assurément une combinaison des plus honnêtes et des plus heureuses que celle qui consiste à convier le public à une partie de plaisir; à lui demander en échange une rétribution, minime pour chacun; à consacrer enfin le bénéfice net de l'opération à des recherches ultérieures, à des essais d'automotion dans l'espace. Rien de mieux. Eu cas d'insuccès, nulle plainte de bailleurs de fonds dépouillés, et le publie se trouve encore l'obligé des inventeurs qui ont bien voulu consacrer à des expériences utiles un argent fort bien gagné, un capital dont ils auraient eu le droit de disposer tout autrement.»

Écoutez encore la voix d'un autre honnête homme, M. Figuier,—qui n'est pas précisément non plus positivement enthousiaste de nos théories d'aviation,—répondre spontanément pour nous aux indignes attaques du calomniateur:

«Sachant combien de difficultés rencontre la plus simple des créations, nous ne blâmons en aucune manière M. Nadar d'avoir convié le public parisien a lui apporter le tribut nécessaire... Il donne au public un spectacle qui l'amuse et l'intéresse; le public lui donne son argent en échange. Il n'y a rien la que de très-légitime. Nous applaudissons de grand cœur à l'empressement unanime que les journaux ont mis à l'appuyer... Nous ne pouvons qu'encourager M. Nadar à poursuivre avec la même énergie la mission qu'il s'est donnée dans un but honorable, et dans laquelle il doit s'attendre à bien des difficultés et à bien des déboires.»

Mais j'ai beau m'en défendre, je frémis encore contre ces indignités de tout à l'heure, et,—que mon lecteur m'excuse,—c'est à ceux qui me connaissent depuis longues années que je veux demander de me venger.

Voici ce que pense de l'homme que tout à l'heure M. Meunier traînait dans la boue de son feuilleton, l'honorable feuilletoniste de la France, H. de Pène; j'ose dire, même avant cet article, que celui-ci me connaît mieux que personne:

«Parlerai-je de Nadar? Comme tous les gens très-connus, il lui arrive d'être souvent mal connu: parce qu'il fait beaucoup de bruit, on doit le croire amant du bruit; parce qu'il a beaucoup battu monnaie, ceux qui ne le connaissent que d'après ses enseignes peuvent le peindre, bien mal à propos, pour un homme habitué à se faire cent mille livres de rentes en coupant la queue de son chien. Eh bien! tout au contraire, Nadar est un esprit spéculatif et non pas un spéculateur. Un spéculateur, à sa place, n'aurait pas manqué de s'en tenir à la photographie, qui ne demandait qu'à lui donner de si beaux dividendes; lui, au contraire, n'eut pas plutôt acquis dans son métier une réputation équivalente à une fortune, que sans le quitter il revint à la littérature, ses premières amours. Bientôt, plus désireux d'agrandir les domaines de la photographie que les recettes de sa photographie, on le vit s'éprendre de la lumière électrique, descendre aux catacombes pour faire le portrait des ossements qui ne bougent plus depuis si longtemps... Tantôt sous terre, tantôt au-dessus, voilà bien cette nature extrême et mobile pour laquelle l'étage que nous occupons est trop facile et trop banal. Bientôt il s'agit de photographier d'en haut les choses d'ici-bas... Puis la conquête de l'air devient le but favori de ses méditations... et, se rapprochant de MM. de La Landelle et d'Amécourt stérilement et obscurément unis jusque-là pour la cause de l'hélice... avec Nadar affluèrent la vie, la lumière, la publicité et le public, que cet honnête homme si original sait traîner à sa suite mieux que le plus habile charlatan, etc., etc.»

Restons-en là. Il s'agissait ici d'un acte de folie, je laisse les autres le dire, mais de folie généreuse peut-être, et assurément plus que désintéressée:—le bilan est là aujourd'hui...

Devant cette folie, comme devant ces sacrifices de toutes sortes et ces douleurs, je défierais tout homme de cœur de ne pas éprouver au moins un peu d'indulgence, sinon de sympathie.

En cet ordre de choses, M. Meunier n'étant pas admis à comprendre, il était naturel qu'il cherchât et trouvât son explication dans les seules hypothèses à lui ouvertes,—et c'est peut-être moi qui ai eu tort de m'indigner, là où je ne devais même pas être surpris.

Mais si, luttant sous cette lourde tâche, j'ai pu trouver à ce moment l'outrage,—qu'aurait donc fait de moi cet homme-là, que serais-je devenu, si, dans les quarante-quatre années que je laisse derrière moi,—passées dans le plus curieux à la fois et le plus en vue des milieux,—il avait pu surprendre seulement un acte de déloyauté, un oubli de moi-même,—un jour, une heure, une minute! de défaillance et du faiblesse?...

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