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À terre & en l'air...: Mémoires du Géant

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VIII

Plan de campagne. — Le capital? — Le lit de Palissy. — Ligne courbe, plus court chemin. — Manifeste de l'Autolocomotion aérienne. — Barbarisme hybride. — J'écris à M. Émile de Girardin. — Ubi? quando? — L'entrevue. — De l'aérostation dans ses rapports avec la maréchaussée. — Possidet aera Minos! — Un nouvel ami. — Le 30 juillet! — Au poisson! — Le Compensateur. — Une absurdité perfectionnée.

Or, voici quel était mon plan de campagne.

Je m'étais dit:

—En renversant absolument le principe d'après lequel l'homme depuis quatre-vingts ans a vainement essayé de se diriger dans l'air, et en formulant nettement la proposition de suppléer à l'aérostatique par la dynamique et la statique,—nous venons de découvrir, je suppose, que le couvercle de la marmite est soulevé par la vapeur d'eau.

Ceci n'est que le point de départ et la théorie.

Il s'agit désormais de la pratique et du point d'arrivée:—soit la création et la mise en œuvre de la locomotive Crampton aérienne.

Or, entre ceci et cela, quel espace!

Tâtonnements, calculs, dépenses formidables, peines, sueurs et sang...

Il fallait d'abord, de par cette appréciation première et nôtre que la grande découverte ne doit vraisemblablement pas jaillir tout armée d'un seul cerveau, mais qu'elle éclora sous les incubations successives de plusieurs,—il fallait faire appel à tous les chercheurs, à tous les croyants;

—puis, lorsque tous seraient venus, les réunir en communion de foi, de volonté et de recherches, et, de par la libre discussion entre ces hommes de bonne volonté, décupler la puissance de lumière créatrice pour chacun par la réflexion du rayonnement de tous;

—puis faire que, sans jalousie ni ombrage, ces hommes se soumissent au grand Conseil élu par eux parmi les plus dignes pour régulariser et ordonner les expériences successives;

—puis enfin constituer le capital nécessaire à ces expériences suivies.

Car il n'était pas possible de toucher aux premières de ces questions sans avoir, du même coup, en main la solution de la dernière, celle du capital.

Donc, quel serait ce capital?

Et où le prendre?

Faire appel à une souscription publique au profit d'une théorie nouvelle, sans formule précise?—À quel titre, avec quelle autorité, et dès lors avec quelles chances de succès?

Jeter dans le gouffre insondé au fond duquel s'entrevoyait à peine le plus formidable des X, ses ressources personnelles et dérisoires,—folie pure!

C'eût été, de parti pris et sans même espoir de réussite, se précipiter soi-même dans le brasier éternel de l'inventeur,—brasier qui ne s'éteint jamais, où le lit de Bernard Palissy brûle toujours...

C'est alors que, convaincu de l'impossibilité d'arriver par la ligne droite, je pensai que la ligne courbe pouvait devenir, dans ce cas donné, le plus court chemin d'un point à l'autre.

Je voulais tuer l'aérostation en la remplaçant par les appareils purement mécaniques:—je résolus de demander à l'aérostation elle-même le moyen de créer les agents nouveaux qui la tueraient.

Et je me dis que je construirais un ballon gigantesque, dépassant par ses dimensions les plus grands cités dans les annales aérostatiques,—pouvant enlever dans sa maison d'osier à deux étages de quarante à quatre-vingts personnes,—et dès lors, entreprendre, grâce à son énorme force ascensionnelle, c'est-à-dire grâce à sa quantité considérable de lest, des trajectoires aériennes de longueurs jusque-là inconnues.

Les recettes produites par les ascensions et exhibitions successives de cet aérostat monstre, dans les deux Mondes, devraient constituer le premier capital d'essais de l'ASSOCIATION LIBRE POUR LA NAVIGATION AÉRIENNE AU MOYEN D'APPAREILS PLUS LOURDS QUE L'AIR.

Mais il fallait d'abord faire savoir ce que je voulais, d'où je partais, où j'allais.

J'écrivis à plume courante mon—Manifeste de l'Autolocomotion Aérienne,—un barbarisme hybride, que j'eusse créé plus barbare et plus hybride encore, pour mieux faire comprendre ma théorie du self aerial government, si absolument opposée à tout système basé sur l'indirigeable aérostation.

Puis j'envoyai un peu à tout le monde quelques centaines d'invitations à venir d'abord entendre le développement de la théorie de l'Autolocomotion aérienne par la suppression préalable et absolue de tout aérostat et l'emploi des plans inclinés et de l'hélice,—puis assister à la démonstration pratique de la théorie par la mise en jeu des petits hélicoptères en question.

Ceci fait, je me demandai à quel journal je confierais la publication de mon manifeste?

En dépit de mon maigre mérite d'écrivain, la vérité me fait dire que jamais article ou livre présenté par moi, et dès mes débuts mêmes, n'eut besoin, si médiocres qu'ils soient restés, de frapper à une seconde porte.

Mais il s'agissait de tout autre chose ici que des nouvelles de Quand j'étais étudiant et de romans comme la Robe de Déjanire et le Miroir aux Alouettes.

Ce Manifeste était un démenti en manière de défi à l'opinion générale. Il dénonçait comme absurde l'idée reçue par tous et émettait une théorie toute nouvelle, en apparence de contradiction flagrante avec tout bon sens. Il touchait, et en cassant les vitres, à toutes les sciences, physiques et mathématiques.

Et au bas de cette énormité quel nom pour l'affirmer?—celui du marchand de portraits de boulevard, que je vous racontais tout à l'heure...

Quel journal aurait l'audace d'accepter la compromission d'une publication semblable? Car toutes les réserves et précautions oratoires du monde, vedette d'en-tête ou note de bas de page, ne pourraient en ce cas empêcher l'accusation de complicité morale.

Et encore, pour que rien ne manquât comme aggravation de délit, ledit factum se trouvait être d'une longueur énorme,—et je n'entendais pas en retrancher une ligne!

Je n'hésitai pas, et prenant une feuille de papier à lettre, j'écrivis à peu près ce qui suit à un homme—que je n'avais jamais seulement vu:

«Monsieur de Girardin,

«Je ne vous connais que pour vous avoir été le plus désagréable qu'il m'a été possible en 1848 et 49.

«Cela ne m'empêche pas du tout de venir vous dire que j'ai la conviction de tenir le mot du plus grand des problèmes humains. J'affirme et je prétends démontrer la possibilité unique et exclusive de l'Autolocomotion aérienne au moyen d'appareils plus lourds que l'air.—Si Nadar que je sois, faites-moi la grâce de croire que je ne suis pas encore tout à fait fou,—et regardez.

«Je serais surpris, croyant vous bien connaître sans vous avoir jamais parlé, sans vous avoir jamais vu,—si, étant en cause une grande vérité de demain, votre nom ne s'affirmait pas près d'elle dès aujourd'hui.

«Où, quand voulez-vous me donner l'occasion de vous rencontrer?

«Nadar

Le lendemain, je recevais quelques lignes—très-cordiales—de M. de Girardin.

Et deux heures après sa réponse, sa visite.

Je lui lus mon manifeste.

À la moitié, m'interrompant:

—C'est bien! me dit-il. Ceci appartient à la Presse. Envoyez à l'imprimerie tout de suite;—le journal est désormais à votre disposition.—Et maintenant, causons!

Il écrivit au crayon le bon à composer et le manuscrit partit.

—Ah! si vous n'avez pas tort, me dit-il rêvant,—comme vous me donnerez raison! Avec la Navigation Aérienne organisée, plus de frontières, plus de douanes,—plus de gendarmes!

—Je crois que vous allez un peu vite, lui répondis-je en riant. Et nos gouvernements que vous oubliez?—Savez-vous ce qui eut lieu lorsque arriva à Paris l'étonnante nouvelle du premier ballon lancé à Annonay par Joseph Montgolfier?—Eh bien, devant cette découverte merveilleuse qui semblait ouvrir l'immense et définitif horizon de la fraternité à la grande famille humaine, le gouvernement d'alors s'émut et se réunit avec une seule préoccupation:—à savoir si la nouvelle invention n'allait pas fournir des facilités au meilleur service de la maréchaussée?—De toute cette grande chose, le gouvernement n'avait été touché que d'un point:—mettre plus aisément le main sur le collet de son prochain!

...Possidet aera Minos!

Je crois que vous trouverez cela dans quelques Mémoires de d'Argenson.—Mais marchons toujours: ils abuseront d'abord, nous userons ensuite!

Je me séparai de M. de Girardin, enchanté de lui et le meilleur ami du monde.

—Qui m'aurait dit cela en 1849, lors de l'élection de la Présidence, m'eût bien étonné.

Mais je n'ai pas fini avec les surprises,—et mon apostolat de Navigation Aérienne (comme dit ce bon La Landelle) m'en réservait bien d'autres!...

La réunion du 30 juillet fut nombreuse et brillante. Il y vint quelques cinq ou six cents personnes; les principaux corps scientifiques, les administrations de chemins de fer, la presse, le grand monde, la finance,—voire l'Institut!—s'y trouvaient représentés. Je reconnus, entre autres, dans l'assistance, le digne M. Pelouze. Mon grand atelier était plein, l'escalier était plein aussi. Plusieurs s'en retournèrent qui n'avaient pu entrer.

Les chandelles allumées, comme on disait autrefois, je lus mon manifeste. Bien m'en prit d'avoir écrit: je ne m'en serais jamais tiré autrement, avec ma parfaite incapacité oratoire, et,—ce qui pourra étonner quelques-uns qui ne me connaissent pas,—avec l'infinie timidité et l'excessive défiance de moi-même qui me paralyseront toujours devant une assemblée quelconque.

Les petits hélicoptères D'Amécourt et La Landelle manœuvrèrent, et mon compère La Landelle—qui était plein de solennité dans son habit noir,—me fit l'agréable surprise d'un speech additionnel, qu'il ne m'avait pas annoncé, où il renforça mes arguments et développa les vertus de ses hélicoptères.

Une interruption d'un jeune Méridional, directeur de ballons fourvoyé là, me donna l'occasion naturelle d'offrir la parole au contradicteur, qui s'en tira à merveille, en sautant sur cette bonne occasion de déclarer à l'assistance l'éclosion prochaine d'un ballon dirigeable de son invention,—ballon qu'il exposa depuis, en effet, m'a-t-on dit, mais qu'il ne dirigea guère, que j'aie su.

Je terminai la séance en développant mon projet de demander à l'aérostation elle-même les premières ressources financières dont notre Société aurait besoin. Le modèle de la nacelle de mon futur ballon, en carte découpée, fut curieusement examiné par les assistants.

Je joignis à cette exhibition la démonstration pratique du système dit Compensateur.

On sait que le gaz contenu dans les aérostats se dilate à mesure que le ballon s'élève dans les régions atmosphériques moins denses, comme aussi lorsqu'il vient à être frappé par la chaleur du soleil.

Pour éviter l'explosion, une ouverture en manchon, dite Appendice, reste prudemment ouverte pendant toute ascension à la partie inférieure de l'aérostat, afin de donner issue au dégagement du gaz.

Mais on comprend qu'il y a là une perte réelle, qui devient sensible lors de la descente par réfrigération ou par le jeu de soupape, et alors l'aéronaute, s'il veut rester en l'air, est forcé de compenser par perte égale de lest la force ascensionnelle perdue.

Louis Godard m'avait plusieurs fois parlé, dans nos ascensions, d'un projet sien qui devait parer, appréciait-il, à cet inconvénient:—il voulait joindre à l'aérostat un ballonneau qui, vide au départ, se remplirait lors de la dilatation.

J'avais trouvé ce projet tellement superbe que je l'avais perfectionné.—Au lieu de laisser, avec ce Godard, mon ballonneau gonflé s'élever contre les flancs du ballon, ce qui déterminerait certainement une aberration de niveau pour la nacelle et l'ensemble du système, et présenterait, en outre, de grandes difficultés de manœuvre, j'avais eu l'idée, dont j'étais tout fier, d'établir notre Compensateur attenant à l'appendice, avec son filet et sa nacelle particuliers, dans la verticale au-dessous du ballon.—Inutile d'ajouter que le diamètre de ce ballonneau devait être calculé en raison du maximum de dilatation du gaz contenu dans le grand ballon.

Et je n'hésitais pas à attendre les plus merveilleux résultats de ce Compensateur,—qui n'était qu'une absurdité.

Il ne compensait rien du tout en effet, puisque, rempli, il augmentait d'autant la force ascensionnelle, dont l'excès restait toujours à combattre par le jeu de la soupape.

Le seul Compensateur réel serait un récipient armé d'une pompe foulante.

Et la simple précaution, que prennent tous les aéronautes intelligents, de n'emplir jamais au départ leur ballon qu'à la moitié ou aux deux tiers, supplée beaucoup plus logiquement et commodément à ces inconvénients possibles de la dilatation.

Mais j'étais tout à fait féru de notre Compensateur et je fis manœuvrer devant mon assemblée ébahie un petit ballon en baudruche de 1 mètre, à deux lobes, dont je gonflais et dégonflais l'inférieur en approchant ou en éloignant du principal un foyer de chaleur.

On me sembla trouver cela fort beau et fort logique,—et je noterai en passant qu'un scientifique et pieux personnage qui a attaqué plus ou moins venimeusement le Géant n'a pas manifesté, par une seule ligne, que ce niais Compensateur,—le seul point réellement critiquable,—l'eût choqué le moins du monde...

IX

Les ballons ont tué la direction des ballons! — Levior vento. — Le vaisseau et la bouée. — Les bourrelets de l'enfance. — Le défilé des systèmes cornus. — Les poissons! — Les aérostiers en chambre. — Victoire sans ennemi. — Sub sole, sub Jove! — L'air, point d'appui. — Le bon sens des Choses. — La légalité physique. — L'ingénieur Paucton. — Minorité la veille, majorité le lendemain. — Coïncidences. — Les hélicoptères. — La Sainte Hélice! — Le spiralifère. — Amplification, amélioration. — Direction des parachutes. — Les plans inclinés. — Les chemins qui marchent! — L'enfant grandira! — Pascal et Franklin. — Nos enjambées futures. — Ayons la Foi! — Le père Fournier et l'eau de mer. — Colomb, Dallery, le marquis de Jouffroy et Fulton. — L'homme créateur. — Un grand siècle. — L'académicien Lalande. — Un démenti. — L'inventeur. — Un vœu. — La poltronnerie française. — Un Cercle à créer. — Ma part!

Le lendemain de cette séance,—dont on me permettra de conserver le souvenir, mémorable pour moi,—les quelques cinquante mille abonnés de la Presse lisaient:

MANIFESTE
DE
L'Autolocomotion Aérienne

I

«Ce qui a tué, depuis quatre-vingts ans tout à l'heure qu'on la cherche, la direction des ballons, ce sont les ballons.

«En d'autres termes, vouloir lutter contre l'air en étant plus léger que l'air, c'est folie.

«À la plume—levior vento, si le physicien laisse parler le poëte,—à la plume vous aurez beau ajuster et adapter tous les systèmes possibles, si ingénieux qu'ils soient, d'agrès, palettes, ailes, rémiges, roues, gouvernails, voiles et contre-voiles,—vous ne ferez jamais que le vent n'emporte pas du coup ensemble, au moment de sa fantaisie, plume et agrès.

«Le ballon, qui offre à la prise de l'air un volume de 500 à 1,000 mètres cubes d'un gaz de dix à quinze fois plus léger que l'air, le ballon est à jamais frappé d'incapacité native de lutte contre le moindre courant, quelle que soit l'annexe que vous lui dispensiez comme force motrice résistante.

«De par sa constitution et de par le milieu qui le porte et le pousse à son gré, il lui est à jamais interdit d'être vaisseau: il est né bouée et il restera bouée[2].

«La plus simple démonstration arithmétique suffit pour établir irréfragablement non-seulement l'inanité de l'aérostat contre la pression du vent, mais dès lors au point de vue de la Navigation Aérienne proprement dite, sa nocuité.

«Étant donnés le poids qu'enlève chaque mètre cube de gaz et la quotité de mètres cubés par votre ballon d'une part, et, d'autre part, la force de pression du vent dans ses moindres vitesses, établissez la différence—et concluez.

«Il faut reconnaître enfin que, quelle que soit la forme que vous donniez à votre aérostat, sphérique, conique, cylindrique ou plane; que vous en fassiez une boule ou un poisson; de quelque façon que vous distribuiez sa force ascensionnelle en une, deux ou quatre sphères, de quelque attirail, je le répète, que vous l'attifiez, vous ne pourrez jamais faire que 1, je suppose, vaille 20,—et que les ballons soient vis-à-vis de la Navigation Aérienne autre chose que les bourrelets de l'enfance.

«Voulez-vous maintenant demander historiquement aux faits la confirmation de la théorie? Contemplez cet interminable défilé des inventeurs de systèmes cornus pour l'impossible «direction des ballons,»—et je m'irrite d'écrire, même pour la dernière fois, j'espère, cette niaise formule de deux mots qui hurlent d'être ensemble!—Dans cette procession lamentable d'hommes à ailes, à nageoires, d'hommes à poissons surtout,—qui ne sont jamais, au fond, qu'un seul et même homme ou un seul et même poisson,—vous n'en trouvez pas un, derrière l'autre son semblable, qui, en dépit de ses peines et quelquefois d'une intelligence réelle vainement dépensée, ait prouvé quelque chose et fait avancer la question d'un seul pas. Vous vous étonnez de cette persistance, de cette opiniâtreté de capucins de cartes, car vous ne trouvez pas une, je dis une seule intermittence dans l'innombrable série des déconvenues,—depuis cette enthousiaste année 1784, à partir de laquelle nous voyons succéder, avec un égal et non moins intrépide insuccès, aux vaines tentatives de Guyton de Morveau et Bertrand, de Blanchard, de Robert avec le duc de Chartres (Philippe-Égalité), les non moindres échecs d'Alban et Vallet, de Testu-Brissy, Deghen, etc.,—suivis, toujours dans la même voie et dès lors avec la même inexorable issue, de l'abbé Miolan et Janinet, de Henin, Sanson, de Lenox, Helle, Julien, Giffard, Dupuis-Delcourt, Pétin, etc., etc.

«Et nous ne savons pas tout! Nous ignorons encore combien d'autres combinaisons furent mort-nées, combien de cerveaux inconnus enfantèrent d'autres avortements ignorés, combien de nez en l'air,—car la question les fait tous lever invinciblement,—ont ruminé leur petit système particulier. Que de poissons restés secrets! Qui de nous ne s'est pas, à un moment donné, procuré la satisfaction d'une petite théorie—toujours infaillible? Qui de nous, en suivant de l'œil quelque ballon d'hippodrome, n'a pas eu... son idée?—Qui de nous n'a pas, au moins une fois, rêvé poisson?

«Je m'expliquerais peut-être ce calendrier,—j'allais dire ce martyrologe sans fin de chercheurs aux yeux fermés, venant tous opiniâtrement trébucher les uns après les autres au même point,—en admettant que bon nombre de ces entêtés étaient non point des aérostiers, mais de simples fous de cabinet, d'autant mieux portés à se perdre dans les nuages qu'ils n'avaient pas besoin pour cela de se déranger de leur table à écrire.

«À ces braves gens, la moindre ascension et descente préalables par petit vent frais aurait démontré, par delà l'évidence, ce que vaut la formidable puissance du plus léger courant et du coup l'impossibilité de leur espoir.

«Mais quant à ceux qui, après avoir eu, ne fût-ce qu'une seule fois, l'occasion de mettre le pied dans une nacelle d'aérostat, se sont égarés, eux aussi, à la poursuite de cette chimère appelée direction des ballons, je me tais par le respect que je garde pour l'ingéniosité très-réelle que quelques-uns, de valeur incontestable, ont parfois dépensée là en pure perte et pour des tentatives qui n'étaient pas, en somme, sans quelque danger.

«Ce qu'il faut bien reconnaître et constater surtout, c'est que les quarts de réussite obtenus l'adversaire absent, c'est-à-dire en plein calme, en champ clos du Palais de l'Industrie ou ailleurs, n'ont jamais prouvé rien, par cet unique et imperturbable motif qu'ils ne pouvaient rien prouver.

«L'Autolocomotion aérienne doit s'affirmer sub sole, sub Jove, et elle n'a pas souci des poissons ni des aérostiers en chambre.

«Ils ne furent pas inutiles cependant, et il faut même les remercier, bien que tout à fait au rebours de leur prétention, puisque c'est à la multiple et infatigable persévérance de leur insuccès que nous devons d'établir la base d'une théorie—désormais certaine, dès qu'elle procède d'eux-mêmes,—directement et absolument,—par la Négative.

II

«Il faut donc renverser la proposition elle-même et formuler ainsi l'axiome nouveau:

«—Pour lutter contre l'air, il faut être spécifiquement plus lourd que l'air.

«De même que spécifiquement l'oiseau est plus lourd que l'air dans lequel il se meut, ainsi l'homme doit exiger de l'air son point d'appui.

«Pour commander à l'air, au lieu de lui servir de jouet, il faut s'appuyer sur l'air et non plus servir d'appui à l'air.

«En locomotion aérienne comme ailleurs, on ne s'appuie que sur ce qui résiste.

«L'air nous fournit amplement cette résistance, l'air qui renverse les murailles, déracine les arbres centenaires, et fait remonter par le navire les plus impétueux courants.

«De par le bon sens des choses,—car les choses ont leur bon sens,—de par la législation physique, non moins positive que la légalité morale,—toute la puissance de l'air, irrésistible hier quand nous ne pouvions que fuir devant lui, toute cette puissance s'anéantit devant la double loi de la dynamique et de la gravité des corps, et, de par cette loi, c'est dans notre main qu'elle va passer.

«C'est au tour de l'air de céder devant l'homme;—c'est à l'homme d'étreindre et de soumettre cette rébellion insolente et anormale qui se rit depuis tant d'années de tant de vains efforts. Nous allons à son tour le faire servir en esclave,—comme l'eau à qui nous imposons le navire,—comme la terre que nous pressons de la roue.

III

«Nous n'annonçons point une loi nouvelle: cette loi était édictée dès 1768, c'est-à-dire quinze ans avant l'ascension de la première Montgolfière, quand l'ingénieur Paucton prédisait à l'hélice son rôle futur dans la Navigation aérienne.

«Il ne s'agit ici que de l'application raisonnée des phénomènes connus.

«Et, quelque effrayante que soit, en France surtout, l'apparence seule d'une novation, il faut bien en prendre son parti, si, de même que les majorités du lendemain ne sont jamais que les minorités de la veille, le paradoxe d'hier est la vérité de demain.

«L'Autolocomotion aérienne, d'ailleurs, ne sera pas absolument une nouveauté pour tout le monde.

«Les inventions et les découvertes sont dans le même air que tous respirent. Quand l'une d'elles va éclore sous le souffle mystérieux qui féconde la pensée humaine, son germe éclate presque toujours sur divers points simultanés. Presque à la même heure où Niepce et Daguerre inventent le Daguerréotype chez nous, Talbot trouve le Talbotype à Londres. Et ainsi de bien d'autres. C'est le même souffle insurrectionnel, général et ubiquiste, de l'esprit de demain contre la routine d'hier.

«Parmi tous les fous qui regardent en l'air plutôt qu'à leurs pieds, il est, à ma seule connaissance, plusieurs bons esprits pour lesquels la formule de l'Autolocomotion aérienne se trouve dégagée, et depuis longtemps déjà. Plusieurs rencontres, dont quelques-unes absolument fortuites, m'ont témoigné de ces arrivées simultanées vers le même but.—Et,—j'appelle l'attention sur le caractère symptomatique de cette observation,—ce qui paraîtra aux autres comme à moi remarquable, c'est que pour tous et toujours le moyen était absolument le même et unique.

«Pour ne citer que quelques-uns, je recevais, il y a près de dix ans, la première visite de M. Moreau, de la Société des auteurs dramatiques, qui, simple théoricien en aérostatique, mais esprit dégagé et chercheur, me communiquait la solution trouvée.

«D'autres depuis, M. Laubereau, inventeur du moteur à air dilaté, M. M..., ingénieur, fils d'un ancien et célèbre député, étaient arrivés, par la seule observation et par la simple logique, à la même solution.

«J'arrive à MM. de Ponton d'Amécourt, inventeur de l'Aéronef, et de La Landelle, dont les efforts considérables, depuis trois années, se sont portés sur la démonstration pratique du système, et à l'obligeance desquels nous devons la communication d'une série de modèles d'hélicoptères s'enlevant automatiquement en l'air avec des surcharges graduées.

«Si des obstacles que j'ignore, des difficultés personnelles ont empêché jusqu'ici l'idée de prendre place dans la pratique, le moment est venu pour l'éclosion.

IV

«La première nécessité pour l'Autolocomotion aérienne est donc de se débarrasser d'abord absolument de toute espèce d'aérostat.

«Ce que l'aérostation lui refuse, c'est à la dynamique et à la statique qu'elle doit le demander.

«C'est l'hélice—la sainte Hélice! comme me disait un jour un mathématicien illustre—qui va nous emporter dans l'air; c'est l'hélice qui entre dans l'air comme la vrille entre dans le bois, emportant avec elles, l'une son moteur, l'autre son manche.

«Vous connaissez ce joujou qui a nom spiralifère?

«—Quatre petites palettes, ou, pour dire mieux, spires en papier bordé de fil de fer, prennent leur point d'attache sur un pivot de bois léger.

«Ce pivot est porté par une tige creuse à mouvement rotatoire sur un axe immobile qui se tient de la main gauche. Une ficelle, enroulée autour de la tige et déroulée d'un coup bref par la main droite, lui imprime un mouvement de rotation suffisant pour que l'hélice en miniature se détache et s'élève à quelques mètres en l'air.—d'où elle retombe, sa force de départ dépensée.

«Veuillez supposer maintenant des spires de matière et d'étendue suffisantes pour supporter un moteur quelconque, vapeur, éther, air comprimé, etc.,—que ce moteur ait la permanence des forces employées dans les usages industriels,—et, en le réglant à votre gré comme le mécanicien fait sa locomotive, vous allez monter, descendre ou rester immobile dans l'espace, selon le nombre de tours de roues que vous demanderez par seconde à votre machine.

«Mais rien ne vaut pour arriver à l'intelligence ce qui parle d'abord aux yeux. La démonstration est établie d'une manière plus que concluante par les divers modèles de MM. de Ponton d'Amécourt et de La Landelle,—un homme du monde et un littérateur,—qui ne sont mécaniciens ni l'un ni l'autre et qui ont eu la chance méritée de trouver, pour la traduction de leurs idées, deux ouvriers d'élite, MM. L. Joseph (d'Arras) et J. Richard.

«Ces systèmes, différents du spiralifère, mais plus avancés que lui en ce qu'ils emportent avec eux leur moteur, témoignent surabondamment, en dépit de la prohibition de Lalande, de l'évidente possibilité de l'ascension des corps spécifiquement plus lourds que l'air.

«Il n'est pas besoin d'insister sur l'imperfection forcée—et si encourageante—de ces engins d'essai, obtenus dans les pires conditions à tous points de vue et qui sont purement embryonnaires. Supposez-les perfectionnés, et, pour ce faire, confiez-en l'établissement dans les proportions pratiques aux ateliers spéciaux; qu'un comité choisi parmi les plus compétents en dirige les dispositions,—et je doute qu'il puisse rester, dans l'esprit même le plus prévenu, le moindre doute sur la possibilité de l'Autolocomotion aérienne.

«Je désire aller autant qu'il m'est possible au-devant de toute objection, dans mon ardente volonté de faire partager ma conviction.—Je suppose donc, en admettant tout le premier que la pratique donne trop souvent le démenti à la théorie—et réciproquement!—je suppose qu'on vienne prétendre à tout hasard que, sur une échelle plus grande, c'est-à-dire dans les proportions usuelles, nous n'obtiendrons pas les mêmes résultats.

«La réponse sera trop facile.

«C'est tout au contraire l'amplification de notre poids et de nos formes qui nous assure le succès. Et, en effet,—dès que notre principe est admis,—si notre moteur X de la force d'un cheval, je suppose, n'arrive pas à nous fournir la puissance ascensionnelle suffisante, nous n'avons, élémentairement, qu'une chose à faire:—doubler la force de notre moteur. Une force de deux chevaux est-elle insuffisante encore, nous en prenons quatre, nous en prenons huit,—puisque, à mesure proportionnelle que nous augmentons sa force, nous diminuons relativement le poids de notre moteur.

«Il est bien certain, en effet, qu'une force de dix chevaux pèse bien moins que dix forces d'un cheval, tout en produisant le même résultat.

«La progression de notre décharge monte donc en raison proportionnelle de notre addition de force.

V

«Nous pouvons, je crois, admettre que le plus difficile est fait,—dès que l'hélice nous donne la puissance ascensionnelle, soit verticale,—graduée et facultative.

«L'hélice va compléter son œuvre en nous fournissant le propulseur à pivot horizontal, dont la rapidité, qui sera presque toujours supérieure à celle de l'hélice ascensionnelle, va s'accroître encore de celle obtenue par les plans inclinés,—et nous avons la direction.

«Observons le parachute en ses effets:

«—Le parachute est une manière de parapluie où le manche est remplacé à son point d'insertion par une ouverture destinée à donner satisfaction au trop-plein de la prise d'air, pour éviter les oscillations trop fortes, principalement au moment du développement.

«Des cordelles, partant symétriquement des divers points de la circonférence, viennent se rejoindre concentriquement au panier d'osier dans lequel se tient l'aérostier.

«Au-dessus de ce panier et à l'entrée du parachute au repos, c'est-à-dire fermé dans l'ascension, un cercle fixe d'un diamètre suffisant doit faciliter, au moment de la chute, l'entrée de l'air qui, s'engouffrant sous la pression, développe plus facilement et plus rapidement les plis.

«Or le parachute,—où le poids de la nacelle, du gréement et de l'aérostier est équilibré avec l'envergure de la voilure,—le parachute qui semble, d'après son nom même, n'avoir d'autre but et ne présenter d'autre ressource que de modérer la chute,—le parachute est dirigeable, et les aérostiers qui le pratiquent n'ont garde d'oublier cette faculté.

«Si le courant vient à pousser l'aérostier placé dans la nacelle du parachute sur un point dangereux pour la descente, une rivière, une ville, une forêt,—l'aérostier, qui voit à sa droite, je suppose, la plaine plus propice, tire sur les cordelles qui l'entourent à droite, et, imbriquant ainsi son toit d'étoffe, glisse dans l'air qu'il fend obliquement vers la droite voulue.

«Toute chute se détermine, en effet, du côté maximum du poids,—c'est-à-dire ici de l'inclinaison.

«Les inclinaisons,—ou déclinaisons plutôt, imprimées à la plate-forme de notre locomotive aérienne et combinées avec la faculté ascensionnelle dont elle dispose, lui fournissent donc, indépendamment de l'hélice horizontale, vers un moyen assuré de locomotion.

«Si Pascal a eu raison d'appeler les fleuves «des chemins qui marchent,» Franklin, qui entrevoyait peut-être dans les horizons de l'avenir l'Autolocomotion aérienne centuplant les vitesses alors connues et humiliant l'Océan, Franklin n'avait pas tort de s'écrier à la nouvelle de la première Montgolfière: «—Ce n'est qu'un enfant, mais il grandira!»

«On comprendra qu'il ne saurait nous appartenir de déterminer dès à présent, dans cet exposé général et primordial, ni mécanismes, ni manœuvres.

«Nous ne nous aviserions pas davantage de fixer, même approximativement, la rapidité future des Autolocomoteurs aériens.

«Que la pensée cherche seulement à évaluer d'aussi loin que ce soit la marche probable d'une locomotive glissant dans les airs sans déraillements possibles, sans mouvement de lacet, sans le moindre obstacle;—supposez que cette locomotive se rencontre, dans sa route, au milieu et dans le sens d'un de ces courants qui donnent jusqu'à 30 et 40 lieues à l'heure;—additionnez ensemble ces données formidables,—et votre imagination va reculer en ajoutant encore à ces vitesses vertigineuses la rapidité d'une machine tombant dans un angle de descente de 4 à 5,000 mètres, par gigantesques zigzags, et faisant le tour du globe en quelques enjambées fantastiques...

VI

Il faut se réveiller, et pour sortir du rêve, contentons-nous, la part reste assez belle, d'apprécier si l'Autolocomotion aérienne est possible,—et, si elle ne l'est pas aujourd'hui, qu'elle le soit demain! Hâtons-nous de réparer le temps perdu en nous emparant au plus tôt de ce champ qui nous appartient.

«Nous ne saurions, dès à présent, en apercevoir les horizons sans fin. L'Autolocomotion aérienne, qui efface les frontières, supprime les distances, rend les guerres impossibles, nous réserve le spectacle d'autres miracles, dès que nous aurons su la gagner.

«Efforçons-nous à cela, et, pour commencer, tâchons d'avoir la Foi!—Il y a quatre mille ans que la navigation est connue, et pendant quatre mille ans le marin a souffert la soif sur les océans. Le Père Fournier écrivait en 1643 que l'eau de mer passée à l'alambic peut, à la vérité, devenir potable, mais il s'empressait de racheter cette concession en décrétant «—que l'usage de cette eau pendant quinze jours donne infailliblement le flux de sang.» Il n'y a pas vingt ans qu'on s'est enfin décidé à ne plus mourir de soif au milieu de l'eau.—Rappelons-nous le vaisseau de Colomb glissant dans les espaces, les souffrances de Dallery, l'invention du marquis de Jouffroy traitée d'enfantillage puéril, et les propositions de Fulton, d'inepties. Rappelons-nous les locomotives qui devaient tourner sur place sans avancer et la vitesse de traction qui devait étouffer sans miséricorde les voyageurs. Rappelons-nous ces choses, et tant d'autres!

«L'homme, se soumettant à cette infériorité, serait-il donc décidé à repousser sa part d'une prérogative qui a été dispensée, comme pour l'engager d'exemple, à toutes les séries diverses du règne animal, depuis l'oiseau et l'insecte jusqu'à certains mammifères et à quelques poissons[3]?

«À l'homme, au seul bénéfice duquel, nous dit-on, l'univers entier a été créé,—et il doit dès lors le prouver jusqu'au bout;—à l'homme, qui a supprimé l'espace avec la vapeur et l'électricité, et, avec cette même électricité, a vaincu les ténèbres et défié le soleil;—à l'homme qui, s'élevant cette fois jusqu'à la puissance créatrice, a fait de rien quelque chose, en fixant et en matérialisant par la photographie les spectres impalpables;—à l'homme qui s'est fait porter par le feu;—qui, comme le poisson, a fait sienne la mer, et qui, bien autrement que la taupe, traverse en un trait de flamme les profondeurs de la terre;—à l'homme appartient un dernier domaine, celui de l'oiseau, et il n'a qu'à le vouloir pour s'en emparer.

«Chaque époque a sa part faite, et si l'on a bien quelques autres reproches à adresser à ce siècle-ci, on ne saurait méconnaître au moins la place lumineuse qu'il se sera marquée, par les sciences physiques, dans l'histoire des âges. Nous devons encore quelque chose à notre siècle, au siècle de la Vapeur, de l'Électricité et de la Photographie:—nous lui devons l'Autolocomotion aérienne.

«Ne le sentez-vous pas, en effet, comme nous,—quelque chose, qui est la satisfaction d'un besoin réel, ne vous manque-t-il pas encore? N'éprouvez-vous pas, comme nous, comme tous, ces aspirations vagues et pourtant certaines, cette curiosité inquiète qui se défie d'elle-même jusqu'à en être moqueuse?—Pour ma part, en admirant les bonnes volontés et les sympathies que je trouvais en ces derniers jours autour de moi, qui ne suis rien devant cette immense question, je me disais:—Pour qu'on me laisse si peu à faire dès que j'ai prononcé le premier mot magique, pour que je rencontre tant de bienveillance, tant d'élan et de spontanéité, la solution de ce problème était donc bien impatiemment attendue?

«Ayons la Foi. Défions-nous des idées préconçues et du parti pris. Les leçons du passé nous montrent tant de fois les rieurs moqués!—Le savant astronome Lalande condamnait en 1782, dans une lettre publique, comme folles tentatives, toutes celles, aérostatiques ou dynamiques, essayées par l'homme pour s'élever dans l'air.—Un an après l'anathème de Lalande, la première Montgolfière, lui donnant un premier démenti en prédisant le second, s'enlevait par le fait d'une simple différence de pesanteur spécifique, et bientôt Lalande lui-même, enthousiasmé, essayait à son tour,—à plus de soixante ans!—ces routes nouvelles, dans le ballon de Blanchard.

«Puisque l'homme ne se lasse pas de revenir à cette escalade sublime,—puisque, malgré tant d'assauts infructueux, il semble devoir s'y obstiner jusqu'à ce qu'il ait trouvé l'issue, et puisque la Question semble devoir nous imposer tant d'efforts successifs, cherchons donc encore et ensemble, ou tout au moins ne bafouons pas ni n'écrasons celui qui veut chercher. Sans dérision comme sans basse envie, unissons-nous, encourageons et entr'aidons-nous. Ne soyons pas toujours si mauvais et cruels pour nous-mêmes que nous repoussions si impitoyablement ceux-là qui s'entêtent à nous servir malgré nous. Daignons au moins faire accueil à celui qui vient, pieds nus par les sillons, nous offrir sa trouvaille, et sans ouvrir les grandes portes à la démence non plus qu'à la vanité impuissante, prenons au moins la peine de jeter les yeux sur ce qui nous est apporté, au prix souvent de tant de sueurs et de sacrifices.—Que le pauvre inventeur, condamné déjà par nous à l'amende préventive pour son génie, trouve au moins le seuil hospitalier où on l'écoute!

«Je voudrais voir se créer une Société d'hommes d'intelligence et de bien, se proposant pour objet d'encourager et de faciliter ces intéressantes recherches. Cette Société, qu'un capital insignifiant suffirait à constituer au début, trouverait bien vite en elle-même les ressources nécessaires par des expositions ou expériences publiques et d'autres moyens qui naîtraient d'eux-mêmes devant l'intérêt général et profond qui s'attache aux tentatives de cet ordre. Elle serait, comme nous l'avons dit, le point de concentration, d'examen comparatif et de cohésion de tant d'efforts isolés jusqu'ici et dès lors perdus. Un Comité d'hommes spéciaux, d'incontestable compétence, se réunirait à époques périodiques pour apprécier l'apport d'idées de tout nouveau venu, et ferait à chacun sa part méritée, décidant seul des essais à faire et ne disposant qu'avec la prudence indiquée du capital de l'association.

«Je ne désespère même pas tout à fait que quelques esprits, trop élevés et curieux pour ne pas s'intéresser à la solution du problème, si lointaine qu'elle paraisse être, aient le très-grand courage de surmonter notre «poltronnerie française» en acceptant le drapeau de cette grande recherche, et que les ressources de l'influence de notre association puissent s'accroître par la création d'un Cercle ou Club spécial.—N'avons-nous pas, dans des ordres absolument similaires, d'autres Cercles spéciaux composés d'hommes du monde empressés d'honorer leurs loisirs en mettant leurs réunions sous l'invocation des intérêts les plus sérieux, et l'Autolocomotion aérienne n'est-elle pas au chemin de fer ce que le chemin de fer a été au cheval?

«Enfin, et pour terminer, l'attention extrême qu'accorde toujours la presse au moindre fait d'aérostation témoigne à l'avance de la bienveillance avec laquelle les journaux de tous pays soutiendraient cette Association désintéressée en tout, hors le bien de la cause. Prochain ou éloigné, quel que fût le résultat de sa constitution et de ses actes, cette Société ne saurait être inutile dès qu'elle réveillerait et aiguillonnerait les efforts des chercheurs et l'attention publique au profit de l'immense Question qui réalisera, dans les ordres physique, moral et politique, la plus considérable des révolutions humaines.

«Je soumets l'ébauche de ce projet aux hommes de bonne volonté et je me tiendrai pour fier d'avoir seulement provoqué la grande Agitation au profit de la Cause.»

«En admirant les bonnes volontés et les sympathies que je trouvais en ces derniers jours autour moi...—pour qu'on me laisse si peu à faire dès que j'ai prononcé ce premier mot magique, pour que je rencontre tant de bienveillance, tant d'élan et de spontanéité...»—disais-je alors.

Hélas! ces «derniers jours» étaient les premiers—et je devais payer cher, plus tard, ce trop heureux début!

X

À tous les journaux de l'univers. — Pluie de lettres. — Prenez mon poisson! — Une pierre dans la mare. — L'ichthyologie. — Un démenti. — Sacristie scientifique. — Beaucoup de bruit, donc un peu de besogne. — Une visite inespérée. — M. Babinet, de l'Institut. — L'Association polytechnique. — Le Flesselles. — Les Stropheors. — Un œil crevé. — Ville gagnée! — La souris et l'éléphant. — Mademoiselle Garnerin. — Le maréchal Niel. — Un capital placé. — Ma tète à couper! — Une addition pour une omission. — La date! — La mine de poudre. — Un académicien spirituel! — Le grand Arago. — Ondoyant et divers. — Vivent les joujoux! — La pomme de Newton était une poire. — Un million d'exemplaires!

Aussitôt je commandais à l'imprimerie du journal la Presse un tirage supplémentaire de plusieurs milliers dudit Manifeste, dont j'avais fait prudemment conserver la composition, et j'envoyais un exemplaire à tous les journaux du monde entier, sans exception, jusqu'à Bombay et au Cap, avec une note invoquant leur appui pour la propagation du Plus lourd que l'air.

Ce fut comme un coup de tam-tam. Je reçus une pluie de lettres. Presque toutes—toutes, allais-je dire,—criaient bravo! et encourageaient.

Quelques-unes me provenaient de «directeurs de ballons» qui n'avaient pas compris un mot de ce que j'avais dit, chacun de ceux-ci venant m'offrir son «poisson» aérostatique dirigeable.

Un ou deux de ces hommes-poissons—qui avaient compris—me disaient des injures.—J'avais jeté une grosse pierre dans la mare des poissons aérostatiques, et je n'en avais pas fini avec toute cette ichthyologie.

Un certain abbé Moigno, qui rédige aux abords de l'Institut un journal de sacristie scientifique, n'hésita pas à déclarer tout simplement que nos hélicoptères, qui avaient volé devant cinq cents assistants, dont il était, n'avaient pas volé du tout et que j'étais un homme dénué de conviction.—Je reviendrai peut-être à celui-là, si j'ai le temps.

Au résumé, beaucoup de bruit—ce qu'il fallait—et déjà, par conséquent, un peu de besogne.

Je n'en attendis pas longtemps la preuve.

Deux jours après, entrait chez moi un vieillard, grand et fort, un peu voûté, de figure singulièrement intelligente, les cheveux gris emmêlés sur le front, décoré.

—Je viens vous dire que vous avez raison! me dit sans autre bonjour ce personnage.—Mais vous usez bien inutilement de l'encre pour prouver l'absurdité des prétendus directeurs de ballons. Si ces imbéciles-là veulent voir clair, ils n'ont qu'à ouvrir les yeux!—Je m'appelle Babinet.

Jamais je ne me fusse attendu à cet honneur, jamais je n'eusse osé concevoir seulement la pensée d'aller déranger de ma visite profane les travaux de ce savant vénéré de tous,—et c'était lui qui venait à moi! Homme d'imagination, ayant au plus quelque sentiment des probabilités, je croyais de toute la force de ma foi, mais sans trop savoir encore, dans mon ignorance, pourquoi je croyais;—et cet homme des plus illustres parmi ceux qui savent pourquoi ils croient venait me tendre la main et me dire:—Persévérez!

Un pareil encouragement ne pouvait manquer de centupler mes forces.

Le célèbre académicien m'annonça son intention de faire, le dimanche suivant, sa leçon à l'Association polytechnique, sur la question de la Navigation Aérienne au moyen d'appareils plus lourds que l'air. Je l'engageai vivement à utiliser, pour la démonstration, les petits appareils hélicoptères de MM. d'Amécourt et de La Landelle; ce qui fut fait devant l'assistance considérable entassée dans le grand amphithéâtre de l'École de Médecine.

Des applaudissements enthousiastes et réitérés accueillirent la leçon du maître,—leçon que je pus recueillir en me rappelant mon ancien métier de sténographe aux Chambres.

Si cette leçon doit retrouver quelque part sa place, c'est ici, ce livre n'ayant pas été fait uniquement pour la distraction du lecteur indifférent, mais comme plaidoyer et prêche au profit de la Cause qui me l'a surtout fait écrire.

«La théorie de la direction des ballons proprement dits est absurde, dit M. Babinet.

«Comment faire résister et manœuvrer contre les courants des ballons comme le Flesselles, par exemple, qui mesurait 120 pieds de diamètre? Il faudrait une force de 400 chevaux pour mettre en lutte à peu près égale avec le vent une voile de vaisseau. Supposez, ce qui est impossible, qu'un ballon put emporter avec lui une force de 400 chevaux, et ce grand effort ne servirait absolument à rien, car vous appréciez tout de suite que sous cette pression votre ballon s'écraserait dans sa fragile enveloppe.

«L'impossibilité étant admise devant tout bon esprit, M. Nadar s'est donné beaucoup de peine bien inutile pour la démontrer. Je le répète, pour en finir une bonne fois avec l'impossible direction des ballons, supposez tous les chevaux d'un régiment attachés par une corde à la nacelle d'un ballon, vous obtiendriez pour tout résultat de voir voler en éclats votre ballon.

«C'est tout à fait ailleurs que l'homme doit chercher les moyens de s'élever, ce qui veut dire en même temps de se diriger dans l'air.

«J'ai vu et acheté autrefois chez Giroux, marchand de jouets, alors rue du Coq, un joujou qui était alors fort à la mode et s'appelait stropheor. Ce joujou se composait d'une petite hélice libre se détachant de son support sous le jeu d'une ficelle enroulée et rapidement tirée. L'hélice était assez lourde, pesant bien un quart de livre, et ses ailes étaient en fer blanc plein très-épais. Cette hélice ne volait pas impunément: son essor était si violent dans les appartements que souvent elle allait briser la glace de la cheminée; mais cet inconvénient n'arrêtait pas les amateurs, parce que généralement, au moment où la glace volait en éclats, il fallait courir à l'enfant, dont l'œil était crevé du même coup.—Voici l'un de ces joujoux, comme j'en ai trouvé beaucoup en Belgique et en Allemagne, et dont la force d'ascension est telle que j'en ai vu passer un par-dessus la cathédrale d'Anvers, qui est un des monuments les plus élevés du globe. Vous voyez qu'en effet l'air de dessous est aspiré et fait le vide en passant sous les élytres, tandis que l'air de dessus les remplit et fait donc le plein, et par ce double effet l'appareil monte.

«Mais le problème n'est pas encore résolu par ces joujoux, dont le moteur est extérieur.

«MM. Nadar, Ponton d'Amécourt et de La Landelle nous apportent mieux que cela, bien que les ailes de leurs différents modèles soient tout à fait rudimentaires et réellement peu dignes de gens qui veulent montrer quelque chose à ceux qui ont la vue courte. Ce n'est encore que l'enfance du procédé, mais il est bon, dès lors qu'on peut seulement établir que voici des appareils qui montent en l'air tout seuls: nous avons là, Messieurs,—ville gagnée!—car—ce résultat, si petit qu'il soit, est fondamental.

«L'hélice n'est pas une chose nouvelle. On a fait des hélices avant de les nommer. Les moulins à vent ne sont que des hélices: le vent appuie sur les ailes, disposées en conséquence, et les fait tourner. Dans les turbines, où vous voyez des chutes d'eau de 300 mètres utilisées par un mécanisme qui n'est pas plus gros qu'un chapeau, le phénomène est le même, seulement le vent est remplacé par l'eau.

«L'hélice aérienne présente de grandes difficultés; mais, si on parvient par elle à enlever le moindre poids, nous sommes certains d'enlever d'autant mieux un poids plus lourd,—car—une grande machine est toujours plus efficace qu'une petite.

«Je le répète—et l'affirme:—votre hélice qui, sans moteur extérieur, enlève une souris, emportera dix fois plus aisément un éléphant.

«Ces hélices, qui ne semblent d'abord servir qu'à monter et descendre, résolvent de plus le problème de la direction contre un vent modéré.

«Mademoiselle Garnerin paria une fois de se diriger, avec le parachute, du point de sa chute à un endroit déterminé et assez éloigné. Par les inclinaisons combinées qu'elle put donner à son parachute, on la vit en effet, très-distinctement, manœuvrer et tendre vers la place désignée, et son pari fut presque gagné, à quelques mètres près.

«J'ai souvent examiné dans les montagnes des oiseaux qui planent, et j'ai bien remarqué que leur procédé est absolument celui-là. Une fois qu'ils ont atteint le maximum d'ascension voulu, ils planent et se laissent tomber, les ailes ouvertes en parachute, sur le point qu'ils ont choisi. Le maréchal Niel me raconta qu'il avait bien des fois observé cette manœuvre des grands oiseaux dans les montagnes de l'Algérie.

«En résumé, il est positif que vous avez le moyen de vous transporter par le fait seul que vous avez possession du moyen de vous élever. La seule hauteur vous donne la direction. Dès que vous avez obtenu l'élévation, vous avez employé et placé là un capital de force que vous n'avez plus qu'à dépenser comme vous l'entendez.

«La cause est plus qu'entendue, et ce n'est plus que l'affaire de la technologie;—j'en mettrais ma tête à couper!»

J'ai reproduit ici ces paroles, comme je les ai publiées déjà ailleurs, telles qu'elles ont été prononcées.

Je m'y permis une simple addition: celle du nom de M. d'Amécourt, que M. Babinet avait négligé par une omission involontaire. Cette omission, qu'en ce qui dépendait de moi, je réparais immédiatement dans mon premier compte rendu[4], je devais mettre d'autant plus d'empressement à la relever, que M. Babinet, en oubliant le nom de M. d'Amécourt, l'un des auteurs légitimes, avait prononcé le mien, bien que je fusse tout à fait étranger à ces hélicoptères.

J'eus à regretter cette même omission dans la reproduction immédiate de cette séance écrite par M. Babinet pour le Constitutionnel. Ne sachant pas que la leçon dût être publiée, je n'avais rien pu prévenir.—M. Babinet, averti aussitôt par moi, a réparé cette omission en une foule d'occasions avec une remarquable prodigalité.

Je ne chercherai pas à dire l'enthousiasme qui m'avait du premier coup emporté pour mon illustre visiteur.

Comme un enfant imprudent, j'avais couru mettre le feu à une mine de poudre, dont je n'avais pas même soupçonné la portée d'explosion,—et, au moment où j'étais assourdi et éperdu du bruit que je venais de faire, au moment où je me demandais, sans presque oser me tâter, si j'avais bien encore tous mes membres, la main d'un sage me frappait sur l'épaule et sa voix m'affirmait que j'étais hors de danger.

On aimerait à moins son sauveur. Et il faut ajouter à ce sentiment de reconnaissance trop justifiable, le charme que j'éprouvais à entendre et à voir familièrement le savant qui avait bien voulu me prendre en amitié. Ceux qui l'ont approché savent quelle curiosité, quel intérêt provoque cette individualité si puissante et si originale.

Tout le monde sait qu'il n'est personne au monde de plus spirituel—rarissima avis—que le célèbre académicien.—Vous comprenez tout de suite que cela déconcerte fort certaines gens,—preneurs du fameux Pingebat!!! sérieux eux-mêmes jusqu'au grotesque, et pour lesquels il n'est pas de science sans pédantisme, pas de savants sans lunettes, ni de professeurs sans cravate blanche; notez que notre cher Maître porte parfois cravate blanche et lunettes,—mais on ne les voit pas. Ces braves gens-là, qui ont mis du temps à accepter la science vulgarisée du grand Arago, n'ont pas encore pardonné, et ils ne pardonneront, je le crains bien, jamais à M. Babinet d'avoir de l'esprit.—Un membre de l'Institut spirituel comme les deux Dumas! n'y a-t-il pas là de quoi faire frissonner, à côté de sa pieuse amie, une honnête «plume scientifique» que nous connaissons!

Je ne saurais dire, pour moi, et en tâchant même de ne pas tenir compte de mes sympathies personnelles, quel charme infini j'éprouve à suivre, par les caprices de ses méandres, la parole de ce maître devant qui les plus savants s'inclinent.—Parole pleine d'humour, de bonhomie un peu malicieuse parfois, et qui va sa route, sans fatigue et sans hâte, toujours sûre qu'elle est d'arriver au but à son heure;—s'arrêtant selon son caprice aux endroits qui lui plaisent, ramassant à gauche et à droite sur le chemin, dans son apparente distraction, le caillou ou la fleur, c'est-à-dire l'anecdote, le mot ou le chiffre, toujours au profit de l'instruction de son auditeur.

Jamais, comme pour l'aider encore à ce butin ondoyant et divers, jamais mémoire humaine n'ouvrit devant un seul homme pareil trésor éparpillé: prosateurs et poètes français, latins et grecs, il les sait tous par cœur, et ce n'est pas par hémistiches qu'il les cite, mais par cent et deux cents vers, poëmes Saphiques, Odyssées, tragiques, historiens, satiriques.—Pic de la Mirandole, Mezzofanti, Victor Hugo, Th. Gautier et notre ami Christol Terrien, qui parle soixante-douze langues, seraient eux-mêmes éblouis par cette vertigineuse mémoire.

Quant à l'éternelle digression de l'inépuisable causeur, elle n'a rien qui fatigue, parce qu'elle est comme l'accompagnement, toujours harmonieux et surtout bien nourri, d'une mélodie certaine.

Le sans-façon de la forme, l'insouciance, toujours correcte, des solennités du dire, le tâtonnement dans les transitions, qui semblerait par instants poussé jusqu'à l'amnésie, ont une grâce singulière et indicible.

On croirait voir le crayon entre les droits d'un glorieux doyen d'école: le papier se couvre de hachures hésitantes, l'œil cherche en vain la pensée bégayante qui échappe dans l'apparent désordre de ces lignes tremblées, éparpillées et confuses. Mais peu à peu la lumière se fait, le chaos s'explique, la pensée préconçue se dégage, et la forme apparaît enfin dans sa volonté absolue, magistrale. La création est.

Si ce don particulier n'était pas de nature, M. Babinet serait le plus habile et le plus grand des comédiens.

À cette haute science, à cet esprit charmant, joignez, pour parfaire l'ensemble, la caractéristique et suprême indifférence de certaines conventions, le mépris sidéral, mais sans malveillance aucune, de tout ce qui est nul devant la pensée, le pittoresque inouï d'un intérieur qui eût rendu fou l'auteur des Parents pauvres,—pandæmonium ou sanctuaire dont les yeux des princesses sollicitent l'honneur de scruter les vertigineux encombrements,—et,—pour dire le mot dernier, qui ne viendrait jamais, la passion enfantine et l'infatigable curiosité du joujou chez ce puissant vieillard pour qui la science la plus abstraite n'est elle-même qu'un jeu. Joujou pour lui, les profondes théories du savant Chevreul sur le prisme irisé, joujou la loi de gravitation des corps,—et, en passant, ce n'est pas, dit-il, une pomme qui la fit découvrir, vu qu'une pomme ne pouvait raisonnablement tomber du poirier bien constaté qui se trouvait, seul arbre, dans le jardin de Newton;—joujou, les planètes de l'observatoire, jeu de boules qu'il tient dans sa main;—et, joujou devenue, voilà que la mécanique compliquée de la turbine et de l'hélice s'appelle stropheor et spiralifère.

Je n'oserais pas affirmer que, sans le bruit que j'avais fait autour des petits joujoux hélicoptères de MM. d'Amécourt et de La Landelle, imprimés déjà de par moi à près d'un million d'exemplaires, M. Babinet se fût dérangé pour venir à nous.

N'eussent-ils servi qu'à cette rencontre, ils mériteraient d'être célébrés à deux millions de tirage en plus,—et j'en payerais encore volontiers les frais!

XI

Au ballon! — Question d'urgence. — L'enfant n'attend pas! — Une belle occasion. — Création du journal l'Aéronaute. — La jument de Roland. — Et l'argent? — Les vertus ennuyeuses. — Dans une maison de verre. — Un million. — Ce que coûte la pièce de cent sous que l'on n'a pas. — L'argent plat et l'argent rond. — Rue Saint-Nadar! — L'essuyage des plâtres. — Un dada. — C...e, B...o, B...t. — À Bade! — Un souscripteur de dix mille francs. — Échec en Allemagne. — Le marquis du Lau d'Allemans et le Jockey-Club. — MM. Paul Daru, Charles Laffitte, Mackensie, Delamarre et le duc de Galiera. — À Vincennes! — Les négociants. — Le prix Nadar! — L'influx magnétique. — Veine et déveine. — Rien que la vérité!

Il ne s'agissait plus que de me mettre à faire mon ballon bien vite.

Nous étions déjà en août:—même pour moi, trop habitué toujours à croire que la chose rêvée est faite, il était impossible que la confection de l'immense engin que j'avais projeté pût nous prendre moins d'un grand mois.

Or nous arriverions tout au plus vers la fin de septembre,—juste pour la clôture de la saison de ces sortes de spectacles,—juste pour l'équinoxe d'automne!

—Attends au moins le printemps prochain! me disait-on de tous côtés autour de moi. Tu n'arriveras pas à temps pour faire une seule ascension cette année! Tu cours à ta ruine!

Je n'entendais même pas.—Et remplir la caisse future de ma Société—qui n'existait pas encore!...

La femme a conçu:—elle a gesté, l'enfant est à terme:

—Attendez! lui dit-on; nous allons chercher le docteur!

L'enfant, lui, n'attend pas!...

Aucun obstacle ne devait m'arrêter. Je ne prévoyais aucune des mille et une difficultés que j'allais trouver à chaque pas devant moi.—Calculer, couper, assembler et coudre en un mois un ballon double, de six mille mètres cubes, dont l'étoffe première, de qualité convenable et une, ne se trouvait peut-être pas dans toute la fabrique de Lyon;—faire établir l'immense filet, la nacelle,—une vraie maison d'osier,—le cercle, la soupape, l'appendice;—distribuer dans tous les détails de chacune de ces parties toutes les proportions et dispositions, de manière à supprimer dix fois pour une toute chance d'insuccès;—combiner et harceler l'action des divers corps d'ouvriers employés à l'ensemble, de telle sorte qu'il y eût coïncidence parfaite dans les termes d'exécution à jour fixe,—tout cela n'était que la première partie du programme.

Il faudrait trouver ensuite un emplacement favorable pour les ascensions,—choisir le nombreux personnel administratif,—préparer l'énorme et diverse publicité indispensable dans une opération de cette nature.

Enfin,—et surtout!—arriver avant la neige!—Car toutes ces nombreuses et pénibles victoires de détail, si victoires il y avait, ne feraient que mieux garantir une ruine homicide, si je n'avais encore la chance de tomber juste, à point nommé, sur quatre ou cinq dimanches de beau temps:—voilà ce qui, sauf omissions, restait pour compléter ma liste sommaire de desiderata...

Devant tant de difficultés, dont la plupart avaient le caractère d'impossibilités réelles, je ne pouvais manquer,—le Nadar en question étant donné—à me créer un embarras de plus,—et, en conséquence, je résolus de lancer immédiatement le premier numéro de—l'AÉRONAUTE, indispensable Moniteur de ma prochaine Société de Navigation Aérienne au moyen d'appareils PLUS LOURDS que l'air.

Je dois ajouter que je ne comptais pas—(je parle sérieusement!)—tirer ce premier numéro à plus de cent mille exemplaires...

Et aussitôt, de réunir ma copie...

—et d'esquisser avec mon ami La Landelle, pour servir d'en-tête à mon journal, le plus déraisonnable des croquis,—où l'on voit des hélices larges comme des écus de cinq francs enlever carrément des locomotives, et des ombrelles déployées déposer galamment à terre des aéronautes trop chanceux.

On me rendra cependant la justice de reconnaître que j'avais eu la modestie d'indiquer la date au bas du dessin:—1863!!!—et que j'avais prudemment escamoté derrière un nuage la partie la plus délicate du mécanisme de la machine...

Et je cours demander à mon cher et inépuisable Gustave Doré—cet Enfant du Miracle—et qui en est le père—de me crayonner sur son buis magistral, toute affaire cessante, l'impossible croquis.

Ce fut alors que je m'avisai, pour la première fois, de penser à un petit empêchement préalable, à la façon de cet inconvénient qui entravait si fâcheusement la brave jument de Roland dans l'exercice de ses merveilleuses qualités.

—La jument était morte.

—Je n'avais pas d'argent.

Or il s'agissait d'une dépense première de quelque chose comme une cinquantaine de mille francs, selon ce que j'entrevoyais.

Et, ainsi qu'il m'arrive généralement quand je me mets à entrevoir des chiffres, ces cinquante mille francs devaient être CENT MILLE à un moment donné,—pour atteindre finalement la somme de DEUX CENT MILLE au total...

Bien que la première objection dispense ici des autres, comme pour la feue jument, il me paraît convenable de dire pourquoi je n'avais pas deux cent mille francs,—ni cent non plus,—ni même cinquante.

Je n'éprouve à cet aveu pas même l'ombre d'un embarras.

De même que, de toutes les vertus ennuyeuses,—l'économie, la modération, l'impartialité,—la résignation me fut toujours antipathique, en sa qualité de vertu négative et sujette à horions,—de même, je n'ai jamais pu comprendre la pudeur, ainsi qu'ils disent, avec laquelle certaines gens cachent leur situation de fortune, bonne ou mauvaise, comme fait le chat qui vient de se délester.

J'ai toujours,—et je ne fais pas ici un jeu de mots photographique,—j'ai toujours vécu dans une maison de verre, attachant trop peu d'importance à l'argent qui se garde pour prendre la peine de dissimuler le fond de ma bourse, vide ou pleine.

—Il me semble que je vaudrai toujours mieux qu'«une différence,» que diable!

Il en est advenu que cette sincérité m'a souvent réussi comme si c'eût été ce qu'on appelle de l'habileté,—et certaines gens autour de moi, qui savent compter, ont calculé et m'ont assuré, en me faisant de la morale, que j'avais gagné dans ma vie quelque chose comme un million et demi ou deux.

Je n'en sais rien, mais je serais fort surpris si j'avais dépensé beaucoup plus du quart de cette affirmation,—de par l'opération fatale et éternelle qui fait qu'à certains de nous la pièce de cent sous coûte toujours dans les prix de vingt francs. Mes yeux n'ont jamais pu voir l'argent plat qui s'entasse: j'ai toujours vu l'argent rond, fait pour rouler.

Or, en deux mots, pour passer le plus vite possible sur ces détails tout personnels, lorsqu'après avoir licencié les actionnaires de mon premier établissement de photographie de la rue Saint-Lazare,—rue Saint-Nadar! disaient les cochers de remise,—en leur payant des dividendes de quatre-vingt-sept et fraction pour cent, j'étais venu m'installer au boulevard des Capucines,—j'avais la conviction de ne pas dépenser plus de trente mille francs dans cette nouvelle installation. J'en avais pris autour de moi cinquante mille,—par excès de prudence et me réjouissant de ma circonspection!

Il se trouva qu'un peu débordé dans mes présomptions, au lieu de trente mille francs, j'en dépensai—dépenses effectives et retards d'ouverture—deux cent trente:—juste cent quatre-vingt mille francs de plus que les cinquante mille francs, mon unique avoir.

Tout autre, je pense, devant cette batterie découverte, eût immédiatement arrêté son feu.

Le procédé élémentaire en pareil cas se trouvait tout indiqué.—On réunit ses actionnaires et on leur dit: «—Nous étions fous en vérité de croire que nous ne dépenserions que trente mille francs là où il en fallait deux cent trente! Nous nous sommes trompés de compagnie et il ne serait donc pas juste de me faire supporter à moi seul le premier inconvénient de notre propriété, en somme, commune. Or versez à nouveau ou—c'est moi qui vous verse

Si cette parole bien sentie a le malheur d'être mal comprise ou peu appréciée, alors, tout simplement, on liquide, on rachète, pour son petit compte, au quart de la valeur, et—c'est ainsi que se font les bonnes maisons!

Il faut bien que les gens qui me traitent d'original aient un peu raison, puisqu'il ne me vint même pas l'idée de ce moyen primitif, indiqué dès le prologue de l'École des Gérants,—une pièce qui ne quitte jamais l'affiche.

C'est moi qui rassurai mes actionnaires et je marchai tout seul au feu.

Au lieu de commencer avec le fonds de roulement indispensable à toute entreprise, j'entrais en campagne avec une dette immédiatement exigible de cent quatre-vingt mille francs!

Ceux qui savent combien est dur dans toute création industrielle ce qui s'appelle «l'essuyage des plâtres» apprécieront l'agrément que j'ai dû avoir et la vivacité d'évolutions qui me fut nécessaire dans ces terribles combats à la hache et au sabre.—Mais heureusement j'ai la vie dure!

Au bout de trois ans, j'étais déjà arrivé à payer cent mille francs, et partant, je n'en devais plus que quatre-vingt mille, qui se nettoyaient jour par jour, beaucoup plus facilement que les premiers cent, lorsque—pour hâter l'arrangement définitif de mes petites affaires—vint à passer tout près de moi ce dada de la Navigation aérienne qui trottait depuis si longtemps dans mes alentours.

Je sautai dessus, comme de juste,—et, la bête enfourchée, me voilà parti!...

Mais—malgré les graves embarras que je venais de traverser et dont je n'étais pas encore tout à fait délivré—je déclare qu'une fois aperçue, la nécessité d'improviser le capital nécessaire à la confection de mon ballon ne m'inquiéta pas une seule seconde.

Trouver à premier mot cinquante, cent mille francs pour un objet aussi raisonnable, me paraissait plus simple que de boire un verre d'eau.

Qui pourrait ne pas s'honorer d'apporter tout concours à une entreprise si gigantesque, d'un but si grand, si noble—et basée sur une pareille certitude de théorie?

Ce qu'il y a de plus curieux,—et ce qui me semble d'une invraisemblance féerique, aujourd'hui surtout, après ces derniers mois,—c'est que les trois premiers et les seuls hommes auxquels je m'adressai me répondirent OUI dès ma première parole.

La Foi soulève les montagnes, a-t-on dit justement.—Ma conviction entraînait tout avec elle.

Ma première visite avait été pour mon cher C...e, le plus sympathique et le meilleur des hommes. Ayant tout d'abord besoin d'un imprimeur, je voulais le premier de tous.

J'exposai à C...e ma théorie du Plus lourd que l'air, je lui racontai l'ordre et la marche que je me proposais, et en lui disant que, sans pouvoir énoncer de chiffres, j'aurais peut-être besoin de cinq ou dix premiers mille francs d'impression,—je lui proposai de se charger de ces travaux, dont il serait payé...—en actions de notre future Société.

C...e non-seulement consentit, mais il ajouta qu'il tenait à cœur et honneur de prendre de ses deniers comptants une part de mille francs.

Je refusai noblement les mille francs de mon généreux ami:—il fallait en réserver pour tout le monde, et sa souscription en travaux me paraissait suffisante pour un imprimeur seul.

En sortant de chez C...e, je passais devant son voisin, M. B...o. C'était l'occasion d'entrer en courant.

B...o, que l'intelligence financière n'a pu dépouiller des autres, et qui avait d'ailleurs de vieilles tendresses pour les ballons, B...o me reçut à merveille et m'autorisa à compter sur lui.—Du quantum, je ne m'inquiétais guère.

Le soir même, je partais pour Bade.

Pourquoi Bade plutôt qu'ailleurs?—Je n'en sais rien du tout. Je ne connaissais pas, je n'avais même jamais vu l'homme que j'allais y trouver.—Pourquoi alors m'adresser à celui-ci, si éloigné, plutôt qu'à tout autre sous ma main?

—Je serais bien embarrassé pour le dire.—Mais j'étais sûr de ne pas me tromper.

Et en effet!

Sans même changer de costume de voyage, je cours en arrivant chez M. B...t.—Je lui expose le Plus lourd que l'air que vous savez, avec une lucidité parfaite.

M. B...t m'écoutait avec attention.—Quand j'eus fini:

—Vous devez avoir raison, me dit-il. Inscrivez-moi pour DIX MILLE FRANCS.

Dix mille francs!

Un homme qui n'est ni roi ni prince, qui n'a pas même le plus pauvre petit «de» devant son nom!

Je serre la main de ce galant homme.

—C'est à Bade que j'inaugurerai mon ballon! lui dis-je. Vous payez votre stalle trop largement pour que je ne vous apporte pas le spectacle à domicile.

Et je reviens sur Paris à tire-d'aile.

Je ne me couche plus ni ne m'assieds. J'ai trouvé presque du même coup les mille et mille mètres de soie, bien solide et une.—Un jeune géomètre, M. Tisseron, passe deux nuits et trace nos épures, sur lesquelles les deux Godard n'ont plus que la peine machinale de tailler les immenses fuseaux.—Des placards de toutes couleurs s'épanouissent de trois en quatre jours sur les murs de Paris, convoquant toutes les ouvrières en disponibilité à l'établissement du Chalet, dont on nous a loué aux journées la salle de danse.—La femme et la belle-sœur de Louis Godard—deux perfections comme ordre, travail, activité—embrigadent toutes celles qui se présentent et dirigent merveilleusement ce difficile ensemble,—non pas à la façon du chef d'orchestre amateur qui indique de son bâton distrait la mesure, mais le violon en main et donnant le la les premières.

Cependant le reste s'est mis en route et trotte bon train.

Le filet est commandé à la première maison de corderie, dont le chef, M. Yon, aéronaute passionné lui-même, apporte à la confection un intérêt d'artiste.

Un hangar de planches, dressé en une matinée, abrite déjà l'équipe de vanniers qui, sous la direction de leur habile patron, Fortuné, tressent avec le câble, le rotin et l'osier, la maison à deux étages à l'italienne qui nous emportera.

La soupape est commandée.

Le cercle est en main.

Tout va bien!

Le moment est venu, tout juste: je cours au chemin de fer de l'Est, j'écris aux chemins de fer allemands, j'écris au grand-duc de Bade.

Hélas! nous ne partirons pas de Bade!

La très-bienveillante administration du chemin de fer de l'Est a bien vite compris que cette inauguration attirera bon nombre de voyageurs sur la ligne et par l'organe de son secrétaire modèle, mon ancien confrère en journalisme Gireaud, elle m'a accordé le libre transport pour mes produits chimiques,—car il s'agit là de fabriquer notre hydrogène sur place, ce qui n'est pas une petite affaire.

Mais les chemins allemands me refusent la même franchise, et le sourd Zolwerein ne me dispensera même pas des frais de douane.

D'autre part, la maison de produits chimiques Quesneville de Paris et une autre importante maison de Strasbourg reculent devant l'exiguïté du délai.

Disons, en passant et entre mille autres détails oubliés ou négligés, que, sous la savante direction de M. Barral, j'ai été remplir à Grenelle un petit ballon d'expériences, au moyen des appareils Lemaire pour l'improvisation du gaz.—Malheureusement, ces appareils ne peuvent produire l'énorme quantité qui m'est nécessaire.

Me voilà désolé!—Je m'étais si bien promis la chère satisfaction de cette inauguration à Bade!

Mais nous n'avons pas le temps des regrets: les jours se succèdent, les heures nous dévorent, les secondes nous brûlent.

À l'année prochaine, Bade!

Et organisons bien vite notre première ascension à Paris.

Mais je ne veux faire ces ascensions que dans un emplacement libre, presque particulier. Rien d'officiel,—Rien des bureaux! comme dit le Tintamarre.—Il n'y a qu'un endroit: le terrain des courses de Longchamp.

Et le gaz, comment y viendra-t-il?—Nous verrons plus tard!

—Si on se préoccupait de tout!...

Je vole chez un ami que j'ai la chance de compter parmi les membres du Jockey-Club, et il se trouve justement que c'est le garçon le plus sympathique à tous, lettré, spirituel comme s'il n'avait pas cinquante mille livres de rentes, et, quoique jeune, d'une influence très-réelle, très-aimé qu'il est parce que très-aimable.—J'ai nommé le marquis du Lau d'Allemans.

—Ce sera difficile! me dit-il. Le Comité (—toujours les Comités!) tient à son Champ. Nous avons des spécialistes forcenés de jalousie, et il nous faut ici l'unanimité.—Courez d'abord chez Paul Daru: si vous persuadez Daru, vous avez quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent. Voici un mot pour lui.—Voyez ensuite Charles Laffitte, le duc de Galiera, Mackensie, Delamarre.

Parfait accueil, très-bienveillant intérêt de M. Paul Daru. Il a bien vite compris qu'il y a là quelque chose à encourager.

De même chez M. Charles Laffitte, mon ancien et charmant voisin à Maisons.

De même chez M. Mackensie.

De même auprès de M. Delamarre.

Bon espoir chez le duc de Galiera.

Je vois tout le monde, et aussi le digne M. Grandhomme, agent du Cercle. Ne négligeons rien!

Le Comité s'assemble: il en est qui se dérangent et arrivent de la campagne tout exprès...

Patatras!... Tout s'écroule: un bulletin noir—signé, si je ne me trompe, de M. le baron Lupin—déclare l'aérostation indigne d'être admise sur le terrain des chevaux.

Je recours chez mon ami du Lau:

—Alors sauvez-vous bien vite vers nos rivaux des courses de Vincennes, et voyez d'abord un homme très-obligeant et agréable, le baron Finot.

Je repars, l'œil sur ma montre, et je ne trouve point M. le baron Finot,—mais je rencontre là un vieux camarade à moi, Sabine, secrétaire de la Compagnie.

Il soumet ma proposition à M. de Saint-Germain,—que cela regarde surtout, m'a-t-il dit.

Accordé!

À la bonne heure!

Les Messieurs d'ici ne font pas tant de façons au moins.—Mais!...

... Mais seulement ils m'imposent une petite condition:

—c'est qu'ils prendront le quart de ma recette, ou gracieusement, à mon choix, dix mille francs de ma poche,—une bagatelle!—à l'effet de créer un Prix nouveau en mon honneur!

Dix mille francs! Mais, si je ne me trompe, c'est sur le pied de cinquante francs par chaque jour de course que la ville leur loue ce terrain....

Je refuse par acclamation la libéralité de M. de Saint-Germain.—Ces négociants-ci sont trop forts pour moi!

Et refusant, je ne puis m'empêcher de rire en pensant à la création du Prix Nadar pour l'amélioration de la race chevaline,—une spécialité que je n'avais point encore songé à aborder!

Mais il ne s'agit pas de rire, et pendant que je cours, perdant mon temps, à droite, à gauche, après celui-ci, après celui-là,—car les courses à Paris sont toujours doubles, quand elles ne sont pas triples,—je ne passe pas une journée sans grimper jusqu'à deux et trois fois par chaque vingt-quatre heures à mes ateliers divers dispersés dans les Batignolles,—et le ballon avance—et le ballon est fini—et...

—qu'est-ce que je vais en faire à présent?...

Autre question:

—Transporté dans le rêve par l'inscription de mon souscripteur aux dix mille francs, je me suis arrêté court sur le terrain des souscriptions.

J'ai si bien senti que ce terrain était trop mien, pour ne pas le quitter pour un instant sans hésitation, ni crainte aucune! Si je voulais—fara da se!—me passer de tout le monde et gagner avec mon ballon le premier capital de ma Société, je n'avais plus le temps de suivre cette piste.

Sans cela, même à cette heure et après les dures épreuves par lesquelles il m'a fallu passer, je jure qu'alors lancé, j'eusse fait jaillir des pavés, en les frappant du pied, un million, s'il l'eût fallu, au profit de l'hélice aérienne et des plans inclinés!

Une école physiologiste ne met point la force dans les muscles, mais dans le grand central et le plexus nerveux.—Or je sentais en moi une irrésistible puissance d'influx magnétique et, la certitude infinie, imperturbable du succès me faisant réussir, chaque victoire décuplait ma vaillance irrésistible comme se multiplie par elle-même à l'infini cette incalculable force qui a nom la vitesse acquise.

Le fâcheux fut pour moi de lâcher un instant prise:—le courant électrique fut brisé.

Et ici commence l'interminable et douloureuse série des revers,—car la fortune ne pardonne pas au joueur qui quitte les cartes en pleine veine...

De ces difficultés, de ces chagrins, de ces angoisses, on me permettra de ne dire ici qu'une très-faible partie,—dans l'intérêt de la Cause, comme on dit au Palais,—et aussi pour ne pas abuser de la permission d'ennuyer mon lecteur.

L'épigraphe de ce livre porte:—Rien que la vérité!—Pas moins, mais pas plus.

Je dirai peut-être une autre fois:—Toute la vérité!

Mais ce sera à mon heure,

—après le succès!

XII

Un coin du voile. — Simple bilan. — Quel mois! — Le vrai pacte. — Théorie du prêteur et de l'emprunteur. — A. Dumas fils. — En quête. — Plus royalistes que le roi. — Un épisode — L'abbé B...d. — Je t'attends! — Le calice en vermeil. — Les diamants de ma femme! — Un poulet qui aime un canard. — Théorie élémentaire de la soupape. — Un homme pratique. — Pas le temps! — Ubinàm gentium? — Le droit de tous. — Les termes moyens. — Prêter et donner. — Ce qui me manquera toujours. — À bas les candidats! — Adjoint au maire. — Profession de foi. — Les couteaux à terre. — Escobar. — Bourgogne! Armagnac! — Justice!

Si peu embarrassé que je sois à parler de mes propres affaires, des intérêts qui ne sont pas les miens seuls ne me permettent, ai-je dit, de soulever ici qu'un très-petit coin du voile qui cache tant de tristesses.

Le lecteur, d'après le peu que je lui dirai en courant, devinera ce que j'ai dû lui taire, et il me pardonnera l'aridité de ces rapides détails, indispensables à plusieurs points de vue. Je suis bien loin, malheureusement, d'avoir l'habileté magistrale du grand Balzac, qui se plaisait à faire intervenir au milieu de son drame le Chiffre,—cette puissance terrible, comme la Fatalité antique, dans notre société moderne,—et de ce chiffre même, aride, antipathique, savait tirer la passion palpitante et l'intérêt haletant.

Je dois établir simplement ici le bilan approximatif des ressources et des dépenses de mon entreprise.

Comme ressources, je pouvais donc compter sur un premier souscripteur, M. B...t, pour 10,000 fr.—et sur le second, M. B...o, pour X. (Cet X devait plus tard signifier 500 fr.)

Total: 10,500 fr.

Rien de plus, car mes ressources personnelles étaient nulles: sans patrimoine, d'une part, je n'avais jamais songé, d'autre part, comme je l'ai dit, à mettre de l'argent de côté. Des deux familles auxquelles j'appartiens, l'une est beaucoup trop pauvre, l'autre beaucoup trop riche pour qu'il me vienne jamais à la pensée, fût-ce en danger de mort, de leur emprunter un centime.—Enfin, je ne pouvais, ai-je dit encore, demander aucune aide à mon établissement photographique, propriété commune et encore grevée d'une partie des frais de son installation.

Or, qu'avais-je à payer?

D'abord, pour la soie, 60,000 fr.

Ensuite, à L. Godard, entrepreneur de la confection, et aux termes du devis qu'il m'avait tout d'abord remis, 9,000 fr.

Nous verrons plus tard dans quelles proportions surprenantes devait s'accroître ce devis...

Puis le filet, la nacelle, les agrès, etc., etc.

Donc, pour le début, le problème était ainsi posé:

Avec 10,500 fr. commencer par payer 69,000 fr. à premier dire.

Je me rappelle avec quel serrement de cœur et quel frisson d'épouvante je vis, le premier soir, donner le premier coup de ciseaux dans ces ballots de taffetas blanc qu'on apportait par petites charretées...

Un peu plus, j'allais crier:—N'allez pas plus loin! Comptez ce qui est taillé et qu'on remporte le reste!

Mais je ne suis pas non plus celui qui s'arrête.—Marchons toujours! me dis-je.

Et, fermant les yeux, j'avançai.....

Par quels procédés arrivai-je à renouveler le miracle de la multiplication des pains et à donner à tous les ayants droit satisfaction telle, qu'au bout d'un mois—je dis un mois!—mon ballon, ensemble et détails, était prêt à s'enlever!

Mais quel mois! et qui saura jamais, qui pourra jamais soupçonner les efforts, la tension d'esprit, les bouillonnements de cerveau, les insomnies brûlantes, la fièvre permanente de ce cruel mois, fouaillé, comme par l'urticaire, de la nécessité de faire jaillir chaque soir de mon imagination l'argent exigé par les payements du lendemain!

Car il fallait être plus qu'exact: devant les nécessités d'urgence suprême de cette besogne in extremis, le moindre arrêt, la moindre indécision dans l'élan des travaux eussent été mortels.

J'avais bien deux ou trois dizaines de mille francs confiés par moi dans des temps meilleurs à des amis dans l'embarras. Mais je m'honore de déclarer qu'il ne me vint même pas une seconde l'invraisemblable pensée de m'adresser à mes débiteurs, et j'ajouterai à cette déclaration que ce n'est pas seulement à mon bon sens que je rends ici cette justice.—C'est à un tout autre sentiment, et tout d'instinct, comme toujours, que j'obéissais.

De par le sans-façon avec lequel j'ai toute ma vie considéré et traité les affaires d'argent, j'ai toujours éprouvé une invincible répugnante à réclamer, fût-ce dans les plus grands accès de gêne, une restitution de prêt;—et je ne crains pas de le dire ici, sachant, bien que je n'ai pas de démenti à attendre.—Il m'a toujours semblé qu'il y a là violation du pacte secret entre le prêteur et l'emprunteur, pacte dont on me semble généralement oublier un peu trop la véritable base.

C'est cette base que j'essayais une fois entre autres de rétablir dans une conversation de chemin de fer avec A. Dumas fils.—Il me paraissait, comme tant d'autres, lui qui doit mieux valoir, confondre les choses,—et il se plaignait.

Et je lui répondais qu'à mon sens, l'ami qui vient vous demander un service se donne par ce fait seul barre sur vous, en vous créant dès l'abord son obligé par la jouissance qu'il vous apporte de lui être utile. Le service rendu n'est que la rémunération légitime de cette jouissance, et ce service rendu trouve dès lors son immédiat payement en lui-même.—S'il vient à se rencontrer ensuite qu'il soit dans les moyens de votre prétendu obligé d'ajouter à cela, comme appoint, quelque reconnaissance, vous voilà payé double.

Mais si vous ne vous contentez pas encore, s'il vous prend, insatiable, la tentation singulière de rentrer dans votre argent par-dessus le marché, je n'hésite pas à vous trouver exorbitant et même un peu usurier.

Il me semble inutile d'ajouter que je ne m'adresse ici qu'aux personnes qui parlent une même et certaine langue.—Les gens d'argent, qui se servent d'un autre dictionnaire, sont libres de sauter cette page ou de hausser les épaules.

En résumé, je trouve qu'il est beaucoup plus naturel comme aussi plus facile d'emprunter que de se faire rendre,—et je cherchai mes prêteurs.

Mais les quelques amis dévoués, non pas à mon entreprise, que tous blâmaient, mais à ma personne, étaient rares ou pauvres eux-mêmes; les quelques généreuses spontanéités qui se révélèrent, même très-inattendues, autour de moi étaient comme noyées et disparaissaient sous l'ivraie. Les autres, sur lesquels j'avais compté,—puisqu'ils avaient toujours eu le droit de compter sur moi,—me refusaient toute aide:—par amour de moi! disaient-ils.

Et vraiment le prétexte était tout trouvé et si facile!—«Ce qu'il est de plus sûr, ô mon ami! c'est que vous allez ruiner votre établissement de photographie et vous casser le cou:—n'imposez pas à ma tendresse la douleur de vous y aider!»

Que répondre à ces bonnes gens qui m'aimaient plus encore que je ne m'aime?...

Non. Nul ne pourra deviner quelles suprêmes et parfois étranges ressources a absorbées, englouties jusqu'à sa dernière heure cet aérostat insatiable!—On pourra peut-être seulement soupçonner le débordement et le désarroi où je me trouvai pour ainsi dire dès le premier jour, par ce simple fait, que,—sur le seul devis de L. Godard, s'élevant primitivement à 9,000 fr., je payai par à-compte successifs, au fur et à mesure des exigences et sans mémoires fournis, jusqu'à 22,000 fr., dont reçus,—pour arriver à un mémoire définitif de 41,000 fr...

Sans compter tant d'autres gouffres ouverts autour de ce principal devis...

Mais le pauvre curé de campagne s'est dit qu'il remplacerait sa misérable chapelle, qui tombe en ruines, par une vraie église, grande et belle comme une Cathédrale.

Il n'a rien, ni fortune, ni crédit, ni assistance,—et le Roi est trop loin et le Conseil municipal trop près.

Mais il a mieux que fortune, crédit, rois, et conseillers municipaux:—il a la Foi, et il Veut.

Alors il commence par appeler le maçon et lui dit:—Voici les trois francs que je possède. Mettez à cette place une pierre de trois francs...

—...et bientôt, en haut de la falaise, le clocher de Notre-Dame de Boulogne perce la nue...

Je voulais passer sous silence jusqu'au dernier tous les détails, toutes les péripéties de ce drame agité.—Il est un épisode pourtant que je n'ai pas le courage de garder pour moi seul, tant il m'est bon au cœur de m'en souvenir.

À l'émotion encore que j'éprouve en me le rappelant se mêle peut-être un peu d'orgueil. «—Les peuples ont les gouvernements qu'ils méritent, disait de Maistre.»—Qu'on me pardonne de dire aussi, comme je le pense, qu'un homme vaut peut-être par les amis qu'il a.

Tous les matins donc, j'armais en course. Un de ces cruels matins,—un des plus cruels, c'était un des derniers,—je saute à bas de mon lit sans sommeil,—et me voilà parti.

Où allais-je? chez qui? je n'en savais rien: j'avais épuisé la liste des dévouements auxquels je pouvais m'adresser.—Or il fallait trouver n'importe quoi, n'importe où:—c'était la paye des couturières! m'avait-on dit la veille.

(—Combien de fois déjà avais-je donné de l'argent pour ces dévorantes couturières!...)

Je pense tout à coup à un jeune abbé de mes amis, vicaire d'une des plus pauvres paroisses de Paris.

Un hasard me l'avait autrefois fait rencontrer, et j'avais été aussitôt vers lui par une irrésistible attraction.

Dès que je le connus, j'eus affection et respect pour ce caractère élevé, humblement soumis, de par un serment aimé, aux sévérités de sa foi. Partant l'un et l'autre des deux pôles les plus lointains, nous nous étions presque tout de suite rencontrés sur le terrain commun où doivent se retrouver les hommes de bonne volonté. Sévère pour lui-même et indulgent aux autres, il ne s'était pas détourné de moi,—et il m'avait donné son amitié, malgré l'éternelle petite guerre de nos dissentiments, qui ne le découragea jamais.—«Je t'attends!» me dit-il toujours et encore, dans sa douce et fraternelle obstination.

Pleine de trésors d'indulgence, pure et calme comme celle d'un nouveau-né, mais regardant face à face les austères devoirs de son ministère, cette âme tendre, d'autant plus sympathique d'ailleurs, semble vouloir se faire pardonner sa vertu, et, comme pour qu'on s'en accommode plus doucement, son esprit enjoué, pittoresque, incisif, qui eût fait la fortune d'un homme du monde, tempère la gravité professionnelle, s'humanise et charme tout chemin par les saillies d'une grâce méridionale.

Je me dirigeais donc vers la maison de celui qui était toujours venu vers la mienne aux heures mauvaises, aux heures du chagrin et de la douleur.

À la porte, je m'arrêtai:—Que vais-je faire, et à quoi bon venir troubler la paix de cette demeure? Ne savais-je pas que celui-ci qui donne ses jours et ses nuits à consoler les malades et les mourants de ce quartier pauvre, ne porte pas seulement aux misérables les consolations de la parole? Ne m'avait-il pas une fois fait la confidence des désespoirs de la lutte inégale de sa pauvreté contre tant de détresses?—Quelle cruauté inutile à lui apporter une douleur de plus!—Et de quel droit, s'il lui reste quelque chose ce matin, venir porter la main sur ce qui appartient plus légitimement à d'autres?

Mais—plus malade peut-être moi-même que tous de l'Idée Fixe, autrement féroce et implacable que la dévorante passion du joueur—il était écrit que je frapperais à cette porte!

Je vois encore s'offrir à moi cette figure ouverte, bienveillante, reposée, que n'a jamais troublée la passion qui veille, tout illuminée encore du plaisir que lui apportait ma visite,—la seconde en tout, un miracle!—puis s'attristant et se désolant à ma parole: «—J'ai mes ouvrières à payer ce matin; je ne sais où trouver l'argent, puisque je viens te le demander!»

Les larmes lui étaient venues aux yeux.

—Je m'étais plusieurs fois reproché la dépense de mon voyage de cet été dans ma famille, déplorait-il, le pauvre!—(il n'avait pas vu les siens depuis je ne sais combien d'années);—maintenant ce sera un remords!—Que faire?—Et combien tu es bon d'avoir pensé à moi!—Et dire que je n'ai rien,—rien!!!...

Tout à coup il se lève, disparaît—et revient, apportant un écrin noir carré, qu'il remet en mes mains.—C'était l'unique bien qu'il possédât au monde:—son calice en vermeil.

—Pardonne-moi du peu, voilà tout! me dit-il

Et ses larmes disparaissant dans son sourire:

—Ce sont les diamants de ma femme!


Pauvre chère âme!

Il venait me consoler à mon lit de douleur au retour de Hanovre,—puisqu'il est dit que je ne suis bon qu'à le troubler,—et il me plaignait, et il me grondait:

—Quelles transes tu me causes! me disait-il.—Je suis comme un poulet qui aime un canard!


Mais le temps nous presse. Détournons nos regards de ces souvenirs de la route et avançons.

Je n'avais pas que des tracas d'argent.

Il existait entre mon entrepreneur, L. Godard, et moi des dissentiments très-sérieux sur certaines parties importantes de notre construction.

Je ne pouvais parvenir à lui faire comprendre la nécessité première de conformer les dimensions de la soupape surtout—à celles générales de l'aérostat.

Que le lecteur ne s'épouvante pas. Il ne saurait, à aucun point de vue, s'agir ici de problèmes scientifiques, et un enfant de dix ans comprendra au premier mot ce que je vais dire.

Donc, pour éviter qu'un ballon, quand il touche terre pour s'arrêter, ne fasse voile sous le vent et ne soit traîné, comme nous l'avons été en Hanovre, par exemple, tout le monde admettra, et le bon sens le plus élémentaire indique la nécessité première de se débarrasser—au plus vite et dans les plus larges proportions—du gaz qui gonfle ledit ballon.

De cette nécessité, j'avais toujours vu se préoccuper vivement Eugène, l'aîné, l'instructeur et le plus intelligent de la tribu des Godard.

En second lieu, pour qu'un ballon se débarrasse au plus vite de son gaz, le même bon sens commande, n'est-ce pas?—que l'issue réservée à ce gaz—soit la soupape—soit diamétralement proportionnée à la capacité du ballon.

Il n'est pas besoin d'avoir fait une seule ascension pour admettre ces deux principes absolus.

Il ne m'avait jamais été possible pourtant de les faire entrer dans la cervelle de L. Godard et de vaincre son obstination sur ce point.

Jamais je n'avais pu lui faire reconnaître que notre ballon de 6,000 mètres—c'est-à-dire douze fois plus grand qu'un ballon ordinaire de 500 mètres—devait comporter une soupape douze fois plus grande.

—Une soupape est toujours trop grande, monsieur Nadar! ne cessait-il de me répéter, confondant toujours le jeu de manœuvre pendant l'ascension et celui d'atterrage proprement dit.—Moi, je suis un homme pratique!

—Eh bien! vous verrez, homme pratique, le terrible gâchis que nous aurons à notre première descente par le plus petit vent!

Tout ce que je pus obtenir, ce fut qu'il me promît une soupape double de l'ordinaire, soit d'un mètre,—pour m'en livrer une de 80 centimètres...

La soupape n'était pas ma seule préoccupation avec cet aéronaute trop uniquement habitué à la routinière manœuvre de ses ballons forains ordinaires.—Mais je reviendrai à son heure sur un autre détail qui me coûta encore bien cher...

—Mais, me dira-t-on, pourquoi, convaincu comme vous l'étiez d'une nécessité aussi flagrante,—pourquoi, prévoyant aussi justement les conséquences désastreuses qui devaient résulter de l'absurde disproportion de votre soupape,—pourquoi, vous qui étiez celui qui commande et qui paye, n'exigiez-vous pas rigoureusement que votre volonté fût faite?...

—Parce que rien ne me déconcerte et ne me fatigue comme une lutte contre la routine entêtée. Quand je me suis heurté dix fois contre une absurdité, à la onzième fois je cède la place.—Et puis, au milieu des préoccupations de toutes sortes, des tribulations et des tracas qui ne me faisaient trêve ni jour ni nuit, il y avait pour moi nécessité première, question de vie presque, à ne rien prendre de haute lutte avec l'homme que j'avais chargé de la conduite de tout le matériel.—Où la chèvre est attachée... dit le proverbe.—Une intervention virtuelle de ma part eût pu déterminer le mauvais vouloir avoué, l'abandon de mon chef d'équipe la veille de ma première ascension une fois annoncée. Je n'avais pas le temps!

Et enfin, au bout du compte, il ne s'agissait que de notre peau!

Après la première descente difficile, si nous en revenions,—on verrait!

Que me demandiez-vous de m'occuper davantage de cette soupape, quand je ne savais pas seulement où j'allais exécuter ma première ascension?

Car, tout en faisant face, Dieu sait avec quelle peine! aux nécessités des payements quotidiens, en surveillant et activant la confection du matériel, j'en étais encore à chercher la place où je m'enlèverais.

Le terrain de Longchamp et celui des courses de Vincennes me faisant défaut, je n'avais plus à Paris qu'une place possible,—le Champ de Mars.

Dans ma pensée, en effet, l'ordre du spectacle que j'avais entrepris ne pouvait admettre le Pré-Catelan, où encore je retrouvais cette nécessité première de fabriquer le gaz sur place,—qui avait déjà fait échouer mon projet de première ascension à Bade,—et encore moins l'Hippodrome, dont j'avais très-nettement et à plusieurs reprises repoussé les propositions.

Restait donc le Champ de Mars.

Mais le Champ de Mars, il faut le demander,—et c'est là que je me heurtais contre une certaine difficulté...

Quelques mots d'explication sur ce point délicat sont nécessaires.

Bien que respirant assez mal en ces temps-ci pour avoir besoin, par certaines matinées surtout, d'aller chercher plus loin l'air libre qui me manque et que j'aime, je reconnais pourtant au moins que nous vivons à une époque où tout honnête homme a, en somme, le droit de conserver les souvenirs qu'il regrette et la pensée qui lui est chère, et qui, éternelle, ne saurait désespérer jamais.

Mais je considère aussi que ce respect de soi-même ne peut commander le respect aux autres qu'à la condition première d'un désintéressement qui n'admet ni transaction ni compromis.

Celui-là est mal venu auprès de moi, qui trouve le terme moyen entre sa conscience et son intérêt, et j'apprécie qu'il est honteux de tendre la main devant celui qu'on n'aime pas.

De même et pour tout dire, puisque j'y suis,—dussé-je encore ici m'attirer quelques rancunes de mes plus proches,—je ne saurais en aucun cas avoir tant seulement l'air de jurer ce que je ne voudrais point tenir, et il est des formules que je dédaigne fort, étant de ceux qui pourraient tout au plus donner un serment, mais qui n'en prêtent pas.

J'ai la fierté de croire qu'il n'existe pas au monde une puissance qui puisse sur moi quelque chose, parce qu'au monde je ne vois pas un homme plus indépendant, défiant à l'impossible toute persécution, puisque je puis transporter partout ma tente et gagner partout le pain des miens.—Écrasé même, je serais plus fort encore que celui qui m'écraserait, car je le défierais de me mépriser.

Liberté parfaite, je suis tout disposé à accorder à mon voisin d'être lâche et bête autant qu'il veut, à la condition qu'il me laisse libre de penser ce que je veux, selon ma guise. Cette indépendance chère et supérieure à tout, je la dois au désintéressement inné qui ne me laisse pas mémoire d'avoir de ma vie envié ce qui me manquait,—et en première ligne de ce qui me manque et qui me manquera toujours, je vois l'extrême luxe, et, surtout, toutes fonctions publiques et distinctions honorifiques, quelles qu'elles soient. Je n'aurai jamais la prétention de conduire les autres, ayant tout juste celle de me conduire moi-même,—et j'en arrive ici jusqu'à éprouver une défiance et presque une aversion instinctive devant tout candidat. Il m'inquiète, dès lors que je vois celui-ci donner du coude de droite et de gauche dans l'estomac de ses voisins pour passer devant et dire aux imbéciles,—c'est la foule: «—Voyez combien je suis plus habile, plus éloquent, plus fort, plus beau et joli que ceux-là: prenez-moi!»—Je déclare que je ne serai jamais tant seulement adjoint au maire de mon village, si jamais le repos dans un village m'est donné.

Je ne sais pas croire ni aimer à demi, mais on voit de reste que je n'ai jamais été, que je ne serai jamais ce qu'on appelle un homme politique,—trop absolu dans ce que je pense pour conformer jamais ma pensée à un mot d'ordre, d'où qu'il vienne, trop éloigné des majorités pour même faire partie des minorités que chaque lendemain fait majeures, ayant toujours été ma petite église à moi seul,—et fuyant avec grand soin tout troupeau pour ne point attraper de puces et n'être pas mordu par le chien.

—Ah! jeune homme! voulait bien me dire un jour M. Guizot,—vous ne savez pas ce que c'est que la Raison d'État!

—Ah! certes, Monsieur,—et dussé-je vivre cent ans, qu'à cent ans je mourrai dans la peau d'un jeune homme qui ne l'aura jamais su!...

Mais cette aversion même que j'ai pour la technologie politique proprement dite a l'avantage de me laisser entière, absolue et sans distraction, la réserve des appréciations de ma conscience. Je suis sur le grand Rail tout droit d'où l'on ne peut jamais dérailler, et je m'y trouve en vérité trop bien pour ne pas m'y tenir, étant certain, là, de ne me contredire ni me tromper jamais. Je n'ai de ma vie mis les pieds dans un club, je ne sais pas ce que c'est qu'une société secrète; mais plus je vieillis, plus j'aime et admire ce que j'admirais et aimais étant jeune, et, ni pour ma vie ni pour la vie même des miens je ne me laisserais arracher seulement l'ombre d'une concession sur ce qui est à jamais ma foi.—Æternus quia impatiens!

Pour en finir au plus tôt avec cette profession de foi qui me pesait, devant ceux qui ne me connaissent pas,—j'ai, avant tout, l'amour fervent et l'éternel respect du Droit. De même qu'il est à terre des couteaux que l'homme loyal ne ramassera jamais, fût-ce contre son plus mortel ennemi, ainsi je pense, contre mes adversaires et même, s'il est besoin, contre mes amis, que rien ne justifie ni n'excuse ce crime, le plus grand de tous:—l'atteinte portée au Droit.—Une seule chose pourrait aggraver ce crime: son succès.—Dès lors que vous appréciez que la fin justifie les moyens, vous vous appelez Escobar et vous êtes l'ennemi. Je n'admets pas ces distinctions à l'usage de certains raffinés, entre l'honnêteté politique et la probité privée:—coquin de ci, coquin de là,—je ne connais rien autre chose. La morale est une et éternelle, et un croc en jambe ne me convaincra jamais.

Je ris à les voir se chamailler avec des mots et chercher à raccommoder ensemble des vocables: Autorité!—Liberté!

«—Bourgogne!Armagnac!—Dites donc France!» s'écriait une belle parole perdue dans je ne sais quel mélodrame.

—Autorité!—Liberté!—Dites donc le seul mot vrai, ce mot doux aux bons, aux mauvais terrible, le mot divin qui embrasse tout:—Justice!


Donc, appréciant qu'il est déloyal et honteux à qui ne donne rien de demander quelque chose, et vivant à l'écart de tout, je ne me sentais aucune espèce de disposition à m'approcher pour solliciter... même ce qui m'appartenait.

XIII

Un bilan. — Les cuistres et les niais. — Le monsieur de Seine-et-Oise. — Style lapidaire. — Les âmes sœurs. — Le patron! — Mon ami Cham, mon ami Clairville et mon ami Dornay. — Galvanisme. — Question ubi. — Le Champ de Mars. — Temps perdu. — La Bérésina! — Victorien Sardou, propriétaire. — Deux voisins de campagne. — Le maréchal Magnan. — Un billet. — Justice rendue. — L'ingratitude. — Trois collèges peu électoraux. — Au gaz! — Mon condisciple Forqueray. — Le talisman. — Plus lourd que l'air! — Ce n'est qu'impossible! — Devant le conseil. — Un magistrat. — Un dimanche! — Le Pont cassé du sieur Séraphin. — Plus lourd que l'air, plus fort que tout.

On voudra bien reconnaître pourtant que ce que je souhaitais avec tant d'ardeur n'était pas,—pour moi personnellement,—d'un intérêt fort précieux.

Car le bilan,—non pas probable, mais certain,—en ce qui me concernait, n'était que trop facile à établir d'avance.

1o Je proclamais une idée nouvelle pour l'infiniment grand nombre:—logiquement donc et historiquement, je devais m'attendre à tous les désagréments qui assaillent tout homme dans mon cas: attaques, injures de tous cuistres, lâches et gredins ténébreux;—morsures au talon de par tous les niais,—je vous raconterai, à sa place, le joli discours d'un monsieur de Seine-et-Oise,—sans parler de la raillerie supra-française à la portée de tous ceux qui, pour s'excuser de ne rien comprendre à ce que je voulais faire, naturellement devaient en rire supérieurement.

Rien n'y a manqué:—lettres de goujats anonymes, insultes des compères Moigno et Meunier, traduites jusqu'en style lapidaire par une autre digne sœur de ces deux âmes.

Je ne parle pas des inconvénients physiques: ils furent appréciables et durent faire jubiler le cœur de quelques honnêtes gens.

2o S'agissait-il donc d'argent?—Mais, tout convaincu que je fusse sur ce point d'un succès—qui ne devait pas me revenir (—je dirai tout à l'heure de combien je m'étais trompé), je n'étais pas assez aveugle pour ne pas apprécier tout d'abord que je commençais par m'engager, moi, la plus proverbiale incapacité financière, dans une entreprise énorme et pleine d'aléas;—que j'affrontais d'abord, moi-même et seul, un premier déboursé formidable et trop certain d'une part,—et que d'autre part j'allais porter quelque préjudice à mon établissement photographique—Dans les conditions que j'ai dites surtout, cet établissement n'allait pas impunément se passer de la présence de son chef. Le public, même quand il achète des chemises, aime avoir affaire au Maître de la maison.

Sans parler des concurrents, qui ne négligeraient rien pour profiter de l'excellente occasion, ni des ennemis au guet, le plus bienveillant des hommes, mon cher et bon camarade Cham, ne taillait-il pas déjà, sans penser à mal, le digne garçon! le crayon qui allait tracer dans le Charivari,—mon ancienne maison!—ce dessin que j'eusse trouvé plus comique encore s'il s'était agi d'un autre:—

Un monsieur à un photographe:

—Monsieur, je désirerais avoir mon portrait?

—Rien de plus facile, monsieur! Prenez donc la peine de monter!

Et au fond, en l'air, un ballon...

Mon vieil ami Clairville et son collaborateur Dornay sans aucune malveillance, tout au contraire, ne jetaient-ils pas déjà sur le papier le scenario de cette pièce qui montra pendant cent soirées consécutives au public du théâtre Déjazet,—Monsieur Nanar—courant en vareuse blanche après son hélice, et poursuivi par un client obstiné qui s'acharne, mais en vain, à obtenir de lui son portrait?

Dépense certaine d'un côté, perte assurée de l'autre, voilà donc le point de départ; et, s'il y avait succès d'argent, avec les frais écrasants de cette entreprise en dehors des proportions ordinaires, les quelques mille francs que je glanerais après la vraie moisson faite au bénéfice de mes mécaniciens et inventeurs,—dont je ne satisferais peut-être aucun!—ces quelques billets de mille francs arriveraient-ils à compenser le dommage?—Quelle folie donc à moi de quitter mon bon et brave gagne-pain photographique!

Rien encore n'a manqué à cette partie du programme,—si ce n'est les quelques mille francs glanés en question.—Jusqu'ici, découvert énorme, mon établissement tué,—que j'ai galvanisé six mois durant au sortir de mon lit de blessé,—et que je vais tuer de nouveau tout à l'heure en repartant...

3o Enfin s'agissait-il de vanité à satisfaire, d'un besoin de bruit, d'une réputation à faire ou à augmenter?—Mais j'ai travaillé beaucoup déjà, et, bon ou mauvais, j'ai beaucoup produit. Mes journaux, mes livres, mes caricatures, ma photographie, et surtout la cordiale camaraderie de mes confrères en journalisme et la bienveillance du public, m'avaient donné toute la notoriété que j'eusse pu souhaiter jamais.

En vérité, il me semble que je n'avais pas besoin de monter en ballon pour m'appeler Nadar!

Hélas! mes bénéfices personnels n'avaient pas besoin de la triste démonstration des faits pour être évalués à beaucoup moins que 0.

Puisqu'il ne s'agissait donc pas d'un intérêt privé (—c'eût été idiot!)—il y en avait donc là un autre, incontestable,—immense, si j'avais raison,—touchant, même si j'avais tort, et devant lequel toutes considérations privées, tous autres scrupules, toutes répugnances devaient céder.

Que faire, en effet? Fallait-il aller demander à l'Angleterre, toute prête, la place que j'avais, de droit, chez nous?

Si peu Chauvin que je fusse, pouvais-je seulement offrir à des yeux rivaux le premier spectacle de la plus grande tentative aérostatique (pour ne parler en ce moment que d'aérostation) qui eût été faite encore, et ne devais-je pas la réserver à notre pays, qui a vu s'élever le premier ballon des Montgolfier?

Le Champ de Mars ne m'appartenait-il pas de droit, comme le lieu consacré, traditionnel,—le berceau presque de notre «toute française» aérostation?

Ne savais-je donc pas moi-même, pour me rassurer tout à fait,—et qui eût pu mieux le savoir?—quel désintéressement, quelle abnégation j'apportais dans cette grande entreprise?

Je ne trouvais rien à répondre à tout cela, qu'on me répétait constamment autour de moi,—et pourtant, par une distinction puérile que quelques-uns comprendront peut-être, je souhaitais avoir la disposition libre du Champ de Mars,...—mais je ne me serais jamais décidé à le demander...

Et comme il n'était guère probable qu'on vînt me l'offrir sur un plat d'argent, je l'attendrais peut-être encore, sans quelques bons amis qui se mirent en campagne.

Ne demandant rien à personne, n'ayant jamais crainte de sentir le terrain manquer sous mon pied, c'est-à-dire n'ayant jamais convoité, gêné ni envahi la part d'autrui,—étant toujours enfin, j'ose le croire, autant qu'il est en moi à la disposition de mon prochain, je peux dire que j'ai toujours eu le bonheur d'avoir des amis—et de bons amis même—partout.

De bonnes âmes donc, qui ont nom Saint-Albin, Jubinal, Choler, de Pages, de Beaufort, Piétri, s'étaient inquiétées de la détresse d'un citoyen fort empiergé d'un gros ballon dont il ne savait que faire, et une fois fait, chacun d'eux s'était mis à l'œuvre, qui de droite, qui de gauche.—Et pendant que ces braves gens trottaient, je n'aidais rien, restant lâchement dans la coulisse et venant seulement aux nouvelles...

Mais que de temps perdu là encore! Que de pas et démarches inutiles! Que de courses sur fausses pistes!

—M. le préfet Haussmann est fort bien disposé pour cette idée, me disait-on; mais le Champ de Mars ne le concerne point.—Je vais au ministère de l'Intérieur.

—Le ministère de l'Intérieur voit d'un bon œil le projet de ces curieuses ascensions; mais le Champ de Mars dépend uniquement du ministre de la Guerre.

Or il m'apparaissait que généralement on avait quelque peur du ministre de la Guerre...

J'allais de l'un à l'autre, impatient, enfiévré, énervé,—découragé parfois à mettre le feu à mon ballon,—moi dessous!—Je voyais les jours s'écouler, les dernières feuilles des arbres tourbillonner sous le vent d'automne,—et l'hiver accourant!

—L'hiver! Pour moi Moscou et la Bérésina!

Enfin Malherbe vint! dit Boileau.—Ce n'était pas Malherbe, ce fut Victorien Sardou. Il était réservé à Sardou d'enlever la position.

Il faut savoir que Sardou, par une rencontre de fortune, s'était trouvé, un très-beau matin, acquéreur du château des princes de Béthune sur le coteau de Marly, tout justement au-dessous de la propriété du maréchal Magnan.

On avait voisiné, et comme notre Sardou n'est pas charmant seulement au Gymnase, le maréchal, qui chaque soir, au retour de Paris, montait à pied la côte derrière ses chevaux, entrait presque quotidiennement chez son aimable voisin, et se délassait des travaux de la journée en faisant quelques tours de bonne causerie sous les grands arbres du jeune auteur.

Sardou, toujours vaillant, toujours prêt, eût attaqué la place dès le jour même; mais le maréchal n'était ni à Marly ni à Paris. Il accomplissait je ne sais quelle besogne militaire dans quelque place forte,—Strasbourg, je crois,—que je donnai de bon cœur à tous les diables à ce moment-là.

Il fallait attendre.

Je n'attendis pas longtemps.

Deux jours après, je recevais de mon ami le mot que voici.—Je n'ai pas besoin de souligner toute l'indulgence, toute la délicatesse de ce billet:

«Marly-le-Roi, jeudi 17.

«Mon cher ami,

«Enlevé, le ballon!... J'ai vu hier au soir le maréchal, qui te donne tout le champ de Mars. C'est solennellement promis, mais il désire te voir pour te remettre la permission écrite en mains propres. Va donc le voir aujourd'hui à la Place, de midi à deux heures: il t'attend. Je ne saurais d'ailleurs assez te répéter que tu n'as rien à demander, que la chose est accordée...........


«Et là-dessus, bonne poignée de main, courage, en avant!

«Ton dévoué de cœur,
«Vict. Sardou.»

«P. S. Si tu as encore besoin de moi?...»

Je me présentai donc chez le maréchal Magnan, et en complétant les détails que Sardou lui avait indiqués sur le but de mon entreprise, je le remerciai d'aider au grand œuvre de la future Navigation Aérienne.

Mais je tiens à dire—et je tiens à dire tout de suite—que j'eus bientôt à remercier le maréchal pour quelque chose de plus.

S'il avait paru s'intéresser d'abord à ma théorie du Plus lourd que l'air, s'il aida puissamment l'entreprise de mes ascensions, il ne me fut pas possible plus tard de ne pas voir qu'il portait un intérêt autre et au moins aussi réel à ma situation personnelle, si périculeusement engagée d'abord, si gravement compromise ensuite.

Quelque peu surpris, me parut-il un instant, que notre religion ne fût point précisément la même,—ce qu'honorablement je n'aurais pu ne pas lui témoigner,—il n'en fut ni moins bienveillant ni moins cordial, et j'eus surtout lieu d'être plus d'une fois touché de la préoccupation de père avec laquelle il s'inquiétait toujours du sort des chers miens... Il est des paroles qu'on n'oublie pas, et d'autant qu'on les attendait moins.

Pour moi plus qu'un autre, je regarde comme un devoir de dire que j'ai trouvé le maréchal Magnan essentiellement bon et humain.

Je crois pouvoir ajouter que, si j'ai un vice, ce ne sera jamais le plus abominable de tous:

—L'ingratitude.

Contre le soupçon de flatterie, je ne pense même pas à me défendre.

Tout fut bientôt réglé avec le ministère de la guerre, où je trouvai aussi bon accueil de MM. le général De Jean et du colonel de La Pisse, que je l'avais reçu des généraux Soumain et de Villiers, et du colonel Sautereau.

On eût dit qu'il y avait un mot d'ordre de bienveillance, d'encouragement et d'affabilité.—Plus lourd que l'air ne comptait plus ses conquêtes!

Je n'avais plus qu'à m'occuper des préparatifs matériels de ma première ascension. Je dis première, car, bien que je n'eusse d'abord songé qu'à obtenir une fois le Champ de Mars,—ce qui eût été une ruine plus que complète,—le maréchal, qui y voyait d'un peu plus loin que moi, me l'avait libéralement et spontanément donné pour quatre.

Il fallait d'abord s'occuper du gaz.—De par le privilége de l'indiscipline qui dut me faire essayer jadis de trois collèges, qui furent pour moi moins qu'électoraux,—Versailles, Lyon et Bourbon, à Paris,—il n'est pas un coin de rue où je ne me cogne du nez contre un ancien condisciple.—J'allai donc trouver le soir même mon vieux camarade Forqueray, ingénieur de la Compagnie Parisienne du gaz.

Je fus étourdi, renversé de ce qu'il m'apprit:

—La grosse prise se trouvait derrière l'École Militaire.

—Pour amener le gaz au centre du Champ de Mars avec des tuyaux de cinquante centimètres,—(en avait-on suffisamment dans les magasins?)—il s'agissait de creuser une tranchée de douze cents mètres, à un mètre cinquante de profondeur.

—Pour préparer et exécuter cette besogne, il fallait un travail de je ne sais combien d'hommes pendant je ne sais combien de jours et de nuits.

—La Compagnie Parisienne, appréciant les pertes et autres dérangements réels que lui causait tout gonflement de ballon, ne donnait dans ces cas le gaz qu'à 40 centimes le mètre cube, 10 centimes de plus qu'au prix ordinaire:

Donc, 6,000 mètres,—total: 2,400 fr.

Mais ce chiffre n'était rien vis-à-vis de l'effroyable dépense des tranchées.

Et il y avait encore une autre question vers laquelle je n'osais même pas me retourner:—l'argent pour tout cela!...

Ces détails me furent confirmés par M. Lepeudry, ingénieur en chef du service extérieur.

C'était grave;—mais j'avais une telle foi dans mon talisman,—le Plus lourd que l'air!—Au bout du compte, tout cela n'était guère qu'impossible!

Il fallait d'abord m'adresser au Conseil d'administration même de la Compagnie du Gaz.

Le lendemain matin,—Plus lourd que l'air!—je me présentais au Conseil d'administration même.

Je connaissais quelques visages dans le conseil, visages qui dès longtemps s'étaient montrés bienveillants à mon endroit, bienveillance dont j'avais toujours tâché de ne point démériter.

Il y avait, d'abord pour moi, MM. Émile, Isaac et Eugène Pereire,—mes trois premiers actionnaires de la rue Saint-Lazare, auxquels j'avais donné jadis jusqu'à 87 fr. 56 c. pour 100.—Nadar aux Pereire! Quelle gloire!—et auxquels j'ai donné beaucoup moins depuis...

Mais je patiente,—et eux aussi, j'espère!

Il y avait encore mon ancien voisin de Maisons-Laffitte, l'honorable M. Dubochet,—et M. Bixio, un ancien aéronaute!—et M. de Gayffier, directeur de la Compagnie, et M. Rhoné, et qui encore?...

Le conseil était nombreux: une imposante vingtaine de notabilités...

Grâce à la présentation de M. Émile Pereire, je suis introduit aussitôt,—et je commence par établir avec autant d'aplomb que si je n'avais parlé devant des gens qui en savent sur tous points cent fois plus que moi,—ma théorie du Plus lourd que l'air...

Quelques objections,—légères.—Passons! Mais non sans constater, tout en passant, le bon vouloir général que je trouve là encore.

J'arrive au but,—et je demande simplement à la Compagnie de me faire exécuter immédiatement les travaux nécessaires.

Accordé!

Parbleu!—Plus lourd que l'air!

Je remonte au bureau de l'ingénieur, mon ami

—Ton devis de tranchée, location de tuyaux, pose et dépose est formidable, me dit-il. Sais-tu que nous allons dépasser 20,000 francs?...

—Bigre! c'est roide!—Et le gaz à part?

—Et le gaz à part.

—Marchons toujours!—Plus lourd que l'air! vaut bien ça!

—Ensuite, nous ne pouvons rien commencer sans l'autorisation civile pour l'ouverture de la tranchée sur la voie publique, et l'autorisation militaire pour l'ouverture sur le Champ lui-même.

—Je cours les chercher.

—Mais c'est impossible! tu n'as plus qu'un jour, malheureux! et il faudrait ces autorisations non pas aujourd'hui, mais immédiatement, avant-hier,—et encore!

—Nous les aurons!

—Il est fâcheux qu'on ne puisse même pas parler d'un moyen qui économiserait une partie des frais énormes de fouilles: ce serait de déposer nos tuyaux sur le sol, le long de l'École Militaire et de l'avenue Suffren, en les enfouissant seulement sous les voies traversées.—Mais malheureusement cela est absolument contraire à tous les règlements, et tout notre Conseil d'administration réuni, ses président et vice-présidents en tête, n'obtiendrait pas la dépose sur la voie publique d'un bout de cinquante centimètres pendant cinq minutes.

—Moi, je l'obtiendrai!

—Tu es fou.

—Comment, fou? Qui pourrait dire non quand il s'agit d'une chose comme celle que je tente!—Plus lourd que l'air!!—À qui faut-il s'adresser pour ces machines-là?

Je note ma série d'adresses sur mon calepin, je me précipite dans mon fiacre, je cours chez un digne magistrat, très-considérable et très-considéré, un de ces hommes devant lesquels toutes les portes s'ouvrent d'elles-mêmes.

À point nommé je le trouve, et je lui dis, à cet homme dont les précieuses secondes sont comptées:

—Au nom de l'incontestable—Plus lourd que l'air!—que je me trouve, faute d'un autre, avoir l'honneur de représenter,—je vous somme de venir avec moi pendant deux heures!

L'excellent homme met son chapeau.—Plus lourd que l'air!

Dans la journée, j'ai vu M. le secrétaire général de la Seine, et M. Alphand, et M. Hombert, et M. Grégoire, et M. Nouton, etc., etc., etc.

Tous acquiescent,—Plus lourd que l'air!—l'un par l'autre.—J'ai toutes les paroles, pas une signature: il n'y avait littéralement pas le temps de signer...

—Et rendez-vous général est pris pour le lendemain matin,—un dimanche!!!—à huit heures précises, au Champ de Mars,—entre les ingénieurs et les inspecteurs de la Ville,—les ingénieurs et inspecteurs de la Compagnie du Gaz,—et mon brave ingénieur ami,—et ses contre-maîtres,—et ses terrassiers.

Plus lourd que l'air!

Je rentre moulu, et je me couche.

Mais je ne dors pas!

À huit heures, j'arrive au Champ de Mars.—Je suis le dernier! Tout le monde—Plus lourd que l'air!—est à son poste; les ingénieurs et inspecteurs de la Ville prennent mot premier et dernier avec les ingénieurs et inspecteurs de la Compagnie du Gaz,—les toiseurs mesurent,—les contre-maîtres tracent,—et enfin les terrassiers attendent, échelonnés sur lignes, chacun à sa place, la pioche en l'air!...

—Eh! que c'est long! Qu'attendent-ils donc? dis-je à Forqueray.

—Ton signal! me répond-il en souriant.

Plus lourd que l'air!!! Partez! criai-je.

Et toc! toc! toc! toc!—Les voilà tous partis, comme au Pont cassé du sieur Séraphin.

Tout le monde s'est entre-salué. Les ingénieurs remontent dans les quatre ou cinq voitures respectives qui les remportent.

Je les contemple, et j'ai un instant d'ahurissement, de quasi-hébétement comme somnambulesque.

Puis je prends le bras de mon ami,—et avec un éclat de rire:

—Quand je pense à tout ce gros monde que j'ai remué depuis quinze jours, quand je vois tous ces gens très-sérieux que vous êtes ici, arrivés tous, comme au doigt et à l'œil, pour que ma volonté soit faite,—ma volonté à moi, sans science, sans influence, sans prestige aucun,—il y a des moments où je me demande si je ne suis pas fou,—ou à défaut de moi si ce n'est pas eux?

«Ni eux, ni moi, ô mon ami!—C'est PLUS LOURD QUE L'AIR! qui commence à avoir raison!

XIV

Le Quand même! et le Géant. — Le Titan. — Détails. — Quatre cent mille entrées! — Hélas! — M. Nusse. — Créons l'épave! — M. le préfet Boittelle. — Une faveur personnelle! — Méprise. — Le grand siècle... scientifique. — Circenses! — Simple bilan. — Explication nette. — L'entente. — Une queue de chien! — Au Pré-Catelan. — Robespierre Ouistiti. — Un secrétaire de l'Aéronaute. — Feray ou l'Homme électrique! — Louis Blanc historien. — L'ange de la calvitie. — Léonidas. — C'est Nadar! — Merci!

Les journaux annonçaient déjà à l'envi la première ascension du Quand même!

J'avais d'abord eu l'idée, en effet, de prendre simplement ma devise pour baptiser mon aérostat.

Mais, en approchant du moment décisif, j'avais éprouvé une certaine répugnance—d'abord vague, très-nette ensuite—à soumettre à la publicité et aux aléas divers ma devise, qui me semblait à ce moment être une partie de moi-même.—Conseil fut tenu: Géant fut proposé par mon ami Daniel Kreuscher, mis aux voix et adopté.

Le lendemain, on me proposait le mot Titan, qui m'eût convenu mieux. Mais il était trop tard.—Si j'ai le malheur de faire un autre ballon, il s'appellera le Titan.

Il nous restait quelques jours à peine jusqu'à celui fixé pour la première ascension, le 4 octobre.—Ces derniers jours et les nuits dernières se passèrent dans une exaspération d'activité dont mes agitations précédentes ne m'avaient même pas donné l'idée.

Il s'agissait d'être prêt à l'heure dite et de ne faillir à aucune des promesses faites par moi dans les journaux. Plus encore, et dans certaines limites, j'avais à me préoccuper de celles faites en mon nom.—Je l'ai bien vu!

Tout nouveau au métier de directeur de spectacle, je n'étais pas sans émotion vive en pensant à cette responsabilité,—qu'il m'eût été singulièrement plus commode et plus profitable, à tous les points de vue, de laisser assumer par quelque autre.—Malheureusement, personne autour de moi n'eut cette simple idée, ni moi non plus.

J'eus donc à disposer tout:

Dessin des affiches,—découverte et achat des pierres lithographiques dans les dimensions extravoulues,—compositions et tirages lithographique et typographique,— visa, autorisations,—timbre,—affichage,—envois aux foyers des théâtres.—Composition, correction, tirage, publicité et mise en vente du premier numéro de l'Aéronaute.

Composition, tirage double, découpage, tirage et numération des billets d'entrée, et distribution à l'avance dans les établissements publics.

Après discussion, je m'étais, comme toujours, rangé à mon opinion,—et j'avais fait tirer le modeste chiffre de 400,000 billets,—je dis quatre cent mille.—Et encore n'étais-je pas bien sûr de ne pas manquer!...

Il me paraissait plus qu'impossible que la population tout entière, riches et pauvres,—les trop pauvres pourraient voir encore par-dessus les treillages d'enceinte à hauteur d'appui,—n'accourût pas à ce beau spectacle et ne s'empressât d'apporter cinq ou six cent mille francs, du premier coup, à ma Société du Plus lourd que l'air...

J'apportais tant, à moi tout seul!...

Hélas!...

Pour découper, timbrer et compter ces 400,000 billets, les intimes se présentèrent. Un service de permanence fut installé, qui ne s'arrêta plus ni jour ni nuit.—Et en voyant ces bons amis, les manches retroussées, et ces belles dames qui se disputaient les places et se relayaient autour de la grande table, dans ma salle à manger transformée en atelier,—un vieillard de nos visiteurs se rappelait ses souvenirs de l'émigration...

J'avais encore à me présenter aux administrations de chacun de nos chemins de fer et à organiser à temps utile des trains de plaisir sur toutes les voies jusqu'à dix et vingt lieues de distance.

Puis, à choisir mon personnel administratif, celui des bureaux de perception, etc.

Et encore tracer les cercles des enceintes, combiner les entrées et issues, piétons, cavaliers, voitures;—traiter pour les treillages, les banquettes, les bureaux, etc.

L'administratif aggravait tout cela. L'administratif est terrible chez nous: vous ne faites pas un pas sans vous y heurter. Pour insérer votre chien jusqu'à Asnières dans le tiroir grillé du wagon,—où il est si mal,—il vous faut passer par à peu près autant de formalités que pour acheter une propriété de cent hectares.—J'omets assez d'autres détails plus gros pour passer sur toutes mes courses et démarches administratives.

Il en est cependant une trop importante pour être oubliée, car je pus presque croire un instant qu'elle allait mettre à vau-l'eau tout mon ensemble de combinaisons.

Quatre jours avant l'ascension, je me rendis à la préfecture de police, auprès du chef de la police municipale, M. Nusse.

Je trouvai un homme plein de politesse et de bon vouloir:

—En mettant à ma disposition le Champ de Mars, Monsieur,—dis-je à M. Nusse,—j'apprécie que l'on m'a donné en main une arme de premier choix: longue portée, précision, rien ne me manque pour atteindre mon but.—Mais ce très-bel et très-bon outil, c'est justement lui qui me fera d'autant mieux sauter la cervelle, à moi-même, si vous ne m'assurez la jouissance certaine de ma possession.—Vous savez ce qu'est la populace parisienne à certains jours, et je n'ai pas besoin de vous rappeler les précédents de l'histoire aérostatique, Miolan et Janinet, Deghen, de Lennox, etc., etc.—Les masses sont hostiles aux nouveautés: les ballons, comme les chemins de fer, sont restés une chose nouvelle et d'une excitation particulière. Il y a toujours des gens pour jeter du haut d'un pont des solives ou des pierres sur les rails avant le passage du train; il y a toujours des gredins dévorant mal leur envie de porter préjudice à tout aérostat; il y a toujours surtout des mains démangées du besoin de créer la première épave...—Si je n'avais pas, dix fois pour une, certitude d'être bien couvert par vous, je...

Le chef de la police municipale me rassura, me promettant de me donner tout le personnel nécessaire: le service des agents se combinerait avec celui de la troupe, très-obligeamment mise à ma disposition par le maréchal Magnan.

Il m'engagea, pour me rassurer mieux encore, à faire une visite au préfet de police lui-même, M. Boittelle.

—Je pense que cette visite est inutile, répondis-je, du moment que j'ai votre promesse, que je prends comme très-bonne.—M. Boittelle a ses petites affaires, j'ai mes grosses. À quoi bon nous déranger tous les deux et nous faire perdre du temps?...

M. Nusse insista: je n'avais plus à refuser et je me rendis auprès du préfet, qui, à ma satisfaction, voulut bien me faire introduire aussitôt que je lui fus annoncé.

M. Boittelle, avec lequel je n'avais pas encore eu l'avantage de me rencontrer, me parut un homme de nette et franche allure, le regard bleu (?) bien clair et toujours de face: je me sens à mon aise à croiser ces regards-là.—Il m'était impossible d'ailleurs de ne pas reconnaître que son administration n'avait jamais fait grand bruit: «—Heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire!» a-t-on dit: il faut savoir gré aux polices honnêtes femmes qui ne font pas parler d'elles.—Je savais enfin que M. Boittelle aimait les tableaux, et j'en voyais quelques-uns fort bons autour de nous:—tout s'annonçait bien.

—Ah! monsieur Nadar! je suis bien aise de vous voir! J'avais à vous parler; prenez la peine de vous asseoir.

—Ce n'est pas la peine, monsieur: je ne veux pas abuser de vos instants.

—Veuillez vous asseoir.

Je m'assieds.

—Monsieur Nadar, l'administration supérieure a pour vous une bienveillance tellement inouïe,—inexplicable, que je ne puis que m'incliner et obéir.—Mais ce ne sera certainement pas sans vous avoir dit—ce que j'ai à vous dire!

Ce préambule commandait l'attention: j'attendis.

—Monsieur...

Mais je me trouve ici un peu embarrassé, la matière traitée devenant délicate et les mots propres s'étant trouvés articulés sans aucune recherche de périphrase. Je sens qu'il peut y avoir là une question préliminaire de simples convenances vis-à-vis de mon interlocuteur, dont je reconnais être resté l'administré obligé,—De plus, en répétant dans sa forme remarquablement précise le gros reproche que M. Boittelle avait, me parut-il, singulièrement à cœur de m'adresser, je ne voudrais pas du tout avoir l'air de me livrer à une bravade inutile—ce que je dédaigne le plus—et qui n'aurait même pas l'excuse d'être périlleuse.—D'autre part, cependant, comme on va le voir, il m'était impossible d'omettre cette entrevue dans les Mémoires du Géant...

Qu'il suffise donc d'indiquer que M. le préfet, parfaitement au courant des choses d'après ses fonctions, appréciait que je manquais un peu trop d'enthousiasme pour le gouvernement actuel. Il trouvait encore à redire à mon éloquence trop vive, trop pittoresque et insuffisamment intermittente...

Je dois reconnaître de moi-même qu'en réalité je ne m'étais guère essayé dans le genre Cantate...

—... Vos opinions vous appartiennent, Monsieur, continua M. Boittelle. Mais ce que je ne saurais comprendre ni admettre, c'est qu'un homme dans ces dispositions d'esprit s'adresse au gouvernement pour en obtenir une—FAVEUR PERSONNELLE...

Je me redressai comme un ressort de montre: pour moi c'était l'offense, et la plus grave!

—...et si quelqu'un, dans votre cas, s'adressait à moi pour obtenir une faveur, voilà le cas que je ferais de la demande!

Et le préfet froissait un papier.

Je ne saurais dire de quelle couleur j'étais...

—Vous n'avez sans doute pas cru, Monsieur, répliquai-je, que je me retirerais sans vous avoir répondu à mon tour ce que j'ai à vous répondre! Vous devez connaître l'homme qui est devant vous, vous qui tenez nos cœurs dans votre main,—et vous devez bien savoir dès lors que, s'il s'agissait ici d'une—faveur personnelle,—comme il vous plaît de dire,—vous ne verriez pas cet homme ici, pas plus que personne ne le verrait ailleurs! Vous faites une confusion complète, Monsieur: je ne viens rien chercher chez vous, j'APPORTE,—et si à votre siècle, qui a déjà trouvé la vapeur, l'électricité et la photographie, je suis, —moi, artiste, moi, homme d'imagination, moi, ignorant,—la cause déterminante d'un mouvement, d'une agitation, d'où sortira la Navigation aérienne,—eh bien! Monsieur, on pourra saluer chapeau bas ce grand siècle...—scientifique!

«Quant à mon profit particulier, je vais vous le dire, et il est vraiment trop clair:—c'est que, père de famille, j'engage là le pain de mon enfant et ma peau.—Voilà ce que je revendique et ce qui me revient comme—faveur personnelle...

«Reste un côté intéressant et bon encore à examiner, le côté circenses, qui ne saurait être ici indifférent. Je vous donne, Monsieur, le plus beau, le plus grandiose, le plus émouvant spectacle qu'il aura été jamais donné à un homme de contempler.—Or, qui suis-je? Un homme sans fortune aucune.—Combien me coûte à moi ce spectacle? Cent mille francs! (—ce devait être le double!).—Et à vous, gouvernement, si intéressé à cette grande chose, que coûte-t-il?—L'abandon pendant une demi-journée d'une parcelle de la voie publique inoccupée et sur laquelle, de tradition, tout aérostat a son droit.

«Voyez-vous bien maintenant, Monsieur, que, comme j'avais l'honneur de vous le dire, je ne viens rien chercher chez vous, mais que j'y apporte.(—Je me répétais, ne varietur.)—Et trouvez-vous encore, Monsieur, qu'il s'agisse ici de—faveur personnelle?

L'évidence était telle qu'elle ne laissait pas un doute possible.

Mais cette explication était nécessaire pour que la lumière se fît,—et je crois qu'elle se fit complète. On mu connaît vite, parce que, jouant franc jeu, je n'hésite jamais à abattre mes cartes. La netteté de mes paroles ne pouvait qu'être appréciée par un homme qui me semblait aussi net lui-même et qui, pensais-je, avait assez à cœur sa propre conviction pour respecter toute réserve d'une autre conscience.

De ce moment, et le premier nuage franchement dissipé, je trouvai dans M. Boittelle une bienveillance qui ne s'est plus démentie un instant.—Les quelques désordres de la première ascension, explicables par la confusion d'un début, furent sévèrement prévenus pour la seconde, où, de ce côté, tout fut au mieux.

Il y avait nombre de points sur lesquels j'avais besoin de facilités.

Exemple. Il était une fois advenu qu'un équilibriste de l'Hippodrome s'était tué, la corde pourrie s'étant rompue sous lui.

Aussitôt, et en conséquence logique, l'administration avait décrété—qu'à l'avenir les aéronautes et leurs aides seraient seuls admis à monter dans les ballons.

En dépit de mes ascensions antérieures et de mes brevets d'aérostier photographe, j'avais moi-même été victime une fois de ce règlement prohibitif.

M. le préfet comprit bien vite qu'avec les dimensions extraordinaires du Géant et vu le nombre très-limité des aéronautes de profession, il me fallait compléter ailleurs l'équipage indispensable.

Il m'autorisa donc à emporter avec moi autant de personnes que je voudrais,—et même, en considération du but, je pense, à accepter des passagers payants.

Concession qui, par le fait, se trouva d'ailleurs de peu d'importance réelle.—Car, il faut que je le dise, pour répondre à un «savant,» que rien n'empêchait de venir avec nous et qui m'a amèrement reproché sur ce point mon mercantilisme préjudiciable à la science,—sur les vingt-trois passagers de mes deux ascensions, deux seulement passèrent, comme on dit, par la caisse. Il ne m'est plus permis de ne pas les nommer: madame la princesse de la Tour d'Auvergne et M. Lucien Thirion.—Les autres voyageurs, étrangers ou amis, acceptèrent l'hospitalité cordiale.

Il y avait encore une autre préoccupation administrative, très-légitime en ce qu'elle intéressait le repos des familles: l'âge des futurs passagers.—M. Boittelle me demandait la liste à l'avance, chose impossible, vu les éventualités à prévoir: les uns se décideront au dernier moment à partir, d'autres peut-être à rester.—Je priai M. Boittelle de me laisser toute latitude sur ce point, promettant qu'il n'y aurait pas abus.

Il voulut bien accepter ma parole, et il n'a pas dépendu de moi qu'elle ne fût scrupuleusement tenue.

Ainsi de toutes les autres difficultés,—et cette bienveillance du préfet me fut d'autant plus précieuse qu'il savait bien qui elle aidait.

Aussi, à peine de retour de Hanovre, j'écrivis de bon cœur à M. Boittelle que, ne devant plus, selon les probabilités, avoir affaire avec la préfecture pour d'autres ascensions, je ne prendrais certainement pas congé de lui sans lui exprimer l'excellent souvenir que,—notre petit choc de début oublié,—je gardais de mes rapports avec son administration et lui-même.

Il me fit l'honneur et le plaisir de sa visite;—et comme il était assis auprès de mon lit:

—Une chose dont je n'aurais eu garde de vous parler avant, lui dis-je, mais que je savais bien et vous aussi, et dont je puis causer à mon aise avec vous après:—quelle jolie queue de chien d'Alcibiade je vous ai, sans le vouloir autrement, coupée là!—Pendant huit jours, pas même un mot du Mexique!...


C'est ici que je dois encore mes remercîments aux excellents amis qui m'assistèrent de leur concours si utile dans ces derniers et multiples préparatifs,—Daniel Kreuscher, G. Arosa, Pau, L. Delair, Piallat, St. Godefroy, A. Courbe, Baulant, Engel, etc.

Deux alliés inattendus vinrent se joindre à ces dévoués.

Je regardais, un jour, gonfler au Pré-Catelan un de ces ballons primitifs qu'on appela ballons à feu, puis Montgolfières,—et que l'aîné des Godard avait cru pouvoir surbaptiser en les nommant Montgodarfières.....(!!!)

Rien de plus beau au monde,—y compris même et certainement l'ascension d'un aérostat à gaz,—rien de plus émouvant que le spectacle de cette masse s'enlevant avec majesté et emportant, à côté de ses voyageurs, une fournaise qui vomit la flamme et les étincelles.

(—Quand elle s'enlève!....)

C'était fort terrible à voir gonfler, un peu plus encore, je crois, à monter,—et descendre, donc!—Les bottes de paille disparaissaient, lancées coup sur coup dans un brasier d'où la flamme s'élançait à courte échappée par un tuyau d'un mètre de large, flamboyante avec des milliers de crépitements, sous l'enveloppe de toile...

Un petit monsieur vient à moi, tout petit, méridional en diable, le front le plus renversé que j'aie vu de ma vie, les cheveux retroussés et retombant en arrière comme des baguettes:—un Robespierre Ouistiti.

Il se présente en se nommant. C'était Saint-Félix (Théobald!)—le désespoir de l'excellent Jules de Saint-Félix qu'un journal, abusé cette fois de plus—et ce ne sera pas la dernière!—faisait monter encore l'autre jour en ballon avec nous au lieu de celui-ci:—Saint-Félix, la préoccupation de Périchot, qui, littérateur lui-même, m'a demandé l'autre jour, les yeux dans les yeux,—si Saint-Félix était un bon auteur...

—Vous avez fait plusieurs ascensions, monsieur Nadar: vous êtes mon ancien et je viens vous saluer. Celle-ci va être ma première.

Je regarde mon petit homme. Il parlait de tenir compagnie à cette fournaise, à mille mètres en l'air, comme s'il se fût agi de boire un verre d'eau.

—Vous montez là-dedans, monsieur! lui dis-je.—Et, sans indiscrétion,—y avez-vous affaire?

—Pas le moins du monde!

—Alors vous êtes un imbécile...—Permettez, permettez!!! mais si vous n'y montez pas, je prends la place!

De là, comme dit H. Monnier, data notre liaison, très-passagère.—Saint-Félix venait donc nous offrir son concours—absolument désintéressé! m'assura-t-il.

J'acceptai de bon cœur cet auxiliaire, et pour reconnaître le bon vouloir qu'il témoignait, je lui dédiai, en attendant nos ascensions, les fonctions purement honorifiques de secrétaire de la rédaction de l'Aéronaute,—paraissant au moins douze fois par an! disait le titre,—en attendant qu'il dirigeât la comptabilité de nos futures recettes.

Il confectionna donc avec moi le premier numéro; mais il m'aida surtout, d'une manière générale et comme il put, à me débrouiller, tant bien que mal, des difficultés administratives et de l'innombrable, effroyable correspondance qui nous pleuvait matin et soir de tous les mondes habités.

Il prit sa place dans les deux ascensions du Géant,—la seconde fois, malgré un pressentiment obstiné qui ne l'arrêta point,—et il supporta ses graves blessures avec courage et résignation.

Notre second auxiliaire imprévu s'offrit dans la personne étrange d'un brave garçon que tout Paris connaît.

Feray, barbe blonde en toute venue, chauve comme dix académiciens,—(analogie passionnelle: la Souris, «ce petit animal vorace et inquiet,» a dit Buffon; mais Feray fait défaut comme voracité, manquant même du simple appétit),—Feray fait miroiter dans toutes les rues de la ville, au soleil Parisien et à la pluie, depuis tout à l'heure vingt ans, son crâne toujours nu et blanc comme l'ivoire. Ce crâne provoquant, en mouvement toujours, semble appeler les alouettes. Feray affirme que l'usage du chapeau lui donne mal à la tête.—Des théories! Passons.

Feray est un excellent homme, qui possède une vertu que j'estime fort: l'indignation, cet enthousiasme retourné. Feray a soif de justice: il se met en avant dès qu'il voit ou croit voir une iniquité. Un mauvais plaisant, à la suite d'une querelle de bal masqué, l'avait jadis baptisé: «—L'homme—qui—m'a—arrêté—quand—j'ai—battu—le—Turc.»—C'était un peu long. Feray a protesté, d'autant plus justement que les profanes allaient chercher midi à quatorze heures à propos de cette inoffensive plaisanterie. Feray est d'ailleurs connu de tous les honnêtes gens et il est même passé à l'état de figure historique: en 1848, il fut élu vice-président de la Commission du Travail, installée au Luxembourg,—et Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution de 1848, le remercie de l'avoir débarrassé au 15 mai, non sans danger personnel, des gardes nationaux qui s'apprêtaient à lui faire un mauvais parti.

Ce personnage bizarre, légendaire, éternel, éburnéen, que vous avez rencontré, dans tous les lieux publics, toujours nu-tête, toujours courant et remuant,—section des Agités,—cet «Homme Électrique,» comme l'a si éloquemment dénommé le journal le Hanneton; cet Ange de la calvitie, ce genou exaspéré exerce une profession honorable en même temps qu'inouïe:—de plus en plus invraisemblable, l'honnête et chauve Feray vend de l'eau—pour conserver les cheveux!

J'ai tiré l'échelle.—Feray, donc, que toute agitation irrésistiblement attire, vint nous offrir ses services,—et c'est lui, ce Crâne des crânes, qu'on vit à la fois en vingt endroits, dans son privilège d'ubiquiste, comme une comète échappée, courant à pied, à cheval et en mylord par les foules: «—C'EST NADAR!» disaient sur ses pas les personnes incompétentes ou ordinairement mal informées;—et Feray ne m'en a pas voulu!—Il fut terrible comme Léonidas au seuil de l'enceinte de manœuvre, et on m'assura même qu'il m'avait un peu brouillé avec quelques journalistes.

Le regret que j'en ai ne m'empêchera pas de remercier ici ce bon et énergique garçon de son excellente volonté et de son assistance très-efficace dans les fonctions générales, délicates et difficiles qu'il avait spontanément assumées.

Quant à son Eau merveilleuse, je jurerais qu'elle est héroïque—même contre les migraines et les névralgies...

—du moment qu'il le dit?...

XV

L'hospitalité de M. Leturc. — La maison Godillot. — Un faux M. de Morny. — Eugène Delessert! — Une photographie qui n'a pas besoin de retouches. — Le Robinson des Airs. — Le Canard à Collier vert. — Des vitriers! — Je restitue le gigot. — L'échelle de cordes! — Règlement de bord. — Ne pas se détester quand même! — Une omission réparée. — Autocrate, quoique... — Motifs à l'appui. — La parole d'honneur!... — Trop d'hospitalité. — Je me corrigerai peut-être... — Avis! — Les enveloppes polyglottes. — L'homme à la feuille de vigne. — L'attente. — Les trois nuits... — Un télégramme à cheval. — L'interprète de Rethem. — Si!... — Le venin ne raisonne pas. — Calomnions! — La leçon Chinoise. — Une porte doit être ouverte! — Les timbres de l'avenir.

Le jour de l'ascension approchait.

De l'immense atelier, alors vide, où M. Leturc lui avait donné la plus large hospitalité et où il avait reçu les derniers sacrements, le Géant avait été transporté à la maison Godillot, de l'avenue Dauphine, et exposé là à la curiosité des visiteurs invités par cartes et même non invités.

Car tout le monde était accueilli, et j'avais voulu, malgré conseils autres, que cette exhibition fût gratuite. Le Géant me semblait un aérostat trop bien né pour agir autrement.—Le résultat des futures ascensions, dix fois certain pour moi, ne me permettait-il pas, au reste, de dédaigner ce misérable appoint?...

Une foule considérable se portait chaque jour à l'avenue Dauphine, où les voitures faisaient queue. Les plus gros personnages venaient examiner l'énorme ballon gonflé à un septième seulement, faute d'élévation sous ces voûtes pourtant si hautes; les dames envahissaient la nacelle, les plus hardies grimpaient par l'échelle intérieure sur la plate-forme.

Je fus assez surpris de voir entrer un jour,—à cheval,—un personnage qu'on m'assura être M. de Morny.

Il est probable qu'on se sera trompé, puisqu'il y avait là des femmes et que ce cavalier, sans mettre pied à terre, garda tout le temps son chapeau sur la tête.

Mon ami Delessert, alors directeur de la maison Godillot, allait, venait, se démenait. Cette ballonnerie l'avait jeté dans une surexcitation extraordinaire. On m'a assuré qu'il n'en dormait plus, et je le croirais volontiers.

Eugène Delessert est de cette brave et loyale famille protestante dont tout Français sait le nom, neveu, si je ne me trompe, de feu Benjamin Delessert, qui fut, par excellence, non pas seulement un honnête homme, mais l'honnête homme. Il a fait souche.

Eugène est le Delessert terrible de la tribu des Delessert. Il a fait dix ou douze fois le tour du monde, a visité cinq fois la Californie seulement et six fois l'Australie.—Il faudra que je lui demande de nous amuser à compter un jour ensemble les tonnes d'or qu'il doit en avoir rapportées...—Il parle toutes les langues connues et peut-être encore le Javanais. Il a chassé le bison des savanes avec les Delawares et les O Jib Be Was, l'ours blanc en Norvège, le renard bleu au Groënland, et il a allumé son cigare à la dernière lave incandescente des cratères éteints de l'Himalaya. Vice-président du Comité de Vigilance à San Francisco, il a fait pendre ou a pendu lui-même dix ou douze coquins, dont il a, je crois bien, gardé la corde, et, mêlant l'utile à l'agréable, il a fondé le premier hôpital Français en Californie. Il fait des armes, monte à cheval, plonge, frète des navires, rédige des actes commerciaux et peint l'aquarelle. Il a tout vu, tout connu, j't'embrouille.—Maigre et sec comme don Quichotte, solennel comme Chinga-Kock, sobre comme Caleb, brave comme Garibaldi, imprudent comme... moi,—infatigable, ingénieux, inépuisable en ressources, cet homme universel qu'on ne saurait rêver sans une gibecière de voyage au côté et un rifle sur l'épaule, eût improvisé un dîner à trois services aux derniers jours du siége de Mayence, comme il vous inventerait une salade de romaine au milieu des sables du Sahara:—un type accompli des Robinson Crusoé passés, présents et futurs.

D'autre part, chaste et vertueux comme le Canard à Collier vert,—la seule espèce en ornithologie, dit-on, dont le mâle couve.

Une anecdote.—À Londres, un jour de fête, il se promenait, taciturne à son ordinaire, dans les salons publics de Cremorne.—Tout à coup il s'élance à grands coups de canne et les glaces volent en éclats... L'assistance, d'abord stupéfaite, s'indigne; un cercle, de plus en plus menaçant, se resserre autour du Français insolent qui ose attenter aussi brutalement à la propriété Anglaise: des cris sont poussés qui vont être suivis d'effets...

Delessert se croise les bras, défiant la foule, et d'une voix ferme et en excellent anglais:

«—Je suis Français, j'ai vu là des caricatures injurieuses contre mon Souverain, je les ai détruites et je suis prêt à recommencer. Celui de vous qui n'en ferait pas autant s'il voyait sa Reine ainsi insultée dans notre jardin Mabille, celui-là serait le dernier des lâches!

Et les Anglais d'applaudir.—Delessert passe au comptoir, paye la casse et s'en va.

(—Il me vient là tout à point, en racontant cette histoire, un joli souvenir de Chodruc-Duclos, tuant en 1830 deux Suisses uniquement pour donner leçon à un maladroit...

Mais je garde mon souvenir pour moi, ne voulant désobliger personne...)

Delessert est le plus grave des enfants fous que j'aie jamais rencontrés de ma vie, et il me fut permis de le mesurer et apprécier au complet. On dit qu'on ne connaît bien que les gens avec lesquels on a voyagé:—quelle pierre de touche vaut alors une nacelle d'aérostat!

Ce Delessertissime devait donc partir avec nous. Après tous les modes de locomotion humaine, c'était la première fois qu'il allait essayer de celui-là.—Aussi quelles agitations sous ce masque impassible!

Le chargement d'un quinze cents tonneaux en partance pour deux ans ne l'eût pas autrement absorbé. Cette immensité d'ateliers qui s'appelle la maison Godillot ne vivait plus, n'agissait plus, ne respirait plus que pour le Géant, dont Delessert s'était constitué l'armateur. Les forgerons forgeaient, les cordiers tressaient, les tapissiers tapissaient, les peintres peignaient,—et surtout, hélas! les fournisseurs fournissaient!—Chaque matin, en arrivant, je trouvais une nouvelle amélioration qu'Eugène m'exhibait triomphalement; chaque jour, chaque heure amenait sa surprise. On déballait des paniers de vaisselle, ou bien c'était de la verrerie:—verres à bordeaux, verres à champagne, verres à liqueur!—plus, des conserves de légumes, des viandes fumées, des fourneaux à l'alcool,—que sais-je?

J'avais beau tâcher de me mettre en travers,—lui représenter qu'il ne s'agissait pas de passer six mois entre terre et ciel,—que nous débarquerions, selon toute vraisemblance, chez des peuplades assez civilisées pour nous fournir des écuelles et quelque chose dedans. Pour toute réponse, et avec sa gravité de Janséniste, il me tendait une page calligraphiée et tirée par lui-même, comme essai de notre presse Ragueneau,—et, imperturbable, rappelait le garçon pour le tancer d'avoir oublié l'assortiment des sauces anglaises. Il jouait au ballon Géant avec le sérieux de l'enfant qui joue à la petite guerre, sans se dérider une seconde de son flegme américain. Si je m'avisais de lui faire observer que les atterrages d'aérostats ne sont pas respectueux envers les assiettes, je trouvais une heure après le vitrier en train de poser des vitres à nos petites fenêtres (textuel).

—Des vitres à une nacelle de ballon, bon Dieu!

Je vis bien, à ce dernier coup, que je n'avais plus rien à dire, et je me résignai à contempler—et à me taire.

Le moment est enfin venu de déclarer, à la face du ciel et des hommes, que c'est à Delessert que nous fûmes redevable des gigots, homards, poulets et radis triomphalement arborés à nos parois extérieures, lors de la première ascension.—J'ai joui trop longtemps dans l'opinion publique du bénéfice de cette exhibition pour ne pas regarder comme un devoir d'en restituer aujourd'hui à Delessert la gloire, qui revient à lui seul.

Mais, à côté des enfantillages, il faut reconnaître que le voyageur expérimenté se retrouvait pour nous dans de sages et précieuses précautions.

Si, entre autres, l'échelle de cordes que nous apporta Delessert avait été à sa place, c'est-à-dire pendue au cercle, au lieu d'être repliée à fond de cale,—où L. Godard s'obstina, aux deux départs, à la reléguer comme nouveauté inutile,—notre traînage en Hanovre eût été moins long, et ledit Godard n'aurait pas eu besoin d'exposer son jeune frère à se rompre le cou pour aller chercher à la force du poignet, par ces chocs terribles et pressés comme grêle, la corde de soupape échappée qui fouettait l'air...

Je dois encore rapporter que j'obtins une fois toute l'attention de Delessert et qu'il m'honora même d'un demi-sourire de satisfaction:—ce fut quand je lui présentai mon libellé du Règlement de Bord et les enveloppes en plusieurs langues destinées à renfermer les lettres que nous devions expédier de là-haut.

Delessert se préoccupa vivement de ce Règlement.—Je constate fidèlement ici sa collaboration à ce document,—qui fut admirablement tiré par les presses de Claye, et dont je n'ai pu me défendre d'envoyer bien loin des exemplaires à quelques collectionneurs excentriques.

Voici l'œuvre commune:

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