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À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 1: Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République Argentine, Chili, Pérou.

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The Project Gutenberg eBook of À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 1

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Title: À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 1

Author: Ernest Michel

Release date: September 2, 2008 [eBook #26510]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Adrian Mastronardi, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK À TRAVERS L'HÉMISPHÈRE SUD, OU MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE. TOME 1 ***

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À TRAVERS
L'HÉMISPHÈRE SUD
ou
MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE

M. Ernest Michel.

ERNEST MICHEL

À TRAVERS
L'HÉMISPHÈRE SUD
ou
MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République Argentine, Chili, Pérou.

Armes de l'éditeur

PARIS
LIBRAIRIE VICTOR PALMÉ
(SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE LIBRAIRIE CATHOLIQUE)
76, Rue des Saints-Pères, 76

BRUXELLES GENÈVE
Société belge de Librairie Henri Trembley, Éditeur
Rue des Paroissiens, 12. 4, Rue Corraterie.
1887

PRÉFACE

Sur la route de Londres à Brighton, un jeune Anglais monte dans mon wagon et s'assied en face de moi. Il a l'air pressé et fatigué, et accepte volontiers les petites provisions que je lui offre. Qu'est-ce qui vous rend si essoufflé, lui dis-je?—Je viens du Mont-Blanc et j'ai passé plusieurs nuits en route pour ne pas manquer le navire qui part demain pour la Nouvelle-Zélande, où je vais m'établir.—Vous allez donc chercher fortune?—Non; j'ai mes capitaux, mais ici ils me rapportent 3%, et en Nouvelle-Zélande 10%. Dans mon village je ne suis rien; là-bas un des premiers. Je viens de parcourir le globe dans un voyage d'investigation, qui a duré deux ans; j'ai visité tous les pays, je les ai comparés, j'ai pesé pour chacun le pour et le contre, et j'ai arrêté mon choix sur la Nouvelle-Zélande. Par son climat tempéré, ses terres fertiles, c'est celui qui présente en ce moment les plus grandes ressources et le séjour le plus agréable. Tous les objets de première nécessité y sont à bon marché, et les capitaux y trouvent un emploi lucratif. Je viens donc chercher ma famille et nous partons demain; je ne voulais pas quitter l'Europe sans avoir vu le Mont-Blanc pour le comparer au Mont-Cook des Alpes New-Zélandaises.

Puis, voyant qu'il parlait à un Français, il ajoutait: Pour quelle raison, je l'ignore, mais j'ai constaté que vos compatriotes réussissent peu dans les divers pays.

Là où ils sont venus avec nous, comme en Chine et au Japon, ils disparaissent peu à peu, laissant la place aux Anglais et aux Allemands.

Cette dernière observation fut pour moi fort sensible; je résolus donc d'aller la vérifier en faisant moi aussi un voyage d'investigation à travers le globe.

Un premier tour du monde m'a fait connaître le Canada, les États-Unis, le Japon, la Chine et les Indes. Il a été publié en 2 volumes, à l'imprimerie du Patronage Saint-Pierre, à Nice, sous le titre de Tour du Monde en 240 Jours.

Un second tour du monde vient de me faire voir le Sénégal, le Brésil, l'Uruguay, la République Argentine, le Chili, le Pérou, l'Équateur, Panama, les Antilles, le Mexique, les Sandwich, la Nouvelle-Zélande, la Tasmanie, l'Australie, la Nouvelle-Calédonie, Maurice, la Réunion, les Seychelles, Aden, l'Égypte et la Palestine.

Je publie aujourd'hui ce deuxième voyage en trois volumes. Le premier comprendra l'Amérique du Sud; le second, Panama, les Antilles, et mon arrivée en Californie à travers le Mexique et les États-Unis.

Le troisième contiendra mes excursions dans les diverses îles de l'Océanie, et mon retour par Maurice, la Réunion, Aden, l'Égypte et la Palestine.

Ces trois volumes pourront être indépendants; c'est pourquoi je les fais précéder chacun d'une préface se rapportant aux pays visités.

Dans le récit de mon premier voyage, j'ai déjà parlé de l'utilité et de la nécessité des voyages d'étude; je signale aujourd'hui un moyen de les populariser. Ce sont les billets circulaires de Tour du monde. Les Anglais les connaissent. Les compagnies anglaises de navigation, d'accord avec les compagnies américaines, donnent pour 3 à 4,000 fr., des billets pour des tours divers, passant soit par le Japon et la Chine, soit par la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Le grand touriste Cook leur donne des billets d'hôtel à des prix fixes pour tous les pays du monde, et conduit tous les ans, par ses employés, des caravanes de voyageurs dans toutes les contrées à un prix fixe, et à forfait.

Le Bradshow Overland guide leur fournit, pour tous les pays, les renseignements utiles: surface, gouvernement, commerce, industrie, agriculture, ressources diverses, nombre de nationaux et d'étrangers, mœurs et coutumes, nom et adresse des consuls, etc.

Pourquoi n'en ferions-nous pas autant? Ce n'est pas que la liberté ne soit préférable; on peut changer de plan en route, s'arrêter plus longtemps dans tel pays, etc.; mais si la liberté a des avantages pour celui qui est habitué aux voyages, un plan tout tracé, une dépense fixe, un temps limité, sont des choses précieuses qui peuvent décider les plus timides, et surtout ceux qui disposent de peu de temps et de peu d'argent.

J'indique ici trois tours que nos compagnies et surtout les Messageries maritimes et la Transatlantique pourraient organiser, en s'entendant avec les compagnies américaines.

1er TOUR. NOMS DES COMPAGNIES NOMBRE approximatif DE JOURS PRIX ACTUEL en 1re cl.
 
Du Havre à New-York. Transatlantique. 8 500 f
De New-York à San-Francisco. Chemin de fer. 7 700  
De San-Francisco à Yokohama. Pacific-Américaine. 18 1,200  
De Yokohama à Marseille, par Hong-Kong, Canton, Singapor, Ceylan. Messageries maritimes. 40 1,800  
  —— ———
  Total 73 4,200 f
  —— ———

Le prix du billet circulaire pourrait être réduit à 3,000 fr.

2e TOUR. NOMS DES COMPAGNIES NOMBRE approximatif DE JOURS PRIX ACTUEL en 1re cl.
 
De Bordeaux à Lisbonne, Dakar, Brésil, Montevideo, Buenos-Ayres. Messageries ou Transports maritimes. 20 800 f
De Buenos-Ayres, par Magellan, au Chili et au Pérou. Pacific-Anglaise. 20 1,000  
De Callao à Panama. Pacific-Anglaise. 8 500  
De Colon aux Antilles et à Saint-Nazaire. Transatlantique. 18 1,000  
  —— ———
  Total 66 3,500 f
  —— ———

Le prix du billet circulaire pourrait être à 2,500 fr.

3e TOUR. NOMS DES COMPAGNIES NOMBRE approximatif DE JOURS PRIX ACTUEL en 1re cl.
 
De Saint-Nazaire à Vera-Cruz. Transatlantique. 17 1,000 f
De Vera-Cruz à Mexico et à San-Francisco. Chemin de fer. 8 1,000  
De San-Francisco aux Sandwich, Nouvelle-Zélande, Australie. Pacific-Américaine. 22 1,050  
De Sidney à Nouméa (aller et retour). Messageries maritimes. 8 400  
De Sidney à Marseille, par Maurice, Réunion, Seychelles, Aden, Suez. Messageries maritimes. 35 1,625  
  —— ———
  Total 90 5,075 f
  —— ———

Le prix du billet circulaire pourrait être de 4,000 fr.

En un mot, les compagnies n'auraient qu'à faire un rabais de 20 à 25% pour les billets circulaires. En Espagne, en Italie et ailleurs, les compagnies de chemins de fer font un rabais de 40 à 45%. On accorderait un an de temps avec faculté d'interrompre le voyage à toutes les escales pour visiter le pays. Un planisphère indiquant ces trois tours avec prix et conditions dans le Guide-Chaix hebdomadaire en populariserait la connaissance. Ce n'est que depuis l'insertion des voyages circulaires dans l'Indicateur des chemins de fer que l'Algérie et la Tunisie commencent à être un peu visitées par nos nationaux.

Les compagnies de navigation seraient amplement compensées de leur sacrifice par le plus grand nombre de passagers, d'autant plus que la plupart du temps, aujourd'hui, leurs navires s'en vont à moitié vides.

Pour bien tirer parti des voyages, il faut s'y préparer.

La première préparation consiste à connaître au moins les éléments de la langue parlée dans le pays qu'on va visiter. Je dis les éléments, car la pratique ensuite fera le reste. Sans cela on risquerait de parcourir les villes, de visiter les monuments, d'admirer les scènes de la nature, mais on ne connaîtrait pas les hommes, qui sont le pays vivant. Il importe en effet de les interroger, depuis le gouvernant jusqu'à l'homme du peuple. À cet effet, le voyageur devra se munir de lettres de recommandation pour les savants, les commerçants, les industriels, les agriculteurs, les missionnaires, les hommes politiques. Sans cette précaution, il ne pourrait le plus souvent les aborder, et malgré sa bonne volonté, il ne pourrait connaître ce qui se passe dans le pays.

Lorsqu'on fait partie d'une Société de Géographie, d'une Conférence de Saint-Vincent de Paul et autres associations analogues, il est facile d'avoir les lettres nécessaires, car des associations similaires existent partout, et il suffit d'aborder quelques personnes bien placées dans un pays, pour que celles-ci vous fassent ouvrir toutes les portes.

La langue espagnole est indispensable dans toute l'Amérique du Sud. Celui qui la possède se fera bien vite à la langue portugaise, parlée dans tout le Brésil. Pour l'Amérique du Nord, l'Océanie, l'Hindoustan et tout l'Extrême-Orient, la langue nécessaire est l'anglaise. Dans le bassin de la Méditerranée vers l'Orient, la langue européenne la plus en usage est encore l'italien, mais le français s'y répand tous les jours davantage. L'allemand est nécessaire dans le nord de l'Europe.

Le voyageur devra lire les derniers ouvrages sur les pays qu'il va visiter, porter avec lui un thermomètre, une boussole, un baromètre anéroïde, l'Aide-Mémoire du voyageur de Kaltbruner, ou tout autre semblable, et se munir des meilleures cartes. Il est regrettable que jusqu'à ce jour les meilleures cartes soient encore celles des Anglais et des Allemands.

Un des ennuis du voyageur c'est le changement de monnaie, de poids et de mesures dans chaque pays. Comme on a unifié la poste, il serait utile d'unifier les monnaies, les poids et les mesures.

Un billet circulaire pris au Comptoir d'Escompte de Paris, ou des traites circulaires achetées à la Société générale pour le développement du Commerce et de l'Industrie, permettent au voyageur de se procurer aux banques correspondantes, dans tous les pays, la monnaie indigène nécessaire. Ces traites sont fournies au pair et sans frais. Quant à la dépense qu'on peut faire à terre, elle atteint une moyenne de 30 fr. par jour, tout compris. Les hôtels, dans tout l'Extrême-Orient, n'atteignent pas les prix des hôtels de l'Europe.

Le voyageur devra se garder de la manie des malles lourdes ou nombreuses; elles lui coûteraient autant que son voyage, sans parler des ennuis de toute sorte pour veiller sur elles. Un vêtement de flanelle de Chine, deux vêtements d'été, un d'hiver et un peu de linge de corps avec un pardessus et un châle suffisent, et le tout tient dans une valise et une courroie, qu'on peut au besoin porter à la main. Les objets de curiosité qu'on achète en route sont facilement et économiquement expédiés en Europe, du premier port qu'on rencontre.

Quelques-uns s'imaginent qu'il faut s'armer jusqu'aux dents. Les armes sont dangereuses, provoquent la méfiance et exposent à une mauvaise action. Les meilleures armes sont: la prudence, la bienveillance, la fermeté, la justice envers les populations. Je n'en ai jamais eu d'autre, soit dans les pays civilisés, soit dans ceux plus primitifs du Japon, de la Chine, de l'Hindoustan, de l'Araucanie et des Canaques. J'ai même traversé seul en voiture tout le Mexique, si renommé pour ses brigands; je n'ai trouvé partout que d'honnêtes gens polis, et aimables lorsqu'on les traite convenablement.

Enfin, le voyageur devra prendre ses notes aussitôt après ses conversations et pendant sa visite aux divers établissements. Il devra rédiger jour par jour, ou tout au moins chaque semaine, son journal de voyage. Les longues journées de navigation lui seront pour cela fort utiles. Les notes écrites sur place sont plus vivantes et conservent la physionomie des personnes et des lieux. Si on retarde, les impressions d'une contrée effacent celles de la contrée visitée précédemment.

Plusieurs croient impossible d'aborder les grands voyages à moins d'une constitution robuste. Je peux affirmer le contraire. J'ai rencontré partout les Anglais et les Américains, de santé délicate, voyageant pour la fortifier; je les ai vus, s'en allant aux antipodes avec femme et enfants; j'en ai rencontré un bon nombre voyageant autour du monde en voyage de noces.

J'ai cru devoir entrer dans tous ces détails, parce qu'ils sont utiles au voyageur. L'essentiel, c'est que notre jeunesse voyage, non en touriste, pour s'amuser, en gaspillant le temps et l'argent, mais en observateurs, pour rapporter dans le pays des connaissances étendues, des faits nombreux, bien étudiés. Nous pourrons alors, par la comparaison de ce qui se passe chez les peuples divers, adopter ce qui leur réussit, préparant ainsi notre réforme, non sur des théories, mais sur l'expérience.

Dans ce premier volume, après un arrêt en Portugal et au Sénégal, que nous aurions déjà dû relier à l'Algérie, le lecteur verra au Brésil comment des vues courtes et une étroitesse d'esprit font que les ressources précieuses de cet immense pays demeurent inexploitées et perdues, aussi bien pour les habitants que pour le reste de l'humanité. Il y remarquera encore l'horrible plaie de l'esclavage.

À l'Uruguay, à la République argentine, comme dans les autres républiques de race espagnole, il verra à quel triste état les guerres civiles périodiques réduisent les populations, qui devraient pourtant prospérer et se multiplier sur d'immenses terres fertiles.

Au Chili, il trouvera une race plus virile, mais abusant, elle aussi, des Indiens, qu'elle tient dans un état bien misérable.

Au Pérou, il déplorera la corruption générale, fruit de la richesse, et suivie du désastre d'une guerre sanglante et malheureuse.

Le lecteur, comme le voyageur, saura tirer parti pour son pays de toutes ces observations.[Table des matières]

CHAPITRE PREMIER

Portugal.

Le départ. — Le Tage. — Lisbonne. — La ville. — Les œuvres catholiques. — L'église de Saint-Roch. — Le cloître de Bélem. — La Casa Pia. — La navigation. — Un mineur qu'on voudrait détrousser. — Le steamer le Niger. — Ses dimensions. — Les passagers.

Ce n'est pas sans émotion que le voyageur au long cours quitte le sol natal. Les parents, les amis se présentent à son esprit et semblent vouloir le retenir; l'imagination accumule les difficultés, les périls, et s'efforce de l'arrêter. Puis la pensée de la Providence qui veille sur toutes ses créatures dissipe ce trouble d'un moment.

C'est dans ces sentiments que le 20 mai 1883, à dix heures du matin, je quittai Bordeaux pour descendre la Gironde et rejoindre à son embouchure le Niger, steamer de la Compagnie des Messageries maritimes, qui devait me porter au Brésil.

Trois jours de navigation nous firent franchir les côtes de France et d'Espagne, et dans la nuit du 23 mai notre navire jetait l'ancre dans le Tage, en face de Lisbonne, en Portugal.

Type de Paysanne portugaise.

Cette ville de 300,000 habitants, vue du port, ressemble un peu à Gênes. Elle est construite en partie sur plusieurs collines que les voitures ont de la peine à escalader. Après les formalités de la santé et de la douane, je prends terre et me rends à Saint-Louis des Français. Chemin faisant, je rencontre de nombreux tramways traînés par des mules. Des paysans en costume pittoresque emmènent sur leurs mulets les denrées au marché; mais ce que je trouve de plus coquet, ce sont les vendeuses de poisson coiffées d'un gracieux chapeau de feutre surmonté d'une corbeille remplie de gros poissons. Elles courent pieds nus, les mains sur les hanches, se dandinant plus ou moins gracieusement, et poussant ces cris traînards qui sont la spécialité des poissardes de tous les pays. Le P. Miel, lazariste, me reçoit avec bonté, et me présente au comte d'Aljésur, Brésilien qui passe les hivers à Lisbonne, où il préside la conférence de Saint-Vincent de Paul, fondée en 1859 à Saint-Louis des Français. Une seconde conférence vient d'être inaugurée le 19 mars dernier chez les RR. PP. dominicains irlandais, et l'on s'occupe déjà de la subdiviser pour étendre plus aisément son action bienfaisante à chacune des trente-trois paroisses de la ville. En dehors des deux conférences de Lisbonne, chacune des villes suivantes possède la sienne: Funchal, Braga, Porto, Marinha Grande, Guimaraens, Penafiel et Coïmbra; en tout neuf conférences avec 1,182 membres et souscripteurs, distribuant 25,000 francs de secours en nature à 450 familles. C'est bien peu pour un pays qui compte dix mille confréries et associations de tiers ordres avec leurs hôpitaux, leurs asiles et leurs orphelinats; mais l'abondance même de ces instituts charitables, largement pourvus de ressources, explique le peu de développement de l'œuvre de Saint-Vincent de Paul. Maintenant qu'une impulsion vigoureuse lui a été donnée, tout fait espérer qu'elle se propagera.

Type de Poissarde portugaise.

Lisbonne possède soixante-dix belles églises, sans compter les oratoires et chapelles privées: la plus ancienne est la basilique patriarcale de Sainte-Marie Majeure, dont on attribue la fondation à l'empereur Constantin; elle était dès le commencement du IVe siècle le siège d'un évêché, car depuis cette époque les actes des conciles de Tolède portent la signature d'un Episcopus Olissiponensis. En 1394, le Prélat de Lisbonne fut promu au rang d'archevêque, et plus tard, en 1716, élevé à la dignité de patriarche et aux honneurs de la pourpre romaine. Le titulaire actuel est le cardinal Neto, né en 1841, nommé en 1879 à l'évêché d'Angola et du Congo, promu en avril 1883 au patriarcat; il est le moins âgé des membres du sacré collège.

Tout près de la cathédrale on aperçoit la jolie petite église de Saint-Antoine, bâtie sur l'emplacement de la maison où le saint vint au monde en 1195. Les Portugais ont une grande dévotion envers leur compatriote saint Antoine, dit de Padoue, parce qu'il expira dans cette ville le 13 juin 1231. Grégoire IX le canonisa onze mois après, le 30 mai 1232, et on raconte que ce jour-là les cloches de Lisbonne se mirent d'elles-mêmes à carillonner joyeusement, tandis que toute la population se livrait à la danse, sans que personne soupçonnât la cause de la commune allégresse.

Je passe, ensuite à l'Hôpital français: les Sœurs de Saint-Vincent de Paul y soignent quelques malades et instruisent un grand nombre de jeunes filles. Je trouve là un jeune abbé auquel je demande de quelle partie de la France il est originaire; il me répond: «Je ne suis pas Français, je suis Auvergnat.»

L'église de Saint-Roch, ainsi que son vaste couvent, avait été donnée en 1533, par Jean III, à la Société de Jésus, et saint François Borgia y a prêché. Ce qui y attire le plus l'attention c'est la magnifique chapelle de Saint-Jean-Baptiste, dans laquelle on a prodigué les marbres les plus rares, les bronzes les plus artistiques, les mosaïques les plus belles et les pierres précieuses. L'on raconte qu'en 1718, Jean V assistant dans cette église à la fête de saint Ignace de Loyola et remarquant que toutes les chapelles étaient profusément ornées de fleurs et de lumières, à l'exception de celle de saint Jean, s'enquit de la cause, et qu'on lui répondit que toutes les autres chapelles avaient des confréries qui veillaient à leur entretien, tandis que celle-là n'en avait point.

—Eh bien! dit le roi, puisque cette chapelle est dédiée au saint dont je porte le nom, je prends sur moi de l'embellir. En effet, dès le lendemain il commandait à son ambassadeur à Rome une chapelle digne de son saint patron, et l'ambassadeur ayant confié ce travail à Vanvitelli, qui s'en acquitta à son honneur, Benoît XIV la consacra et y offrit le saint sacrifice avant qu'elle ne fût expédiée à Lisbonne. Le roi envoya au souverain Pontife, en témoignage de sa reconnaissance, un calice d'or massif orné de brillants, de la valeur de 250,000 francs. Cette chapelle avec ses accessoires a coûté cinq millions de francs; mais le pieux monarque n'eut pas la consolation de la voir, car il se mourait lorsqu'elle arriva à Lisbonne, et ce fut son fils et successeur Joseph Ier qui, l'inaugura en 1751.

Dans le couvent attenant à cette église est établie l'œuvre de la Miséricorde, qui accueille les enfants trouvés et les protège jusqu'à l'âge de 18 ans. D'après le rapport de l'exercice 1881-1882, l'œuvre n'en avait pas moins de 7,617 sous sa tutelle, dont 92 dans l'établissement même et 7,525 dehors, c'est-à-dire en nourrice ou en apprentissage. L'œuvre pensionne les nourrices qui, après l'allaitement, consentent à garder les enfants, et pour les encourager à envoyer ces pauvres petits êtres à l'école, elle leur accorde des prix lorsque ceux-ci passent de bons examens. Les enfants maintenus hors de l'établissement sont assidûment surveillés, et lorsqu'ils sont malades ou bien qu'ils se déplacent, ils accourent à la Miséricorde pour se faire soigner ou placer de nouveau.

En dehors de cette œuvre principale, la Miséricorde a servi 2,880 pensions d'allaitement à des mères pauvres; elle a dépensé 20,000 francs pour aider de pauvres familles à payer leurs loyers, et 70,000 francs en secours à domicile, lesquels—observe le Rapporteur—n'ont été refusés à aucun besoin légitime. La recette totale de l'exercice a été de 1,350,000 francs et la dépense de 1,210,000, y compris 200,000 francs capitalisés. Cette belle œuvre est présidée par le comte de Rio-Maior, grand maître des cérémonies de la Cour, membre héréditaire de la Chambre des pairs.

Tous les membres, d'ailleurs, de cette noble famille de Rio-Maior, consacrent leur fortune, leur intelligence et leur activité au soulagement de toutes les infortunes.—Dom José de Saldanha, frère puîné du comte, est le président de l'Association catholique et le champion de la cause religieuse à la Chambre des députés: il cède son traitement aux pauvres du district qui l'a élu.—Leur sœur, Doña Theresa de Saldanha, a fondé et dirige personnellement l'Association protectrice des jeunes filles pauvres, laquelle a établi dans trois anciens monastères de religieuses, que le gouvernement lui a cédés, des écoles-asiles confiées aux Sœurs du tiers ordre de Saint-Dominique.

Château royal à Cintra.

La vénérable comtesse douairière de Rio-Maior, leur mère, est la fondatrice de l'Association de Notre-Dame Consolatrice des affligés, que malgré son grand âge elle préside encore. Cette association a créé, dans un ancien couvent de Carmélites, un asile où elle maintient vingt pauvres femmes aveugles, soignées par les Sœurs dominicaines. Le rapport publié au mois d'avril dernier constate que pendant l'année précédente, en dehors de l'œuvre des aveugles, l'association avait distribué à des pauvres honteux 1,312 pensions de 5 jusqu'à 50 francs par mois, qu'elle avait dépensé en outre 2,000 francs en bons alimentaires et en secours pour loyers, et que son vestiaire avait fourni des vêtements, de la literie, etc. La dépense totale a été de 27,000 francs.—Faute de temps pour visiter l'asile, j'ai dû me contenter d'une prière dans sa belle église, une de celles où l'on fait quotidiennement à tour de rôle, comme à Rome, l'exposition des quarante heures; et je pousse mon excursion jusqu'au faubourg de Bélem.

Couvent de Bélem (intérieur du cloître).

La superbe église de Sainte-Marie de Bethléem ainsi que son cloître, qui appartenait aux ermites de saint Jérôme, ont été bâtis en 1500, par le roi Emmanuel, sur l'emplacement de la petite chapelle où Vasco da Gama et ses hardis navigateurs passèrent en prières la nuit qui précéda leur départ pour la découverte des Indes. C'est un remarquable spécimen du style gothique-flamboyant. L'église renferme les tombeaux du fondateur et de plusieurs de ses successeurs, y compris le cardinal-roi Henri, qui succéda à son petit-neveu, l'infortuné Sébastien, mort en 1578, âgé de 24 ans, à la bataille d'Alcacer-Quibir, où l'armée portugaise fut complètement défaite par les Maures.—L'année dernière on a transporté en grande pompe dans ce monument les cendres du héros dont il rappelle l'épopée, ainsi que celles de son chantre, l'épique Camoens.

Tour de Bélem.

Après la suppression des ordres monastiques en 1834; on a installé dans le cloître la Casa Pia, asile où 550 enfants pauvres sont élevés gratuitement jusqu'à l'âge de 18 ans, moyennant la dépense annuelle de 350,000 francs.—Un peu plus loin, au bord du Tage, une tour de même style architectural était destinée à défendre le monastère contre les incursions des pirates.

Mais l'heure du départ approche; il faut regagner le bord.

Nous voilà donc redescendant le Tage et admirant ses belles rives couronnées de forts.

Le 24 se passe sans incidents; le 25 nous côtoyons les îles Canaries. De nombreuses hirondelles voltigent autour du navire. Le matin, je suis étonné d'en voir une dans ma cabine qui voletait contre la vitre pour recouvrer sa liberté. Après l'avoir bien caressée, je la renvoie en mer, où elle a bientôt rejoint ses compagnes. Si j'avais su qu'elle se dirigeât vers les rives de France, je l'aurais chargée d'une dépêche.

Le 26 et le 27 se passent, comme les autres jours, en lectures et en causeries.

Un mineur qui s'en va à la Plata dans les Andes, où il a des mines aux confins du Chili, vient de Paris. Il était allé proposer aux capitalistes parisiens d'entrer dans son affaire, mais il s'étonne d'abord de les trouver dans la plus complète ignorance sur les pays d'outre-mer. Ils prennent l'Amérique du Sud pour l'Amérique du Nord. Son étonnement grandit lorsqu'il les entend poser pour première condition, l'entrée en association avec 50% de l'affaire. Ainsi il fallait un million pour développer les chantiers, et on lui propose alors une société par actions au capital de quatre millions, dont un million seul sera effectif; les autres trois millions seront: un pour l'apport des mines, les deux autres pour rétribuer le capital. Là-dessus notre mineur s'en va, persuadé que dans les déserts qui entourent ses mines il ne trouvera pas de brigands plus détrousseurs.

Le Tage à Bélem (Portugal).

Un officier de la marine brésilienne ne cesse de me parler de l'immensité et de la bonté de son pays. Il est du nord ou du bassin de l'Amazone: cet immense fleuve est maintenant sillonné par des bateaux à vapeur qui le remontent jusqu'aux confins du Pérou, mettant un mois pour faire le voyage, aller et retour. Là, comme presque partout ailleurs, c'est une Compagnie anglaise qui, sous pavillon brésilien, exploite cette navigation. L'officier dont je parle vient de faire une inspection dans les divers pays de l'Europe, dans le but d'améliorer l'armement de la flotte. Divers bébés lui sont nés durant les trois ans de sa tournée. Il revenait avec quatre; un est mort en route près de Lisbonne, les trois autres font les charmes de la maman et des passagers. Une dame basque qui s'en va rejoindre son mari dans la Pampa a aussi deux enfants bruyants qui mettent un peu de vie dans le navire. Elle raconte qu'elle ne pourrait plus se faire à la vie économe et mesquine des personnes de sa condition dans les Pyrénées. Les 10,000 moutons que possède son mari lui rapportent bon an mal an de 30 à 40 mille francs de rente, et elle peut ainsi se permettre de larges dépenses. Les officiers du navire sont à leur tour complaisants et donnent volontiers les renseignements qu'on leur demande. Voici les dimensions du Niger: 125 mètres de long, 12 de large, 15 de haut; la machine est de la force de 600 chevaux au coefficient de 300 kilogrammètres, et nous pousse avec une vitesse de 11 à 12 nœuds. Le déplacement est de 5,000 tonnes, et il porte 2,000 tonnes de marchandise outre 250 passagers de chambre et 800 d'entrepont lorsqu'il est au complet. Il fait les voyages de la Plata depuis dix ans. Son personnel compte 105 individus, dont 35 employés à la machine, 39 servant de domestiques, bouchers, boulangers, gardes-magasin, et le reste officiers et matelots.

Le fret, qui s'élevait jusqu'à 500 et 800 fr. la tonne pour le café, est tombé maintenant si bas que c'est à peine si l'on peut former une moyenne de 30 à 40 fr. la tonne pour les diverses marchandises; mais la subvention du gouvernement atteint environ 200,000 fr. pour chaque voyage. La Compagnie importe dans l'Amérique du Sud du vin et des objets manufacturés, et en exporte le café, le suif, les cuirs et la laine. Le plus grand nombre des passagers sont des Portugais, des Brésiliens, des Platéens, des commis-voyageurs. Un journaliste de Paris s'en va prendre part à un congrès pédagogique à Rio.—Paris fait le plus souvent le sujet de la conversation. On se raconte ce qu'on y a vu, ce qu'on y a fait. Les désœuvrés de tous les points du globe viennent y chercher les distractions, y laisser leur argent; et ils en exportent trop souvent la frivolité, si ce n'est pire. C'est ainsi que l'influence de cette capitale se fait sentir partout au loin. Combien meilleur serait le résultat, si l'on trouvait à Paris plus de sérieux que de futile!

Hier, c'était dimanche. Sans le calendrier on aurait pu l'oublier. Sur les navires anglais ou américains, un service du matin rappelle le jour du Seigneur.

Ces jours derniers nous avons rencontré peu de navires, mais aujourd'hui nous en avons devancé deux. Nous approchons de la terre d'Afrique.[Table des matières]

CHAPITRE II

Sénégal.

Arrivée à Dakar. — Les nègres plongeurs. — La végétation. — Le marché. — Les fruits. — La ville. — Les cases des nègres. — L'industrie au Sénégal. — Le couscous. — Les négresses. — Une école indigène. — Le roi de Dakar. — Les Sœurs de l'Immaculée-Conception. — Les Pères du Saint-Esprit. — Les Frères de Saint-Gabriel. — Apparition de la locomotive. — Le passage de la ligne. — Les couchers du soleil.

Vers les six heures et demie du soir, nous commençons à apercevoir les deux Mammeles: rocher ainsi appelé à cause de sa forme. Le phare qui s'élève sur la pointe la plus élevée commençait à allumer ses feux. En continuant notre route, nous passons devant deux autres phares, et vers huit heures nous mouillons à Dakar. Déjà le navire avait lancé ses trois fusées pour faire connaître son arrivée, et l'agent de la santé vient à bord un peu après celui de la Compagnie et celui des postes; mais il était trop tard pour descendre à terre. On passa un peu de temps à causer avec les jeunes médecins et pharmaciens de la marine montés à bord, et je gagnai ma couchette de bonne heure pour en sortir de grand matin.

En effet, le lendemain, dès cinq heures, les nègres, grands et petits, faisaient vacarme autour du navire. Ils manœuvraient avec des palettes de petits canots rustiques formés d'un tronc d'arbre creusé. Je mets ma tête à la fenêtre et ils me crient: Papa, un sou! dis donc dou sou à moi! et cette chanson se répète comme un écho de canot en canot. Je jette un double sou dans l'eau, et immédiatement une douzaine plongent et se l'arrachent avant qu'il atteigne le fond; un d'eux arrive triomphant, le portant entre ses dents. Cette scène se renouvelle toute la matinée, car bien des passagers aiment à voir ainsi plonger ces pauvres nègres, au risque de les voir enlever par les requins.

Arrivé à terre, un bon employé répond à mes nombreuses questions sur le pays, et m'accompagne à la poste, puis à l'église, et enfin chez les Pères du Saint-Esprit. Le Père supérieur me confie à un jeune missionnaire alsacien qui parle le langage des nègres et veut bien se faire mon cicérone.

Vue de Dakar (Sénégal).

La sécheresse rend la végétation languissante. Le sol est de sable ou d'une roche ferrugineuse. Je vois bon nombre de plantes que j'avais trouvées dans l'Hindoustan: l'acacia flamboyant aux magnifiques fleurs rouges, le mango, le cocotier, le lanthana, diverses sortes d'acacias et le banhian ou ficus, mais il est loin d'atteindre les dimensions de ses congénères de l'Inde. Le géant des arbres d'ici est le baobab: il y en a un près du débarcadère dont le pied a au moins deux mètres et demi de diamètre: il produit un fruit de la grosseur et de la couleur d'un gros rat. J'en ai vus qu'on aurait dit couverts de rats d'eau suspendus par la queue. Les indigènes mangent ce fruit aigrelet. Le singe en est gourmand, ce qui lui a fait donner le nom de pain des singes. La grande place de Dakar est plantée de ficus. Sur le tronc de quelques-uns une grande affiche porte en grosses lettres: Conversion de la rente 5%: le gouvernement ose-t-il donc parler de conversion aux nègres!

Type de Femme du Sénégal.

Mon excellent cicérone me conduit au marché; chemin faisant nous rencontrons partout de gentils lézards à robe grise et à tête blanche qui nous regardent avec curiosité, sans paraître effrayés: on les dit inoffensifs. Au marché, je vois une centaine de femmes accroupies à terre, vendant des légumes et fruits divers. Elles les tiennent dans d'immenses moitiés de courges dont la contenance varie de 1 à 40 litres. Elles vendent aussi du mil, du couscous, du poisson, de la viande et des poules. Les enfants de toute taille grouillent nus ou à peu près à leurs côtés, mais les plus petits sont enveloppés et attachés sur le dos des mamans, à la mode japonaise. Or, sous ce soleil de feu, la méthode est dangereuse, car plusieurs enfants, à force de regarder le soleil avec leur tête à la renverse, ont les paupières brûlées. Ceci explique le grand nombre d'aveugles qu'on trouve dans le pays. J'achète quelques fruits: le nevo, espèce de pomme douce-amère, dont le goût rappelle la patate; le ditach, qu'on suce et dont le noyau brûlé répand un doux parfum; le cola, qui vient des côtes de Guinée et qu'on me vend très cher. Les naturels prétendent qu'il suffît d'en manger un pour être affranchi de la faim durant 24 heures: j'en ai fait l'essai, mais il n'a pas réussi; l'estomac des blancs n'est pas celui des nègres. Si l'essai avait réussi, j'aurais pu en acheter une grande provision, et, malgré le prix de 15 centimes pièce, réaliser encore une grande économie. J'ai vu aussi le popaya, mais il n'était pas mûr.

Les maisons de Dakar ne sont pas nombreuses. À part les édifices du gouvernement, on ne voit que quelques maisons de commerçants et quelques baraques pour les ouvriers et employés du chemin de fer. Des maisons privées, quelques-unes imitent le genre anglais avec vérandah: elles ne sont pas assez entourées de verdure. Le plus grand nombre des constructions européennes se trouve dans l'île de Gorée, qui fait face à Dakar.

Ma curiosité me portait de préférence vers les cases des indigènes. Elles sont nombreuses, car il y a ici dix à douze mille nègres. Le bon missionnaire m'en fait visiter un grand nombre. Il allait partout, rien ne l'arrêtait, et partout il était bien accueilli. Les enfants le suivaient en criant: abba pinou, abba pinou: ils demandaient des épingles. C'est en leur en donnant que le Père en rassemble quelquefois un grand nombre et les conduit chez lui, où il leur fait le catéchisme. Ces épingles leur servent pour tirer les épines des pieds, car ils vont pieds nus.

Tous ces nègres sont musulmans, mais ils aiment les Pères, qui les traitent bien, les visitent et les secourent s'ils sont malades.

Les cases sont disposées par groupes de huit à dix. Elles entourent une petite cour commune. À l'un des coins de la cour on voit un rond de pierre qui sert de temple: c'est là que les familles, en se prosternant vers l'orient, viennent réciter leur Coran et faire la prière. Ces cases se ressemblent toutes; elles sont rondes ou carrées et couvertes en chaume ou herbe analogue. Les parois sont en roseau tressé: elles couvrent un espace de 10 à 20 mètres carrés, et ont souvent deux pièces; une pour les hommes, l'autre pour les femmes. Elles ont une légère porte en bois. Les riches commencent à se donner le luxe de cases en planche couvertes en tuiles plates de Marseille, ou en zinc. Le mobilier est fort simple: un lit de planches, quelques courges pour les liquides et les légumes, un filet pour la pêche, une caisse pour fermer les vêtements et objets précieux lorsqu'il y en a, une marmite pour cuire le couscous, un tamis, un mortier et pilon en bois, et un grand nombre d'amulettes ou cri-cri. Ils consistent en ceintures, en queues, mais le plus souvent en gros ou petits scapulaires de cuir ou d'étoffe, renfermant des versets du Coran, avec certaines substances cabalistiques: graines de fruits, fiente de vache, etc. Il y en a qui doivent préserver des balles, d'autres des cornes de bœufs; il y en a contre la petite vérole, contre la fièvre, contre la médisance et la calomnie et contre tous les autres maux qui affligent les nègres comme le reste des hommes. Les marabouts ou prêtres indigènes, qui ont seuls le pouvoir de faire ces cri-cri, les vendent fort cher à leurs ouailles crédules. Ils viennent d'en inventer un contre les locomotives qu'ils vendent plus cher que les autres. La locomotive en effet vient de faire ici sa première apparition, et il fallait être préservé de ce diable nouveau.

J'ai voulu acheter quelques-uns de ces cri-cri, mais on s'est toujours refusé à me les vendre. Le Père en a pris un paquet de la main d'un nègre, et me les a montrés. Il y en a ici pour 500 fr., me dit-il, c'est au moins ce qu'ont payé ces braves gens: or, cela ne valait pas, cuir compris, la somme de 2 fr.

Le Père m'a fait observer les divers procédés par lesquels on forme le couscous. Les longs épis du mil portés de l'intérieur sont conservés dans des greniers ronds, en forme de tonneaux ou petites cases, à côté de la case habitée. On en sépare la graine pour la piler dans un grand mortier de bois: c'est le travail des femmes, et elles y consacrent leur matinée, comme les femmes arabes, en Orient, qui broyent chaque matin le blé entre deux pierres. La farine est tamisée, puis aspergée d'eau pour la réduire en fines boulettes, le tout placé contre les parois d'un plat de bois dont le fond est percé de plusieurs trous. Ce plat est posé sur une marmite d'eau bouillante, et la vapeur qui s'en dégage, passant à travers les trous, cuit le couscous. Les nègres y mélangent parfois de petits morceaux de viande ou de poisson et mangent le tout avec les doigts, comme les Hindous: c'est la fourchette du grand'père Adam. Nos pères n'en connaissaient pas d'autre jusqu'au temps de François Ier. Les Chinois, plus habiles, avaient depuis longtemps trouvé les bâtonnets.

J'ai visité la case d'un forgeron. Deux peaux de chèvres formaient la forge. Ouvertes par le haut, elles aboutissaient en bas à un canon de fer qui arrivait jusqu'au charbon de bois. Le forgeron relevait une peau qui se remplissait ainsi de vent, puis, avec la main, serrait les deux bois du bord qui, en se rapprochant, fermaient l'ouverture, et poussant en bas, l'air s'en allait sur le feu. À mesure qu'il baissait l'une, il relevait l'autre, et le jet était ainsi continu. Le métal rougi était battu sur une petite enclume. Ce forgeron, avec des pièces de 5 francs et des napoléons d'or, faisait les jolis bracelets, colliers et pendants d'oreille qui ornent le cou, les bras et les oreilles des femmes du pays. J'ai voulu acheter quelques bijoux, mais il n'y en avait point de prêt. Donnez-moi deux pièces de 5 francs, me dit le nègre, et je vais vous les transformer en deux bracelets.

Type de Femme du Sénégal.

J'ai visité aussi la case d'un tisserand. Il avait installé son métier dans la cour, au milieu de son groupe de cases. La trame était attachée au loin au pied d'un arbre, et aboutissait de l'autre côté aux mains du tisserand. Celui-ci, assis à terre, avait creusé un trou dans lequel il enfonçait ses jambes; chacun de ses pieds pesait sur un bâton qui faisait bascule à un piquet, et en baissant alternativement l'un et l'autre, il croisait la trame sur le fil qu'il passait à la navette. Il n'y a pas de désert où un semblable métier ne puisse être monté en peu de temps.

Dans quelques cases on faisait des nattes; dans d'autres, des cordes de palmier. Plusieurs se reposaient sur leurs lits, pendant que les femmes soignaient les bébés. L'amour maternel m'a paru partout en honneur.

Il est d'usage de faire visite à l'ancien roi de Dakar. Sa case est un peu plus grande que les autres. Il n'était pas présent, mais ses cinq femmes nous ont reçus volontiers, et nous ont tendu la main pour avoir quelques pièces de monnaie.

Dans quelques cases j'ai vu des miroirs, une petite commode, une ombrelle et même des sommiers. Parfois, de jolis burnous en drap et soie galonnés d'or pendaient aux parois: c'est l'habit de fête. Les femmes sont artistement drapées dans des étoffes blanches et légères. Elles portent un foulard en guise de turban: on les prendrait pour des reines de Saba. Elles ornent d'or et d'argent leurs bras, leur cou et leurs oreilles. Leur chevelure est divisée en un grand nombre de petits flocons ressemblant à de petites tresses; on les obtient en entourant un petit jonc avec une mèche de leurs cheveux crépus; le jonc enlevé, le flocon pend uni et gracieux.

Dans une case je remarque un instrument de musique. Il consiste en un parchemin tendu sur un rameau creusé, allongé d'un bâton à l'un des bouts. Quatre cordes tendues et pincées en guise de luth donnaient des sons harmonieux. J'ai voulu l'acheter, mais on m'en a demandé 100 fr. Sans doute, c'était le prix d'affection. J'ai voulu aussi acheter un sabre recourbé, dont le fourreau en cuir rouge travaillé était d'un bel effet: on m'en a demandé 50 fr, j'en ai offert 20. La femme qui le tenait m'a répondu: «Si mon mari était là, il vous le donnerait; mais si je vous le donnais moi, je m'exposerais, à son retour, à recevoir des coups.»

Dans une autre case, j'ai trouvé une bonne vieille étendue sur son lit. Je lui ai demandé son âge, et voici sa réponse: «Lorsque les Anglais étaient ici, j'étais petite fille.» Elle doit avoir quatre-vingt-dix ans. Dans plusieurs cases, on me demandait si en France j'étais marabout, et lorsque je répondais affirmativement, on me faisait un grand salut.

En parcourant les petites ruelles qui séparent les groupes de cases, j'ai entendu un grand bruit de voix enfantines, et je suis arrivé jusqu'à lui. C'était une école indigène. Les enfants s'exerçaient à écrire, sur des planchettes de bois, les versets du Coran qu'ils apprenaient par cœur sur une cantilène monotone. Les tablettes lavées et séchées servaient à écrire une nouvelle page. J'ai encore demandé à acheter une de ces tablettes, mais sans succès.

L'instruction est donnée par les marabouts. Ceux-ci ont pour rétribution les dons que recueillent les enfants en allant quêter chaque matin auprès des familles.

Les marabouts rendent aussi la justice, et les nègres qui auraient recours aux juges européens, seraient mis au ban comme infidèles.

Après la visite aux indigènes, nous arrivons aux écoles catholiques. Les Frères de Saint-Gabriel, au nombre de trois, instruisent environ quarante négrillons externes. Leur établissement était en réparation; la fourmi blanche avait rongé presque toutes les boiseries. Les Sœurs de l'Immaculée-Conception de Castres ont cinquante négresses de tout âge et internes. Elles leur apprennent les métiers habituels aux femmes. Comme presque partout dans les missions, elles ont une pharmacie, et tous les matins bon nombre d'indigènes malades viennent leur demander des remèdes. Deux Sœurs visitent aussi à domicile les malades qui ne peuvent venir jusqu'à la pharmacie; rien d'étonnant que les nègres aiment les Sœurs.

Une cinquantaine de kilomètres de chemin de fer est déjà achevée. Les 200 kilomètres qui manquent encore pour unir Dakar à Saint-Louis, capitale de notre colonie, le seront avant la fin de l'année. On a dû importer des Piémontais pour ce travail; et quoique venus de leurs glaciers des Alpes, ils travaillent ici sous le soleil brûlant au prix de 60 centimes l'heure. Là où il y a un rude travail à faire, sur tous les points du globe, on est à peu près sûr d'y trouver des Piémontais.

Rentré au navire, je suis avec intérêt une discussion du capitaine avec un Parisien à propos de l'industrie parisienne. Le capitaine, en homme pratique qui a vu le monde et ce qui s'y passe, s'efforçait de faire comprendre à son interlocuteur que, si on n'y mettait bon ordre en faisant disparaître des exagérations déraisonnables, bientôt plusieurs branches de l'industrie seraient supplantées par les étrangers; mais il n'arrivait pas à convaincre son adversaire, et il finit par lui dire: «On voit que vous parlez comme un Parisien qui n'a vu que Paris et qui en est encore à croire que Paris est le nec plus ultra de la perfection du monde!»

À deux heures et demie, nous levons l'ancre et nous passons à côté de quelques navires qui viennent ici chercher l'arrachide, pistache oléagineuse qu'on récolte à l'intérieur. Son prix est actuellement de 30 fr. les 100 kilog. Les mêmes navires apportent en échange des cotonnades et des liqueurs. Nous voilà encore une fois en route, et cette fois nous allons bien à l'Équateur, car la chaleur devient tous les jours de plus en plus intense.

La traversée a continué dans de bonnes conditions; près d'atteindre l'Équateur, nous avons eu temps sombre et pluie. C'est le 2 juin, vers onze heures du matin, que nous avons passé la ligne; l'ancienne habitude de baptiser ceux qui la passent pour la première fois a disparu.

Le coucher et le lever du soleil sont ordinairement fort beaux dans l'Océan: mais ici je les trouve singulièrement bizarres. Avant-hier, le soleil en se couchant peignait couleur de feu d'innombrables nuages qui prenaient toutes les formes d'animaux les plus divers; puis, un peu plus tard, lorsqu'à la teinte rouge succéda la teinte grise, on pouvait voir une quantité d'îles, de montagnes, de golfes, de presqu'îles avec phares: l'imitation était complète.[Table des matières]

CHAPITRE III

Le Brésil.

Olinda. — Pernambuco. — Le débarquement. — La ville. — Les monuments. — Les institutions de charité. — Le marché. — Les environs. — Bahïa. — La ville. — Le couvent de Sn-Bento. — Les établissements charitables. — La baie de Rio-de-Janeiro. — Le Brésil. — Forme de gouvernement. — Budget. — Armée. — Marine. — Produits. — Importation. — Exportation. — Immigration. — La monnaie. — La ville de Rio. — Ses faubourgs. — Nicteroy. — L'hôtel Moreau. — Fleurs et fruits. — La Tijuca. — Le musée. — Réception de l'Empereur et de l'Impératrice.

Le 4 juin dès le matin, nous apercevons des terres basses, puis des collines couronnées par de superbes cocotiers. Vers dix heures, les grands couvents d'Olinda, l'ancienne Pernambuco, sont devant nous.—Lorsque les premiers Portugais aperçurent le charmant mamelon baigné par la mer et couvert d'une si belle végétation où s'élève maintenant Olinda, ils s'écrièrent: O linda situaçao para edificar una cidade. O le bel emplacement pour bâtir une ville; et le nom d'Olinda est resté à la ville aujourd'hui éclipsée par sa voisine Pernambuco. L'étymologie de ce dernier nom remonte aussi à son fondateur Fernand. Buco en portugais signifie bateau; les indigènes appelèrent Fernambuco l'endroit où Fernand arrêta ses navires, et les Hollandais qui conquirent ensuite et tinrent pour un temps ces possessions, transformèrent le nom en Pernambuco.

Une jangada passe si près du navire que l'escalier du bord faillit en déchirer la voile. On appelle ainsi une sorte de radeau composé de plusieurs poutres reliées ensemble et portant une voile tendue au vent. Les hommes qui la manœuvrent sont inondés par les vagues; ils ont un gouvernail, une rame, une ancre, et attachent leurs provisions au haut d'une perche. Ils placent à une certaine hauteur une petite cabane couverte en natte pour y passer la nuit. La mer est si houleuse dans ces parages que ces barques insubmersibles sont de toute nécessité.

À midi et demi nous sommes devant la ville parsemée de nombreux clochers et de hautes coupoles. Le navire stoppe au large à un demi-kilomètre. La mer est relativement calme, mais bientôt nous voyons combien le débarquement est difficile. Chaque pirogue a six rameurs nègres aux muscles solides, et un pilote pour la barre: elles dansent au pied de l'escalier, s'élevant ou s'abaissant alternativement à la hauteur ou profondeur de plusieurs mètres. L'habileté consiste à choisir le moment propice pour enjamber. N'ayant pas pris assez de précautions, ou plutôt n'ayant pas attendu pour observer comment allaient s'y prendre les habitués, je passai le premier dans la barque, mais je posai le pied au moment où elle s'enfonçait violemment; mon pied porte à faux, et tombant sur une jambe au bord de la barque, je roule dans son fond, brisant un parapluie. Un instant après, la jambe est fortement enflée, mais la douleur diminue et je peux continuer l'excursion.

En voyant la force que déployent les rameurs nous revenons sur notre première opinion, et concevons que les 40 fr. qu'on nous a demandés pour le débarquement et le réembarquement sont bien gagnés. Après avoir été ballottés durant vingt minutes, nous passons la barre et entrons dans le port. Celui-ci est formé par une jetée en pierre et brique que les vagues battent avec violence en la dépassant souvent. Nous défilons devant la Médusa, bateau sur lequel est installée la douane; et peu après nous sommes sur les quais. La ville, qui compte une population d'environ 100,000 habitants, a l'aspect d'une ville portugaise: rues assez étroites, maisons peinturlurées et balcons gracieux. Les tramways ou bonds, comme on les appelle ici, circulent partout, tirés par de vaillantes mules. Je prends le premier venu, et chemin faisant je me renseigne sur les curiosités à voir.

Je descends bientôt pour visiter l'hospice des enfants trouvés confié aux Sœurs de Saint-Vincent de Paul. La bonne supérieure, qui est Française, me fait parcourir tout l'établissement. Les dortoirs sont sous le toit, mais celui-ci, formé de tuiles plates, sans plafond, protège contre le soleil: il est superflu ici de se précautionner contre le froid. La maison contient environ 250 filles de tout âge: la plupart sont négresses ou mulâtresses. Elles sont recueillies dans un Tour et ensuite placées en nourrice à la campagne. Lorsqu'elles retournent à l'établissement, elles y sont instruites dans l'écriture, lecture, calcul et tenue du ménage. Arrivées à l'âge convenable, on les marie, et on leur donne une dot de 500 fr. avec un trousseau d'égale somme. Ce système m'a paru plus pratique que celui de nos orphelinats d'Europe, où les jeunes filles sont placées comme bonnes d'enfant, couturières ou cuisinières', et par là vouées presque au célibat forcé au milieu d'innombrables dangers. J'aurais voulu visiter encore un collège que les Sœurs ont à la campagne, et dans lequel elles instruisent plus de 200 jeunes filles de la bourgeoisie; un orphelinat avec 200 orphelins qu'elles dirigent à Olinda, et l'hôpital Pedro II où dix-sept Sœurs soignent 400 malades; mais le temps était court. À quatre heures nous avions rendez-vous sur les quais pour rentrer au bateau, qui repart dans la soirée. Je me décidai donc à visiter la plus belle des églises de Pernambuco, celle de la Peigne, de parcourir la ville et de faire en tramway une excursion à la campagne au quartier de la Maddalena, le plus pittoresque des environs. Avant tout je rends visite à un avocat mon confrère qui me reçoit dans son bureau avec beaucoup de bonté et me fournit plusieurs renseignements sur le pays et sur les œuvres de charité. Je remarquai le peu de luxe de l'installation; le bureau était situé au 1er andar ou 1er étage: on y avait accès par un magasin et en grimpant sur une échelle de bois assez dangereuse.

Brésil (Pernambuco): Négresses vendant des fruits.

À la Peigne j'ai trouvé des capucins italiens qui ont édifié là un véritable monument, à grands frais. L'église est surmontée d'une grande coupole et les bas côtés sont soutenus par huit colonnes en marbre rouge, taillé dans les carrières de Vérone. Les cinq autels, en marbre blanc, viennent aussi d'Italie, et les magnifiques mosaïques qui ornent la façade sortent des ateliers de Venise.

Non loin de l'église se trouve le marché. Les voitures le traversent comme aux Halles centrales de Paris. À côté des tomates et des oranges, je remarque les bananes, les ananas, les mangos et autres fruits et légumes des pays tropicaux. Les vendeurs ou vendeuses sont presque tous nègres ou mulâtres. Enfin le temps s'avance et je m'empresse d'enjamber le tramway de la Maddalena. Nous traversons sur de longs ponts tubulaires plusieurs bras d'eau, et parcourons la campagne parsemée de jolies villas. Elles sont de tous les styles, depuis l'arabe fantastique jusqu'à l'italien régulier. Les jardins qui les ornent sont ravissants: les cocotiers, les palmiers géants élèvent aux nues leurs verts plumets; les arbres et arbustes fleuris occupent le second plan, et les lianes s'entrecroisent gracieusement. Il me semblait être à Bandora, dans les environs de Bombay. C'est bien à regret que je quitte ces lieux enchanteurs pour regagner le bateau.

Après deux jours d'une navigation paisible, par une température de 30° centigrades, le 6 juin, à sept heures du matin, nous entrons dans la magnifique rade de Bahïa. Elle est vaste et pittoresque. À droite, la ville perchée sur des collines, au milieu des plumets de gigantesques palmiers; à gauche, quelques îles verdoyantes; en face, une presqu'île que domine le palais somptueux de l'Hospice de mendicité. Plusieurs navires sont à l'ancre, entre autre la Reliance de la Unite State's mail, qui a depuis sombré dans un naufrage, et une quantité de barques couvertes de nattes, probablement maisons flottantes de familles nègres. Après la visite de la douane et de la santé, je descends à terre et me rends à la poste. Le directeur, don Macedo Costa, pour lequel j'avais une lettre, me reçoit avec bonté. Près de là, j'entre dans un ascenseur public, et en quelques minutes je me trouve en haut de la ville, sur la place du gouvernement. À droite, on me montre le palais du gouverneur; à gauche le palais de ville, et, en face, la Chambre des députés de la province.

Je continue ma route, et dix minutes après j'entre dans l'église de San-Bento. Une assemblée de noirs assistait à un service commémoratif. Sous la coupole, devant un tapis noir orné d'une croix étendue à terre, le prêtre récitait les prières des morts. Je passe au couvent contigu, je parcours de longs corridors, monte plusieurs escaliers, et après avoir traversé de vastes salons dont la vue domine la ville, j'arrive à la cellule du Padre Mestre Géral. Il me reçoit poliment, et nous parlons de son frère qui habite Paris. Il me fait accompagner chez un autre de ses frères, professeur de pathologie à la faculté de médecine, et chez les Pères lazaristes à Campo do Polvera.

Je parcours encore une fois le couvent. Ce vaste établissement, qui pourrait loger au moins une centaine de moines, en contient actuellement huit, et les jardins sont incultes. On me dit qu'il en est de même des autres nombreux couvents de Bahïa et du Brésil en général. Il en est de ces institutions comme des hommes: elles dégénèrent et meurent, puis renaissent.

Mon conducteur me mène à travers un labyrinthe de rues plus ou moins sales, elles sont bordées de vieilles maisons peintes en jaune, en bleu, en rouge, à la mode génoise. Le terrain est inégal: on monte des mamelons et descend des vallées. Partout les vaillantes mules tirent les bonds ou tramways; je remarque une population nombreuse, noire ou mulâtre, presque pas de blancs. À la fin, ruisselant de transpiration sous un soleil de feu, j'arrive au Campo do Polvere chez les Pères lazaristes. Le P. Sagnet en est le supérieur. Il me retient à déjeuner et me propose la visite des établissements tenus par les Sœurs de Charité. C'est toujours avec plaisir que je vois à l'étranger les établissements dirigés par nos compatriotes.

À peu de distance de l'habitation des Pères, nous trouvons l'asile dos Espostos. Il contient 215 petites filles. Comme à Pernambuco, l'administration les marie lorsqu'elles ont l'âge voulu, et remet à chacune une dot de 1,000 fr. avec un trousseau de 250 fr. Cet établissement contient aussi 68 garçons qu'on envoie travailler dans les ateliers de la ville: on les place au dehors vers l'âge de 12 à 14 ans. Les Sœurs tiennent là aussi une école externe qui réunit une centaine d'élèves. C'est beaucoup pour une maîtresse. C'était l'heure du dîner, le plus grand nombre étaient rentrées chez elles, mais une trentaine dînaient en classe avec les petites provisions portées dans un panier.

Le jardin de l'établissement est vaste et bien tenu: des mangoes séculaires y font une ombre bienfaisante. Un jacquier colossal les domine tous; de gros fruits pendent de ses branches noirâtres. Je remarque là le fruit abiu (le caki du Japon); le pigna ou frutto de Conde (la Buonana des Malais); le sobaia, espèce de nèfle; le popaja, arbre à pain, le grand éventail ou arbre du voyageur, et une quantité de plantes à feuilles rouges et à fleurs variées.

Dans une cour, j'admire une vigne couverte de grappes près de mûrir. Si on voulait se donner la peine de la cultiver en grand, on pourrait bientôt se passer du vin de l'Europe. La nourriture est bonne et abondante, elle se compose de soupe, viande, haricots de diverses couleurs, pommes de terre venues de France, de farine de manioc.

Dans un autre quartier de la ville, le jeune P. Morre me conduit à la visite de l'établissement dont il est aumônier. Les Sœurs y instruisent environ 200 jeunes filles internes appartenant à la bourgeoisie, et une quarantaine d'orphelines. Elles construisent une belle église gothique, la première de ce style qu'on voit au Brésil.

Brésil: Entrée de Rio-de-Janeiro.—Pain de Sucre.

Les élèves nous montrent les dentelles, les broderies, les fleurs artificielles confectionnées par elles, et nous prenons congé des bonnes Sœurs toujours heureuses de voir des compatriotes.

Un peu plus loin nous parcourons les salles d'un autre orphelinat que dirigent aussi les Sœurs et visitons la vieille église des Pères jésuites. Comme toutes celles de l'Ordre, elle est à peu près copiée sur Saint-Ignace de Rome, et surchargée de sculptures et dorures. De la sacristie on domine la rade, et l'on jouit d'un des plus beaux panoramas du monde. Le bon chanoine portugais qui avait eu la bonté de me faire ouvrir l'église (car ici elles sont fermées durant le jour) a fait ses études à Rome et a de la fortune; il peut ainsi se livrer aux œuvres de dévouement non rétribuées.

Mais l'heure avance, et malgré mon désir de visiter l'hôpital et l'école de médecine, je dois y renoncer pour gagner le Niger.

Personne n'a pu me dire le chiffre exact de la population de Bahïa. Les uns prononçaient le chiffre de 100,000, d'autres indiquaient le chiffre de 200,000 et plus. Il n'y a pas d'état civil ici, et lorsque le gouvernement ordonne un recensement, les gens fuient ou se cachent. On cache surtout les garçons pour les soustraire au service militaire.

Je n'ai pu me procurer ni ordo, ni un indicateur de chemin de fer; ces sortes de documents sont inconnus dans le pays.

On m'avait parlé de la beauté des environs et surtout des quartiers de Barra et de Rivermet; mais ces excursions demandaient plus de temps que je n'en avais devant moi, et je dus y renoncer.

Dans l'intérieur, la population est bonne. Le P. Morre me disait que dans les missions qu'il va prêcher de temps en temps, 15 à 18,000 âmes sont souvent réunies, et il est alors obligé de leur prêcher sous la voûte du ciel. Les principaux produits sont le tabac, la canne à sucre et la racine de manioc qu'on nous porte en Europe sous forme de tapioca.

À quatre heures et demie le navire américain lève l'ancre; un quart d'heure après le Niger le suit.

7 juin.—La nuit a été mauvaise, pluie, mer en fureur, inondation des cabines. Aujourd'hui le mauvais temps continue, et on a dû stopper durant une heure pour réparation à la machine. On a peuplé le navire de perroquets; la plupart sont à plumage vert, ailes rouges, bec noir, et ne cessent de bavarder. Quelques-uns sont extraordinairement gros et rouges avec queue très longue; ceux-ci, incomparablement plus jolis, ne parlent pas; la nature partage ses dons. On a aussi embarqué bon nombre d'ouistiti, charmant petit singe de la grosseur d'un écureuil.

Le lendemain, la navigation est encore pénible. Le 9 juin, à sept heures du matin, nous apercevons la côte hérissée de montagnes plus ou moins coniques. À neuf heures, on nous montre au loin un profil de montagnes ressemblant à la tête de Louis XVI, couché sur son dos. À midi, nous entrons dans la rade de Rio-Janeiro. Elle est vaste et gracieuse, parsemée d'îles, et garnie de navires. De nombreuses chaloupes à vapeur entourent le Niger. C'est la santé, la douane et les parents et amis qui viennent chercher les amis et les parents. Il est toujours touchant de voir ces scènes de famille après une longue absence; mais ici touchant est d'autant plus le mot que les Brésiliens, comme les Portugais, s'embrassent en se tapant simplement de la main sur le dos. Ils ne baisent pas comme les Français et ne secouent pas la main comme les Anglais. À deux heures une baleinière me dépose à la place du Palais, d'où je gagne l'Hôtel de France. Ma première visite est pour le banquier, ma seconde à la poste.

De Bordeaux à Rio, nous avons eu 20 jours de navigation. À table, nous n'avons jamais vu ce que les marins appellent les violons: cordes tendues pour retenir les plats et les bouteilles. Nous arrivons à Rio en plein hiver; tout le monde y est vêtu de noir. La chaleur est pourtant aussi forte que chez nous au mois d'août. La fièvre jaune n'a pas encore entièrement disparu.

Le Brésil a une surface de 8,352,000 kilomètres carrés, la France n'en a que 530,000, et 1,027,000 avec ses colonies. L'Angleterre, avec ses colonies, possède 22,418,400 kilomètres carrés; la Russie, 21,745,000. La Chine a 11,500,000 kilomètres carrés, les États-Unis de l'Amérique du nord 9,333,000; en sorte que le Brésil est le cinquième de tous les États du monde quant à la surface. Il confine au nord avec le Venezuela et la Guyane française, à l'est avec l'Atlantique, à l'ouest avec le Pérou et la Bolivie, au sud avec le Paraguay, l'Uruguay et la Confédération argentine. Il est divisé en 20 provinces, et sa population est évaluée à 10 ou 12 millions d'habitants, parmi lesquels 1,300,000 encore esclaves. Il y a, en plus, 500,000 Indiens ou indigènes dans l'intérieur. La forme du gouvernement est une monarchie constitutionnelle avec un empereur et deux Chambres électives. Le trône est héréditaire sans exclusion des filles. L'empereur actuel n'ayant point de garçons, aura pour héritière sa fille aînée, mariée au comte d'Eu d'Orléans, fils du duc de Nemours.

C'est en 1822 que don Pedro I de Bragance (don Pedro IV de Portugal), régent du Brésil pour son père Jean VI, d'accord avec celui-ci, proclama l'indépendance de la colonie. En 1826, il hérita de la couronne de Portugal, et y renonça en faveur de sa fille aînée, doña Maria II, mère du roi actuel.

Il mourut régent du Portugal en 1834, après avoir abdiqué en 1831 la couronne du Brésil en faveur de son fils don Pedro II, alors âgé de 6 ans et empereur actuellement régnant. Il a été couronné à sa majorité, à 16 ans, le 18 juillet 1841, et marié le 4 septembre 1841 à Teresa-Christina-Maria, née le 14 mars 1822, à Naples, et fille de François I, roi des Deux-Siciles. L'héritière présomptive, doña Isabella-Cristina, est née le 29 juillet 1846. La constitution de 1824, modifiée en 1834, en 1840, et sans cesse améliorée, est très libérale.

L'empereur exerce le pouvoir législatif avec le concours de deux Chambres: le Sénat et la Chambre des députés. Les sénateurs, actuellement au nombre de 57, sont nommés à vie par l'empereur sur une liste triple votée par les électeurs. Les députés, au nombre de 122, répartis par province, selon le chiffre de la population, sont, depuis deux ans, élus pour trois ans au scrutin direct. Sont électeurs et éligibles ceux qui, sachant lire et écrire, paient une contribution de 12,000 reis (25 fr. environ) ou justifient d'un petit revenu de 200,000 reis (400 fr.). La législature actuelle est la dix-huitième; elle a commencé avec la nouvelle loi électorale en 1882 et finira en 1885.

Le revenu de l'État est d'environ 250,000,000 de francs. La dépense excède la recette de plusieurs millions. La dette atteint près de 2 milliards, dont le quart a été occasionné par la guerre du Paraguay.

Il n'y a pas d'impôt foncier: le revenu principal provient des droits de douane à l'entrée et à la sortie. L'importation atteint le chiffre d'un demi-milliard de francs, l'exportation le dépasse de quelques millions.

Les principaux produits sont: le café, le sucre, le coton, le maté, espèce de thé consommé dans la république argentine; le caoutchouc, l'or, le diamant, les drogueries et matières médicinales, les peaux et le suif.

L'armée compte environ 13,000 hommes, et la flotte comprend, entre gros et petits, 52 navires, dont 4 cuirassés. Ils portent ensemble 118 canons, jaugent 26,071 tonnes, disposent de la force de 26,140 chevaux; le tout dirigé par 215 officiers et environ 2,000 matelots. Les gros navires sont construits en Angleterre. On y achève en ce moment un nouveau cuirassé: le Riachuelo. Les petits navires sont construits au Brésil, dans les divers arsenaux de Corte, Bahïa, Pernambuco, Para, Mattogrosso. Le matériel de guerre est fourni par la maison Krupp. Le budget annuel de la marine s'élève à environ 12,000,000,000 de reis, soit environ 25,000,000 de francs. Les villes principales sont Rio-de-Janeiro, Bahïa et Pernambuco. De ces deux dernières j'ai déjà parlé, me voici à Rio-de-Janeiro. Son nom, traduit en français, signifie «fleuve de janvier.» Les Portugais arrivèrent ici en janvier, et prenant la baie pour l'entrée d'un fleuve, nommèrent l'endroit Rio-de-Janeiro, et ce premier nom est resté.

La vieille ville, bâtie sur une langue de terre basse qui s'avance dans la baie, ressemble à toutes les villes portugaises. Les rues sont étroites et mal pavées. La rue la plus fréquentée, celle d'Ouvidor, qu'à Rome on appellerait le Corso, n'a guère plus de 6 à 7 mètres de largeur. De nombreuses églises élèvent leurs dômes et leurs clochers, mais elles sont presque toujours fermées. Il y a peu de vespasiennes, et comme la chaleur du climat invite à boire, le peuple fait de la ville une vespasienne générale. Or, cela n'augmente pas la salubrité. Il me semblait être débarqué dans une ville chinoise; le mouchoir bien garni d'eau de Cologne n'est pas de trop. C'est pourtant dans cette partie de la ville que se trouvent les banques, la poste, la douane, les principaux magasins, et que se font les affaires. C'est aussi dans cette partie que la fièvre jaune a élu son quartier général. Mais si on pousse jusqu'aux faubourgs, à Butafogo, Ingenio nuovo, c'est autre chose. Là, de gentilles maisonnettes entourées de jardins sont d'agréables et saines demeures; toutefois, la forme chalet qu'ont généralement ces maisons peut bien convenir aux montagnes de la Suisse, la plupart du temps couvertes de neige, mais me paraît peu adaptée à un climat qui ignore la neige et qui est brûlant même en hiver. Garnir les maisons de portiques et de vérandas garantirait les murs des rayons du soleil et rendrait les chambres plus fraîches. Les portiques sont aussi fort commodes pour s'y délasser le matin et le soir. Le tout devrait être caché dans un bouquet de verdure. La chose n'est pas difficile avec la luxuriante végétation de ces lieux. Tel est le système qu'ont adopté les Anglais aux Indes et dans l'Extrême-Orient pour se défendre d'une chaleur analogue. L'étranger qui n'y est pas encore habitué remarque aussi le grand nombre de degrés dans la couleur de la peau des habitants, depuis le noir du nègre jusqu'au blond et au blanc de l'Européen. Le croisement avec les nègres et avec les Indiens a produit toutes ces nuances.

Rio, capitale du Brésil, pour la population est la première ville de l'Amérique du sud. Elle compte 500,000 habitants. L'Hôtel de France qu'on m'avait indiqué comme le meilleur est loin d'être confortable. Après la visite réglementaire à la douane, je peux retirer mes bagages, et je prends un ferry, nom qu'on donne ici aux bateaux traversant la baie, au-delà de laquelle s'élève la ville de Nicteroy. Je réservais ma première visite aux enfants de dom Bosco qu'on m'avait dit habiter à Santa-Rosa di Nicteroy. De l'autre côté de la baie que je traverse en une demi-heure, on me dit que Santa-Rosa est à une lieue de distance; je monte sur une voiture de tramways, et je parcours une vallée magnifique qui me dédommage un peu des odeurs de Rio. Après une heure, j'arrive sur un monticule à une chapelle fermée et la maison attenant ne contient que des nègres. C'est bien ici la chapelle Santa-Rosa, me disent-ils en portugais, mais personne que nous n'y demeure. Après avoir demandé à bien des maisons et des passants, on me conduit à une maisonnette cachée dans un bouquet d'arbres au pied d'une colline: C'est ici, me dit-on, la maison achetée pour les enfants de dom Bosco, et ils y seraient déjà sans la fièvre jaune; mais l'évêque, Mgr Lacerda, a préféré laisser éteindre le terrible fléau avant de les y installer. Je reprends le bond et le steamer et arrive à l'Hôtel de France bien tard pour le dîner. Je passe la nuit sur le lit dur: ils le sont tous ici. Il paraît que dans les climats chauds la couche dure est plus saine: je ne dis rien des rats dans la chambre et des mille-pattes, cet horrible insecte que je trouve dans mes draps. Ici il est inodore, mais ce qui n'est pas du tout inodore sont les cuisines et waterclosets qui parfument toute la maison. S'il en est ainsi partout, il faudrait s'étonner seulement qu'il n'y eût pas de fièvre jaune. Aussi dès le lendemain, je me préoccupe de changer de quartier et d'hôtel, mais le Grand-Hôtel n'a point de place, l'Hôtel des Étrangers et d'Angleterre n'ont plus que de petites chambres, et je me sauve à l'hôtel Vista Allegra sur la colline de Santa-Tereza. On arrive en tramway au pied d'une colline qu'on escalade par un chemin de fer à ficelle, et un autre tramway nous conduit par la colline jusqu'aux grands réservoirs publics ou dépôts d'eau qui alimentent la ville. Cette excursion est magnifique: on domine la ville, la rade et les environs, le coup d'œil est ravissant; à l'hôtel Vista Allegra on respire un air pur et on jouit du même panorama.

Une fois mon domicile fixé, je commence mes visites. Le grand séminaire est tenu par les lazaristes français, les élèves y sont au nombre d'une vingtaine. Le P. Henh, supérieur, me renseigne sur les œuvres charitables du pays.

M. Galvao, directeur de l'École polytechnique, me reçoit avec bonté. Il lutte de son mieux pour infuser un peu d'énergie dans les caractères indolents; il me paraît homme de forte volonté, il m'invite à visiter son école fréquentée par 300 élèves; et me donne plusieurs renseignements sur le pays et l'adresse de personnes nombreuses pour lesquelles on m'a remis des lettres.

Je visite entre autres M. Morissy. Cet Anglais de vieille race est depuis longtemps membre de la Chambre de commerce. Il me présente à son président, et me remet une carte pour être admis à la lecture des nombreux journaux dans les salons de la Chambre. Chemin faisant, il me fait remarquer le superbe palais de commerce en construction. Quel dommage de mettre tant de millions en un quartier si malsain! Le président de la Chambre de commerce, avec beaucoup d'amabilité, répond à mes nombreuses questions sur le commerce de la capitale, sur la colonisation et l'esprit qui la guide, et me remet le Relatorio da associacâo commercial do Rio de Janeiro do anno de 1881. En le parcourant je vois que l'association demande instamment au gouvernement la réforme monétaire. Il n'est pas facile, en effet, à l'étranger, de se reconnaître dans ce labyrinthe de mille et millions de reis, et il lui faut longtemps pour s'y habituer. L'unité monétaire est le reis qui vaut ici un quart d'un centime, à peu près la moitié de la sapèque chinoise: en effet, s'il faut 1,200 sapèques pour 5 fr., il faut 2,200 reis pour la même somme. Heureusement le reis n'est pas monétisé; on a de petites monnaies de nikel de la grosseur d'un sou et valant 100 et 200 reis, mais le plus souvent ce sont les sales chiffons de papier-monnaie qu'on reçoit et qu'on donne; ils ressemblent à ceux qu'on a vus en Italie et ailleurs. Les plus petits sont de 500 reis, un peu plus d'un franc. Ce papier perd actuellement environ 10%, quand on veut l'échanger contre métal. Les gouvernements qui ont déjà été assez sages pour former l'union postale, feraient bien de former une union monétaire universelle: tout le monde en profiterait.

Je trouve dans les documents qu'en 1881, la place de Rio a vendu 3,286,813 sacs de café du poids de 60 kilos, au prix de 3,620 reis (un peu plus de 7 fr. les 10 kilogr.). Ce prix était de 5,603 reis en 1879, presque le double; que la valeur des marchandises exportées de Rio en 1881 atteint environ 130,000,000 de fr.

Qu'en 1879-1880, l'Angleterre a importé pour environ 80,000,000 de fr., la France 32,000,000, les États-Unis pour 16,000,000, le Portugal pour 12,000,000, l'Italie pour 1,600,000, l'Espagne pour 1,000,000 de fr.

Pour la navigation, en 1880-81, sont entrés et sortis au port de Rio-de-Janeiro, 847 navires anglais, 257 allemands, 239 français, 232 américains, 137 brésiliens, 117 espagnols, 91 portugais, 89 norwégiens, 77 italiens. La France importe surtout les vins, mais elle vient après le Portugal: celui-ci en effet en 1881 a importé environ 3,300 pipes et la France 2,700. Le chemin de fer D. Pedro II, qui a coûté environ 200,000,000 de fr., en 1881 a donné une rente brute de environ 26,000,000 de fr.; en défalquant les frais d'exploitation, environ 11,000,000 de fr., reste pour le revenu net environ 15,000,000 de fr.

L'immigration au port de Rio-de-Janeiro pour 1881 a été de 1,162 immigrants subventionnés et 19,362 immigrants libres; mais il y a eu aussi 9,434 départs.

Dans l'après-midi, je me rends au petit séminaire au Palacio épiscopal de Rio Comprido: il est au loin à la campagne, mais les tramways vont partout. Une magnifique allée de palmea gigantea conduit à la maison. Elle a une cour intérieure et paraît bien disposée pour l'éducation. Dans le salon, je vois une espèce d'oiseau noir à gros bec; c'est le bicudo, me dit le professeur. Il est ainsi appelé à cause de son gros bec: il n'est pas joli, mais il chante comme le rossignol; la nature ne donne jamais tout à tous. Quatre-vingts élèves sont là instruits dans les lettres et sciences par les lazaristes français et plusieurs prennent plus tard le chemin du grand séminaire. Dans le jardin, je remarque une magnifique allée plantée de bambous; ils sont si serrés qu'ils forment une barrière impénétrable aux rayons du soleil. Un peu plus loin, une vaste piscine sert aux bains quotidiens des élèves. À côté, un grand potager fournit non seulement tous les légumes à la maison, mais encore un revenu locatif. Une église nouvelle est en construction; la matière employée est la brique, quoique les pierres ne manquent pas: les environs de Rio sont remplis de granit.

Un peu plus loin, je visite un collège tenu par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. Elles donnent l'instruction à 80 garçons et à 100 filles; la pension est d'environ 100 fr. par mois; mais les garçons sortent à l'âge de 12 à 14 ans. Toutefois, cette faculté d'enseigner la classe riche n'est accordée qu'exceptionnellement aux Sœurs de Charité, lorsqu'elles sont en mission et qu'il n'y a point d'autre ordre enseignant. Saint Vincent de Paul les a spécialement établies pour se dévouer à la classe populaire, et pour ne pas l'oublier, les Sœurs tiennent dans ce même collège 30 garçons et 40 filles pauvres. Je parcours la maison: classes, dortoirs, cours de récréation, tout est bien disposé. De nombreux petits réservoirs servent pour les bains des élèves. Sans le bain quotidien, me dit la Sœur, nous aurions dans ce climat bien des maladies de peau. Le bon lazariste qui m'avait reçu au petit séminaire m'avait donné son domestique pour me conduire chez les Sœurs; il me conduit encore au palais Impérial à Saint-Sébastiao. Le baron de Buon Ritiro, chambellan de l'empereur, se trouve de service au palais: il me reçoit avec prévenance, et me promet pour le 13 juin une audience de Sa Majesté.

Poursuivant ma route, après plusieurs changements de tramways et une heure de voiture, j'arrive à la villa Moreau à la Tijuca. La chaleur était forte à Rio, je voulais passer une nuit à la campagne.

La Villa ou Hôtel Moreau est située au milieu d'un magnifique parc au pied des montagnes de la Tijuca: je trouve à table d'hôte beaucoup d'Anglais qui, en gens pratiques, s'en vont le matin à leur bureau à Rio et reviennent le soir à l'air pur. Parmi les convives, je distingue un jeune couple en lune de miel.

Le lendemain, de grand matin, je gravis la Tijuca dans un break. Durant une heure, quatre vaillantes mules nous tirent le long de la montagne, au milieu d'une végétation tropicale. Le gouvernement rachète ces montagnes pour laisser repousser la forêt et en faire une promenade publique. Les pics les plus élevés ont 1,000 et 1,200 mètres d'altitude: on les atteint en deux heures de cheval du plateau de la Cascatella ou petite cascade, près de laquelle passe la voiture. Nous voyons par-ci par-là quelques fabriques de papier pour lequel on emploie ici les fibres du bananier. Nous apercevons sur le plateau quelques gracieuses villas, et après une courte descente, nous arrivons à deux hôtels situés l'un près de l'autre, White Hôtel et Hôtel Jourdain. Les noms indiquent que l'un est anglais et l'autre français. Ils occupent deux maisons ayant fait partie d'une même fazzenda de café. L'endroit est extrêmement pittoresque; beaux ombrages, vallons, cours d'eau. Aussi c'est un rendez-vous populaire le dimanche. À dix heures et demie j'étais de retour à l'Hôtel Moreau, et après un bon moment de natation dans la fraîche piscine, je trouve le déjeuner excellent. Un jardinier français très instruit m'accompagne à mon excursion dans le parc. Il le garnit avec les plantes qu'il va chercher dans la montagne, et il en découvre toujours de nouvelles; mais il a à se défendre contre les serpents, peu habitués à être dérangés dans la forêt vierge. Le Copi, qui a environ 1m50 de long, est inoffensif; le Corail, ainsi nommé à cause des anneaux rouge-corail qui ornent sa peau, est venimeux, mais il ne s'en prend à l'homme que lorsque celui-ci l'attaque. Le Churucu est sérieusement dangereux; il est noir, gros et court; il n'a que 75 centimètres de long: mais s'il voit l'homme, il se roule, l'attend, s'élance et mord, laissant dans la plaie son venin mortel. Aussi le jardinier ajoute qu'il ne va jamais dans ses excursions qu'armé d'un flacon d'alcali.

Brésil: Diverses sortes de Palmiers.

Mon guide me fait remarquer les belles plantes du parc, et d'abord le jacquier ou artocarpus, qui est de deux sortes: l'integrifoglia donne toute l'année des fruits, ils pendent directement du tronc; l'incisafoglia ne donne le fruit qu'une fois l'an; ce fruit, sauté au beurre, a le goût du pain; c'est pourquoi on appelle cet arbre l'arbre à pain. Le manguier ou manguifera borbonica devient colossal et donne des fruits pesant jusqu'à 1 livre 1/2. Le giroflier, dont la tige des étamines est le clou de girofle, bien connu de nos cuisinières. Presque tous ces arbres sont couverts de parasites; ce sont des picarnia, des broumelias verdifolias et autres qui pendent en lianes. Parmi les palmiers nous voyons le cameodora elegans ou palmaria gigantea qui vient si bien ici et atteint jusqu'à 30 mètres de haut; malheureusement il ne donne aucun fruit utilisable; puis l'areca rubra ou areca madagascarensis, avec d'immenses palmes; l'areca bambousa ou palmier bambou, dont la tige ressemble au bambou. Le cariotta aureus à feuille trilobée, le felix reclinata, et autres sortes de cocotiers. L'avocatier donne un fruit excellent en forme de poire, mais rempli d'une espèce de crème ou beurre végétal. Le treligea regina ou arbre du voyageur, semblable à un immense éventail, formé de feuilles à forme de bananier; il sort plus d'un litre d'eau de chaque feuille si on la coupe, c'est pourquoi il a reçu le nom d'arbre du voyageur. Le teophrasta imperialis à large feuille donne une espèce de nèfle du Japon. Le mammea americana à belles feuilles de magnolia, donne toute l'année un excellent abricot, dit de Saint-Domingue. Nous voyons une grande variété de mimosa et d'acacias parmi lesquels je remarque le flamboyant, de la famille des césalpinées. Dans la famille des pandanées nous trouvons le pandanus utilis, le pandanus juvonicus, le pandanus graminiformis, le pandanus inermis. Dans la famille des sicadées, le sicas revoluta, le sicas circinalis; parmi les dracœnas, le dracœna umbraculifera, le dracœna rubra terminalis; le poincentia pulcherrima à belles feuilles rouges, qui commence à faire son apparition en Europe; le califa, etc. Dans les cucurbitacées, le mamou, qui donne un fruit jaune dont les habitants du pays font une compote; l'arbuste croton et une infinité d'autres dont une bonne partie sont utilisés en cuisine ou en pharmacie.

Rentré à Rio dans la soirée, je rends visite à M. le vicomte Barbacena, d'une des plus anciennes familles du pays. Il me renseigne sur les principales plantations de café et de cannes, et m'en facilitera la visite.

13 juin.—À l'approche de la fête de saint Antoine, on tire force fusées et pétards tous les soirs, mais on se soucie fort peu de la fête religieuse.

Au musée on venait de terminer une exposition anthropologique; le directeur, M. Netto, avec beaucoup de bonté, met un employé français à ma disposition pour la visite des nombreuses salles. Tout ce qui concerne les Indiens: céramique, armes, filets, embarcations, s'y trouve à profusion; on a même copié d'après nature les principaux types. J'en ai vu d'absolument identiques à la race jaune, et d'autres de race pure indo-européenne; preuve certaine que les hommes ont abordé ici de divers lieux et à des époques diverses. Les nombreux vases de terre ressemblent, par la forme et le travail, à la céramique des Étrusques. On peut voir bien des objets qui rappellent l'Égypte, entre autres la momification; mais les momies indiennes ne sont pas couchées au long; le corps est plié, les genoux touchant la poitrine, selon la manière dont les Japonais disposent leurs morts dans le cercueil avant de les brûler. Les pirogues sont des troncs d'arbres creusés, ou des écorces liées: les lances et les flèches ont le bout en pierre ou en os; elles sont parfois imbibées d'un poison végétal. Certaines flèches légères étaient lancées en soufflant dans un bambou qui les contenait. On trouve aussi des casse-tête et une quantité d'instruments de pierre absolument identiques à ceux que j'ai vus en Allemagne, en Norwège, en Russie. L'homme a certainement abordé l'Amérique par le détroit de Behring, d'où il est descendu vers l'Amérique centrale; mais, à plusieurs reprises, des embarcations y ont été entraînées par des tempêtes où des courants, et on peut ainsi s'expliquer la présence des différentes races et des différentes civilisations.

Le soir, à cinq heures, j'étais à San-Christovao, au Palais impérial. M. le vicomte de Buon Ritiro me présente à Sa Majesté l'empereur qui m'accueille avec bonté. La conversation roule sur les voyages, sur l'enseignement, sur la charité: il importe, dit l'empereur, de bien s'assurer de l'exactitude de ce que l'on dit, mais il importe aussi beaucoup de ne jamais cacher la vérité. L'empereur m'a paru animé d'intentions droites et de bonne volonté.

Brésil: Palais Impérial.

Un ingénieur venait après moi pour le renseigner sur un chemin de fer de Pernambuco. Il reçoit avec facilité, écoute avec attention, et se rend compte des affaires. On loue sa simplicité et sa charité. On lui reproche d'un peu trop sacrifier à l'amour de la popularité.

Je prends congé de Sa Majesté pour passer chez l'impératrice. Elle est dans un salon, assistée d'une dame d'honneur. Elle m'accueille avec bienveillance, et, puisqu'elle est de famille italienne, je lui parle des œuvres de dom Bosco, saint prêtre italien qui renouvelle les merveilles de saint Vincent de Paul. Sa Majesté apprend avec plaisir que dom Bosco va fonder sa première maison dans le Brésil. Puisse-t-il, comme partout ailleurs, y développer, chez les enfants abandonnés, le sentiment chrétien et l'amour du travail.[Table des matières]

CHAPITRE IV

Excursion à Pétropolis. — Rencontre du comte d'Eu. — Sa famille. — La colonie allemande. — L'ingénieur Bonjean. — La filature la Pétropolitana. — Les bois de construction. — Pourquoi on délaisse l'industrie française. — Le corps diplomatique. — L'internonce et l'administration religieuse. — Le téléphone. — La Chambre des députés. — Les chemins de fer. — Le baron de Teffé et l'exploration de l'Amazone.

Le 14 juin, à trois heures, j'étais sur le petit steamer qui traverse la baie pour rejoindre le chemin de fer de Pétropolis. Nous longeons à gauche une quantité d'îles verdoyantes et pittoresques. À mesure que nous avançons, les montagnes de Pétropolis et de Teresopolis appelées de los organos, à cause de leur forme en guise de tuyaux d'orgues, nous paraissent plus hautes. Peu de monde dans le navire; j'ai près de moi un voyageur à physionomie française, je lui demande divers renseignements sur le pays que je vais visiter. Il répond à mes questions avec beaucoup de bonté; je lui demande aussi si M. le comte d'Eu est à Pétropolis. «Je ne pense pas,» me dit-il (et en effet, il n'y était pas en ce moment), mais comme je lui montre une lettre pour Ramiz Galvao, instituteur de ses enfants, il me dit: «Vous êtes sans doute M. Ernest Michel?» Sur ma réponse affirmative, il ajoute: «Je suis moi-même le comte d'Eu; M. le vicomte de Buon Ritiro m'a parlé de vous, et M. le comte de Noiac m'a écrit de Paris pour m'annoncer votre visite; je serai heureux de vous recevoir.» J'exprime ma satisfaction et mon étonnement pour la simplicité des chefs de l'Empire. Dans un siècle où on ne cesse de parler d'égalité, le peuple aime et apprécie cette simplicité.

Le long de la route, l'auguste prince n'a cessé de me renseigner sur une quantité de choses concernant le pays, et notre conversation variée m'a laissé de lui le meilleur souvenir. Le navire est à la jetée et nous montons dans de larges wagons pour traverser la forêt qui sépare la baie du pied des montagnes. Partout d'impénétrables fourrés, mais pas d'arbres de haute futaie, la main de l'homme a déjà fait ici ses ravages. Il faudra maintenant dix ans pour que le petit bois soit un taillis ou puera, comme disent les Brésiliens, et quarante ans pour qu'il soit forêt ou pueran.

Au pied de la montagne, on quitte les grands wagons et on prend place dans des petits wagons. La large voie de 1m50 est remplacée par la voie étroite d'un mètre. Une locomotive nous pousse lentement sur une voie à crémaillère à pente de 15%. C'est le système du chemin de fer du Righi, mais adouci, car celui-là a une pente de 25%. À mesure que la locomotive s'élève, la nature alpestre nous apparaît dans toute sa beauté: forêts, ravins, cours d'eau, cascades, etc. Au loin la vue plonge sur la rade, sur Rio et les pics environnants. Derrière ces pics, le soleil se couche enveloppé dans un nuage aux riches couleurs. En une demi-heure, nous atteignons 7 à 800 mètres d'altitude. Sur le plateau, une locomotive nouvelle reprend le train à l'avant et nous traversons une charmante petite vallée parsemée de blancs chalets alpestres. C'est la demeure des bonnes familles allemandes venues ici il y a quarante ans. Les vieillards seuls ont vu la mère patrie, la jeune génération est brésilienne. Le terrain qui entoure les chalets est cultivé en potagers: c'est bien petit pour faire vivre une famille; mais ces bons Allemands ont apporté avec eux leurs industries: ils font le beurre et fabriquent la bière.

À cinq heures et demie, le train nous dépose à Pétropolis. Une pleine voiture d'enfants autour de leur mère envoyent avec leurs mains mignonnes des baisers vers le train: ce sont les enfants du comte d'Eu qui ont aperçu leur père. «Voilà pour vous du nouveau,» me dit le prince en me montrant un bond ou tramway tout neuf; j'y monte, et quelques instants après, je suis à l'Hôtel d'Orléans. Ce vaste établissement à peine achevé ne figurerait pas mal même au milieu des meilleures stations hivernales ou balnéaires d'Europe.

La chaleur et les odeurs de Rio m'avaient fatigué. Après le dîner je gagne mon lit et le lendemain à sept heures j'inspecte la ville.

Pétropolis m'a paru comme Cannes, comme Menton à leur début, une ville à la campagne. Partout chalets, villas entourées de parcs gracieux, aux plantes variées, aux fleurs éblouissantes. En passant devant la villa du comte d'Eu, j'admire encore une fois la simplicité de la famille régnante. Je rends visite à M. l'ingénieur Bonjean. Né au Brésil, mais d'origine savoisienne, il est parent du président Bonjean, fusillé sous la Commune. Lauréat de l'École centrale à Paris, il s'est occupé ici de chemins de fer et dirige actuellement deux usines de filature et tissage de coton. Il me donne des détails très intéressants sur le pays et sur ses immenses ressources. L'esprit de routine laissé par les Portugais fait qu'on n'a pas encore bien compris l'importance de l'immigration. On néglige les moyens de la faire affluer. Les immenses ressources de la contrée sont donc encore perdues pour tout le monde. Les terrains accessibles sont presque tous propriété privée, et les propriétaires incapables d'en tirer parti en demandent des prix qui éloignent tout acheteur. Les terrains plus éloignés appartiennent à l'État, qui les donne au prix minime de 15 à 20 fr. l'hectare, 1 reis par mètre carré, mais le manque de routes les rend peu abordables à l'immigrant. Les compagnies qui se formeraient pour construire des chemins de fer traversant les terrains riches et vierges et recevant comme gratification une large bande sur les deux côtés de la voie, feraient certainement ici comme aux États-Unis, d'excellentes affaires. Le gouvernement, en facilitant l'action de ces compagnies, bénéficierait le premier par l'augmentation de la population, par l'impôt direct qui est minime, et surtout par l'impôt indirect qui, par les droits de douane, est très productif. Ce sera toujours un mérite pour ceux qui ont la direction de la chose publique, de sortir de l'horizon étroit des préoccupations locales ou personnelles et de regarder les choses du point de vue élevé qui embrasse l'humanité. Or, la nature qui a produit les immenses terrains encore vierges de l'Amérique du sud, ne les a pas produits pour les reptiles et les animaux sauvages qui les parcourent, mais pour en faire bénéficier l'homme, auquel Dieu a dit: «allez, croissez et remplissez toute la terre.» Qu'importe la nationalité et la race, si on veut bien utiliser le sol à la sueur de son front? À la longue, tous ces travailleurs venus de tous les points du globe feront une race qui, pour être le résultat du mélange de nombreux éléments actifs, n'en sera pas moins homogène et plus forte.

M. Bonjean veut bien me conduire à la Pétropolitana, fabrique qu'il dirige depuis peu de temps. Après une heure de voiture, le long d'un charmant cours d'eau, nous arrivons à un point où il se précipite d'une vingtaine de mètres en cascade à deux étages le long d'un rocher de granit: c'est la cascatella. On refait le pont de bois qui traverse le torrent. À cette occasion, M. Bonjean me fait remarquer les jolis bois de construction de la contrée. C'est d'abord le vignatico, de la famille des cèdres, dont on fait de beaux meubles, des marches et des parquets; le tapinhoam à bois jaune; le masananduba, à bois rouge; le cèdre à feuilles larges; le paineira au tronc épineux, qui donne la paina, espèce de fruit rempli d'une soie végétale, qui sert pour garnir les oreillers; le pigno ou sapin du pays, dont les feuilles courtes et larges piquent comme des épines.

Il y a actuellement au Brésil 40 filatures de coton, dont 2 à Pétropolis. La plus importante est celle de Macaco, que M. Bonjean dirige depuis huit ans; la seconde est la Pétropolitana, dont il vient de prendre la direction en février dernier. La première donne un dividende de 15%, la seconde cause encore des pertes, preuve de l'importance de la direction pour le résultat d'une affaire.

Le moteur est l'eau du ravin avec une chute de 40 mètres. La toiture, échelonnée en petites bandes en forme de scie, éclaire à grand jour la vaste construction. Au rez-de-chaussée sont les ateliers de réparation: forgeron, rabotage, ferrage, tournage de fer, charpentiers et ajusteurs; puis les ateliers de teinture du fil et les entrepôts divers. Au premier étage sont alignés sur cinq rangs 5,000 broches à filer et 100 métiers à tisser, outre les batteuses et les cardeuses de divers degrés. La toile confectionnée atteint environ 6,000 mètres par jour, emballée mécaniquement en ballots de 340 mètres prêts à être dirigés sur les marchés du pays. La bonne toile blanche de coton de 0m90 de largeur revient à environ 1 fr. le mètre; elle sert au vêtement des esclaves. Celle qui, par les dessins variés et ses teintes brillantes, sert au vêtement du peuple, coûte 1 fr. 50 le mètre. On fabrique aussi de la toile à voiles pour les navires. Le soir, la lumière est fournie par le gaz de ricin: on met dans les cornues les graines et bois de ricin et on opère comme avec le charbon. Déjà, j'avais vu l'hôtel éclairé par un extrait de pétrole appelé la gazotine.

Dans ces pays nouveaux on observe ce qui se produit en Europe en fait d'invention, et on introduit toujours les dernières découvertes. Ainsi, on voit partout fonctionner ici le téléphone, pendant qu'il est à peine en usage dans quelques rares établissements des grandes villes de France. Sur le steamer, j'ai fait route avec un Portugais qui importe ici les tramways mus par l'électricité, pendant qu'on commence à peine à en parler chez nous.

En examinant les nombreuses machines de la Pétropolitana, je remarque qu'elles sont presque toutes de construction anglaise et américaine, et je demande au directeur s'il n'aurait pas intérêt à les commander en France. Les machines françaises sont plus chères, me dit-il, mais la fabrication est meilleure, et à la longue elles procurent encore une économie; mais il est difficile de traiter avec les maisons françaises, car elles sont ou lentes ou chicaneuses, et en tout cas elles manquent d'esprit pratique. Vous voyez ces dessins; ils marquent les machines montées et les machines démontées avec les numéros d'ordre à chaque pièce. Si j'ai besoin d'une pièce de rechange, je n'ai qu'à écrire à Manchester en indiquant simplement le numéro, et la pièce m'arrive par le premier navire; mais s'il s'agit d'une maison française, rien de semblable. Je suis obligé de dessiner la pièce, de bien donner la dimension, et souvent on aura besoin de nouvelles explications qui font perdre des mois, et à la fin la pièce arrive peut-être incomplète ou mal adaptable. J'aurais eu cent fois l'occasion de faire d'importantes commandes en France, soit pour les chemins de fer, soit pour l'industrie; j'ai échoué: quand je télégraphiais, on mettait un mois à me répondre parce que tel inspecteur ou tel autre était en voyage, et en attendant, l'occasion d'une affaire était manquée. Quand je demandais les prix ou les devis, on me répondait qu'on ne pouvait les donner de suite, et on les envoyait six mois après. Si je réclame un nouveau modèle, on me répond qu'on a le leur, et qu'on ne saurait en adopter un autre. Par contre, lorsque je vais chez l'Américain du Nord ou chez l'Anglais, il me montre les modèles et je choisis. Si j'en veux un autre, il me le fait sans retard: il me donne le devis et le prix, et je puis contracter immédiatement en saisissant l'occasion. Les hommes intelligents et sérieux ne manquent pas en France: il est certain que s'ils connaissaient ce qui se passe par le monde, ils organiseraient mieux leurs affaires, s'affranchiraient un peu du fonctionnarisme et de la routine, et se mettraient en mesure de lutter avantageusement sur les divers points du globe avec l'industrie de leurs voisins. Jusqu'à ce jour, le Français reste chez lui, et réduit le monde à l'Europe. Le personnel consulaire qui devrait le renseigner sur ce qui se passe n'a pas été préparé par des études professionnelles, et pourtant le monde marche, et celui qui négligera de se tenir au courant du mouvement de tous les jours sera nécessairement dominé par les plus habiles. Or, il ne faut pas l'oublier, dans les pays nouveaux, si le champ ouvert au commerce et à l'industrie devient tous les jours plus vaste par l'introduction des chemins de fer et des usines, l'Europe entière est là pour offrir ses services: et non seulement l'Europe, mais encore l'Amérique du Nord qui, non contente de s'être en cela émancipée de l'Europe, lui fait maintenant concurrence.

M. Bonjean me fait remarquer les divers avis affichés à la porte de l'usine: ce sont des recommandations ou des prohibitions. Au commencement, me dit-il, j'avais introduit les règlements des usines d'Europe, mais le résultat n'était pas satisfaisant. Alors j'ai jeté les règlements au loin, et me suis borné à recommander, et au besoin ordonner ce qui m'a paru bon, et à défendre ce que je trouvais mauvais. Je laissais ainsi le règlement se former par lui-même à la suite des années par l'action de la coutume. Ce système m'a parfaitement réussi à l'usine de Macaco et je le reproduis ici. J'ai 460 ouvriers à l'autre usine et je cherche à les attacher à l'établissement en leur rendant la vie facile et commode pour eux et pour leur famille. Moyennant une redevance annuelle, au bout de quelques années, ils sont propriétaires de la maison qu'ils habitent, d'un lot de terrain précieux pour les légumes, et menus produits qu'il procure à un ménage. Quand j'ai pris la direction de l'usine, je l'ai trouvée entourée de débits de boissons, source de désordres, et je me suis empressé de les expulser; mais sachant que l'ouvrier a besoin de délassement, j'ai organisé pour eux et par eux une bande musicale, et une salle de gymnastique au moyen d'une association dont le médecin est le président. Ils ont leur société de secours mutuels, et la chapelle occupe le centre de l'usine. Je témoigne à tous une affection paternelle, mais j'évite la familiarité. Tous les mois cinq récompenses en somme d'argent sont données aux cinq ouvriers ou ouvrières qui se sont distingués par la conduite et le travail. La plus grande impartialité préside à ces distributions; précaution d'autant plus nécessaire que je suis en présence de plusieurs nationalités souvent disposées à se jalouser.

Les infractions sont punies au moyen d'amendes rendues publiques par l'affichage. Le résultat de ce système a été la paix et la stabilité dans le personnel des ouvriers, le relèvement du niveau moral, l'aisance dans les familles, l'augmentation des dividendes; en un mot, la prospérité de l'usine. Heureux les hommes qui savent ainsi procéder par l'expérience plutôt que par la théorie, et s'inspirer de l'amour de leurs frères: ils recueillent l'affection en même temps que l'abondance.

La maison du directeur est bien disposée pour le climat, entourée d'un beau jardin dans lequel je trouve, à côté des fleurs et des fruits des tropiques, les poires, les pommes, les figues, les raisins, les asperges, les salades et les choux, et jusqu'à une plante de thé. Le tout est encadré par les bois, dans lesquels on retrouve les espèces les plus odoriférantes, depuis le colosse, qui produit le clou de girofle, jusqu'au canela capitanmor, dont l'odeur rappelle absolument les matières fécales.

Pour rentrer en ville, nous parcourons la route pittoresque du matin: il me semble que je traverse un coin de la Suisse. Nous nous rendons à une autre filature de coton: l'usine de San-Pedro de Alcantara. Là, nous trouvons 180 ouvriers et ouvrières faisant manœuvrer 5,000 broches et 70 métiers. Le directeur, avec beaucoup de complaisance, nous explique comment, par suite d'insuffisance d'eau, il a été obligé d'établir une machine à vapeur à côté de sa roue hydraulique. Je l'engage à remplacer celle-ci par une turbine, qui exige moins d'eau que la roue: il en convient, mais la roue, il l'a, et la turbine devrait être achetée. Ainsi, n'ayant pas le courage de donner peu pour se rattraper grassement, il continue de voir passer en combustible une bonne partie des bénéfices. Combien de calculateurs à courte vue on rencontre dans la vie! M. Bonjean aussi avait trouvé à Macaco des turbines insuffisantes, et n'hésita pas à sacrifier 30,000 fr. en s'imposant un mois de chômage pour les remplacer par des turbines plus puissantes. Le résultat a été une telle augmentation dans la quantité de toile produite qu'immédiatement les frais furent couverts, et tout le surplus est maintenant bénéfice. Je demandais à M. Bonjean ce qu'il avait fait de ses ouvriers durant le mois de chômage. Je les ai employés, dit-il, aux travaux nécessités par le changement des machines et autres travaux supplémentaires. C'est de l'administration paternelle!

Le corps diplomatique du Brésil passe la plus grande partie de l'année à Pétropolis, où il paraît subir les atteintes de l'ennui. J'appris trop tard, pour lui rendre visite, que le chargé d'affaires d'Italie était un Niçois, le comte Deforesta.

Je me rends chez Mgr Felici, l'internonce apostolique. C'est un Romain calme comme les habitants de l'ancienne capitale du monde. Il me fait bon accueil, et me présente son secrétaire, abbé sicilien au regard de poète. Il me renseigne sur les choses religieuses du Brésil, et m'assure que pour lui il ne connaît pas l'ennui, vu qu'on le tient constamment occupé par les formalités de dispenses en matière matrimoniale.

Il y a 12 diocèses au Brésil pour une population d'environ 12 millions d'habitants, et une étendue presque aussi grande que celle de l'Europe. Plusieurs n'ont même pas de séminaire; mais Dieu supplée à ce que les hommes ne peuvent faire. Les Indiens, au nombre d'environ 500,000, sont évangélisés par des Ordres divers, et surtout par les capucins italiens, qui dépendent directement de la Propagande. Les évêques sont présentés par l'empereur et confirmés par le Pape.

Je passe chez M. Ramiz Galvao, ancien directeur de la bibliothèque publique et précepteur des enfants de Son Altesse le comte d'Eu. M. le comte de Noiac m'avait envoyé une lettre pour lui. Nous causons éducation et instruction, et je peux bientôt me convaincre combien mon interlocuteur est digne du poste de confiance qu'il occupe. Il comprend à merveille la haute importance de diriger les premiers pas dans la voie du savoir de celui qui sera appelé plus tard à régler les destinées de l'Empire. Il sait bien que tout en armant l'intelligence, il faut surtout cultiver le cœur.

Je ne pouvais quitter Pétropolis sans présenter mes hommages à Son Altesse le comte d'Eu; il est Français, fils du duc de Nemours, et son oncle le prince de Joinville a épousé une des sœurs de l'empereur. Comme je l'ai déjà dit, la loi salique n'étant pas en vigueur au Brésil, sa femme, fille unique de Pedro II, règnera après lui et aura pour successeur son fils aîné âgé de dix ans actuellement. Le comte d'Eu aura donc à remplir ici le rôle qu'a si bien rempli le prince Albert en Angleterre.

Je me rends au palais impérial: même simplicité qu'à Rio, auprès de la Cour et des grands. La porte est grande ouverte: pas de concierge, je traverse le parc, j'arrive au palais; là aussi la porte est ouverte, et pas de portier. Je parcours les corridors, me dirigeant du côté du bruit de rires enfantins. J'arrive à une chambre où le prince joue avec ses enfants et guide les premiers pas d'un bébé de deux ans. Il interrompt ses amusements pour s'entretenir une demi-heure avec moi. Il me parle d'une exposition pédagogique dont il préside la commission: cela me rappelle que j'avais eu pour compagnon de cabine sur le steamer le Niger un journaliste de Paris, délégué à cette exposition. Est-ce hasard ou coïncidence? Deux jours après l'arrivée du Niger, j'aperçois dans la rue Ouvidor, aux vitrines du libraire qui sert de correspondant au journal dirigé par ce délégué, une exposition de Vénus et de Cupidons sous lequel on lisait en grandes lettres: novedades, nouveautés. C'est aussi de l'enseignement, mais du mauvais.

Le discours tombe sur l'esclavage qui va en diminuant. Il n'y a plus actuellement que 1,346,648 esclaves au Brésil: la loi de 1871 rend libre tout enfant né d'une femme esclave. Ces enfants restent jusqu'à dix-huit ans sous la tutelle du maître de la mère. Naturellement ils sont un peu négligés et Son Altesse projette une association pour s'occuper d'eux, les patronner et les instruire. L'association est le levier des sociétés modernes. Elle sera toujours le plus grand instrument du bien et du mal. Tous les jours je lis dans les journaux l'annonce d'esclaves rendus à la liberté par leur maître, ou rachetés par des associations. On en affranchit aussi un grand nombre par testament; et Son Altesse me cite une dame qui vient de léguer sa vaste propriété à ses 400 esclaves, voulant qu'elle soit partagée par familles. Belle et grande pensée de cette propriétaire qui fait de ses esclaves ses héritiers! Une commission a été nommée pour exécuter la pensée de la noble dame. Tout le monde s'accorde à croire que dans vingt ans il n'y aura plus d'esclaves au Brésil et que le travail libre les remplacera avec avantage. Nous causons enfin de dom Bosco, dont Son Altesse a visité l'établissement à Turin; je lui raconte ses succès à Lyon, à Paris, à Amiens, à Lille, et le prince m'apprend la mort de M. de Laboulaye, chez lequel j'avais conduit le saint prêtre quelques semaines avant. Un grand nombre d'enfants court dans les rues de ce pays. Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul ont de nombreux établissements dans lesquels elles prennent soin des orphelins; mais les garçons sont livrés à l'abandon, et Mgr Lacerda, qui sent la nécessité de s'occuper aussi du sexe masculin, a appelé les missionnaires de dom Bosco.

Il est bien tard quand je quitte le prince pour rentrer à l'hôtel prendre un repos nécessaire.

J'aurais voulu passer la soirée avec un avocat auquel on m'avait adressé. Nous aurions causé sur les lois et la magistrature. Déjà je savais qu'imitant un peu notre code, les lois brésiliennes, en fait de succession, avaient réduit au tiers la portion disponible, et j'avais entendu des plaintes à ce sujet. On y voyait un obstacle à la stabilité des familles. J'aurais voulu connaître l'appréciation d'un homme compétent à ce sujet, mais les forces étaient à bout, et je dus renoncer à cette visite. Le lendemain matin à six heures je suis sous la douche froide qui ranime les nerfs; j'admire le beau lever du soleil, je revois encore une fois les têtes blondes et les yeux bleus des enfants des colons, et à sept heures je suis à la gare. Mme la comtesse de Barral, qui avait été l'institutrice de la princesse, y accompagnait son fils récemment marié à Mlle de Paranagua, fille de l'ex-premier ministre. Elle me parle de la famille Bernis, ses parents qui habitent Nice. Peu après, la locomotive nous entraîne sur la pente de la montagne d'où nous dominons la plaine et la baie couvertes d'épais nuages que nous atteignons bientôt. À neuf heures et demie le bateau me dépose à Rio. Je me rends au bureau télégraphique pour voir si par hasard quelque dépêche d'Europe m'y attendait. L'agence Havas a ici son bureau; elle perçoit 17,000 reis pour le premier mot et 5,000 reis pour chaque mot suivant. Le bureau anglais perçoit 7,000 reis indistinctement pour chaque mot. Cette Compagnie, au capital de un million et demi de livres sterlings, a une recette d'environ 4,000,000 de francs par an. C'est bien faire ses affaires.

À la Chambre des députés pas de séance, mais plusieurs députés semblent occupés à des travaux et discussions. Grande simplicité dans le monument et le mobilier. Ces députés de l'Empire sont moins exigeants sous ce rapport que ceux de certaines républiques. Ils ne laissent pas quelquefois d'être irascibles. Je lis en effet qu'il y a peu de jours un d'entre eux, qui s'est cru insulté dans les colonnes d'un journal, a voulu se faire justice à coups de canne sur le nez du journaliste. Il est vrai d'ajouter que la presse ne comprend pas toujours sa mission et qu'elle confond trop souvent la licence avec la liberté.

Au bureau de la colonisation, le directeur me remet une carte de la province de San-Paulo et une de la province de Santa-Cattarina, avec un règlement en 5 langues relatif à l'hôtel des immigrants à Rio-Janeiro. J'y lis que les immigrants y sont logés et nourris pendant 8 jours, mais je n'y trouve aucun renseignement sur les conditions auxquelles ils reçoivent les terres et en quelle quantité. Les Yankees sont plus habiles: ils multiplient les prospectus et les programmes avec gravures et toute sorte de détails. On les trouve à tous les hôtels, dans les gares, et on les reçoit dans les trains. Ici je n'ai même pu trouver à la gare un indicateur de chemin de fer. Le chef de gare s'est contenté de me dire que l'horaire et les prix sont collés aux murs de là station; en sorte que je dois aller les consulter toutes les fois que je projette une excursion. C'est peu pratique et surtout peu commode. On pourrait croire que cela tient au peu d'importance des lignes dans un pays nouveau.. Erreur! il y a environ 5,000 kilomètres de chemins de fer en exploitation au Brésil, dont le coût moyen a été d'environ 100,000 fr. le kilomètre; 15,000 autres kilomètres sont en construction ou concédés.

Mais revenons à mes visites. Je traverse la ville vieille et me rends aux quartiers nouveaux, chez le baron de Teffé, chef de division à l'arsenal de marine. M. de Teffé est un officier distingué qui revient de l'expédition organisée pour observer le passage de Vénus. Il me donne sur son travail des détails intéressants: il en envoie les résultats à l'Académie des sciences à Paris, où se réuniront les savants en congrès pour se mettre d'accord sur les conclusions définitives.

M. le baron de Teffé me parle longuement de ses explorations dans l'Amazone, où il a passé deux ans et neuf mois. Il dirigeait la Commission qui devait, avec celle du Pérou, tracer les frontières des deux pays, pendant que deux autres Commissions traçaient celles de la Bolivie. Une première Commission péruvienne avait été anéantie par les Indiens. Son chef, amputé d'une jambe par le fait de cinq flèches empoisonnées, avait survécu et avait eu le courage de se mettre à la tête de la seconde expédition; mais, durant les opérations, il fut enlevé par la fièvre paludéenne. Les rivières débordent et se retirent laissant d'immenses marais mortels.

Les Brésiliens aussi furent très éprouvés. Sur 80 personnes, M. de Teffé en perdit 27 de la fièvre, parmi lesquelles son propre frère. Les Indiens leur causèrent bien des difficultés, mais il avait trouvé moyen d'échapper à leurs flèches en couvrant complètement les canots d'une toile métallique derrière laquelle se tenaient les rameurs.

La Commission rencontra un jour un superbe emplacement qu'avait visité Humbold en 1808. L'illustre explorateur y avait laissé une inscription enthousiaste pour déclarer que c'était là un endroit admirable pour une grande ville, et que dans cinquante ans il serait couvert de maisons et de monuments. Or, M. de Teffé, plus de cinquante ans après, n'y avait encore vu que de l'herbe. La prophétie pourra se réaliser; mais Humbold s'était trompé de date.

De Paris, sur la demande d'un ami, M. de Thurino, illustre Brésilien que j'avais connu à Nice, m'avait envoyé des lettres nombreuses pour ses amis du Brésil, et entre autres une pour son fils. Je me rends donc chez lui, mais, à mon grand étonnement, je trouve le père en personne. Il était arrivé de la veille, et nous pouvons ainsi causer, des choses de l'Europe.

Brésil: Chef indien.

Continuant ma course, j'arrive chez le comte d'Ignassu, chambellan de l'empereur. Il était de service au Palais. Il est frère du comte de Barbacena dont j'ai déjà parlé. Ils appartiennent à la famille des Brants, contraction de Brabant, originaires de la Belgique. Après s'être perpétués sans interruption de mâle en mâle depuis cinq siècles, les deux frères n'ont maintenant chacun qu'une fille. Après ce pèlerinage, lorsque nous nous trouverons réunis dans le sein de Dieu, nous verrons qu'il n'y a qu'une grande famille humaine, dont Adam est l'arrière-grand-père.

Je clos ma série de visites par celle de M. le comte de Paranagua, jusqu'au mois dernier président du Conseil des ministres. Sa maison est celle d'un bourgeois. Heureux pays, où les grands savent donner un si bon exemple! M. de Paranagua comprend le français et parle le portugais, mais si clairement que je ne perds rien de la conversation. Elle roule sur des sujets multiples, et j'admire dans mon interlocuteur l'homme calme, au jugement clairvoyant, aux appréciations bienveillantes: c'est l'homme habitué à la conduite des hommes. Il se rend à San-Paulo pour voir son fils au petit séminaire, et si je puis trouver le temps de faire cette intéressante excursion, il me dirigera dans la visite des choses intéressantes de cette province, la plus avancée de l'Empire, pour l'industrie comme pour l'agriculture.[Table des matières]

CHAPITRE V

Excursion à Copa-Cabana. — Sauvés par un bambin. — Le jardin botanique. — L'Hospicio Don Pedro II. — L'orphelinat de Sainte-Thérèse. — Le Casino Fluminense. — Encore le bureau de colonisation. — Le téléphone. — Le marché. — Les aumônes impériales. — L'Hospicio de la Misericordia.

Le 17 juin, à six heures du matin, le soleil darde ses rayons derrière les montagnes, de l'autre côté de la baie et sur les cimes opposées. La ville au pied de la colline se réveille, et les gens endimanchés se meuvent, dans toutes les directions; je descends à Praja do Framengo, chez M. Duvivier. Sans perdre du temps, nous montons à cheval et nous voilà en route pour Copa-Cabana, où l'aimable banquier veut me montrer le nouveau quartier qu'il va faire surgir en cet endroit. Il est concessionnaire d'un tramway qui aboutit à une plage superbe. Il se propose d'élever dans la mer, sur des poteaux de fer, un magnifique établissement de bains. Je l'informe de la destruction par le feu de la Jetée-promenade de Nice et l'engage à prendre ses précautions. Après une heure de marche au pas et au trot, nous laissons à gauche le cimetière, garni de monuments de marbre, et gravissons une charmante colline que le tramway traversera en tunnel. Au sommet, un docteur, fusil au bras, fait mine de nous barrer le passage; il entend nous conduire chez lui et nous offrir café et vin de Porto. Comme il apprend que nous pressons le retour pour assister à la messe, il nous dit: «Voilà, sur ce rocher là-bas, la chapelle; la messe s'y dit à dix heures, il est neuf heures; vous n'avez que le temps d'arriver.»

Nous descendons donc l'autre pente de la colline et arrivons à la plage, couverte d'un sable fin et blanc qui éblouit nos yeux. Le soleil est brûlant, il faut attirer un peu d'air par la vélocité du galop, et nous voilà galopant, galopant. À dix heures moins cinq minutes nous sommes au pied du rocher, sur lequel les pêcheurs étendent leurs filets. La montée est rude, au point que mon compagnon voit sa selle retomber en arrière. À dix heures nous étions à la chapelle, mais la messe avait été dite à neuf heures. Le docteur, sans doute, n'y était jamais venu. Déjà, en approchant de Rio, j'avais admiré cette gracieuse coupole couronnant le rocher en dehors de la baie; jamais je n'aurais pensé qu'un jour je me trouverais sur la terrasse de ce petit monument. La vue en est excessivement gracieuse; les lames de l'Océan se brisent à ses pieds et on a en face un îlot sur lequel un ingénieur français élève un phare électrique. Mais l'heure avancée nous laisse peu de temps pour la contemplation. Nous saluons deux amazones et leur cavalier qui nous avaient rejoints, et, pour éviter le sable brûlant, nous nous engageons à gauche dans une petite forêt, avec l'espoir aussi d'abréger la route par une diagonale. Mal nous en prit, car, une demi-heure après, ayant perdu le sentier, nous nous trouvons engagés dans les broussailles, sans issue. Les branches menacent nos corps et nos têtes; les chevaux eux-mêmes ne peuvent avancer qu'avec peine. Forcés de descendre et de les conduire à la main, nous errons par des tours et détours, revenant sur nos pas, et nous engageant dans toutes les directions, lorsque enfin, en percevant au loin le toit d'une maison, M. Duvivier pousse à pleins poumons ce cri: O di casa. Une voix répond, mais on ne voit personne. À la fin, un enfant de sept ans paraît, et nous reconduit jusqu'au chemin. Sauvés par un bambin!

Rio-de-Janeiro. Avenue des Palmiers au Jardin botanique.

Nous aurions eu envie de fouetter le docteur, mais le temps pressait et un galop effréné nous conduit bientôt à Praja de Buttafogo. M. Duvivier trouve prudent de ne plus affronter le soleil et laisse les chevaux, dans une écurie pour prendre le tramway. À midi nous rentrions chez lui; un bain froid restaure les membres et un bon déjeuner redonne des forces. Mme Duvivier fait les honneurs de la maison avec grâce et simplicité. On fait un peu de récréation avec ses quatre charmants bébés, puis M. Duvivier prend le chemin de la ville pendant que, dans la direction opposée, je me rends à l'Orto botanico.

Après une heure de bond sur une route pittoresque j'arrive à ce superbe jardin. Une allée de palmea gigantea s'étend jusqu'au pied de la montagne. Ces véritables géants portent leur plumet à 30 mètres dans les airs; ils n'ont que le défaut d'être trop hauts. Le vert gazon qu'on appelle ici grama forme partout une gracieuse pelouse sur laquelle s'élèvent par-ci par-là des bouquets de bambou, des espèces de joucas dont les feuilles tournent autour du tronc en forme de spirales; des bouquets de palmiers variés, parmi lesquels je remarque le palmier bambou et une espèce de palmier qui laisse tomber du tronc des racines qui, venant se souder au sol tout autour forment comme une rangée de pieux qui l'étayent. Parmi les géants, je compte le jacquier, le manguier, l'araucaria et bien d'autres dont j'ignore les noms. Je vois par-ci par-là de gracieuses pièces d'eau, et j'arrive à une charmante petite cascade à plusieurs étages, ombragée par des géants séculaires. Là-dessous sont disposés des bancs et des tables de pierre sur lesquelles diverses familles étendent des journaux en guise de nappe et distribuent la nourriture à de joyeux enfants. Excellent usage que celui des piques-niques à la campagne, mais je doute que le jardin botanique, si admirablement disposé pour cela, soit accessible au grand nombre. Il faut environ deux heures pour l'atteindre en tramway, et le prix est de 400 reis (1 fr.) pour l'aller et autant pour le retour. Une famille de 10 personnes aura donc à dépenser 20 fr. seulement pour le transport. Il est bien vrai que l'ouvrier est, ici, dans l'aisance, puisqu'il gagne de 7 à 8 fr. par jour, mais les nombreuses familles absorbent facilement ce gain dans la nourriture, le logement et le vêtement. C'est pourtant la famille ouvrière qui a le plus besoin de respirer, le dimanche, l'air des champs; de ranimer ses forces à l'atmosphère pure, de relever son esprit et son cœur aux beautés de la nature.

En face du jardin, une grande affiche, avec le mot Restaurant, me fait croire que j'y trouverai patron ou domestique français; pas un ne parle cette langue, et j'ai recours à mon mauvais portugais. À l'ombre des manguiers, sur une grande table, des mets variés sont étalés: un mécanisme en forme d'horloge fait tourner deux grandes ailes qui, se promenant au-dessus des plats, en chassent les mouches. Je goûte la bière du pays; elle ressemble bien plutôt au cidre de Normandie. Enfin le bond arrive et me ramène à Buttafogo, d'où je gagne l'hospice don Pedro II.

Cette immense construction a été commencée en 1841, et forme un véritable palais, plus somptueux que celui de l'empereur. C'est la royauté du pauvre, du malheureux, qui se trouve ainsi honorée, c'est de l'ordre chrétien. L'établissement est en effet destiné à la plus grande des misères qui affligent l'humanité: c'est l'hôpital des fous. Il a la forme d'un immense carré coupé en deux par la chapelle; à gauche sont les hommes, à droite les femmes. Les malades tranquilles occupent le premier étage; les furieux, le rez-de-chaussée. Dans le grand salon, je vois la statue de l'empereur Pedro II, protecteur de l'établissement: il a à sa droite le buste de José Clément Pereira, et à sa gauche celui de Ivan de Boles Pinto, les deux promoteurs de l'institution. Il y a aussi celui du commendator Thomé Rivero de Farias, qui a donné le terrain. On ne saurait jamais assez honorer la mémoire de ces hommes qui mettent leur fortune et leur activité au service de leurs frères malheureux; ils sont les instruments fidèles de la bonté du Père céleste, qui a créé le riche pour qu'il soit le serviteur du pauvre. Vingt-deux Sœurs de Charité prennent soin de l'établissement, et la cornette se tire d'affaire, même avec les fous. Le Père Henh, lazariste, survient avec le supérieur du petit séminaire de la ville de San-Paulo, et nous formons ainsi: une petite caravane pour parcourir les différentes salles.

Partout grande élévation des plafonds, aération parfaite; aussi, malgré la haute température, on ne sent ici aucune de ces odeurs fétides habituelles aux établissements de cette nature. La maison abrite environ 400 malades; les hommes sont un peu plus nombreux que les femmes; mais, par contre, celles-ci, de l'aveu des Sœurs, donnent plus de fil à retordre. Il y a 15 pensionnaires de première classe, logés en chambre; ils payent 5,000 reis par jour (10 à 12 fr.); 24 sont dans la deuxième catégorie, et payent une pension de 3,000 reis par jour; 40 de la troisième catégorie donnent une pension de 2,500 reis; le reste est gratuit. Dans la première et la deuxième classe on compte des personnes distinguées. Dans ce siècle de la vapeur et de l'électricité, bien des cervelles sont emportées par le mouvement trop rapide de la vie.

Les bonnes Sœurs se livrent à des études comparatives entre les folies des diverses nationalités, car il y a ici des gens de tous les pays. Pour confirmer leur dire, elles nous appellent tantôt un Allemand, tantôt un Français, tantôt un Portugais ou un Brésilien, et toujours l'examen de l'individu donne raison à leurs observations. Le Brésilien a la folie douce; le Français, furieux ou gai, fait volontiers de l'esprit; celui que nous interrogeons se dit Jonathas: Vous aimez donc le miel? lui dis-je; et il répond: J'aime l'abeille, elle est discrète et gracieuse ... et ainsi de suite. L'Anglais est morne; l'Allemand, têtu, et l'Italien déclame: celui qu'on me présente est Génois, il préfère me demander des sous pour acheter des cigares. L'Espagnol est méchant, et le nègre insolent.

À la chapelle, de beaux chandeliers et candélabres exécutés par les fous ornent l'autel; dans le compartiment des femmes une salle d'exposition contient des fleurs artificielles et des broderies exécutées par les folles et vendues au profit de l'œuvre. La maison vit de dons et de legs, et quatre loteries annuelles complètent les sommes nécessaires à son entretien.

Les Sœurs élèvent là 40 orphelines qui sont employées comme domestiques dans la maison. Nous passons à la cuisine. Au réfectoire nous trouvons les bols prêts à recevoir le thé. L'ordinaire est ainsi composé: à sept heures, café; à midi et demi, dîner avec mets variés et viande fraîche cinq fois par semaine; à cinq heures et demie, le thé. La pharmacie, les douches, les bains sont des modèles d'ordre. Chez les femmes, une vieille Espagnole, couronne en tête, se croit l'impératrice et nous aborde avec une grande dignité; mais, au rez-de-chaussée, les pauvres furieux inspirent des sentiments de profonde pitié. Le P. Henh réunit les Sœurs, heureuses de voir un compatriote porter intérêt à leurs œuvres. Je quitte ce séjour de la douleur pour me rendre, un peu plus loin, au Recoglimento das orphas de la Santa Casa, connu aussi sous le nom d'orphelinat de Sainte-Thérèse. Cet établissement, confié aux Sœurs de Saint-Vincent de Paul, est sous la direction de l'administration de l'hôpital de la Miséricorde. Il est richement doté et contient 200 orphelines de toute nationalité. Ne sont admises que les orphelines de père, et nées d'unions légitimes. Lorsqu'elles sont majeures, on les marie avec une dot de 2,500 fr. et un trousseau confectionné par elles. La maison n'a qu'un rez-de-chaussée; elle est vaste et bien aérée. J'y vois une grotte de Lourdes, une belle chapelle et un petit théâtre: la récréation est, aussi bien que la prière, un besoin de la nature humaine. Là encore les bonnes Sœurs se livrent à des études sur les caractères des diverses nationalités: les Brésiliennes et Portugaises aiment la danse; les Espagnoles excellent dans les castagnettes; les Anglaises sont masculines; les Italiennes aiment la poésie; les Françaises, la coquetterie; les Allemandes sont entêtées; les négresses orgueilleuses. Nous parcourons les classes, et les élèves, croyant me saluer en français, me disent: Bonjour, Señor; d'autres, plus habiles, disent: Bonjour, Seigneur. Sur toutes ces jeunes figures de toutes les nuances, on lit la joie, la paix, le contentement. Déjà, j'avais visité les établissements des Sœurs sous tous les climats. En Orient, les Arabes les appellent les filles du ciel; et la joie, la paix et le contentement sont en effet des fruits du ciel.

Qui est l'étranger qui nous fait l'honneur de nous visiter? demande la supérieure. C'est Michel, répondis-je. Pressé par le temps, je les laisse à deviner qui peut bien être cet étrange Michel et me sauve à l'hôtel Vista Allegre, où j'arrive après deux heures, bien avant dans la nuit.

Le lendemain fatigué de l'excursion et du soleil de la veille, je reste à l'hôtel pour écrire aux amis et rédiger mon journal de voyage. Le 19 juin, je rends visite à M. Galvao, directeur de l'École polytechnique. Cette école réunit environ 300 élèves, mais l'École de droit en a 700 et celle de médecine 1,000. Clients, sur vos gardes! Il y a une seconde école de droit à San-Paulo. Les pays gouvernés par les avocats en général ont peu prospéré.

Je vais prendre congé de M. Netto, directeur du musée; il veut bien accepter d'envoyer quelques objets à la fête projetée par la Société de géographie de Lyon. Avec beaucoup d'amabilité, il m'offre de m'envoyer quelques-uns de ses écrits que j'échangerai avec mes récits de voyage.

Enfin, je remplis un devoir en allant remercier le vicomte de Buon Ritiro pour toutes les bontés dont il m'a comblé. Il demeure à la campagne, à 2 lieues de la ville; la route est pittoresque, et son gentil pavillon est caché dans un bouquet d'arbres et de bambous, sur un des monticules du quartier Ingenio nuovo. Il est à dîner, mais l'étranger ne fera pas antichambre. À peine annoncé, il est introduit et admis à la table de famille, où il reste le temps nécessaire pour exprimer ses remerciements. Pour ne pas abuser, je me retire, encore une fois charmé de la bonté et de la simplicité des grands de ce pays.

Le soir, à sept heures, je redescends la colline de Santa-Theresa pour assister à une réunion de charité. J'y trouve des professeurs, des conseillers de la Couronne, des avocats, des hommes du monde. On m'apprend l'existence d'une association de dames de charité pour la visite des pauvres. Je leur indique le précieux concours que ces associations, en France, trouvent dans les Sœurs de Charité; j'engage ces messieurs à organiser un cercle de jeunes gens; ils portent au bien l'ardeur de leur âge, et si on néglige de les diriger vers le bon côté, ils plieront vers le mal. Leur activité ne pourrait rester sans emploi. M. Galvao me présente à M. Lopo Denis et Cardeiro: ce monsieur est un des administrateurs du Casino Fluminense, et veut me faire visiter ce magnifique établissement. Il me montre avec enthousiasme les lambris dorés de la grande salle de bal, les nombreuses glaces, les appartements pour la toilette de l'impératrice et de ses dames, et celui destiné à l'empereur. Il me fait remarquer quatre grandes amphores, pour les rafraîchissements, qui ont coûté 15,000 fr. Ce cercle, le plus important de Rio, appartient à une Société d'actionnaires; les actions sont d'un conto de reis ou million de reis, soit 2,500 fr. On est reçu sur présentation et moyennant 120 fr. l'an. L'administration organise quatre bals dans l'année; toute la société distinguée du Brésil y assiste, et la famille impériale ne manque jamais d'y venir. Le 29 nous avons le bal d'hiver, me dit M. Lopo, je serai heureux de vous donner une carte d'invitation; vous pourrez ainsi voir réunie toute notre noblesse. Je remercie M. Lopo, mais obligé de continuer ma route, je ne pourrai profiter de son invitation. L'administration du casino met son superbe local à la disposition des œuvres charitables. Tous les ans, environ douze concerts de charité ont lieu dans ses vastes salons. M. Lopo est président du Jockey-Club et voudrait me voir assister aux prochaines courses; mais j'ai moi-même une course bien longue qui m'empêche de trop m'arrêter dans chaque ville.

Me disposant au départ, je prends des renseignements auprès des diverses compagnies de bateaux à vapeur qui vont à Montevideo. Les Messageries maritimes et le Pacific Steam Co refusent de prendre des passagers pour cette destination: elles pensent ainsi éviter la quarantaine. La Compagnie brésilienne n'a que de petits navires, qui font escale à tous les ports du littoral, et mettent dix jours dans le trajet; mais la Royal-Mail de Southampton a un navire qui doit toucher à Santos le 27, et je me dispose à gagner ce port qui, cette année, a été exempt de la fièvre jaune. Cette combinaison me permettra de visiter en route une fazzenda de sucre et une de café, de parcourir 700 kilomètres dans l'intérieur et de voir la ville de San-Paulo. Je ne veux pas quitter Rio sans voir le marché et l'Hospicio de la Misericordia, et sans essayer d'avoir encore des renseignements plus précis sur la colonisation. J'étais déjà allé au bureau de renseignements das terras sans y avoir appris grand'chose. M. Duvivier me fait observer que je me suis présenté sans lettre de recommandation; il m'en procure une par un de ses amis et me fait espérer meilleure réussite: or, il advint que la lettre était pour un employé et non pour l'inspecteur. Celui-ci déclare que, ne lui étant pas adressée, il ne peut l'ouvrir, se montre un peu étonné de ma nouvelle démarche, et dit qu'il n'a pas d'autre renseignement à me donner. Sur mon insistance et mes interrogations, il m'apprend qu'on vend aux immigrants de 30 à 60 hectares de terre au prix de 2 reis la brasse carrée (un peu plus de 4 mètres carrés) et qu'ils le paient par cinq acomptes égaux dans les cinq ans qui suivent les deux premières années, pendant lesquelles ils ne paient rien. Ils peuvent se libérer avant ce temps, et aussitôt le prix payé, ils sont propriétaires définitifs. Ils peuvent demander la naturalisation. Dans ce cas, ils acquièrent les droits politiques et sont éligibles et électeurs lorsqu'ils possèdent une rente de 200 fr. et qu'ils savent lire et écrire. Ils peuvent aussi garder leur nationalité, et leurs enfants nés ici sont traités sur le pied de la réciprocité de leur nation.

Comme j'insiste pour avoir un manuel ou traité indiquant ces choses, il me fait remettre un opuscule imprimé en 1865, ayant soin d'ajouter que son contenu a subi de nombreuses modifications. Ce bureau serait mieux nommé le bureau de non-renseignement. Aux États-Unis l'immigrant trouve à ce bureau, non seulement les brochures, mais toutes les explications verbales qu'il désire, avec les échantillons des blés, maïs, soie, vins, grains, etc. Lorsqu'il désire aller visiter les terres, les compagnies de chemins de fer lui donnent un billet gratuit pour l'aller et il n'aura que le retour à payer. Rien donc d'étonnant que l'immigration, qui, aux États-Unis, s'élève déjà à 7 ou 800,000 immigrants par an, se chiffre à peine ici par une moyenne annuelle de 27,000 colons, desquels il faut défalquer les départs. Mais aux États-Unis, le plus souvent l'immigration est provoquée par des compagnies qui ont des terres à la suite de concessions de chemins de fer. Pour vendre ces terres et rendre le chemin de fer productif, elles ont intérêt à faire connaître les richesses à exploiter, pendant qu'ici le soin de l'immigration est confié au gouvernement. Celui-ci n'aura jamais l'énergie et l'activité de l'intérêt privé.

M. Duvivier me conduit encore au bureau central d'une seconde compagnie de téléphones dont il est membre. Elle ne fonctionne que depuis trois mois, et déjà elle a plus de 300 abonnés. Quatre employés sont occupés à joindre les fils selon les demandes: ils parlent à voix presque basse, car, obligés de parler du matin au soir, ils ont besoin de ménager leurs poumons.

Au marché je remarque presque tous les fruits et légumes de l'Europe, à côté des fruits et légumes de la zone tropicale. Les légumes sont un peu plus chers que chez nous; la viande fraîche coûte 1 fr. le kilo, la viande salée des pampas 1 fr. 25, mais elle est sans os; en cuisant elle augmente en volume. Un poulet se vend 1 fr. 50, une poule 3 à 4 fr., les œufs 2 fr. la douzaine.

En passant devant le palais de l'empereur, je vois un attroupement de pauvres; on me dit que c'est le jour de la distribution des aumônes. L'empereur, non seulement fait une large distribution chaque mois, mais il fait étudier à ses frais des garçons intelligents appartenant aux familles nombreuses: une personne bien renseignée m'assure qu'il dépense ainsi en bienfaits 500,000 fr. par an: le quart de sa dotation. Puisse l'exemple être suivi par tous les souverains! Il y aurait moins de nihilistes!

Désireux d'emporter une collection de photographies de ce pays, je parcours un grand nombre de magasins, mais elles sont rares, chères et d'une exécution qui laisse à désirer. Les Japonais ont fait plus de chemin dans cet art.

Enfin j'arrive à l'Hospicio de la Misericordia. C'est un riche et vaste palais, à côté duquel ceux de l'empereur disparaissent. Il a 500 pieds de long et quatre ailes parallèles de même longueur, séparées par jardins et cours Il n'a qu'un étage sur rez-de-chaussée, mais la hauteur des plafonds est au moins de 7 mètres: aussi l'aération est parfaite et on ne sent pas l'odeur d'hôpital.

Soixante Sœurs françaises de Saint-Vincent de Paul servent les 1,200 malades de l'établissement et distribuent en outre journellement, sur recette du médecin, des médicaments à environ 600 personnes qui viennent du dehors.

Sous le vaste porche, je remarque la statue des deux Pères jésuites fondateurs de l'œuvre. Je parcours les vastes salles, les cuisines, la pharmacie, les lingeries. Partout propreté et ordre parfait. J'aurais voulu voir les malades de la fièvre jaune, mais ils ne sont pas là. Pour éviter la contagion, on envoie les fiévreux dans un établissement spécial au-delà de la baie. Cette année, les cas ont été nombreux au fort de l'été (décembre et janvier); ils dépassaient cent par jour et presque tous étaient mortels. Les étrangers y sont plus sujets que les autres, spécialement les natures fortes des Portugais et des Italiens. Cette horrible maladie, importée de l'Amérique centrale, est connue ici sous le nom de febbre amarilla, ou vomito negro. Elle consiste en un empoisonnement du sang qui se traduit souvent par des vomissements et des selles noirâtres: on en meurt au bout de quelques jours. Si on traverse le septième jour, on peut en guérir; on la soigne ou par la glace, qui arrête le vomissement, ou par les sudorifiques et les purgatifs.

Je crois que le jour viendra où chez toutes les nations on comprendra la nécessité de ne plus parquer les malades dans les vastes salles d'immenses établissements où ils s'empoisonnent mutuellement.

Le système allemand de les placer à la campagne au milieu des arbres, de séparer les maladies par maisons isolées, et les degrés de la même maladie par des chambres contenant au plus quatre malades, a donné d'excellents résultats: le nombre des guérisons est bien plus considérable que dans les anciens hôpitaux, et déjà il est imité avec succès au Japon et aux Indes orientales.[Table des matières]

CHAPITRE VI

Départ pour l'intérieur. — L'esclavage. — La filature de Macaco. — La plantation de D. Pedro Paes-Leme. — Son usine à sucre. — Une famille heureuse. — J'arrive à Barra do Pirahy. — La fazenda de café du baron de Rio Bonito. — La forêt vierge. — La plantation des caféiers. — Cueillette du café. — Préparation. — Coût de production et prix de vente. — Les 800 esclaves. — Les fauves et le gibier.

Je devais dans l'intérieur visiter les fazendas de M. Pedro Paes-Leme à Bélem et du baron de Rio Bonito à Barra do Pirahy. Après le dîner, je boucle mes malles et recommande au garçon de ne pas manquer de m'éveiller le matin pour que j'arrive à la station pour le train de 7 heures. Au milieu de la nuit, il frappe à ma porte en me disant: «Le coq a chanté et il fait clair.» C'était le clair de lune, et je l'envoie dormir. Je dors moi-même encore quelques heures, et à 7 heures je suis à la gare du chemin de fer D. Pedro II. Le matériel a été construit par les Américains du Nord, et il me semble voyager sur une ligne de New-York.

Je suis heureux de retrouver ici M. Bonjean, qui se rend à son usine de Macaco: il me présente M. Oliveira, un des trois propriétaires de l'usine. Chemin faisant, la conversation tombe sur la question de l'esclavage. La loi de 1871, qui a déclaré libre tout enfant né d'un esclave, en a diminué le nombre de 300,000 jusqu'à ce jour, soit par les décès, soit par l'affranchissement volontaire ou le rachat au moyen des fonds établis par la susdite loi. L'empereur et les communautés ont affranchi 9,000 esclaves; les particuliers, 70,000. Il en reste encore environ 1,300,000, et on voudrait voir la besogne marcher un peu plus vite. Le parti libéral verrait volontiers la mise en liberté immédiate de tous les esclaves avec ou sans indemnité pour les propriétaires. Le parti conservateur désire voir cesser au plus tôt l'esclavage, mais il croit atteindre le but en améliorant simplement la loi de 1871. De par cette loi, tout esclave qui n'a pas été déclaré devient libre. On recherche les omissions de déclaration et on espère arriver ainsi à en délivrer une centaine de mille. Peut-être augmentera-t-on la capitation ou impôt sur chaque tête d'esclave; cela déprécierait la marchandise et faciliterait le rachat. Entre les impatients et les attardés, les sages trouveront le juste milieu pour faire cesser cette plaie hideuse sans causer trop de perturbation et en ménageant une heureuse transition au travail libre.

M. Oliveira me parle aussi d'un essai de colonisation qu'il fait dans la province de Santa-Catharina, sur les terres du comte d'Eu. Les colons, en arrivant, y trouvent leur petite maison et reçoivent assez de terres pour faire de brillantes affaires: ils appellent alors leurs parents et leurs amis, et la propagande se fait d'elle-même. Pour que l'émigrant quitte volontiers son pays natal, il faut: qu'il puisse se dire: un tel que je connais a fait dans tel pays sa fortune, j'y ferai aussi la mienne.

Tout en causant, nous arrivons vers neuf heures et demie à Bélem. Là, un nègre se présente au nom de M. Paes-Leme, pour m'annoncer que la voiture qui doit me conduire chez lui est à la gare; mais MM. Bonjean et Oliveira désirent me faire visiter leur belle usine de Macaco. Je renvoie donc la voiture, déclarant que dans deux heures j'arriverai dans la fazenda, à cheval, à travers champs. À Macaco, M. Bonjean me présente à un ingénieur français qui dirige, dans les environs, une fabrique de dynamite; Cette dangereuse matière est employée, ici pour faire sauter la roche dans la construction des voies ferrées. Deux charmants enfants, arrivés depuis quatre mois de Paris, semblent regretter les boulevards. Des vendeurs nous offrent de beaux poissons; ils sont ici si nombreux, qu'au dire d'un mécanicien, on les tue parfois à coups de bâton, et on en détruit un grand nombre par la dynamite. L'homme abuse des biens qu'il a en abondance. Le chemin de fer de Bélem à Macaco a été construit par les propriétaires de l'usine, et ils l'ont donné ensuite au gouvernement, qui l'exploite. Nous montons sur la locomotive pour franchir le petit trajet entre la gare et l'usine, et bientôt nous sommes en face d'une immense construction en briques, à rez-de-chaussée et 3 étages, ayant une longueur de 130 mètres sur 15 mètres de large. Deux tours coupent gracieusement la façade. Au rez-de-chaussée sont les magasins, les ateliers, les batteuses et les cardeuses; au premier, les fileuses à machine automatique, dernier modèle; aux deuxième et troisième fonctionnent 450 métiers à tisser, dont les plus rapides battent jusqu'à 120 coups à la minute. Les métiers seront bientôt portés au nombre de 600. Le Brésil consomme annuellement pour 125 millions de francs de tissus de coton, et les 40 fabriques du pays en produisent à peine pour 15 millions de francs; il y aura encore, pour de longues années, beaucoup d'argent à gagner sur ce produit protégé par les droits de douane.

L'usine de Macaco, qui est la plus importante du Brésil, produit en ce moment 15,000 mètres de toile par jour, d'une valeur d'environ 8,000 fr. Les 450 ouvriers sont payés partie à la journée, partie à la tâche, et gagnent de 3 à 8 fr. par jour. Les femmes s'acquittent plus délicatement du tissage et filage; aussi tendent-elles peu à peu à remplacer les hommes. Le mouvement est donné à cet ensemble de machines par une chute d'eau de 78 mètres sur des turbines. Deux machines à vapeur fonctionnent comme supplément. Les propriétaires de l'établissement, comprenant leur devoir de paternité sociale, prennent soin de leurs ouvriers et ouvrières. Les sexes, autant que possible, sont séparés, et on donne à l'ouvrier, non loin de l'usine, un petit lot de terrain sur lequel il construit sa case, et où la famille cultive les fruits, les fleurs, les légumes. M. Bonjean veut bien s'inscrire à l'Union de la paix sociale et enverra à la Revue la monographie de l'usine de Macaco.

En sortant de l'usine, je trouve un cheval sellé, bridé, et accompagné d'un cavalier mulâtre: je trotte à travers champs et forêts pour arriver chez M. Paes-Leme. Les collines sont pittoresques, la forêt vierge toujours admirable. Après une heure de marche, nous arrivons dans une plaine couverte d'une espèce de roseau sauvage qu'on appelle matto; il est si élevé dans ce terrain marécageux, que le cheval disparaît littéralement, et c'est à peine si nos têtes surnagent. C'est avec difficulté que nous avançons dans ce fourré, et, après une demi-heure de cette épreuve, nous nous trouvons en pleins champs de cannes à sucre. À midi et demi je descends devant la porte de Don Pedro Paes-Leme.

Ce gentilhomme s'occupe depuis longtemps d'agriculture; il a été délégué du gouvernement à l'exposition universelle de Philadelphie. Il a parcouru en observateur les États-Unis et a tiré de ses voyages grand profit pour lui et pour son pays. Il me reçoit avec bonté, et me présente à sa jeune dame et à sa gentille famille, composée d'un garçon de sept ans et de 3 jeunes filles. Après le déjeuner il me conduit à la visite de la fazenda, c'est le nom qu'on donne ici aux propriétés ou fermes. Celle-ci comprend 800 hectares, la plupart plantés de cannes à sucre. C'est par boutures couchées dans la terre qu'on la propage: après 18 mois elle produit un plumet, elle est mûre; alors on la coupe, mais elle repousse et on la coupe une seconde fois après 8 mois; elle repousse encore et on la coupe une dernière fois après 8 autres mois. Après 3 coupes on laboure la terre avec des charrues américaines et on la plante à nouveau. 70 personnes suffisent à D. Paes-Leme pour cultiver sa terre. Sur ce nombre, 20 seulement sont esclaves, les autres sont des familles de cultivateurs lombards ou vénitiens, ou des Chinois qui cultivent librement aux conditions suivantes: le propriétaire fournit la terre nécessaire; une famille peut cultiver de 4 à 5 hectares: ce qu'elle produit de maïs, fruits, grains, légumes, est sa propriété; la canne à sucre est vendue au propriétaire, qui la paie à raison de 5,000 reis (10 à 12 fr.) la tonne. Un hectare de canne à sucre donne environ 100 tonnes par an. Ainsi une famille peut gagner 4 à 5,000 fr. l'an et vivre bien plus à l'aise que sur les terres d'Italie surchargées d'impôts.

Le prix des terres à cannes est d'environ 600 fr. l'hectare. La canne donne de 6 à 7% de sucre; ainsi, il faut 100 tonnes de cannes pour extraire 6 à 7 tonnes de sucre. M. Paes-Leme produit une moyenne de 150 tonnes de sucre raffiné par an, mais il se propose de construire une nouvelle et grande usine et de multiplier ses plantations avec le travail libre. Il compte bientôt donner la liberté à ses derniers esclaves, qui la désirent de grand cœur et qui la recevront avec reconnaissance.

Nous visitons l'usine actuelle; le mouvement est donné par une roue hydraulique: elle fait tourner des cylindres entre lesquels la canne est broyée et laisse tomber son jus. Celui-ci passe dans des chaudières, où il laisse évaporer la partie aqueuse au moyen de l'ébullition; le sirop se cristallise et se blanchit par le soufre et la chaux, et se sèche à la turbine. Tous les jours, des machines perfectionnées arrivent d'Europe et des États-Unis.

Dans le beau verger qui entoure la maison, M. Paes-Leme cueille des oranges de qualités multiples: il y en a de plus grosses que l'espèce de Jaffa. Il me fait remarquer et goûter des fruits nouveaux pour moi: le cambuca et l'abuticaba, deux fruits noirs et parfumés; le caju, espèce de figue portant au bout une sorte de châtaigne; le caranbola, gousse blanchâtre ayant le goût de l'ananas, et l'abiu, sorte de caki du Japon. Il me fait remarquer deux espèces de manioc: le doux, qui est inoffensif, et l'autre espèce qui, mangé frais, est toxique.

Enfin nous retournons à la maison pour la collation. Des fruits de toute sorte couvrent la table, mais le plus bel ornement sont les personnes. Les enfants viennent d'achever leur leçon de chant et de musique; ils entourent avec amour leurs parents, qui les voient grandir avec bonheur. La vie à la campagne, avec identité de goût dans les époux, le temps partagé entre les travaux de l'esprit et celui des champs, les soins de nombreux enfants, et le dévouement au personnel d'exploitation, telle m'a toujours paru la meilleure condition pour obtenir la plus haute dose de bonheur ici-bas. La famille Paes-Leme a réuni ces conditions.

Mais le temps marche et la voiture est à la porte. C'est une espèce de tarantas russe suspendue sur de longues lattes de bois: le pas du train est très long et les roues posées à grande distance; ces précautions sont nécessaires pour éviter de tourner dans ces chemins qui n'en sont pas. Je prends congé de l'aimable dame et des gracieux enfants, et nous voilà en route avec M. Paes-Leme et le professeur de musique. Après une demi-heure, nous arrivons à l'endroit de la propriété cultivée par les Chinois: ils sont six, venus de Cuba; ils n'ont pas ici, comme en Californie, la queue légendaire et le costume national; ils sont habillés en Brésiliens, et on ne les distingue qu'à leur teint jaune et à leurs yeux en amande. Un d'eux est malade dans sa case. M. Paes-Leme ordonne aussitôt les remèdes nécessaires. Nous quittons là ce bon propriétaire, et la voiture, suivant sa route, nous dépose une heure après à la station de Bélem. Chemin faisant, le professeur de musique me fait remarquer des passants au teint rougeâtre. Ce sont des Indiens ou descendants d'Indiens, aborigènes du pays. À mes questions sur sa profession, il répond qu'il donne environ 10 leçons par jour au prix de 3,000 reis la leçon (10 à 12 fr.), et que la leçon chez M. Paes-Leme lui est payée 35,000 reis, environ 80 fr. Il gagne ainsi de 30 à 40,000 fr. l'an, plus que nos bacheliers de France.

Enfin, à six heures le train arrive, et après deux heures et demie d'ascension dans les montagnes de la Serra, il me dépose à la station de Barra do Pirahy. Là, un jeune monsieur, teneur de livres chez le baron de Rio Bonito m'attendait: il fait charger mes bagages, et trois quarts d'heure après, la voiture nous dépose à la fazenda. Le baron ne s'y trouve pas en ce moment, mais il a télégraphié à son fils, et celui-ci me reçoit à la manière des grands seigneurs. Bientôt un copieux souper est servi, puis on cause de chose, et d'autres avec les quelques visiteurs qui sont déjà à la fazenda, et à onze heures on va au repos.

Le lendemain matin, à sept heures, les chevaux sont sellés. M. de Rio Bonito monte une belle mule de 3,000 fr. Avec une pareille bête, me dit-il, on peut facilement voyager plusieurs jours à 60 kilomètres par jour. Je monte un cheval fringant d'égale valeur; un vaillant piqueur, dompteur d'ânes sauvages, ouvre la marche; un Corse employé à la fazenda forme l'arrière-garde. Durant deux heures nous parcourons le flanc des collines plantées de café, parsemées d'orangers, de limiers, de bananiers, d'ananas et de maïs; puis nous arrivons à la forêt vierge, avec ses inextricables lianes. Les ouvriers viennent d'achever l'abattage d'une partie et sont en train de la planter. Voici comment ils procèdent: les arbres de haute futaie sont coupés, équarris et mis à part pour la construction; le reste est coupé et brûlé sur place; ce que le feu ne peut consumer pourrit lentement et engraisse la terre. Sur le terrain ainsi préparé, un esclave intelligent trace au cordeau et marque par des piquets les points où seront posés les plants: ils sont distancés d'environ 16 pieds. Cinq autres esclaves suivent et enfoncent les jeunes plants enlevés au pied des anciens buissons. Trois ans après, le caféier commence à donner sa première récolte; à 7 ou 8 ans, il atteint sa plus grande vigueur, et ne s'épuise qu'au bout de 20 à 25 ans, selon les terres et les soins. Alors il perd sa feuille et meurt; nos vieillards aussi laissent tomber leur chevelure au déclin de la vie. Lorsqu'une terre est épuisée, on laisse de nouveau repousser la forêt durant 25 ans, ensuite on la coupe et on replante.

Le buisson de café est à feuille verte et persistante, de l'épaisseur et grosseur des feuilles moyennes du mûrier; il atteint ici la hauteur de 2 à 3 mètres, mais, dans la province de San-Paulo, il prend les proportions d'un arbre, et produit le double. Le caféier donne tous les ans quantité de petites billes vertes qui, en mûrissant, deviennent rouges et de la grosseur des cerises. Les esclaves les ramassent durant 6 mois, les mettent en paniers, puis sur des chars qui les portent à l'usine. Par-ci par-là nous voyons des hangars où ils préparent les aliments et s'abritent de la pluie, puis des dortoirs où ils couchent pendant la semaine, afin d'éviter l'aller et le venir, parfois fort éloigné de la maison.

La première chose pour défricher la forêt vierge, c'est d'y construire un chemin de 3 mètres de large, afin de pouvoir l'atteindre avec les chars; la construction de ces chemins est donnée à forfait aux Portugais, qui les font au prix de 2,200 reis le mètre ct (environ 5 fr.). Les mesures de surface sont ici la sesmaria (ou demi-lieue carrée). La lieue, au Brésil, est de 6 kilomètres, ce qui forme un carré ayant 1,500 brasses de côté. La brasse carrée équivaut à 4m85 c. et la brasse linéaire à un peu plus de 2 mètres linéaires. La sesmaria se compose de 225 alqueires ou carrés ayant 100 brasses de côté. Dans la province de San-Paulo les mêmes mesures équivalent à la moitié de celles de Rio-de-Janeiro. La forêt vierge vaut environ 225 contos de reis la sesmaria; le conto de reis, soit 1,000,000 de reis, équivaut à 2,500 fr.

Voici le coût du défrichement de la forêt vierge: un planteur peut aligner 50 pieds de café par jour. L'alqueire contient 3,000 pieds; il faut donc 60 journées pour planter un alqueire à 1,500 reis ou 3 fr. par jour, y compris

la nourriture 90,000 reis.
Pour marquer le terrain qui doit recevoir les plants 20,000  
Abattre le bois, brûler le matto (herbe sauvage) 80,000  
  ———  
  190,000 reis,

soit environ 400 fr. l'alqueire de 4 hectares, ou 100 fr. l'hectare. Plus le coût des chemins.

Les 3 fazendas du baron de Rio Bonito, contiguës l'une à l'autre et actuellement gérées par son fils, comprennent environ 6 sesmarias, soit 60,000 hectares. Le fils vient d'en acheter une d'une sesmaria pour son compte, il l'a payée 500 contos de reis, soit 1,250,000 fr.

On calcule que le coût de production du café est, pour la main-d'œuvre (il faut le labourer à la pioche 3 fois l'année) de 3,000 reis, soit 7 fr. pour chaque aroba de 15 kilog.; le transport à Rio est de 400 reis, et le droit dû au commissionnaire, à Rio, de 3%, soit 300 reis. En tout, 3,700 reis l'aroba, soit 8 à 9 fr. les 15 kilos. On le vend, en ce moment, 10,500 reis, soit environ 22 fr. l'aroba de 1re qualité. Les frais de transport sont plus considérables dans l'intérieur: il faut payer un droit de province lorsqu'on passe d'une province à l'autre, et le prix du café était tombé l'an dernier à 4 ou 5,000 reis, en sorte que les planteurs de la province de Minas Geraes ne purent couvrir leurs frais. Ajoutez à cela que, depuis la guerre du Paraguay, le gouvernement perçoit un droit de douane de 10% sur le café exporté.

Les trois fazendas du baron de Rio Bonito donnent en moyenne 50,000 arobas de café par an. Il a environ 3,000,000 de pieds de caféiers; on calcule que 1,000 pieds de café produisent de 30 à 50 arobas l'an; ils donnent le double dans la province de San-Paulo.

Le Brésil produit le quart du café consommé dans le monde entier, mais les java, les ceylan, les moka ont plus de parfum et un prix supérieur. Après deux ou trois heures de cavalcade, nous rentrons à la maison, où un bon déjeuner nous attendait pour refaire nos forces. M. de Rio Bonito est époux de 4 mois; il me présente à sa jeune et jolie femme, qui dit se plaire à la vie champêtre, mais qui paraît, regretter parfois la vie plus animée de la ville. Plus tard, la distraction des bébés lui fera trouver la campagne plus douce. Dans l'intervalle, le dévouement aux nombreux enfants de la ferme pourra utilement occuper ses loisirs.

Après le déjeuner, on me fait visiter les dortoirs des nègres: ils sont 800 dans les trois fazendas. Hommes et femmes sont séparés: ils couchent comme les soldats au corps de garde et ont la discipline militaire; les moins dociles risquent la salle de police. À l'infirmerie, il y a une vingtaine de malades; ce sont tous des enfants atteints de la rougeole; leurs mamans les soignent: un pharmacien est attaché à la fazenda et un médecin est appelé toutes les fois qu'on en a besoin. Les maladies habituelles au pays sont les maladies de cœur, de foie et de poitrine. On transpire constamment, et les courants d'air établis pour la fraîcheur sont souvent désastreux. Le régime journalier est le suivant: l'esclave se lève à cinq heures, et on lui sert du café; à neuf heures et demie, il a un déjeuner composé de viande salée, de haricots noirs et de légumes; à trois heures et demie, idem. Le soir, polenta ou pâtée de maïs blanc. À neuf heures et demie les portes sont fermées, tout le monde est au logis. Les esclaves ont un jour de repos sur sept. Ce jour, ici, c'est le jeudi. Chaque fazenda prend un jour différent, pour éviter le mélange ou les querelles avec le personnel des fazendas voisines.

L'esclave peut, ce jour-là, se reposer, travailler pour le maître au prix de 1,000 reis, ou pour lui-même en cultivant le morceau de terre qui lui est assigné. Il sème du maïs, plante du café, élève des poules et vend le produit au maître. Avec l'argent ainsi gagné, il peut s'acheter des objets de vêtements, ou autres: il a toujours un compte courant où est marqué son doit et avoir. Le maître le nourrit, le soigne s'il est malade ou infirme, et lui donne 2 vêtements par an. Ce vêtement consiste en une chemise et un pantalon pour les hommes; une chemise et un jupon pour les femmes, le tout en cotonnade blanche et solide. Le prix d'un esclave valide est actuellement de 5 à 6,000 fr.

La famille n'existe pas. Les nègres changent souvent de femmes: quelques-uns pourtant sont fidèles, et M. de Rio Bonito me citait un maçon qui avait eu 7 enfants de la même femme, formant une famille modèle. Les enfants appartenaient au maître de la mère; maintenant ils sont libres, mais ils doivent rester avec la mère jusqu'à un certain âge. J'en ai vu un grand nombre qui jouaient gaiement à la ferme ou grouillaient au soleil. Il est regrettable qu'ils n'aient pas encore d'écoles. Ils sont censés catholiques; le vicaire du village vient leur dire la messe à la chapelle de la fazenda deux fois le mois et baptiser les nouveau-nés; la cloche sonne l'angélus trois fois le jour; et la salutation en usage est: sia lodato Jesu Cristo, auquel on répond sempre sia lodato; c'est ce qui leur reste de l'ancienne évangélisation par les missionnaires.

À la lingerie, je vois bon nombre de jeunes mères. Elles ne vont pas aux champs et raccommodent le linge tout en soignant leur négrillon: celui-ci souvent est mulâtre, parfois presque blanc.

Près des usines, s'étendent par-ci par-là d'immenses glacis en ciment: ce sont les séchoirs pour le café. Nous arrivons au point où les chars laissent tomber leur cargaison de cerises-café dans un bassin d'où l'eau les entraîne dans un canal. De grosses pierres y sont posées de distance en distance. Les cerises se heurtent contre ces obstacles et se dépouillent de la terre qui se perd dans les grillages placés à courts intervalles. Elles arrivent ainsi bien propres à l'usine; mais là, celles qui surnagent s'en vont tomber sur un glacis où elles sèchent au soleil; les plus lourdes au fond de l'eau sont entraînées dans un cylindre qui, par le frottement de chevilles, les dépouille de l'écorce rouge. Les deux graines intérieures se séparent, passent à un tamis, tombent dans un deuxième cylindre qui les roule et les délivre de la gomme, et arrivent ainsi sur les séchoirs. Après 10 jours de soleil, pendant lesquels les esclaves les tournent et les retournent avec des râteaux, elles passent sous des pilons qui les dépouillent de la deuxième écorce; une seconde opération sépare les graines rondes qui sont vendues pour moka, puis le tout est porté sur de grandes tables, où les femmes qui ont des bébés enlèvent les quelques graines défectueuses, et la marchandise est mise en sac pour l'exportation. Le café ainsi préparé s'appelle café despolpado. Il est moins fort, plus délicat et plus cher; il prend le chemin du Havre. Celui qui est séché en graine est séparé des deux peaux par une machine américaine, bruni à un cylindre et envoyé de préférence aux États-Unis. Il s'appelle café terrero; il est plus fort que le premier. Le café s'améliore en vieillissant: on m'a montré des échantillons de dix ans d'un parfait arôme. M. de Rio Bonito plante aussi la canne et prépare le sucre pour son nombreux personnel; il opère à peu près comme M. Paes-Leme, mais il fait aussi de l'eau-de-vie qu'il donne quelquefois à ses travailleurs; ils en consomment une centaine d'hectolitres par an.

Dans la même usine, on pile, pour le blanchir, le riz récolté à la fazenda pour les ouvriers, et une machine égrène les épis de maïs. La qualité blanche sert pour la nourriture des gens, la jaune pour les animaux; le bois de l'épi est passé au moulin, et, mélangé au son et à la farine, sert à engraisser les porcs; les feuilles et le résidu de la canne à sucre sont convertis en fumier; l'écorce de la cerise du café donne un excellent combustible, et de ses cendres on extrait 40% de soude. Un administrateur intelligent sait tirer parti de tout.

Prévoyant la fin prochaine de l'esclavage, le propriétaire se préoccupe de préparer graduellement la transition au travail libre et rétribué. Les esclaves étant bien traités chez lui, il compte qu'ils lui resteront presque tous comme travailleurs à gages.

Le jeune baron me cite l'exemple d'un employé qui est resté cinquante ans dans sa maison; il accumulait ses gages, et avait réuni une somme de 250,000 fr. En mourant, il a légué 5 contos de reis (12,500 fr.), à chacun des enfants de son maître. C'était le vrai serviteur qui est considéré et se considère comme étant de la famille.

Au verger, je remarque encore les fruits nombreux et variés des tropiques; le palmier de Madagascar déploie ses immenses branches et laisse tomber ses longs épis; l'arbre à cannelle donne son écorce de senteur, et l'arbre à girofle ses clous parfumés; le palmito, ou palmier mince et long, fournit un excellent légume dans sa partie supérieure, et le sagou ressemble aux fougères arborescentes. Après le dîner, j'interroge encore sur les conditions auxquelles le gouvernement concède les terres de l'intérieur, et j'apprends qu'il fait des concessions d'une sesmaria (1/2 lieue carrée), à condition qu'on y bâtisse une maison et qu'on y place une famille pour la culture. Le prix demandé est minime: 1/2 reis (1/8 de centime) par brasse carrée, payable à long terme. Ces renseignements ne concordent pas avec ceux fournis par le bureau de la colonisation à Rio-Janeiro; là, en effet, on m'avait indiqué 2 reis pour prix de la brasse carrée; en sorte que je suis en présence d'un mystère, lorsque je cherche à m'expliquer la conduite de ce bureau; voudrait-on éloigner l'étranger capitaliste et intelligent, de l'achat des terres, pour n'avoir que des bras ignorants, afin de remplacer l'esclave? Il n'y a que le cœur grand et l'esprit large qui aboutisse aux choses grandes et profitables!

Enfin la conversation roule sur la chasse. Un pays presque encore vierge doit, nécessairement, abonder en gibier: il y a, en effet, ici, pour les amateurs, 4 espèces de tigres ou oncas, 3 sortes de chats sauvages, 4 qualités de cerfs, 4 qualités de sangliers, une grande quantité de lapins.

La Prighizza ou le paresseux, animal lent qui met un jour à grimper sur un arbre, mais qui serre tout à coup ses ongles allongés, et gare si on est pincé; le paca qui a la face du phoque et le goût du mouton; le capivara, le cutia, plus petit que le paca, et l'anta, qui tient de l'éléphant et du mulet, mais plus petit que celui-ci; s'il est poursuivi, il brise tout avec sa poitrine dans la forêt vierge: son cuir, très épais, est fort recherché.

Le gibier de plume n'est pas moins abondant. On me cite le macuco, espèce de dinde sauvage; le jacu, sorte de coq de bruyère; le jao, poule sans queue; l'uru, un peu plus gros qu'un pigeon; le mutu, espèce de coq; le pavon, sorte de faisan; le jaburo, oiseau piscivore, dont les ailes ont une brasse d'envergure; le pattu silvestre ou canard, le marecu et l'ariri, autres variétés de canards; le curicaca, qui ressemble à un oiseau de proie, etc.[Table des matières]

CHAPITRE VII

Route vers San-Paulo. — Deux musiques de nègres. — La fête de saint Jean et les pétards. — Un étrange garçon. — La ville. — L'hôpital et les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry. — Un vigneron français. — Départ pour Sanctos. — Les entrepôts de café. — La Casa di Misericordia. — Navigation vers la République orientale. — En quarantaine à l'île de Florès.

Il est dix heures lorsqu'on va au repos. À sept heures je prends congé de l'aimable hôte qui m'a comblé d'attentions, et avec son beau-frère, qui revient d'Espagne, nous montons en voiture. À sept heures et demie, nous visitons la belle église de Sainte-Anne, à peine achevée, par les soins et presque entièrement aux frais du baron de Rio Bonito, propriétaire du village; et à huit heures, le train m'emporte vers le sud, dans la direction de San-Paulo. Le soleil est ardent et la poussière envahit les wagons; la voie suit le fleuve Parahyba, qui coule à travers de gracieuses collines, bornées au loin, à droite et à gauche, par deux chaînes de montagnes. Partout le café, la canne et la forêt vierge. À la station de Divisa, une bande composée de noirs joue la marche nationale italienne pour la réception d'un personnage dont j'ignore la qualité. À Cocheira, on change de compagnie et de train; la voie large est remplacée par la voie étroite. Une autre bande de musiciens nègres s'en va à Lorena pour rehausser une fête au profit des pauvres. C'est demain la Saint-Jean, une des fêtes des nègres. Nous quittons le Parahyba pour entrer dans une plaine où paissent les bœufs et les mules. Elle est couverte de petits monticules de terre, maisons des coupis, espèce de guêpe. La voie continue à s'élever jusqu'à atteindre une altitude de 700 mètres. À six heures, nous sommes à San-Paulo. Durant la route, après Cocheira, le conducteur du train prend et arrange à part mes deux valises qui étaient venues jusque-là dans mon wagon. Comme il laisse celle des autres passagers, je pense qu'il veut me faire une politesse, mais à San-Paulo il réclame 12,000 reis pour les rendre et ne me donne pas même une quittance; il y a donc des compagnies qui exploitent plus que d'autres!

À San-Paulo, les pétards, les fusées vont leur train, mon garçon de chambre est Napolitain; ils sont donc bien dévots à saint Jean ici, lui dis-je. Le malicieux garçon me répond: «tutto fumo, poco arrosto» (tout de fumée, peu de rôti). Cette manie de jouer avec la poudre pour la Saint-Jean est si grande, qu'on tire les fusées même en plein midi. À table, je remarque l'air distingué de celui qui me sert; il parle le français, le portugais, l'italien. Je l'interroge et il m'apprend qu'il est le neveu de tel banquier de Milan. Comment êtes-vous donc ici à servir?—En venant dans ce pays, j'étais teneur de livres dans une compagnie de chemins de fer: après un an, elle a fait faillite et j'ai perdu mes gages. Le séjour au milieu des terrassements m'avait donné la fièvre intermittente, et j'ai passé 7 mois à l'hôpital, où les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry m'ont bien soigné; je suis ici pour gagner ma vie, mais peu fait pour ce métier, je soupire après la main secourable qui m'en tirera. Les épreuves sont partout!

Le 24 juin, saint Jean. Mon esprit se reporte au loin à ces belles fêtes de famille qu'en ce jour organisait et présidait le grand-père: il me semblé voir les bouquets et entendre les poésies sur saint Jean-Baptiste que récitaient au vieillard les enfants et les nombreux petits-enfants: il y a des joies à côté des épreuves dans la famille chrétienne! La ville compte 40,000 habitants, ses rues sont étroites, une partie de ses maisons en pisé. À la Casa di Misericordia, les Sœurs de Saint-Joseph soignent une centaine de malades: je remarque un bon vieillard anglais; sa barbe blanche et son air vénérable l'ont fait surnommer par les Sœurs le Père Éternel. Une pauvre Française est brisée par la fièvre tierce. «D'où êtes-vous,» lui dis-je? Elle me répond: «Je suis des Hautes-Pyrénées.» Les nègres sont nombreux, une salle est réservée à la vieillesse. Les Sœurs ont aussi une école gratuite avec 100 élèves. Les Ordres enseignants auraient ici bien à faire. À quelques heures de chemin de fer, à Itu, les Pères jésuites de la Province Romaine ont un collège avec 400 élèves; les riches arrivent encore à faire instruire leurs enfants, mais le peuple, surtout dans les campagnes, manque du nécessaire, sous ce rapport; aussi les neuf dixièmes de la population sont illettrés. Si au moins le clergé pouvait donner l'enseignement religieux; mais il est insuffisant. Douze évêques pour 12 millions d'habitants, sur une surface dix-huit fois grande comme la France, et la plupart sans séminaire! Aussi on compte les personnes qui ont reçu la première communion: heureusement ce peuple est bon, et le Père Céleste demeurera toujours pour tous le Prêtre Éternel!

M. Judalessio me renseigne sur les œuvres charitables du pays.

On m'avait dit qu'à une heure de la ville, un Français, le comte de Milville, plantait la vigne. Belle occasion pour me renseigner. À deux heures, par un soleil de feu, je m'achemine vers l'ouest; je traverse une plaine marécageuse, et, arrivé à un cours d'eau, je demande la propriété du comte de Milville. On m'indique la direction et on ajoute qu'il me faut une demi-heure pour l'atteindre. Après trois quarts d'heure, j'ai traversé toute la plaine, et au pied des collines je demande encore: on me dirige à gauche en m'indiquant d'avoir à traverser, la montagne; on ajoute que j'en ai encore pour une heure. Cette fois, on disait vrai. Enfin, un peu en m'égarant, après deux heures et demie de bonne marche, j'arrive chez M. le comte. La vaste maison de terre rouge couverte en tuiles repose vers le bas d'un mamelon qui domine la plaine. La vue s'étend au loin jusqu'à la ville de San-Paulo. Le comte est heureux de voir un Français, et Mme la comtesse apprête en quelques instants un petit dîner que la course me fait trouver délicieux. Une petite fille de dix-huit mois et un autre à la mamelle sont toute la compagnie des jeunes époux. C'est la vie écossaise.

Nous parcourons la propriété: elle est d'environ 120 hectares et lui a coûté 5 contos de reis, soit de 10 à 12,000 fr.; environ 80 fr. l'hectare. En arrivant dans ce pays, il avait espéré obtenir des terres du gouvernement et planter le café; mais les terres qu'on lui proposait étaient aux confins militaires, à 500 lieues dans l'intérieur, sans communication et sans issue. Il se décida alors à en acheter et à planter la vigne. Il a déjà 6,000 ceps. Ceux qu'il a plantés en septembre dernier ont poussé de beaux sarments. Après trois ans ils produisent: le raisin mûrit en janvier. On plante par boutures dans des trous de 40 centimètres, et à une distance de 2 mètres, parce qu'ici la vigne est très vigoureuse. Un hectare de vigne contient 2,500 pieds donnant par an 50 hectolitres de vin, ce qui, au prix de 80 fr. l'hectolitre, donne un revenu de 4,000 fr. l'hectare.

La plantation revient à peu près à 1,500 fr. l'hectare: on ne laboure pas la vigne; on la nettoye simplement trois fois l'an, ce qui coûte environ 300 fr. l'hectare. Ajoutez à cela les frais de vendange, l'intérêt du capital, l'amortissement du matériel, etc., et tout en calculant largement, on trouvera encore un revenu net de 100%.

C'est ce qu'assurent les autres planteurs, dont quelques-uns récoltent déjà plus de 1,200 hectolitres de vin. L'opération est donc meilleure qu'en Algérie. La vigne employée est l'américaine, et la main-d'œuvre n'est guère plus chère qu'en France, excepté la nourriture en plus; mais ici, avec la viande à 16 sous le kilo, les haricots et le maïs pour peu de chose, elle ne coûte pas beaucoup. Le foin donne un revenu encore supérieur à la vigne.

Je m'étonne alors qu'on ne draine pas la plaine marécageuse dont j'ai parlé, et qui couvre la ville de brouillards chaque matin, d'autant plus que cette plaine appartient à la municipalité. Une administration intelligente le ferait elle-même, ou céderait la terre avec obligation de drainage à une compagnie qui, en transformant le marécage en prairie, réaliserait d'immenses bénéfices.

Les collines que j'avais traversées étaient sans culture, ou terras de pastos, quelques bœufs ou vaches y paissaient, beaucoup de serpents s'y promenaient, et pourtant elles avaient une profonde couche de terre rouge qui semble fort propre à la culture du blé. Avec ces terres qui ne demandent qu'à produire, ce pays va encore demander le blé et la farine à Buenos-Ayres et à New-York. Rien d'étonnant que le pain coûte 0 fr. 75 le kilog., presque aussi cher que la viande.

La formation et la plantation des haies, malgré l'abondance du bois, est assez chère: le bois pourrit vite durant les trois mois de pluies de l'été, de novembre à janvier, et si on le plante en terre, il en sort des arbres.

M. de Mirville m'apprend qu'il y a environ 1,500 Français à San-Paulo, et plus de 9,000 Italiens. En effet, dans les rues, j'entendais parler tous les dialectes de la Péninsule, et j'ai même trouvé un Niçois, pharmacien, dont les fils, naturalisés, sont devenus, l'un, docteur; l'autre, député et journaliste.

Je prends congé de l'excellente famille de Mirville, et, retraversant les collines, j'arrive à la colonie de Santa-Anna, à la nuit close. Je le regrette, car j'aurais voulu interroger sur place les bons Italiens du nord, qui l'occupent; on me dit que leurs terres ne sont ni assez bonnes, ni assez grandes pour les nourrir; mais ils sont industrieux, la famille travaille à la ville et ils arrivent ainsi à l'aisance. Ajoutez à cela que tout individu qui le veut, s'en va, ici, à la montagne, brûle un lot de forêt, plante, sème, récolte, et l'année suivante s'en va renouveler l'opération ailleurs. Le pays n'a point d'impôt foncier. Si un impôt, aussi minime qu'il fût, venait à grever les terres, les accapareurs qui la possèdent s'empresseraient de s'en défaire.

Le lendemain, à sept heures et demie du matin, je monte dans le train qui va à Sanctos. La plupart des voyageurs sont Anglais. Nous traversons des plaines, contournons des collines, et, toujours au milieu de la forêt vierge, nous arrivons à Alto do Serra, à plus de 700 mètres d'altitude: de là, pour atteindre la plaine, on a disposé un immense plan incliné coupé en quatre stations. Le train descend au moyen d'un câble d'acier; à droite, les montagnes; à gauche, de profonds précipices; par-ci, par-là, des vallons franchis sur des ponts métalliques de 50 mètres de haut. C'est grandiose, on ne se lasse d'admirer, mais tout le monde a le mal de mer. Je ne sais comment fonctionnent les machines; elles impriment aux wagons de petits mouvements saccadés qui produisent sur l'estomac l'effet d'un fort tangage. Au Baiz do serra, le baromètre anéroïde me dit que nous sommes à peu près au niveau de la mer. La plaine est marécageuse et couverte de flaques d'eau, sur lesquelles je vois plusieurs canots creusés dans un tronc d'arbre. Enfin, à onze heures, nous sommes à Sanctos. En ville, on manipule le café dans d'immenses entrepôts. La population est de 18,000 âmes, et comprend toutes les nationalités; mais il n'y a qu'une cinquantaine de Français.

La Casa di Misericordia est dirigée par des laïques, et contient une cinquantaine de malades. L'Anglais qui me conduit me fait remarquer une Française. «D'où êtes-vous, lui dis-je?—De la Mayenne; je suis venue ici avec mon mari, il est mort, mes enfants aussi.» Et elle pleure.... Je l'engage à s'adresser à sa famille pour être rapatriée. Je demande quelles sont les curiosités de Sanctos. On me répond: «Il n'y en a pas, mais l'ascension de la colline est fort intéressante; il faut la faire le matin.» Je n'avais pas le choix: je gravis donc sous un soleil ardent les flancs de la montagne, et après une demi-heure de marche et deux litres de transpiration, me voilà au sommet, où s'élève une chapelle. La vue est merveilleusement belle et fait oublier la fatigue: d'une part, la baie qui s'avance dans les terres en contours bizarrement découpés avec îles et presqu'îles; de l'autre côté, l'Océan et son immensité; au pied, la jeune ville; tout autour, les collines et leurs forêts vierges. En descendant, je m'arrête à la prison, dont la façade forme un des côtés du jardin public. Les prisonniers sont bien gardés derrière leurs portes grillées. J'interroge un Américain: «Why are you here?—On m'accuse de vol, mais c'est à tort.» Je demande à un matelot de Brème ce qui l'a conduit au cachot: «J'étais ivre et je me suis battu.» Un Belge m'assure qu'il n'était qu'un peu gris lorsqu'on l'a recueilli et coffré; enfin, plusieurs nègres sont à l'ombre pour des peccadilles diverses.

Je vais moi-même me mettre en prison, en me rendant au Mondego, navire de la Royal-Mail de Southampton, qui doit me conduire à Montevideo.

Je dis prison, car ce navire ne déplace que 2,300 tonnes: il est moitié plus petit que ceux des Messageries. Il devait partir aujourd'hui, mais, d'une part, la douane ferme ici à 4 heures, et il faut arrêter les opérations de déchargement; d'autre part, il sait qu'en arrivant à Montevideo il sera en quarantaine jusqu'à l'expiration de 7 jours depuis son départ de Rio: il préfère donc attendre ici et ne se presse pas. Le capitaine m'assure que nous partirons le matin à 6 heures. Je profite de ce temps pour écrire mon journal et envoyer des nouvelles aux amis.

Le lendemain en effet, à 6 heures, à peine l'aube paraît, on commence à travailler pour tourner le navire; une heure après, il présente la proue vers l'entrée de la baie. Un individu arrive essoufflé et me dit: «Je viens de San-Paulo pour rejoindre un débiteur; il est sur le navire, il se sauve, je veux le faire arrêter par la police.» Je l'adresse à un des officiers, qui lui répond en anglais; mais le Brésilien n'en comprend pas un mot, et pendant qu'il se perd en explications, le navire part, emportant créancier et débiteur. Heureusement que la baie est longue et qu'il faut une heure pour en sortir. Pendant ce temps, on peut faire comprendre la malencontreuse aventure au capitaine, qui fait déposer à l'entrée de la baie le trop empressé créancier. Celui-ci s'en retourna sans argent, trop heureux de ramener sa personne. Le Mondego est surtout disposé pour les marchandises. Les passagers, toujours en petit nombre, sont relégués à l'arrière et presque sur l'hélice; les secousses que celle-ci imprime au navire se communiquent au corps des malheureux voyageurs et redoublent leur mal de mer.

Nous avons à bord, outre les officiers, un Autrichien, inspecteur de la maison Rimmel pour ses fabriques de parfumerie au Brésil et à la Plata; un Canadien anglais avec sa femme, de Chicago; leur fils, âgé de dix ans, est porté au bras depuis qu'il a été mordu à la jambe par un gros chien, à Rio-Janeiro. Nous avons aussi un Romain, qui a inventé une manière de conserver la viande. Il vient d'avoir la fièvre jaune à Rio, et il se sauve. Un docteur italien a aussi perdu de la fièvre jaune à Rio sa jeune femme de 22 ans un mois après son arrivée: il s'en va avec son fils à Buenos-Ayres.

Le 29 juin, nous longeons les montagnes de la province de Santa-Cattarina, le vent est debout: nous ne filons que 9 nœuds 1/2, le tangage rend la promenade impossible.

Les émigrants à bord sont une centaine, Italiens et Espagnols; les Napolitaines vivent un peu trop à la japonaise, et le capitaine soupire après le moment de s'en débarrasser.

La machine, construite depuis 12 ans, manque des derniers perfectionnements. Le 30 juin, navigation tranquille: c'est samedi. Les officiers font la visite réglementaire du navire, et l'équipage, la manœuvre de l'incendie. Je rends encore visite aux émigrants. Je trouve des Espagnols, des Napolitains, des Piémontais, quelques Françaises et une Niçoise. Ils se plaignent du désordre produit par quelques émigrants et surtout émigrantes; ils se réjouissent de voir approcher la fin du voyage. Plusieurs reviennent de Rio-de-Janeiro, où ils ont été malades et ont perdu des parents. Je distribue des gâteaux aux nombreux enfants, toujours heureux quand on pense à eux. À propos de chant et de musique, grande querelle entre un Anglais et un Américain; l'harmonie n'est pas parfaite entre ces deux peuples.

1er juillet.—Mer très calme; mais roulis très fort, probablement à cause des courants à l'approche du grand fleuve de la Plata. Nous avons toujours la côte à droite, mais elle est si basse qu'elle ne peut être vue que de la dunette.

Le 2 juillet.—Durant la nuit, on a ralenti la machine pour arriver à la pointe du jour. À quatre heures, nous sommes en face de Montevideo. Le phare tourne ses feux sur le sommet du Cerro, la ville dort, et les nombreux navires à l'ancre semblent dormir aussi. À sept heures, le soleil dore l'horizon de ses rayons de feu. Nous attendons avec impatience la visite de la Santé pour connaître notre sort. À neuf heures, un steamer accoste et nous envoie en quarantaine pour vingt-quatre heures à l'île de Florès, à douze lieues d'ici. Les passagers alors ressemblent fort à ces clients qui, au sortir de l'audience, où ils ont été condamnés, ont vingt-quatre heures pour maudire leurs juges: ils maudissent la quarantaine, la fièvre, le Brésil, l'Uruguay, et je ne sais quoi encore. Pour se consoler, on va déjeuner, et pendant ce temps, le navire arpente les eaux bourbeuses de la Plata pour nous conduire à l'isola de Florès, ainsi appelée du nom d'un des présidents de la République orientale.

À midi, nous sommes en face de l'île, mais il faut longtemps pour débarquer les émigrants et leurs bagages. Le pursuer (économe), qui fait l'appel des noms italiens et espagnols avec l'accent anglais, ne peut être compris et jette un peu de gaieté parmi ce monde attristé. À deux heures, notre petit canot nous dépose sur la plage, où nous trouvons nos bagages. On nous fait ouvrir nos malles pour que nos effets prennent l'air pendant un certain temps; enfin je puis me dégager et obtenir une chambre au lazaret, au compartiment des premières. Pas de chaise et pas de table; je vole une chaise au voisin et m'empare d'une mauvaise table à la salle à manger. Je puis ainsi rédiger mes correspondances à divers journaux.

Le ciel est pur, le panorama magnifique; l'air frais redonne la vie; je bénis Dieu d'une prison si bénigne. Le garçon qui me sert est Espagnol: il sait un mot anglais: all right, deux de français, trois d'italien; il est fort prévenant et veut que je note son nom: Francisco-Fernandes Martines.

Que de pauvres passagers ayant envie de grogner il voit tous les jours! Dans cette année, cinq seulement ont eu ici la fièvre jaune; trois sont guéris, deux sont morts: un Français et un Allemand.

À cinq heures, on sonne le dîner; il est mauvais, mais l'appétit le rend délicieux. Après le dîner, pendant que mes compagnons jouent au billard, à la clarté du phare, j'inspecte l'île; mais lorsque je me dirige vers le phare, je me heurte à un fil de fer posé à 10 centimètres du sol; immédiatement la porte de la tour s'ouvre et un soldat sort en criant: Qui vive?—Se puede visitar el fanal?—No se puede da nuece, convien tornan a magnana.—Sta bueno.

La nuit était froide, le vent parlait comme notre mistral. À cinq heures et demie, j'allume une bougie et reprends mon travail. À huit heures sonne le café, et peu après on présente la note: deux pesos et demi, environ 14 fr. À onze heures, déjeuner et ensuite départ.[Table des matières]

CHAPITRE VIII

L'Uruguay et la Plata.

Montevideo. — La République orientale ou de l'Uruguay. — Population. — Surface. — Produits. — Exportation. — Importation. — Les Saladeros. — Fray-Bentos et l'extrait de viande Liebig. — Un calcul pour s'établir dans le pays. — Forme de gouvernement. — L'armée. — Rôle de la petite république. — Villa Colon. — Le velario. — Traversée de la Plata. — Buenos-Ayres. — Rues et monuments. — Climat. — Agriculture. — Colonies. — Industrie. — Commerce. — Chemins de fer. — Presse. — Navigation. — Postes et télégraphes. — Budget. — Armée. — Marine. — Main-d'œuvre. — Immigration. — Monnaie. — Dette. — Culte. — Instruction publique. — Assistance publique. — Justice.

C'est le mardi 3 juillet, vers midi, que je quitte l'île de Florès et la quarantaine, et vers trois heures le petit vapeur me dépose sur le quai de la douane, à Montevideo. La visite des effets ne fut pas longue. Je les dépose à l'Hôtel Oriental et parcours la ville dans toutes les directions pour remettre les nombreuses lettres de recommandation aux banquiers, commerçants, missionnaires et hommes de lois.

La ville de Montevideo, sur une presqu'île en colline, est bâtie régulièrement; ses rues sont assez larges et se coupent à angle droit; la partie haute est plate et occupée surtout par les édifices publics: la cathédrale, qu'on appelle ici la Matriz, vaste église en style romain à croix latine avec coupole; le palais du gouvernement local, le théâtre, le palais du gouvernement de la République, etc. Les autres rues descendent à l'est et à l'ouest vers la mer; les maisons ont généralement un étage sur rez-de-chaussée et sont ornées en style italien parfois un peu surchargé. On peut dire que Montevideo figurerait bien parmi les belles villes européennes. Elle est la capitale de la République orientale de l'Uruguay et compte 100,000 habitants. Son nom lui vient de Magellan, qui le premier, découvrant le Cero, mont qui fait face à la ville, dit: Montem video; d'où le nom de Montevideo.

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