À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 1: Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République Argentine, Chili, Pérou.
Montevideo.—Boulanger portant le pain.
La majeure partie des habitants sont Européens ou fils d'Européens, principalement Italiens, Basques, Français et Espagnols; les Italiens possèdent environ la moitié des immeubles de la ville.
La République de l'Uruguay est située entre le 30° et le 35° de latitude sud et limitée à l'est par l'Atlantique, à l'ouest par la République argentine, dont elle s'est séparée en 1825 après des guerres sanglantes; au nord par le Brésil, au sud par l'estuaire de la Plata, formé de la jonction des deux fleuves Parana et Uruguay.
La superficie est d'environ 187,000 kilomètres carrés, divisés en 15 départements, et la population d'environ 450,000 habitants, mélange d'Indiens, d'Espagnols et d'autres Européens. Les principales sources de produits sont l'agriculture et l'élevage du bétail. En 1882, l'exportation comprend, pour les produits animaux, 49,180 balles de laine, 456,100 cuirs salés de bœuf, 1,289,900 cuirs secs, 1,615 balles de cornes, 1,285 balles de soies de porc, 5,475 pipes de suif.
Pour les produits agricoles, en 1882, on a exporté 13,500 kilos de millet, 53,664 sacs de son, 41,500 sacs d'avoine, 610 chevaux, 10,660 moutons, 5,000 sacs d'orge, 183,500 sacs de farine, 132,000 sacs de maïs, 2,800 mules, 10,000 sacs de pommes de terre, 9,000 quintaux de foin, 19,500 sacs de blé, 440 quintaux de luzerne.
L'importation pour 1881 s'est élevée à 8,514,000 piastres fortes, soit environ 43,000,000 de francs.
Dans cette somme, la France figure pour 1,371,130 piastres fortes, soit environ 7,000,000 de francs, en huiles, absinthe, sucre, bière, cognac, sardines, vermouth et vins.
En 1882, les neuf saladeros[1] de Montevideo ont tué 217,984 animaux, qui ont produit 241,660 quintaux de viande, et les six autres saladeros situés sur l'Uruguay ont tué 520,300 animaux, qui ont produit 452,000 quintaux de viande. Cette viande, salée et séchée au soleil, est expédiée presque par parties égales au Brésil et à Cuba, pour la nourriture des esclaves.
Parmi les saladeros de l'Uruguay figure celui de Fray-Bentos, pour la préparation de l'extrait de viande Liebig. En 1882, il a tué 170,300 animaux, avec un profit net d'environ 2,000,000 de francs. Cet établissement est le plus important du pays. Il possède 76,500 acres de terre et en loue 52,000, sur lesquels il nourrit 41,000 têtes de bétail. Il vient d'acheter un nouveau terrain de 10,000 acres pour environ 2,300,000 fr. Pour cette année, qui a été mauvaise à cause de la cherté des animaux et de leur mauvais état, il a pu donner aux actionnaires un intérêt de 10% et mettre environ un demi-million de francs à la réserve. Je comptais visiter cet établissement sur le fleuve Uruguay, à deux jours de navigation de Montevideo, mais un des directeurs, à Buenos-Ayres, m'apprit qu'il venait de prendre son repos d'hiver, et que depuis une semaine tout était fermé: je dus donc renoncer à cette visite et me contenter d'en voir les opérations sur le dernier compte rendu de la Société, dont j'ai extrait les chiffres que je viens d'indiquer.
De la Rivista mercantil de la Republica Oriental, je relève le calcul ci-après, pour une famille composée de père, mère et un enfant, qui voudrait s'établir dans la République pour s'occuper d'agriculture sur un terrain de 15 hectares:
Naturellement je ne garantis pas l'infaillibilité de ces chiffres!
La forme de gouvernement est la République avec un président et deux Chambres électives. Le président actuel est le général Sanctos, porté à cette haute situation par le parti militaire. Tout le monde dans le pays sait qu'il y a quinze ans il était charretier. On voit souvent dans l'histoire des personnes de la plus basse condition élevées au faîte des honneurs et du pouvoir, et on leur pardonne l'obscurité de leur origine si, par une grande droiture et honnêteté et par de vrais talents, ils font le bien public. L'armée compte de 6 à 7,000 hommes, costumés et équipés à la française; mais on dit qu'un trop grand nombre sont officiers.
L'Uruguay, comme la Suisse, la Hollande, la Belgique, en Europe, est un petit État qui sert de tampon entre des États plus forts et jaloux. À ce titre, il rend un véritable service; mais pour conserver son indépendance dans ces conditions, il a besoin d'une grande sagesse et doit donner une sérieuse prospérité à ses habitants. Les troubles prolongés, les souffrances du peuple seront un facile prétexte à l'un ou l'autre de ses voisins pour se l'annexer au nom du rétablissement de l'ordre ou d'un meilleur gouvernement.
Mais revenons à l'emploi de mon temps. Après avoir vu les diverses personnes pour lesquelles j'avais des lettres, je me rends à la station du ferro-carril central, en route pour Villa Colon, chez les Salésiens, enfants de dom Bosco. Dans le train, je rencontre le supérieur du collège, D. Lasagna, que j'avais connu à Nice, et D. Borghino, nommé chef de la maison qui va être ouverte à Nycteroy, dans le Brésil. Après trois quarts d'heure de chemin de fer, nous trouvons une voiture qui nous conduit au collège par une demi-heure de route dans un chemin fangeux. On appelle Villa Colon un vaste terrain acheté par une compagnie dans le but de le lotiser et de le revendre pour villas.
À cet effet, on avait tracé de magnifiques allées plantées d'eucalyptus, construit une église et un collège, dans la pensée d'amener là les familles riches durant l'été. La mode ne s'en étant pas mêlée, la compagnie a fait faillite, mais le collège est resté et on l'a confié aux prêtres Salésiens. La construction est bien disposée, la chapelle gracieuse, les cours vastes. Le bon P. Lasagna me fait visiter les classes et les études; puis, au réfectoire, après le souper, il présente le voyageur aux élèves, et le voyageur leur parle en langue française, comprise par la plupart d'entre eux.
Nous passons une partie de la soirée en causeries. Le Père m'apprend qu'il a dans le collège 70 élèves des meilleures familles, payant une pension qui varie de 50 à 100 fr. par mois; 16 professeurs font tous les cours de l'enseignement secondaire jusqu'à la philosophie inclusivement. Ils dirigent en même temps un Observatoire qui recueille trois fois par jour les données météorologiques et sera un peu plus tard en état de signaler l'approche des tempêtes. Dans un temps où le monde se montre si avide des données de la science, il est fort habile et fort pratique pour une Congrégation religieuse de s'imposer le travail facile mais incessant d'un Observatoire.
À las Piedras, à quelque distance de Montevideo, les Salésiens ont une paroisse et un collège avec 27 internes pauvres et 90 externes payant 2 fr. 50 par mois. À la Pax, ils ont une chapelle pour la messe et le catéchisme.
Uruguay.—(El Velario). Réjouissances à la mort d'un enfant.
À Payssandu, ils desservent une paroisse et des missions. Ils font des excursions périodiques au loin dans la campagne pour les mariages, les baptêmes et autres Sacrements. Les campagnards, souvent fort éloignés les uns des autres, privés de tout secours spirituel, laissent parfois pénétrer peu à peu certains désordres ou superstitions. Le Père me raconte qu'un jour une femme lui dit: «Grondez un peu ma voisine, elle n'a pas voulu me prêter son petit enfant mort pour organiser le bal; et pourtant je lui avais prêté le mien.» Renseignement pris, le Père apprend qu'à la mort d'un jeune enfant on réunit la famille, les voisins, les amis lointains, et, sous prétexte de se réjouir de ce qu'un ange est entré au ciel, on organise un bal en règle; puis ils prêtent le petit cadavre à d'autres, qui le colportent et en profitent pour organiser d'autres bals. Cette réjouissance s'appelle velario dans le pays. Quoi d'étonnant que nous retrouvions chez les Indiens de ces pays certains usages qui nous étonnent! L'isolement en produit bientôt de singuliers, même parmi les civilisés.
Mais tout en causant nous nous apercevons que la nuit s'avance; nous visitons les dortoirs, où les élèves dorment du plus profond sommeil, et allons nous-mêmes goûter un repos nécessaire.
Le lendemain matin je rentre à Montevideo, où M. Buxareo, un des protecteurs de Villa Colon, me fait promettre qu'à mon retour de la République argentine je m'arrêterai quelques jours pour qu'il puisse m'en faire visiter les principales institutions et me conduire à quelques-unes de ses nombreuses campagnes. Il m'apprend qu'il y a à Montevideo cinq associations de charité pour les hommes, et autant pour les dames. Chez les Sœurs de Charité, dans la ville, je trouve une belle école avec 300 élèves gratuites, le tout aux frais de la famille Buxareo. Enfin, à quatre heures et demie, je suis au quai de la Douane, et à cinq heures, à bord du Cosmos, en partance pour Buenos-Ayres. Le navire porte des plants d'oliviers et d'orangers, et j'y rencontre avec plaisir plusieurs des passagers du Mondego.
La rivière fut calme et la nuit courte. Dans moins de douze heures nous avons passé d'une rive à l'autre de la Plata, large en cet endroit de 200 kilomètres.
Le jeudi 5 juillet, à cinq heures du matin, nous stoppons au large devant Buenos-Ayres, attendant le jour. À sept heures nous montons sur des canots qui nous déposent à un môle se prolongeant au large sur des poutrelles de fer. Les effets et marchandises sont transbordés sur des charrettes, que des chevaux traînent dans l'eau, sur le sable, l'espace d'un kilomètre, pour arriver à terre. Les grands navires sont obligés de s'arrêter à 10 ou 12 milles au large, faute de fond vers le bord de la rivière.
En ville, les distances sont grandes, mais il y a partout des tramways. Les rues, larges de 10 mètres, se coupent à angle droit. Les maisons n'ont en général qu'un rez-de-chaussée, quelquefois un étage; elles ont presque toutes un patio ou cour intérieure, garnie de plantes et de fleurs, sur laquelle donnent les chambres. Les rues centrales sont mal pavées, et les autres ne le sont pas du tout. Il est impossible d'y circuler autrement que sur les trottoirs. On voit quelques beaux, monuments: sur la place Victoria, le palais de justice, que domine un grand clocher, et la cathédrale, à croix latine, avec haute coupole et un beau péristyle à douze colonnes. Le Correo ou poste est aussi de bon goût, mais construit pour un climat du nord. La douane, le collège San-José et quelques maisons particulières sont d'un bel effet. Les deux plus riches monuments sont les banques nationale et provinciale.
Buenos-Ayres.—Place Victoria.
Buenos-Ayres est la capitale de la Fédération ou République argentine. Cet État, au sud de l'Amérique du Sud, a une surface de 3,027,088 kilomètres carrés; elle est donc six fois plus grande que la France; et comme ses terrains sont fertiles, le jour où elle sera peuplée comme la France, elle contiendra plus de 200 millions d'habitants. Organisée sur le modèle de la Fédération des États-Unis de l'Amérique du Nord, la République argentine comprend 14 provinces ou États autonomes, portant les noms ci-après: Buenos-Ayres, Entre-Rios, Corrientes, Santa-Fé, Cordoba, Santiago del Estero, Tucuman, Salta, Jujuy, Catamarca, la Rioja, San-Juan, Mendoza et San Luiz; plus 9 territoires destinés plus tard à devenir des provinces; trois sont situés au nord, vers le Brésil et la Bolivie, et sont les territoires del Bermejo, du grand Chaco et des Missiones; six sont au sud et s'appellent territoires de la Pampa, de los Andes, del Rio Negro, de Limaï, de Chubut, de la Patagonie.
La population totale, d'après la dernière statistique, s'élève actuellement à 2,942,000 habitants, mais elle augmente assez rapidement par l'immigration; 363,743 sont étrangers; sur ce nombre, 123,641 sont Italiens, 55,432 Français, 59,022 Espagnols, 8,616 Allemands, 19,950 Anglais et 99,084 de nationalités diverses.
Le président est éligible au suffrage direct tous les six ans; les provinces nomment chacune deux sénateurs, et cette élection est faite par les députés provinciaux; les députés au parlement national sont nommés au scrutin direct et au nombre de un par 20,000 habitants; les conditions d'éligibilité pour les sénateurs sont: 30 ans d'âge, 10,000 fr. de revenu, être citoyen argentin depuis six ans au moins, natif de la province où on est élu, ou l'habiter depuis deux ans au moins. Les sénateurs sont élus pour neuf ans, mais le sénat se renouvelle par tiers tous les trois ans. Les conditions d'éligibilité pour les députés sont: 25 ans d'âge, être natif de la province où on est élu ou l'habiter depuis deux ans, être depuis quatre ans au moins citoyen argentin. Les députés sont élus pour quatre ans, et la Chambre se renouvelle par moitié tous les deux ans. Pour être élu président, il faut avoir 10,000 fr. de rente, être né dans la République argentine ou fils de citoyen, quoique né en pays étranger, et appartenir à la religion catholique.
Le climat est tempéré vers le centre, tropical au nord, froid au sud; le territoire de la République s'étend en effet depuis le 22e degré latitude sud à son confin avec le Brésil jusqu'au 50e au bout de la Patagonie. À Buenos-Ayres, le thermomètre descend quelquefois en hiver (juillet et août) sous le zéro, mais ne s'y maintient pas. On y voit parfois la gelée, jamais la neige. Pour l'agriculture, elle se développe tous les ans et donne des produits divers selon les provinces: ainsi, dans la province de Tucuman, un hectare de terrain donne 35 hectolitres de maïs, ou bien 15 hectolitres de blé, ou 45 de riz, ou 850 kilog. de tabac, ou 33 hectolitres de vin, ou 150,000 kilos de canne à sucre. Dans la province de Santa-Fé, un hectare donne 15 hectolitres de blé; dans celle de Salta, 17 ou bien 30 de maïs; dans la province de Catamarca, un hectare donne 19 hectolitres de blé ou 125 hectolitres de vin; dans celle de San-Luiz, un hectare ne donne que 24 hectolitres de maïs ou 14 de blé.
Les colonies se multiplient aussi; plusieurs sont des entreprises privées, et huit nationales: celles-ci sont au nombre de trois dans le Chaco, de deux à Entre-Rios, de deux en Cordoba, et une en Patagonie, comprenant ensemble 9,360 habitants, dont 7,294 étrangers, et cultivant 93,321 hectares. Il y a aussi un grand nombre de colonies établies par des particuliers ou des compagnies. Elles possèdent ensemble 12,608 maisons, 434,093 têtes de bêtes à cornes, 132,410 chevaux, 1,687 mules, 162,957 brebis, 26,521 porcs, 30,573 instruments aratoires, 7,651 charrettes. Elles occupent 720,638 hectares, le tout s'élevant à une valeur d'environ 150 millions de francs. Le gouvernement fait son possible pour mélanger les diverses nationalités, afin de favoriser la formation d'une population homogène.
Pour l'industrie, une des principales est de préparer et saler la chair des animaux, opération qui se fait dans les saladeros. En 1882, les sept saladeros de la province de Buenos-Ayres ont tué 187,600 bœufs ou vaches, qui ont produit 275,300 quintaux de viande; et les onze saladeros de la province d'Entre-Rios ont tué 247,100 bœufs ou vaches, qui ont produit 314,90.0 quintaux de viande expédiés à peu près en parties égales au Brésil et à Cuba.
L'industrie sucrière prend aussi un grand développement, et nous aurons occasion d'en parler. Les mines enfin commencent à prendre de l'importance dans les Andes, où l'on trouve le cuivre, l'or et l'argent, surtout dans la province de la Rioja.
Pour le commerce, l'importation en 1882 a atteint le chiffre d'environ 280,000,000 de francs, et l'exportation celui de 275,000,000 de francs.
Les chemins de fer sont en progrès; 2,633 kilomètres sont en exploitation, et 2,777 en construction ou concédés; ils donnent un revenu qui varie de 2 à 10%. Leur marche est lente et peu régulière; la plupart ne marchent que le jour. Presque tous ces chemins de fer appartiennent à des compagnies anglaises.
La presse est grandement répandue: la seule ville de Buenos-Ayres possède 98 journaux, dont trois en langue allemande, cinq en italien, trois en français, trois en anglais, le reste en castillan.
Pour la navigation extérieure, en 1882 sont entrés dans les ports de la République 6,071 navires, portant 1,528,054 tonnes, et en sont sortis 4,765, portant 1,448,189 tonnes. Dans ces chiffres la marine française concourt pour le 16%, l'anglaise pour le 31%. Pour la navigation intérieure, sont entrés 21,727 navires, portant 1,829,933 tonnes, et sortis 22,207 navires, portant 1,798,871 tonnes. Le gouvernement projette une ligne subventionnée, desservant la côte sud jusqu'à la Terre de feu, pour aider au développement des ressources de la Patagonie.
Les postes ont porté, en 1882, 17,757,610 lettres ou plis, et les télégraphes ont expédié 438,090 dépêches.
Le budget de 1882 a donné à l'entrée 40,609,148 piastres fortes de 5 fr. pour la nation, et 4,517,988 piastres fortes pour les municipalités. La sortie a été de 42,544,970 piastres fortes pour la nation, et 4,106,531 piastres pour les municipalités.
L'armée se compose de 57 officiers généraux, 484 officiers, 6,977 soldats.
La marine compte trois cuirassés, un torpilleur, six canonnières, deux transports, six avisos, et plusieurs autres petits navires pour le service des fleuves.
Le prix de la main-d'œuvre varie de 5 à 10 fr. par jour, mais il va en diminuant, à mesure que l'immigration augmente. Celle-ci varie de 30 à 80,000 immigrants par an, mais une vingtaine de mille retournent, pour les récoltes, dans leurs pays, après avoir économisé ici une petite somme; ce sont généralement des Italiens; en venant comme émigrants, ils ont le passage gratuit; ils ne paient que 150 fr. pour le retour.
Buenos-Ayres compte 300,000 habitants et 22,701 maisons, de la valeur ensemble d'environ un milliard de francs. Elle possède 152 kilomètres de tramways, et un appareil de téléphone pour 173 habitants. Paris n'en possède qu'un par 865, Vienne 1 par 1179, Berlin un par 1930 et Londres un par 2,375 habitants.
La monnaie a pour base le peso fuerte, qui vaut un peu plus de 5 fr.; mais le papier-monnaie, qui a cours forcé, abonde et a pour base le peso moneta corriente, qui vaut 20 centimes. Ces petits papiers sont dégoûtants de saleté. Dans les provinces on se sert des pesos boliviens, qui valent 3 fr.
La dette consolidée de la nation atteint environ 100,000,000 de piastres fortes, ou demi-milliard de francs. Le culte est desservi par 4 évêchés, suffragants de l'archevêque de Buenos-Ayres, qui forme le cinquième. Jusqu'à ces dernières années, un grand nombre de prêtres étaient étrangers et surtout italiens: plusieurs visaient à faire fortune pour rentrer chez eux; maintenant les séminaires, sous la direction de diverses communautés, fonctionnent et donnent un clergé indigène. La religion catholique est celle de l'immense majorité, mais les cultes dissidents sont libres. Il y a encore beaucoup de religiosité dans le pays, et les autorités ne rougissent pas d'invoquer le Très-Haut; j'ai sous les yeux le message par lequel le président de la République, à l'ouverture des Chambres, en mai dernier, rend compte au Congrès des opérations de l'année. Il conclut par ces paroles:
«Dando gracias a la divina Providencia per los beneficios che a dispensado a la Republica, declaro abiertas vuestras sessiones.—Rendant grâces à la divine Providence pour les bienfaits qu'elle a accordés à la République, je déclare ouvertes vos sessions.» La religion catholique est encore la religion d'État, l'art. 2 de la Constitution dit: «El gobierno fédéral sostiene el culto catolico, apostolico, romano.—Le gouvernement fédéral professe le culte catholique, apostolique et romain;» et dans la préface de la même Constitution on lit: «Nos los representantes del pueblo ... invocando la protecion de Dios, fuente de toda razon i justicia, ordonamas, etc....—Nous, les représentants du peuple ... invoquant la protection de Dieu, source de toute raison et justice, ordonnons, etc.»
Mais il arrive ici (ce qui est malheureusement trop fréquent dans les nations latines), qu'on réduit beaucoup trop la religion au culte, qui est le moyen, et l'on ne va pas assez au commandement, qui est le but; en sorte que les francs-maçons profitent des abus pour décrier la religion et ne manquent aucune occasion de la battre en brèche.
L'instruction supérieure est donnée à Buenos-Ayres dans une Université qui comprend les trois facultés de droit, de lettres et de sciences; il y a aussi quelques autres facultés dans les villes de province. L'instruction secondaire est donnée dans des collèges nationaux qui sont loin de professer l'athéisme. L'instruction primaire compte dans la capitale 170 écoles publiques subventionnées et fréquentées par 33,196 élèves; mais dans les provinces, et surtout à la campagne, le besoin d'écoles se fait vivement sentir. Dans la seule province de Buenos-Ayres, qui est la plus avancée en fait d'instruction, sur 116,000 enfants de 6 à 14 ans, à peine 33,000 reçoivent l'instruction, les autres 88,000 restent dans l'ignorance forcée, faute d'écoles.
L'enseignement libre à tous les degrés est amplement répandu dans la capitale et les villes principales. L'assistance publique, les asiles, les hôpitaux sont bien tenus et suffisent à tous les besoins. L'administration de la justice comprend des juges de paix, qui sont compétents jusqu'à 2,000 fr. dans les campagnes, puis des tribunaux ordinaires, des tribunaux d'appel et une Cour suprême.
Mais assez de digressions sur l'État et ses différents services. Revenons à l'emploi de mon temps.[Table des matières]
CHAPITRE IX
San Carlo Almagro. — Dom Bosco et ses institutions. — Les Sœurs de Marie-Auxiliatrice. — La Société d'agriculture. — Prix des terrains. — Les œuvres charitables. — Les Lazaristes. — Les Sœurs de Charité. — L'Hospicio de los Mendigos. — La distribution de l'eau. — La fête nationale. — La législation. — Une stancia modèle. — L'autruche et ses mœurs. — Détails sur l'agriculture et l'élevage.
Nous sommes au 5 juillet: après avoir fait de nombreuses visites et reçu partout bon accueil, je prends un tramway et me rends à San-Carlo Almagro, au collège de los artes y officies, confié à la Congrégation de dom Bosco. Je trouve là 200 enfants, dont la moitié appliquée à apprendre les divers métiers d'imprimeur, de menuisier, de serrurier, tailleur, etc.; l'autre moitié suit les classes élémentaires et secondaires. Parmi ces enfants, j'en distingue quelques-uns au teint brun, au visage épaté, à l'œil noir, grand et égaré: ce sont des orphelins patagons; ils parlent l'espagnol et je peux causer avec eux. Ils savent me dire que leur père était cacique de telle et telle tribu; qu'ils ont été pris par les soldats et transportés dans cette maison; mais ils n'en savent pas davantage. Le supérieur m'apprend qu'il y a quatre ans, lorsque le général Rocca, promenant ses 2,000 hommes dans les terres comprises entre le Rio Negro et le Rio Cébut, a chassé devant lui les Patagons qui l'habitaient, a tué ceux qui résistaient et recueilli plusieurs orphelins, les pères de ceux que je vois étaient parmi les morts: il ajoute qu'ils sont intelligents, doux, appliqués, et témoignent d'un grand bon sens.
Près du collège, de l'autre côté de la rue, on a construit un couvent pour les Sœurs de Marie-Auxiliatrice; elles sont 30 dans la Province et 25 novices, parmi lesquelles plusieurs indigènes. La supérieure vient de mourir: celle qui la remplace est fort jeune; elle me fait parcourir la maison et me donne avec timidité les renseignements concernant la Congrégation dans la République. À la paroisse de la Bocca, à Buenos-Ayres, les Sœurs ont un externat avec 200 élèves, et un Oratorio festivo fréquenté par 400 jeunes filles. À Marou, elles ont un collège et externat; à San-Isidro, externat avec 120 élèves et Oratorio festivo; à Carmen, en Patagonie, un externat de 80 externes, et 100 filles à l'Oratorio; toutes leurs maisons ont la Congrégation des Enfants de Marie.
Au collège, une magnifique imprimerie a ses presses mues par la vapeur. Le même moteur donne le mouvement aux scieries mécaniques et autres instruments. Les Pères desservent encore à Buenos-Ayres la chapelle appelée Matris Misericordiæ ou des Italiens; à San-Nicolas, sur le Parana, ils ont un collège avec 70 internes payant 75 fr. par mois. Dans la Patagonie, ils ont à Carmen un collège avec 70 internes et un Oratorio festivo qui réunit 100 enfants. De l'autre côté du Rio Negro, à Biedma, ils desservent une paroisse et dirigent un Oratorio. Ils ont enfin une dizaine de stations dans l'intérieur de la Patagonie, tels que: Conessa, Guardia-Pingle, Choelechoel, Rocca, Nahuel, Huapi, San-Xavier, etc.
Dom Bosco, à Turin, avait été frappé, dès le début de sa carrière sacerdotale, de l'abandon dans lequel étaient laissés un grand nombre de garçons pendant qu'abondaient les asiles pour les filles. Il comprit bientôt combien il importait de s'occuper de l'homme. Depuis deux cents ans, le clergé s'était plus spécialement adonné au ministère plus facile auprès de la femme; mais l'homme n'en demeure pas moins le chef de la famille, et du temps de saint François de Sales les efforts étaient avec raison plus portés de son côté. Je lis en effet dans les écrits de ce docteur (Œuvres complètes de saint François de Sales, tome II. Migne, 1861, p. 427), les conseils que ce saint si doux et si pratique adressait à un de ses confrères: «Comme évêque, vous devez surtout veiller sur deux sortes de personnes, qui sont les chefs des peuples: les curés et les pères de famille, car d'eux procède tout le bien ou tout le mal qui se trouve dans les paroisses ou dans les maisons.»
M. Wagner, notre consul, est parfaitement au courant des choses du pays et adresse au gouvernement des rapports qui seront certainement utiles à la France s'ils ne sont pas enterrés dans les cartons du ministère à Paris; il a habité divers pays à l'étranger, et en observateur attentif il a pu voir le bien à imiter, le mal à éviter.
M. l'avocat Zeballos, président de l'Institut géographique, me donne des lettres pour le Chili, le Pérou et la Bolivie.
À la Société d'agriculture, j'apprends, à propos de prix de terrains, qu'on a vendu dans la quinzaine, à Bahia Blanca, pour 40,000 fr. la lieue carrée (2,600 hectares), des terrains qui avaient été achetés pour 2,000 fr. en 1880; qu'une compagnie anglaise vient d'acheter 70 lieues carrées de terrain au cinquième méridien; qu'une autre compagnie anglaise a acheté 100 lieues carrées à San-Luiz, à raison de 10,000 fr. la lieue, soit 4 fr. l'hectare, et que Richmond et Cie ont proposé au gouvernement de lui acheter 100 lieues de terrain à Santa-Cruz, en Patagonie, au prix de 100 fr. la lieue, à condition de la peupler en cinq ou six ans et d'y établir 200 familles européennes, 50,000 brebis, 5,000 bœufs et vaches. Plusieurs autres particuliers et compagnies font des demandes analogues pour établir des colonies.
M. l'avocat Caranza, qui est à la tête des œuvres charitables, me présente à sa famille et me met au courant de tout ce qui se fait de bien dans la République.
Sa Grandeur Mgr l'archevêque a la bonté de me faire visiter son palais et sa cathédrale. Le palais est seigneurial, et à la cathédrale les autels sont ornés non de tableaux, mais de statues habillées à l'espagnole, avec robes brodées. La nef est vaste, et les salles au service du Chapitre grandes et nombreuses. Sa Grandeur me présente à son vicaire général, dom Spinoza, qui me renseigne sur l'importance du diocèse: il comprend 300,000 âmes, 14 paroisses, 50 églises et chapelles, 9 Ordres religieux d'hommes de toute nationalité et 13 de religieuses, dont 4 cloîtrées. Il veut bien me conduire au bout de la ville, à la Maison mère des Pères lazaristes. Ils sont 6 Pères et 8 novices, dont un Indien; ils font l'école gratuite à 200 externes.
De l'autre côté de la rue, les Sœurs de Charité tiennent le collège de la Providence, où 20 Sœurs instruisent 200 externes et 80 internes payant 100 fr. par mois; elles prennent soin, en outre, de 40 orphelines.
Le dimanche les magasins sont fermés le matin à dix heures, de par la loi. On respecte donc encore officiellement le repos du septième jour. Je prends un tramway et me rends à un des bouts de la ville, au parc de la Recolleta. Il y a là le cimetière del Norte, semé de riches chapelles, tombeaux de familles, remplis d'inscriptions. Sur la plus élevée, je lis Pantheon de l'Association espanola de socorros mutuos. À côté, dans l'ancien couvent des Récollets, on a établi l'hospicio de los mendigos, contenant 220 vieillards et 110 femmes aux soins des Sœurs de la Charité. Elles se louent des bons procédés de l'administration; leurs pauvres sont logés dans de grandes salles à un seul rez-de-chaussée, espacées dans le jardin; ils ont cuisine bourgeoise et le maté deux fois par jour. À côté de l'hospice s'étend un petit parc orné de rocailles, et un peu plus loin je trouve les pompes à vapeur qui pompent l'eau de la rivière dans les réservoirs de distribution pour toute la ville. Les pompes font trente tours à la minute, et chaque coup de piston relève 120 litres d'eau. Elles sont insuffisantes, et on en construit de nouvelles plus puissantes. Je retourne à l'hospicio de los mendigos; l'ancien aumônier de l'hôpital français y prêche en castillan, puis les vieillards chantent des litanies et des cantiques avec l'accompagnement de l'orgue, tenu par un aveugle; les servants ont le vrai type indien.
Le 9 juillet, c'est la fête nationale. En effet, c'est le 25 mai 1810 que les Espagnols furent chassés de ces contrées, et c'est le 9 juillet 1816 que fut déclarée l'indépendance. Ces deux anniversaires sont fêtés tous les ans avec solennité. Les deux généraux qui, par leurs victoires, obtinrent ce résultat, le général Saint-Martin et le général Belgrano, étaient deux chrétiens. Se considérant comme des instruments de la Providence, après leur victoire, ils envoyèrent leurs épées, le premier à Notre-Dame du Carme, à Mendoza, le second à Mercedes.
Le matin, de ma chambre, je vois débarquer quelques compagnies de marins, traînant leurs canons; à midi, des bataillons se rangent sur la place Victoria; mais bientôt une légère pluie les renvoie à la caserne. On fait économie de poudre; pas de coups de canon, pas de cloche: et pourtant ces bruits sont bien faits pour réveiller chez le peuple les fortes émotions. À une heure, les autorités se rangent à la cathédrale sur de superbes fauteuils; un immense et riche tapis en couvre le pavé. L'archevêque entonne le Te Deum, que des artistes chantent en musique; puis on rentre chez soi. Pour moi, je me rends chez l'avocat Lamarca, qui veut bien me donner quelques renseignements sur la législation du pays. Le père peut disposer d'un tiers de ses biens s'il laisse père et mère et pas d'enfants; d'un quart, s'il a des enfants. Il y a dans ce pays des estancieros (propriétaires) qui ont jusqu'à 400 lieues carrées de terre, et des compagnies qui en possèdent jusqu'à 700 lieues; il n'est pas mauvais que d'aussi grandes surfaces se subdivisent. La femme est protégée: elle hérite comme les garçons; la recherche de la paternité n'est pas interdite. L'épouse a droit à la moitié des biens gagnés après le mariage. La famille est assez bien constituée; mais, dans les classes élevées, le père passe trop de temps au club. Les enfants s'aiment entre eux, mais s'émancipent de bonne heure: ils sont aussi plus précoces; les jeunes filles se marient souvent à dix-sept ans, et au même âge les garçons occupent parfois des places importantes, qu'on donne tout au plus chez nous aux jeunes gens de vingt-quatre ans. Les mères n'ont pas toujours une assez forte instruction.
Le soir, à huit heures, la place Victoria est illuminée à giorno, et on tire un interminable feu d'artifice, miniature de ceux qu'on voit en Europe.
Après avoir parlé avec l'avocat Lamarca de mille et une choses, je lui dis: «La estancia[2] est dans votre pays la chose principale à visiter, et j'espère que vous trouverez l'occasion de m'en montrer une.» Il appelle un de ses amis, cause un instant avec lui; ils parlent de lettres et de télégrammes et il me dit: «Demain, vous pourrez aller visiter, à quelques lieues d'ici, la stancia de San-Juan, la plus importante de la province de Buenos-Ayres. Elle appartient à un de mes amis, M. Léonard Pereira. Vous prendrez à la station centrale le train de huit heures du matin, et vous descendrez deux heures après à la station de Pereyra; mais auparavant, vous viendrez chez moi chercher la lettre d'introduction. Êtes-vous levé à sept heures?—Oui.»—L'imprudent! il ne savait pas que je tiendrais parole malgré le déluge de la nuit. À sept heures, en effet, par une pluie battante, j'étais à sa porte, mais, sans le renfort du marchand de lait, malgré la sonnerie électrique et le marteau, je ne serais pas parvenu à la faire ouvrir. La lettre était prête, mais il fallait prendre le train de dix heures, et on m'avertissait plaisamment d'avoir à porter une ceinture de sauvetage. La recommandation n'était pas de trop, car il pleut depuis trois mois. À peine sorti de la ville, le train traverse, sur des poutrelles de fer, un long espace entièrement inondé. À la station de Baraccas, je vois une ville composée de maisonnettes de bois toutes surélevées de terre d'un mètre et comme sur pilotis. Les rues sont étroites. Quel dommage que sur cet immense terrain vierge on ne laisse pas, comme dans l'Amérique du Nord, des avenues de 40 mètres et des petits jardins. La santé des habitants y gagnerait et les bébés pourraient jouer devant leur maison, sans courir le risque d'être écrasés par les chars. Ces rues étroites sont maintenant couvertes d'une si haute couche de boue, qu'elles sont impraticables aussi bien aux piétons qu'aux voitures; c'est à peine si les cavaliers osent s'y aventurer. Il ne reste aux piétons que les trottoirs.
République Argentine.—Rancho de Pêcheurs.—Arbre appelé Ambico.
La rivière le Riochuelo laisse pénétrer d'assez beaux navires anglais, qui débarquent ici leurs marchandises pour charger les cuirs et la laine. Nous traversons encore une petite ville, puis nous voilà nel campo, soit en pleine campagne.
La prairie s'étend à perte de vue; pas une colline à l'horizon. Les arbres sont rares, c'est à peine si on voit par-ci par-là quelques eucalyptus. La terre est partout si détrempée, que les pauvres animaux font pitié à voir. Aussi, à tout instant, j'en aperçois jonchant le sol, morts ou mourants. Les bœufs sont écorchés sur place, car la peau en vaut la peine; elle se vend environ 40 fr., mais celle de cheval ne vaut que 6 fr., et on l'abandonne; le mouton, avec sa fourrure de laine, semble mieux résister. L'autruche, avec ses longues jambes et ses plumes moelleuses, allonge curieusement son cou de chameau et semble se moquer de l'eau. Les quelques fermes qu'on rencontre ont des maisons en boue couvertes de chaume; c'est le rancho, et à leur approche on voit la vigne, le mûrier, l'oranger, des champs de blé qui sort de terre, des choux énormes, du maïs coupé, de jeunes fèves, et en général tous les fruits et légumes de l'Europe. Les poules, dindons, canards, oies et porcs y sont en abondance. Le bétail paît dans la prairie naturelle, où poussent le chardon et une herbe graminée. On voit aussi de belles prairies artificielles de sainfoin et de luzerne.
À la station de Quilmes, j'aperçois un tramway appelant les voyageurs avec sa trompette. Cet utile moyen de transport se trouve dans toutes les rues des villes des deux Amériques; je ne savais pas que je l'aurais trouvé à la campagne. Cela explique comment on peut, de plusieurs lieues à la ronde, porter les nombreux bidons de lait qu'on voit dans tous les trains. Par-ci par-là je remarque les gardiens de bétail, trottant à la ronde, couverts d'un vêtement jaune ciré comme celui des marins; et presque sur chaque poteau du télégraphe, le ornero, profitant de la pluie, construit son magnifique nid de boue, que des employés démolissent parce qu'il interrompt la transmission des dépêches.
Enfin, à midi, je descends à la station de Pereyra, et je demande au chef de gare s'il n'y a pas là une voiture pour moi; je vois qu'il a de la peine à s'exprimer en castillan et je comprends bien vite que j'ai affaire à un Anglais. Tous les employés de la ligne sont des enfants d'Albion. Il me montre trois chevaux et appelle un grand gaillard botté portant pantalon à la zouave et lui dit: «Voici le monsieur que vous attendez.»
J'enfourche un cheval, et nous voilà galopant et trottant dans la boue, à travers les chemins transformés en rivière, et mieux encore sur les prairies qui les bordent.
Après une demi-heure nous entrons dans un bois d'eucalyptus, nous traversons un superbe parc et arrivons à la maison du propriétaire. Il n'est pas là, mais une lettre, al Señor Ruffino administrador, fait que je suis le bienvenu. Nous ne vous attendions pas par un tel déluge, me dit-il. El tiempo es moeda, répondis-je; si j'attends le beau temps, je pourrais attendre longtemps, car il n'a pas paru depuis trois mois. On me prépare aussitôt un déjeuner confortable, et pendant ce temps j'interroge les deux Ruffino, car ils sont deux frères, depuis quinze ans attachés à la ferme. Leur bisaïeul était Gênois; un des frères a le bras droit coupé. Est-ce le fruit de vos révolutions? lui dis-je.—Non, j'ai reçu un coup de fusil d'un voleur d'animaux.—L'a-t-on attrapé?—Non, il s'est sauvé avec sa bande.
La estancia de San-Juan comprend environ 15,000 hectares, nourrissant 1,000 chevaux, 8,000 bœufs et vaches, 20,000 moutons et 2,000 autruches. Le cheval du pays ne donne aucun profit. Les estancieros le vendent au saladero de 20 à 40 fr., car c'est tout ce qu'on en peut extraire en graisse et en huile. À San-Juan on préfère le laisser mourir surplace; mais on entretient des étalons pour des chevaux de race.
L'autruche aussi ne rapporte presque rien. On néglige la plume et la chair, et on ne mange que les œufs. On en prend l'estomac, qui se vend 5 fr. pour la pepsine. La race américaine est inférieure, comme volume et comme ornement de plumes, à la race d'Afrique. Les mœurs de cet animal, autant que me l'explique le señor Ruffino, sont au moins curieuses: ils s'organisent par tropillas: deux mâles et six à sept femelles: gare aux autres mâles qui voudraient s'adjoindre; ils seraient poursuivis et tués par les deux pachas. Un des mâles construit le nid dans lequel les femelles pondent tous leurs œufs, de dix à douze chacune; puis l'autre mâle les couve durant quarante jours; mais, comme il ne peut en couvrir qu'une partie, les autres pourrissent. C'est comme si l'homme voulait se mêler de faire la nourrice! je crois que si les mâles étaient moins galants et laissaient faire les femelles, elles se tireraient mieux d'affaire. À chacun son métier.
Lorsque le premier poussin paraît, le mâle pique les œufs et y dépose des mouches pour les nouveau-nés. Si l'on touche au nid, le mâle détruit tout, et s'en va ailleurs former un nid nouveau; en sorte que toucher un seul œuf c'est détruire tout un nid.
C'est au printemps (septembre-octobre dans cette hémisphère) que pondent ordinairement les femelles. L'autruche se nourrit d'herbe et en consomme presque autant que le cheval.
Pour les bœufs, M. Pereyra s'applique à l'amélioration de la race; il ne vend pas ses produits au saladero, mais les porte au marché de Buenos-Ayres. Les bœufs de trois ans sont vendus au prix de 250 fr. environ; il vend les taureaux pour la reproduction à des prix plus forts, et jusqu'à 1,500 fr., selon la race. Il vend de 800 à 1,000 bœufs chaque année pour le marché, de 3 à 4,000 moutons de 18 mois à 2 ans, au prix de 10 à 16 fr., selon la qualité. Les moutons produisent une moyenne annuelle de laine mérinos d'environ 3 à 4,000 arrobas, au prix, de 20 fr. l'arroba; l'arroba équivaut ici à 11 kilogrammes environ.
On calcule qu'une cuadra quadrata, un peu plus d'un hectare et demi, soit 16,900mc, peut nourrir 5 bœufs ou bien 12 moutons; or, comme le bœuf vaut 40 fr. et le mouton 10 fr., l'élevage du bœuf est plus productif; toutefois, on tient ensemble moutons et bœufs. Ce qui rapporte encore plus, c'est l'agriculture. On loue pour cela le terrain à raison de 80 fr. la cuadra, ce qui revient à environ 50 fr. l'hectare.
Le locataire y sème le maïs, qu'il vend à raison de 10 fr. les 100 kilos; il l'avait vendu 16 fr. il y a 2 ans et en avait exporté pour 10,000,000 de fr., mais l'an dernier il en a produit pour un tiers de plus, et comme la demande n'a pas augmenté en Europe, le prix a baissé d'autant.
Le personnel de la estancia San-Juan se compose de 50 ouvriers italiens, français et belges; j'y trouve même un berger de la Briga, dans les Alpes-Maritimes. Le salaire est de 80 fr. par mois, plus la nourriture. Une partie des ouvriers sont mariés. La paroisse est fort éloignée; donc pas d'exercice religieux, et ceux qui ont le dimanche libre le passent au cabaret. Pour les mariages et les baptêmes on va à l'église, mais on ignore ce que c'est que la dernière communion; car, en cas de maladie, le pauvre n'a pas 30 à 60 fr. pour payer la voiture qui devrait aller au loin chercher le prêtre; néanmoins, le señor Ruffino m'affirme que ses ouvriers sont de bonnes gens, et qu'il n'a point de coffre-fort ici; il ajoute même qu'il peut confier à chacun de ses gens une somme quelconque pour la porter n'importe où, et qu'il la remettra fidèlement à destination.
Quant au prix de la terre dans ces parages, elle est fort chère et vaut 200 patacones (1,000 fr.) la cuadra de 16,900 mètres carrés, soit environ 600 fr. l'hectare. Ce prix n'est que pour la terre d'agriculture assez élevée pour ne pas craindre les inondations. Cette même terre qui se vend maintenant si cher a été donnée, ou vendue 0 fr. 75 l'hectare. La estancia contient encore 50 cuadras de prairies artificielles: luzerne et sainfoin, et on va les porter à 100 cuadras. La partie réservée à l'agriculture est d'environ une demi-lieue carrée.
Après le déjeuner nous montons en voiture et parcourons le parc. Il comprend plusieurs hectares; ici des bois, là des jardins, plus loin un lac avec des cygnes d'Australie et plusieurs espèces de canards. Je vois les auraucarias brasilienses, les poivriers, les cèdres du Liban, les magnolias, les mimosas, les palmiers, les ligustrums, les dathuras, les grenadiers, les bambous, les lauriers thyms, le tabac, l'abothylum; et dans deux petites serres, le caféier, les arecas, les bégonias, les azaléas et autres plantes des tropiques; il me semble être dans un de nos jardins à Nice, quoique le climat soit ici un peu plus chaud. Par une longue avenue d'eucalyptus le parc aboutit à une station de chemin de fer, particulière à la propriété; 20 ouvriers sont occupés à l'entretien du parc.
Le Señor Ruffino me conduit aux animaux de reproduction. Parmi les taureaux, il m'en fait remarquer un énorme venu d'Écosse; son museau ressemble à celui d'un mouton et le poil est laineux; de son corps pend jusqu'à terre une longue peau de graisse; il a coûté 5,000 fr. Un autre plus grand, venu de Bute (Écosse), a coûté 7,000 fr.; mais les taureaux de race produits par eux sont vendus par le propriétaire 1,500 fr., en sorte qu'il est bientôt couvert de ses frais. Dans la cour est suspendu un lazo, je demande à le voir manœuvrer; il a environ 25 mètres de long: un grand berger des Alpes lombardes le prend, le fait tournoyer et le lance contre un jeune bœuf qui cherche à fuir: il est pris aux cornes et ramené en un instant. À la guerre contre les Espagnols, et dernièrement à la guerre du Paraguay, on a vu les Gauchos manœuvrer habilement cette arme et désarçonner les cavaliers; mais ceux-ci savaient en dernier lieu couper le lazo avec leur couteau effilé. Les bollas avaient aussi été employées dans cette guerre. Cet instrument dangereux consiste en trois balles de plomb, de la grosseur d'un œuf, attachées à trois lanières de 70 centimètres réunies par le bout: le gaucho prend en main la plus petite boule, et, faisant tournoyer les deux autres, les lance contre les jambes du cheval à une grande distance; les boules tournent autour des jambes, les enlacent avec les lanières et rendent la marche impossible; le cavalier à son tour s'était habitué à se retourner lestement et à couper, de la lame effilée de son sabre, d'un seul coup, les dangereuses lanières. Je demande à ce Lombard s'il est ici depuis longtemps et s'il y a sa famille.—Je suis ici depuis cinq ans, mais ma femme est restée en Italie.—Fais-la donc venir, lui dit Ruffino, elle te gagnera comme nourrice 200 fr. par mois. Ce bonhomme venait de déposer deux gros seaux de lait; je le goûte, il est délicieux; le vendez-vous?—Non, dit Ruffino, nous avons essayé, et voici encore les bidons qui le portaient à la ville et les machines à faire le beurre et le fromage, mais nous avons trouvé que, pour notre but, qui est l'amélioration de la race, il est préférable de laisser le lait aux veaux.
Au compartiment des chevaux, je remarque de superbes étalons anglais, allemands, andalous. Le même hangar abrite les moutons; les plus beaux sont ceux de Rambouillet; je vois aussi de très beaux mérinos d'Angleterre et d'Allemagne; on les nourrit avec du foin, du maïs cuit et du son.
Le jardinier est Français et son aide est Belge; je suis venu ici, dit-il, il y a vingt ans, avec mon père; on nous avait placés dans une colonie à l'intérieur, mais nous y étions tracassés par les Indiens; je vins donc travailler à Buenos-Ayres, d'où je suis passé ici; nous étions douze enfants, je n'ai plus qu'un frère vivant; la mort nous dévore tous.
Mais le jour baisse et je rentre écrire ces lignes. Après un dîner assaisonné de vin de Mendoza et de Xérès, je trouve doux le repos de la nuit. M. Pereyra est président de la Société d'agriculture, il commence par pratiquer ce qu'il veut enseigner à son pays. L'enseignement par l'exemple est de tous le meilleur! Qu'il reçoive ici mes félicitations et ma reconnaissance pour la bonté avec laquelle il a mis à ma disposition ses serviteurs et sa maison.[Table des matières]
CHAPITRE X
Retour à Buenos-Ayres. — La nouvelle capitale de la Plata. — Les banques. — Le Musée. — Départ pour Rosario. — Navigation intérieure. — San-Nicolas. — Le pingoin. — La guerre du Paraguay. — Rosario. — San-Juan. — Mendoza et la viticulture. — Inondation dans l'est, sécheresse dans l'ouest. — Un elevator. — Un Allemand colonisateur.
Le soir j'avais dit au domestique: Tu m'éveilleras demain matin à cinq heures, car j'ai à écrire.—Bueno, Señor. Or, à six heures, le silence n'était encore interrompu que par le chant des coqs et la pluie diluvienne. Après une heure de travail je vois que le moment de s'acheminer à la gare est arrivé, car elle est assez éloignée, et le train part à huit heures; mais, à mon grand étonnement, je constate que la porte est fermée à clef, et que, seul habitant de la maison, j'y suis prisonnier. J'ouvre des fenêtres aux quatre points cardinaux et j'appelle de toute la force de mes poumons: silence complet. Je passe sur une terrasse, mais les briques glissantes me font faire la culbute, et, pour me débourber, je frappe fortement des mains; ce fut mon salut. Deux chiens ont entendu le bruit et aboyent si fort que le domestique paraît. Viens donc m'ouvrir et mets-moi vite en voiture, car j'ai affaire à Buenos-Ayres et je ne puis manquer le train. Ce brave homme, un peu confus, fait des prodiges d'activité, et en quelques minutes il m'a brossé, servi le café et mis en voiture. Une demi-heure après, j'étais à la station, où le chef de gare me sert gentiment une tasse de café qu'apporte sa fillette. Est-ce le changement de pays ou de climat qui donne ici tant d'amabilité à la froide nature anglaise? Il ne s'arrête pas là, mais il répond à mes questions et me fournit des détails sur la nouvelle ville de la Plata qu'on est en train de construire pour servir de capitale à la province de Buenos-Ayres. Jusqu'à ces derniers temps Buenos-Ayres était capitale de la province et de la fédération, et s'en prévalait pour imposer sa volonté aux autres États; mais, en 1880, lors de la dernière élection présidentielle, les autres États conspirèrent, cernèrent la ville et l'assiégèrent durant un mois. Après avoir perdu environ 3,000 hommes de part et d'autre en divers faits d'armes, la ville se rendit, et il fut stipulé qu'elle serait désormais la capitale de la Confédération, qu'à cet effet tout pouvoir de police et autre dans la ville appartiendrait au pouvoir fédéral, et que la Province aurait à se construire une nouvelle ville et à y transporter ses autorités. Tuer 3,000 hommes pour obtenir ce résultat dans un pays qui a tant besoin de bras, c'est peu sage! Mais cette ardeur à guerroyer s'explique par le grand nombre d'individus qui, fuyant le travail, préfèrent vivre de la politique, en attendant la récompense du parti vainqueur. Soumettre ces gens-là au travail serait délivrer le pays de sa plus grande plaie.
La nouvelle ville de la Plata sera assez éloignée de la mer et du fleuve, le terrain étant trop bas à la côte; mais on projette un canal depuis Encenada, située à 12 milles à l'entrée du fleuve. La ville est tracée, les rues sont larges de 20 à 40 mètres, et le terrain s'y vend de 1 à 3 fr. le mètre carré, selon qu'il est plus ou moins central. Beaucoup de spéculateurs l'accaparent et feront probablement de belles fortunes.
Enfin le train arrive avec une demi-heure de retard: c'est assez habituel, ici. Les plaisants traduisent le terme espagnol ferro-carril par le mot ferro-charrette; la vitesse en effet n'est pas grande (20 kilomètres à l'heure). J'ai encore une fois, le long de la route, le triste spectacle d'animaux morts et mourants; on dit que la perte s'élève déjà à plusieurs millions de têtes, et tous les jeunes agneaux sont perdus. Le dernier recensement donnait les chiffres suivants pour le bétail vivant sur les terres de la République: 2,000,000 de chevaux, 6,000,000 de bœufs et 80,000,000 de moutons.
À dix heures je descends à Buenos-Ayres, où ma première visite est à London and River Plate Bank, pour regarnir ma bourse. N'est-il pas regrettable que, dans une ville qui renferme 40,000 Français, faute de banque française, il faille avoir recours à une banque anglaise[3]? Et pourtant il y a au moins 15,000,000 de francs de dépôts d'argent français dans les diverses banques de la ville, et les Italiens, qui ont établi ici une banque avec un capital ne dépassant pas 5,000,000 de francs, font d'excellentes affaires. Quelques établissements financiers français ont bien envoyé des éclaireurs étudier la situation, mais c'étaient des hommes de bourse, et voyant que les transactions de bourse avaient ici peu d'importance, ils ont jugé que la place ne méritait pas une succursale. Or, les opérations de bourse ne sont pas le seul aliment aux banques, ni le meilleur: le commerce et l'industrie devraient mieux attirer leur attention. Les banques nationale et provinciale ici attirent des dépôts considérables, pour lesquels elles donnent un intérêt de 2 à 3%, et elles prêtent ce même argent à 7% l'an, réalisant ainsi des millions de bénéfices. Le terme du prêt est d'un an, amortissable par quart, chaque trois mois. Contrairement aux usages financiers, ces banques ont un privilège sur l'hypothèque, mais elles sont obligées de fournir tout renseignement sur le montant des prêts, aux personnes qui en font la demande.
De la banque je passe au musée; il est fermé les jours de pluie, mais on veut bien faire exception pour l'étranger. Les collections ne sont pas grandes; toutefois les amateurs peuvent voir ici un grand nombre de squelettes fossiles d'animaux antédiluviens et spécialement de cryptodons avec leur énorme carapace. Une d'elles, celle du panocthus, a 2m20 de longueur, avec une queue de 1m20. Les quatre espèces de cet animal, l'asper, l'élongatus, le lœvis, le clavipes, sont représentées encore par les os fossiles de leur bassin. Dans les fossiles on voit aussi un tigre indigène, un scelidotherium leptocephalum à longue tête et herbivore, un mœgatherium, un panochtus tuberculatus et plusieurs tatous. Dans la collection des animaux indigènes, je remarque une espèce d'écureuil volant, la biscacia, espèce de lapin; le petit lièvre de Patagonie, la lionne, les quatre espèces d'onzas ou chats tigres; l'aguarra agnossou du Paraguay, qui tient du loup et du renard; diverses espèces de singes, et le tapir du grand chaco, dit ici la grand bestia, qui tient du sanglier et du cerf. Parmi les oiseaux je distingue diverses espèces de perroquets, le condor et quelques beaux vautours des Cordillières. Les minéraux consistent surtout en spécimens de cuivre de la province de Salta, mais trop pauvres pour mériter l'exploitation. On peut remarquer encore de beaux tableaux en nacre représentant la prise de Mexico par les Espagnols, et la défense héroïque des Indiens ses habitants; et enfin las bollas ou le boleador, qui a tué le général Pax. J'ai déjà dit en quoi consiste cet instrument dangereux.
À trois heures j'étais à la station du chemin de fer, en route pour Rosario. Je trouve M. Wagner, notre consul, qui, ne m'ayant pas rencontré à l'hôtel, était venu me rejoindre au départ pour me remettre quelques notes et adresses.
En attendant le départ, nous causons sur la singulière situation faite aux enfants de Français nés ici. D'une part la loi argentine les déclare enfants du pays, et d'autre part la loi française les considère comme Français et les astreint au service militaire; le résultat est que, pour ne pas servir deux pays, ils restent Argentins. Dans la campagne il arrive même souvent qu'ils aiment à se dire Argentins pour éviter le nom de gringo, épithète de mépris qu'on donne ici à l'étranger. Mais si la loi argentine déclare Argentin tout fils d'étranger né dans le pays, il n'en est pas de même de l'étranger arrivé ici; il conserve sa nationalité, et à 21 ans il devra tout quitter pour retourner en France faire son service militaire; pendant ce temps sa place, parfois péniblement gagnée, sera prise par un autre et le plus souvent par un Anglais ou un Allemand, et à son retour il aura à se refaire une situation. La fondation de maisons solides à l'étranger est impossible dans ces conditions.
On objecte qu'exonérer du service militaire le Français vivant à l'étranger serait une prime à l'émigration: soit, mais où serait le mal? Est-ce que le Français qui s'astreint à vivre loin de son pays ne lui rend pas d'assez grands services par les débouchés qu'il ouvre au travail national?
Les quelques centaines de jeunes gens que, par un amour insensé de l'égalité, vous rappelez tous les ans des quatre coins du globe, ne grossiront pas beaucoup votre armée; mais, par contre, leur travail interrompu, leur situation compromise font perdre d'incalculables richesses au commerce et à l'industrie nationale. Les Allemands mêmes, si intraitables en fait de service militaire, exonèrent de cette charge leurs sujets chefs de maisons établis à l'étranger.
Mais déjà le sifflet a annoncé le départ et nous voici en route.
Le train remonte la rive droite de la Plata, passe devant le parc de la Recolleta, longe la vaste et récente construction des prisons, et, trois heures après, il atteint la station de Campana, au bord du Parana, un des affluents de la Plata. Là, nous montons sur le Parana, navire à hélice de 600 tonneaux; il appartient à la Compagnie des Chargeurs Réunis du Havre, et est destiné aux voyages entre Buenos-Ayres et Bahia Blanca sur la côte du sud. Il sort tout neuf des chantiers de Glascow et vient d'arriver du Havre. N'est-il pas regrettable que nous en soyons encore à faire construire nos navires en Angleterre, même après la prime à l'armement! Nos armateurs ne feraient-ils pas mieux, par un sentiment patriotique, de s'entendre pour créer un chantier modèle, qui aurait assez de travail pour atteindre les prix des constructeurs anglais? D'autres nations demanderaient à leur tour des navires à ces chantiers, et l'on ne serait pas tributaires de l'étranger dans cette importante industrie.
Après la manœuvre du départ, le capitaine laisse la direction du navire à deux pilotes, toujours habiles à éviter les bancs de sable, et durant le dîner il nous raconte son heureux voyage du Havre ici, exécuté directement en vingt-cinq jours.
La Compagnie Navarello, de Gênes, vient d'acquérir le Sterling Castle, qu'elle a baptisé le Sud-America. Ce navire, sorti des chantiers de Glascow, jauge 6,500 tonnes; il a 135 mètres de long et une force de 8,599 chevaux effectifs; il file 18 nœuds et franchit en quinze jours la distance de Buenos-Ayres à Gênes. Les Chargeurs Réunis ont maintenant 5 navires en construction, qui pourront filer 21 nœuds; ils sont destinés à la navigation dans le Parana et l'Uruguay; le fret en vaut encore la peine: il se paye 35 et 40 fr. la tonne entre Corrientes et Buenos-Ayres, et même entre Santa-Fé, Rosario et Buenos-Ayres, pour une distance de 40 à 80 lieues, pendant que pour les voyages d'outre-mer la concurrence a fait baisser le fret à 12 et 15 fr. la tonne pour un parcours de 2,000 lieues. Sur ce prix, il faut souvent encore envoyer les marchandises à Lille ou à Tourcoing, ou ailleurs. M. Matthey, agent de la Compagnie des Transports maritimes, vient de me dire que, pour ne pas avilir davantage le fret, il vient d'envoyer sur lest, à Marseille, le grand navire la France.
Les Chargeurs Réunis ne sont pas les seuls à voir les bénéfices qu'ils peuvent recueillir de la navigation fluviale en ces contrées: on dit que les Allemands construisent à leur tour 3 bateaux dans le même but, et que déjà le planteur et l'éleveur de ces provinces se réjouissent en pensant que bientôt la concurrence leur permettra de faire porter à bas prix leur blé, leur maïs, leur sucre et leurs bestiaux.
Pendant que nous causons navigation, à côté de nous quelques jeunes Argentins font grand vacarme à propos de questions religieuses; il me semble comprendre qu'il s'agit des couvents: ils sont aux prises avec un jeune Génois qui se passionne et sort souvent des limites de la discussion courtoise; à la fin, au désespoir de ne pouvoir convaincre ses adversaires, il se démonte et part en protestant qu'il voudrait étrangler le dernier des papes avec les boyaux du dernier des moines! Pauvre insensé! combien comme lui sont dupes de doctrines habilement présentées pour séduire la jeunesse sans expérience? Je préfère m'entretenir avec un Alsacien, qui s'occupe en ce moment, à Corrientes, de la plantation de la canne à sucre. Il est sans capital, mais associé au gouverneur du pays, qui fournit l'argent nécessaire avec partage des bénéfices. Il emploie environ 200 Indiens, auxquels il donne un salaire de 40 fr. par mois. De plus, le gouverneur y fait quelquefois travailler les 50 soldats à sa disposition 23 hectares sont déjà plantés, et bientôt on en aura 100. L'usine est en construction. Il compte que chaque hectare lui donnera 30 à 40 tonnes de cannes, au rendement de 6%. Sur ce, dix heures sonnent et je grimpe dans ma couchette pour le repos de la nuit.
Le lendemain, à sept heures, le soleil se lève radieux. Avec quel plaisir on le salue lorsqu'on le revoit après une longue absence! À huit heures et demie, nous arrivons à San-Nicolas. Cette jeune ville, perchée sur une petite élévation de la rive droite du Parana, compte environ 10,000 habitants. Plusieurs navires sont en chargement, entre autres le Frigorifique et un navire anglais chargent des viandes pour l'Europe. Le premier la conserve par le froid, produit au moyen de l'évaporation par l'éther; le second, par le froid produit par l'irradiation de l'air comprimé, système australien plus économique.
Pendant que le Parana décharge les marchandises à destination de San-Nicolas, je parcours la ville. Les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée couvert en terrasse; les rues se coupent à angle droit, mais elles sont étroites; la place, plantée d'arbres, a son plus bel ornement dans la vaste église de style roman avec superbe coupole. J'aurais voulu visiter le collège que les Pères de dom Bosco dirigent dans cette ville; mais, d'une part, la boue rend la circulation impossible, et, d'autre part, le sifflet de la machine me rappelle à bord. À dix heures, l'hélice recommence à tourner, et tout en remontant la rivière, je me promène à bord avec un Argentin complaisant qui veut bien me parler de son pays. À propos des qualités de terre, il me développe une longue théorie sur le pasto fuerte, herbe dure qui convient aux chevaux, aux bœufs, et sur les pâturages tendres appropriés aux brebis; il me répète le mot du pays: el pato de la vaca hace el terren: «le pied de la vache forme le terrain.» Il m'apprend que le blé, à Santa-Fé, donne de 12 à 15 pour un, mais il donne le 20 à Rosario, et, à propos de mesure et de prix, il me nomme tant de mesures et de monnaies argentines et boliviennes que c'est à s'y perdre. Comme je déplore devant, lui l'absence d'un système métrique adopté par le monde entier, il me dit que ce système a été introduit par la République, mais qu'il faudra encore longtemps avant qu'on ait quitté la routine des anciennes mesures. Il s'en va à l'Assomption, capitale, du Paraguay, qu'il atteindra d'ici en cinq jours de navigation.
Ce malheureux pays, après avoir essuyé la tyrannie de Francia et de Lopez, fut lancé par ce dernier dans la guerre insensée avec le Brésil. Cette guerre, qui a presque ruiné le vainqueur, a détruit le vaincu: 100,000 Paraguiens ont péri, et, après la conclusion de la paix, le pays ne contenait plus que 10,000 hommes, un homme pour 16 femmes. Il se repeuple maintenant sous l'administration réparatrice du président Cavaliero, qui a un Français pour ministre des affaires étrangères. Le capitaine, qui se repose de nouveau sur ses pilotes, me parle de la chasse du pingouin, qui se fait sur les côtes de la Patagonie. Cet oiseau, assez stupide pour se laisser tuer à coups de bâton, donne beaucoup d'huile, et on le chasse durant six mois; mais il faut attendre sur place les autres six mois pour compléter la cargaison. Quelques-uns de ses amis y ont fait naufrage dernièrement. Jetés sur une île, ils ont réussi à gagner la côte, mais pour y servir de pâture aux indigènes.
À deux heures, le navire stoppe à Rosario. C'est la deuxième ville de la République; elle a 40,000 habitants. Ses rues ont environ 10 mètres de large; les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée couvert en terrasse; les patio ou cours intérieures sont garnies d'arbres et de plantes. Dans celle de l'Hôtel Universel, où je descends, je remarque un superbe araucaria et un beau magnolia. L'église est en reconstruction; on l'agrandit et on lui donne une coupole. Elle est la seule paroisse pour 40,000 âmes. Les protestants ont leur chapelle. Sur la place, on vient de poser un beau monument en marbre blanc de Carrare; sur une colonne corinthienne se tient debout la statue de la République argentine, et aux quatre angles, au bas de la colonne, on voit les deux généraux et les deux juristes fondateurs de l'indépendance.
Le téléphone enlace la ville comme dans une toile d'araignée, pendant que beaucoup de nos cités de France ne le connaissent encore que par les journaux.
Notre consul, dans la capitale, m'avait remis une carte pour M. Bernard, notre vice-consul ici, et M. Benausse, à Montevideo, m'avait donné une lettre pour son correspondant, M. Couziers. Ces messieurs n'étaient pas chez eux, mais le soir, ils ont l'obligeance de venir passer la soirée chez moi, à l'hôtel. J'avais l'intention de poursuivre mon chemin dans l'intérieur et de gagner le Chili à travers la Cordillera de los Andes. Les correspondances de la Plata insérées dans l'Économiste français m'avaient fait croire que le chemin de fer était ouvert jusqu'à Mendoza, au pied des Andes; le renseignement était faux. Le chemin de fer andin s'arrête à San-Luiz, et il faudra encore plusieurs mois pour qu'il soit achevé jusqu'à Mendoza. D'autre part, il y a un horaire différent pour chaque jour de la semaine, et les trains s'arrêtent le soir pour repartir le lendemain. Sur plusieurs lignes, pas de train le mardi.
Les Argentins disent: El martes y el viernes no te casar, no t'embarcar. «Ne te marie pas et ne te mets pas en voyage le vendredi ni le mardi.» Le préjugé contre le mardi est encore plus fort que contre le vendredi! Double preuve de la sottise humaine!
M. Couziers, qui a habité longtemps San-Luiz, m'affirme que le courrier du Chili passe les Andes, même en hiver, et, quoique de temps en temps quelque piéton y reste sous la neige, il croit que je peux m'aventurer. Mais M. Bernard a fait lui-même ce voyage: parti d'ici pour atteindre Lima du Pérou à travers la Bolivie, il est revenu du Chili par la Cordillera dans un voyage qui lui a pris près de deux ans. Or, c'était la fin de l'hiver lorsqu'il repassa la Cordillera, et il dut faire la route à pied, conduisant sa mule par la bride, sur la neige glissante. De plus, comme la neige se ramollissait pendant le jour, menaçant de l'engloutir, il ne pouvait voyager que la nuit. Il m'assure que ces montagnes, dépourvues de toute végétation, sont loin de présenter l'aspect pittoresque de nos Alpes. Je ne suis pas si amateur d'aventures pour risquer ma vie sans nécessité, et des deux interlocuteurs je me rends plus volontiers à celui qui ne rapporte pas des dit-on, mais parle d'expérience. Je renonce donc à passer la Cordillera, et, rebroussant chemin, j'irai prendre à Montevideo le navire de la Pacific Steam Cie, la seule qui a un service périodique pour le Chili à travers le détroit de Magellan.
M. Bernard m'apprend qu'il y a 1,000 Français à Rosario et 3,000 dans la province qui a pour capitale Santa-Fé. Ils sont presque tous Basques ou Béarnais. La ressource principale est toujours l'élevage du bétail, la terre vaut environ 100,000 fr. la lieue carrée, soit les 2,500 hectares, dans les environs de Rosario, ce qui fait 40 fr. l'hectare; plus loin, on l'obtient à 15,000 fr. la lieue carrée. Plusieurs, au lieu de l'acheter, la louent: le prix de location représente le 6 à 7% du capital.
On a installé de nombreuses colonies dans cette province: ce sont ordinairement des Italiens, des Allemands, des Suisses, voir même des Russes. On donne au colon le passage gratuit, une certaine quantité de terre, les animaux et les instruments aratoires; mais il doit construire sa maison de terre, s'il ne veut vivre au bel air, et prendre a crédit chez l'almacen (magasin). Or, il se plaint que l'almacen, par son usure, lui prend tout le bénéfice, et celui-ci, à son tour, dit qu'il se ruine, parce que plusieurs colons ne peuvent le payer. Toutefois, si le colon est énergique et persévérant, après les dures épreuves des premières années, si la terre qu'il a reçue est bonne, elle le dédommage de ses fatigues par d'abondantes récoltes.
République Argentine.—jeune Indienne.
Les plus hardis s'en vont au loin sur les confins des Indiens ou tentent des entreprises nouvelles. Ils luttent contre l'indigène, contre la nature, couchent en plein air, le revolver au poing, mangent quand et comme ils peuvent; mais ils sont souvent amplement récompensés. M. Bernard me cite un Français qui, venu ici comme maçon, après avoir gagné une centaine de mille francs en travaux et spéculations diverses, a osé, avec cette petite somme et le crédit qu'il a trouvé, entreprendre une plantation de cannes et la construction d'une usine à sucre. Le bénéfice s'est élevé à 150%. Il aura cette année un produit de 7 à 800,000 fr. Un autre Français, garçon boulanger, a réussi également à implanter à Santiago del Estero un établissement sucrier qui vaut maintenant environ 10,000,000 de francs.
On commence à cultiver l'arachide dans la province de Santa-Fé, et la vigne à San-Juan et à Mendoza. Certains propriétaires récoltent déjà 7 à 800 barriques par an d'un vin fort et noir qui, fortement baptisé, se vend ici sous le nom de vin français; un jeune Français est même venu installer à Rosario une fabrique de vin fait avec le raisin sec. On boit dans ces pays du vin blanc de San-Juan qu'on pourrait facilement faire passer pour du Porto, du Xérès ou du Madère.
Si les provinces de Buenos-Ayres et de Santa-Fé souffrent des inondations, celles de l'ouest, par contre, se plaignent de la sécheresse. La pluie est fort rare à San-Luiz et à Mendoza, et on n'obtient les produits que par l'arrosage. Dans l'Arioja, depuis deux ans, on n'a pas vu une goutte de pluie; la famine menace les habitants, et on quête pour eux dans les autres provinces.
Rosario vient d'inaugurer une nouveauté dans ce pays: un elevator dans le genre de ceux de l'Amérique du Nord; M. Schlieper, à qui M. Tornquist m'avait recommandé, veut bien m'y conduire. Il contient 70 caisses de fer de forme hexagone et disposées comme les briques des pavés de Marseille. Chaque caisse contient mille hectolitres. Le blé, porté au pied de l'elevator par les bateaux du Parana ou par le railway de Cordoba, est nettoyé au moyen d'une machine à vanner, s'il en a besoin; puis porté à la hauteur de 25 mètres par des godets qui se meuvent dans des tuyaux en planches. De cette hauteur on le dirige dans une des caisses après avoir été pesé et mesuré, toujours au moyen de la même machine. Pour cela le blé passe dans d'énormes cubes d'une capacité connue; le fond du cube étant une bascule, on a en même temps la capacité et le poids. La compagnie donne à l'entreposant un certificat constatant la quantité et la qualité du blé déposé. Ce certificat peut être nominatif ou au porteur. L'établissement a été fait par des Américains du Nord, et a coûté 400,000 fr. Il ne fonctionne que depuis un an, et déjà la compagnie a pu baisser les prix de moitié. On paie maintenant, pour vanner un hectolitre de blé, dix centimes; pour la réception et le pesage, cinq centimes; pour l'entrepôt, cinq centimes durant le premier mois, un peu moins pour le second. Pour remplir un navire il suffirait d'ouvrir la soupape d'une ou de plusieurs caisses, mais les navires ne sont pas encore ici organisés pour cela, et la soupape ne remplit que des sacs qui glissent par des planches jusqu'à fond de cale. Du haut de l'elevator nous dominons la ville, que baigne le Parana coulant autour d'îles gracieuses. Son cours est capricieux et change assez souvent. L'œil se perd à l'ouest dans la pampa, plaine qui s'étend comme une mer sans fin; pas un seul arbre à l'horizon; il me semblait voir la grande prairie du Far-West dans l'Amérique du Nord. C'est là que le Gaucho, mi-Indien mi-Espagnol, joue de sa guitare en gardant les troupeaux.
République Argentine.—Gaucho jouant de la guitare dans la pampa.
Près de l'elevator se trouve, d'un côté, un moulin à vapeur, en sorte que ce pays qui, il y a cinq ans, tirait encore de la farine des États-Unis, pourra bientôt en exporter. Le prix du blé varie de 10 à 20 fr. l'hectolitre.
De l'autre côté de l'elevator est placée la gare du chemin de fer de Cordoba; elle est encombrée de machines et de wagons, et sur les colis je lis presque constamment Liverpool; j'aurais préféré voir plus souvent le nom de nos manufactures de France. Ces chemins de fer prennent tous les jours plus d'importance, surtout depuis le développement de l'industrie sucrière et vinicole; mais, si le chemin de fer projeté entre Bahia Blanca et les Andes, par un passage plus accessible, à 150 lieues au sud de Mendoza, se réalise, le trafic vers le Chili sera en partie perdu de ce côté-ci. Néanmoins, Rosario, située sur le Parana, au point extrême qu'atteignent les navires d'outre-mer, et tête de ligne du chemin de fer de Cordoba et de Tucuman, centralisera le commerce de l'immense plaine de la Pampa et aura certainement un grand avenir. Déjà les terrains à bâtir se vendent 10 francs le mètre carré, et le vice-consul, pour sa petite maison, paie un loyer de 2,600 fr.
Le navire qui doit me ramener à Buenos-Ayres devait arriver ce matin à neuf heures. À trois heures il n'a pas encore paru, et le télégraphe fait savoir qu'un déraillement du train, à Campana, a produit sept heures de retard. Rien d'étonnant en cela; les pluies continuelles ont tellement détrempé le terrain, et la plaine à droite et à gauche de la chaussée du chemin de fer est depuis si longtemps inondée, qu'il faut s'étonner de l'absence de plus grands malheurs.
Le déraillement n'a été qu'une perte de temps; les voyageurs n'ont pas souffert.
À quatre heures le Diana arrive. Je salue notre vice-consul, qui s'inscrit à la Société de géographie commerciale de Paris, et j'arrive au navire, qui lève l'ancre à cinq heures.
Cette fois la compagnie est meilleure: j'ai en face de moi un grand Allemand à l'air distingué; il parle à droite avec un autre Allemand, à gauche avec un Anglais. Je lie à mon tour conversation avec lui: j'apprends que, parti pour Mendoza, il s'est aperçu à Rosario de la disparition de ses malles, et retourne à Campana pour les chercher; mais on suppose qu'on les aura embarquées dans un autre navire qui, par erreur, les aura transportées dans le Haut-Parana.
Les malles sont une des plaies du voyageur; il faut qu'il les surveille d'un œil attentif. Pour moi, il y a longtemps que j'y ai renoncé: je n'ai jamais qu'une valise. Mon interlocuteur me dit qu'il vient examiner le pays pour y fonder une colonie, mais il rencontre quelques difficultés. Les personnes peu sérieuses qui, jusqu'à ce jour, se sont mêlées de ces entreprises, ont laissé des préventions contre tout individu qui demande des terrains dans le but de coloniser. Pour lui, il appartient à une vieille famille de Poméranie, et, tout en se créant une belle situation, il veut, par l'accomplissement des devoirs de paternité sociale, faire le bonheur de ses compatriotes qu'il amènera dans le pays. Il regrette pour l'Allemagne l'absence d'une politique coloniale, mais il espère qu'après la mort de Guillaume, le futur empereur l'inaugurera. Le gouvernement lui offre gratuitement plusieurs lieues carrées de terrain, dans les environs de Bahia Blanca; mais il lui impose l'obligation d'y introduire des immigrants dans le délai de deux ans, à raison de vingt familles par lieue carrée, ce qui donnerait à chacune un peu plus de 100 hectares. Il s'en va à Mendoza pour visiter des terres au pied des Andes et se décider, après comparaison. Il a été frappé de l'incrédulité qui règne ici parmi les gens venus d'Europe.
Il compte que chaque famille, pour l'entretien, jusqu'à la première récolte de pommes de terre, construction de maison, fourniture des animaux et instruments aratoires, lui coûtera à peu près 1,000 fr., qui seront remboursés par annuités.
On m'a dit que ce jeune Allemand est un parent de Bismark; j'applaudis à ses efforts et lui souhaite bon succès.
Il était près de minuit, que nous causions encore sur les questions sociales, recherchant les causes du communisme en France et du socialisme en Allemagne. Nous gagnons nos cabines, et le matin à cinq heures, le sifflet de la machine nous apprend l'arrivée à Campana, mais il faut attendre le jour; le déraillement de la veille dit combien la route est dangereuse.
À sept heures, la locomotive se met en marche, nous traînant avec précaution à travers la plaine inondée. Sans les barrières de fil de fer qui sillonnent par ci par-là le terrain, on croirait traverser un lac; partout le même spectacle attristant de bêtes mortes ou mourantes. Enfin le soleil se montre à l'horizon, et semble porter sur ses rayons l'espérance.[Table des matières]
CHAPITRE XI
Une séance à la Chambre des députés. — Le collège San-Salvador. — L'hôpital. — La charité privée. — Le collège San-José. — Pensées d'un voyageur. — Plantation de la canne à sucre dans les diverses provinces.
À Buenos-Ayres, je commence mes visites d'adieux, mes préparatifs de départ. J'achète des spécimens des curiosités du pays, la conquilia et le maté, le lazo et le boleador, et des peaux de huanaco. À l'Officina national de tierras y colonias, je me munis des documents nécessaires, et M. Latsima, à la douane, me donne ses importants travaux de statistique et une carte pour les études géographiques. À trois heures, je me rends à la Chambre des députés. Il y avait foule, car on discute la grave question de l'enseignement. Les gardes éloignaient les curieux, mais, grâce au député-avocat Zeballos, président de l'Institut géographique, je suis admis et placé dans la première tribune. La salle n'est pas vaste et ressemble à un théâtre de province, dont le parterre est occupé par les sièges des députés et les galeries par le public. Elle sert alternativement aux sénateurs et aux députés; ils siègent trois jours par semaine; c'est de l'économie. Les députés, élus directement par le peuple, à raison de un par 20,000 habitants, sont au nombre de 86; les sénateurs sont 30 et élus au nombre de deux par chaque Chambre des députés de province.
Au moment où j'entre, un député ecclésiastique a la parole: il soutient le projet de loi présenté par la commission et prouve la nécessité de donner l'enseignement religieux dans les écoles; il est souvent interrompu par un ministre, et à chaque interruption les tribunes manifestent leur adhésion à l'interrupteur: il y a évidemment un vent réel ou artificiel de libéralisme dans le public. Les députés ne gardent pas le chapeau sur la tête comme en Angleterre et dans ses colonies; ils s'adressent au speaker, qu'ils appellent ici Président. Les libéraux soutiennent que l'enseignement religieux doit être banni de l'école et qu'il incombe uniquement aux parents et aux ministres des différents cultes; ils reproduisent tous les arguments qui ont été entendus dans les Chambres françaises sur la matière. Ils semblent vouloir prendre toutes les précautions pour réussir et demandent que la Chambre se déclare en permanence jusqu'à la solution de la question. La proposition mise aux voix est rejetée par 31 votes contre 30; les applaudissements d'une partie du public prouvent que plusieurs voudraient voir aboutir le projet de la Commission qui repousse la loi.
Je passe ma soirée chez la famille Carranza, où frères et sœurs jouent sur violon et piano les sonates de Beethoven. Le lendemain je visite l'établissement des Sœurs de la Charité, rue Moreno. Elles ont là 160 internes payantes, 150 gratuites et 20 orphelines internes gratuites. Partout où il y a des Sœurs de Charité on retrouve l'orpheline; elles aiment à se faire les mères des pauvres enfants qui n'en ont plus. La bourgeoisie leur confie volontiers ses enfants. J'ai vu des demoiselles élevées par elles qui parlent parfaitement le français et l'anglais. À la fin de leur éducation, elles les groupent en congrégations d'Enfants de Marie, pour la persévérance dans le bien. Ces jeunes filles ont établi à leurs frais une pharmacie où elles distribuent gratuitement les remèdes aux pauvres. Les mamans vont acheter une maison attenante à l'établissement pour que les bonnes Sœurs puissent y fonder une école professionnelle. Les filles du peuple y apprendront un métier adapté à leur sexe, qui les aidera à gagner le pain quotidien. Cette institution ne semblait guère nécessaire jusqu'à ce jour; la femme ne s'occupait que du ménage, et le travail du mari suffisait à tout; l'abondance était grande, la misère inconnue. Mais la fièvre jaune qui, en 1871, a enlevé 25,000 personnes, a laissé beaucoup d'orphelins, et les révolutions périodiques en ont augmenté le nombre. D'autre part, l'affluence des étrangers pauvres a aussi contribué à apporter la misère, et il faut maintenant que la fille et la femme apprennent à mieux utiliser leurs doigts.
M. Lodola veut bien me prendre à l'hôtel pour me conduire à une conférence de charité, au collège de San-Salvador. Je profite de l'occasion pour visiter le collège. Il a un internat avec 415 élèves qui suivent les divers cours de l'enseignement secondaire. Cet établissement est dirigé par les Pères jésuites espagnols. Au dortoir je remarque que les élèves sont enfermés, la nuit, dans de petites cellules ayant au plafond une toile métallique; le Père prétend que dans ce pays toutes ces précautions sont nécessaires pour préserver la décence et la moralité.
Parlant à un Espagnol, je veux savoir son avis sur les horribles combats de taureaux. À mon grand étonnement, il trouve des raisons pour les justifier comme un exercice et un art. Les préjugés de nation sont si forts qu'ils aveuglent même ceux de qui on attend la lumière: tout art ou tout exercice qui aura pour résultat de torturer les animaux pour le plaisir de l'homme sera toujours contre nature.
Or ce n'est jamais impunément qu'on enfreint les lois de la nature; et si, en guerre, le peuple espagnol est le plus cruel des peuples, c'est que, dès l'enfance, on l'habitue aux spectacles du sang. Heureusement, la République argentine a aboli ces jeux qu'on voit encore à Montevideo.
M. Lodola veut bien me conduire à la visite de quelques familles pauvres; elles habitent les quartiers éloignés de la ville. Dans ces parages, les rues ne sont pas pavées, et sans les trottoirs on ne pourrait circuler; elles ont 0m40 de boue. Dans un endroit nous trouvons même un cheval mort probablement, à la peine pour tirer la charrette ou la voiture embourbée. Après bien des tours et détours nous voyons une jeune fille gracieuse et élégante, sur une porte, et nous nous renseignons auprès d'elle sur l'adresse que nous cherchons; elle nous fait entrer dans un salon: bientôt les frères et sœurs arrivent au nombre de neuf, puis la mère, veuve depuis quelques années. Le mobilier est propre, tous ont des vêtements en parfait état. Je croyais que nous avions fait erreur, mais c'était bien la famille que nous cherchions. En sortant, je témoigne à mon confrère mon étonnement, mais il me dit; C'est une famille de pauvres, honteux; c'est l'exception, et nous avons bien des familles dans la vraie misère. Je tenais à les voir; mais n'ayant pu réussir à trouver les adresses, après avoir interpellé tous les caballeros que nous trouvions, et prononcé bien des caramba, lorsque nous étions embourbés dans un dédale de rues non encore nommées ni numérotées, fatigués par les difficultés de la circulation, nous entrons à l'hôpital qui se trouve sur nos pas. Nous y trouvons les Sœurs de Charité françaises, qui soignent 250 malades hommes. Les femmes sont dans un autre hôpital et confiées à des Sœurs italiennes.
L'établissement est nouvellement construit, le terrain est vaste et planté d'arbres et de fleurs; on a évité ces malheureuses cours qui enferment l'air vicié; les salles sont presque toutes au rez-de-chaussée, mais elles renferment un très grand nombre de lits. Le système allemand, qui ne place que quatre à cinq lits par chambre, fait mieux éviter la pourriture d'hôpital. La cuisine fonctionne par la vapeur, qui, introduite entre les doubles parois des chaudières, chauffe l'eau en quelques minutes. La même vapeur chauffe aussi les bains. Le système d'hydrothérapie est complet.
En parcourant les salles, j'interroge quelques malades: un bon vieillard m'apprend que, déserteur de Gênes, en 1848, il est arrivé ici comme cuisinier. Après avoir amassé un bon pécule, il avait cru l'augmenter en fondant un almacen (nom qu'on donne ici aux magasins de comestibles); il aurait réussi, mais il faisait facilement des crédits à des familles pauvres qui ne l'ont pas payé, et il ne lui reste plus que l'hôpital. Un banquier n'en aurait pas fait autant! Un autre a deux côtes brisées: c'est l'effet d'une rencontre de deux trains qui, il y a trois semaines, a tué plusieurs ouvriers et blessé un plus grand nombre. Le pauvre homme se préoccupe de savoir si la compagnie l'indemnisera. Un jeune homme lit un plus ou moins mauvais journal.—Je m'ennuie, dit-il, j'aimerais bien avoir des livres pour tuer le temps. Je faisais le gaucho à la campagne; l'humidité m'a donné un rhumatisme aux jambes et je ne puis me lever. J'engage M. Lodola à établir à l'hôpital une petite bibliothèque et à faire visiter les malades par ses confrères, qui pourront souvent rendre à plusieurs de précieux services: un grand nombre en effet ont leur famille à l'étranger. Je quitte l'hôpital et m'en vais au loin visiter le collège de San-José, tenu par les Pères baionnais; c'est le nom qu'on donne ici à la congrégation qui tient le collège de Bétharam dans les Pyrénées. Un bon Père me fait parcourir l'établissement. On y donne l'enseignement secondaire à 300 internes. Les casernes d'enfants précèdent celles des soldats. Le jour où les familles sauront élever elles-mêmes leurs enfants, les gouvernements auront moins besoin de soldats pour garder les citoyens.
Buenos-Ayres.—collège San-josé.
Au dortoir, je ne vois pas les petites cellules et leur toile métallique: le professeur pense qu'il est plus utile d'habituer le jeune homme à avoir assez de force morale pour se garder lui-même. Nous montons au sommet d'une tour qui semble faite pour un observatoire. Les Pères en effet en projettent la création. Observer le cours des astres, se rendre compte des vents, de la pluie, de l'électricité sont choses utiles que des moines peuvent faire et enseigner, d'autant plus qu'elles sont de mode; il est toujours bon d'être de son temps. Du haut de la tour on jouit d'un magnifique panorama; la ville est à nos pieds. Avec ses maisons basses couvertes en terrasse et laissant percer partout les plantes des patio, elle offre l'aspect d'une ville d'Orient. Les Espagnols ont imité les constructions arabes et en ont porté le goût ici. Le Père me montre au loin la Penitencieria, immense construction où les prisonniers, installés d'après le système cellulaire, sont contraints au travail, et en sont privés lorsque leur conduite laisse à désirer. Il paraît que l'ennui et l'inaction leur est une plus dure pénitence.
Le 15 juillet, dans une librairie où je vais pour chercher la carte géographique et la Constitution de la République argentine, on me présente un album sur lequel des prélats et autres personnes distinguées écrivent quelques pages ou quelques lignes. Il doit se vendre au profit d'une œuvre charitable. On me prie d'inscrire quelques pensées. Les pensées d'un voyageur ne peuvent être que courtes et rapides; les voici telles que je les consigne à la hâte:
I.—L'homme n'est qu'un voyageur sur la terre; il importe qu'à sa mort on puisse dire de lui: il a passé en faisant le bien.
II.—En punition du premier péché, l'homme a été condamné au travail; mais le juge s'est montré père en faisant que l'homme trouve dans le travail accompli sa plus douce satisfaction.
III.—Le but du travail n'est pas la richesse, mais la vertu.
IV.—Il serait facile à Dieu de rendre tous les hommes riches, puisque la terre et ce qu'elle renferme lui appartient; mais comme l'homme résiste difficilement aux dangers de la richesse, c'est par un effet de sa bonté paternelle qu'il tient le plus grand nombre dans la nécessité de demander le pain de tous les jours.
V.—Celui qui s'applique à remplir le but de la richesse en économe fidèle et distribue dûment le superflu, celui-là est sûr de voir affluer vers lui les biens de la terre.
VI.—J'ai visité presque tous les peuples du monde. Je n'en ai trouvé aucun sans religion. La plupart pratiquent la loi de nature, mais tous ont conservé les principales vérités révélées.
VII.—Les catholiques qui ont reçu la vérité tout entière sont obligés à plus de vertu. Lorsqu'ils se contentent d'énumérer leurs privilèges sans correspondre par une exacte fidélité, ils ressemblent aux Juifs qui allaient disant: Nous sommes les enfants d'Abraham! nous sommes les enfants d'Abraham! Or, il s'attirèrent ce reproche: Si vous êtes les enfants d'Abraham, faites donc les œuvres d'Abraham!
VIII.—Ceux qui s'appliquent à arracher la religion du cœur des peuples sont les pires ennemis de l'humanité; ils préparent à leur génération des maux sans fin, et ils en seront maudits; mais après l'épreuve et la souffrance, l'humanité revient avec bonheur à la religion comme le pilote balloté par l'ouragan rentre volontiers dans le port.
IX.—Ceux qui prennent le culte pour la religion prennent la partie pour le tout. Ils sont coupables s'ils s'arrêtent au culte qui est le moyen, et ne vont pas au décalogue qui est le but.
X.—Celui qui aime son pays s'applique à lui former une jeunesse vertueuse. Le jeune âge a besoin d'agir: si on ne lui donne le bien à faire, il fera certainement le mal; mais il ne faut pas présenter au jeune homme le travail comme à l'homme mûr, il faut savoir se faire tout à tous.
XI.—J'ai vu souvent des riches se croire les plus malheureux des hommes, et personne n'est exempt de souffrances; mais j'ai vu ces mêmes riches changer d'opinion au sortir de la mansarde du pauvre ou de la salle d'hôpital. En voyant la misère vraie, et la souffrance réelle, ils trouvaient leur lot léger et en bénissaient la Providence.
XII.—Le véritable bonheur pour un cœur bien fait, c'est de faire le bonheur des autres.
M. A. Wagner, fils, dont le frère s'occupe au grand Chaco de la plantation de la canne à sucre, veut bien, sur ma demande, rédiger une note détaillée que je crois bon d'insérer ici.
«Le grand centre de production a été jusqu'à présent la province de Tucuman.
Il n'existe que quelques fabriques de sucre dans les autres provinces du nord, Salta et Jujuy. Cependant, dernièrement, il s'est fondé trois établissements importants dans Santiago de l'Estero. Ce sont les établissements de San-Yermes, Hileret, et Jaymes Vuira.
Dans toute cette partie de la République, la canne à sucre a besoin d'irrigation.
On cultive également la canne à sucre sur les rives du Parana, dans la province de Corrientes, dans les Misiones, et enfin au grand Chaco. Partout la canne vient admirablement.
À Corrientes, les sucreries n'ont pas donné de bons résultats à cause des révolutions incessantes qui ruinent toutes les entreprises agricoles et industrielles.
Les Misiones sont encore trop peu connues et trop peu peuplées pour que l'on puisse y établir une industrie quelconque.
Le Chaco se trouve dans de meilleures conditions que Consentes et les Misiones. Les moyens de communication sont faciles et économiques, tous les transports pouvant se faire par le fleuve. La canne n'a pas besoin d'irrigation, et les terrains sont meilleur marché qu'à Tucuman. On commence aussi à s'occuper sérieusement du Chaco; malheureusement les Indiens sont encore fort à craindre dans cette partie de la République.
Il ne s'est fondé qu'une grande sucrerie au Chaco jusqu'à présent. C'est la colonie d'Ocampo. On doit y travailler l'année prochaine 50 cuadras; j'ignore les dimensions de ces cuadras: celles de Tucuman ont 166 mètres de côté, soit 12,583 mètres carrés, un peu plus d'un hectare.
Toutefois beaucoup de colons de las Toscas, Ocampo, Resistencia et Formosa, s'occupent activement à planter la canne en prévision du rush qu'il y aura sur les terrains riverains du Parana, aussitôt que l'usine Ocampo aura commencé à travailler; et, comme le terrain utilisable sera entre les mains des planteurs, les capitalistes seront obligés de les associer.
Ici la fabrication du sucre rend pour le moment 100 pour cent.
En effet, la production locale étant inférieure à la consommation, les fabricants peuvent écouler leurs produits au même prix que les sucres venant d'Europe; ils profitent donc du montant du fret, douane et commission, qui chargent les sucres étrangers.
Terminons par quelques chiffres qui montreront l'essor qu'a pris l'industrie qui nous occupe, dans les dernières années.
| En 1874, il existait dans la République | 2,297 hectares de cannes. |
| En 1877, """" | 2,487 hectares de cannes. |
| En 1881, """" | 5,403 hectares de cannes. |
C'est-à-dire que, pendant les années qui se sont écoulées entre 1874 et 1877, l'on n'a planté que 63 hectares par an, tandis que de 1877 à 1881 on a planté 729 hectares par an.
Enfin, pour finir, voici le tableau des importations de sucres bruts de 1876 à 1882 (en tonnes de 1,000 kilos):
| 1876 | 8,699 | années de révolution. |
| 1877 | 11,857 | |
| 1878 | 8,900 | |
| 1879 | 7,899 | |
| 1880 | 9,080 | |
| 1881 | 8,726 | |
| 1882 | 7,662 |
La canne atteint une hauteur moyenne de 4 mètres. Elle se plante en juin, juillet, août et septembre, et se récolte l'année suivante pendant les mêmes mois.
La canne se plante couchée dans les sillons; quelquefois l'on place trois cannes côte à côte; d'autres fois l'on place les cannes l'une au bout de l'autre; les deux méthodes donnent le même rendement par unité de surface; la seconde méthode exige moins de cannes pour couvrir un espace donné.
La distance entre les sillons varie également selon les cultivateurs, mais ceux qui espacent bien les sillons en ont un bon résultat.
On récolte de 40 à 60 tonnes par hectare, qui donnent 5-1/2 à 6% du poids brut en sucre et 30 à 40 barils d'alcool.
Les grands établissements se sont presque tous outillés à la compagnie Fives-Lille.
Les procédés de fabrication ne diffèrent en rien de ceux des autres pays sucriers.»[Table des matières]
CHAPITRE XII
Retour à Montevideo. — Le bassin de radoub. — Les saladeros au Cerro. — Leur fonctionnement et leurs produits. — La forteresse. — La Société d'agriculture. — Un Parisien éleveur. — La famille Jackson-Buxareo et ses œuvres. — L'hôpital. — L'Hospicio de los Mendicos. — Le maté. — Le manicomio. — Une soirée chez le président du conseil des ministres. — L'embarquement sur l'Aconcagua. — La navigation le long des côtes de la Patagonie. — Le détroit de Magellan. — La Terre de feu. — Arrivée au Chili.
Le 16 juillet, après avoir salué les amis, à cinq heures je suis à bord du Jupiter, de la Compagnie Platense, qui me porte à Montevideo. Le P. Revellière, supérieur des lazaristes, m'avait annoncé qu'un de leur jeunes Pères chiliens se trouverait à bord, et qu'il ferait route avec moi jusqu'à Valparaiso; il me l'avait même présenté.
Je le cherche en vain des yeux, lorsque plus tard un monsieur grand et brun vient à moi et me présente sa carte: je reconnus bientôt mon lazariste en bourgeois. La rivière fut calme et la nuit courte; au lever du soleil, nous étions devant la capitale de l'Uruguay. Après avoir envoyé ma valise à la douane et à l'Hôtel de Paris, nous prenons, le lazariste et moi, un bateau à voile pour traverser la rade et atteindre la pointe du Cerro. Le vent est favorable, bientôt nous arrivons au bassin de radoub Cibils et Jackson. Voici les notes qu'on me donne sur ce magnifique travail, un des plus beaux du genre que j'aie jamais vu. «Ce travail se développe sous l'aspect d'une vaste cuvette aux parois en gradins. Commencé il y a quatre ans seulement, ce bassin, de 137 mètres de longueur, creusé en plein roc, est situé à l'extrémité sud-ouest de la baie qui forme le port de Montevideo. Il est défendu contre les lames venant du sud-ouest, d'abord par une chaîne de récifs, puis par un brise-lames qui forme jetée avec nuisoir pour protéger plus efficacement et par tous les temps l'entrée et la sortie des navires. Ce brise-lames, de 115 mètres de long sur 18 de large, est constitué par un amoncellement de blocs en béton aggloméré, de la forme d'énormes dés à jouer, pesant chacun 10,000 kilogrammes.
Bien que ses parois soient de nature rocheuse, tout le pourtour du bassin est revêtu d'une muraille d'un mètre d'épaisseur, construite en matériaux pris sur place et maintenue par de la chaux hydraulique et du ciment de Portland. Les piliers ou massifs de maçonnerie sur lesquels s'appuient les portes et les arcs renversés qui forment contre-forts pour équilibrer les poussées, sont à chaînes et à bordures de granit taillé. L'ensemble de toute la muraille est telle que l'on croirait le bassin taillé au ciseau dans un bloc énorme de rocher parfaitement homogène. Le plafond en quille est en ciment aggloméré et le berceau sur lequel doivent se poser les navires est construit en solives de fer d'un modèle nouveau et breveté. Le bassin est divisé en deux compartiments égaux, par des portes semblables à celles que l'on voit fonctionner dans tous les ports, c'est-à-dire constituées par des ailes ou battants en bois de teck et de chêne, assujettis et consolidés par des tirants de fer. Ces portes tournent sur gonds logés dans des piliers en granit. La division du bassin permet donc d'employer un compartiment comme radoub et l'autre comme bassin flottant pour le chargement ou le déchargement des navires.
La grande porte, celle qui donne accès de la mer dans le bassin, est un caisson ou bateau de tôle construit d'après le système d'un ingénieur anglais, du nom de Kinniple. Elle glisse avec tant de facilité sur un double rang de galets montés au fond de la passe d'entrée, qu'elle peut s'ouvrir en quelques minutes, et pour ne gêner en rien le passage des navires, elle se loge d'elle-même dans une réserve taillée à coups de dynamite au sein de la masse rocheuse. S'il devenait nécessaire, dans une circonstance donnée, par exemple la réception d'un grand transatlantique, de donner au bassin son maximum de longueur, le bateau-porte peut glisser jusqu'à un point distant de 10 mètres de sa position normale, et il est disposé pour maintenir au besoin l'eau de ce bassin à un niveau plus élevé que celui de la mer. Soumis à des essais répétés, le bateau-porte du dock de Montevideo s'est montré solide, parfaitement étanche et rapide dans ses manœuvres.
Les pompes du dock sont de système centrifuge de MM. Guynne et Cie. Elles sont fournies de vapeur par des chaudières de 40 chevaux et aspirant 27,000 litres d'eau par minute; elles peuvent, d'après les expériences faites, vider le bassin en moins de huit heures. Les dimensions principales de ce travail sont de 137 mètres dans son maximum de longueur, se subdivisant à 78 pour le plus grand des deux compartiments, celui du fond, et 59 pour l'autre; la largeur de la passe d'entrée est de 16 mètres 76 centimètres; la largeur au plafond ou à la quille est de 12 mètres.
À marée basse ordinaire, la hauteur d'eau dans la passe est de 5 mètres; elle est d'un peu plus de 6 mètres à marée haute; son entrée en droite ligne, sans courbe ni coudes, est d'un accès des plus aisés.
Par sa proximité du mouillage des vapeurs transatlantiques et la grande étendue de terrain qu'il possède, le dock Cibils et Jackson offre une grande économie pour la charge et décharge, pour toutes sortes de dépôts, soit de charbon, soit de bois, soit de fer, etc.
Il est aussi pourvu de puissantes grues à vapeur qui parcourent toute la longueur du môle et du dock, au moyen d'un chemin de fer.»
Près du bassin de radoub, se trouve le saladero Cibils, le plus grand parmi ceux qui sont au Cerro. On y tue et prépare de 50 à 70,000 bœufs par an, durant les quelques mois d'été où le bétail est en bon état. Voici comment on procède. À deux lieues environ du Cerro se tient le marché des bestiaux; on y mène les animaux de tous les points du territoire, au nombre de plusieurs milliers par jour. Chaque saladeriste vient s'y approvisionner tous les matins, et les bœufs achetés sont conduits au saladero. Poussés dans un enclos étroit, le lazo les prend un à un par les cornes. La corde du lazo est passée à une poulie et son bout attaché à un cheval qui, en marchant, force le bœuf à avancer jusqu'à ce qu'il serre sa tête contre une barre de bois: là se tient l'exécuteur; il plante un stylet entre les cornes de l'animal, qui tombe foudroyé. Immédiatement il est traîné plus loin, dépouillé de sa peau et dépecé; la chair est séparée des os et passée à ceux qui l'aplatissent et la couvrent d'une couche de sel. On forme ainsi de grandes piles sur lesquelles on pose des planches et des pierres; le lendemain on retourne ces couches de viande pour les saler du côté opposé, et, après vingt-quatre heures sous la même presse primitive, elles sont posées sur des séchoirs de bois, analogues à ceux de nos lessiveuses, pour être séchées au soleil. Le séchage requiert de 30 à 40 jours en hiver; il se fait plus rapidement l'été; mais alors, pour éviter l'action trop rapide du soleil, on retire la viande pour la remettre en pile, et cela pendant trois à quatre fois, à intervalle de quatre à cinq jours. À l'approche de l'hiver, on entasse la viande fraîchement salée dans une immense pile cylindrique où elle se conserve sans se gâter durant trois ou quatre mois. On la sèche à l'approche de l'été. La pile qu'on me montre au saladero Cibils a un diamètre de 8 à 10 mètres et 3 mètres de haut; elle contient 13,000 quintaux de viande.
C'est un triste spectacle de voir ces troupeaux d'animaux poussés à la mort qu'ils voudraient fuir. Le temps aussi pousse impitoyablement les masses humaines vers le point où l'inexorable mort les fauche sans pitié!
La peau de l'animal est mise à sécher: les os, les entrailles, la graisse sont jetés dans de grandes chaudières de fer chauffées à la vapeur. La graisse surnage et s'en va dans des caisses de fer où elle est travaillée, puis elle tombe dans des tonneaux ou pipes de 900 livres, pour l'exportation. Elle sert en Europe à faire les bougies. La moelle des os forme une graisse raffinée qui est mise en boîtes de fer blanc pour l'usage culinaire. Les os retirés des cuves servent de combustible pour produire la vapeur.
On les retire calcinés et on les exporte pour le noir animal. Les cornes sont vendues aussi pour les divers travaux de boutons, peignes, etc. Le sang coule dans un ruisseau et s'en va à la mer, qui en est rougie. On sèche également au soleil une quantité de viande douce, c'est-à-dire non salée, qu'on appelle tajado: elle se conserve quelques mois et on l'expédie surtout au Chili.
Nous passons, un peu plus loin, au saladero Salmiguel, où on opère à peu près de la même manière. Le terrain qui l'entoure est couvert de lambeaux d'entrailles et de fœtus de vache que les cochons dévorent; mais il en reste encore assez pour empester l'air et développer des miasmes dangereux. La municipalité est bien imprudente de laisser subsister de tels foyers d'infection.
Pour distraire la vue et la pensée d'un spectacle si triste, nous montons à la forteresse qui couronne, le Cerro. L'officier de garde nous y laisse pénétrer, et de la plate-forme nous jouissons d'un panorama merveilleux. Au pied de la colline, la rade et ses nombreux navires; de l'autre côté, la ville de Montevideo avec ses clochers, ses coupoles, ses faubourgs; au loin, las Pedras, l'île de Florès, et à l'horizon le Cerro du pain de sucre, chaîne de montagnes qui s'étend jusqu'au Brésil.
Après avoir fait le tour de la citadelle, remarqué son phare à pétroleuses canons vieux et jeunes de tout calibre, et salué son peloton de soldats, nous redescendons la colline et nous arrêtons au saladero de Barraca Blanca, où son propriétaire, M. Charles Clausole, veut bien me donner de nombreux détails sur l'industrie des saladeristes. Les bœufs sont achetés au prix moyen de 20 à 22 patacons (de 100 à 120 fr.) et donnent environ 155 livres de viande chaque. La viande grasse, dite taxaco, ou carne gorda, est mise en sacs et expédiée par paquebots au Brésil, où elle sert à la nourriture des esclaves. La viande maigre, dite havanera, se conserve plus longtemps; elle est mise sur bateaux à voiles et expédiée à Cuba, où elle sert également à nourrir les esclaves.
Le prix varie entre 20 et 30 fr. le quintal de 56 kilog; pour la carne gorda, qu'on vend 1 fr. 25 le kilogramme au Brésil, et de 20 à 23 fr. le quintal pour la carne havanera. La peau de bœuf (noviglio) pèse de 68 à 70 livres, celle des vaches pèse de 52 à 54 livres; leur prix est de 34 fr. les 75 livres. Le bœuf donne en outre de 37 à 40 livres de graisse, et la vache de 40 à 45; on la vend au saladero 10 fr. les 25 livres; la graisse raffinée pour cuisine vaut 28 raux, soit 14 fr. l'aroba de 12 kilos. Les os calcinés se vendent 110 fr. la tonne de 1,000 kilos. Les cornes de première qualité valent 500 fr. le mille ou 10 sous pièce; celles de vache et celles dont les bouts sont coupés se vendent moitié prix.
Le prix de la main-d'œuvre varie selon l'emploi: en général, les travailleurs sont payés à la pièce et le salaire moyen est d'environ 5 fr. par jour. M. Clausole emploie 60 hommes, qui arrivent à tuer et à préparer environ 60 bœufs par heure, un à la minute: il lui en faut 30 autres pour le séchage de la viande et la préparation des graisses. Le sel est apporté sur lest de Cadix et lui coûte 3 fr. la fanega de 3 quintaux, soit environ 1 fr. les 100 livres; le même sel passe deux fois sur les chairs, et une sur le cuir. Il calcule que chaque animal lui coûte en moyenne 5 fr. pour l'abattage, préparation et séchage, et que le bénéfice net se réduit de 3 ou 4 fr. par tête d'animal; mais la concurrence entre les saladeristes a poussé les prix si loin que souvent on est en perte.
Les saladeristes préparent aussi les chevaux; ils les achètent au prix modique de 10 à 20 fr.; le cuir vaut de 6 à 10 fr., et chaque cheval produit de 1 à 2 arobas d'huile, du prix de 7 à 8 fr. l'aroba de 12 kilos. Cette huile, mise en pipe, ne se congèle pas; elle sert à la savonnerie et à oindre les machines. Le crin est mis à part et vendu pour rembourrer les meubles. La chair maigre sert à engraisser les cochons. M. Clausole prépare ainsi dans son saladero environ 10,000 chevaux par an.
Pendant qu'on nous explique tous ces détails, notre embarcation à voile arrive du bassin Cibils, où nous l'avons laissée, et, par un vent favorable, nous ramène, rapide comme l'éclair, vers Montevideo. En route, j'aperçois le drapeau national à l'arrière d'un navire: c'est l'aviso de guerre le Second. Ce n'est jamais sans émotion qu'on voit flotter au loin le drapeau de son pays. Un enseigne passe à côté de nous avec son canot. Nous descendons ensemble à terre, et je suis heureux de reconnaître en lui le jeune Fouet, marin distingué, et qui porte un nom béni dans ces contrées. Il y a vingt ans, son père, lui aussi officier de marine, y a fondé les conférences de Saint-Vincent de Paul, qui se sont développées et font beaucoup de bien dans les deux républiques argentine et orientale.
L'après-midi se passe à prendre des renseignements, à me ravitailler à la banque anglaise faute d'une banque française, et à diverses visites. En passant sur la place de la Matriz (c'est le nom que l'on donne ici à la cathédrale), j'entre au palais de la législature locale. Là se réunissent dans de belles salles et occupent de riches fauteuils de damas les députés et les sénateurs du département de Montevideo.
M. Aurelio Berro, ancien ministre de la République de l'Uruguay, m'avait donné des lettres pour M. Enrique Maciel, sous-secrétaire des finances, et pour Carlo de Castro, ministre de l'intérieur.
Je me rends au palais du pouvoir exécutif et aussitôt je suis reçu sans faire antichambre. M. Maciel m'engage à visiter la estancia de M. Lenguas, située à six lieues, mais qu'on atteint en chemin de fer: je pourrais ainsi comparer la estancia que j'avais vue dans la République argentine avec une autre de la République orientale. M. de Castro quitte les nombreux personnages réunis en son cabinet pour me recevoir au salon: il pousse la complaisance jusqu'à me faire remettre à l'instant un billet de libre parcours sur le chemin de fer, pour la estancia. Il m'invite à dîner chez lui le lendemain, 18 juillet, jour de fête nationale pour la République.
Il m'envoie aussi à l'Hôtel de Paris de nombreux documents historiques et législatifs, ainsi que les diverses et dernières statistiques de son pays. Je me propose de les examiner dans les longues journées de navigation.
Le soir, M. Buxareo fils vient me chercher à l'Hôtel de Paris, et me donne divers renseignements sur le prix des terrains, et sur l'élevage des animaux. Quoique bien jeune, il dirige déjà une des nombreuses estancias de sa famille et paraît fort entendu dans les affaires. Il vient d'acheter une quantité de vaches maigres qu'il paye à raison de 9 piastres, environ 45 fr., et les revend ordinairement le double après les avoir laissé paître dans ses champs environ quatre mois. Pour les terrains, le prix varie selon la qualité et la proximité des centres. À Payssandu, sur le fleuve Uruguay, vers le haut de la République, ou vient de vendre pour 1,300 piastres, soit 6,500 fr., une surface de 2,700 cuadras. La cuadra de l'Uruguay ayant 87 mètres de côté; forme une surface de 7,569 mètres carrés, ce qui porte le terrain à environ 40 fr. l'hectare.
Elle vaut à peu près 60 fr. l'hectare aux environs de Montevideo. Le prix des terrains à bâtir en ville varie de 20 à 100 fr. le mètre carré, selon la position; les loyers sont encore très chers, quoiqu'ils aient baissé presque de moitié. L'Hôtel de Paris paye pour sa modeste maison 1,500 fr. par mois. L'Hôtel espagnol paie à M. Buxareo, son propriétaire, 72,000 fr. l'an. Il y a peu d'années, le pays, ayant fait de bonnes affaires, ne sut point être sage; la plupart des familles riches gaspillèrent beaucoup d'argent en maisons, villas et objets de luxe, et elles sont maintenant dans la gêne.
M. Buxareo me conduit à la salle de la Société d'agriculture, où je trouve 126 journaux et revues de tous les pays. On a réuni aussi une collection de livres de tous les points du globe, des échantillons de belle soie indigène et des échantillons de minerais et de marbres de la République; la collection des insectes et des serpents du pays, parmi lesquels je remarque le serpent à sonnette et autres variétés venimeuses. On me montre aussi la photographie d'une peau de bœuf qui porte douze marques abîmant complètement le cuir.
Chaque propriétaire doit marquer ses bêtes au fer rouge, et lorsqu'il les vend, le nouveau propriétaire pose aussi deux fois sa marque: il en résultait une grande dépréciation pour les cuirs, et une loi vient de défendre la marque au fer rouge ailleurs qu'aux jambes et au cou de l'animal.
On me présente un jeune Parisien de vingt-un ans qui vient dans ces pays pour faire de l'élevage: il a déjà parcouru la République orientale, et trouvant les terrains trop chers, il s'en va à l'argentine. Je ne puis lui cacher mon étonnement: «Comment, lui dis-je, avez-vous pu vous résoudre à quitter vos boulevards pour venir ici chercher par un travail pénible à multiplier vos capitaux?—J'ai vécu, répond-il, en Angleterre, et j'ai vu comment font les Anglais.» Alors tout s'explique.
M. Buxareo me fait connaître à M. Lenguas, dont je dois visiter la estancia: il me remet aussitôt une lettre pour son majordome, lui indiquant de me fournir le meilleur cheval pour me faire assister à un rodeo. Je pourrai voir ainsi les bœufs réunis de toute part par les gardiens à cheval, poussés vers certaines barrières et chassés au lazo légendaire ou arrêtés par le terrible bolleador.
Quelques-uns de ces messieurs veulent bien s'inscrire à l'Union de la paix sociale et à la Société de géographie commerciale de Paris.
Le lendemain, j'allais partir pour la estancia, lorsque M. Buxareo père vient me chercher à l'hôtel. Il me fait abandonner ce projet d'excursion, et me propose de me faire visiter lui-même les principaux établissements charitables et scolaires de la ville et des environs. La proposition est tentante, d'autant plus qu'il se charge lui-même de présenter mes excuses à M. Lenguas. Voir les hommes, les soins qu'on met à soulager leurs souffrances ou à les instruire, est plus intéressant, sinon plus amusant, qu'une cavalcade à courir les bœufs. Je cède donc au désir de M. Buxareo, et nous partons pour l'hôpital général. Il est construit pour 600 malades et confié aux soins de vingt-quatre Sœurs italiennes, de la congrégation de N.-D. dell'Orto. Je remarque qu'elles sont presque toutes des deux Rivières de Gênes. La construction est magnifique, mais dans l'ancien style. Les nombreuses cours laissent pénétrer la lumière dans les vastes salles, mais arrêtent l'air qui se corrompt et produit la pourriture d'hôpital. Je m'aperçois bientôt que M. Buxareo est là comme chez lui; il connaît toutes les Sœurs et presque tous les malades; quelques-uns y sont pensionnaires à ses frais.
Nous allons à l'autre extrémité de la ville, et chemin faisant, je vois la musique militaire jouant devant une maison; c'est la maison de Sanctos, président de la République, me dit mon guide. Ce sont les militaires qui le fêtent à l'occasion de la solennité nationale: tout le monde sait ici qu'il y a quinze ans il était encore charretier.
Je parcours la campagne garnie de villas à rez-de-chaussée, couvertes en terrasses; partout des orangers, des mûriers, des pommiers et des poiriers. Après une demi-heure de tramway, je fais comme les Brésiliens et les indigènes, je prononce un tcu, son analogue à celui qu'on fait chez nous lorsqu'on veut chasser un chat ou une poule; et le tramway s'arrête au faubourg de Colonia, où je trouve l'Hospicio de los Mendigos. C'est un hospice de vieillards, à peu près dans le genre de ceux de nos Petites Sœurs des Pauvres. Il est confié aux Sœurs de Charité françaises, qui y soignent 180 vieillards et 120 femmes. La supérieure, qui est Nîmoise, me dit que les Sœurs qui dirigent les femmes ont plus de peine que les autres: si à une infirme on donne quelque chose de plus, les autres vieilles sont jalouses et grognent. Les hommes encore valides sont appliqués à divers métiers de ferblantier, charpentier et autres: la plupart sont étrangers et sans famille. Quelques Français me prennent pour le consul et me demandent à être rapatriés.
Les Sœurs s'occupent aussi d'instruction et font la classe gratuite à 300 petites filles du faubourg: je remarque dans leur école de belles cartes de géographie et beaucoup de dessins de plantes, de fleurs et d'animaux; c'est le meilleur moyen d'apprendre aux enfants la géographie et l'histoire naturelle. À midi, on donne aux plus petites la soupe aux frais de l'administration; la famille Jackson-Buxareo paie aux plus pauvres les livres scolaires. La bonne Sœur a remarqué dans le caractère de la femme de l'Uruguay plus d'énergie que chez l'Argentine: elle ne se contente pas d'être le plus beau meuble et le meilleur joujou de la maison; elle sait s'y faire sa place; mais elle n'arrive pas encore à l'activité des Européennes. Les Sœurs dell'Orto ont remarqué à leur noviciat qu'il faut deux Sœurs indigènes pour le travail d'une Sœur italienne. Les maladies d'anémie sont fréquentes dans le pays: elles sont souvent le résultat du maté, qu'on prend continuellement, surtout à la campagne. Voici comment on le prépare: on achète à l'almacen (droguiste) l'herbe récoltée dans le Paraguay, pilée et réduite en poudre; on en remplit une petite courge appelée maté, dans laquelle on place la conquilia, petit tuyau d'argent terminé en boule percée de petits trous. On ajoute du sucre, on remplit d'eau, et on suce par le tuyau deux ou trois fois, puis on passe au voisin. Lorsque la courge est épuisée, on remet l'eau chaude.
On m'a souvent offert le maté dans diverses maisons; c'est une boisson amère, mais agréable, à laquelle on s'habitue facilement; elle agit sur l'estomac, et on dit qu'elle nourrit, mais la vérité est qu'elle éteint l'appétit et cause l'anémie, faute d'aliments.
Les maladies de poitrine sont aussi très fréquentes. Les Sœurs de Charité, à côté des vieillards et des élèves, ont encore 40 orphelines gratuites et internes. Là où l'on voit la cornette, on est sûr de retrouver l'orpheline: elle a aussi besoin d'être mère.
Au milieu du vaste établissement s'élève une haute tour, construite jadis pour les besoins de la guerre civile. Je grimpe au sommet et je jouis d'une vue magnifique sur la campagne; le terrain est ondulé, ce qui le préserve des inondations, et chaque petite élévation est couronnée d'un moulin à vent qui manœuvre ses grandes ailes. Au loin, on voit, d'une part, la ville de Montevideo, et d'autre part, à l'horizon, les montagnes du Cerro; mais non loin de la tour je distingue un vaste amphithéâtre que je reconnais bientôt pour être un cirque de taureaux. Tout peuple qui ne rougit pas de pratiquer ce jeu barbare n'est pas encore sorti de l'état sauvage. En rentrant en ville, je rencontre une troupe de voyageurs récemment débarqués d'Europe. Voyant les magasins fermés, ils en demandent la raison; on leur apprend que c'est la fête nationale. Alors un d'eux dit en langue française: «Puisque c'est la fête nationale, il doit y avoir jeux, foire, saltimbanques; qu'on nous y mène.»
Pendant que je déjeune, M. Buxareo assiste à la bénédiction de la cloche que donne l'évêque à l'église des dominicaines. Ces Sœurs ont été établies ici par la famille Jackson: elles appartiennent au tiers ordre de Saint-Dominique et s'occupent d'instruction. Après le déjeuner, il vient me prendre avec sa voiture et il me conduit à sa propriété de l'Aragnaga, aux environs de la ville. Chemin faisant, il me montre un joli parc de 18 hectares orné de palmiers, de bambous et d'orangers, qu'il possède dans ces quartiers.
À l'Aragnaga une magnifique église gothique a été construite pour servir de tombeau à un des membres de la famille Jackson. Elle est ornée de beaux vitraux et de superbes tableaux, parmi lesquels je remarque la Vierge des Douleurs. Près de là 5 Sœurs dell'Orto prennent soin de 40 orphelines internes, et instruisent gratuitement 60 externes. L'établissement et son entretien sont l'œuvre de M. Buxareo. Nous parcourons un autre superbe parc de 3 hectares, et à la maison nous trouvons les professeurs du grand Séminaire et leurs élèves qui y sont venus dîner. Les nombreuses villas de la famille Jackson-Buxareo servent ainsi à la récréation du personnel des divers établissements qu'ils ont créés ou aidés. Ils viennent de temps en temps à tour de rôle y prendre leurs ébats. La voiture nous conduit au Manicomio. C'est un vaste bâtiment, ou plutôt un grand palais avec portiques, cours, jardins, le tout tenu aussi proprement que possible par les Sœurs dell'Orto. À la lingerie elles ont fait des merveilles de dessin avec le linge. Mon guide semble partout chez lui. À la cuisine, la Sœur cuisinière lui demande des nouvelles de sa femme malade: «Priez pour elle,» dit-il, «elle est un peu mieux; Dieu voit tout, et entend tout.»
Le Manicomio renferme 500 fous et folles de toutes les nations. Je remarque plusieurs Italiens, et je dis à la Sœur qu'elle a bien des compatriotes à soigner. Elle riposte: «Ve ne sono anche molti fuori che starebbero meglio qui». Allons, ma Sœur, ne faites pas de politique, cela vous est défendu, même à l'étranger.
Dans plusieurs salles, les plus tranquilles travaillent ou prient. Le jardin comprend 18 hectares; de nombreux malades y sont occupés; ils trouvent au travail soulagement et distraction.
Nous allons à l'autre bout de la ville, à la visite d'une magnifique église à coupole qu'on vient d'achever. Le riche autel de marbre du xvie siècle qui se trouvait à Gênes dans l'église de Saint-Sébastien, après la démolition a été transporté ici. La famille Jackson-Buxareo a construit l'église et le couvent pour y installer les Pères capucins italiens chassés d'Italie et les y occuper à l'enseignement. Ils ont 200 élèves. «Je voudrais voir partout vos communautés en faire autant.» dis-je au Père gardien: «la société s'en trouverait mieux.» Il me répond: «Nous n'avons pas été créés pour l'enseignement; mais ici on ne nous a acceptés qu'à cette condition.» La nécessité est souvent bonne conseillère! Mon cicérone aurait encore voulu me conduire plus loin à la campagne, chez les Sœurs du Bon-Pasteur d'Angers: il les a installées dans une propriété de 5 hectares, et pourvoit à leur entretien. Elles prennent soin de 40 jeunes filles retirées du danger, et ont une école avec 60 externes. Nous aurions aussi voulu visiter d'autres fondations de la même famille, confiées aux Sœurs dell'Orto, c'est-à-dire trois écoles maternelles ou salles d'asile dans lesquelles garçons et filles reçoivent les soins et la soupe; mais le temps manque et nous nous arrêtons au cimetière voisin. Il est garni de superbes monuments en marbre de Carrare et le dessous de la chapelle sert de panthéon aux hommes illustres du pays.
Nous passons devant le grand Séminaire, vaste palais, en partie construit par la famille de mon guide, et nous venons à une autre de ses fondations: celle des visitandines italiennes, qui, au nombre de 40, se dévouent à l'éducation et à l'instruction des filles riches.
Nous arrivons enfin à la maison mère des Sœurs dell'Orto, appelées et établies par les soins de la même famille: 40 religieuses et 7 novices instruisent 30 internes et 60 externes. Déjà, à mon premier passage, j'avais visité l'école des Sœurs de Charité appelées par la famille Jackson-Buxareo, qui leur fournit maison et nourriture; elles ont 300 élèves; on reconstruit la maison pour en recevoir 1,000. La famille Jackson prépare aussi à ses frais une colonie agricole pour les orphelins pauvres, et déjà le terrain et la maison sont prêts à recevoir les cisterciens qui vont venir de France pour la diriger. Enfin elle construit à ses frais une maison et église destinée aux Pères lazaristes. Les enfants de dom Bosco, qui dirigent ici un collège à la Villa Colon, savent aussi qu'ils trouvent chez Buxareo et Jackson la bourse ouverte lorsqu'ils sont obérés de dettes; et toutes les œuvres y trouvent leur plus sûre ressource.
Qu'est-ce donc que cette famille Buxareo-Jackson, qui pourvoit ici si amplement aux besoins de l'instruction pour les deux sexes et élève des asiles pour toutes les misères?
M. Jackson était Anglais et protestant. Comme beaucoup de ses compatriotes, il s'était expatrié et était venu dans ce pays, où il avait fait d'excellentes affaires. Sa femme et ses enfants se sont convertis au catholicisme: son fils unique est marié et sans enfants. Des trois filles, une est morte après avoir renoncé au mariage pour consacrer ses biens et sa personne au soulagement des pauvres. Une autre a épousé M. Buxareo, dont elle a un fils unique; la troisième est mariée aussi et a de la famille. Ensemble ils possèdent 9 établissements à la campagne, comprenant plus de 100 lieues carrées, soit 250,000 hectares, et un grand nombre de maisons en ville. Tous les ans ils font donner pour leurs gens une mission dans toutes leurs terres, et les personnes qui, de près ou de loin, veulent venir profiter des exercices, sont logées et nourries à leurs irais durant 13 jours. Il serait facile à cette famille de vivre de ses rentes, et de croire que l'administration de sa fortune suffit à son activité; mais tous travaillent. Nous avons vu le fils Buxareo acheter et vendre les vaches; le père est tous les jours à sa Baracca (c'est le nom qu'on donne ici à l'entrepôt des marchandises), constamment occupé à recevoir et expédier les cuirs et la laine. M. Cibils, son beau-frère, possède le plus important saladero du Cerro, et a construit à côté le bassin de radoub pour lequel les navires en réparation lui paient un loyer souvent de plusieurs milliers de francs par jour. De toutes ces rentes et de tout ce gain, ils prennent le nécessaire pour une vie aisée, et le reste va à l'instruction et au soulagement des pauvres. Elle est donc l'économe fidèle auquel Dieu se plaît à confier toujours des biens plus nombreux. À son égard se vérifie cette parole: «On se servira pour vous de la même mesure que vous aurez employée pour les autres, et on vous la donnera pleine jusqu'à ce qu'elle déverse.» Tous ceux qui auront assez de foi pour faire des biens de la terre et de leur propre activité le même usage que la famille Jackson, verront se vérifier pour eux les mêmes promesses, car elles sont pour tout le monde. Malheureusement, cette manière de bien jouir de ses rentes est peu pratiquée. En me quittant, M. Buxareo me laisse sa voiture pour aller faire ma toilette à l'hôtel et me conduire chez le ministre.
M. de Castro, avec beaucoup d'amabilité, me présente à sa femme et à sa nombreuse famille: il y a 9 enfants. Il avait réuni quelques amis, parmi lesquels un jeune journaliste fort gai: celui-ci m'apprend que Montevideo possède 15 journaux quotidiens écrits en langue espagnole et 5 en langues étrangères.. Parmi les convives, je distingue aussi deux jeunes filles napolitaines, dont une fort jolie; leur père avait commandé dans ces mers la station navale, et après sa retraite il est venu y faire du commerce.
Le dîner fut gai et la conversation variée. Mme de Castro faisait avec grâce les honneurs de la table. On but à la santé de la France et à la prospérité de la République orientale. Viennent ensuite la musique et les chants; et plusieurs invités arrivent pour la soirée. Un d'eux me parle de son système de colonisation. Il prépare des terrains avec chemins, clôtures, maisons, chapelle, police, écoles, juges de paix, et vend les lots aux colons à raison de 50 fr. l'hectare, payables en cinq ans: il a ainsi réuni des Suisses, des Allemands, des Italiens, qui ont facilement prospéré.
Le lendemain à dix heures j'étais au môle de la douane, conformément aux instructions reçues au Bureau de la Pacific Steam Cy; mais à dix heures et demie le vapeur qui doit nous porter à bord n'a pas encore paru; le vent est favorable, et avec divers autres passagers je monte sur une barque à voiles pour rejoindre l'Aconcagua, ancrée à 3 milles au large. Cette impatience risque de me faire manquer le départ. Notre nacelle était près de toucher le navire, et déjà un de nos marins napolitains demandait à lancer un câble pour nous amarrer; les matelots de l'Aconcagua refusent de le recevoir. À ce moment le vent change, et, aidé de la marée, nous emporte au loin. En vain on cherche à lutter avec les rames. Nous perdons toujours plus de terrain, et à la fin nous jetons l'ancre, dans l'espoir que le petit vapeur pourra voir nos signes de détresse et viendra nous remorquer. Heureusement, peu après, le vent devient favorable, et nous pouvons aborder le navire. Quoi de plus changeant que le vent? Les Grecs avaient dit le temps, et les Romains la femme; mais ne calomnions pas, et remercions Dieu d'être arrivés à temps.
On nous fait attendre longtemps avant de nous donner les cabines. Les passagers de première sont à peine une quinzaine, parmi lesquels quelques Chiliens et plusieurs jeunes Allemands, voyageurs de commerce. Je remarque aussi 4 Sœurs de Charité qui s'en vont aux écoles et hôpitaux du Chili, et 4 Sœurs de la Merced, Espagnoles à même destination. La mer est calme, le soleil radieux, le ciel pur. À une heure on lève l'ancre et on marche vers le sud. À table je retrouve la peu agréable cuisine anglaise avec ses soupes au poivre, ses légumes sans sel, ses viandes dures, ses puddings sans sucre. À mon côté, un jeune Anglais imberbe remplit la charge de sous-commissaire; il est délicat de la poitrine, et pour se fortifier il a pris la mer; mais en gens pratiques, sa famille lui a procuré une place qui lui permet de voyager en mer tout en gagnant son pain et en faisant son instruction. Je le vois souvent se promener avec d'autres jeunes gens, et demander à celui-ci une parole espagnole, à celui-là un mot de français, les noter et se les répéter, en sorte qu'il commence à se faire comprendre dans ces deux langues.
20 juillet.—La mer est houleuse, le vent glacé, le tangage oblige à mettre sur la table les planchettes pour retenir la vaisselle: elles remplacent les ficelles que les marins français appellent le violon. Tout le monde est malade: les pauvres Sœurs espagnoles ont surtout l'air bien contrit.
21 juillet.—Même mer, même froid, mais le soleil paraît, et ses rayons nous réchauffent médiocrement. Dans l'après-midi, trois baleines lancent des colonnes d'eau en l'air, puis viennent se montrer à portée de fusil, sortant à demi leur dos noirâtre. Le soir on chante, on joue, on fait de la musique; les plus bouillants sont deux époux français; le mari est Toulousain et la femme de Marseille. Ils vont s'établir au Chili comme commerçants. Qui sait si Madame ne sera pas étonnée de ne pas y voir la Cannebière! Un officier du bord se montre aussi fort gai: il est Irlandais.
22 juillet.—La mer, toujours mauvaise, roule des vagues comme des montagnes, qui soulèvent le navire et les estomacs.
23 juillet.—À sept heures, le steward (domestique) m'appelle: your bath is ready, sir; mais c'est parfaitement nuit, le jour ne paraît qu'à huit heures. Le froid pampero se calme, la mer devient plus douce; les religieuses de la Merced sortent de leur coma (lit), mais elles ont encore l'air penaud. Je les aborde en disant: «Vous avez fait une longue et facile méditation, mes Sœurs.» Mais elles ne comprennent pas le français, et une d'elles, la plus jolie, me dit en espagnol: Wousted no se marea; traduction libre, je croyais qu'elle me demandait si je ne me mariais pas, et j'allais répondre: Je ne puis vous épouser, lorsqu'un voisin, s'apercevant de la méprise, me dit: «Cette expression en espagnol signifie: Est-ce que vous ne souffrez pas du mal de mer?»—Par contre, les 4 Sœurs cornettes sont vaillantes et se promènent en rang comme un peloton de soldats.