À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 1: Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République Argentine, Chili, Pérou.
Détroit de Magellan.
24 juillet.—À cinq heures du matin le navire stoppe à l'entrée du détroit de Magellan: il attend le jour pour voir sa route. Au lever du soleil, scène magnifique. Nous avons à droite la côte de la Patagonie, sur laquelle se dessinent quelques montagnes, et à gauche la Terre de feu, plus plate; l'une et l'autre sont couvertes de neige et de glace. Sur le pont le thermomètre est à zéro. Le jeune couple marseillais continue à nous donner son vaudeville. À table, il est fort embarrassé pour demander les plats; il ne connaît pas l'anglais. Souvent, à la suite des méprises, il témoigne son étonnement à la marseillaise par des phrases provençales. Une jeune Chilienne nous fait de la bonne musique et accompagne son frère à voix de ténor.
Vers cinq heures du soir, nous arrivons à Punta-Arena; deux fusées sont lancées pour annoncer l'arrivée, et appeler les agents et les autorités. Plusieurs Patagons montent à bord et étalent leurs peaux de huanacos, de loutre et d'autruche. Les prix qu'ils demandent sont supérieurs à ceux de Buenos-Ayres.
La petite ville de Punta-Arena étale au bord de la mer ses maisonnettes de bois occupées par 3,000 habitants. Les environs sont des forêts blanchies par la neige. Bientôt le phare allume son feu, et à sept heures le navire lève l'ancre, marchant lentement et avec précaution dans le détroit, par une nuit obscure.
25 juillet.—Le jour n'arrive qu'à huit heures et éclaire une magnifique scène d'hiver. Le détroit n'a en cette partie qu'environ 2 kilomètres de large; à droite et à gauche des collines et des montagnes couvertes de neige, les vallées sont occupées par des glaciers. Par-ci par-là, des phoques au teint roux ou noir lèvent leur tête et regardent avec curiosité. La neige tombe, il fait froid: la navigation continue à être calme, même après la sortie du détroit.
26 juillet.—La mer a été en tempête toute la nuit et continue à faire danser le navire: le soleil paraît par intervalles; nous marchons droit au nord, longeant les côtes montagneuses du Chili, que nous apercevons dans la brume. Plus tard nous passons devant 4 rochers noirs qu'on a baptisés les 4 évangélistes.
Vendredi 27.—Vent favorable, nous filons 14 nœuds; le roulis est fort, on a peine à se tenir debout. Une dame anglaise, pour mieux jouir du balancement, se fait hisser au moyen d'une poulie au haut du grand mât; on la regarde avec des jumelles.
28.—Le capitaine tire à balle sur les goélands et les mouettes; elles ont ici un plumage de couleur blanche et noire. Exercice cruel! d'autres s'essayent, mais le commandant seul est assez bon tireur pour les saisir au vol, malgré le roulis. Nous sommes en face de l'île de Mocha, couverte d'un tapis vert et de forêts. Cette nuit, nous arriverons à Coronel, où je descendrai pour visiter Lota et atteindre Santiago par voie de terre.[Table des matières]
CHAPITRE XIII
Le Chili.
Situation. — Configuration. — Surface. — Population. — Revenu. — Dépense. — Importation. — Exportation. — Armée. — Marine. — Instruction publique. — Chemins de fer. — Guano. — Minerai. — Histoire. — Constitution. — La guerre avec le Pérou et la Bolivie. — Débarquement à Coronel. — Les Basques. — De Coronel à Lota. — Les ranchos. — Types. — Lutte à cheval. — Lota. — Les mines de charbon. — La fonderie de cuivre. — La verrerie. — Le parc Cuscino. — La population ouvrière. — Retour à Coronel. — La fonderie Schwaga. — Les mines de charbon au Maule. — Un fou. — Départ pour Concepcion.
Le Chili, situé entre le 25° et le 54° latitude sud, comprend le territoire long et étroit, entre la Cordillera de los Andes et le Pacifique, y compris la plus grande partie du détroit de Magellan, de la Terre de feu et de l'archipel de Chiloë. Sa longueur dépasse donc les 1,500 lieues, mais sa largeur atteint à peine 50 lieues. Sa surface est de 535,000 kilomètres carrés, soit 5,000 kilomètres carrés plus grande que la France; mais sa population n'est que de 2,250,000 habitants.
Des statistiques qu'a eu la bonté de m'envoyer M. Cuadra, ministre des finances, je relève que le budget, en 1882, a eu une entrée de 42,017,033 pesos ou piastres (le peso vaut 5 fr.; mais, par suite du cours forcé du papier monnaie, il ne vaut actuellement que 3 fr. 70), qui se décomposent ainsi:
| Douanes | 29,080,210 |
| Trésorerie | 5,681.749 |
| Poste | 378,478 |
| Chemins de fer | 5,026,771 |
| Entrées extraordinaires | 1,849,825 |
avec augmentation de 3,672,488 sur 1881.
Les dépenses ordinaires et extraordinaires pour 1882 se sont élevées à 41,620,137 pesos, laissant un excédant de recette de 396,896 pesos. Dans les dépenses, je remarque l'affectation de 1,000,000 de piastres, pour retirer le papier monnaie, et 248,000 pour intérêt de la dette. M. le ministre a aussi eu la bonté de me donner la statistique de la douane, où je relève que le mouvement commercial, en 1882, a atteint le chiffre de 124,873,340 piastres, avec une augmentation de 15,995,177 piastres sur 1881, qui avait déjà dépassé de 21,682,245 le mouvement commercial de 1880, et celui-ci avait dépassé de 21,779,734, celui de 1879. Ces augmentations se sont révélées depuis la guerre avec le Pérou et la Bolivie, puisque l'augmentation de l'année 1879 sur 1880 n'est que de 1,487,109.
Ce mouvement se décompose ainsi:
Pour l'importation, l'Angleterre vient en tête avec 17,076,031. Puis l'Allemagne, avec 7,610,556, et en troisième lieu la France, avec 6,911,479 pesos.
Pour l'exportation, l'Angleterre, qui exporte presque tous les métaux, reçoit pour 93,293,718 piastres, puis vient la France avec 3,793,707, puis le Pérou avec 3,702,900, les États-Unis avec 3,182,979, et l'Allemagne avec 2,940,636.
Dans l'exportation, le salpêtre figure pour 489,346,345 kilogrammes, de la valeur de 28,698,364 piastres.
L'iode figure pour 263,981 kilogrammes, de la valeur de 3,963,240; le borax de chaux pour 4,311,893 kilogrammes, de la valeur de 862,379 piastres. Les navires employés à ce commerce comprennent ensemble 89,625 tonnes. Parmi les nombreuses compagnies navales, une seule, la Compagnie maritime du Pacifique, est française. En 1882, sont entrés dans les 14 ports du Chili, 7,762 navires, ayant ensemble 6,415,185 tonnes, avec 45,274 passagers, et en sont sortis 7,894 navires avec 6,335,773 tonnes et 41,052 passagers. La marine de guerre compte 15 navires, soit 2 blindés, 1 monitor, 2 corvettes, 2 canonnières, 2 croiseurs, 2 vapeurs, 1 transport et 3 pontons, jaugeant ensemble 15,581 tonnes et portant 2,065 hommes d'équipage. L'armée, qui en temps de paix ne compte que quelques mille hommes, a été portée à 50,000 à l'occasion de la guerre avec le Pérou. Elle se recrute par engagements volontaires; la conscription n'existe pas.
L'instruction publique comprend, pour l'enseignement primaire gratuit, 671 écoles de garçons, 434 de filles, et 87 mixtes fréquentées par 82,257 élèves. L'instruction secondaire gratuite comprend 5 écoles et 15 lycées, fréquentés par 3,460 élèves.
Les chemins de fer atteignent environ 2,000 kilomètres. Presque tous les ports sont reliés avec l'intérieur par un petit embranchement; et une ligne parallèle aux Andes suit la plaine centrale depuis Santiago jusqu'à Angol, et doit se prolonger jusqu'à Valdivia, vers le sud.
La Société d'agriculture, installée depuis 6 ans à Santiago, a beaucoup contribué à faire sortir le pays de sa routine, à abandonner la charrue de bois, et à répandre partout les machines et les méthodes perfectionnées.
Le gouvernement vient de nommer une commission pour étudier et développer l'industrie minière, et a réuni les documents pour former à Valparaiso une Chambre de commerce.
Les dépôts de guano qui restent à exploiter étant trop pauvres pour donner des bénéfices, on propose de les enrichir avec les préparations de salpêtre, qui abonde dans le désert d'Atacama.
On sait que le Chili a été découvert par l'Espagnol Almagro, vers 1535, et que celui-ci, avec son compagnon Pizarro, étaient venus au Pérou, qu'on leur avait peint comme le pays de l'or. Ils y trouvèrent Atahualpa, roi des Incas, qui les reçut sans défiance, mais Almagro et Pizarro le saisirent dans une embuscade et le firent prisonnier. Celui-ci offrit pour son rachat autant d'or que pourrait en contenir sa prison, jusqu'au point où atteindrait le bout de sa main levée; l'offre fut acceptée, et l'or apporté; mais, néanmoins, le malheureux Atahualpa fut immolé. Inutile d'ajouter que Pizarro, Almagro et plusieurs autres chefs d'aventuriers finirent tragiquement en se tuant entre eux.
Le Chili, comme le Pérou et la plupart des colonies sud-américaines, avait été pris au nom des rois d'Espagne, qui le gardèrent environ 300 ans; mais au commencement de ce siècle, les patriotes se soulevèrent de toutes parts, et en 1824 le Chili cessa d'appartenir à l'Espagne, et s'érigea en république indépendante. D'après la Constitution aujourd'hui en vigueur, le gouvernement se compose d'un Président électif, qui choisit ses ministres, et de deux Chambres élues: le Sénat et la Chambre des députés. Sont électeurs les citoyens de 25 ans, ou de 21 ans s'ils sont mariés, et sachant lire et écrire; mais les domestiques sont exclus de la faculté de voter. La liberté d'enseigner, les droits de réunion, d'association et de pétition, sont assurés. Les députés sont élus pour 3 ans, à raison de un pour 20,000 habitants; ils doivent justifier d'un revenu de 500 piastres. Les sénateurs sont élus pour 6 ans directement par les provinces, à raison d'un sénateur par 3 députés. Chaque province élit en outre un sénateur suppléant. Le Sénat se renouvelle par moitié tous les 3 ans. Les provinces sont au nombre de 17. Pour être nommé sénateur, il faut être citoyen, avoir 30 ans révolus, n'avoir jamais été condamné pour délit, et justifier d'une rente de 10,000 fr. La réunion des deux Chambres forme le Congrès. Celui-ci approuve ou rejette les déclarations de guerre proposées par le Président, et dicte les lois qui, en cas de nécessité, restreignent la liberté de la presse et de réunion: ces lois ne peuvent durer plus d'un an.
Les lois sur les finances et les contributions sont réservées à l'initiative de la Chambre des députés; celles sur la réforme de la Constitution sont réservées à l'initiative du Sénat.
Le Sénat approuve ou rejette les candidats à l'épiscopat présentés par le Président.
Chaque année, avant de se séparer, le Congrès nomme une commission Conservadora qui le représente jusqu'à l'ouverture du Congrès suivant.
Le Président doit être né au Chili, et avoir les qualités requises pour être député. Il est élu pour 5 ans par des électeurs nommés directement par le peuple. Ces électeurs sont en nombre triple des députés. Après 5 ans, le Président ne peut être réélu; mais il le peut après une autre période de 5 ans. En prenant possession de sa charge, il prononce le serment ci-après:
«Yo N. N. juro por Dios nuestro Senôr y estos santos Evanjelios, que desempenare fielmente el cargo de Présidente de la Republica, que observaré i protejéré la religion Católica, Apostolica, Romana, que conservaré la integridad e indipendencia de la Republica; i que guardarè i harè guardar la Constitucion, i las lèjes. Asi Dios me ayude, i sea in mi defensa, è si no, me lo demande.»
«Je N. N. jure par Dieu Notre-Seigneur et ses saints évangiles, que je remplirai fidèlement la charge de Président de la République, que j'observerai et protégerai la religion catholique, apostolique et romaine, que je conserverai l'intégrité et l'indépendance de la République, et que je garderai et ferai garder la Constitution et les lois. Qu'ainsi Dieu me soit en aide et soit ma défense, et sinon, qu'il m'en demande compte.»
Tout citoyen en état de porter les armes est de droit inscrit dans la garde nationale. L'inviolabilité du domicile et de la correspondance épistolaire est garantie, et l'article 132 déclare qu'au Chili il n'y a pas d'esclaves, et que l'esclave qui y arrive devient libre. Il défend aux Chiliens le trafic des esclaves, et rend incapable d'acquérir le droit de citoyen l'étranger qui s'y est livré.
Il est temps maintenant d'ajouter deux mots sur la guerre encore en vigueur entre les États du Pacifique.
En 1878, la Bolivie et le Chili étaient en désaccord, à propos de la propriété d'une partie des terrains du désert d'Atacama. On sait que cet immense, désert s'étend depuis Caldera, sous le 27° latitude sud, jusqu'au 22°. La question prit fin au moyen d'une transaction. Le Chili renonçait à la propriété des terrains contestés, mais comme les minerais nombreux et le guano qui s'y trouvent étaient généralement exploités par des Compagnies chiliennes, la Bolivie s'interdisait la faculté de les imposer à la sortie. En 1879, à la suite d'une importante concession, la Bolivie mit un droit de 50 centimes sur chaque quintal de salpêtre exporté. Le Chili réclama et envoya un navire de guerre sur les lieux. La Bolivie avait, avec le Pérou, un traité d'alliance offensive et défensive, et le Pérou se mit en campagne avec son alliée. La fortune des armes fut favorable aux Chiliens; ils vainquirent par mer et par terre, et réclamèrent, comme rançon de guerre, la propriété de la province de Tarapacà, qui comprend les terrains auparavant contestés, et la plus grande partie du désert d'Atacama. Les alliés refusèrent; mais plusieurs présidents ou prétendants s'élevèrent au Pérou: Calderon, Montero, Caceres, Iglesias, etc., et l'anarchie s'ajoutant à la déroute, ils finirent par mettre le pays dans un triste état. Une dernière bataille sur les hauteurs de Huamachuco, gagnée par les Chiliens sur les troupes de Caceres, a réduit les alliés à discrétion; et on peut croire la paix prochaine. D'après les renseignements donnés par les journaux, à la suite des conventions débattues et acceptées, il semblerait que le Chili deviendrait absolu propriétaire du département de Tarapacà; et, quant au territoire d'Arica et de Tacna, qui sont la porte de la Bolivie, le Chili se réserve le droit de l'administrer pendant dix ans, après quoi aura lieu un plébiscite, et le pays appartiendra définitivement au Chili ou au Pérou, suivant le choix des populations. Celui auquel il appartiendra donnera à l'autre 10,000,000 de piastres. Restent en vigueur plusieurs règlements déjà convenus, pour partager les revenus des dépôts de guano en exploitation. Ainsi, la Bolivie, restant sans issue sur le Pacifique, est forcée de s'ouvrir des voies vers l'Atlantique; et la République argentine, aussi bien que le Brésil, sont heureux de lui tendre les bras. Mais je reviens à mon journal de voyage, et à l'emploi de mon temps.
C'est le dimanche matin, 29 juillet, que l'Aconcagua jette l'ancre dans la baie de Coronel. Immédiatement, je descends à terre, et dépose mes effets à l'hôtel, tenu par un Danois; mais M. Darmandrail, ami de M. Castaing, me retient chez lui à déjeuner. Nous parcourons la petite ville de Coronel; elle contient 6 à 7,000 habitants. Ses rues, larges de 10 mètres, sont bien alignées et coupées à angle droit; les maisons sont en adobe (brique de terre et fumier de cheval), ou en bois, et à un seul rez-de-chaussée. Tout est nouveau pour moi dans ce pays. Les collines qui limitent la ville à l'est, avec leurs ranchos rappellent la Suisse; la végétation est d'un vert tendre, mais presque morte: nous sommes en plein hiver. Nous suivons la musique municipale, qui fait le tour de la ville. Un peu plus loin, quelques centaines d'hommes alignés sont passés en revue: c'est la garde nationale; enfin nous arrivons à l'église. Elle est en bois, à trois nefs. C'est dimanche et dix heures; la messe va commencer et j'en profite. Les femmes du pays arrivent enveloppées dans leurs mantas noires, espèce de châle qui les couvre depuis la tête. Elles ont toutes un petit tapis carré à la main, elles le placent sur le pavé de briques, et s'agenouillent ou s'accroupissent dessus, à la manière japonaise; il n'y a pas d'autres chaises dans l'église, et pour ne point rester debout, je grimpe à la tribune où je partage le banc de l'organiste. Une femme arrive, se met à genoux à la porte; elle allume deux cierges et les porte à l'autel, en marchant à genoux. Les hommes sont peu nombreux, mais les bébés et les chiens ont droit d'entrée et partagent le tapis de la maman ou de la maîtresse; moins patients et moins dévots, ils parcourent souvent l'église, pour revenir à leur place. À l'Évangile, le curé en fait la lecture, la traduction et l'explication; puis il lit une longue suite de publications de mariage. Après la messe, on entonne quelques chants liturgiques, et tout le monde se retire.
Au déjeuner sont réunis plusieurs Basques français; lorsqu'ils parlent leur langue, je ne puis rien y comprendre. Elle n'a aucune analogie avec les langues occidentales, et par sa construction et la signification des mots, empruntés à la nature, semble se rapprocher des langues orientales. À ce propos, j'ai entendu un Basque me raconter que Béelzebub (le diable) envoya un jour de nombreux compagnons au pays basque pour tenter les bons montagnards; après plusieurs mois de séjour, ils retournèrent à leur maître sans avoir pu tromper personne; ils n'avaient jamais pu comprendre leur langue.
Chili.—Type de Femme Indienne.
Après le déjeuner, je monte en selle, et me dirige vers Lota, à trois lieues vers le sud, sans autre guide que mon cheval. Vous suivrez la mer ou le télégraphe, me dit-on, et vous arriverez. Mon cheval court droit à la plage, il sait que le sable mouillé est plus résistant et plus commode que le sable sec. La vue de la baie, que borne au loin l'île Santa-Maria, le bruit des vagues qui viennent mourir aux pieds du cheval, cette nature, nouvelle pour moi, et la solitude, parlent à mon âme et l'invitent à rêver. Va, vague mobile, de couche en couche, jusqu'à la côte de l'ancien monde, et dépose sur la plage qui m'a vu naître, mes souvenirs et mes affections pour les miens que j'y ai laissés! Tout à coup, mon cheval quitte le bord de la mer, et comme j'ai confiance en lui, je le laisse faire: il savait qu'une lagune nous barrait le passage, il se dirigeait vers un pont. Puis nous gravissons des collines, par un chemin impossible; il n'est pas empierré, et les dernières pluies ont laissé 40 centimètres de boue. Par-ci, par-là, quelques pauvres ranchos (nom qu'on donne aux habitations des champs) de boue ou simplement de feuillages, sont habités par de nombreuses familles. Les femmes ont souvent les cheveux noirs et là chair rougeâtre des Indiennes; et, comme elles, portent leur bébé ficelé sur le dos. Je redescends sur une plage rocailleuse, où des paysannes ramassent certains objets, dont elles remplissent des paniers. Je m'approche de deux jeunes filles, pour voir ce qu'elles cueillent; elles s'enfuient, et mettant pied à terre, j'ai de la peine à les rassurer: elles récoltent des moules. Plus loin, nous retrouvons le sable, et là, des jeunes gens à cheval se livrent à un singulier combat: ils lancent leurs bêtes au grand galop, et se rencontrent, cherchant, hommes et chevaux, à se renverser. Ils sautent les fossés, escaladent les talus, et sont à leur aise sur leur bête, comme un bon patineur sur ses patins. Enfin, après avoir gravi une dernière colline, et après deux heures de marche, j'arrive à Lota. C'est le pays du charbon. De nombreuses mines occupent 2,000 ouvriers, qui extraient environ 25,000 tonnes par mois. Ces mines appartiennent à la famille Cuscino, qui a su les utiliser de plusieurs manières: d'abord elle vend sur place de 20 à 25 fr. la tonne, le charbon qui lui revient à moitié de ce prix mis abord; puis elle en fait une grande consommation sur place, pour une verrerie et une fonderie de cuivre. Celle-ci occupe environ 300 ouvriers. M. Dubart m'avait fait accompagner par un de ses jeunes gens, qui me présente à un employé de l'usine. Celui-ci m'explique en anglais la série des opérations. Quatre steamers et quatre voiliers, appartenant à la compagnie, vont sur les côtes du Pérou, de la Bolivie et du Chili, spécialement dans la province de Tarapacà; y portent le charbon nécessaire aux usines de salpêtre, de borax et autres, et en rapportent le minerai de cuivre. Il y en a de plusieurs espèces, donnant de 15 à 35% de minerai, et 50% après une première cuisson. Ce minerai est placé dans des fours, où après cinq à six heures, il est fondu et coulé sur la terre. La scorie est mise de côté et le métal, après avoir été roulé dans d'autres fours, pour séparer le soufre et l'antimoine, est broyé et pulvérisé, puis mélangé à des agents chimiques, et fondu une seconde fois en lingots de trois quintaux espagnols (138 kilos), contenant 90% de métal pur. Dans cet état, ils sont exportés en Angleterre, et une petite partie au Havre. Les côtes du Pacifique de l'Amérique du Sud produisent les trois quarts du cuivre consommé dans le monde entier. On fait aussi ici du cuivre rouge en petits lingots de 10 kilos, et qu'on raffine alors par une troisième fonte. Les directeurs et les contre-maîtres sont Anglais, les autres ouvriers sont Chiliens. Ils gagnent de 3 à 5 fr. par jour, mais la viande, la farine, le vin, ont presque le même prix qu'en Europe, et leur nourriture se réduit aux haricots et à la pomme de terre. Leurs maisons sont en terre, rarement crépies, toujours sans pavés; la propreté y est impossible, la moralité difficile. Ce lamentable état du logement des familles ouvrières est général au Chili et cause la mortalité des deux tiers des enfants.
La ville contient 5 à 6,000 habitants: c'est dimanche, et la foule suit un charlatan à cheval, qui renouvelle les scènes des bouffons du moyen âge. Je monte au parc Cuscino, qui s'étend sur un promontoire, d'où la vue embrasse la baie, la ville et la mer. Là, à grands frais, on a réuni des statues de marbre et de bronze, venues de Paris; on a composé des grottes féeriques, des lacs artificiels, une serre avec toutes les plantes tropicales, des jets d'eau; on a réuni des animaux du pays: llamas, huanacos, vigognes, etc., au milieu des roses, des violettes, des camélias, acacias, et autres plantes recherchées. Le visiteur est étonné, charmé, ravi: il se rappelle les belles descriptions que l'Arioste fait des jardins enchantés.
Chili.—Lota.—Fonderies de Cuivre.—Parc Cuscino.
Mais le temps presse, la route est longue. Le soleil embrase au loin, de sa lumière rougeâtre, l'île de Santa-Maria, lorsque je quitte Lota. Je pique mon cheval, qui escalade les collines et galope dans la boue. Mais lorsque le crépuscule a fait place aux ténèbres, il faut marcher à tâtons, sans autre point de repaire que les faibles lumières de quelques ranchos, espacés sur la route. Dans la plupart, j'entends des chants au son de la guitare, et quelques-uns sont assez harmonieux; mais je me garde bien de m'arrêter ou d'adresser la parole. Que sais-je si ce sont là tous de bonnes gens, et si en s'apercevant à l'accent, qu'un étranger est perdu dans ces solitudes, ils ne voudraient pas en profiter. Enfin, ma vaillante bête sort de la boue et de tous les mauvais pas, et sur le sable elle reprend le galop. À huit heures nous sommes rentrés, et je m'aperçois alors, mais un peu tard, que j'ai été imprudent!
Durant la nuit, des veilleurs sifflent à toutes les heures, et me rappellent les veilleurs de Chine et du Japon, qui battent la crécelle. De grand matin, je demande un bain; il vous faut aller à la mer, me dit-on. Par une température de 6 degrés, c'est peu agréable. Un jeune employé de M. Darmandrail me conduit à la visite d'une fonderie de cuivre de M. Schwaga, à côté de la ville, puis nous passons au Maule pour les mines de charbon. Après une heure et demie de marche, nous arrivons au bord de la mer, au puits d'extraction; il s'avance sous la mer, par un plan incliné d'un demi-kilomètre de long, et de là partent les galeries dans toutes les directions. Cinq wagons viennent de se détacher de la chaîne et sont partis en bas avec une vitesse vertigineuse. Il est impossible de descendre, avant qu'on ait réparé le mal; je me contente donc des renseignements que me donne le contre-maître. La mine emploie 500 ouvriers, produisant 400 tonnes de charbon par jour. Ils sont payés de 3 à 4 fr. par tonne; la couche a actuellement moins d'un mètre d'épaisseur. On creuse deux autres puits, dans l'espoir d'atteindre une autre veine. Non loin de là, se trouvent deux galeries qui s'avançaient au loin dans la mer: il y a deux ans, la mer les a inondées, et il est impossible de les vider. Heureusement, la rupture a eu lieu le jour de la fête nationale; les mille ouvriers et les nombreux chevaux étaient tous dehors.
Dans la chambre du contre-maître, je vois une quantité d'objets pendus à une planche: des boutons, des chiffons, des clous, des figurines, etc., et j'en demande l'explication. Ce sont, dit-il, les contre-marques des ouvriers. Ils ne savent ni lire ni écrire, mais ils ont tous leur marque spéciale, connue d'eux et de moi. Ils la mettent chacun dans leur wagon, et je la prends pour la poser ici à leur place, et marquer ainsi la quantité de charbon fait par chacun. Singulière, mais ingénieuse méthode de suppléer l'écriture!
Je me décide à partir pour Concepcion, mais je n'ai qu'une heure pour atteindre la voiture qui passe à Coronel. M. Ducasseau, qui habite le Maule, a la bonté d'envoyer son homme avec un lazo, et bientôt il ramène un cheval sellé à la mode du pays, avec grands étriers de bois. Je pars au galop sur la chaussée du chemin de fer; mais à un certain point, un homme s'avance, un grand bâton à la main, contrefaisant le galop du cheval. Celui-ci s'effraie, tourne bord, et j'ai peine à le ramener. J'ai encore plus de peine à éloigner le malencontreux. Un peu plus loin, je demande à des passants ce que me voulait l'homme au bâton: es un loco, me dit-on, c'est un fou.
Après avoir de nouveau traversé les lagunes, où l'on prend les sangsues et où l'on pêche les grenouilles, j'arrive à temps pour le déjeuner, et à dix heures et demie je suis en voiture.[Table des matières]
CHAPITRE XIV
De Coronel à Conception. — La diligence. — Le paysage. — Arrêt à la Posada. — Le Bio-Bio. — La ville de Concepcion. — Encore le maté. — Le testament de Mgr Salas. — Le sortéo. — L'organisation judiciaire. — Les œuvres charitables. — Les magasins. — Appellations chiliennes des étrangers. — L'hôpital. — La fille singe. — La supérieure de Talca. — Excursion en Araucanie. — La ville d'Angol. — Les Basques, leur commerce, leur organisation, leur hospitalité. — Croyances religieuses. — Offrande des prémices. — Une invitation. — La Chambre arsenal. — Exploits des Araucans. — Conquête et colonisation.
La diligence qui fait le service entre Lota et Concepcion est une grossière voiture à 6 places entourée de rideaux de cuir, et suspendue sur des lames de bois comme en Sibérie. Aucun ressort ne saurait résister aux chocs d'une route qui n'en est pas une: nous nous en apercevons bientôt aux sauts et soubresauts. Un plaisant remarque qu'il serait prudent de numéroter nos os. Pour voir la campagne, je m'étais placé sur le siège: un bâton qui sert à la mécanique menace à tout instant de me casser la jambe. C'est du nouveau: il en faut aussi en voyage.
Chili.—Types d'Araucaniens.
Nous traversons une plaine sablonneuse, où ne croissent que quelques buissons et le coïbo, espèce de chêne aux feuilles odoriférantes. Nos 7 chevaux galopent dans la boue, dans les cours d'eau, et boivent l'eau froide tout baignés de sueur. Pour éviter les mauvais pas, le cocher les lance hors la route, à travers champs. Par-ci par-là, quelques bœufs, brebis ou cheval sur lequel se tient un penco; espèce de corbeau gris qui se nourrit de vers. Après trois heures de ce galop, nous arrivons au bord d'un lac, à la Posada, hôtel primitif tenu par un Allemand.
C'est là qu'on se restaure, pendant qu'on change de chevaux. L'hôtel est garni de plusieurs tableaux parmi lesquels je remarque le portrait de l'empereur Guillaume et l'Exposition de Paris. Il y a même un vieux piano, le premier peut-être qui ait été fait. Le jardin renferme tous les légumes et toutes les fleurs que nous avons en Europe et le verger, les fruits des zones tempérées. Sur le lac, nous voyons plusieurs canots rustiques, creusés dans un tronc d'arbre, et par-ci par-là, les gens ont un vrai type araucan. Pauvres gens! il faut bien qu'ils se mêlent au monde policé. On vient d'envahir leur territoire, et le gouvernement le vend par parcelles aux enchères. Il n'y a pas longtemps, ces Indiens pouvaient disposer eux-mêmes de leurs terres. Lorsqu'ils prouvaient par témoins qu'ils étaient possesseurs depuis plus de trente ans, ils vendaient, pour quelques milliers de piastres, d'immenses terrains, à des spéculateurs qui les payaient en nature et cotaient à 1,000 piastres un baril d'eau-de-vie.
Aujourd'hui, le gouvernement ne reconnaît plus de semblables contrats, et se déclare lui-même propriétaire. Nous remontons en voiture, et après deux heures encore de cahotement, nous arrivons au bord du Bio-Bio, la plus grande des nombreuses rivières du Chili. Elle a environ 2 kilomètres de large en face Concepcion. Là, on nous offre des tapis en peau de huanacos; mais le prix en est plus élevé que de l'autre côté des Andes. Nous passons la rivière en bac; une autre voiture nous reçoit sur le bord opposé, et peu après nous dépose à Concepcion, à l'Hôtel Coddon.
Concepcion, troisième ville du Chili, compte 25,000 habitants. Au centre, une place de 140 mètres de côté, plantée d'arbres, a la cathédrale, la banque, la mairie, pour principaux édifices. Plusieurs statues de marbre et de bronze y ont été récemment installées. On me dit qu'elles ont été prises au Pérou, comme trophée de guerre. Les rues sont larges et pavées, les maisons basses, mais bien décorées. Elles ont au centre une cour ou patio orné d'orangers. Fatigué par l'horrible route, je demande à prendre un bain. Le maître d'hôtel me fait accompagner chez un docteur qui me renvoie à un autre, et celui-ci à un troisième. Je demande pourquoi, à propos d'un bain, on me fait ainsi courir les docteurs de la ville. On me répond qu'ici on ne prend des bains que lorsqu'on est malade, et les docteurs seuls ont le nécessaire. Je dus faire mon deuil du bain jusqu'à mon arrivée à Santiago. À l'hôtel, on m'installe dans une bonne chambre, qu'un curé à mine joyeuse allait quitter. Je le trouve suçant le maté, et aussitôt il m'offre la bombilla pour sucer à mon tour; puis il m'explique, qu'ayant été curé pendant 23 ans en divers endroits, il en a assez, que la responsabilité des âmes est dure, et que maintenant il se repose dans le ministère libre.
Monseigneur Salas, l'évêque de Concepcion, venait de mourir. La cathédrale était drapée de noir, la ville en deuil. Tous les partis rendaient hommage aux qualités éminentes du saint et savant prélat. Il recevait environ 80,000 fr. par an, et il n'a rien laissé après sa mort. Il vivait modestement, et distribuait tout aux pauvres; il est mort en offrant sa vie pour l'Église et pour son pays. Lutteur infatigable, il n'a cessé de combattre le mal par l'exemple, par la plume, par la parole. Il connaissait son temps, et dans son testament, que publient les journaux, je lis ces paroles:
«La grande herejia de los tiempos actuales es la negacion del reino social de Jésus, a quien se quiere alejar i desterrar de las instituciones sociales.
«El mundo, o sea las sociedades humanas, marchan por esto a espantoso cataclismo, i para salvarlas es menester que los hombres de buena voluntad trabajen sin descanso en el sostenimiento i en la propagacion del reino social de Jesu Cristo. Para esto he consegrado esta Diócesis a su sacratissimo Corazon, i pido con toda mi alma al clero i fieles de mi Diócesis que cultiven i defiendan esta devocion fecundissima en bienes de todo jénero.»
«La grande hérésie du temps présent est la négation du règne social de Jésus-Christ, qu'on voudrait arracher aux institutions sociales. Le monde, soit les sociétés humaines, marchent ainsi à un cataclysme épouvantable, et pour les sauver, il faut que les hommes de bonne volonté travaillent sans relâche au soutien et à la propagation du règne social de Jésus-Christ. C'est pour cela que j'ai consacré ce diocèse à son sacré Cœur, et je demande avec toute mon âme, aux prêtres et aux fidèles de mon diocèse, de cultiver et de défendre cette dévotion, très féconde en biens de toute sorte.»
Dans la rue, je rencontre des chevaux attendant aux portes des magasins que leur maître ait terminé ses affaires: les uns sont libres, les autres ont des entraves aux pieds. J'en vois même qui ont la tête enveloppée d'un linge, pour les forcer à garder leur poste. De nombreuses voitures conduisent les voyageurs sur tous les points de la ville, moyennant 50 centimes la course. Quelques-unes portent cette inscription: Sorteo; renseignements pris, c'est un maître voiturier qui, pour s'assurer plus de travail et supplanter ses confrères, donne une contre-marque numérotée à tous ceux qui font une course dans ses voitures. À la fin du mois, il tire au sort, et le numéro sorti donne à la pratique la somme de 15 pesos (60 fr. environ). Méthode à signaler!
Je passe la soirée chez M. Risopatron, président de la Cour d'appel. Ce digne magistrat préside aussi une conférence de Saint-Vincent de Paul, qui visite de nombreuses familles pauvres; il y en a une seconde parmi les élèves du Collège. Il me renseigne sur l'organisation judiciaire au Chili. Le tribunal de première instance compte un seul juge, la Cour d'appel cinq. On peut avoir encore recours à la Cour suprême, siégeant à Santiago, qui connaît du droit et du fait.
Je déjeune chez MM. Eschecopar, qui tiennent un des plus beaux magasins d'articles de Paris. Comme dans tous les pays nouveaux, les articles sont nombreux et variés, depuis la malle et le parapluie jusqu'à l'orfèvrerie et la vaisselle. Dans les petites villes et les villages, les magasins tiennent ensemble tous les objets imaginables et inimaginables. Nous causons sur les usages du pays. Les Chiliens regardent parfois l'étranger qui se fixe ici comme un intrus, et appellent en termes de mépris gringo les Anglais et les Allemands, Bacicia les Italiens, godos les Espagnols, gavachos les Français. On peut voir par leur nom que plusieurs des principales familles du pays descendent d'étrangers, et surtout d'Anglais. Ceux-ci arrivent, comme partout, avec un capital et accaparent bientôt les bonnes affaires, puis se marient dans le pays, et leurs enfants sont Chiliens.
Selon mon habitude, je fais une visite à l'hôpital: on apprend toujours beaucoup en voyant et en interrogeant les malades. À Concepcion, 15 Sœurs de Charité soignent là 240 malades, et dans un autre établissement de l'autre côté de la rue, elles ont 124 malheureux de toute sorte: vieillards, imbéciles, idiots et enfants trouvés, et une petite fille de huit ans, grande de 40 à 50 centimètres, ayant la figure humaine, mais, pour le reste, en parfaite ressemblance avec le singe. Elle ne parle pas, et tous ses mouvements sont ceux du singe. Elle a été apportée de la campagne, où elle a un frère présentant le même phénomène. Tous les médecins sont venus la voir et cherchent la cause de ce fait.
Les bonnes Sœurs me parlent de la supérieure de l'hôpital de Talca, qui est revenue de France dans le navire l'Aconcagua. Fille unique d'une riche famille, elle est allée recueillir l'héritage paternel, et après l'avoir distribué aux pauvres, elle retourne soigner les malades aux antipodes de sa patrie. Pour les enfants de Dieu, les sentiments de la nature ne sont pas détruits, mais fortifiés; un horizon plus large les étend à l'humanité et au-delà du temps; la vie pour eux n'est qu'un voyage, les biens un embarras; la famille va avec les pauvres, et avec la patrie, le ciel!
De Concepcion, en remontant le Bio-Bio, on est bientôt en Araucanie. Je ne veux pas manquer une si belle occasion de voir chez eux les Indiens, d'autant plus que le chemin de fer va jusqu'à Angol. Je me rends donc à la gare, où, à une heure après midi, la locomotive siffle et nous emporte. Les wagons sont ceux de l'Amérique du Nord; la gare est luxueuse, la voie a 1 mètre 40; elle remonte le Bio-Bio sur la rive droite. La nature présente le tableau de notre mois de décembre; les arbres sont sans feuilles et le blé commence à peine à sortir de terre; la végétation est pauvre.
Je trouve dans mon wagon M. Risopatron fils, qui s'en va surveiller ses terres à Robléria, près Angol. Il m'aborde et me dit: «Ma mère m'a annoncé que nous ferions route ensemble.—Je me réjouis, lui dis-je, mais j'aurais dû vous voir hier chez vous.—Il répond: Je passe mes soirées chez ma fiancée, je dois me marier dans un mois.» Je montre à mon interlocuteur le bac qui, avant-hier, m'a ramené de l'autre rive du fleuve, et il me dit: «Vous n'êtes au Chili que depuis trois jours, et vous avez déjà passé le Bio-Bio; moi qui ai vingt ans et qui suis né à Concepcion, je ne l'ai pas encore passé.—Cela m'étonne, peu: l'étranger, sachant qu'il sera peu de temps dans un pays, se hâte de le parcourir et de l'étudier sous toutes ses faces; l'habitant du pays se dit toujours qu'il aura le temps.»
Pont de lianes dans le sud du Chili.
Pendant que nous causons, la locomotive parcourt ses 30 kilomètres à l'heure. Nous passons en face d'une grande carrière où de nombreux ouvriers sont occupés à extraire les pierres qui servent à paver les rues de Concepcion, et bientôt nous arrivons au Lecha, affluent du Bio-Bio, que le train passe sur un pont en poutrelles de fer. Là, on s'arrête dix minutes pour prendre le thé, puis la route entre dans une région plus productive et mieux cultivée. Les ranchos, néanmoins, sont toujours de misérables cabanes de chaume ou de branchages. Nous voyons quelques plantations de vignes, mais maigres et sans force. Les troupeaux se montrent plus nombreux. Nous parlons agriculture, et M. Risopatron m'engage à aller passer, le lendemain, la moitié de la journée avec lui, pour voir son genre d'exploitation. «Il n'y a qu'un train par jour sur la ligne, me dit-il, mais adressez-moi un télégramme, et je vous enverrai un cheval qui, dans deux heures, vous amènera chez moi. Vous y dormirez et prendrez le train du lendemain.—Bueno, j'accepte, mais si vous ne recevez pas de télégramme, ce sera une preuve que ma visite aux Indiens aura pris tout mon temps.»
À quatre heures et demie, le train entre en gare à Angol, et une voiture m'amène à travers la ville chez M. Ducasseau, pour lequel M. Darmendrail m'avait remis une lettre. «Soyez le bienvenu,» me dit-il, «les Français chez nous sont toujours chez eux.» Je lui explique le but de ma visite et lui demande à parcourir la ville avant qu'il fasse nuit.
Angol, sur les bords du Pilcomen, affluent du Bio-Bio, compte 6 à 7,000 habitants. Ses rues sont larges, sa place vaste et plantée d'arbres, avec une fontaine au centre. Les maisons, comme dans tous les pays nouveaux, sont en bois, en briques, en adobe, et couvertes en tuiles rondes. Elles n'ont qu'un rez-de-chaussée. Chemin faisant, nous entendons les sons de la guitare accompagnant des voix féminines. Nous nous arrêtons pour écouter. Devant une fenêtre on tire le rideau, et nous voyons deux fillettes, une de treize ans, l'autre de sept ans, chantant sur la guitare une espèce de cantilène, fort semblable aux chansons genre arabe qu'on entend en Espagne et en Corse. Elles conservent la mesure en se regardant mutuellement de leurs grands yeux noirs. Nous rencontrons des officiers et des soldats costumés à la française. Nous visitons quelques maisons et rentrons pour le souper.
M. Ducasseau est à la tête de la plus importante maison de commerce d'Angol; son magasin contient ce qu'il faut aux populations des campagnes, qui ne cessent d'affluer. Il a quatre jeunes gens pour l'aider, et ils peuvent à peine suffire à la besogne. Il va s'en aller à Temuco, à 45 lieues plus au sud, pour y fonder une maison analogue, qui prendra un grand développement aussitôt que le chemin de fer aura atteint cette région.
Tout en dînant, M. Ducasseau me met au courant des usages commerciaux et sociaux des Basques dans ce pays. Comme dans le reste de l'Amérique du Sud, ils ont ici la majorité dans la colonie française; ils s'aiment et se soutiennent. Ils ont plusieurs Sociétés indépendantes, mais elles s'unissent pour l'achat. Un d'eux est chargé de fournir à toutes, les marchandises, et en achetant ainsi par 100,000 piastres à la fois, ils obtiennent des faveurs qui leur permettent de vendre meilleur marché que les autres. Les jeunes gens qui arrivent des Pyrénées viennent parfois pour éviter le rude métier du soldat. Ils sont reçus ici et installés dans les maisons à titre d'apprenti. Ils n'ont d'autre paye que le logement, le vêtement, la table et un peu d'argent de poche: mais après quelques années, s'ils sont intelligents et appliqués, ils sont associés et reçoivent tant pour cent sur les bénéfices. Ils se marient peu dans le pays; le Français est habitué aux femmes travailleuses et ménagères et va généralement se marier en France.
Après le dîner, nous allons à la recherche d'un cacique indien, salarié par le gouvernement, afin que, le lendemain, il puisse de bonne heure nous conduire chez ses compatriotes. La nuit est profonde: quelques rares lampions au pétrole nous servent de points de repaire. À chaque coin de rue, un soldat équipé monte la garde. Il y a peu de temps, la vie était peu en sûreté, soit à cause des Indiens en révolte, soit à cause de Belamino Mendoza, audacieux et célèbre brigand, qu'on vient de tuer il y a un mois. Enfin, nous arrivons à la maison du cacique. Il n'y est pas; sa femme nous donne un enfant, qui vient nous montrer la maison où nous devons le rencontrer.
Il vient avec nous, et nous l'installons devant une bouteille de cognac, dont la vue le fait sourire de bonheur. Il est vêtu à l'européenne: pantalon et macferlan, chapeau calabrais, grand, fort, figure large, brune et aplatie: on le prendrait pour un brigand des Calabres.
«Je désire visiter les gens de ta nation; demain matin tu vas me conduire chez eux. Je désire les voir dans leurs foyers, pour en parler à mes compatriotes.—Bueno, tes compatriotes les verront, car il vient d'en partir plusieurs, avec leurs costumes et leurs lances, qu'un Français est venu chercher pour les conduire à Paris.—Paris n'est pas leur pays; pour moi, je désire les voir chez eux, avec leurs vieillards, leurs femmes et leurs enfants; connaître leur travail, leur cuisine, leur couche; en un mot, les surprendre dans tout leur naturel.—Bueno, demain matin, nous irons à leurs ranchos, au bord de la rivière.—Comment t'appelles-tu?—Juan Colipi Ancamilla est mon nom: Colipi me vient de mon père et signifie: Aqua colorada; Ancamilla me vient de ma mère. Colipi est un grand nom dans ma nation. Mon père était fort respecté. Nous étions vingt frères et je suis le cadet; un de mes frères était lieutenant, en 1839, dans une insurrection au Pérou.»
«Quelles sont les croyances religieuses de ta nation?—Nous croyons au Dieu créateur de toutes choses, et à la vie future; nous honorons Dieu, non dans les images, mais en esprit, nous le figurant vivant sur une montagne, ou dans certains endroits. Nous l'honorons, et nous lui offrons les prémices de ce qu'il nous envoie.—Peux-tu me montrer comment vous faites pour l'honorer?—Là-dessus, Colipi se lève, prend son verre, et dans une attitude grave et solennelle, prononce ces mots, que j'écris d'après le son qui en vient à mon oreille: «Enema-pu ía peomain enimy vlà vatemu tuvacì—Enema-pou putuamaï guè mi mi vlà ustralè imoguen.» Puis il lève les yeux au ciel, et vide son verre sur le sol.—Peux-tu m'expliquer en espagnol ce que tu viens de dire en indien?—Ce que je viens de dire signifie à peu près ceci: Grand Dieu, père de toutes les créatures, tu es bon en me donnant aujourd'hui cette excellente boisson, et je t'en offre les prémices. Puis il ajoute: Pour ce soir, laissez-moi rentrer chez moi; ma femme doit m'attendre pour le souper. Je viendrai demain vous chercher à sept heures.» Après le départ du cacique, M. Ducasseau et moi faisons une visite à l'hôtel d'Angol, où nous trouvons de nombreux officiers, et M. Thomas Mackay, Anglais né au Chili, qui s'en va au fort de Chiguaïhué, sur ses terres. En apprenant le but de mon excursion, il me dit: «Venez chez moi, à cinq lieues d'ici, j'ai une vaste propriété, où j'emploie environ 200 Indiens; nous irons chez eux et vous pourrez les voir à votre aise.—Bueno, j'accepte, nous partirons demain vers dix heures, au retour de l'excursion avec le cacique.»
À onze heures, M. Ducasseau m'introduit dans la chambre qu'il m'a fait préparer, et se retire. Une rapide inspection à mon nouveau domicile me fait bientôt découvrir des fusils, des revolvers, des poignards, des coutelas; évidemment nous sommes en pays d'Indiens. Déjà M. Ducasseau m'avait dit que deux de ses jeunes gens, à tour de rôle, dormaient dans le magasin, où ils, avaient à leur disposition un petit chien pour aboyer, et un énorme bull-dog, pour tuer sans aboyer, l'audacieux qui voudrait pénétrer dans la maison. On lui a coupé la queue et les oreilles, pour que, dans les luttes avec d'autres chiens, il ne soit pas pris à ces parties sensibles.
Le matin, je témoigne un peu ma surprise de me trouver dans un arsenal, mais on me dit que les Araucans ne sont soumis que depuis un an; que l'an dernier ils avaient encore formé une réunion de mille cavaliers, et qu'ils avaient brûlé trois villages chiliens, volant le bétail et tuant les habitants; qu'à la suite de ces faits, le gouvernement a envoyé des troupes, qui ont envahi le pays jusqu'au fleuve Cautin et établi partout des forts pour tenir en respect les guerriers; que, par suite, on a pu reconstruire dans l'intérieur la ville de Villarica, à trois journées de cheval au pied du volcan de Villarica, ville qui, fondée il y a trois siècles, à l'époque de la conquête, avait été détruite ensuite par les Indiens.
À la suite de cette prise de possession, le gouvernement se propose de coloniser le nouveau territoire, et commence par y appeler 2,000 familles d'Europe. On leur paie le voyage, on leur fournit le bétail, les instruments aratoires, et les vivres pendant un an. Elles remboursent les avances en cinq annuités, et sont propriétaires après dix ans.[Table des matières]
CHAPITRE XV
Les prisonniers. — Les ranchos indiens. — Vêtement. — Mobilier. — Nourriture. — Les femmes. — Les enfants. — Les bijoux. — Les armes. — L'industrie. — Les funérailles. — Le calendrier ficelle. — L'excursion au fort de Chiguaïhué. — Un fort abandonné. — Apostrophe à deux cavaliers. — Les frères Mackay. — La chasse. — Un camp indien. — La chasse au mauvais esprit. — Musique. — Danse indienne. — Détails sur la ferme. — Le blé. — Le bétail. — Le tabac. — Les forêts. — La main-d'œuvre. — Les machines. — Le gibier. — La petite araignée. — Son ennemie, la mouche. — La Samo-cueca. — Les bâtiments. — Les ateliers de réparations. — Le petit Indien. — Le Cacique et sa famille. — Un jugement plus facile que celui de Salomon. — Le mariage chez les Araucans. — La naissance. — La médecine. — La sorcellerie. — Une grande partie de Chuenca. — Retour à Angol. — Les franciscains. — Le pater Araucan.
Vers sept heures et demie, Colipi arrive et nous le suivons. Dans la rue, les prisonniers arrangent la chaussée, et sont gardés par quelques soldats. Angol, chef-lieu du territoire, possède la prison centrale. C'est là que réside le gouverneur avec pouvoir civil et militaire; il a un bataillon de 300 soldats.
Au sortir de la ville, nous marchons vers l'est. Après avoir traversé quelques champs de blé et des terrains incultes, nous arrivons bientôt au pied de gracieux monticules, baignés par la rivière. Là sont plusieurs pauvres ranchos de roseaux et de paille. J'ai de la peine à croire que des gens y demeurent; mais, à ma grande surprise, en entrant dans le premier, j'y vois une vingtaine de personnes, toutes accroupies à terre. Les hommes fument la pipe, les femmes préparent la nourriture. Les unes brûlent le blé ou l'orge dans un chaudron, les autres le broyent sur une pierre, comme nos peintres le font pour les couleurs. Une vieille passe la farine au tamis, et une troisième la délaie dans une grande marmite posée sur le feu.
Chili.—Types d'Araucaniens en voyage.
L'attitude de tout ce monde est peu rassurante: ils regardent d'un air moitié étonné, moitié fâché. Je remarque que notre cacique, après avoir prononcé le salut habituel: «Mari mari Compagnero», se tenait au dehors. Serait-il considéré par les siens comme un transfuge, et sa présence serait-elle cause que nous sommes moins bien reçus? Toutes ces questions se pressaient dans ma pensée, et je trouvai prudent de ne perdre de l'œil aucun des guerriers. Leur chevelure est d'un noir d'ébène et coupée à la hauteur du cou; les pieds et les bras sont nus. Une étoffe de laine bleue entoure leur corps, de la taille aux jambes. Ils portent sur leurs épaules un puncho rayé de rouge, de bleu et de blanc. Leurs yeux sont noirs, leur regard est fier: ils s'entourent la tête d'un cerceau formé par un mouchoir, à la manière des ouvriers espagnols, et arrachent les poils de leur barbe, n'en laissant qu'une ligne au bord de la lèvre supérieure. Les femmes jeunes sont fraîches et roses: leurs bras sont nus, et jetant en arrière le manteau de laine bleue lié au cou, elles laissent voir une partie des épaules. La même laine bleue entoure leur corps, et pend en jupon serré, jusqu'aux pieds toujours nus. Les oreilles portent de gros pendants en argent, minces et larges de 10 centimètres, longs de 7. Le cou est orné d'un collier dur de 4 centimètres de haut et couvert de perles ou jets d'argent. Sur la poitrine elles portent d'autres ornements d'argent.
Les enfants sont entourés de linge, et emmaillottés dans une litière de bois, qu'on présente souvent devant le feu pour les chauffer. Je cherche les lits: on me montre des peaux de bœuf, de cheval et de mouton, qu'on étend à terre. Je vois aussi dans un coin un petit plancher élevé de 20 centimètres, et qui doit certainement servir de lit à un des nombreux couples.
Les objets de ménage sont variés: des marmites en terre cuite, des plats et des cuillères en bois, des verres en corne, des vases en peau d'animaux. Je prie un des guerriers de me montrer ses armes; il détache du plafond une lance longue de 7 mètres. Le fer, en forme de baïonnette, est attaché au moyen de lanières de cuir ou tendons d'animal, à une longue perche dure et légère de la famille des cannes à sucre. Il me montre aussi un coutelas.
Pour ne pas abuser de ces bonnes gens, sur le point de prendre leur nourriture, nous leur disons: «Mari mari compagnero» et nous allons plus loin à un autre rancho. Il est aussi petit et aussi peuplé; la fumée empêche la vue et fait pleurer les yeux.—«Mari mari compagnero», que Dieu vous garde, compagnons; puis le cacique leur explique que je viens les voir pour parler à mes compatriotes des bons Araucans. Là aussi on prépare la nourriture; mais à côté de la soupe de farine brûlée, je vois une femme qui met dans une marmite des moitiés de pêches séchées au soleil. Près de là, dans une casserole, cuit de la viande; mon compagnon demande au cacique: «Es caballo?» Il lui répond: «No, es vaca.»
À un troisième rancho, un Indien, avec un bout de fer attaché à un bois, prépare des cuillères avec une grande habileté. Une vieille femme, dans un coin, tousse et semble près de sa fin. Dans le quatrième rancho, je remarque un métier vertical et mobile, sur lequel on a étendu les fils de la trame. Je prie l'Indienne de travailler devant moi; elle le fait avec beaucoup de grâce. Ne se servant que des mains, l'opération est longue et difficile. Elle passe une règle de bois entre les fils, et la dresse sur le côté pour former le vide; elle y passe les fils avec la main, et frappe dessus avec une autre règle pour serrer la toile.
Je demande à voir filer la laine: on m'en montre de parfaitement propre et bien cardée. Un long et grand fuseau qu'on tourne à la main reçoit le fil, puis on le double pour la toile; celle-ci est ensuite teinte en bleu foncé dans l'eau bouillante et colorée avec une certaine pierre bleue. Dans un autre rancho, nous voyons une grande caisse, et je demande ce qu'elle contient: «C'est mon père,» dit un guerrier; «il vient de mourir il y a quinze jours; nous ferons les funérailles dans une semaine.» Plus le décédé est placé en dignité, plus on l'honore en retardant la sépulture. S'il s'agit d'un cacique, on l'expose sur les branches d'un arbre, et les caciques voisins viennent lui rendre honneur. Colipi demande à boire, il parle depuis longtemps; on lui présente une corne de bœuf pleine d'eau, dans laquelle on a délayé de la farine; puis je lui dis: «Conduis-moi au cimetière des Indiens.» Dans un coin peu éloigné, au bord de la rivière, on a choisi un petit monticule, sur lequel diverses surélévations indiquent plusieurs enterrements. «C'est ici,» me dit-il, «que mes compatriotes enterrent leurs morts. Dans la caisse, on place des vêtements, de l'argent, des comestibles, de l'eau, du sel pour le grand voyage. Si c'est un cacique, on tue un cheval et on l'enterre avec le mort, afin qu'il puisse arriver dans l'autre monde à cheval.»
Nous visitons un sixième rancho, où je vois deux petits emmaillottés; un de deux mois, un de deux ans. Le premier a tous ses beaux cheveux noirs et touffus comme une grande personne. Les petits qui peuvent réchapper de cette fumée et de ce manque de soins ne peuvent être que solidement constitués. Je vois aussi dans ce rancho de la graine de millet et de lin. Celle-ci, probablement, leur sert pour faire de l'huile. J'ai trouvé le lazo dans tous les ranchos. On y voit aussi une ficelle à nœuds; elle sert à compter les jours. Lorsqu'une réunion de caciques décide un soulèvement ou une expédition, on donne à chacun une ficelle, avec le même nombre de nœuds. Rentrés chez eux, les chefs réunissent les guerriers; et chaque jour ils dénouent un des nœuds. Lorsqu'ils sont au bout, on part pour l'endroit fixé au rendez-vous; et ainsi tous y arrivent ensemble.
Nous disons aux Indiens un dernier mari mari, et revenons chez M. Ducasseau, où nous attendait M. Mackay avec ses chevaux sellés. Nous faisons un rapide déjeuner et l'on prépare la toilette: longues bottes, éperons d'argent massif forme moyen âge, ceinture d'où pend à droite le revolver, à gauche le coutelas; chapeau mou, puncho sur les épaules et lazo suspendu à la selle. Nous avons l'air de trois brigands calabrais. Un domestique nous suit, et nous voilà trottant, galopant dans l'eau, dans la boue comme dans le bon chemin. Mon cheval est solide, son trot est doux, mais il ne veut pas être au-dessous des autres, et saute après eux les fossés, manœuvre un peu nouvelle pour moi.
Le temps est sombre, la température à quelques degrés sur le zéro. La nature est magnifique: c'est bien l'hiver avec les arbres sans feuilles et la terre sans moissons, mais un tapis vert la recouvre, et les collines qui nous entourent portent par-ci par-là des bouquets d'arbres et des forêts. Sur un joli plateau, nous trouvons un fort abandonné. Sa construction est bien simple: un fossé, de quatre mètres de large et autant de profondeur, entoure un terrain d'environ deux mille mètres carrés, sur lequel se trouve un canon et une baraque pour cinquante hommes. Un peu plus loin, deux hommes à cheval s'avancent vers nous, et M. Mackay les arrête et les interpelle: «À qui sont ces chevaux?—Ils sont à moi, répond l'un d'eux.—Qui es-tu et d'où viens-tu?—Je suis un tel et demeure en tel endroit, d'où je suis parti pour aller à Angol.—Bueno, fais ton chemin.»—Un peu surpris de cette manière de haranguer les passants, j'en demande la raison. «Il y a ici bien des voleurs d'animaux, me dit-il, «il est bon de les surveiller; si cet homme m'avait volé ces bêtes, j'aurais pu le reconnaître à l'embarras de ses réponses.»
Nous arrivons à un deuxième fort aussi abandonné, puis la route devient tellement mauvaise, qu'il faut la quitter pour patauger dans les prairies voisines. Enfin, après une heure trois quarts de trot et de galop, les cinq lieues sont franchies: nous sommes au fort de Chiguaïhué. Des chiens de toute race viennent fêter leur maître; puis nous entrons dans la maison, où M. Mackay nous présente à son frère Brownlow, ingénieur. Celui-ci nous a préparé une bonne chambre et un excellent déjeuner. «Comment avez-vous pu savoir que nous venions trois au lieu d'un, lui dis-je?—Le télégraphe m'a tout dit. Mon frère, qui remplit ici les fonctions de subdelegado, ou représentant du gouvernement, l'a à sa disposition.» Durant le déjeuner, on essaie d'établir la conversation en une langue commune, mais c'est difficile, et on parle un mélange de français, d'anglais et d'espagnol, qui excite au plus haut point notre gaieté, déjà stimulée par les meilleurs vins du pays. Après le repas, on monte à cheval et l'on prend le fusil, car le gibier abonde. Pour ma part, j'ai un autre excellent cheval, selle anglaise, étriers de bois enfermant tout le pied, et éperons dont la roue a 6 centimètres de diamètre. Un excellent chien d'arrêt nous précède. Au bord d'une lagune, on tire plusieurs fois les canards. Plus loin, le chien s'arrête; on tire une perdrix, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'après deux heures de trot, nous arrivons au bord d'un ruisseau vers le pied d'une colline, au campement des indiens. Nous visitons d'abord le rancho du cacique. «Mari mari, patron. Que Dieu te garde, patron.—Mari mari, senores. Que Dieu vous garde, Messieurs.—Nous venons voir tes terres et tes Indiens, permets-tu que nous entrions dans les ranchos?—Allez et voyez Caballeros.»—Nous entrons dans plusieurs cabanes: mêmes types, mêmes ustensiles, même manière de vivre et de se tenir, que j'avais vus le matin. Les jeunes gens des deux sexes sont parfaitement constitués. Les jeunes mères soignent leurs bébés avec amour, et tout en fumant la pipe, elles portent sur leur dos leur bébé ficelé à son berceau. Quelques-unes font de fort jolis paniers d'osier. Les hommes, en général, regardent travailler les femmes. Les petits enfants qui commencent à marcher s'enfuient à notre approche; mais, rassurés par les parents, ils reviennent jusqu'à nous prendre des pièces de monnaie. M. Ducasseau s'adresse à une femme:—«Quelle est ta religion?—Celui qui a créé le ciel et la terre est mon Dieu, et je l'appelle mon Père; il y a un autre monde où nous allons tous après la mort.» Comme je montre mon étonnement de la longueur des lances, ce qui doit en rendre le maniement difficile à cheval, M. Mackay donne sa monture à un jeune indien, qui la monte armé de sa lance: sans étriers, il la pousse au grand galop dans la plaine, à la colline, faisant tournoyer le bâton de la lance au-dessus de sa tête, poussant des pointes en avant, de côté, en arrière, parant les coups avec une agilité extrême, toujours en poussant des cris qui effrayent l'adversaire et animent le cheval. C'est ainsi qu'opèrent les guerriers, lorsqu'un membre de la famille est malade. Ils guerroyent autour de leur rancho avec l'esprit mauvais pour l'en chasser. Ces guerriers se sont tous battus avec les soldats du Chili, et plusieurs en portent les traces. M. Mackay m'en montre un qui a eu la mâchoire traversée par une balle.
Nous aurions voulu faire danser ces bons Indiens. Leurs instruments sont la fanfornia, petite aiguille qu'ils agitent entre les dents; une sorte de trompette, et le tambourin. Leur danse est grave, et on la dit gracieuse; mais la pluie arrive, et nous remontons en selle pour galoper vers la maison. Le vent était froid et nous jetait dans la face une eau glacée. Je bénis le puncho qui me garantit comme une cuirasse. À la nuit nous sommes au logis, et M. Mackay veut bien me donner quelques détails sur sa ferme. Il la possède depuis quatre ans, et elle lui coûte environ 60,000 piastres (300,000 fr.). Elle contient 8,000 hectares achetés au gouvernement. On paie à l'État le tiers comptant, et les deux autres tiers en dix annuités sans intérêts. Il sème en blé 550 hectares, et laisse ensuite le terrain reposer plusieurs années. Il met deux hectolitres de semence à l'hectare, et en récolte en moyenne 40. Il emploie 60 charrues américaines. L'Indien les conduit mieux que le Chilien. Il loue 40 Indiens par jour l'hiver, et 140 l'été, pour la récolte. Il emploie toute l'année 60 Chiliens, pour les clôtures en bois, ateliers de réparations, surveillance des animaux et autres travaux. Le salaire est de 1 fr. 25 l'hiver, de 2 fr. 50 l'été; et pour les femmes, de 1 fr. 50, plus la nourriture, consistant en soupe de farine et haricots, dont le coût est de 8 sous par homme et par jour. La main-d'œuvre lui revient à environ 6 fr. par hectolitre de blé, et il le vend à Talcahuano environ 20 fr. Le transport de la ferme au port de Talcahuano lui coûte 1 fr. 50 l'hectolitre. Pour éviter la maladie du charbon, il lave le blé dans de l'eau au sulfate de cuivre. Il laboure trois fois la terre, puis la sème à raison de 28 hectolitres par jour. Pour la récolte, 6 Indiens coupent un hectare de blé dans un jour; mais avec la machine Wood, traînée par des bœufs, un seul homme coupe 6 hectares par jour. Pour le nettoyage, il se sert de la machine américaine, avec un moteur mobile à vapeur, de la force de 8 chevaux. Il peut ainsi séparer de l'épi et de la paille 300 hectolitres par jour. Le district a donné 35,000 hectolitres, il y a deux ans; 80,000 l'an dernier et ce chiffre sera doublé cette année. M. Mackay a essayé aussi avec succès la culture du tabac; il s'occupera plus tard de la vigne et de l'exploitation de ses belles forêts. Pour le moment; il soigne l'élevage du bétail; il a déjà 1,000 bœufs et en aura bientôt 5,000. Il a acheté les vaches maigres à 30 piastres (150 fr.), et les bœufs maigres à 50 piastres (250 fr.); et après les avoir engraissés durant quatre mois dans ses beaux pâturages, il les revend avec 30% de bénéfice. Les bœufs pour la boucherie sont vendus à l'âge de 4 à 5 ans.
Chili.—La Samo-Cueca: Danse nationale.
L'Indien est maintenant soumis, il n'y a plus que cinq soldats au fort. Mais, il y a deux ans, il était encore en lutte. M. Mackay avait vu tuer un soldat dans sa propriété, par un coup de lance; il avait lui-même tué deux Indiens et avait manqué d'en être tué, lorsqu'il en poursuivait une vingtaine qui lui avaient volé du bétail. Maintenant ils travaillent volontiers, et seraient d'excellents ouvriers, s'ils n'avaient l'habitude incorrigible de mettre tout ce qu'ils gagnent en eau-de-vie, et leur plaisir à se soûler.
En fait de chasse, le renard abonde; puis on tue le canard, la perdrix, la grive et la bécasse. On a aussi un petit lion, mais pas de loups, pas de serpents, ni autre fauve ou reptile malfaisant; toutefois, une petite araignée est très dangereuse; elle a le derrière rouge, et c'est là qu'elle tient son venin: elle y passe rapidement ses pattes, les porte à la bouche; s'élance et mord. Si l'on ne cicatrise immédiatement avec l'alcali volatil, la personne mordue se tord dans d'affreuses douleurs, et reste comme folle pendant huit jours; puis elle revient à elle, et quelquefois elle en meurt. Durant la récolte, plusieurs hommes sont piqués tous les jours. Heureusement, cette araignée a trouvé son ennemie dans une petite mouche qui, elle aussi, a le derrière rouge. Elle saute sur l'araignée, la pique et s'envole; elle revient à la charge plusieurs fois, jusqu'à ce que l'ennemie vaincue tombe et meurt.
Pendant que nous causons, l'heure du dîner arrive; puis on organise la danse nationale ou la samo-cueca. Don Manoel, le majordome, est introduit avec sa femme et ses deux demoiselles, gracieuses enfants de 15 à 18 ans. La samo-cueca commence: M. Brownlow, avec la plus jeune des demoiselles, chacun un mouchoir à la main, s'avancent, pirouettent, s'éloignent et reviennent, pendant que la guitare joue un pas de valse, que l'exécutante accentue encore par le chant, et que d'autres battent des mains en cadence. Le symbole de la danse semble être l'attention que le cavalier veut attirer sur lui; la danseuse se défend et finit par laisser tomber le mouchoir au cavalier qui se met à ses genoux. M. Brownlow exécute ses mouvements avec vivacité et brio; la jeune fille, avec grâce et modestie. Puis vient le tour de M. Thomas, qui, plus grave et avec des regards pénétrants, ressemble un peu à un magnétiseur. M. Ducasseau vient s'essayer aussi avec l'imposante matrone, mère des deux jeunes filles, et montre que, dans les montagnes basques, on est aussi gracieux danseur. La danse se retrouve chez tous les peuples; la samo-cueca m'a paru bien plus convenable et moins dangereuse que les genres de danse où la danseuse est dans le bras du danseur.
À onze heures, je quitte le bal et me réfugie dans mon lit, où, sous une bonne peau de huanaco, je peux braver le vent qui souffle comme le Pampero, et amène une pluie torrentielle, qui dure jusqu'au matin. Je me lève de bonne heure, pour rédiger à la hâte mon journal de voyage. Vers neuf heures, tout le monde est levé, et après le thé, pendant que M. Ducassau s'en va tuer grives et perdrix, je visite, avec M. Mackay, les bâtiments de la ferme. Le vieux fort ne sert plus qu'à recevoir les animaux; il pouvait contenir 1,000 combattants; et un mamelon, vers le Malieco, rivière qui coule au bas dans la vallée, était réservé à l'artillerie. Maintenant nous y trouvons le bureau du télégraphe, tenu par une gentille Chilienne, qui le fait manœuvrer devant nous. Nous inspectons les charrues, les machines, les ateliers de réparation. M. Mackay va construire lui-même ses chars, avec le bois d'un arbre indigène appelé litre, sorte de bois de fer. Ses feuilles, ou seulement la rosée qui y séjourne, fait pousser des boutons à celui qui les touche, comme l'arbre de croton. Le bois est blanc, très lourd et très dur. En rentrant, nous rencontrons un petit Indien de 12 ans, trottant gaiement sur son cheval. Il a pour étriers de petits anneaux de fer, où il pose deux doigts du pied. Il tient d'une main un paquet de cigarettes, où la feuille de maïs remplace le papier; dans l'autre, il porte une bouteille d'eau-de-vie. Il pense à la noce que va faire son rancho. Un cavalier nous rejoint et nous dit: «J'étais à votre recherche, le cacique est chez vous et désire vous parler.» En effet, à peine rentrés, nous trouvons sous la vérandah le cacique avec toute sa famille, en habits de fête. Le vieillard a la figure respectable, laisse tomber au vent ses longs cheveux blancs; ses habits sont propres et à vives couleurs. Il est accompagné de ses deux fils, grands garçons de vingt ans, pleins de force et de vigueur. Ses deux filles ont mis leurs plus beaux ornements, les longs cheveux noirs tombent par derrière, en deux longues tresses entourées et recouvertes de perles, ne laissant voir que le bout sur une longueur de 0m10. Pour l'une d'elles, ce bout est un mélange de cheveux noirs et de cheveux rouges. Les pendants d'oreille sont en argent et de 0m10 de large; le collier, d'argent et de perles, est aussi large que celui d'un bull-dog. Sur la poitrine brillent, au centre, de larges plaques d'argent, et sur les côtés pendent des ornements du même métal, portant au bout de nombreux petits cônes de 0m04, faisant clochette. Mais le plus bel ornement est, sans contredit, la beauté du type, la fraîcheur de la jeunesse. L'aînée des filles a l'air triste, et semble faire des efforts pour retenir ses larmes. Sur un signe, tout ce monde s'avance, et le vieillard fait le salut d'usage: «Mari mari, señor subdelegado. Que Dieu te garde, Monsieur le subdelegado: tu es ici pour rendre la justice; je viens à toi pour que tu protèges ma fille.» Il parle l'indien; les paroles sont monosyllabiques, la prononciation a des pauses et des gutturales, exactement comme en offre la prononciation des langues japonaise et chinoise. Le type de ces gens ressemble, en effet, beaucoup au type japonais, croisement de la race blanche et de la race jaune. L'interprète traduit les phrases du cacique, et lui transmet en indien les réponses du subdelegado.—«Mari mari cacique, explique-moi ta pensée—Tu vois cette pauvre fille, et il montre son aînée; elle est jolie comme les étoiles et douce comme un agneau; je l'avais mariée à un guerrier de la tribu, mais c'était un méchant homme: il la battait tous les jours avec le bois, avec la pierre, et a failli plusieurs fois la tuer. Sa patience a enduré longtemps les mauvais traitements, mais un jour elle s'est enfuie à la maison paternelle, et depuis je l'ai gardée chez moi. Or, deux enfants sont nés de cette malheureuse union; un garçon et une fille, qui sont chez le père; et je viens te demander que tu fasses rendre la fille à sa mère, parce qu'elle pourra mieux l'élever. Tu laisseras le garçon au père, parce que les hommes sont mieux élevés par les hommes. J'ai confiance que tu rendras justice à ma malheureuse fille.—Bueno, cacique, dis-moi le nom et la demeure du mari de ta fille, et je le ferai assigner pour qu'il ait à comparaître devant moi. Je ne puis juger qu'après avoir entendu les deux parties.»—Le cacique donne le nom et l'adresse, et il s'éloigne; mais je retiens l'interprète, et félicite le subdelegado de ce que, dans ce nouveau genre de jugement de Salomon, sa tâche sera plus facile. Ayant à partager non un seul, mais deux enfants entre père et mère, il pourra les contenter tous les deux. Je pose à l'interprète demi-indien, demi-chilien, diverses questions sur la famille indienne.—«Quelles sont les cérémonies du mariage?—Le mariage se fait de deux manières: lorsque le jeune homme et la jeune fille sympathisent et s'entendent, ils concertent la fuite. Une belle nuit l'époux arrive, enlève l'épouse et l'emporte à cheval dans la forêt, où ils font la noce durant plusieurs jours. Au retour, l'époux prie les parents d'accepter le fait accompli, et leur remet des cadeaux. La seconde manière a lieu, lorsque la jeune fille n'est pas décidée à se laisser enlever. Alors le jeune homme l'achète à ses parents, en leur faisant des cadeaux. Ces cadeaux consistent en vêtements, chevaux, bœufs, moutons et ornements. Chaque membre de la famille doit recevoir quelque chose, et souvent les jeunes gens donnent tout ce qu'ils ont, et s'appauvrissent à l'occasion du mariage. Si celui qui a enlevé l'épouse refusait les cadeaux, on ferait une expédition contre lui.»
Le riche et surtout le cacique prend plusieurs femmes, parce qu'il peut les nourrir avec leurs enfants; mais le pauvre n'en prend qu'une.
«Quelles sont les cérémonies à la naissance?—On réunit tous les parents pour donner le nom à l'enfant. Ce nom est ordinairement un nom toujours transmis dans la famille. Le parrain et le père se font mutuellement des cadeaux; on finit par un grand repas.—Quels remèdes emploie-t-on pour soigner les malades?—Des herbes diverses; on combat le mauvais esprit avec la lance, et on a recours à la vieille devineresse, qui découvre l'auteur de l'influence malfaisante sur le malade. Alors on le recherche, on le bat pour qu'il enlève cette influence, et s'il ne le fait pas, parfois on le tue. Pour les cérémonies, à la mort, il confirme ce que j'avais appris la veille.—La jeune mère qui est ici venue réclamer justice contre son mari peut-elle se remarier à un autre?—Elle peut se remarier.»
Pendant que nous causons ainsi, M. Brownlow passe à deux Indiens la petite boule de bois et les bâtons de la Chuenca. C'est le grand jeu des Indiens. Ils le jouent à pied et quelquefois à cheval. Nos joueurs s'animent, puis beaucoup d'autres arrivent; et, comme il y a deux chefs, bientôt on se défie entre les deux tribus. Dix guerriers d'une part, dix de l'autre, ils font de leur punchos un monticule que gardent les femmes, puis, à une distance de 100 mètres, ils posent une ligne de piquets à droite, et une à gauche, enserrant une bande large de 20 mètres, longue de 100. La petite boule, de 0m07 de diamètre, est posée au milieu, et on la tape avec des bâtons, sorte de bambous noués et recourbés vers le bout. Chaque parti doit s'efforcer de pousser la boule du côté de l'adversaire, et s'il réussit à lui faire passer la limite du bout, il gagne un point. Si la boule sort des limites latérales, on la replace au centre et on recommence. Il est beau de voir ces vingt jeunes gens, animés par leur chef, s'échelonner, arrêter la boule au passage, la repousser en l'air, la faire sauter avec force, parfois contre les bras et les jambes des adversaires. Dans ce cas, la blessure est soignée sur l'heure, en ouvrant la peau avec un couteau pour faire sortir le mauvais sang. M. Mackay avait promis une somme d'argent aux gagnants: la partie était en quatre points. Au bout d'une heure les vainqueurs arrivent les bâtons en l'air. Ils ont gagné la piastre; quel malheur qu'ils la mettent en eau-de-vie! Les caisses d'épargne sont à créer en Araucanie. Après le déjeuner nous passons encore un peu de temps à voir jouer les Indiens. J'achète la pipe du cacique, entièrement en bois, et un plat de bois que me vend une vieille Indienne. M. Mackay me donne la boule et deux des bâtons qui ont servi à la partie, et un domestique viendra à cheval porter tous ces objets. C'est la vie large, c'est la vie libre, celle de ces montagnes! Et c'est celle que j'aime. Je félicite MM. Mackay d'en jouir, et les remercie pour la bonne et généreuse hospitalité qu'ils ont donnée au voyageur; puis nous montons en selle. Les chemins, inondés par la pluie, sont convertis en lacs, mais M. Ducasseau ne s'effraie pas pour si peu, et y lance son cheval au galop. Le mien suit, et bientôt ils se couvrent de boue et nous en couvrent. M. Ducasseau décharge son fusil sur des perdrix, mais le mouvement du cheval rend difficile une telle chasse. Il tire aussi plusieurs coups de revolver sur une espèce de grive à collier rouge qui ne bouge pas et lui sert de cible. Mais la pluie arrive, et nous poussons nos vaillantes bêtes, qui nous font franchir les cinq lieues en moins de temps que la veille.
À Angol, je change de vêtement et m'en vais chez les Pères franciscains. Je les trouve occupés à faire l'école à une vingtaine d'Indiens. Un vieux Père de Porto-Maurizio (Rivière de Gênes), a perdu l'usage de sa langue natale. Il me parle moitié italien, moitié latin, moitié espagnol, et me confirme, à propos des Indiens, les renseignements que j'ai recueillis. Pour le langage, il me donne une grammaire indienne et castillane, d'où j'extrais la traduction du Pater ci-après:
Inchiñ taiñ chao, huenu meu ta mleymi: uvchigepe tami ghüy; eymi tami reyno inchiñ, meu cüpape. Chumgechi tami piel vemgequey ta huenu mapu meu vemgechi cay vemgepe ta tue mapu meu. Chay elumoiñ taiñ antü covque: perdonanmamoin taiñ huerilcam chumgechi inchiñ perdonaqueviñ taiñ huerilcaeteu, lelmoquiliñ, taiñ huerilcanoam: hueluquemay vill huera dugu, meu montulmoiñ. Amen.
Après le souper, un employé de M. Ducasseau me conduit au Mont-de-piété, où j'espère acheter des ornements indiens. J'en vois en effet plusieurs, mais leur prix est élevé, parce que les détenteurs les revendent à d'autres Indiens.[Table des matières]
CHAPITRE XVI
D'Angol à Santiago. — La grande Cordillera de los Andes. — La cordillera côtière. — La ville de Talca. — L'hôpital. — Les maladies régnantes. — Les Sœurs du Sacré-Cœur. — Le théâtre. — Le clergé. — Le marché. — Les bains de Cauquènes. — Mésaventure à Gultro. — L'hospitalité du chef de gare. — Détails sur la viticulture. — Prix des terrains. — L'ouvrier. — La Chica. — Une scierie de marbre. — Le Maïpu. — Arrivée à Santiago. — Le garçon d'hôtel et le tarif. — La cathédrale. — Le cerro de Santa-Lucia. — La ville. — Le théâtre. L'Alameda. — L'hôpital. — Les quatre Sœurs de l'Aconcagua. — Les statues des grands hommes. — Les sifflets de nuit. — La plaça de arme. — Les jeunes filles et les tramways. — Les œuvres charitables. Les talleres de San-Vincente. — Le Sénat. — La Légation de France. — Les capucins. — Don Benjamin. — L'hospitalité chilienne. — L'élection présidentielle.
Le 3 août, je remercie M. Ducasseau pour sa large et bonne hospitalité, je dis adieu à ses jeunes gens, et à huit heures, je suis à la gare pour le départ. À la station de Robléria, M. Risopatron me surprend en venant me serrer la main dans le train. Il regrette que le défaut de temps ne m'ait pas permis de m'arrêter chez lui. Je descends le Bio-Bio jusqu'à la station de bifurcation, où j'attends une heure, pour prendre le train du nord qui arrive de Concepcion.
Je profite de l'intervalle pour déjeuner avec un Basque, Jean Etchegoyen, qui veut faire tous les frais. Vers le nord, la route suit une magnifique vallée, qui s'élargit et se restreint tour à tour, depuis trois lieues jusqu'à trente. Elle est bordée par deux chaînes de montagnes: une vers l'ouest, se baignant dans la mer, l'autre vers l'est, qui est la grande Cordillera de los Andes, aboutissant sur l'autre versant à la vaste plaine des Pampas. L'une et l'autre sont couvertes de neige. La plaine est tantôt cultivée, tantôt inculte. Par-ci, par-là, de misérables ranchos, en adobe ou en chaume. Quelques orangers sont chargés de fruits; mais les oranges ne sont pas plus douces que celles de Nice. Aux gares, les femmes vendent aux voyageurs la soupe, divers plats de viande, des pâtés et des conserves de fruits.
À Chillan, ville de 25,000 habitants, la gare est envahie par une foule nombreuse, portant des bouquets de camélias. C'est le curé qui conduit son peuple faire ovation aux quatre Sœurs espagnoles de la Merced, qui se trouvent dans le train. Elles occupent aux premières un compartiment réservé, et je suis étonné de reconnaître en elles les quatre Sœurs que j'avais eues pour compagnes de voyage dans l'Aconcagua. À cinq heures, nous arrivons à Talca, où je descends à l'Hôtel anglais. Après le dîner, je parcours la ville. Elle est chef-lieu de province et contient 25,000 habitants. Elle paraît moins riche que Conception. Dans les parties éloignées, les maisons en adobe ne sont ni pavées ni crépies. Au centre, elles sont en meilleur état. À l'hôpital, je trouve les Sœurs de Charité françaises. Elles me font parcourir les salles, où elles soignent 120 malades. À la salle de chirurgie des hommes je vois plusieurs blessés: le Chilien, lorsqu'il est ivre, joue du couteau comme le Piémontais, et se laisse aller souvent à la férocité. À la salle de chirurgie des femmes sont alignés de nombreux lits occupés par les femmes de mauvaise vie. La police des mœurs n'existe pas, et il en résulte de graves inconvénients. Les maladies régnantes sont: les rhumatismes, causés par l'humidité des ranchos et des maisons non pavées; les maladies de foie, causées par les grandes chaleurs de l'été; les maladies de poitrine, produit des courants d'air; et la petite vérole, appelée ici peste, et qui sévit partout, faute de vaccination. Les Sœurs ont en ce moment vingt et un sujets atteints de cette terrible maladie, mais elles les tiennent dans une autre maison, appelée Lazaret. De l'hôpital je passe à la paroisse. Elle est située sur une grande place plantée d'arbres, avec une fontaine au milieu, dans le genre de la place de Concepcion. L'église a trois nefs avec une coupole élevée, et peut contenir 2,000 personnes. On fait l'exercice du premier vendredi du mois. Les femmes, accroupies à terre sur leur petit tapis, répondent au chapelet que récite le prêtre du haut de la chaire. Ce murmure en cadence de centaines de lèvres a son charme, et rappelle le bruit des vagues de l'océan, lorsqu'il est calme. Les hommes se groupent de préférence dans les bas côtés, près des confessionnaux. Après les litanies, le prêtre déroule un long discours, que les bébés ne peuvent supporter. Pour se distraire, quelques-uns prêchent à leur tour et à leur manière. À huit heures, je rentre à l'hôtel. Le 4 août, c'est l'anniversaire de la naissance de M. Santa-Maria, président de la République du Chili. Toutes les écoles chôment en son honneur. De bon matin, je suis chez les Sœurs du Sacré-Cœur, et je demande la Mère supérieure. Quoique Française, à la suite d'un long séjour au Chili, elle a presque oublié sa langue natale. Les Sœurs du Sacré-Cœur ont de nombreux pensionnats au Chili et au Pérou. Le gouvernement leur a même confié, à Santiago, la direction de l'école normale. À Talca, le pensionnat compte 70 élèves payant vine pension de 700 fr. l'an. Les enfants sont douces et bonnes; il faut un peu de temps pour les former à l'esprit d'ordre et de propreté. Elles aiment le théâtre et la danse, mais ces deux sortes de récréation n'ont pas encore dégénéré ici autant que dans d'autres pays. Le théâtre a été inventé pour instruire en amusant, et n'est dangereux que lorsque, déviant de son but, comme il arrive chez nous, il corrompt en amusant. La plupart des élèves viennent des campagnes; les écoles là n'existent pas, et le clergé est insuffisant. Beaucoup de prêtres de bonne famille trouvent plus commode de rester dans ce qu'ils appellent le ministère libre ou sans emploi, ou bien d'occuper des chapelanies, à Santiago. En face du Sacré-Cœur s'élève un vaste marché couvert, rempli de viandes, de poissons, de légumes et de fruits de l'Europe. On y voit aussi des moules d'une grosseur extraordinaire. Je marchande les principaux articles, et suis étonné de voir que les prix sont à peu près ceux de chez nous: la viande 1 fr. 50 le kilo, le pain 50 centimes le kilo, le vin 10 sous le litre, et le reste à l'avenant. À neuf heures, je suis à la gare pour le départ.
Le chemin de fer suit toujours la vallée, qui tantôt s'élargit, tantôt se rétrécit. Les Andes commencent à se relever; leur altitude, qui n'était que de 3,000 mètres environ au volcan Chillan vers le 37°, dépasse maintenant 5,000 mètres au volcan Maïpu. Bientôt, au 33°, elle atteindra son maximum au sommet du volcan l'Aconcagua, près de Santiago, dont l'altitude est de 6,797 mètres, dépassant ainsi d'environ 2,000 mètres l'altitude du Mont-Blanc. L'Aconcagua est le pic le plus élevé des deux Amériques. Vers le sud, après le 42°, la Cordillère des Andes va en baissant jusqu'au 52°, où elle n'atteint que 1,000 mètres; mais, à son extrémité, au 55°, le pic Darwin au cap Horn a encore 2,071 mètres d'altitude.
J'avais pris mon billet pour la station de Cauquènes dans le désir de visiter les bains de ce nom, aussi renommés pour leurs eaux sulfureuses que par le site pittoresque. On m'avait assuré que, si l'établissement des bains sulfureux de Chillan était fermé en hiver parce qu'il était alors enseveli sous la neige, par contre, celui de Cauquènes, moins élevé, était ouvert toute l'année, et des voitures partant à l'arrivée de chaque train franchissaient en 3 heures les sept lieues entre la station et les bains. J'avais prié le conducteur du train de me prévenir à la station de Cauquènes, où nous arrivons vers deux heures de l'après-midi. Mais le bonhomme oublie ma demande, et comme à Cauquènes il n'y a qu'un arrêt, le train ne fait que ralentir; puis il continue et me dépose à la station suivante, à Gultro. Là, le chef de gare, M. Manoel Alexandro Tarraxo, voyant mon embarras, cherche aussitôt un cheval pour moi, et un pour mes bagages, afin que je puisse rejoindre ainsi la station de Cauquènes, où j'espérais trouver une voiture pour les bains. Tout était prêt, lorsque survient le cocher habituel de la voiture des bains, qui assure que l'établissement est fermé, qu'il n'y a point de voiture pour s'y rendre, et que même, voudrait-on y aller à cheval, les chemins sont défoncés et l'on trouverait là-haut porte close. Dans cette situation, je prie le chef de gare de me faire conduire à l'hôtel du village, pour attendre le train qui passe à neuf heures, le lendemain, pour Santiago. Il me répond qu'il n'y a là ni hôtel ni village, et que Gultro est une simple campagne; mais que, si je veux bien accepter, il m'offre chez lui l'hospitalité. Je n'avais pas de choix, et j'accepte avec reconnaissance. Dans peu de temps, Mme Tarraxo a préparé sa meilleure chambre, et je m'y installe pour rédiger mon journal. Tout y est pauvre mais propre; les parois intérieures sont en toile tapissée et la toile du plafond est crevassée, mais que pouvaient-ils donner de plus, ces braves gens, à l'étranger, puisqu'ils donnent tout ce qu'ils ont! À cinq heures, ils m'admettent à leur table servie d'un copieux dîner. Un petit garçon de cinq ans fait la joie des parents, une fillette de douze ans nous sert et la maîtresse de maison a l'œil à tout. On m'avait peint la femme chilienne comme molle, indolente et aimant à se faire servir. Celle que j'ai sous les yeux dément ces renseignements. Après le dîner, nous faisons une longue promenade sur la voie ferrée, jusqu'à une grande ferme, où nous causons avec le seigneur de l'endroit. Un mariage dans les environs attire de nombreux invités. C'est par troupes que les cavaliers galopent à côté des amazones. Si je n'étais pressé, je serais allé moi-même à la noce; on m'assure que j'y aurais été reçu avec l'hospitalité des anciens temps. Je renonce à mon désir, et je rentre à ma chambrette pour continuer mon travail jusque assez avant dans la nuit.
Chili.—Cataracte ou Salto Del Laja.
Un vent de glace soufflait avec violence et amenait une pluie torrentielle; j'eus de la peine à me réchauffer.
Le matin, un soleil resplendissant éclairait une scène grandiose. La pluie de la plaine était de la neige dans les montagnes; elles en étaient couvertes jusqu'au pied, aussi bien la chaîne ouest que la grande chaîne. Elles paraissent plus imposantes dans leur éblouissante toilette. Après le déjeuner, je demande à payer ma note. Ces braves gens refusent tout argent, contents, disent-ils, de m'avoir tiré d'embarras. Exemple de plus à ajouter à l'esprit hospitalier des Chiliens! À neuf heures, le train arrive, et je reprends ma route. Bientôt la vallée se rétrécit pour un instant, jusqu'à ne laisser passage qu'à la petite rivière; ce point est appelé Augustura. Deux Basques français sont dans le train et parlent viticulture; excellente occasion pour me renseigner à bonne source sur ce genre de produits agricoles, qui tend à se multiplier dans le pays. Chacun, en effet, veut maintenant avoir sa vigne, mais comme les indigènes sont encore peu experts dans ce genre de culture, ils recherchent les vignerons français. Si vous pouviez m'en donner une vingtaine, me disait un grand propriétaire, je les placerais à l'instant au prix de 4 à 500 fr. par mois, avec logement et un peu de terre à cultiver pour les besoins de leur famille. Je donne au mien 600 fr. par mois. On me cite un Français qui, de vendeur d'allumettes, avec de la conduite et de l'ordre, par la culture de la vigne, a maintenant une fortune de plus de 600,000 fr. Mon interlocuteur me fait remarquer à droite et à gauche de belles plantations. Elles sont entourées d'un mur de terre, pour les préserver des incursions des animaux. Vous pouvez, me dit-il, distinguer les cultures indigènes des cultures françaises; dans les premières, les vignes poussent à l'avenant sans échalas; dans les autres, elles ont chacune leur piquet ou conduite de fil de fer galvanisé. On ne les plante que dans la plaine ou autre endroit arrosable; car, durant les six mois d'été, il ne pleut jamais, et il faut les arroser souvent. Le propriétaire indigène donne volontiers la terre au viticulteur français, pour neuf ans, à condition que celui-ci la plante en vignes, en retire le revenu; et comme prix de location, après les neuf ans, la terre et la vigne reviennent au propriétaire, qui l'exploite alors pour son propre compte. Dans cette opération, le vigneron, au bout des neuf ans, a gagné environ 2,000 piastres, soit 10,000 fr. par cuadra monnaie nominale. Je dis monnaie nominale, car la piastre ou peso-papier, qui est censé valoir 5 fr., ne vaut actuellement que 3 fr. 70, à cause du change et du cours forcé du papier-monnaie.
Une cuadra est un carré de 150 varras de côté, soit 22,500 varras carrées. La varra équivaut à 0m86, en sorte qu'une cuadra équivaut à 18,769mc, soit environ 2 hectares. Le prix du terrain varie de 200 à 500 pesos la cuadra, selon le plus ou moins de proximité de Santiago; et demande environ 2,000 pesos de frais de plantation, intérêt du capital jusqu'à la récolte, etc. La terre étant très mobile et sablonneuse, il suffit d'un bon labour à la charrue; et on plante dans le sillon, soit à bouture, soit à barbeau. Dans le premier cas, on a à peu près 20% de pieds secs à remplacer; dans le second, à peine 3%. Les indigènes labourent même avec une charrue entièrement de bois, portant parfois un petit morceau de fer au bout.
Les ouvriers sont souvent nomades, et s'attachent peu à la ferme. On les paie de 25 à 30 sous par jour en hiver, et presque le double à la récolte. On leur donne pour nourriture un pain de 3 sous le matin, des haricots à midi, un petit pain de 2 sous le soir. Ces ouvriers nomades font le lundi, et mettent tout leur argent en boissons. Ils ne recommencent à travailler que lorsque la faim se fait sentir; ceci révèle un désordre social auquel les classes dirigeantes devraient se hâter de porter remède. Une cuadra de terre reçoit environ 7,000 pieds de vigne. La vigne produit au bout de trois ans et donne environ 58 arobas de vin par cuadra, mais elle arrive ensuite jusqu'à donner 300 arobas. L'aroba ici n'est plus la même que de l'autre côté des Andes; elle est de 35 litres pour les liquides, pendant qu'elle n'est que d'environ 12 kilogrammes pour les grains. Une aroba de vin, depuis les droits élevés mis à l'importation, vaut 3 pesos (de 12 à 15 fr.), soit de 0 fr. 30 à 0 fr. 40 le litre. Mon interlocuteur a trouvé plus de bénéfice à convertir sa récolte en chica, boisson spéciale au pays; et, pour l'obtenir, voici comment il procède. Il écrase le raisin, chauffe le jus et écume, puis il met dans les cuves deux poignées de cendre, pour clarifier, et cuit ensuite à 12 ou 15 degrés et met en barrique. Après cinq ou six jours vient la fermentation, et il vend ce produit 3 pesos l'aroba, ou de 10 à 20 sous la bouteille, suivant la qualité. J'ai bu souvent la chica; on la trouve dans toutes les maisons, elle tient du vin et de la bière. Elle est jaunâtre et agréable au goût, mais elle est laxative.
L'autre Français, avec lequel je lie conversation, est aussi depuis longtemps au Chili, et s'est occupé d'industries diverses. En dernier lieu il avait traîné de lourdes machines par des chemins de chèvre, dans les Andes, afin d'y monter une scierie de marbre. On l'avait assuré que le chemin voiturable suivrait bientôt, et il avait voulu prendre le devant; mais le chemin ne fut point achevé, et il ne put tirer parti de ses marbres, par l'impossibilité de les transporter. Il abandonna donc l'entreprise et les machines, avec une perte de 9,000 pesos: un indigène aurait attendu que le chemin promis fût exécuté.
Tout en causant, le train marche, et bientôt il passe le Maïpu, sur un pont en poutrelles de fer. Dans les environs est le champ de bataille dans lequel furent défaits les Espagnols. La blanche muraille des Andes s'élève toujours à notre droite avec majesté, et, à notre gauche, la chaîne centrale est blanchie aussi jusqu'au pied. On me montre, à droite, un petit monticule, que couronne une maisonnette à vérandah. C'est de là que la Commission scientifique française a fait ses observations sur le passage de Vénus, pendant que les astronomes chiliens l'observaient de leur observatoire. Nous voici à l'avant-dernière station, à San-Bernardo, qu'aime à fréquenter le peuple, le dimanche; puis nous entrons en gare à Santiago, vers onze heure un quart. Je monte en voiture et dis au cocher: À l'Hôtel Ingles. Il tenait bien dans sa voiture le tarif réglementaire, mais il avait déchiré les chiffres des prix. Je crus donc prudent de me renseigner à l'hôtel, et, en arrivant, je demande au concierge, qui vient au-devant de moi, quel est le prix que je dois à la voiture: un peso, Señor, fut sa réponse, et je donne un peso (5 fr.), mais j'apprends bientôt que le tarif porte 0 fr. 75, et j'en fais la remarque au bureau de l'hôtel. Le secrétaire exprime ses regrets, mais il ajoute que l'hôtel ne peut répondre de ses domestiques: bon à savoir!
Ma première visite est pour la poste, où je parcours les longues listes des lettres en souffrance, toujours affichées à l'entrée; mon nom ne s'y trouve pas. Le voyageur est alors désappointé, car, depuis la dernière station, il pense à la station suivante, où il pourra trouver les nouvelles des parents et des amis.
J'entre à la cathédrale. C'est dimanche et j'en profite. Cette vaste et belle église semble avoir servi de modèle à la plupart de celles du Chili. Elle est romane et a trois nefs. De gros piliers massifs, de calcaire, soutiennent les voûtes en bois; précaution nécessaire ici à cause des fréquents tremblements de terre. Les autels sont ornés de statues et de tableaux, copies des grands peintres italiens. Les ornements du plafond et des autels sont blanc et or; les lustres, les vases d'albâtre, les lampes placés avec goût, donnent au monument un aspect imposant et agréable.
De grandes orgues surmontent la tribune au-dessus de la porte d'entrée; deux orgues plus petites lui répondent à l'autre extrémité de l'église. Il paraît que les paresseux sont nombreux ici; l'église est comble pour la messe de midi. Les femmes, enveloppées dans leur noire mantilla, se tiennent accroupies sur leur petit tapis, et ressemblent à autant de nonnes. On voit pourtant quelques bancs, quelques chaises et prie-Dieu. La tenue de tout ce monde est pieuse, mais, selon l'usage d'ici, on ne se lève pas à la lecture des évangiles.
Chili.—Calle de Las Delicias ou Alameda a Santiago.
Pour bien m'orienter, je commence par grimper sur le cerro de Santa-Lucia. Ce rocher élevé a été converti en lieu de plaisance: des statues, des créneaux, des grottes, des jets d'eau, surprennent à tout instant le visiteur; mais il est encore plus surpris de lire sur un ensemble d'arceaux: Aqueduc romain. Vraiment, si on ne l'avait écrit, il ne serait venu à l'idée de personne qu'il pût y avoir en Amérique un aqueduc romain; c'est porter un peu loin l'amour de l'imitation. Après une longue ascension à travers un labyrinthe d'allées et d'escaliers, j'arrive au sommet, couronné d'un petit kiosque, et je vois à mes pieds toute la ville et la campagne, bornée par la superbe muraille des Andes, toute blanche de neige.
Santiago, capitale du Chili, est située au pied des Andes, au milieu d'un amphithéâtre de montagnes, à 700 mètres d'altitude et par 33° 27 latitude sud. La population est de 220,000 habitants. Les maisons sont basses, ordinairement à un seul rez-de-chaussée. Elles sont construites en adobe, briques de terre et paille, qu'on croit plus élastiques pour résister aux tremblements de terre; les toitures sont en tuiles rondes. Les rues ont environ 10 mètres de large. À l'est, la Calle de las delicias, ou Alameda, divise la ville en deux. Vers l'ouest court une rivière un peu à sec, comme le Paillon de Nice. Les clochers sont nombreux. Quelques édifices publics et privés, assez jolis, s'élèvent au-dessus des maisons. Au loin, des quintas, ou maisons de campagne. Après avoir vu la ville de haut, je descends pour la voir de près. Le premier édifice sur mes pas est le théâtre; j'y entre pour voir la salle. Elle est assez vaste, à trois rangs de loges ou plutôt de galeries, car les séparations ne sont qu'à hauteur d'appui. Le parterre est fortement incliné. Le prix d'entrée est de 10 fr., celui des loges de 100 fr. Une troupe italienne joue Lucrecia Borgia. À l'hôpital Saint-Jean; je trouve 20 Sœurs de Charité, soignant 400 malades hommes, répartis en plusieurs salles au rez-de-chaussée et au premier étage; toujours beaucoup de blessés par suite de l'ivrognerie. Une salle est remplie d'enfants; ils mangent ici trop de fruits verts. Les Sœurs ont, ailleurs, l'hôpital des femmes et l'hôpital Saint-Vincent. Elles ont ici une maison mère, et un noviciat qui leur a déjà formé plus de 100 Sœurs chiliennes. Elles donnent en outre l'instruction à de nombreuses élèves, dans plusieurs écoles. Je suis heureux de retrouver les quatre Sœurs que j'ai eues pour compagnes de voyage dans l'Aconcagua. Une d'elles restera à Santiago, deux iront à l'hôpital de Talca, et la quatrième à l'hôpital de Valparaiso. Comme des soldats, elles n'attendent que la consigne et sont toujours prêtes à partir. Ceci nous dédommage un peu du mal qui se fait ailleurs par plusieurs de nos nationaux. Toujours patriotes, elles voient volontiers un Français. Elles se réunissent et veulent que je leur parle de notre chère France. J'eus de la peine à les quitter. Que leurs prières et leurs mérites accompagnent le voyageur!
Chili.—Santiago.—La Plaça de Arme.—L'Hôtel Ingles. Vue des Andes dans le lointain.
Je descends l'Alameda: on l'appelle ainsi du nom des peupliers d'Italie dont elle est plantée, arbre qui en espagnol s'appelle alamede. Le nom de Calle de las delicias qu'on lui a donné serait bien adapté, si elle était mieux entretenue. Elle se divise en 5 larges allées et a plusieurs: kilomètres de long. Les statues des grands hommes du pays en complètent l'ornement. On ne peut qu'applaudir à l'idée de mettre sous les yeux des générations l'image des hommes qui ont illustré la patrie. Le bon exemple est aussi contagieux; mais il faut éviter que les coteries ou l'esprit de parti ne faufilent des hommes petits parmi les grands hommes.
J'arrive à une des plus belles maisons qui bordent l'Alameda, chez le sénateur Don Francisco de Borja Larrain Gaudarillar, frère de l'administrateur du diocèse. Il est président du Conseil des Conférences de Saint-Vincent de Paul, et me donne des détails sur cette institution charitable au Chili et à Santiago. Dans la capitale, les Conférences sont au nombre de 7; outre la visite des pauvres, elles s'occupent de la visite des écoles, des catéchismes, et ont fondé une maison d'arts et métiers, où l'on apprend le travail à 200 orphelins. M. Larrain m'invite à la visiter le lendemain.
Le soir, à chaque coin de rue se tient un sergent de ville et des inspecteurs à cheval passent fréquemment. Ils sifflent à tout instant pour correspondre entre eux, et continuent ainsi toute la nuit, jusqu'au matin; les voleurs n'ont pas beau jeu. La plaça de arme ou place centrale, dont l'Hôtel anglais occupe une des faces, est fort jolie. D'un côté la cathédrale, de l'autre la mairie et l'intendance. Le passage San-Carlos, sur un des côtés, et un autre passage en forme de croix, derrière l'hôtel, laissent voir les étalages de superbes magasins; la plupart français.
De bon matin, je vois dans les rues des vaches conduites de porte en porte: la fraude est à l'ordre du jour, et le moyen le plus sûr d'avoir le lait pur, c'est de le voir traire. Je monte en tramway; les carritos (nom qu'on leur donne) vont partout; je suis étonné de voir une demoiselle venir me demander les 5 sous réglementaires. Depuis quelques mois, ce sont les jeunes filles qui font ce service dans les tramways; mais évidemment ce n'est pas là leur place. On me dit que c'est pour leur donner du travail, dont elles manquent. Les dames de la haute société sont partout les protectrices de la fille du peuple. Il serait sage qu'elles s'associent pour procurer à ces jeunes filles un travail de couture et de broderie qui leur vient maintenant tout fait d'Europe. Elles ôteraient ainsi le prétexte à un métier peu fait pour favoriser la pudeur, qui est pourtant le plus bel ornement de la femme.
J'arrive enfin au bout de la ville, aux Talleres de San-Vincente, où je trouve M. Larrain et plusieurs de ses confrères. Les Frères de la Doctrine chrétienne, venus de France, dirigent l'établissement. Nous parcourons les ateliers de menuiserie, de tailleur, les dortoirs, le réfectoire, la cuisine, et nous passons au jardin pour voir les agriculteurs. Ce jardin contient 10 hectares: en vignes, prairie, blé et pommes de terre. Durant l'été, la sécheresse est telle, qu'il faut tout arroser, aussi bien le blé que le reste. Ces 200 enfants, en quittant l'établissement, connaissent un métier qui ne les laissera pas manquer de pain:
M. Larrain me donne rendez-vous au Sénat pour l'après-midi, et je m'en vais chez les lazaristes. Le Père supérieur, homme calme, fin observateur, et habitant le pays depuis longues années, me donne des détails nombreux. Le gouvernement l'avait chargé d'ouvrir en Araucanie plusieurs écoles dirigées par des Sœurs de Charité, mais la guerre survenant, il fallut courir au plus pressé; et les bonnes Sœurs, au lieu d'aller instruire les Indiens, durent se dévouer à panser les blessés dans les 7 ambulances qui leur furent confiées. On calcule que les morts de la guerre, pour le Chili, se sont élevés à environ 20,000. M. le supérieur pense, avec raison, qu'un établissement agricole ou ferme modèle, confié aux Trappistes, ferait le plus grand bien en Araucanie. Il importe en effet d'apprendre à ces bons Indiens l'agriculture, qui leur permettra de tirer parti de leur sol productif.
À deux heures et demie, je suis au Sénat. M, Larrain me fait visiter l'établissement, qui est réellement monumental: d'un côté, le Sénat avec de nombreuses salles pour les Commissions; j'en remarque une garnie d'un excellent buffet; de l'autre, la Chambre des députés, et au centre la vaste salle où le Congrès, composé des deux Chambres, se réunit d'office une fois l'an. M. Larrain s'en va prendre part à la séance. J'assiste à la discussion dans la loge des journalistes. Une vingtaine de sénateurs sont présents, quelques-uns fument. Ils parlent de leur place et assis, en s'adressant au Président, selon le système anglais. Il s'agit d'abord d'une loi sur le personnel des chemins de fer, puis on passe à la nomination du Président et des Vice-Présidents du Sénat; et enfin on fait retirer le public pour procéder secrètement à la nomination d'un général. Je fais passer ma carte et une lettre au sénateur Don Benjamin Vicuña Mackenna; il paraît un instant et me dit: «Je suis en ce moment occupé à la discussion; venez dîner chez moi ce soir, à cinq heures; nous pourrons alors causer à notre aise.»
Je quitte le Sénat pour me rendre à la Légation de France. Le secrétaire, M. Bourgarel, m'accueille avec bonté, et m'invite à dîner pour le surlendemain. En revenant sur mes pas, j'entre chez les capucins pour remettre une lettre au Père gardien. Ce vénérable vieillard me met au courant des travaux de sa Congrégation auprès des Indiens d'Araucanie. Ils ont là 20 missions, et vont en créer deux nouvelles. Le gouvernement leur donne 2,000 pesos pour construire maison, église et école dans chaque station. Hier, me dit-il, deux fils du cacique de Roboa sont venus de la part de leur père me demander des missionnaires, et je vais leur en envoyer. Ils ne se sont pas toujours montrés aussi faciles; et pas plus loin que l'année dernière, dans une insurrection où les Indiens de l'autre côté des Andes étaient venus à leur secours, ils ont brûlé tout devant eux. À Impérial, les deux Pères de la mission, ayant perdu jusqu'à leurs chevaux, durent se sauver à pied, et rejoindre par cinq jours de marche la station la plus rapprochée.
Ce couvent, me dit-il, est la maison de retraite des vieux Pères qui ne peuvent plus travailler. Quelques-uns pourtant se consacrent encore aux missions des campagnes. Comme je me montrais pressé par le rendez-vous chez Don Vicuña Mackenna, le bon vieillard me dit: Venez demain à midi déjeuner avec nous, nous pourrons causer. Puis il me fait parcourir le jardin, couvert en partie par de belles treilles de vignes. Nous traversons les cours plantées de grands orangers, et à l'église je remarque de magnifiques tableaux, scènes de l'Évangile copiées par un Italien sur les parchemins d'un ancien bréviaire. À cinq heures et demie j'étais à la quinta de Don Benjamin. C'est ainsi qu'on appelle ici ce sénateur. Il est fort populaire et connu de tout le monde. Il me reçoit avec beaucoup de bonté et me fait parcourir son magnifique jardin. Un pavillon isolé contient sa riche bibliothèque, et lui sert de maison de retraite pour ses nombreuses compositions. Travailleur infatigable, il a déjà publié plus de cent volumes, et à l'heure actuelle il écrit quatre ouvrages en même temps, édités à New-York, et en Europe.
M. Vicuña Mackenna me présente à sa femme, qui avec lui a visité l'Europe, et à ses 4 charmants enfants. L'hospitalité antique est en honneur dans le pays.
Les grands tiennent une vaste table toujours servie. J'y prends place ce soir, et, sur mon désir, on me fait, goûter les plats et la boisson nationale, la casuela, le haricot et la chica. La conversation est pour moi fort instructive. M. Vicuña Mackenna a été candidat à la présidence de la République, en concurrence avec M. Pinto, prédécesseur de Santa-Maria, président actuel. Le Président sortant présente un candidat, et le peuple un autre, et le suffrage décide; mais la sincérité ne préside pas toujours à toutes les opérations, et la liberté n'est guère assurée qu'au plus fort. M. Mackenna a même été blessé par certains émissaires pendant qu'il pérorait à Angol, et a failli être accusé de cacher des munitions, parce qu'on avait vu ses domestiques transportant les livres de sa bibliothèque. Il croit qu'il est très difficile à un candidat indépendant de lutter contre un candidat officiel, armé de toutes les forces du gouvernement. C'est regrettable; car la force provoque la force, et l'on roule ainsi dans le cercle destructeur des révolutions.
Après le dîner, l'aînée des jeunes filles nous distrait par quelques morceaux de piano, et enfin je prends congé de cette bonne famille; mais, en me quittant, M. Mackenna me dit: «Demain, à une heure, j'irai vous prendre à l'hôtel, et nous visiterons ensemble les principaux établissements de notre capitale.»[Table des matières]
CHAPITRE XVII
Le collège des jésuites. — L'épiscopat. — La Saint-Albert. — La Monnaie. — Le ministre des finances. — Le papier-monnaie. — Incendie de l'église de la Compañia. — La bibliothèque. — L'Université. — Lutte à propos des cimetières. — Les Cercles catholiques. — La Quinta normal. — Les Pères de Picpus. — Un dîner diplomatique. — De Santiago à Valparaiso. — La hacienda de Limache. — L'Urmaneta. — Le huasso. — Une vacherie. — Une porcherie. — L'élevage. — Salaires. — Logements. — La ville de Valparaiso. — Le port. — Le gaz. — Don Mariano Sarratea. — Le code civil. — Le gouverneur ecclésiastique. — L'hôpital. — Le logement des pauvres. — Los padres frances. — Les docks. — Les grues Amstrong. — La belle Elène. — Le séminaire. — Les Sœurs de la Providence. — L'enseignement par les yeux. — Le club français. — Guerre barbare.
Au collège des Pères jésuites, l'église, sur le type de Saint-Ignace de Rome, contient de beaux tableaux. Le pensionnat reçoit 300 élèves; les dortoirs sont divisés en petits compartiments; les cabinets d'histoire naturelle et de physique sont bien fournis. La maison est en adobe et en bois. M. le supérieur, homme d'esprit et de tact, me renseigne sur l'organisation ecclésiastique dans le pays. Il est divisé en trois évêchés, dépendant de l'archevêché de Santiago; mais, à l'heure actuelle, l'archevêque de Santiago est mort, et, par suite d'un conflit, entre le Saint-Siège et le gouvernement, il n'a encore pu être remplacé. À la vacance d'un siège, les Chambres désignent trois candidats et le président propose un des trois à la nomination du Pape. L'évêque de Concepcion vient de mourir, celui de Ancud est mort aussi, et il ne reste que celui de la Serena, qui est complètement sourd. Les Congrégations religieuses se recrutent spécialement dans la classe inférieure. Les grandes familles donnent des membres au clergé, mais ils prennent rarement une charge, et gardent la situation de prêtres libres. Dans les campagnes, le clergé est absolument insuffisant. Chemin faisant, je visite encore quelques familles françaises, et à midi, je suis chez les capucins. C'est le jour de sant' Alberto, fête du supérieur. Plusieurs laïques sont invités et placés à côté des moines. Les tables, ordinairement si frugales, sont couvertes aujourd'hui de mets abondants. Il fait beau voir ces vieillards, dont la barbe a blanchi dans les montagnes d'Araucanie! Celui qui est à côté de moi parle l'espagnol avec un accent étranger, et j'apprends qu'il est des Abruzzi, en Italie. Je le plaisante alors de ce qu'il est venu si loin évangéliser des Indiens, pendant qu'il avait tant de brigands à convertir dans son pays. Pressé par le temps, je porte un toast au supérieur et à la Communauté et je me sauve à l'hôtel, où je trouve une invitation pour dîner, le soir même, chez le sénateur Concha. Peu après, survient l'avocat Risopatron, fils du président de la Cour d'appel qui m'avait reçu à Concepcion. Ce jeune avocat fait en ce moment un travail fort utile pour son pays: il rédige le dictionnaire des lois chiliennes, avec commentaire et jurisprudence. M. Mackenna arrive aussi et voudrait m'avoir jeudi au théâtre, mais je pars jeudi matin.
Il me conduit au palais de Moeda, où sont les divers ministères, et me présente à son ami Don Pedro Cuadra, ministre de Hacienda (du commerce). Je trouve en lui l'homme doux, aimable, intelligent. Il se met à ma disposition pour tout renseignement, et fait porter chez moi les dernières statistiques, pour me donner une idée exacte du mouvement industriel, agricole et commercial du pays.
La fabrication de la monnaie: fonte et purification de l'or, de l'argent et du cuivre, laminoir, découpage, coulage, le tout ressemble à ce qu'on voit dans les Monnaies de tous, les pays. L'or vaut actuellement ici 715 pesos le kilog., et l'argent 43 pesos. (Peso, valeur nominale, 5 fr.) Dans le même établissement, on fait le papier-monnaie, sous la direction d'un Français. Pour éviter la dépréciation de ce papier, le gouvernement donne un intérêt aux banquiers qui le déposent dans ses caisses, mais, comme plusieurs banques ont été autorisées à émettre du papier-monnaie, jusqu'à concurrence de 150% de leur capital, elles déposent le papier de l'État, qui leur donne un intérêt, et mettent en cours le leur. Elles arrivent ainsi à donner des dividendes de 20%. On me dit que le papier-monnaie émis par le gouvernement, ne dépasse pas 12 millions de pesos. Sur le monnayage de l'argent, vu le dixième d'alliage, le gouvernement gagne environ 1% et 1 et demi% sur celui de l'or. L'or fait prime, mais il pèse 6% de moins que l'or français, 8% de moins que l'or anglais, et 11% de moins que l'or américain.
En sortant de la Moeda, nous trouvons un membre du gouvernement, qui nous annonce comme bonne nouvelle, la probabilité de voir la paix signée prochainement. Les Chiliens viennent, en effet, de remporter dans le nord, à Huamachuco, une grande victoire sur les Péruviens, qui se sont retirés en perdant un millier d'hommes; et on espère qu'ils accepteront les dures conditions du vainqueur.
Chili.—Santiago.—Monument commémoratif de l'incendie de l'Église de la Compañia.
Mon cicérone me conduit sur le lieu du terrible incendie de l'église de la Compañia, où 2 à 3,000 personnes trouvèrent la mort. Il me trace les détails de l'effroyable drame: l'église était comble, c'était la fête de l'Immaculée-Conception. Le feu se communique aux tentures et la panique fait perdre la tête aux assistants. Ils se précipitent vers les portes, mais les premiers rangs sont culbutés et forment une muraille humaine, impossible à franchir. Les quelques-uns qui se sauvent passent par la porte de derrière. J'interromps M. Mackenna pour lui demander si le détail donné par plusieurs récits que j'ai lus, concernant la fermeture des portes de derrière, pour préserver du vol les objets du culte, était vrai. Il me répond qu'il est absolument faux; qu'il était présent, et que tous ceux qui se sont sauvés sont passés par cette porte. Parmi les sauvés on me cite Mlle Rodriguez, jeune fille appartenant à une des premières familles, fort jolie et très répandue dans le monde. Elle fut retirée nue, mais sans blessures, et le lendemain elle entrait novice au couvent du Sacré-Cœur, où elle fait encore l'édification des pensionnaires. L'emplacement du couvent de la Compañia est maintenant occupé par le Palais du Congrès, et à l'endroit où s'élevait l'église, on a construit un square, au milieu duquel se dresse une statue de l'Immaculée-Conception. Sur le piédestal on lit cette inscription:
A LA MEMORIA
DE LAS VICTIMAS IMMOLADAS POR EL FUEGO
EL VIII DE DICIEMBRE DE MDCCCLXIII
EL AMOR Y EL DUELO INEXTINGUIBLES
DEL PUEBLO DE SANTIAGO
DICIEMBRE VIII DE MDCCCLXXIII
À la mémoire
des victimes immolées par le feu
le 8 décembre 1863
l'amour et le deuil inextinguibles
du peuple de Santiago
8 décembre 1873.
Nous entrons au Sénat, où M. Vicuña dicte à un secrétaire diverses lettres qui doivent me servir au Pérou; puis nous passons à la Bibliothèque, où le bibliothécaire me fait cadeau de quelques livres sur le Chili. Nous allons ensuite à l'Université. Elle réunit les quatre facultés de lettres, sciences, droit et théologie. Pour les cérémonies de la proclamation des grades, on a élevé une grande salle surmontée d'une coupole. À côté, se trouve le Collège national pour l'enseignement secondaire; le latin et le grec ont été supprimés et remplacés par deux langues vivantes. Sur mes questions concernant les divers professeurs, M. Vicuña m'en cite un, M. Barros d'Araña, homme de grand talent, mais qui a passé sa vie à inspirer l'athéisme à la nouvelle génération. Il a fait ainsi plus de tort au pays que s'il lui avait fait perdre plusieurs batailles; car une génération athée aura beaucoup à souffrir et ne sera ramenée à la foi que par la souffrance.
Nous passons à la mairie; dans la grande salle, parmi les médaillons retraçant les portraits des divers maires, je remarque celui de mon guide. En sortant, celui-ci rencontre un ami qui lui annonce un grand malheur: le fils unique de M. Barros d'Araña, dit-il, vient de tomber de l'escalier de sa maison et il est mort, le père est inconsolable. Je vous quitte, me dit M. Vicuña, je vais essayer de soulager ce pauvre père.
Le soir, M. Concha avait réuni à sa table de nombreux amis. On cause sur les questions du jour. La loi sur les cimetières laïques vient d'être approuvée par le président et jette le trouble dans les consciences catholiques. Les protestants peuvent avoir leur cimetière exclusif; les catholiques ne peuvent avoir le leur. Ils sont forcés de porter leurs morts au cimetière civil. Il y a déjà tant de peine à conduire les vivants, pourquoi va-t-on réveiller les morts? La loi sur le mariage civil est à l'ordre du jour; les catholiques se groupent pour résister. Une société civile s'est formée au capital de 300,000 pesos (2,500,000 fr.). La plupart des actions sont souscrites, on va acheter pour un million de francs un terrain central, pour y construire un Cercle destiné à la classe dirigeante. Le reste, du capital sera employé à élever sept Cercles catholiques d'ouvriers, dans les divers quartiers de la ville, et la jeunesse catholique en formera les comités. M. Concha reçoit la Revue, l'Association catholique et toutes les publications du Comité des Cercles catholiques de France. Je signale à ces messieurs la nécessité d'améliorer le logement de l'ouvrier et du paysan dans le Chili, et l'utilité de prendre en main la direction du mouvement irrésistible vers l'instruction populaire et l'assistance mutuelle.
Le lendemain, M. Terrier, maître de l'Hôtel anglais, revenu d'une partie de chasse, veut bien m'accompagner à la Quinta normal, et me présenter au directeur, M. Lefèvre. La Société d'agriculture a fondé cette ferme modèle il y a cinq à six ans, et la subventionne. La vente des plantes et semis fait la plus grande partie des frais. Là se trouve le palais de l'Exposition de 1875, vaste et beau monument. Il est transformé maintenant en musée et école agricole. On y voit une collection de machines et de tous les produits du pays. Les cours ont lieu deux fois par jour: ils sont théoriques et pratiques. À la suite d'un examen et levé d'un plan de ferme, à la fin du cours, les élèves reçoivent le diplôme d'ingénieur agricole. Dans les jardins, nous voyons de belles pépinières et des vergers, où les élèves s'exercent à la taille. M. Lefèvre a organisé des haies vives de vignes, d'acacias et de saules d'un bel effet.
Au compartiment des animaux, nous trouvons les animaux indigènes: llamas, huanacos, vicuñas, diverses sortes de renards, le condor, et un grand oiseau aquatique à longues pattes, à long cou, avec plumes blanches et rouges, et qu'on appelle flamengo. On voit aussi un superbe lion emporté de Lima, comme trophée de guerre. M. Lefèvre me fait remarquer le produit du croisement du bouc et de la brebis. La tête est celle du mouton, le poil celui de la chèvre. Ces animaux se reproduisent pour quelques générations, mais leur fécondité est limitée.
La Quinta normal a encore un enseignement vétérinaire, confié à un professeur français. On voit là un hôpital de vaches et chevaux pour l'enseignement pratique, et, dans un compartiment voisin, de magnifiques taureaux de Durham, de superbes mérinos et autres animaux importés à grands frais pour l'amélioration des races.
Au retour, nous rencontrons dans le tramway notre ministre, M. Pascal Duprat, qui me donne rendez-vous à la Légation, dans l'après-midi; ne l'y ayant point trouvé, je visite la principale des tanneries du pays, appartenant à M. Tiffon. Cette industrie est principalement aux mains des Français. Celle-ci tanne 18,000 cuirs par an, et 6,000 peaux de moutons; prépare les maroquins et toutes sortes de peaux. Elle a utilisé la vapeur pour la plupart de ses opérations; mais cette industrie languit, parce que le débit est restreint au pays, les droits étant presque prohibitifs en France.
Je me rends chez les Pères de Picpus, connus ici sous le nom de Pères français. Leur internat compte 220 élèves, suivant les divers cours jusqu'à la philosophie. Les cabinets de physique et d'histoire naturelle sont bien montés, la chapelle est enrichie de statues venant de Belgique, de vitraux faits en Angleterre.
Le soir, M. Bourgarel, notre secrétaire d'ambassade, me prend à l'hôtel et m'emmène chez lui. Il avait invité à sa table M. Magliano, Turinais, chargé d'affaires d'Italie, et nous donne en miniature un véritable dîner diplomatique. M. Magliano a connu plusieurs de mes amis; M. Bourgarel a occupé plusieurs postes, et habité deux ans la Chine. Nous avons des souvenirs communs; la conversation fut intéressante, et nous nous séparâmes bien avant dans la nuit, en nous donnant rendez-vous en France; car M. Bourgarel attend un congé de six mois.
À huit heures, je suis à la gare pour le train direct de Valparaiso, et m'installe dans un wagon à l'européenne, bien rembourré, mais mal suspendu. Il y a 180 kilomètres de Santiago à Valparaiso; le train direct les franchit en quatre heures et demie. La voie suit d'abord la plaine, d'où l'on continue à voir la blanche et imposante muraille des Andes; puis on atteint bientôt la Cordillère centrale, que la voie traverse par de fortes courbes, des pentes raides et plusieurs tunnels. Sur les monts, où paissent les vaches, on voit d'énormes cactus gigantea à plusieurs branches, et, par-ci par-là, quelques maigres oliviers. Un Chilien me dit que l'olivier était très répandu dans son pays, mais une maladie l'a presque anéanti. Vers neuf heures et demie, à la station de Llaïlaï, nous déjeunons et quittons les montagnes. La voie suit maintenant une riche vallée couverte de prairies et de blé, mais les ranchos y sont toujours misérables. Aux stations on nous présente de magnifiques bouquets de violettes, de roses et d'héliotrope. Les pêchers sont fleuris: évidemment l'hiver s'en va et le printemps approche. Nous avons aussi quitté l'altitude de Santiago où je voyais la glace dans la rue, et nous approchons de la mer. M. le sénateur Vicuña Mackenna m'avait donné une lettre d'introduction auprès des frères Eastman, qui ont à Limache une importante hacienda. Je savais que c'est de là que sort le bon vin d'Urmaneta que je buvais à Santiago. Je tenais à voir de près ce genre de culture, et je m'arrête à la station de Limache.
Non loin de la gare, j'arrive à un superbe château entouré d'un magnifique parc. M. Rodolfo se montre plein d'égards, et, apprenant que je désire aller le soir même à Valparaiso, il prend de suite les dispositions pour me faire visiter sa ferme. Elle comprend deux parties, sur une étendue de 10,000 hectares. Une est plantée de vignes; il vient de l'acheter à sa belle-mère: l'autre sert au bétail, et il vient de la vendre à son frère aîné, ingénieur de chemin de fer, père de huit enfants. Carlos, le plus jeune frère, est gérant des deux propriétés et perçoit un tant pour cent sur le revenu; il est installé avec sa famille dans un joli chalet, sur un terrain que Rodolfo vient de lui donner. C'est bien là faire les affaires en famille.
Les vignes sont tenues par un vigneron français. La plantation occupe environ 80 hectares contenant 260,000 ceps, et produisant tous les ans une moyenne de 6 à 7,000 arobas. Une aroba remplit 40 bouteilles. Le phylloxera n'a pas paru, et l'oïdium est vaincue par le souffre. Les vignes sont bien taillées et alignées sur fil de fer galvanisé. Nous parcourons la vaste cave à deux étages. Le vin reste pendant trois ans en fût, et on le transvase trois à quatre fois l'an en le clarifiant avec la poudre Appert. Au bout de trois ans on le tire, et on le vend après un an de bouteille. J'en goûte de trois qualités: l'Urmaneta ordinaire de 1879, ressemble au Beaujolais; l'Urmaneta blanc, tient du Chablis; l'Urmaneta caverné de 1877, qu'on prendrait pour du Porto. Les deux premières qualités sont vendues 9 pesos la caisse de 12 bouteilles, environ 3 fr. la bouteille; la troisième 15 pesos la caisse.
Les chevaux sont sellés, et nous partons pour l'autre ferme. Un huasso (le même qu'on appelle gaucho dans la République argentine), sur une selle formée de plusieurs peaux de mouton superposées, et, armé de son lazo, nous précède. Nous arrivons au compartiment des vaches; elles sont maintenant au nombre de 200, et de 500 pendant l'été. Les 200 produisent environ 1,000 litres de lait, qu'on vend à Valparaiso, au prix de six sous le litre. Une vingtaine de femmes sont occupées à traire, et on les paie trois pesos par mois. Le matin, après qu'on a pris le lait, on laisse les vaches dans la prairie avec leurs veaux; vers midi on les sépare.
On fait devant nous le rodeo: des hommes à cheval poussent tous ces animaux, mères et enfants, dans une vaste cour, d'où ils doivent passer dans une seconde, mais, à la porte, les veaux sont arrêtés, et enfermés dans un compartiment à part où ils trouvent de la farine et de l'herbe. Ces vaches produisent en outre 50 livres de beurre par jour, vendu 3 fr. la livre.
Nous parcourons les prairies, divisées par des rangées de peupliers d'Italie. M. Eastman y fait planter par intervalle des groupes de chênes pour que les vaches puissent s'abriter à l'ombre durant l'été. Nous arrivons à une porcherie, où 440 porcs sont engraissés par les résidus du lait et la farine de maïs. À l'heure des repas, on sonne le tam-tam, et ils s'empressent de courir des bords de la rivière Limache, qui coule tout près. Nous cherchons un gué pour la traverser, et nous avons de la peine à sortir des buissons odorants qui la bordent; enfin nous arrivons à un endroit où les chevaux n'ont de l'eau que jusqu'au ventre, et ils avancent précédés du chien de chasse, qui nage à ravir.
De l'autre côté de la rivière, M. Eastman me fait remarquer les travaux de canalisation par lesquels son frère se propose d'arroser 200 hectares de plus; puis nous grimpons les collines sur lesquelles paissent 2,500 moutons, que le propriétaire vend au prix de 3 pesos à l'âge de 10 mois. Il reçoit aussi dans la ferme les chevaux des tramways de Valparaiso, ce qui lui donne encore un revenu de quelques milliers de francs par mois. Les ouvriers employés sont au nombre de 40 environ. On sème aussi la pomme de terre, le maïs et le blé, mais seulement pour l'usage de la ferme. Le salaire varie de 1 fr. 25 à 2 fr. 25 par jour, nourriture en plus. Les frères Eastman, quoique protestants, en hommes intelligents et chrétiens, ont établi, pour leur personnel et les paysans des environs, une chapelle catholique et des écoles gratuites. Ils ont aussi commencé à leur construire des maisons décentes, où la propreté sera possible et la moralité sauvegardée. Elles leur coûtent 250 pesos, 1,200 fr. chaque. C'est un bon exemple.
À trois heures dix minutes, je reprends le train, et à cinq heures, je descends à Valparaiso, à l'Hôtel Colon.
Valparaiso est la deuxième ville et le port principal du Chili. Elle est bâtie au bord de la mer, mais limitée de toute part par des cerros ou collines. On a pu construire à peine deux ou trois rues au bord de l'eau, et la population ouvrière se loge dans des maisons de bois sur la pente des cerros. Il serait facile d'utiliser cette situation et de tracer un plan régulier sur les plateaux des collines, avec tramways à corde sans fin, comme on a fait à San-Francisco de Californie. La population compte maintenant 180,000 âmes. On vient de la fournir d'eau au moyen d'une canalisation, mais elle est assez chère. Le gaz coûte aussi O fr. 75 le mètre cube, et les trois compagnies qui le fabriquent donnent des dividendes de 40%. On fait des essais pour l'électricité. Après une visite à la poste, je passe la soirée chez M. Mariano Sarratea, qui, au nom de la République argentine, a négocié avec le Chili le traité de délimitation de la frontière vers la Patagonie. M. Sarratea, Argentin, mais fixé depuis 40 ans au Chili, connaît bien ce pays, et nous pouvons en causer longuement. Il me fait cadeau du Code civil chilien. J'y remarque, qu'en fait de succession, le père dispose toujours de la moitié, et l'époux survivant hérite toujours du quart, ou d'une portion égale à celle d'un des fils; mais, contrairement aux dispositions du Code argentin, le Code chilien a reproduit notre législation en lait de séduction. La recherche de la paternité est interdite; la fille séduite n'a d'autre droit que de déférer serment au séducteur, pour lui faire confesser s'il croit être le père: remède dérisoire! Aussi, ici, comme en France, on recueille des fruits amers du manque absolu de protection pour la femme.
M. Sarratea m'avait donné rendez-vous chez les Pères de Picpus. Ils desservent une vaste église et tiennent un externat qui réunit 200 élèves pour les études secondaires. M. le supérieur me fait visiter l'établissement. Au musée, je remarque des cordes en cheveux tressés, des flèches et des lances en pierre, hameçons en os, et autres objets que les Pères ont apportés de leurs missions dans les diverses îles de l'Océanie. Dans la collection des volatiles du pays, il y a des condors, un bel albatros de Magellan, le flamengo, grand oiseau aquatique au plumage rose; le loïco, espèce de merle à gorge rouge; le tenca, qui chante comme le rossignol; le tordo noir à bec noir; le piccaflor, dont le bec fin a 10 centimètres de long; le loro-bruto, espèce de perroquet du Sud qui dévore le blé et le raisin. Parmi les quadrupèdes, on me montre le chingue, qui, poursuivi par les chiens, les met en fuite en lançant, des glandes qu'il tient derrière, une matière fétide insupportable. Parmi les végétaux, je remarque le cochayuyo et la luce, deux herbes marines qu'on mange ici. Les Pères m'invitent à dîner pour le soir. Je les quitte pour déjeuner chez M. Sarratea. Les grands du pays ont toujours table servie. À l'hôpital, 21 Sœurs de Charité soignent 500 malades, et desservent l'hôpital militaire contigu. Je rencontre là une des 4 Sœurs du navire l'Aconcagua, tout émue de revoir un Français, qui lui rappelle la patrie absente. La Sœur supérieure me fait parcourir les salles. Quelques-unes sont pleines de malheureuses jeunes filles. Il n'y a ici aucune surveillance ou police des mœurs. Devant l'hôpital, on a élevé une statue à M. Antonera, qui a légué 1,500,000 pesos aux pauvres. Bon exemple! Au port, je remarque deux dique ou docks flottants. Un est occupé par un immense steamer en réparation. Je vois aussi de belles dragues à vapeur, et sur le môle récemment construit sur poutrelles de fer, je trouve 13 grues, système Amstrong, mues par l'eau comprimée; 8 sont mobiles et courent sur 4 pieds à roues, laissant libre espace aux wagons de marchandises. La plus grande est fixe et soulève 45,000 kilogrammes à la fois. Un grand steamer allemand est accosté au môle, et les nombreuses grues puisent les marchandises, qu'elles déposent sur des wagonnets, les emmenant aux entrepôts de la douane. On vient de construire encore 8 de ces entrepôts à cinq étages, de 50 mètres de long sur 20 de large. Des ascenseurs hydrauliques montent les colis à tous les étages. Dans aucun de nos ports je n'ai vu un système aussi bien imaginé pour décharger et emmagasiner rapidement la marchandise. L'Aconcagua, steamer de 4,500 tonnes, a été déchargé et rechargé en trois jours et demi, et il contenait 45,000 colis. Parmi les nombreux navires, je remarque une corvette et un aviso de guerre.
Je grimpe le cerro pour dominer la ville et pénètre dans un fort. Il y en a 22 autour de la rade, armés de canons Amstrong et Parrot, avec boulets de 450 kilos. La vue s'étend au loin jusqu'aux Andes, derrière lesquelles le soleil se couche en lançant une lueur rougeâtre sur les hauts pics couverts de neige.
À cinq heures et demie j'étais chez les Pères de Picpus. Ils avaient réuni à leur table le gouverneur ecclésiastique et autres notables du pays. Un des Pères préside une des deux Conférences de Saint-Vincent de Paul, et un des membres s'offre à me faire visiter le lendemain quelques familles pauvres, pendant que Don Mariano Casanova me retient pour la visite du séminaire et autres établissements. La conversation fut animée et intéressante. À huit heures je quitte les convives pour passer la soirée dans la famille Barthels, que j'avais eue pour compagne de voyage dans l'Aconcagua. Elle avait été bonne pour moi, et une des demoiselles, charmante enfant de 19 ans, m'avait donné des leçons d'espagnol. Gracieuse Hélène, que Dieu veille sur ton avenir!
Le lendemain matin, un confrère vient me prendre à l'hôtel, et nous grimpons les cerros pour voir quelques familles pauvres; partout grande misère et maisons délabrées. La première que nous visitons a, comme presque toutes, une seule chambre. Un mauvais tapis est tendu sur la terre nue; des chiffons bouchent les crevasses. Dans un lit, une vieille à bout de forces; dans un autre, une femme qui tousse comme les poitrinaires au dernier degré. Un troisième lit est réservé à une jeune femme qui tombe du mal caduc. Une jeune fille de 20 ans et une de 7 ans couchent à terre; elles prendront certainement la phtisie ou le mal caduc, si elles ne sont paralysées par le rhumatisme. Une petite cabane près de la porte sert de cuisine. Je demande à mon confrère ce qu'on paie d'ordinaire un tel logement. Il vaut 8 pesos (40 fr.) par mois, me dit-il.
Dans la deuxième maison, composée aussi d'une chambre non pavée et délabrée, nous trouvons une pauvre veuve dont les nombreux enfants sont à l'école: l'aîné a 18 ans et fait le menuisier, mais il a déjà donné signe de phtisie. Presque partout dans ces misérables huttes, nous voyons le linge des gens aisés qu'on donne à laver et à repasser. Bien souvent les médecins se creusent la tête pour savoir comment les maladies de poitrine ou autres pénètrent dans des familles qui n'en ont jamais souffert. Ils pourraient faire une visite au logement des lessiveuses et repasseuses. Ainsi, par une juste punition, la classe aisée souffre elle-même d'une triste situation faite à la classe populaire, et qu'il serait de son devoir de changer.
À neuf heures j'arrive au séminaire, où m'attendait le gouverneur ecclésiastique. Cet établissement renferme 70 élèves, et on construit une aile à part pour ceux qui se destinent à la prêtrise. Il y a 6 ans, le directeur était encore laïque, et parmi les plus mondains de la ville. Il y aura toujours des ouvriers de la onzième heure.
Du séminaire, nous passons chez les Sœurs de la Providence. Nous voyons le pensionnat des Sœurs françaises du Sacré-Cœur, et un orphelinat que construit à ses frais la famille Edwards. Cette famille a donné aussi 500,000 pesos pour l'achat du terrain d'un nouvel hôpital. Les Sœurs de la Providence appartiennent à la Congrégation canadienne que j'avais vue à Québec et à Montréal. Elles ont ici un externat avec 600 élèves, et un internat avec 50 pensionnaires à 50 fr. par mois. Elles sont chargées des enfants trouvés et en réunissent une moyenne de 10 par mois, qu'elles placent à la campagne. Elles ont 8 maisons au Chili, et instruisent 1,000 élèves à Santiago. Leur système d'instruction m'a paru remarquable: pour les premières classes, l'enseignement se fait principalement par les yeux, au moyen de nombreux tableaux. C'est ainsi qu'elles apprennent facilement et vite aux petites filles, la religion, l'histoire, l'histoire naturelle et même le calcul, car un ingénieux système de boulettes et de compartiments leur permet de faire faire facilement aux élèves les principales opérations.
J'avais déjà remarqué aux États-Unis de l'Amérique du Nord cet excellent système d'enseigner par les yeux. Il serait important de le généraliser chez nous. On éviterait ainsi bien du mauvais sang aux maîtres et aux maîtresses, et bien des maux de tête aux jeunes intelligences, encore incapables d'idées abstraites.
M. le gouverneur ecclésiastique avait réuni à sa table les supérieurs du séminaire et des Pères français et autres personnes notables. Après le déjeuner, je rends visite à M. Abel Schmid, notre consul, avec lequel nous causons longuement sur le Chili et sur les 700 compatriotes qui forment notre colonie à Valparaiso. M. Devès, un des principaux négociants, m'introduit au Club français et m'inscrit dans ses registres. Divers négociants français et chiliens me donnent des lettres pour le Pérou, et je viens au port. Une quantité de fer encombre une partie des quais. Ce sont des ponts démontés et des rails. Je demande à un Chilien d'où vient cette ferraille. C'est tel chemin de fer, me dit-il, que nous avons démonté au Pérou; nous allons l'établir chez nous, à tel endroit. On m'avait fait une réponse analogue à Concepcion, à Talca, à Santiago, lorsque je demandais la provenance de belles statues de marbre ou de bronze. Même à la Quinta normal, en voyant un beau lion d'Afrique, on m'avait dit qu'il avait été apporté de Lima.
Les Chiliens en cela se montrent arriérés d'un siècle: ils en sont encore à l'époque de Napoléon Ier, qui enlevait les objets d'art. Si les Chiliens qui voyagent en Europe remarquaient un peu l'effet que produit la même cantilène répétée à tous les monuments d'Italie ou d'Espagne, ou d'ailleurs: «Il y avait ici un trésor, mais il fut emporté par Napoléon; telle statue, tel tableau a été envoyé à Paris par le conquérant, mais il a été restitué après la paix,» ils se persuaderaient qu'il est plus sage de ne pas semer derrière soi des souvenirs de haine qui se transmettent aux générations.[Table des matières]
CHAPITRE XVIII
Départ pour le Pérou. — Le steamer La Serena. — Mes compagnons de voyage. — Navigation. — L'arche de Noé. — Coquimbo. — Les fonderies de Guayacano. — Un dîner politique. — La ville la Serena. — L'intendant. — L'évêque. — La garde nationale. — Huasco. — Carrizal-Bajo. — La fonderie Gibbs et Cie. — Main-d'œuvre. — Logements. — Les forces de la nature. — Le maestranza. — Encore la Samo-cueca. — La poésie et la musique. — Caldera. — Le désert d'Atacama. — Le chemin de fer de Copiapò. — Le borax. — Chañaral.
Un petit bateau me porte au navire de guerre Le Blanco, corvette de 2,500 tonnes, portant six gros canons Armstrong. Les officiers chiliens me le font visiter avec bienveillance, et de là je passe à la Serena.
Ce navire de la Pacific steam Company déplace 1,900 tonnes et a une machine de 250 chevaux effectifs. Les cabines sont sur le pont où il y a plus d'air; mais, au dessous on vient d'installer 200 bœufs, des moutons, des poules; c'est l'arche de Noé, par trop parfumée sans doute. Je suis heureux de rencontrer des voyageurs de l'Aconcagua, qui vont au Callao, et j'ai pour compagnons de navigation le bon Don Mariano Casanova, gouverneur ecclésiastique de Valparaiso, et deux de ses amis: M. Jean Walker Martinez, qui s'en va à Antofagasta, pour inspecter certaines mines dont il dirige la Société; et son cousin, M. C. Walker Martinez, avocat, ancien député et ex-ministre du Chili auprès de la République bolivienne. C'est lui qui a négocié et signé avec la Bolivie le traité dont la violation vient de faire naître la terrible guerre qui dure encore entre le Chili d'une part, et le Pérou et la Bolivie de l'autre.
La nuit, le roulis fut très fort; les 200 taureaux, au-dessous des cabines, ne pouvant tenir debout, roulaient et glissaient tantôt sur leurs jambes de devant, tantôt sur leurs jambes de derrière, et faisaient un bruit peu commode. Les agneaux et les brebis bêlaient, et parfois on sentait le besoin de se cramponner à la couchette pour ne pas être renversé. Un bébé, dans la cabine voisine, ajoutait ses pleurs aux gémissements de la maman. C'est toujours la même scène durant les premières quarante-huit heures de l'embarquement; ensuite les estomacs s'habituent, et tout le monde retrouve la gaieté. Le lendemain, à la pointe du jour, je demande mon bain, mais on ne donne ici que des bains froids. Le soleil levant nous laisse voir dans la brume une côte dénudée, puis il se voile toute la journée dans les brouillards. Vers une heure nous passons entre des rochers, et peu après on jette la sonde. Ce n'est pas superflu: à quelques pas de nous, on voit dans la baie la carcasse en fer d'un steamer échoué il y a quelque temps. Enfin, à deux heures, le canon annonce que nous sommes arrivés à Coquimbo, et on jette l'ancre à 200 mètres de terre. Le capitaine nous dit qu'on ne repartira qu'à sept heures du soir; nous avons donc le temps de débarquer.
La baie de Coquimbo, fort gracieuse, est occupée en ce moment par de nombreux navires qui viennent y chercher le minerai de cuivre. J'y vois aussi une frégate espagnole, portant le nom de Navas de Tolosa. Elle vient ici pour saluer les drapeaux du Chili à l'occasion de l'hommage rendu par celui-ci aux soldats espagnols tombés dans la dernière guerre entre les deux pays, et faciliter ainsi la signature d'un traité de paix.
À droite, on voit fumer les hautes cheminées des fonderies de cuivre de Guayacano, qui travaillent avec le charbon de pierre porté des mines de Lebu, entre Lota et Valdivia; à gauche, nous apercevons la fumée des fonderies Lambert, qui a gagné dans ses mines plus de 50 millions de francs et qui a construit un chemin de fer entre ses fonderies et le port de Coquimbo.
M. Casanova et ses deux amis m'invitent à descendre à terre dans le même bateau, et à les suivre. Nous parcourons quelques rues fort propres, et arrivons à un estaminet célèbre pour la préparation de la casuela, sorte de soupe chilienne, dans laquelle on découpe de la viande et une poule. La maîtresse vient au-devant de nous, et nous montre la table mise. Avertie par dépêche, elle avait tout préparé. Elle est grande, forte, active, et cause politique comme un ministre. Elle s'est vaillamment battue à la guerre, me dit M. Martinez, qui lui remet plusieurs prospectus à distribuer. On parle de celui-ci et de celui-là, et je suis tout étonné de me trouver à un dîner politique, dans lequel l'agent principal semble être la matrone. Parmi les bonnes choses qu'on me sert, je remarque plusieurs sortes de fruits spéciaux au pays: la popaja, la lucuma, de la grosseur d'une pomme, écorce verte, intérieur jaune, moelleux et goût de marron. Elle a pour noyau une châtaigne qu'on dit vénéneuse, la palta, qui a la forme d'une poire verte: on la coupe en deux, l'intérieur est à demi-creux. On saupoudre de sel et on mange la chair avec une cuiller à café; elle a le goût de l'olive mûre prise à l'olivier. Après le dîner on monte en voiture et, fouette cocher! car le temps nous presse. Nous voulons en effet visiter Serena, capitale de la province, ville de 20,000 habitants. Elle est située à une lieue et demie au bout du cap qui forme la baie. Les chevaux suivent la plage sur le sable mouillé; il me semble refaire le trajet de Caïffa à Saint-Jean d'Acre. Un autre cocher, parti après nous, nous devance; mais le nôtre, piqué d'orgueil, fouette et dépasse à son tour le rival. Cela dure si bien, que nous courons risque de prendre un bain dans les vagues. Enfin, nous arrivons sains et saufs à la magnifique Alameda de la Serena.
La voiture nous conduit chez l'intendant, M. Domingo de Toro, qui commande la Province. Il a fait la campagne du Pérou comme colonel, et nous accueille avec bonté. Il nous fait passer à la salle à manger, toujours servie chez les grands, et après quelques libations, il me montre une belle collection des minerais que fournit la contrée; il me donne une grande pierre de cuivre du poids de plusieurs kilogrammes. Ayant sa femme malade, il exprime son regret de ne pouvoir m'accompagner, et me signale comme établissements dignes d'être visités, le séminaire, le collège et l'hôpital. Nous passons devant les bâtiments des deux premiers de ces établissements, et rendons visite à Monseigneur l'évêque de la Serena, le seul survivant des quatre évêques du Chili. Il nous fait bon accueil, mais il est complètement sourd, et il faut recourir à l'ardoise pour lui parler. Pour répondre, il relève la voix d'une manière pénible. Il aurait voulu aller consulter quelques spécialistes en Europe, mais le gouvernement l'en a empêché, en lui imposant des conditions humiliantes. Il nous remet le décret qu'il vient de publier pour exécrer les cimetières laïcisés de son diocèse. On ne pourra plus y faire aucune cérémonie religieuse.
Nous prenons congé de Monseigneur, et en traversant la place, nous voyons défiler le bataillon de la garde nationale, musique en tête. C'est dimanche, les magasins sont fermés; le matin, on va à la messe, mais l'après-midi les vêpres sont remplacées par l'exercice militaire. Il n'y a pas de conscription au Chili; les enrôlements sont volontaires. Lorsque le besoin presse, ils se font un peu comme en Angleterre. Les enrôleurs reçoivent tant par homme, et emploient une partie de leur gain à enivrer les candidats pour leur faire signer l'engagement. Ceux-ci, après avoir cuvé leur vin, sont tout étonnés de se réveiller à la caserne; mais, s'il n'y a pas de conscription, par contre, tout homme valide doit porter les armes, et fait partie de la garde nationale.
À l'hôpital, les Sœurs de Charité soignent une centaine de malades et donnent l'instruction à 40 élèves internes qui paient 50 fr. par mois. À six heures, nous sommes à la gare, et montons dans un wagon américain; à six heures trois quarts nous rentrons au port de Coquimbo, et à sept heures à bord. Quelques passagers, pour tuer le temps, avaient abusé du Champagne, et ils abusent de la parole. Un peu de sommeil les guérira.
La nuit a été plus calme; le matin, à sept heures et demie, le canon annonce que nous arrivons à Huasco, et le navire y jette l'ancre. On fait grande profusion du canon: son bruit se fait sentir à chaque port; or, nous touchons à treize dans le trajet de Valparaiso au Callao, et mettons ainsi dix jours à parcourir un espace de 1,500 milles, qu'on franchirait aisément en quatre ou cinq jours, si l'on suivait directement. La côte est toujours aride, mais l'embouchure de la rivière le Huasco laisse voir un tapis de verdure entouré de forêts d'eucalyptus. Cet arbre, importé d'Australie, est devenu ici à la mode. On l'a planté et on le plante partout; son bois sert, dans ces contrées minières, à étayer les galeries. Le Huasco est utilisé pour l'irrigation, et la vallée nourrit de nombreux troupeaux. On y récolte aussi un raisin à gros grains et à peau tendre qu'on fait sécher et qu'on vend dans des petites boîtes sous le nom de pasas; une vingtaine de filles sont venues à bord et nous poursuivent aux cris de pasas caballero!
Le port de Huasco a été construit le deuxième après la conquête. Il n'a pas progressé, on n'y voit que quelques petites maisons de bois ou de boue. La plupart des toitures, ici comme sur le reste de la côte, vers le nord, sont en terre. L'eau les fond difficilement, parce qu'on les enduit d'une couche de mortier, composé de sable et de chaux de coquillages. À côté du village, on voit quatre cheminées qui indiquent la présence d'une usine, fonderie de cuivre, abandonnée depuis longtemps. Le minerai, qu'on extrait de l'autre côté de la montagne, arrive par une autre vallée plus facilement au port de Pegna-Blanca. Ces mines, qu'on me dit appartenir à M. Dickenson Benett Montt, donnent 25,000 quintaux de cuivre net par an.
À dix heures, le navire a déchargé la farine et la bière destinées à Huasco, et nous suivons notre route.
À deux heures, le canon nous annonce un nouvel arrêt; nous sommes à Carrizal-Bajo, et nous n'en repartirons qu'à la nuit.
Nous pouvons donc aller visiter les fonderies de cuivre dont nous voyons fumer les hautes cheminées; une d'elles, en effet, a 134 pieds de haut. M. Aniceto Yzaga est parmi les passagers: il se rend à son établissement des mines de Chañarcitos, à six lieues de la côte; il connaît donc à merveille choses et gens de ces lieux, et s'offre à être mon cicérone. MM. Casanova et Martinez veulent bien être de la partie, et nous montons dans une petite barque. Ce n'est pas sans peine, car les vagues sont hautes, et comme à Jaffa, il faut saisir le moment propice. Nous arrivons à un môle prolongé sur poutrelles en bois; un insecte, qui aime à vivre dans la mer, les a littéralement rongées à fleur d'eau, et on a dû les doubler de fer. À terre, M. Yzaga nous présente aux directeurs de la fonderie Gibbs and Cy, qui travaillent le minerai de cuivre, amené des mines de Cerro-Blanco, à quelques lieues d'ici. Ces messieurs nous font visiter l'usine. Il n'y a que deux fours, mais ils sont hermétiquement fermés, et la même chaleur qui fond le minerai, par une habile combinaison, sert aussi à calciner le minerai plus fin, opération nécessaire avant la fonte. Puis, par divers conduits souterrains, le calorique va opérer la concentration de l'eau de mer pour la transformer en eau douce. L'eau manque en effet ici: il ne pleut presque jamais sur cette partie de la côte, et l'eau qu'on amène par le chemin de fer se vend quatre sous l'aroba. Les deux fours fondent ensemble 40 tonnes de minerai par jour. Le minerai plus gros est calciné à part dans des compartiments spéciaux, où il brûle par lui-même durant 28 à 30 jours. Il contient, en effet, 45% de souffre, de l'antimoine et 10 marcs d'argent par cajones de 64 quintaux métriques. Ce minerai, après la calcination et la fonte, perd le souffre, et donne un minerai nouveau appelé mates, et dans le pays eges de cobre, et contient 50% de cuivre, de l'argent et de l'antimoine. Il est ainsi transporté en Angleterre, où l'usine Charles Lambert, à Swansea, fait les dernières opérations pour séparer les trois métaux. Le charbon est pris en Angleterre, et mélangé avec partie de charbon de Lota. On paie ici ce dernier 10 pesos la tonne, le charbon anglais 33 schellings. Cent ouvriers sont employés' à l'usine; ils reçoivent de 3 à 4 fr. par jour; leur logement, comme presque tous ceux du peuple, au Chili, se compose d'une seule pièce pour toute la famille. C'est trop peu pour l'hygiène et la moralité. Les directeurs se proposent de l'améliorer. La charbonnière m'a paru fort ingénieuse pour éviter la main-d'œuvre. Les grues prennent le charbon au navire et le jettent dans un vaste compartiment de bois dont le pavé est à plan incliné, et surélevé de terre d'environ deux mètres. Au centre un chemin de fer conduit les wagonnets sous la charbonnière, et on n'a qu'à ouvrir des trappes pour qu'ils se remplissent seuls: exactement le même système que celui des elevators de Chicago pour le maniement des blés. Ainsi, la seule force de gravité fait le travail de centaines de bras; il est bon de mettre à profit les forces de la nature. Il restera toujours bien du travail pour les bras; le difficile est de ménager les transitions.
Les directeurs me munissent de beaux spécimens de métal, nous réchauffent avec le Xérès et nous rafraîchissent avec de la bière; puis nous visitons le village, qui compte 1,200 habitants. Il a été plus peuplé autrefois, lorsque les mines donnaient plus de produits et plus de travail. Les mines sont et seront toujours une loterie. Les maisons sont en bois; on peut ainsi les démolir et les transporter lorsqu'une plus grande production de nouvelles mines appelle la population ailleurs.
M. Yzaga nous conduit à la Maestranza (ateliers du chemin de fer); les tours, les rabots, les laminoirs travaillent le fer comme s'il était de bois. À côté, un vaste magasin contient tous les approvisionnements nécessaires aux machines; et, un peu plus loin, on voit une usine pour fondre le plomb argentifère. À la plage, nous recueillons diverses herbes marines qu'ici on mange comme au Japon, et nous retournons à bord pour le dîner.
Le soir, M. Robertson, agent de la Compagnie minière, tient la guitare et joue à merveille, en accompagnant de sa voix la plus belle samo-cueca du pays. Le capitaine donne l'exemple, et immédiatement on organise cette danse moresque que j'ai déjà décrite en parlant de mon séjour en Araucanie. Les assistants battent des mains en cadence pour aider à l'animation de la musique; et les gens du pays sont étonnés de voir et d'entendre des gringos exécuter si bien leur musique et leur danse. M. Robertson nous chante aussi avec bonne expression plusieurs des chansons locales. Ce sont des amourettes, des chants de départ, des demandes en mariage; toutes gracieuses et morales. Je regrette de n'avoir pu retenir plusieurs strophes qui m'ont parues remarquables de poésie et de sentiment. Dans une, le jeune homme, avec beaucoup de compliments, s'adresse à une jeune fille, et lui demande sa main. Celle-ci le toise et lui dit: Votre tenue n'est pas complète, vos gains insuffisants. C'est en vain que vous pensez à vous marier: il vous faut avant acquérir plus d'ordre et plus d'amour pour le travail. Vous perdrez donc votre peine en vous adressant à mon père, il sait que le mari doit être un modèle d'application et de vertu. Dans une autre, l'amant part pour la guerre, et les adieux à sa belle sont pleins de nobles aspirations. Voici à peu près le refrain: «La patrie m'appelle, je ne puis être sourd. Ton souvenir me suit, je ne peux vivre sans toi, je reviendrai, je reviendrai plein d'amour et d'honneur, je serai toujours digne de toi.»
Chez tous les peuples, la poésie et la musique ont toujours été un grand moyen pour exprimer les sentiments de l'âme. Un peuple qui sait encore les retracer d'une manière si digne prouve qu'il a en lui des éléments sérieux de solidité. Par contre, les peuples qui abaissent la poésie et la musique pour en faire des instruments de vains plaisirs ou de corruption sont sur la voie de la décadence. À neuf heures, M. Robertson nous quitte, et le navire se met en marche.
14 août.—À sept heures du matin, nous jetons l'ancre dans le port de Caldera. Plusieurs navires viennent y chercher le minerai de Capiapò et des environs, car nous sommes ici dans un des principaux districts miniers du Chili. À terre, nous ne voyons que du sable, et, par-ci par-là, quelques petits buissons. C'est le Sahara ou un des déserts de l'Égypte: c'est ici, en effet, que commence proprement le désert d'Atacama. L'eau féconderait ce sable, mais on peut dire qu'il ne pleut jamais dans ces contrées, et on distille l'eau de la mer pour le service des habitants de la côte. Toutefois, si la nature n'a pas donné la beauté à ces sites, elle leur a prodigué la richesse dans ses minerais d'or, d'argent, de cuivre, de charbon, de borax, de salpêtre et de guano. Comme une bonne mère, la nature ne donne jamais tout à tous, et partage ses dons; le paon a reçu la plus belle toilette et la plus laide voix; le rossignol, le moins bien vêtu des oiseaux, donne les sons les plus harmonieux.
La petite ville de Caldera compte environ 2,000 habitants. Elle est un peu en décadence en ce moment, parce que la plupart des mines ont des filons moins riches et donnent peu de dividendes. La place est identique à celle des autres villes chiliennes, les rues sont larges, les maisons en bois, l'église gracieuse. J'y vois une statue de la madone du Carme, au pied de laquelle s'élève un trophée de drapeaux, armes et tambours; c'est la patronne des armées du pays. Les Chiliens aiment à lui rapporter leurs succès et leurs victoires. Vers la plage s'élève la Maestranza, nom qu'on donne ici aux ateliers de réparation et construction de machines, et du matériel de chemins de fer. Ils sont plus importants que les ateliers de Carrizal-Bajo, que nous avons vus hier. Ce chemin de fer a été le premier construit dans le Chili, et date de 1852. La plupart des actionnaires sont en Angleterre, quelques-uns à Capiapò. Depuis son installation jusqu'à ce jour, il a transporté plus de 2,000,000 de quintaux métriques de charbon, plus de 2,000,000 1/2 de minerai, et autant d'autres marchandises diverses, ce qui, avec le matériel du chemin de fer et autres, forme un total de presque un milliard de quintaux métriques. Il a en outre transporté 650,000 passagers. Son coût a été de 1,600,000 piastres; les frais d'exploitation se sont élevés, durant les trente ans, à 7,400,000 piastres, mais le produit a été de 18,300,000 piastres, laissant ainsi un bénéfice net d'environ 11,000,000 de piastres; soit environ 50,000,000 de francs. Ce chemin de fer conduit en deux heures à Capiapò; et un peu plus haut, à Païpote, il se divise en deux branches: l'une va à Puquios, et reçoit le borax qui vient par charrettes des dépôts de Quebrada, au pied des Andes. Il porte aussi le minerai d'or de Cachiyuyo, de cuivre de Puquios et ciel Chulo, de charbon de Sierra de la Ternera, et le minerai d'argent des mines de Garin. L'autre branche va à Pabellon, prenant les minerais de cuivre de Ojancas et de Lirios, et le minerai d'argent de Pampa-larga, de Cabeza de Vaca et del Romanero. À Potrero Seco, il se divise encore en deux branches; l'une va à San-Antonio et reçoit des minerais d'argent des mines de Lomas Bayas, de los Bardos, et del Sacramento; l'autre va à Godoy, et dessert les mines d'argent de Chañacillo de Pajonales et de plomb de Baudurrias. Son étendue est d'environ 250 kilomètres, et partant de la mer à Caldera, il atteint à Puquios l'altitude de 1,400 mètres.
M. Walker nous conduit chez son frère, qui dirige ici la seule usine de borax existant au Chili. Cette matière s'emploie pour la fabrication du verre et de la porcelaine. On vient de trouver le moyen de s'en servir pour la conservation des viandes, et on l'utilise encore pour la fonte des minerais précieux, d'or et d'argent. Ce minerai est très rare; on ne l'obtient qu'en Toscane, en condensant les vapeurs d'acide borique, et dans la mer de Marmara, où l'on trouve le tinkal ou borax de soude. Les gisements qui fournissent le borax à l'usine Walker sont à plus de 200 kilomètres, à Quebrada, au pied des Andes, et ont une épaisseur qui varie de six pouces à un mètre. Les pierres blanches et légères, portées à l'usine, sont broyées sous la meule et placées dans de grandes cuves, par quantité de 30 à 40 quintaux métriques par cuve; là le borax bout 2 à 3 heures dans un mélange d'eau mère et d'acide sulfurique, puis on laisse reposer une heure pour que les parties impures se déposent au fond. Le borax s'en va alors par des canaux dans 12 grands réservoirs, où il se cristallise, et on le retire pour le sécher au soleil. On le met alors en caisses et on l'expédie à Liverpool, où il se paie de 60 à 65 livres sterling la tonne, selon qu'il contient plus ou moins de 83% d'acide borique. Chaque réservoir donne une moyenne de 2 tonnes. L'usine produit 1,000 tonnes par an. L'acide sulfurique, qu'on emploie jusqu'à concurrence de 1,000 kilogrammes par jour, est aussi produit: dans l'établissement. Dans de grands réservoirs de plomb, on introduit le gaz sulfureux produit dans des fours par la crémation de minerais de cuivre et de fer sulfureux. On mélange avec l'acide nitrique, produit du nitrate de soude, et ces deux gaz, mélangés à la vapeur d'eau, donnent le gaz sulfurique.
M. Walker nous présente à sa jeune femme, qui arrive entourée de ses nombreux enfants, puis nous fait remarquer dans la cour de son habitation de nombreuses plantes d'agrément, véritable luxe dans ce pays de sable. Dans une seconde cour nous voyons une vigogne, espèce de huanaco, mais plus petit. Elle est apprivoisée et se laisse volontiers caresser. Je remarque deux magnifiques mules. Celle-ci, me dit M. Walker, m'a porté plusieurs fois en 20 jours au-delà du désert, et est restée jusqu'à trois jours sans boire. Or, je pèse 104 kilogrammes. À toute exposition, cette bête mériterait certainement un premier prix. Après la visite de l'établissement, nous aurions voulu visiter à côté une fonderie de plomb argentifère, mais le temps presse. Mme Walker nous invite à prendre place à sa table: elle nous sert gracieusement un copieux déjeuner, puis nous montons sur un wagon primitif qui nous conduit à la plage, et nous revenons à notre bateau. Le soir, à cinq heures et demie, le canon nous dit encore que nous touchons à un autre port. C'est celui de Chañaral, en tout semblable aux précédents. Quelques maisons de bois sur des rochers nus et quelques cheminées fumantes indiquent la présence de fonderies. Le navire charge et décharge et repart à huit heures du soir.[Table des matières]
CHAPITRE XIX
Le 15 août à Tantal. — L'Église et le Pasteur. — La Marseillaise au désert. — Encore l'Aconuagua. — Antofogasta. — Le salpêtre. — L'iode. — La Société Beneficiadora de metales. — Le salaire. — Le guano. — La laguna d'Acostan. — Encore l'incendie de l'église de la Compañia. — Épisodes émouvants. — Capture de Huescar. — Les marsouins. — Iquique. — Les incendies. — Combat naval. — L'eau distillée. — Le vicaire ecclésiastique. — L'école. — La prison. — Prix divers. — Pisagua. — Arica. — Les effets de la guerre. — Un tremblement de mer. — La Bolivie. — Tacna. — La Pax. — La corvette Le Camus. — Mollendo et le chemin de fer do Pisco. — Les îles de Chinca. — Une lettre de Pascal Duprat à propos de Voltaire. — Réponse du député Don Ambrosio Montt.
Le matin du 15 août, à six heures et demie, notre steamer jette l'ancre à Tantal. L'aspect est toujours le même: rochers nus percés de quelques trous de mine, aucune végétation; c'est le vrai désert. Don Mariano Casanova nous rappelle que l'Assomption est fête de précepte, et nous invite à le suivre pour la messe. Nous cherchons l'église, et nous trouvons une pauvre cabane de bois avec un presbytère encore plus pauvre. Le curé nous reçoit dans sa meilleure chambre. Peu de meubles, mais plusieurs livres qui indiquent l'homme d'études: Donoso Cortès, Gaume, La cité de Dieu, etc. L'Église est vraiment une bonne mère. À peine se forme un groupe de population, qu'elle établit auprès d'elle un homme pour en avoir soin et lui enseigner la vérité. Elle lui défend même d'avoir une famille, afin qu'il puisse mieux se consacrer à l'instruction des enfants, aux soins des infirmes, au bien de toutes les familles. C'est le véritable pasteur, et s'il sait être encore le bon pasteur, son troupeau ne manquera pas de bien-être. Pour la commodité de ses paroissiens, le curé de Tantal célèbre deux messes, une à huit heures, l'autre à dix heures. Mais le sexe dévot est sans contredit le plus nombreux. Après la messe nous déjeunons à l'hôtel de la Bolsa, tenu par un Français. Nous passons devant une baraque de planches, et je lis sur l'affiche: Teatro, Jueves 16, la Marsellesa. Théâtre, jeudi 16, la Marseillaise. Nous laissons de côté deux distilleries d'eau de mer, qui alimentent d'eau douce la population, et en retournant au bateau nous passons devant l'Aconcagua, qui est ici en chargement. Ses officiers, sur le pont, reconnaissent le voyageur du détroit de Magellan, et nous nous saluons avec bonheur. Ils avaient été si gais et si bons durant le trajet! Le reste de la journée sera pour la rédaction et pour le repos.
Jeudi 16 août.—À six heures et demie, le navire stoppe à Antofagasta, et bientôt nous allons à terre. Don Mariano continue à souffrir du gosier et décide de s'arrêter ici. MM. Walker Martinez s'y arrêtent aussi pour se rendre dans l'intérieur inspecter des mines dans lesquelles ils ont des intérêts; mais avant de nous quitter ils redoublent d'égards, et veulent me faire connaître les deux établissements importants d'Antofagasta. Ils me présentent à M. Eugène de Rurange, Français qui dirige l'exploitation des Barateras de Ascotan, à 8 lieues vers les Andes, et nous passons à l'établissement de salpêtre, le plus important du monde en son genre. Il occupe 800 ouvriers à l'usine et autant au lieu d'extraction. Nous sommes ici dans l'établissement qui a été cause de la guerre entre le Chili et la Bolivie et son allié le Pérou. M. l'avocat Walker Martinez m'explique que c'est lui-même qui, en 1875, en sa qualité de ministre du Chili, à la Pax, a rédigé et signé avec M. Baptista, représentant de la Bolivie, le traité en vertu duquel le Chili renonçait à ses prétentions sur le territoire d'Antofagasta en faveur de la Bolivie. En retour, celle-ci s'engageait à ne jamais frapper d'aucun droit les produits de salpêtre et autres minéraux exploités sur le territoire contesté. Or, la Bolivie ayant voulu plus tard imposer un droit de dix sous par quintal à l'exportation, il s'en est suivi la guerre.
Le minerai appelé salitre par les indigènes, salpêtre par les Français, et nitrate par les Anglais, est amené par chemin de fer de la Pampa centrale à 150 kilomètres vers les Andes. La Compagnie anonyme des salitres i ferro Carril d'Antofagasta, au capital de 5,000,000 de pesos, possède là une surface de 23 hectares, où le salpêtre se trouve par couches de 1 à 2 pieds d'épaisseur. À l'usine, les pierres passent dans une machine à broyer, et sous des cylindres qui la pulvérisent. Cette poudre est élevée par une courroie à godets à une hauteur de 15 mètres, d'où elle tombe dans des chaudières. Là, par l'eau chaude et par la vapeur d'eau, elle se fond, et après 4 à 6 heures de cuisson, elle s'en va dans 280 réservoirs de fer, où elle se cristallise et est mise à sécher sur des plates-formes. Le directeur, M. Évariste Soublette, qui nous guide, nous montre aussi les produits d'iode qu'on obtient à l'usine. L'iode vient solidifié, en forme d'iodure de cuivre, et on en fait ici 200 quintaux par mois. Il est vendu à Londres au prix de 4 pence l'once, et sert pour la médecine, pour la photographie et comme fondant en diverses industries. Le salpêtre produit à l'usine atteint 3,000 quintaux métriques par jour, et on l'exporte aussi à Londres, où il se paie environ 10 fr. le quintal. Il sert pour engrais, pour la fonte du fer et de la porcelaine, et pour faire la poudre à canon. L'usine donne aux actionnaires un dividende de 10 à 15% l'an. M. Juan Walker m'accompagne à l'usine de la Société anonyme Beneficiadora de metales au capital de 2,000,000 de pesos, dont il est actionnaire. Le gérant, M. Telesforo Mandiola, se fait notre cicérone, et nous montre le minerai d'argent venant d'un peu partout, mais surtout des mines de Caracoles en Bolivie, à 35 lieues de la côte. Ce minerai est amené sous des meules en fer perpendiculaires qui le broyent dans l'eau et l'envoient dans des réservoirs, où il se convertit en pâte terreuse jaune. Cette pâte, étendue au soleil, sèche, puis est passée sous une autre machine, qui la réduit en poussière, et dans cet état on la met dans 24 grands cylindres, par poids de 40 quintaux chaque. On ajoute des agents chimiques, du sel, du cuivre, du fer, du zinc et de l'eau, et de 4 à 8 quintaux de mercure, suivant le métal. Après une cuisson qui varie de 4 à 12 heures, la pulpe qui en résulte est amenée avec de l'eau froide dans des réservoirs cylindriques, où l'argent et le mercure se séparent des matières terreuses, et le minerai est mis à écouler. Le mercure tombe à travers un linge, et l'amalgame qui reste contient un sixième d'argent. On le presse alors dans des moules cylindriques, et on le place pendant 10 heures dans des fours, où le mercure s'évapore et va se condenser ailleurs. Le résidu forme un minerai d'argent appelé pigna dans le pays, et pour dernière opération on le place durant 2 à 3 heures dans un four, où il fond, et on le coule dans des moules, en lingots de 70 kilogrammes chaque. Il est ainsi expédié en Angleterre, où on le vend en ce moment 46 pesos[4] le kilogramme. L'usine emploie environ 200 ouvriers, à raison de 1 1/2, 2 et 3 pesos. La main-d'œuvre est plus chère ici, parce que le désert ne donne rien, et il faut tirer de loin par bateau tout le nécessaire à la vie. Le moteur est de la force de 100 chevaux, système américain exécuté à Glascow. Toute la vapeur employée pour les diverses opérations est concentrée par de nombreux tubes immergés dans un réservoir, et se transforme ainsi en eau douce pour la boisson et autres usages de la vie. On la vend ici 5 sous les 30 litres, et il n'y en a pas d'autre, soit pour les habitants, soit pour les nombreux voiliers qui viennent chercher le minerai. L'usine rétribue le capital par un dividende de 30%. Le mercure est acheté à Valparaiso, en Europe ou en Californie, au prix de 46 pesos le flacon de 34 kilogrammes. On en perd environ un quart du poids d'argent produit dans chaque opération. L'usine, donne de 20 à 30,000 marcs d'argent par mois (le marc équivaut à 230 grammes).
M. Mandiola, qui est en même temps commandant des deux batteries qui gardent le port, nous montre les boulets de 300 et de 150 kilos, envoyés par les canons du Huascar, le fameux monitor des Péruviens. Il y répondait en envoyant par ses 5 canons Armstrong, des boulets de même calibre.
La ville, semblable à Tantal, compte 5 à 6,000 âmes. Les maisons sont des cabanes de bois à toiture légère. Il ne pleut jamais ici. Une vaste église de bois est en construction. Dans la montagne, les soldats ont écrit en lettres blanches colossales: «Soldados Chillenos 8e bataillon, marco 1882,» et les marins ont peint en blanc une grande ancre qu'on voit de la mer.
Nous revenons chez M. de Bourange, qui nous montre un ensemble d'ossements et œufs d'oiseaux, obtenus par lui en tamisant du guano pris au dépôt de Solar del Carmen, à 26 lieues au nord-est d'Antofagasta. Là, sous une couche de 21 pieds de roches, on trouve une couche de 3 pieds de guano. Qui a déposé là cette matière, et de quoi est-elle composée? Les uns disent que ce sont des excréments que les oiseaux aquatiques ont accumulés avec les siècles. D'autres déclarent la chose impossible, et ajoutent que c'est là une composition chimique comme il y en a dans la nature: M. de Bourange me remet un opuscule sur la laguna de Ascotan, d'où la compagnie qu'il dirige retire le borax. Cet ancien lac a 15 lieues de long et 7 de large, et on y trouve plusieurs sources d'eau chaude à 45 degrés. L'épaisseur du borax qui le recouvre varie de 5 à 85 centimètres. D'après les calculs longuement étudiés dans la brochure, on relève que le capital, employé sera rétribué au 100 pour 100, puisque le quintal de borax, qui se vend en Europe 8 à 9 pesos, reviendra à la compagnie à la moitié de ce prix, tous frais compris, jusqu'au lieu de vente.
M. de Bourange me présente sa femme, ses belles-sœurs et ses nombreux enfants, et nous prenons tous place à sa table. Vers le milieu du repas, je porte la santé du Chili et je pars à la hâte, car le capitaine du port me fait dire: Ne perdez pas un instant, on n'attend plus que vous. J'emporte les nombreux spécimens de minerai que m'ont donnés M. Juan Walker et les divers directeurs des usines visitées, et bientôt je suis sur la Serena. Et maintenant, pendant que le bateau suit sa marche, en longeant la côte où sont les dépôts de guano, j'aime à relater ici la conversation que j'ai eue hier au soir avec l'avocat Walker Martinez et dom Mariano, sur l'incendie de l'église de la Compañia à Santiago. Le premier était présent, le second a été chargé de faire l'enquête, et a dû entendre des centaines de témoins oculaires. L'église était richement, mais imprudemment parée. Un ensemble de lampes à pétrole au maître-autel ont causé le premier feu, et brûlé l'autel. Alors la foule s'est précipitée par les 5 grandes portes, 3 sur la façade et 2 latérales, qui étaient non fermées, mais grandes ouvertes. La poussée a été telle, que les premiers sortants, précipités à terre, ont arrêté les autres qui se sont amoncelés, formant une muraille humaine de 1 mètre 1/2 de haut. M. Martinez, pour essayer de tirer au-dessus de cette muraille quelques-unes des femmes qui, l'appelant par son nom, le suppliaient de les aider, jeta avec quelques autres jeunes gens des lazos pour qu'elles pussent s'y accrocher, mais les flammes brûlaient les lazos. Ils coupèrent alors de petits arbres, près de là, et les tendirent aux malheureuses, mais celles qui purent les saisir ne purent quand même se sauver, parce que leurs compagnes, dans l'espoir de les suivre, s'accrochaient à elles.
Par contre, tous ceux qui, dans le commencement, se dirigeaient vers la porte de la sacristie, sortirent sans peine, parce que de ce côté, à cause du feu au maître-autel, la foule ne se pressait pas.
L'édifice fut consumé en très peu de temps, le plafond était en bois peint, ainsi que la vaste coupole, et il s'était formé par elle un grand courant d'air comme par une cheminée. Les deux tours servant de clochers ne tardèrent pas, elles aussi, à s'écrouler. Dom Mariano ajoute que, d'après l'enquête, le nombre des morts s'est élevé à 1,870, la plupart femmes, et appartenant à la haute société; il n'y eut presque pas de famille à Santiago qui ne fut en deuil. Tous affirment que les récits répandus, dans lesquels on parle de portes fermées, sont complètement faux.
Vers le soir, nous passons près la pointe d'Angamos Mejillones, où fut pris le Huascar par deux frégates chiliennes, après la mort de son commandant. Près de là sont de nombreux dépôts de guano, et le gouvernement chilien vient d'en vendre un million de tonnes à une maison française.
Une multitude de marsouins suit le navire en faisant d'énormes sauts hors de l'eau; c'est leur samo-cueca. Après le dîner, on danse encore bien avant dans la soirée.
17 Août.—À huit heures, nous stoppons à Iquique, chef-lieu de la province de Tarapacà. Elle appartenait au Pérou, mais le Chili la détient et ne la lâchera pas. Iquique est maintenant le second port après Valparaiso, et sert d'entrepôt au salpêtre qui vient de l'intérieur. Le gouvernement chilien a relevé les droits à l'exportation; on paie maintenant 1 peso 60 centavos par quintal de salpêtre exporté (de 7 à 8 fr.), ce qui donne au trésor un revenu de 8 à 10,000,000 de pesos par an. La ville d'Iquique contient 14,000 habitants, avec intendant et Cour d'appel. Une trentaine de navires sont dans le port pour charger le salpêtre: on m'en montre un en fer qui a brûlé dernièrement. La moitié de la ville est en reconstruction. Le mois dernier, elle a brûlé pour la troisième fois en deux ans, et les compagnies n'assurent maintenant contre l'incendie que moyennant une prime de 5%. Toutes les maisons sont en bois, et couvertes en forme de terrasse, car il ne pleut jamais. Dans la reconstruction on laisse des rues larges de 20 mètres, pour diminuer la propagation du feu.
Avec le ciment importé, le sable et les petites pierres qui forment ce désert, il serait facile de bâtir des maisons incombustibles.
C'est à Iquique qu'eut lieu le fameux combat entre le Huascar et l'Indipendencia d'une part, et l'Esmeralda et la Covadanga d'autre part: deux petits navires chiliens contre deux plus grands péruviens. Le commandant de l'Esmeralda préféra couler plutôt que de se rendre. Sur la place, un monument en bois porte au centre le buste de ce héros chilien avec cette inscription:
ARTURO PRATT
EL PUEPLO DE IQUIQUE
A LOS HEROES DEL 21 DE MAYO DE 1879.
Arturo Pratt
Le peuple de Iquique
Aux héros du 21 mai 1879.
Sur le piédestal, on lit une soixantaine de noms des personnes qui ont péri avec lui. En ville, je vois trois banques, des magasins bien garnis, et entre autres, un magasin chinois, tenu par deux cinos vêtus à l'européenne et vendant les thés, vases, laques, broderies et autres marchandises de leur pays. Le marché est bien garni de toutes sortes de fruits et légumes venant du nord et du sud, car il ne pousse pas un seul brin d'herbe ici, et on n'a d'autre eau que l'eau de mer distillée. Un chemin de fer conduit dans l'intérieur, aux nombreuses salpêtrières, et les ateliers de réparation et construction de machines sont assez complets.
Dom Mariano Casanova m'avait recommandé de saluer en son nom le vicaire ecclésiastique, M. Camilo Ortuzar; il m'accueille avec bonté, et nous montons en voiture pour aller voir l'école récemment construite. C'est la première que je vois en ce genre. Au centre, une vaste salle ou rotonde surmontée d'une coupole sert à réunir les 300 élèves pour l'instruction religieuse. Vers le sud se détachent en rayons 4 grandes salles, formant 4 classes entièrement ouvertes sur la rotonde, en sorte que l'œil embrasse tous les élèves à la fois. Vers le nord, rayonnent 4 autres corps de bâtiment, qui sont les maisons des professeurs et de leur famille. Autour de la rotonde, à l'étage supérieur, on réunit un musée d'histoire naturelle. Les espaces entre les bâtiments forment des cours couvertes en roseaux pour tamiser les rayons du soleil. Les élèves arrivent à huit heures du matin et vont déjeuner à onze heures. Ils retournent à midi et sortent à quatre heures. Ainsi six heures de travail par jour, car à chaque heure, le travail est interrompu par dix minutes de récréation dans les cours. Système excellent, car l'attention de l'enfant ne peut se soutenir longtemps, et lorsque son esprit est fatigué, il ne peut s'appliquer. Une cour est réservée aux bains alimentés par l'eau de mer, et les élèves, en été, en usent tous les jours.
Nous passons à un autre établissement, lui aussi tout neuf. C'est la prison de la province, renfermant en ce moment 82 prisonniers. La construction est en tôle de fer galvanisé à double paroi. L'espace entre les parois est rempli de coquillages dont le pays abonde, en sorte que, si les prisonniers venaient à enlever une plaque de fer, le bruit que feraient les coquillages en tombant avertirait les surveillants.
Le plan de la construction est semblable à celui de l'école. Un octogone au centre, d'où rayonnent 4 salles et 4 cours fermées avec portes grillées; ainsi un seul surveillant au centre a tout son monde sous les yeux. Un compartiment est réservé aux femmes, un a des cellules pour les malfaiteurs plus dangereux, ou pour ceux que le juge d'instruction veut mettre au secret: les simples prévenus, les condamnés à une courte détention ont aussi leur compartiment. Les condamnés exercent divers métiers, et ont tous deux heures d'école par jour. Le temps de leur prison n'est donc pas perdu, et plusieurs pourront en sortir meilleurs. Le dimanche, un autel est élevé à l'octogone, et tous les prisonniers entendent la messe. Les sentinelles sur le mur de clôture surveillent le toit et correspondent entre elles par un appareil électrique.
Dans la ville, je marchande plusieurs objets, mais tout est très cher. Les moindres photographies coûtent de 5 à 10 fr.; d'une petite corne de bœuf qui sert de verre aux Indiens, on me demande 6 fr., et dans une boutique d'organelli tenue par un Italien, on demande 1,000 fr. pour un méchant petit orgue qui a déjà servi. M. le vicaire ajoute que les loyers sont aussi fort chers, et que pour une maisonnette de 7 pièces, il paie 120 pesos par mois. Les ouvriers gagnent de 10 à 25 fr. par jour; ceux qui chargent les navires gagnent de 40 à 50 fr., mais tout le gain s'en va en boisson. Je lui demande combien le gouvernement paie le clergé: lui, vicaire ecclésiastique, reçoit 3,000 pesos (15,000 fr. l'an), le curé, 2,000 pesos, et le sous-curé, 1,500 pesos.
M. Ortuzar a voyagé en Europe, aux États-Unis et en Palestine; sa mère et 4 de ses frères vivent à Paris. Je l'engage à reconstruire en pierres artificielles et non en bois son église incendiée. Je le quitte à l'embarcadère et retourne au bateau. Le soir nous stoppons à Pisagua. Ce port ressemble à tous ceux que nous avons vus jusqu'ici sur la côte du désert. Il est célèbre par le combat qui a eu lieu en ces derniers temps entre Chiliens et Péruviens. Un monument, au sommet de la ville, est consacré à la mémoire des nombreux braves tombés dans la bataille. Il n'y a point ici de machines à distiller l'eau; un entrepreneur la porte d'Arica dans un petit steamer, et il est devenu très riche en vendant de l'eau. Il en est souvent ainsi pour les monopoles.
18 août.—Le navire reprend sa route à dix heures du soir, et ce matin à huit heures nous stoppons à Arica. C'est ici la porte de la Bolivie: les mules en six jours de marche arrivent à la Pax. On aperçoit au loin les pics blancs de neige, et le soleil, que nous voyons à peine pour la deuxième fois depuis notre départ de Valparaiso, les rend brillants à nos yeux.
Depuis Caldera nous n'avions pas vu un brin d'herbe; ici une rigole d'eau qui descend des Andes laisse voir un peu de verdure et quelques légumes. On me dit même qu'au loin la Vallée contient de magnifiques orangers. Le Puno, navire de la même compagnie, vient d'arriver; à son bord, je trouve, parmi les officiers, un bon jeune homme que j'avais eu pour compagnon de voyage dans l'Aconcagua. On vient d'amputer le bras d'un pauvre marin tombé dans la calle, et on nous le passe pour que nous le déposions à Callao. Ce n'est que par un miracle d'équilibre que ces pauvres marins qui guident la chaîne au chargement et déchargement, ne tombent pas dans la mer ou dans la calle. Si on imposait la compagnie de 100,000 fr. pour chaque homme tombé, ce serait justice, mais alors elle prendrait les mesures nécessaires pour éviter ces accidents.
Arrivé à terre, je vois la ville brûlée: on relève à peine quelques maisons, c'est le fruit de la guerre. En juin 1880, il y eut ici rude bataille et des milliers de morts: on m'assure même que les Péruviens, ayant fait usage de la dynamite, les Chiliens, en représailles, fusillèrent les hommes arrachés à leurs maisons. L'église est en fer, probablement pour mieux résister aux incendies et aux tremblements de terre. Ils sont célèbres ici. En 1868, à la suite d'un tremblement, la mer se souleva et transporta au-delà de la ville un steamer américain. Onze ans plus tard, un autre tremblement a encore soulevé la mer, et le navire, remis à flot, a été jeté à 500 mètres plus loin: on vient de le démonter, il y a trois mois, pour en prendre le fer. Je n'ai encore senti aucun tremblor ici; il paraît qu'ils sont fréquents et peu commodes. Le capitaine du navire me montre une blessure au nez, qu'il a reçue dans un tremblor qui le jeta à terre.
Le seul établissement important d'Arica est la douane et ses vastes entrepôts pour les marchandises qui vont et viennent de Bolivie; mais ils sont presque vides en ce moment. Pour forcer la Bolivie à faire la paix, le Chili a bloqué le port de Mollendo et mis des droits presque prohibitifs, en sorte que la Bolivie trouve plus commode de faire passer ses produits et tirer ses provisions par la République argentine.
Un chemin de fer conduit en deux heures et demie à Tacna, ville de 15,000 âmes, à 13 lieues d'ici: de là les mules vont à la Pax en six jours. Le prix de chaque mule d'ici à la Pax est de 30 à 40 pesos, plus de 100 fr. Il en faut au moins trois: une pour le voyageur, l'autre pour le conducteur, la troisième pour les bagages, en sorte que ce voyage revient assez cher, sans parler de la fatigue, car il faut porter ses provisions de bouche, ses couvertures, et courir le risque d'avoir le soroche, espèce de suffocation qu'on éprouve au point où la route atteint 5,000 mètres d'altitude. La population ici a déjà entièrement changé de physionomie: ce ne sont plus les types chiliens, mélange de Basques et d'Araucans, mais le type péruvien, mélange d'Andalous et d'Incas. On voit même de nombreuses femmes coiffées d'un panama, avec longues tresses noires: c'est le vrai type Incas.
À une heure, pendant que je retourne au navire, le Comus, corvette anglaise, jette l'ancre. Je m'y fais conduire. L'échelle n'étant pas encore descendue, on me tend deux cordes. Peu confiant en mes talents gymnastiques, j'hésite, puis je grimpe bravement. Les officiers me reçoivent avec égard et me font visiter le navire. Son blindage d'acier est de 0m20; il porte 15 canons, 250 hommes d'équipage, déplace 2,300 tonnes; sa machine a 2,300 chevaux vapeur. À trois heures le navire reprend sa marche.
D'après l'indicateur, demain nous devrions stopper à Mollendo.
Un chemin de fer conduit de ce port à Aréquipa en un jour; d'Aréquipa, le même chemin de fer conduit dans les Andes et on arrive, après deux jours, à Puno, au bord du lac Titicaca. Un petit bateau à vapeur traverse le lac en un jour, et, sur la rive bolivienne, une diligence prend les voyageurs et les conduit en deux heures à la Pax.
Aréquipa est encore occupée par Montero, un des nombreux présidents de la République du Pérou, et l'armée chilienne projette une expédition pour aller l'en chasser. Il ne fait pas bon s'aventurer par là dans ces temps de trouble: de nombreux malfaiteurs ajoutent encore leurs forfaits aux malheurs de la guerre. Au reste, comme je l'ai dit, Mollendo est bloqué, et le navire ne s'y arrête pas.
Qu'elle est donc longue, cette navigation sur une côte désolée! Depuis huit jours, nous faisons une vie de grenouille, vivant moitié à terre, moitié sur l'eau.
19 août.—La Bolivie occupant les montagnes de l'intérieur est encore peu connue, sa superficie est évaluée à 1,300,000 kilomètres carrés, et sa population à 2,900,000 habitants, la plupart Indiens. Elle est gouvernée par un président et deux Chambres électives, mais sujette aux troubles intérieurs; maladie commune à la plupart des républiques de l'Amérique du Sud. La langue officielle est l'espagnol, mais deux idiomes indiens, le quicha et le guarani, sont également répandus. Les mines y sont riches et nombreuses, mais inexploitables, faute de route. Notre navire continue à suivre la côte montagneuse et aride. À un certain point, les montagnes deviennent blanches: on les dirait couvertes de neiges; c'est simplement de la cendre lancée, il y a quelques années, par un volcan.
20 août.—Route semblable à celle d'hier. Sur une des montagnes, près de Pisco, nous voyons une immense croix gravée dans la montagne par les Incas, dit-on. Nous voici aux îles de Chincas, quatre petits rochers qui ont fourni des millions de tonnes de guano. Combien d'années et de siècles faudra-t-il aux nombreuses bandes d'oiseaux marins pour les regarnir de nouveau? Voici Pisco; on voit quelques brins de verdure. La vue de la ville, avec son clocher, est pittoresque; mais je n'irai pas à terre: il est tard, et l'on sait qu'il y a la fièvre jaune.
Demain matin, nous serons au Callao. J'ai sous la main un journal de Santiago, le Ferro-carril, du 9 courant. J'y lis une lettre de notre ministre, Pascal Duprat, à un des chefs du libéralisme chilien, Don Ambrosio Montt, à propos de certains de ses discours, que celui-ci lui avait envoyés. Dans sa lettre, M. Duprat fait l'éloge de Voltaire, et déclare qu'il en manque un à l'Amérique. Montt lui répond, par ces paroles: «En vérité, que ferait Voltaire dans notre Amérique? Celle du Nord a son incomparable Washington, et, dans notre Amérique latine, il est à craindre qu'un génie tel que Voltaire détruirait, comme en Europe, non seulement d'odieuses superstitions, mais irait jusqu'à affaiblir et effacer l'idée chrétienne, qui est en même temps le fondement de notre société et le meilleur auxiliaire de nos institutions républicaines, sans fonder en retour une philosophie pour nos penseurs, ni une science pour nos publicistes, ni une religion pour notre peuple.
Je pensais que nos ministres, à l'étranger, étaient chargés de représenter notre pays et de protéger nos intérêts: il paraît que quelques-uns réduisent leur devoir à la propagande des mauvaises idées révolutionnaires; plût à Dieu qu'ils trouvassent partout la réponse de M. Montt![Table des matières]
CHAPITRE XX
Le Pérou.
Surface. — Population. — Gouvernement. — Justice. — Les Chinois. — L'instruction. — Le guano et le salpêtre. — La guerre avec le Chili. — Les Incas. — Leurs croyances. — Manco-Ccapec et sa dynastie. — Les lois et usages. — Le Callao. — Le port. — La monnaie. — Les types.
La République du Pérou, située entre le 1° et le 22° latitude sud et le 70° et le 84° longitude ouest du méridien de Paris, a une surface de 2,700,000 kilomètres carrés, plus de 5 fois la surface de la France. La population est de 2,700,000 habitants. À l'est, le Pérou confine au Brésil, avec lequel il est relié par les voies navigables des confluents de l'Amazone; à l'ouest il est baigné par le Pacifique; au nord il a la République de l'Équateur et de la Nouvelle-Grenade; au sud la Bolivie, à laquelle le relie le chemin de fer d'Aréquipa et Puno. Les chemins de fer actuellement en exploitation s'élèvent à environ 2,500 kilomètres.
Avant la guerre encore pendante avec le Chili, la République du Pérou était gouvernée par un Président élu pour 4 ans. Le pouvoir législatif était confié au Congrès, composé de deux Chambres: le Sénat et les députés. Le pays est divisé en 19 départements, qui nomment chacun 4 sénateurs et 4 suppléants. Les députés sont élus à raison de un pour 30,000 habitants. Les sénateurs doivent avoir 30 ans d'âge et justifier de 1,000[5] soles de rente, les députés doivent avoir au moins 25 ans et 500 soles de revenu. Le pouvoir judiciaire était confié 1o à une Cour suprême siégeant à Lima, et dont les membres, proposés par le Congrès, sont nommés par le Président; 2o à des Cours supérieures siégeant dans les chefs-lieux des départements, et dont les membres, proposés par le Président, sont nommés par la Cour suprême; et 3o à des Cours de 1re instance siégeant dans les chefs-lieux de province, et nommées par la Cour suprême.
Pour les finances, le budget, en 1878, s'élevait à environ 40,000,000 de soles pour l'entrée, et à peu près autant pour la sortie; la dette dépassait un milliard de francs. La religion catholique, apostolique, romaine, est la dominante. Le pays est divisé en 8 diocèses, dont 4 actuellement vacants.
Le climat est divers, selon les zones. Dans la partie connue sous le nom de costa, qui s'étend des Andes au Pacifique, il ne pleut jamais; mais un brouillard presque constant mitigé les rayons du soleil. À Lima, le thermomètre dépasse rarement 29° et descend rarement au-dessous de 16°. Dans la Sierra, ou montagnes, la température varie selon l'altitude; elle est toujours très chaude dans les vallées.
L'agriculture commence à faire quelques progrès, surtout pour la canne à sucre, qui trouve ici un sol privilégié. En effet, la canne produit 2,500 kilogrammes de sucre par hectare de terrain planté, à Cuba, à la Martinique et aux Antilles en général; 5,000 à la Réunion, 6,000 au Brésil pour les plantations d'un an, et 7,500 pour les plantations de 15 mois; mais elle donne 8,000 kilogrammes de sucre par hectare planté au Pérou, ce qui correspond à 80 tonnes de cannes par hectare. L'exportation du sucre du Pérou dépasse déjà 100,000,000 de kilogrammes par an. La main-d'œuvre manquant pour cette culture, on a eu recours aux Chinois, et de 1850 à 1874 on en a importé 87,952, sur lesquels le dixième est mort durant la traversée. Les autres ont été vendus au Callao à peu près comme esclaves, au prix de 300 à 400 soles, avec prétendu engagement de 8 ans. Ils ont été si maltraités que la plupart sont morts, et ceux qui l'ont pu, se sont sauvés. Le Céleste-Empire, informé des faits, avait défendu cette nouvelle traite; mais en 1875 le gouvernement péruvien envoya en Chine un ambassadeur qui réussit à conclure un traité pour le voyage libre des Chinois au Pérou, à condition qu'ils y seraient traités comme les citoyens de toute autre nation. Cela n'empêche pas que les Chinois sont ici mal vus, et qu'ils reçoivent souvent des traitements peu chrétiens; alors ils se révoltent et réussissent parfois à assassiner leurs bourreaux. Par contre, là où on les traite bien, ils se conduisent généralement en braves gens et s'attachent aux intérêts de leur maître. On m'a raconté que, pour leur inspirer de la terreur, dans une ferme, on brûlait leurs cadavres dans un four. On sait que le Chinois croit qu'en mourant sur la terre étrangère, il ressuscitera dans son pays; or la chose; lui paraît impossible si son corps passe par le feu.
Le gouvernement avait aussi fait des efforts pour amener le colon européen, et sur les bords du Chanchamayo, de l'autre côté des Andes, il lui donnait en propriété des terrains, jusqu'à concurrence de 15 hectares par personne, les semences et les bêtes de labour. Cette colonie, souvent détruite par les Indiens qui habitent les forêts voisines, et souvent reprise, semble maintenant, marcher vers un meilleur avenir. Le colon européen ne viendra, sérieusement que le jour où des routes assureront le débouché des produits, et qu'une bonne administration donnera la paix et la sécurité.
L'instruction est primaire, secondaire ou supérieure; celle-ci est donnée par l'université; les deux premières sont gratuites et obligatoires; mais malgré cela, surtout dans les campagnes, la gent illettrée est de beaucoup la majorité.
Le Pérou compte 50 ports sur le Pacifique: 9 majeurs, 10 mineurs et 31 petits havres. Le plus important est celui du Callao, qui embrasse plus de 5 hectares et a coûté près de 10,000,000 de soles. La Société générale, pour le compte de laquelle ce gigantesque travail a été exécuté, a le droit de l'exploiter durant 60 ans selon des prix stipulés.
Les principales villes sont Lima, la capitale, qui, avant la guerre, comptait 180,000 habitants, et le Callao, qui en comptait 30,000. Ces chiffres sont de beaucoup réduits depuis les hostilités. Les Italiens sont une quinzaine de mille.