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À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 1: Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République Argentine, Chili, Pérou.

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Pérou.—Capeador à cheval dans les jeux de toros.

La découverte du guano et du salpêtre avait enrichi le Pérou d'une manière extraordinaire et inattendue, et le pays ne sut résister à la richesse. Sauf d'honorables exceptions, le clergé était corrompu, la justice se vendait, le public courait après des jeux malsains, et encore aujourd'hui on le voit se presser dans le cirque pour les sanglants combats de taureaux et de coqs, deux spectacles indignes d'un peuple civilisé. Mais ce n'est pas impunément que les peuples comme les individus provoquent la justice de Dieu. En 1879, une guerre éclate avec le Chili. Le Pérou avait avec la Bolivie un traité d'alliance offensive et défensive; il dut se mettre en campagne. Il avait des hommes, de l'argent, des armes et des navires; il se croyait le plus fort; mais, affaibli par ses divisions, il fut battu sur toute la ligne. L'ennemi occupe aujourd'hui ses meilleures provinces et en perçoit les revenus, qu'il emploie chez lui en travaux publics. En attendant, la division règne encore partout; les uns sont pour Montero, vice-président de la République, qui occupe Aréquipa; les autres pour Caceres, son général; d'autres suivent Garcia Calderon, président prisonnier au Chili, et d'autres Iglesias qui voudraient arriver à la paix. Dans cette situation, le Chili, ne trouvant avec qui traiter, continue à occuper le pays. D'autres disent qu'il n'est pas étranger à ces divisions, et que, puisque l'occupation double ses revenus, il est heureux de la continuer; quelques-uns vont plus loin, et croient que le Chili, voyant s'ouvrir l'isthme de Panama qui le placera au bout du monde, serait heureux de se rapprocher du canal en s'annexant le Pérou. Il compte donc fatiguer le commerce étranger jusqu'à ce que les commerçants eux-mêmes fassent hâter par les puissances un arrangement quelconque, fut-ce même l'annexion. Quant aux Chiliens, ils déclarent que c'est pour le bien du pays qu'ils consentent encore à l'occuper; car, eux partis, il y aurait la Commune; et que, de bonne foi, ils ne poursuivent que l'annexion de la province de Tarapacà et éventuellement d'Arica et Tacna.

Quel que soit le gouvernement qui prendra en main ce pays, il aura beaucoup à faire pour régénérer les mœurs; et le Saint-Siège encore plus de besogne pour ramener le clergé à son devoir. Il est la lumière qui éclaire et le sel qui sale; lorsqu'il manque à ses devoirs, le peuple tombe dans les ténèbres et dans la pourriture.

J'ajouterai maintenant deux mots sur les Incas, qui habitaient le Pérou avant la conquête espagnole. Dès les temps préhistoriques, les deux Amériques étaient peuplées par des tribus multiples plus ou moins civilisées. Au Pérou, ces tribus étaient commandées par des chefs appelés Curacas ou Caciques, et formaient quatre seigneuries. Les Collas ou Aimaraes, qui habitaient le haut plateau de Titicaca; les Huancas, qui occupaient les départements des Aucachs, Junin, Huancavelica, Ayacucho et Cuzco; et les Chincas, qui peuplaient la côte, étaient la plus civilisée. Ils croyaient à un Dieu, pur esprit, créateur de l'Univers, qu'ils appelaient Con.

Le genre humain s'étant révolté contre lui, Con le dépouilla de tous ses dons et convertit les hommes en bêtes féroces. Mais Pachacumac, fils de Con, ayant pris le gouvernement du monde, restaura le genre humain, et les hommes lui bâtirent un grand temple dont on voit encore les grandioses ruines près de Lima.

Ils croyaient à l'immortalité de l'âme, à la récompense des bons, à la punition des méchants et à la résurrection des corps. C'est pourquoi ils mettaient dans le cercueil les vêtements, la nourriture et la monnaie qui devaient servir au ressuscité.

Ils reconnaissaient aussi un esprit du mal, appelé Supay, combattu par Pachacumac.

Vers le milieu du XIe siècle, Manco-Ccapec et sa femme Mama-Oello se dirent fils du soleil, engendrés dans une île du lac Titicaca, et envoyés pour régénérer la terre. Il est plus probable que Manco-Ccapec, fils de Curaca de Gacaritambo, plus intelligent que ses contemporains, aura inventé cette fable pour attirer les populations et accaparer le pouvoir. Quoi qu'il en soit, plusieurs tribus l'acceptèrent pour chef, il leur donna des lois relativement sages, et surtout le bon exemple d'une vie honnête; il réprima les vices au moyen d'un code pénal sévère, et organisa une armée qui lui soumit une grande étendue du pays. Ses successeurs, au nombre de 14, continuèrent la conquête et possédèrent le pays depuis Quito, sous l'équateur, jusqu'à la rivière Maule dans le Chili. Ils le couvrirent de routes et monuments, et par une habile organisation qui divisait le peuple en décades, compagnies et bataillons, ils étaient au courant de tout ce qui se passait et pouvaient réprimer les abus. L'instruction n'était donnée qu'aux nobles et aux chevaliers. Ils divisaient l'année en 12 mois. Les hommes pratiquaient l'extraction des métaux, surtout de l'or, de l'argent et du cuivre, pendant que les femmes faisaient avec la laine de llamas et de huanacos les vêtements pour le peuple, et avec la laine de vicogne et d'alpaca, les vêtements des nobles. La terre était divisée en trois portions: une pour le Soleil ou le culte, l'autre pour l'Inca, la troisième pour le peuple; mais lorsque celui-ci croissait en nombre et n'avait pas assez de terres, on prenait sur les deux premières portions. Il y avait des terres pour les veuves, pour les orphelins, pour les infirmes et pour les soldats sous les armes. Toutes ces terres étaient travaillées par le peuple. Avant tout, on travaillait les terres du Soleil, ensuite celles des veuves et autres empêchés, puis celles du roi, et enfin les autres; on ne pouvait ni les acheter ni les vendre. Elles étaient à la communauté.

Des surintendants, aux époques marquées, sonnaient de grand matin la trompette pour convoquer les cultivateurs, leur donner les semences et leur indiquer les champs de travail. La famille, comme la propriété, fut aussi absorbée par l'État. L'Inca faisait les mariages des nobles, et les magistrats, en province, ceux du peuple. La cérémonie avait lieu une fois l'an: les jeunes filles de 18 à 20 ans se plaçaient en ligne, et vis-à-vis s'alignaient les jeunes gens de 24 à 25 ans. La communauté construisait la maison des époux; ils devaient la garder toujours et ne pouvaient sortir de la condition des ancêtres. La puissance du père était excessive; sa femme était presque son esclave, et ses enfants sa richesse.

Parmi les lois, on distinguait la loi municipale, qui régissait les villages; la loi de communauté, qui marquait les travaux à faire en commun; la loi de fraternité, qui énumérait les conditions d'assistance dans le travail de la terre et construction des maisons; la loi mitachanacuy, qui réglait le travail commun aux villages, provinces et individus; la loi en faveur des invalides, qui ordonnait l'entretien, aux frais de l'État, des aveugles, des boiteux etc.; la loi de l'hospitalité, qui ordonnait de pourvoir aux frais du public, aux besoins des voyageurs, en les logeant dans les bâtiments appelés Corpahuasis; et finalement la loi casera, et la loi économique.

Ils avaient plusieurs maximes pour inculquer la vertu et faire haïr le vice, telles que celles-ci: Aime.—Évite l'oisiveté.—Tu ne mentiras.—Tu ne tueras.—Tu ne commettras adultère.—Tu ne frapperas, etc.

Les lois pénales étaient sévères: l'oisif était flagellé; l'homicide, l'adultère, le voleur, l'incendiaire étaient punis de mort. Les questions civiles étaient réglées par l'Incas et par ses magistrats.

Pérou.—Callao.—Le port et le môle.

La religion avait pour base le culte du soleil, qui avait des armées de prêtres. On en comptait 4,000 dans la seule ville de Cuzco. Ils étaient tous parents de l'Inca, et leurs fonctions étaient à vie. Quand on prenait une nouvelle province, on y bâtissait un temple, et on y envoyait des prêtres. Ils avaient aussi des prêtresses, choisies parmi les plus belles jeunes filles nobles. Elles gardaient la virginité, et comme les vestales, elles conservaient le feu sacré. Elles filaient aussi la laine et tissaient les vêtements du roi et de sa Cour. Il y avait, durant l'année, plusieurs fêtes du soleil.—À chaque lune on sacrifiait 100 llamas de diverses couleurs, selon, le genre d'holocauste. Au commencement de chacune des 4 saisons, on célébrait une grande fête, dont celle de ccapac-raymi, au solstice de décembre, était la plus imposante.

On offrait au soleil, du règne minéral, de petites pierres pointues, de la terre, du cuivre, de l'argent, des pierres précieuses; du règne végétal, du maïs diversement préparé, des arômes qu'on brûlait en holocauste, de la coca, dont la fumée était considérée comme très agréable à la divinité; du règne animal, des llamas et autres animaux, et, en certaines occasions, une ou plusieurs victimes humaines. Au couronnement de l'Inca, on immolait toujours, un enfant, pour obtenir la protection du Ciel sur son gouvernement. On vénérait aussi la lune, sœur du soleil; et, dans certains temples, on rendait des oracles.

Quand l'enfant poussait les premiers cheveux, quand il arrivait à la puberté, au mariage, à la mort, on faisait de grandes cérémonies, bals et orgies. On retrouve encore les monnaies des Incas parfaitement conservées.

Un gouvernement organisé ainsi en communauté, et comme une seule famille, tel que le rêvent encore aujourd'hui certains communards, a pu traverser plusieurs siècles, grâce aux lois morales et paternelles de son fondateur; mais il ne put résister à une poignée d'étrangers. C'est en effet, avec 200 ou 300 hommes, que Pizarro conquit le Pérou, et tua indignement Atahualpa, le dernier des Incas.

Je reviens maintenant à mon journal de voyage.

Le 21 août 1883, à sept heures du matin, le steamer La Serena tire le canon: nous sommes au Callao. Pendant que le capitaine se dispose à entrer dans le dock, je vais à terre, et un des employés de la maison Maron, pour lequel j'avais des lettres, a la bonté de me donner divers renseignements relatifs aux docks dont j'ai parlé. 25 grues mobiles à vapeur chargent et déchargent les navires qui accostent au môle. Les droits sont multiples et considérables; 12 centavos ou sous par tonne de jauge pour le mouillage, 75 centavos par tonne de marchandise, 2 soles et demi par tonne de mesure ou un sol et demi par tonne de poids, et malgré cela la compagnie perd de l'argent tous les jours. Les malheurs de la guerre éloignent les navires et le commerce.

La ville du Callao ressemble assez à une des villes du sud de l'Espagne: rues de 10 mètres, maisons à un étage, balcons grillés ou vitrés en encorbellement.

Le voyageur a encore une fois l'ennui de changer de monnaie. Le peso chilien est remplacé par le sol péruvien, qui vaut en ce moment 4 fr. 20, mais le sol en papier qui, avant la guerre, équivalait au sol argent, ne vaut plus à présent qu'environ 0 fr. 30. On donne 15 sols papier pour 1 sol argent.

Le type péruvien rappelle l'Espagnol du sud, comme le type chilien rappelle celui du nord, mais on rencontre aussi bien des nègres, des Chinois, des Cholos ou Indiens, le tout plus ou moins croisé. Les dames ont parfois un teint absolument blanc, diaphane et incolore. Après avoir parcouru la ville du Callao, je prends le train, qui, dans une demi-heure, me conduit à Lima. Le chemin de fer traverse une plaine arrosée qui serait garnie de villas sans l'insécurité du pays.[Table des matières]

CHAPITRE XXI

Lima. — L'hôpital français. — Les monuments. — Le Panthéon. — L'hôpital duo de Mayo. — L'hacienda l'Infanta. — La fabrication du sucre. — Les édifices religieux. — Sainte Rose de Lima. — L'Établissement de Bélem, et, les Congrégations françaises. — Excursion à Chicla. — Le chemin de fer transandin. — Un oncle d'Amérique. — Les Indiens et la magie. — Le sorroche. — Retour à Lima. — Payta. — Navigation vers l'Équateur.

La ville de Lima, avec ses nombreux clochers, ses balcons en encorbellement, rappelle le sud de l'Espagne. Je ne sais pas pourquoi on a tout dernièrement défendu ces sortes de balcons. Ils empêchent le soleil de chauffer directement le mur des appartements, qui demeurent ainsi plus frais. La capitale du Pérou est en ce moment occupée par les troupes chiliennes, et offre l'aspect d'une ville morte. La population, qui était de 180,000 habitants, est en décroissance; le commerce est paralysé, et beaucoup d'étrangers, ne faisant plus leurs affaires, s'en vont. Espérons que tout cela cessera à la conclusion de la paix.

Dans mes nombreuses visites, j'arrive chez le président du club français et de la Chambre de commerce française. M. Jules Fort, avec une extrême amabilité, se fait mon cicérone et me conduit d'abord à l'hôpital français, sorte de maison de santé dirigée par les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Notre colonie ne compte en ce moment qu'environ 500 membres, et la maison qui reçoit gratuitement les Français, reçoit, moyennant 2 soles par jour, les malades des autres nations. Elle est parfaitement tenue et jouit d'un beau jardin. Cette œuvre, qui a coûté à la petite colonie des centaines de mille francs, montre son patriotisme et sa charité: elle a aussi ouvert une école française pour les enfants des deux sexes.

Non loin de là, nous passons devant la Penitenciera et la prison, deux des principaux établissements de Lima, et arrivons au jardin de l'Exposition. C'est là que se trouvaient les belles statues, les vases, les animaux qui maintenant ornent les places et jardins de Santiago et des autres villes du Chili.

Nous parcourons les quartiers du centre, ornés de beaux magasins; mais les marchandises restent sans acheteurs. Le vainqueur a imposé de 10,000 soles les personnes riches du pays; il interdit le retrait de l'argent des banques et la vente des propriétés: tout est paralysé. Il perçoit pour son compte les droits de douane qu'il a doublés, et l'importateur, privé du bénéfice d'un entrepôt, est obligé de payer en argent comptant les droits dans la quinzaine de l'arrivée des marchandises.

Pérou.—Panorama de Lima.—Plaza de Arme.—La cathédrale.

Je passe la soirée chez M. Cabral, ministre de la République argentine. Ce jeune diplomate, récemment marié me présente à sa famille avec la simplicité des anciens temps. La jeune épouse, dans un dîner exquis, veut bien me faire connaître les principaux plats et fruits du Pérou.

Pour se former une idée d'un pays, il ne suffit pas de voir les villes et la vie qu'on y mène: il faut savoir encore comment on cultive la campagne. M. Martinet, gérant de la propriété l'Infanta, une des principales du Pérou, veut bien accepter de me la faire visiter lui-même. Elle est à trois quarts d'heure de chemin de fer de Lima; nous nous donnons rendez-vous à 9 heures à la station; mais auparavant M. Jules Fort et son ami Paul Carriquiry ont la bonté de me conduire au Panthéon. Une voiture nous a bientôt transportés à l'autre bout de la cité, à la ville des morts. Sous une coupole repose un Christ de marbre, vrai chef-d'œuvre d'art. Des compartiments nombreux reçoivent les corps dans de petites voûtes superposées jusqu'à la hauteur de 2 mètres, d'après le système des cimetières d'Italie. L'espace intermédiaire est occupé par de riches monuments qui révèlent l'opulence des temps passés. Je remarque une pauvre chola (Indienne) qui porte sur son sein son enfant mort et vient l'enterrer de ses mains.

Du cimetière, nous passons à l'hôpital due de Mayo; il est affecté en ce moment aux malades de l'armée d'occupation. D'un vaste polygone au centre partent 12 rayons formant 12 grandes salles'; l'espace entre les salles sert de jardins ou promenoirs.—Le tout est enfermé par un bâtiment formant clôture et contenant d'autres salles qui donnent sur un porticat. Ces portiques même sont encombrés de malades en ce moment. Nous y voyons les blessés de la bataille de Huamacuco; de nombreux fiévreux atteints de la typhoïde; beaucoup de malades syphilitiques. 25 Sœurs de Charité françaises ont la direction de l'établissement. Elles dirigent aussi l'hôpital civil, les enfants trouvés, les orphelinats et l'hospice des fous. M. Fort y a conduit dernièrement un jeune Français, empoisonné par une herbe terrible que connaissent les Indiens. Ce poison rend fou d'une folie inguérissable, et ne laisse absolument aucune trace dans l'organisme, en sorte que l'autopsie ne peut le constater.

À 9 heures nous sommes à la station, et vers 10 heures à la hacienda l'Infanta. Elle appartient à MM. Althaus et Tenaud, demeurant en ce moment à Paris. Elle a une surface de 550 hectares, la plupart plantés en canne à sucre. Un magnifique château entouré d'un superbe parc s'offre à nos yeux. La construction est admirablement comprise pour les besoins du pays: un étage sur rez-de-chaussée et sous-sol, grande élévation de plafond; portiques qui empêchent le soleil de chauffer directement les murs, courants d'air partout, eau et bains de toute sorte. Il me semble revoir un des meilleurs et des plus élégants bungalows de l'Indoustan. De la terrasse nous voyons au loin la mer et Callao avec ses navires. Cette terrasse forme toiture; elle est en planches, recouvertes d'une légère couche de terre battue; c'est suffisant pour ce pays, où il ne pleut jamais: aussi n'y ai-je point vu de marchands de parapluies. Un galinasso vautour urubus vient se poser sur le pinacle destiné à l'horloge. M. Martinet le tire avec son revolver. Cet oiseau, qui a la couleur du corbeau et la forme du vautour, abonde dans le pays: il est un peu chargé de la propreté. Dans le parc, les colibris, charmants oiseaux-mouches à mille couleurs, voltigent avec grâce de fleur en fleur; au verger nous voyons le poirier et le pommier à côté du bananier; au potager croissent tous nos légumes d'Europe; un garçon va et vient, criant et faisant du bruit pour éloigner les oiseaux; ces gourmands ont déjà pelé les feuilles des choux, comme l'auraient fait nos chenilles. Au compartiment des animaux, on voit 80 bœufs pour la charrue, des moutons pour le personnel, et de magnifiques chevaux, dont quelques-uns toujours sellés, prêts à partir. Près de là est le compartiment des Chinois: ils sont 200 pour travailler la propriété. On les paie 6 soles papier par jour, plus 2 livres 1/2 de riz. Ils travaillent de 7 heures du matin à 4 heures 1/2 du soir et ont 1 heure 1/2 de repos pour le dîner.

Le dimanche ils ne travaillent qu'en cas d'urgence. Tous ces Chinois sont parqués dans une vaste cour dont les portes sont fermées le soir; ils dorment sur des planches de bois comme les esclaves du Brésil; mais récemment M. Martinet les a autorisés à se faire des maisonnettes séparées, en roseaux et en terre. Le centre de la cour est occupé par un petit temple où ces bons Chinois viennent à leur manière remplir leurs devoirs religieux. Ils ne conservent ni leur queue ni leur costume; ils sont vêtus ici à l'européenne. Lorsqu'ils sont malades, ils passent à l'infirmerie; l'opium les perd ici comme en Chine. Ils n'ont pas de femmes et finiront par s'éteindre. C'est pourtant là une bonne main-d'œuvre qu'on aurait dû mieux ménager. Quelques-uns sont parvenus à établir de beaux magasins où s'étalent les marchandises de Chine. Ils ont, à Lima comme à San-Francisco, un quartier à eux, avec leur théâtre et leur pagode.

L'usine est vaste, bien éclairée, bien aérée. Les machines, qui viennent de la maison Caille de Paris, sont disposées de telle sorte, qu'un seul surveillant a sous les yeux l'ensemble des ouvriers et des opérations.

Un chemin de fer sillonne la propriété, et la locomotive apporte à l'usine les wagons remplis de cannes. Versées sur un tablier sans fin mu par la vapeur, elles arrivent entre les cylindres rayés qui les pressent, elles laissent ainsi tomber leur jus. Ce jus, en passant à travers un filtre métallique, se débarrasse des fibres et autres matières étrangères les plus grossières; puis, par la pression de la vapeur dans un cylindre, il est transporté dans un réservoir élevé, d'où il passe dans certaines chaudières; là, par une mixture de chaux, les autres matières étrangères sont précipitées au fond, et le jus clarifié s'en va dans d'autres chaudières où il perdra l'eau qu'il contient au moyen de l'évaporation. L'écume est aussi travaillée par divers procédés, et rend ce qui lui reste de jus pur. À la suite de toutes ces opérations, le jus, privé de l'eau et des autres matières étrangères, s'en va dans de grands réservoirs et n'a plus besoin que d'être séparé de la mélasse pour laisser le sucre pur. Cette opération se fait au moyen de nombreuses turbines qui font 1,000 tours à la minute. M. Martinet a supprimé la filtration par le noir animal, dont ce jus n'avait pas besoin. Après l'opération, l'usine est lavée; l'eau, amenée dans certains réservoirs, donne ce qu'elle peut contenir encore de matières provenant de la canne, et on en extrait le rhum.

L'usine fabrique de 25 à 30,000 quintaux de sucre par an; la canne produit 10% de sucre, soit 100 kilos de sucre pour une tonne de cannes.

Les ateliers de réparation, menuiserie, forge, etc., sont munis des meilleures machines mues par la vapeur. Un gazomètre distille le charbon pour le gaz à l'usage de la maison, du parc et de l'usine. Le résidu de la canne sert de combustible. Les bureaux sont occupés par trois jeunes gens. Chaque champ a sa comptabilité de doit et avoir. M. Martinet espère que, tous frais déduits, la hacienda donnera encore cette année 200,000 fr. de bénéfice net. Comme administrateur, il a 10% du bénéfice et 12,000 fr. de traitement fixe. Les veilleurs de nuit, qui correspondent au moyen de sifflets, doivent répondre au sifflet du maître. Vient enfin l'heure du déjeuner, que préside la belle-mère du propriétaire. Cette vénérable matrone voudrait bien aller à Paris, mais sans passer la mer.

Après le repas, nous montons à cheval pour parcourir l'hacienda. Ici on coupe la canne, là on laboure, on draine un terrain marécageux; ailleurs on arrose la canne, ou la luzerne, ou le maïs. À un certain point on amène les charretées de canne. Une grue mobile à vapeur, au moyen d'une chaîne, lève d'un seul coup le chargement et le dépose sur les wagons, économisant ainsi la main-d'œuvre de 30 hommes. L'habileté de l'administration et le perfectionnement des moyens sont deux points essentiels pour la bonne réussite dans le rendement d'une hacienda.

M. Martinet, professeur d'agriculture, actif, intelligent, énergique, sait faire rendre des centaines de mille francs à la même propriété, qui en d'autres mains donnerait à peine le montant de la dépense. Il vient d'avoir raison d'une grève de ses Chinois, en renvoyant les meneurs.

Les terres des environs de Lima appartiennent presque toutes à des Communautés religieuses qui les ont données en emphytéose pour une ou plusieurs vies. On appelle vie une période de 50 ans. La redevance annuelle est ordinairement très légère. Ainsi, l'hacienda que nous parcourons ne paie à la Communauté propriétaire qu'un loyer d'environ 25 fr. par mois. Arrivés au bout de la propriété, M. Martinet nous quitte et nous laisse nos chevaux qui dévorent la route, galopant à leur aise dans les cailloux et à travers les fossés. Au bout d'une heure ils nous déposent à Lima.

Nous visitons la cathédrale, dont la façade occupe un des côtés de la plaza de arme ou place centrale. C'est sur cette façade qu'on pendit, il y a quelques années, les deux frères Gouttières, dont un candidat à la Présidence, et, après les y avoir laissés exposés tout le jour, on les brûla sur place. Pour le Pérou, le XIXe siècle n'est pas encore celui de la civilisation!

Pérou.—Rue Valladolid à Lima.

La cathédrale, vaste et bel édifice, renferme les restes de Pizarro, le premier conquérant du Pérou, qui fut assassiné sur la place même. Nous passons à l'église de la Merced et à celle de San-Francisco, qu'on dit la plus belle de Lima. Les sculptures anciennes abondent; les vastes cloîtres sont de toute beauté. Ces immenses couvents, jadis, habités par des centaines de moines, en contiennent aujourd'hui à peine quelques-uns, et la réforme en cette matière n'est ni la moins pressante ni la moins nécessaire. À San-Domingo, autre église très belle, les cloîtres et le monastère sont des habitations royales. C'est dans cette église que priait sainte Rose lorsque lui apparut Notre-Seigneur. Une plaque marque l'endroit où elle se tenait à genoux. On y lit ces paroles de Notre-Seigneur: Rosa de mi corazon, io te querro por mi sposa; et la réponse de Rose: Ve qui esta esclava tuia, o Rey de Eterna majestad, tuia son y tuia saré. On sait que sainte Rose naquit à Lima le 30 avril 1586, qu'elle y vécut tertiaire de Saint-Dominique, et y mourut à l'âge de 31 ans, le 24 août 1617, après avoir édifié tout le pays par la sainteté de sa vie. Elle fut béatifiée le 12 février 1668 par Clément IX, et canonisée par Clément X, le 12 avril 1671.

Voyant que je m'intéressais à ces souvenirs, MM. Fort et Carriquiri me conduisent à l'église de Santa-Rosa, élevée sur l'emplacement de sa maison. On y prêchait, en ce moment, à l'occasion de la neuvaine précédant sa fête, fixée au 31 août. Derrière l'église actuelle, là où on a commencé la construction d'une grande basilique, nous voyons le jardin que Rose aimait à cultiver de sa main. Il est garni de roses et de liserons; sa cellule est enfermée dans des planches, près d'un puits. La tradition rapporte que sainte Rose, après avoir revêtu un cilice fermé à cadenas, en jeta la clef dans ce puits, afin de le porter toute sa vie. Dans la sacristie, on nous montre un tronc d'oranger provenant d'un arbre planté par la sainte; son corps a été récemment enlevé et caché, pour le soustraire à une profanation toujours possible dans les troubles de la guerre.

M. Tremouille, photographe, m'invite à visiter sa collection de raretés indigènes. J'y remarque une belle variété d'échantillons de minerais, de nombreux spécimens de vases et vaisselle indiens. Quelques-uns à sujets aussi lubriques qu'à Pompei. Le plus curieux de la collection sont des os de présidents ou prétendants de la République, brûlés ou assassinés, des cordes de présidents pendus, etc. Cela suffit à donner une idée des mœurs du pays.

Je passe encore la soirée chez M. Cabral et chez, son beau-père, M. de Tizanos Pinto, ministre plénipotentiaire de San-Salvador. Celui-ci me fournit l'occasion de connaître Mgr D. Pedro Garcia, lequel a habité longtemps Rome et l'Europe.

Le 23 août, de grand matin, M. Carriquiry vient me prendre à l'hôtel et me conduit à l'établissement de Bélem, tenu par les Sœurs des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie. L'aumônier, des Pères de Picpus, et la Sœur supérieure nous font parcourir la maison: vastes cours, dortoirs aérés, belles salles d'étude. C'est un établissement de premier ordre qui donne l'instruction à plus de 300 élèves, dont 160 internes et 140 externes, outre une école gratuite. La pension, qui était de 100 fr. par mois, a été réduite de moitié pour aider les parents éprouvés par les malheurs de la guerre. Une autre Congrégation française, celle du Sacré-Cœur, tient aussi à Lima un pensionnat florissant. Ce sont les Congrégations qui, ici comme un peu partout, donnant l'instruction et l'éducation française, font connaître et aimer notre pays.

Après avoir visité Lima, ses principaux établissements et ses environs, je devais pénétrer dans l'intérieur du pays; mais par ces temps de trouble, la chose est peu facile et assez dangereuse. Des bandes de pillards, sous le nom de Montereros (partisans de Montero), parcourent le pays, ravageant tout sur leur passage. D'autre part, les chemins manquent et les moindres distances exigent plusieurs jours de voyage à cheval par des sentiers difficiles. J'aurais voulu faire une visite à la colonie de Chanchamayo, au-delà des Andes. Il y a là plusieurs Français qui s'occupent de la culture de la canne à sucre: celle-ci vient si bien dans cette partie du Pérou, qu'on n'a pas besoin de la replanter. Mais de Chicla, où s'arrête le chemin de fer, jusqu'à Chanchamayo, il y a encore 3 ou 4 jours de cheval. Je renonce donc aux longues excursions pour prendre le bateau du 24. Néanmoins, je ne puis résister au désir de gravir les Andes par le chemin de fer transandin, dit de la Oroya. Le train s'y rend trois fois par semaine; c'est aujourd'hui le jour du départ, mais il ne retourne que le lendemain, trop tard pour atteindre le bateau au Callao. Le directeur, M. Backus, veut bien lever cette difficulté en mettant à ma disposition un homme et un carrito qui, par la seule pente de la voie, me ramènera demain assez de bonne heure. M. Backus pousse l'attention jusqu'à me donner pour conducteur le plus ancien employé de la ligne, M. Georges Devani, un vénérable Savoyard, à figure de saint François de Sales, qui me fera remarquer les points saillants de la route. À 8 heures 1/2 nous sommes dans le train, qui nous emporte rapidement. La voie traverse la ville et suit le Rimac, espèce de Paillon de Nice qui traverse Lima. Le long de la vallée on dérive le peu d'eau d'irrigation qui descend des montagnes. On a, dans ce but, utilisé 3 lacs en déversant les eaux de l'un dans l'autre pour les précipiter dans le Rimac. On peut ainsi arroser des champs de coton et de cannes à sucre.

Pérou.—Chemin de fer de La Oroya.—Pont de Las Verrugas.

À Santa-Clara une importante hacienda, dans le genre de l'Infanta, est la propriété d'un Américain du Nord qui la gère avec l'énergie et l'esprit pratique, propres à sa race. Il sait recueillir de larges bénéfices là où souvent les indigènes perdent de l'argent, faute d'ordre, de méthode, et parce qu'ils se laissent absorber par les dettes, dont les intérêts sont ruineux. Nous voyons même une fabrique de tissus entourée de champs de coton, et quelques briqueteries. Le long de la route abonde le roseau, le lanthana, le poivrier, le figuier, le cactus gigantea qu'on emploie pour combustible, et une espèce de dracœna, qui laisse pousser une tige de 5 mètres ayant la forme d'une asperge colossale. Nous laissons derrière nous, au pied des montagnes, de nombreuses ruines d'anciens villages Incas.

À la station de San-Bartholomeo (4,949 pieds) la voie aborde plus directement la montagne. Les tranchées sont profondes et dans un terrain friable sujet aux éboulements. Les tunnels se succèdent au nombre de 40. Nous passons et repassons le Rimac sur des ponts plus ou moins élevés reposant sur des cages de fer comme dans les railways du nord de l'Espagne. Le plus élevé, celui d'Agua-Verugas, a presque 100 mètres de haut. On le dirait élevé sur d'immenses béquilles. Le torrent qu'il traverse est ainsi appelé parce que son eau fait pousser des verrues. Devani, qui a assisté à tous les travaux de la route, m'affirme qu'à ce point une grande mortalité s'était déclarée parmi les ouvriers, à cause des verrues, qui leur poussaient sur toutes les parties du corps, sans excepter les yeux et les oreilles.

La nature devient toujours plus sauvage, les montagnes plus escarpées. Nous n'apercevons que quelques pâtres conduisant leurs chèvres. Ils habitent des cavernes ou des huttes de pierre sèche.

Pérou.—Chemin de fer de la Oroya.—Tunnel de Parac.

Dans les gares, des cholas (Indiennes) se montrent avec leur bébé attaché sur le dos à la manière japonaise; elles ont le même costume que les montagnards de l'Himalaya: une espèce de soutane qui les couvre jusqu'aux pieds. Leur type est celui de la race jaune un peu mélangé. Évidemment il y a eu des gens que le courant ou les tempêtes ont amenés ici de divers pays et qui, par la suite, se sont croisés. Les Indiens d'ici, comme ceux de l'Hindoustan, mâchent une feuille appelée coca, la même que j'avais vue aux Indes, et préparée également avec un peu de chaux. J'ai pour compagnon de voyage un aventurier des environs de Nîmes. Il s'en va à certaines mines de l'intérieur et connaît parfaitement ce pays. Chemin faisant, il me raconte que l'amour d'aventures le poussa à quitter de bonne heure son village; qu'il parcourut la plupart des pays d'Amérique et de l'Extrême-Orient, essayant de nombreux métiers; arrivant plusieurs fois à la fortune, la perdant et la refaisant encore. En dernier lieu tout son avoir était dans un navire qu'il avait chargé pour l'Europe, et il a fait naufrage. Il venait de remettre à la Monnaie de Lima un lingot d'argent de 12,000 fr., et l'employé s'est sauvé en l'emportant. Il reprend son courage et son travail et espère refaire bientôt fortune. Il y a quelque temps, après 25 ans d'absence, sans avoir donné signe de vie, le désir le prend de revoir son village et ses parents. Il part pour l'Europe et arrive chez lui: personne ne le reconnaît; on le croyait mort, mais aussitôt qu'on sait qu'il vient d'Amérique et qu'il a de l'argent, les frères, les sœurs, les neveux, les oncles, les grands-oncles sortent de tout côté; tout le pays veut être son parent. Un lui demande l'achat d'un petit champ, l'autre d'un mulet; la mère veut qu'il dote ses sœurs. Après 6 jours, le bonhomme avait épuisé sa bourse et crut prudent de reprendre le chemin de l'Amérique. Ici il est encore poursuivi par leurs lettres; tantôt c'est une sœur qui se marie et qui demande un trousseau; tantôt un neveu qui se trouve au régiment et malade à l'hôpital; tantôt une nièce qui va monter un magasin et lui demande de l'aider. Il a envoyé de l'argent à plusieurs reprises, mais il craint maintenant les tromperies et ne répond plus. Je signale cet oncle d'Amérique aux amateurs de vaudeville.

Enfin le train arrive à Matucaña, à 7,788 pieds. La température y est délicieuse, nous sortons de la chaleur suffocante que nous avons eue jusqu'ici. La vallée s'élargit un peu. Le Rimac bouillonne entre les roches comme un Gave des Pyrénées laissant sur sa route une agréable bande de verdure. Matucaña, comme tous les villages que nous avons vus jusqu'ici, est brûlé; les soldats chiliens se logent dans l'Église. La locomotive siffle et reprend sa marche. L'espace manquant pour développer les courbes, le train revient en sens inverse formant dans la montagne cinq zigzags, comme dans les anciennes routes voiturables. La locomotive les parcourt, tantôt en tirant le train, tantôt en le poussant par derrière.

Pérou.—Chemin de fer de la Oroya.—Station de Chicla.

Bientôt nous arrivons à l'Infernillo: là on a fait dévier la rivière en la jetant sous un petit tunnel. Les parois de la montagne s'élèvent à pic à une hauteur effrayante. Toujours la même désolation: rochers nus, pas un brin d'herbe.

Je commence à sentir les effets du sorroche, maladie des grandes altitudes. La respiration devient difficile, la tête lourde, on a de la peine à penser, à parler, à écouter; la vie semble manquer. Enfin, à cinq heures et demie nous nous arrêtons à Chicla; à 12,200 pieds d'altitude. Le chemin est tracé, mais non fini, jusqu'au mont Meiggs, à 17,574 pieds d'altitude, d'où il descend à Oroya, à 12,257 pieds, sur le versant est des Andes, dans le bassin de l'Amazone. Il m'aurait été difficile d'aller jusqu'au bout; j'ai de la peine à gravir la petite rampe et les quelques marches qui montent à l'hôtel.

La nature est grandiose d'horreur; le soleil éclaire les derniers sommets dont quelques-uns blanchis de neige; autour de nous de nombreux troupeaux de llamas qui seuls portent sans fatigue leur charge d'un quintal dans ces altitudes.

À table prennent place des Allemands, des Espagnols, des Anglais, des Français; on parle une langue qui tient des quatre à la fois. Ces aventuriers, après le dîner, se montrent leurs joujoux: des revolvers et des coutelas, et racontent beaucoup d'histoires sur les Indiens avec lesquels ils trafiquent. Comme dans tous les pays reculés, ces Indiens croient aux fées, à la magie, et torturent certains membres d'un crapeau pour guérir un malade en enlevant le maléfice de la sorcière. Je ne sais pas pourquoi sur tous les points du globe, c'est toujours au crapeau qu'on s'en prend dans ces circonstances.

Pérou.—Chemin de fer de La Oroya.—Rio Blanco.

Enfin, après avoir longtemps admiré les étoiles, beaucoup plus brillantes dans cette atmosphère raréfiée, j'essaie d'écrire, mais les mains tremblent comme les jambes; je n'ai pas plus de force qu'un enfant, et je prends le lit. Impossible de dormir, le froid me glace, et mon voisin, séparé par une simple cloison de toile tapissée, fait encore de plus grands efforts que moi pour respirer. Le matin, à cinq heures et demie, Georges m'appelle; à six heures nous sommes sur le carrito. Je m'enveloppe comme un ours et nous voilà partis. Imaginez un petit char découvert à quatre roues, lancé sur des rails dont la pente varie de 2 à 4 pour cent. Il se précipite avec une rapidité vertigineuse, entre dans les ténèbres des tunnels, en sort, franchit les ponts. On se demande si on arrivera entier. Mais Georges me rassure. J'ai souvent déraillé de nuit, me dit-il, bien des individus ont eu des bras et des jambes cassées, mais je n'ai jamais déraillé de jour. En effet, il manœuvre si bien avec son frein, qu'il évite les chars des travailleurs, et ne tue même pas un des nombreux chiens sur la route. Au bas de la montagne, à Chosica, je veux acheter mon déjeuner au restaurant où j'ai dîné la veille; il n'a pas même de pain. Mais à peine le capitaine chilien qui commande le détachement l'apprend-il, qu'il m'en fait apporter du sien. Ainsi, même au Pérou, je devais encore une fois éprouver les effets de la bonté chilienne.

À dix heures nous entrions à Lima, après avoir dégringolé, en quatre heures environ, 4,000 mètres d'altitude. Je me suis demandé pourquoi on a dépensé presque 100 millions de francs pour conduire la locomotive pendant 150 kilomètres dans des montagnes arides qu'il faudra redescendre sur l'autre versant. Il aurait été plus économique et plus court de faire un tunnel comme au Mont-Cenis et au Saint-Gothard. Le chemin de fer transandin m'a paru une simple route carrossable dont les pentes, ne dépassant pas 4%, peuvent laisser passer sur les rails la locomotive. On dit qu'il doit atteindre au Cerro de Pasco une région minière qui contient beaucoup d'argent.

À Lima, je me rends chez M. Lavalle, qui, avec le général Iglesia, s'occupe en ce moment de ramener la paix dans son pays, et je regrette que le temps ne me permette pas de causer longuement avec lui.

À la station, MM. Garcia, Fort et Carriquiry poussent l'amabilité jusqu'à m'accompagner au Callao et ne me quittent qu'au bateau. Que ces messieurs et tous ceux qui m'ont aidé à rendre instructif mon court séjour au Pérou reçoivent ici l'expression de ma reconnaissance.

C'est l'Islay de la Pacific steam Cy qui va me porter à Panama. Ce vieux navire à roue serait tout au plus bon pour une rivière. Son service est mal fait, la cuisine détestable et les prix exorbitants; mais la Pacific steam n'a pas de concurrent sur cette ligne et laisse crier les passagers. On dit qu'une compagnie française a essayé ce parcours et n'a pas réussi; mais on ajoute que l'administration locale laissait à désirer, et que ses bateaux étaient faits pour d'autres mers que ces mers tropicales. Dans ces parages, la chaleur exige que les cabines soient placées sur le pont. Une compagnie qui, dans un esprit pratique, ferait le service régulier entre Panama et Callao, rendrait service au public et gagnerait de l'argent: c'est la voix universelle dans ces contrées.

25 août.—Navigation lente et sans incident, l'air est extraordinairement frais, quoique nous soyons à peu de degrés de l'Équateur. J'en demande la raison à plusieurs savants qui sont à bord; aucun ne sait m'en donner une bonne: la science, malgré ses progrès, a encore bien des choses à trouver et à expliquer.

La côte continue à être d'une désolante laideur, pas un brin de verdure, toujours sables et rochers nus.

Vers le soir, une bande de marsouins vient voltiger autour du navire et semble se réjouir par ses sauts élevés.

26 août.—À deux heures, nous rencontrons le navire de la même compagnie qui vient de Panama. Au moyen d'un canot on échange les dépêches. Au retour, le canot, entraîné par un courant, n'aurait pu rejoindre le navire, si celui-ci ne fût venu à lui. À quatre heures, nous jetons l'ancre devant Payta. Deux voiliers marchands et un aviso de guerre chiliens sont dans la rade. Je vais à terre: la gare du chemin de fer et la maison de la douane sont brûlées, tristes fruits de la guerre! Plusieurs maisons tombent en ruine; la plupart sont de bambous et de terre; l'église même a la toiture en chaume. Les rues sont étroites et sales, les enfants grouillent dans de misérables chambres où, pour tout mobilier, je vois un hamac sur lequel se balance la mère. Une odeur infecte sort de partout; je me hâte de quitter ce nid à typhus.

27 août.—À trois heures du matin l'Islay quitte Payta, le dernier port du Pérou vers le nord, et nous marchons vers Guayaquil, dans la République de l'Équateur, où le lecteur pourra nous suivre dans un autre volume.

TABLE DES MATIÈRES

 Pages

Préface I

Chapitre Ier.—Portugal.

Le départ. — Le Tage. — Lisbonne. — La ville. — Les œuvres catholiques. — L'église de Saint-Roch. — Le cloître de Bélem. — La Casa Pia. — La navigation. — Un mineur qu'on voudrait détrousser. — Le steamer le Niger. — Ses dimensions. — Les passagers. 1

Chapitre II.—Sénégal.

Arrivée à Dakar. — Les nègres plongeurs. — La végétation. — Le marché. — Les fruits. — La ville. — Les cases des nègres. — L'industrie au Sénégal. — Le couscous. — Les négresses. — Une école indigène. — Le roi de Dakar. — Les Sœurs de l'Immaculée-Conception. — Les Pères du Saint-Esprit. — Les Frères de Saint-Gabriel. — Apparition de la locomotive. — Le passage de la ligne. — Les couchers du soleil. 13

Chapitre III.—Le Brésil.

Olinda. — Pernambuco. — Le débarquement. — La ville. — Les monuments. — Les institutions de charité. — Le marché. — Les environs. — Bahïa. — La ville. — Le couvent de Sn-Bento. — Les établissements charitables. — La baie de Rio-de-Janeiro. — Le Brésil. — Forme de gouvernement. — Budget. — Armée. — Marine. — Produits. — Importation. — Exportation. — Immigration. — La monnaie. — La ville de Rio. — Ses faubourgs. — Nicteroy. — L'hôtel Moreau. — Fleurs et fruits. — La Tijuca. — Le musée. — Réception de l'Empereur et de l'Impératrice. 25

Chapitre IV.

Excursion à Pétropolis. — Rencontre du comte d'Eu. — Sa famille. — La colonie allemande. — L'ingénieur Bonjean. — La filature la Pétropolitana. — Les bois de construction. — Pourquoi on délaisse l'industrie française. — Le corps diplomatique. — L'internonce et l'administration religieuse. — Le téléphone. — La Chambre des députés. — Les chemins de fer. — Le baron de Teffé et l'exploration de l'Amazone. 53

Chapitre V.

Excursion à Copa-Cabana. — Sauvés par un bambin. — Le jardin botanique. — L'Hospicio Don Pedro II. — L'orphelinat de Sainte-Thérèse. — Le Casino Fluminense. — Encore le bureau de colonisation. — Le téléphone. — Le marché. — Les aumônes impériales. — L'Hospicio de la Misericordia. 73

Chapitre VI.

Départ pour l'intérieur. — L'esclavage. — La filature de Macaco. — La plantation de D. Pedro Paes-Leme. — Son usine à sucre. — Une famille heureuse. — J'arrive à Barra do Pirahy. — La fazenda de café du baron de Rio Bonito. — La forêt vierge. — La plantation des caféiers. — Cueillette du café. — Préparation. — Coût de production et prix de vente. — Les 800 esclaves. — Les fauves et le gibier. 89

Chapitre VII.

Route vers San-Paulo. — Deux musiques de nègres. — La fête de saint Jean et les pétards. — Un étrange garçon. — La ville. — L'hôpital et les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry. — Un vigneron français. — Départ pour Sanctos. — Les entrepôts de café. — La Casa di Misericordia. — Navigation vers la République orientale. — En quarantaine à l'île de Florès. 107

Chapitre VIII.L'Uruguay et la Plata.

Montevideo. — La République orientale ou de l'Uruguay. — Population. — Surface. — Produits. — Exportation. — Importation. — Les Saladeros. — Fray-Bentos et l'extrait de viande Liebig. — Un calcul pour s'établir dans le pays. — Forme de gouvernement. — L'armée. — Rôle de la petite république. — Villa Colon. — Le velario. — Traversée de la Plata. — Buenos-Ayres. — Rues et monuments. — Climat. — Agriculture. — Colonies. — Industrie. — Commerce. — Chemins de fer. — Presse. — Navigation. — Postes et télégraphes. — Budget. — Armée. — Marine. — Main-d'œuvre. — Immigration. — Monnaie. — Dette. — Culte. — Instruction publique. — Assistance publique. — Justice. 121

Chapitre IX.

San Carlo Almagro. — Dom Bosco et ses institutions. — Les Sœurs de Marie-Auxiliatrice. — La Société d'agriculture. — Prix des terrains. — Les œuvres charitables. — Les Lazaristes. — Les Sœurs de Charité. — L'Hospicio de los Mendigos. — La distribution de L'eau. — La fête nationale. — La législation. — Une stancia modèle. — L'autruche et ses mœurs. — Détails sur l'agriculture et L'élevage. 139

Chapitre X.

Retour à Buenos-Ayres. — La nouvelle capitale de la Plata. — Les banques. — Le Musée. — Départ pour Rosario. — Navigation intérieure. — San-Nicolas. — Le pingoin. — La guerre du Paraguay. — Rosario. — San-Juan. — Mendoza et la viticulture. — Inondation dans l'est, sécheresse dans l'ouest. — Un elevator. — Un Allemand colonisateur. 157

Chapitre XI.

Une séance à la Chambre des députés. — Le collège San-Salvador. — L'hôpital. — La charité privée. — Le collège San-José. — Pensées d'un voyageur. — Plantation de la canne à sucre dans les diverses provinces. 177

Chapitre XII.

Retour à Montevideo. — Le bassin de radoub. — Les saladeros au Cerro. — Leur fonctionnement et leurs produits. — La forteresse. — La Société d'agriculture. — Un Parisien éleveur. — La famille Jackson-Buxareo et ses œuvres. — L'hôpital. — L'Hospicio de los Mendicos. — Le maté. — Le manicomio. — Une soirée chez le président du conseil des ministres. — L'embarquement sur l'Aconcagua. — La navigation le long des côtes de la Patagonie. — Le détroit de Magellan. — La Terre de feu. — Arrivée au Chili. 191

Chapitre XIII.Le Chili.

Situation. — Configuration. — Surface. — Population. — Revenu. — Dépense. — Importation. — Exportation. — Armée. — Marine. — Instruction publique. — Chemins de fer. — Guano. — Minerai. — Histoire. — Constitution. — La guerre avec le Pérou et la Bolivie. — Débarquement à Coronel. — Les Basques. — De Coronel à Lota. — Les ranchos. — Types. — Lutte à cheval. — Lota. — Les mines de charbon. — La fonderie de cuivre. — La verrerie. — Le parc Cuscino. — La population ouvrière. — Retour à Coronel. — La fonderie Schwaga. — Les mines de charbon au Maule. — Un fou. — Départ pour Concepcion. 217

Chapitre XIV.

De Coronel à Concepcion. — La diligence. — Le paysage. — Arrêt à la Posada. — Le Bio-Bio. — La ville de Concepcion. — Encore le maté. — Le testament de Mgr Salas. — Le sortéo. — L'organisation judiciaire. — Les œuvres charitables. — Les magasins. — Appellations chiliennes des étrangers. — L'hôpital. — La fille singe. — La supérieure de Talca. — Excursion en Araucanie. — La ville d'Angol. — Les Basques, leur commerce, leur organisation, leur hospitalité. — Croyances religieuses. — Offrande des prémices. — Une invitation. — La Chambre arsenal. — Exploits des Araucans. — Conquête et colonisation. 235

Chapitre XV.

Les prisonniers. — Les ranchos indiens. — Mobilier. — Vêtement. — Nourriture. — Les femmes. — Les enfants. — Les bijoux. — Les armes. — L'industrie. — Les funérailles. — Le calendrier ficelle. — L'excursion au fort de Chiguaïhué. — Un fort abandonné. — Apostrophe à deux cavaliers. — Les frères Mackay. — La chasse. — Un camp indien. — La chasse au mauvais esprit. — Musique. — Danse indienne. — Détails sur la ferme. — Le blé. — Le bétail. — Le tabac. — Les forêts. — La main-d'œuvre. — Les machines. — Le gibier. — La petite araignée. — Son ennemie, la mouche. — La Samo-cueca. — Les bâtiments. — Les ateliers de réparations. — Le petit Indien. — Le Cacique et sa famille. — Un jugement plus facile que celui de Salomon. — Le mariage chez les Araucans. — La naissance. — La médecine. — La sorcellerie. — Une grande partie de Chuenca. — Retour à Angol. — Les franciscains. — Le pater Araucan. 249

Chapitre XVI.

D'Angol à Santiago. — La grande Cordillera de los Andes. — La cordillera côtière. — La ville de Talca. — L'hôpital. — Les maladies régnantes. — Les Sœurs du Sacré-Cœur. — Le théâtre. — Le clergé. — Le marché. — Les bains de Cauquènes. — Mésaventure à Gultro. — L'hospitalité du chef de gare. — Détails sur la viticulture. — Prix des terrains. — L'ouvrier. — La Chica. — Une scierie de marbre. — Le Maïpu. — Arrivée à Santiago. — Le garçon d'hôtel et le tarif. — La cathédrale. — Le cerro de Santa-Lucia. — La ville. — Le théâtre. — L'Alameda. — L'hôpital. — Les quatre Sœurs de l'Aconcagua. — Les statues des grands hommes. — Les sifflets de nuit. — La plaça de arme. — Les jeunes filles et les tramways. — Les œuvres charitables. — Les talleres de San-Vincente. — Le Sénat. — La Légation de France. — Les capucins. — Don Benjamin. — L'hospitalité chilienne. — L'élection présidentielle. 269

Chapitre XVII.

Le collège des jésuites. — L'épiscopat. — La Saint-Albert. — La Monnaie. — Le ministre des finances. — Le papier-monnaie. — Incendie de l'église de la Compañia. — La bibliothèque. — L'Université. — Lutte à propos des cimetières. — Les Cercles catholiques. — La Quinta normal. — Les Pères de Picpus. — Un dîner diplomatique. — De Santiago à Valparaiso. — La hacienda de Limache. — L'Urmaneta. — Le huasso. — Une vacherie. — Une porcherie. — L'élevage. — Salaires. — Logements. — La ville de Valparaiso. — Le port. — Le gaz. — Don Mariano Sarratea. — Le code civil. — Le gouverneur ecclésiastique. — L'hôpital. — Le logement des pauvres. — Los padres frances. — Les docks. — Les grues Amstrong. — La belle Elène. — Le séminaire. — Les Sœurs de la Providence. — L'enseignement par les yeux. — Le club français. — Guerre barbare. 291

Chapitre XVIII.

Départ pour le Pérou. — Le steamer La Serena. — Mes compagnons de voyage. — Navigation. — L'arche de Noé. — Coquimbo. — Les fonderies de Guayacano. — Un dîner politique. — La ville la Serena. — L'intendant. — L'évêque. — La garde nationale. — Huasco. — Carrizal-Bajo. — La fonderie Gibbs et Cie. — Main-d'œuvre. — Logements. — Les forces de la nature. — Le maestranza. — Encore la Samo-cueca. — La poésie et la musique. — Caldera. — Le désert d'Atacama. — Le chemin de fer de Copiapò. — Le borax. — Chañaral. 313

Chapitre XIX.

Le 15 août à Tantal. — L'Église et le Pasteur. — La Marseillaise au désert. — Encore l'Aconcagua. — Antofogasta. — Le salpêtre. — L'iode. — La Société Beneficiadora de metales. — Le salaire. — Le guano. — La laguna d'Acostan. — Encore l'incendie de l'église de la Compañia. — Épisodes émouvants. — Capture de Huescar. — Les marsouins. — Iquique. — Les incendies. — Combat naval. — L'eau distillée. — Le vicaire ecclésiastique. — L'école. — La prison. — Prix divers. — Pisagua. — Arica. — Les effets de la guerre. — Un tremblement de mer. — La Bolivie. — Tacna. — La Pax. — La corvette Le Camus. — Mollendo et le chemin de fer de Pisco. — Les îles de Chinca. — Une lettre de Pascal Duprat à propos de Voltaire. — Réponse du député Don Ambrosio Montt. 329

Chapitre XX.Le Pérou.

Surface. — Population. — Gouvernement. — Justice. — Les Chinois. — L'instruction. — Le guano et le salpêtre. — La guerre avec le Chili. — Les Incas. — Leurs croyances. — Manco-Ccapec et sa dynastie. — Les lois et usages. — Le Callao. — Le port. — La monnaie. — Les types. 347

Chapitre XXI.

Lima. — L'hôpital français. — Les monuments. — Le Panthéon. — L'hôpital due de Mayo. — L'hacienda l'Infanta. — La fabrication du sucre. — Les édifices religieux. — Sainte Rose de Lima. — L'Établissement de Bélem, et les Congrégations françaises. — Excursion à Chicla. — Le chemin de fer transandin. — Un oncle d'Amérique. — Les Indiens et la magie. — Le sorroche. — Retour à Lima. — Payta. — Navigation vers l'Équateur. 361

Note 1: On appelle saladeros les usines dans lesquelles on tue les animaux pour en saler la viande, préparer la graisse, etc.[Retour au texte principal.]

Note 2: Nom qu'on donne aux fermes pour l'élevage du bétail.[Retour au texte principal.]

Note 3: Depuis que ces lignes ont été écrites les journaux ont annoncé la création d'une banque française.[Retour au texte principal.]

Note 4: Le peso chilien vaut en ce moment 3 fr. 70.[Retour au texte principal.]

Note 5: Le sole argent vaut nominalement 5 fr., mais aujourd'hui (1883), pour le change, il n'est coté que 4 fr. 20. Le sole papier vaut 29 centimes.[Retour au texte principal.]

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