À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 2: Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich, Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie.
Mexique.—Vera-Cruz.—Vue de la rade.
CHAPITRE VIII
Débarquement à Vera-Cruz. — Construction du port. — La ville. — La fièvre jaune. — Départ pour Mexico. — Le chemin de fer. — Orizaba. — Maltratta. — Le Citlaltepelt. — Le pulche. — Mexico. — Les hôtels. — La ville. — La cathédrale. — Les toros. — Les loteries. — Le Paseo.
C'est le 28 septembre, dans l'après-midi, que l'Éden arrive devant Vera-Cruz. Plusieurs navires sont à l'ancre, mais ils ne peuvent débarquer leurs marchandises, à cause du mauvais état de la mer.—Il n'y a point de port à Vera-Cruz. Une Compagnie française en construit un en ce moment. Il doit être achevé en 10 ans, et la Compagnie reçoit pour cela 10,000 dollars par semaine que lui paie le gouvernement de la République mexicaine. La houle vient d'enlever récemment une partie des travaux. Vue de la mer, Vera-Cruz offre un bel aspect. À terre, ses rues larges de 12 mètres et coupées à angle droit, ses maisons de pierre couvertes en terrasse, ses places, ses églises, la végétation qui l'entoure, en feraient une ville superbe, si on pouvait y trouver la propreté. Mais, faute d'égouts, tous les résidus des maisons s'en vont dans les rues, qui deviennent ainsi, des égouts ouverts. Les gallinasos (vautours noirs) s'y promènent par centaines, disputant aux chiens les balayures. La puanteur m'oblige à porter constamment au nez un mouchoir imbibé d'eau de Cologne. Une ville ainsi tenue doit engendrer la peste sous toutes les latitudes. Il y a en effet encore une trentaine de cas de fièvre jaune par jour, dont 50% sont mortels. Tant d'incurie n'empêche pas les habitants d'adopter les dernières découvertes; ils ont le téléphone et la lumière électrique. Ils seraient plus avisés s'ils avaient des égouts et des balayeurs. Je me rends aux bureaux des diverses Compagnies, afin de connaître la date des départs des navires pour Galvestown ou pour la Nouvelle-Orléans. Il n'y a point de départ fixe; les lignes régulières sont interrompues durant l'épidémie. Tout navire qui arrive d'ici à la Nouvelle-Orléans est tenu à 10 jours de quarantaine dans le Mississipi. Je commence à comprendre que je ne pourrai sortir du Mexique de ce côté et que je serai obligé de gagner les États-Unis par terre.
Mexique.—Sur la route d'Orizada.—Cascade.
À l'hôtel, après un mesquin souper, on nous place quatre dans une même chambre. Les lits se composent simplement d'une toile tendue, sur laquelle on s'allonge en se couvrant d'un drap. Les sons de la musique nous appellent sur la place: c'est l'heure où la population vient respirer l'air frais de la nuit. De belles Indiennes aux cheveux longs, noirs et lisses, se promènent à côté des dames, et des demoiselles. Les petites filles font au milieu du jardin des danses et des rondes avec les garçons de leur âge; insouciance des jeunes années! En rentrant, j'aperçois des promeneurs d'un nouveau genre: ce sont des crapauds qui se sentent chez eux dans ces rues immondes. Heureusement que les quatre habitants de la même chambre sont des compagnons de voyage: on peut ainsi prendre gaiement son parti de la situation. Nous fumons pour chasser les odeurs, nous nous aspergeons d'eau de Cologne et prenons notre repos. Il ne sera pas long. À 4 heures du matin, il faut se lever et se préparer pour aller au chemin de fer. Le train part vers 5 heures.
Le trajet de l'hôtel à la gare est assez court, 10 minutes à peine; mais la pluie est si torrentielle, que bientôt nous sommes trempés jusqu'aux os. Les employés refusent de me laisser prendre ma petite valise, et je ne puis changer mes vêtements. Il faut payer son billet 16 piastres, et bien des piastres encore pour supplément de bagages, la franchise n'étant que pour 30 livres. Nos vêtements sécheront au soleil aux fenêtres du wagon et sur la peau.
Enfin la locomotive siffle, et nous voilà en route. Il y a 422 kilomètres de Vera-Cruz à Mexico; mais, cette capitale se trouvant à 2,283 mètres d'altitude, il faudra gravir bien des montagnes. Aux abords de Vera-Cruz, nous voyons encore des dépôts d'immondices de toute sorte; puis viennent les champs, où paissent les bœufs et les chevaux. La végétation est tropicale.
Après avoir traversé une vaste plaine, nous abordons les montagnes. Nous marchons de surprise en surprise. Ici, la forêt vierge; là, la profondeur des ravins; plus loin, une cascade féerique: on est enchanté, ravi. Par-ci par-là, des villages, à cabanes de chaume, perdus dans la forêt. Nous voyons le caféier, la canne à sucre, le maïs, mais le tout assez négligé. On me fait remarquer la hacienda de Potrero, qui a 24 kilomètres carrés et qui vient d'être achetée pour 30,000 piastres (la piastre mexicaine varie de 4 fr. 50 à 5 fr.). Elle pourrait rendre des millions, si elle était cultivée avec intelligence, et ne rapporte rien. Les quelques Indiens qui y sèment le maïs qui les fait vivre paient au propriétaire une redevance de 10 piastres par an. C'est près de cette hacienda que j'ai vu un vol de sauterelles parentes de celles d'Égypte. Elles dévastent la terre et ne paient aucune redevance. Les indigènes les aiment peu: un de mes compagnons en avait pris une pour l'examiner; un Mexicain l'arrache brusquement de ses mains et la met sous ses pieds.
De temps en temps la locomotive fait entendre son sifflet bruyant: c'est pour mettre en fuite le bétail que le conducteur aperçoit sur la voie. Deux vaches pourtant demeurent immobiles, sans se douter du danger; la locomotive les heurte et les jette au loin hors des rails.
Les hommes sont coiffés d'un grand chapeau de feutre ou de paille à larges bords. Les femmes portent leur bébé attaché par une couverture derrière le dos. Par un brusque mouvement, les mères les ramènent en avant pour leur donner le sein, et les rejettent sur le dos de la même manière.
Mexique.—Environs d'Orizaba.—Huttes.
Nous voici à Orizaba, ville la plus importante de l'État de Vera-Cruz. Elle compte 35,000 habitants. De nombreux clochers et coupoles indiquent les églises. Quelques cheminées révèlent la présence de la vapeur: on me dit que ce sont des fabriques de sucre et des filatures de coton. Le train continue à s'élever par une pente de 4%, fait des tours et des détours, traverse des ruisseaux et des ravins. Aux cocotiers succèdent les pins et les chênes. Dans les gares, les femmes ne nous vendent plus la banane et autres fruits tropicaux, mais la poire, le raisin, la figue et les oranges.
Nous atteignons la plaine de Maltratta, bien cultivée, très habitée. De ce point, nous apercevons la voie se développant vers des pics inaccessibles, avec des ponts que l'on prendrait pour de légères passerelles. La pente atteint 6%, et une nouvelle machine est attelée à la première. À mesure que le train s'élève dans la forêt, la vue sur la plaine devient de plus en plus ravissante. Pour mieux jouir du coup d'œil, je me tiens sur la plate-forme; bientôt nous passons sur divers ponts suspendus à 1,000 et 2,000 pieds. Cet endroit est appelé Infernillo (petit enfer). Je le recommande aux amateurs d'émotions.
À Altalux, à 1,900 mètres d'altitude, je remarque les capucines, les daturas, les liserons, les roses et toutes les fleurs de nos jardins de Nice. Enfin, arrivés au sommet, à Boca del Monte, voici la plus grandiose des surprises: à notre droite, le Citlaltepelt élève à 19,000 pieds sa cime neigeuse. Ce volcan semble veiller comme un géant à la garde de la vallée de Mexico. La fraîcheur nous oblige à nous couvrir. À la canne à sucre, au café, on succédé l'orge, l'avoine, le maïs. Un Alsacien, employé à la gare, est dans le pays depuis notre expédition. Il me prend pour un ingénieur, et veut m'intéresser à des mines d'albâtre et à des mines d'argent qu'il prétend avoir découvertes. Nous entrons en effet dans le pays de l'argent. Bientôt nous rencontrons un embranchement qui va à Pachuca, où l'on exploite de nombreuses mines d'or et d'argent. La plaine est couverte de magnifiques aloès, bien alignés, bien cultivés, d'où l'on extrait le pulche, boisson du pays qui remplace le vin. Lorsque la plante est mûre, vers l'âge de 5 à 10 ans, on coupe le centre, et, durant 3 à 6 mois, le vide qui en résulte se remplit tous les matins, par la sève des feuilles, de 2 à 3 litres d'un liquide appelé agua miel ou eau douce. Ce liquide est légèrement purgatif. Un homme le fait passer dans des outres au moyen d'une espèce de pompe où il fait le vide en aspirant. On le met ensuite à fermenter durant 24 heures avec un peu de pulche vieux, et on l'expédie à Mexico, où il est vendu dans les pulcherias qui se trouvent à chaque coin de rue. Les Indiens s'enivrent facilement avec cette boisson, et se laissent ensuite aller à toute sorte d'excès et de crimes. Il y a des haciendas (fermes) de pulche qui rapportent jusqu'à 100 et 200,000 fr. par an. Le chemin de fer fait une recette de plusieurs milliers de francs par jour, seulement par le transport de cette boisson: J'ai voulu la goûter: elle n'a rien de séduisant. La couleur est celle du petit lait, l'odeur est nauséabonde, le goût révoltant. Pourtant, telle est la force de l'habitude, que même les riches du pays l'ont constamment sur la table et la préfèrent au vin.
Mexique.—Chemin de fer de Vera-Cruz à Mexico.—Montagnes de Maltratta.—L'Infernillo.
À Boca del Monte, 18 soldats quittent le train pour rentrer à Vera-Cruz; 18 autres, venus de Mexico, prennent leur place: c'est l'escorte journalière. Les trains portent souvent de l'argent, soit qu'il provienne des droits de douane à Vera-Cruz, soit qu'il vienne des mines et prenne le chemin de l'Europe.
Malgré les précautions, le trésor n'a pas toujours pu être préservé. Parfois une entente entre les brigands et des employés du train a fait détacher au départ le wagon contenant l'argent: il est ainsi resté sur la voie, proie facile aux voleurs. Une autre fois, c'est un intrépide qui avait cloué un filet sous le wagon, et de là pendant la marche il put couper les planches, pénétrer dans le wagon et enlever les caisses d'or.
Dans les gares, nous trouvons des gendarmes campagnards. Ils portent un vêtement gris, grand chapeau de feutre, carabine, sabre, revolver, et aux reins une ceinture garnie de cartouches en forme d'ornements. Leur selle est toujours armée du lazo traditionnel. On les prendrait pour de redoutables brigands.
La plaine est couverte de fèves, de maïs et d'aloès. Plusieurs laissent pousser la tige de leur fleur, semblable à une immense asperge.
On voit par-ci par-là les vastes constructions des haciendas, et les petits ranchos en terre des cultivateurs. Ils ne pourraient être plus misérables. Enfin le train arrive à San-Juan de Teotihuacan. Là existe encore une de ces grandes pyramides en briques d'adobe, sur lesquelles les Indiens élevaient le petit temple où ils immolaient les prisonniers de guerre. Nous passons aussi près du sanctuaire de Guadalupe, mais la nuit ne nous permet pas de l'apercevoir. À 8 heures, nous entrons en gare de Mexico. La douane ne se contente pas de la visite faite au débarquement; à Vera-Cruz; elle visite encore une fois sommairement les effets. Une voiture me conduit à l'hôtel qu'on m'avait indiqué comme le meilleur. Les chambres sont vastes et bien meublées, mais la propreté laisse à désirer. J'en visite un autre, et y trouve de mauvaises odeurs; idem dans un troisième et un quatrième. Enfin, à 11 heures du soir, je trouve une chambre propre à l'hôtel Guardiola, remis à neuf.
Le 30 septembre, jour de dimanche, le travail est suspendu, les magasins sont fermés; seuls, ceux des Français sont ouverts. Tout le monde est endimanché. Les Indiennes couvrent leur tête d'un châle et en rejettent les bouts en arrière en guise de manta. Les señores portent leur costume national: grand et lourd chapeau de feutre conique à larges bords, garnis de glands et de galons d'or et d'argent; veste en velours et boutons d'argent, pantalons ayant en guise de passepoil une rangée de boutons d'argent. Les señoras ornent leur tête d'un voile noir semblable au pezote des dames génoises.
La rareté de l'air à l'altitude de 2,300 mètres rend la respiration difficile. Je monte avec peine les escaliers.
Mexique.—Chemin de fer de Vera-Cruz à Mexico.—Maltratta.—Le Citlaltepelt.
La cathédrale occupe l'emplacement de l'ancien grand temple indien. Ses 3 nefs sont séparées par des colonnes en style ionique. La coupole est ornée de fresques, le maître-autel consiste en une haute pyramide surchargée d'ornements.
Le chœur, dans la nef du centre, clôturé par des balustres en bronze doré, prend une grande partie de l'église. Cette disposition, fort commode pour les officiants, l'est très peu pour les fidèles. Pas de chaises: les dames portent un pliant, le peuple s'assied par terre.
La construction de cet édifice a duré un siècle, et a coûté 10,000,000 de francs. Attenante à la cathédrale est une autre église, avec laquelle elle communique. On y voit un tableau de la sainte Trinité, dans lequel les figures des 3 personnes sont identiques. Ce tableau se rencontre dans presque toutes les églises du Mexique. Cette seconde église est en style espagnol, surchargé de sculptures sur la façade et à l'intérieur. Les deux églises sont remplies de fidèles qui assistent dévotement à la messe.
La cathédrale occupe un des côtés de la place principale ou plaza de Arme. De l'autre côté s'élève le palais du gouvernement. C'est là que reçoit le président de la République. Le Sénat y tient ses séances, et dans les dépendances il y a les ministères, le musée, la Monnaie et la poste. Sur la place, joue la musique d'un régiment. Ces bons Indiens exécutent fort bien les symphonies espagnoles et les marches italiennes. En ville, les rues sont larges de 16 mètres environ et se coupent à angle droit. Elles changent ordinairement de nom à chaque quadra ou bloc. La propreté laisse à désirer. Les maisons sont en pierre ou en briques et à un ou deux étages avec patio, et quelques-unes sont fort jolies.
La ville s'étend sur un espace assez grand, et compte environ 200,000 habitants.
Dans l'après-midi, je parcours l'Alameda. Cette promenade ombragée se trouve dans toutes les villes de race espagnole. Sur tous les murs on voit de grandes affiches invitant les habitants à la corrida de toros. Aujourd'hui ce sont des amateurs, des étudiants en médecine qui tueront les toros, et les demoiselles de la ville couronneront les vainqueurs. Comment s'étonner qu'une population habituée à de pareils spectacles tombe dans la cruauté! Dans la rue, deux enfants, un de 10 ans et un de 11 ans, s'étaient pris de querelle et se battaient avec férocité. Pensez-vous que la foule se soit souciée de les séparer? Au contraire, elle prenait plaisir à les agacer, et n'a été contente que lorsqu'elle les a vus couverts de sang. Le sang, c'est son émotion de prédilection. Il ne faut pas s'étonner non plus si les querelles se vident souvent par des combats mortels. Le duel est au poignard, et les deux combattants succombent presque toujours au même instant.
Mexique.—Pulchero absorbant l'agua-miel pour faire le pulche.
Une autre plaie des nations de race espagnole est la loterie. Loterie d'État, loteries particulières, par l'appât du gain, dépouillent le pauvre peuple des quelques sous nécessaires à son existence. Rien d'étonnant alors que la mortalité excède les naissances, et que les 16,000,000 d'Indiens qui peuplaient le pays avant la conquête soient maintenant réduits à moins de 10,000,000.
Au Paseo, promenade publique, je remarque une belle statue équestre en bronze, et plus loin, la statue colossale de Christophe Colomb. Elle est flanquée de 4 moines assis aux angles du piédestal. La musique militaire joue sous un kiosque ses plus belles marches. Sous les allées d'eucalyptus défilent les landaus et les calèches, où s'étalent les riches toilettes des señoras et des señoritas mexicaines. Les cavaliers caracolent à leurs côtés. Leurs selles remontent sur le devant en un large pommeau, et en arrière forment un petit dossier. Elles sont posées sur une peau de chèvre, qui pend des deux côtés sur la croupe du cheval. Les rênes sont ornées d'argent; le mors est en argent massif, ainsi que les étriers. Ceux-ci sont garnis d'un cuir qui couvre le soulier, l'abrite de la pluie, et, en cas de chute, empêche le pied d'être pris. Les éperons, en argent massif, sont semblables à ceux des cavaliers du moyen âge. La promenade se prolonge fort loin, jusqu'au Castillo de Chapultepec. À gauche s'élève le volcan d'Ameca, actuellement éteint. Je rentre en ville, et finis ma journée par une visite au P. Mariscal, supérieur des Lazaristes.[Table des matières]
Mexique.—Propriétaires en costume national.
CHAPITRE IX
Excursion à Guadalupe. — Les faubourgs. — L'armée. — Le sanctuaire. — Les œuvres charitables. — L'administration ecclésiastique. — Les banques. — Le musée. — La pierre du Soleil. — La déesse de la terre Coatlicue. — Le dieu des morts Mictlanteuhtli. — Les pierres à jeu de paume. — Les chevaliers aigle et le messager du Soleil. — Quetzalcoalt, ou le sage mystérieux. — Les inscriptions. — Les urnes funéraires. — Les vierges ou prêtresses. — Manière de marquer le temps. — Le cycle ou xinhmopillé. — Chalchinhtlicue, déesse de l'eau. — Tlaloc, dieu du tonnerre. — La céramique. — Les bijoux. — L'écriture. — Le Sénat. — Le Conservatoire.
Le lendemain, à la pointe du jour, je me dirige vers la plaza de Arme, à la recherche du tramway pour Guadalupe. C'est de cette place que partent les voitures pour toutes les directions. Il y en a de 2 classes, qu'on distingue à la couleur: dans les unes, on paie un réal (12 sous); dans les autres, la moitié de ce prix.
À mesure qu'on s'éloigne du centre de la ville les rues sont moins propres, et les maisons en adobe. Ce sont les quartiers du bas peuple. Quelques rues ne sont pas pavées. Les églises abondent et les pulcherias aussi. Les porteurs d'eau ont deux seaux au bout d'un bâton, comme à Venise; mais le plus souvent ils portent sur le dos et sur la poitrine deux amphores en terre, suspendues à la tête au moyen d'une large courroie de cuir. Les femmes portent sur l'épaule ou sur la tête ces amphores de forme romaine, rondes ou longues, qui ne peuvent par elles-mêmes tenir debout. Devant les casernes, je vois de nombreuses femmes portant la nourriture aux soldats leurs maris. Il n'y a pas de conscription au Mexique: le recrutement se fait dans la rue. La police prend et enrôle de force les sujets qui lui semblent bons; et ces pauvres Indiens, mariés ou non, se trouvent tout à coup soldats sans y penser. Rien d'étonnant qu'en cas de guerre il faille une armée pour garder de tels soldats. En campagne, les femmes précèdent les troupes et préparent la nourriture de leurs maris.
Il en est autrement du corps des volontaires, qui s'équipent à leurs frais. Le soldat reçoit de 2 à 3 réaux par jour; le colonel, 270 piastres par mois; le commandant, 125; le capitaine, 70; le lieutenant, 60 piastres par mois.
Mexique.—Porteur d'eau.
Au sortir de la ville, je vois un champ de courses, puis des terrains marécageux. Par-ci par-là des animaux paissent tranquillement. Plus loin, quelques champs de maïs et d'orge. Enfin, après trois quarts d'heure de route sous une allée de poivriers, le tramway arrive au village de Guadalupe, que domine son sanctuaire renommé. La tradition rapporte qu'en décembre 1531, la sainte Vierge apparut quatre fois, dans le Cerro (colline) de Tepeyac, à un Indien appelé Juan Diego, et laissa son image imprimée sur son manteau. De nombreux miracles attirèrent bientôt la foule des Indiens vers cette image. En 1533, elle fut solennellement transportée à Guadalupe, à l'endroit qu'elle occupe actuellement. Un temple somptueux lui a été élevé. L'extérieur de cet immense édifice, avec ses cloches et sa coupole, est par trop massif; mais l'intérieur, en style corinthien, est de meilleur goût. On y voit quelques beaux tableaux et beaucoup de laides statues. Les ornements, blanc et or, sont d'un bel effet. L'image miraculeuse, au maître-autel, est sur fond jaune répandant des rayons d'or. La sainte Vierge, de grandeur naturelle, debout sur une demi-lune que supporte un ange, tient les mains jointes. Sa robe est rouge, son manteau bleu est parsemé d'étoiles d'or. Elle porte sur la tête une couronne d'or. Le regard est bienveillant; l'attitude, celle de la prière. Dans l'église, le chœur a la même disposition que celui de la cathédrale de Mexico, et occupe un grand espace. Les balustrades qui le séparent du public sont en argent massif. Lors de la spoliation de l'église, le gouvernement voulut les enlever; mais les Indiens menacèrent de prendre les armes, car ils aiment leur cher sanctuaire. Je les ai vus en effet, arrivant de toute part, priant avec dévotion sur le pavé de l'église et s'en retournant en famille après leur pèlerinage. Les nombreux ex-voto suspendus aux murs du temple indiquent qu'ici, comme ailleurs, la Mère des miséricordes se plaît, par son intercession, à préserver des dangers et à répandre le baume de la consolation dans les cœurs éprouvés. Ici ce sont des gens sauvés d'un naufrage; là, d'autres échappent à un incendie; plusieurs, dans des chutes dangereuses, n'éprouvent aucun mal; un grand nombre reviennent d'une maladie mortelle. Ces tableaux ne brillent pas par le côté artistique, ils sont parfois assez grotesques; mais, dans leur simplicité, ils disent bien la foi naïve et la reconnaissance intime de ceux qui les ont déposés.
Après mon pèlerinage, je me rends à un établissement de bains ferrugineux, situé près du village. L'eau est pompée au moyen de l'air chauffé.
Rentré en ville, je rends visite à M. Jésus Urpiaga, qui me renseigne sur les œuvres charitables du pays. Il n'est pas rare, dans les contrées de race espagnole, de trouver chez les hommes le nom de Jésus, comme on trouve chez les femmes celui d'Incarnacion, de Concepcion, d'Annonciacion, d'Assompcion, etc. Il y a quatorze Conférences de Saint-Vincent de Paul à Mexico, et une soixantaine dans la république. Elles comprennent ensemble un millier de membres actifs, 500 honoraires, secourent un millier de familles pauvres, visitent les prisons, catéchisent les enfants, réhabilitent les unions illicites, ensevelissent les cadavres, ouvrent des écoles et recueillent des orphelins. Ils pratiquent ainsi l'essence de la religion, qui se réduit à ceci: Aimez-vous les uns les autres; faites aux autres ce que vous voudriez que l'on fît pour vous. Les jeunes gens ont leur cercle catholique, leur bibliothèque, et une petite imprimerie avec leur journal. Sous le rapport religieux, le Mexique est divisé en 20 diocèses; mais le clergé est insuffisant. Les prêtres disent souvent quatre à cinq messes par jour. Le dimanche, les curés s'en vont de village en village, et reçoivent pour chaque messe une aumône de cinq piastres.
Mexique.—Sanctuaire et faubourg de Guadalupe.
Il y a quelques années, les biens de l'Église, qui étaient très importants, furent séquestrés, et les Communautés chassées. N'ayant su résister aux dangers de la richesse, elles s'opposaient aux réformes que réclamait le Saint-Siège.
Plus tard, les Sœurs de Charité aussi ont été renvoyées, en haine de la France. Notre funeste expédition n'avait pas suscité les sympathies du pays à notre égard. Mais les Sœurs de Charité ont emporté les regrets unanimes de la population. Elles faisaient ici ce qu'elles font partout: les œuvres charitables, avec simplicité et abnégation.
Outre les retraites et exercices spirituels, assez fréquents dans ce pays, j'ai remarqué une dévotion fort longue, qui consiste en exercices journaliers et prédications à l'église durant 36 jours. Ces exercices sont appelés el Desagravio, et ne peuvent servir qu'aux désœuvrés.
Dans l'après-midi, je fais ma visite aux banques. Jusqu'au jour où l'on aura unifié les monnaies, le voyageur est obligé de changer ses valeurs dans chaque pays. Il y a deux banques ici: une anglaise, la London Bank of Mexico and south America; l'autre, française, sous le nom de Banco méridional de Mexico. Cette dernière, de création récente, est sortie d'un traité passé entre le gouvernement mexicain et la banque franco-égyptienne.
Le capital social est de 6,000,000 de piastres, avec faculté de le porter à 20,000,000. La banque pourra commencer ses opérations avec 3,000,000 de piastres. Pour chaque million de piastres en caisse, elle est autorisée à émettre 3,000,000 de billets. La concession est pour 30 ans. La banque est obligée d'ouvrir au gouvernement un compte courant, dont l'intérêt ne pourra être moindre de 4% ni supérieur à 6% l'an. Le gouvernement, pour toutes ses opérations de banque, s'oblige, à conditions égales, à donner la préférence à la banque nationale. Le capital de la banque doit être exempt de tout impôt.
Elle prête et escompte avec un intérêt d'environ 1% par mois.
Le National Monte de Piedad, qui prête sur gages au taux de 1% par mois, est, lui aussi, autorisé à émettre des billets et à faire des opérations de banque.
Les journaux parlent d'un emprunt de 10,000,000 de piastres que le gouvernement se propose d'émettre aux États-Unis. L'intérêt serait de 9%, et l'émission à 80 fr., ce qui porterait l'intérêt à 13%. Un pays qui ne peut emprunter qu'à ce taux inspire peu de confiance, et n'évite la ruine que par la banqueroute.
M. l'abbé Hély veut bien me conduire au musée et se faire mon cicérone. Il est précepteur d'un jeune garçon dans une famille mexicaine. Il me présente son élève, qui, selon lui, n'avance pas assez rapidement dans les sciences; mais de la conversation que nous avons ensemble, je relève qu'il sait parfaitement ce qu'on paie chaque ouvrier dans ses diverses fermes, et les attributions de chacun: j'en conclus que, s'il n'a pas assez l'esprit scientifique, il a certainement l'esprit pratique.
Mexique.—Antiquités aztèques.—Calendrier.
Chemin faisant, M. l'abbé Hély me fait remarquer un immense disque en pierre, adossé à l'une des tours de la cathédrale. Son diamètre est de 3m35. Il fut découvert le 17 décembre 1790, en nivelant la place, et sera prochainement transporté au musée. Le baron de Humboldt calcule son poids à 24,400 kilogrammes. Comme, à plus de dix lieues à la ronde, on ne trouve point du porphyre dont il est formé, il faut supposer que les Aztèques ont eu des moyens mécaniques pour transporter de si loin un aussi grand poids. Les opinions sont divisées à son sujet. On ne sait donner d'explication bien nette aux nombreuses sculptures qui le couvrent. Les uns l'appellent un calendrier aztèque. Ils croient qu'il servait de cadran, et qu'il marquait, pour les prêtres, les jours de fête et de sacrifice. D'autres observent, que les éléments pour marquer le temps font défaut, et l'appellent pierre du soleil, croyant qu'il fut simplement un monument votif en l'honneur du soleil.
La cour du musée est garnie de dattiers. Au rez-de-chaussée, on fait des réparations: une quantité d'objets précieux sont entassés sans ordre, attendant d'être transportés dans les nouvelles salles. Je remarque une statue en pierre, de 2m57, découverte en 1790 sur la plaza mayor. La poitrine est celle d'une femme; son jupon est composé de couleuvres; elle a autour du cou un collier de mains et de bourses, qui renfermaient le copal qu'on offrait aux dieux. À la ceinture pend un crâne humain par devant, et un autre par derrière. Selon les uns, cette statue représente la déesse Teoyomiqui, qui recueillait les âmes des guerriers morts dans les batailles. On supposait que ces guerriers allaient au ciel habiter la maison du soleil, et qu'après quelques années ils se transformaient en colibris. D'autres pensent que cette statue représente la déesse Terre ou Coatlicue, et en donnent plusieurs raisons.
Un disque de basalte, de 1m20 de diamètre, porte sculptée l'image de Mictlanteuhtli, dieu des morts. Il porte des crânes humains. Les Aztèques appelaient mictlan l'endroit où se rendaient les défunts qui mouraient de mort naturelle. Mictlanteuhtli en était le seigneur, et sa femme s'appelait Mictecacihualt; ce qui correspond au Pluton et à la Proserpine des Grecs et des Romains. Les Mexicains se figuraient que cet endroit lugubre était situé au centre de la terre, et l'appelaient Tlaxico: ce qui signifie ombilic ou centre de la terre. Après la conquête, les Espagnols firent de ce disque une meule de moulin.
On remarque aussi 2 disques en pierre, de 90 et 81 centimètres de diamètre, avec un trou au milieu. Ces pierres servaient au jeu de paume. Les parties s'organisaient deux contre deux, ou trois contre trois. Les joueurs nus ne portaient que le maxtlatl, large bande à la ceinture. L'endroit où ils jouaient s'appelait Tlachco. La paume était en résine élastique, et les joueurs ne pouvaient la toucher qu'avec les muscles ou le coude; s'ils la touchaient avec la main, le pied ou la jambe, ils perdaient un point. Le joueur qui jetait la balle jusqu'au mur opposé gagnait un point; s'il parvenait à la faire passer par le trou du disque en pierre qui se trouvait au milieu du jeu, non seulement il gagnait la partie, mais il gagnait encore les vêtements de tous ceux qui étaient présents. Les rois jouaient aussi, et se défiaient, comme firent Montézuma II et Nazahualpilli. Plusieurs localités étaient tenues à un tribut annuel de pelotes, comme Tochtepec et Otatitlan. Le nombre atteignait jusqu'à 1,600: ce qui prouve combien ce jeu était répandu.
Un cylindre en pierre, de 8m28 de circonférence et 0m84 d'épaisseur, connu sous le nom de pierre du sacrifice, est le Cuanhxicalli de Tizoc. Il porte au centre l'image du soleil, auquel il était dédié. Sur la surface convexe du cylindre, on voit cinq groupes de deux personnes, représentant un même guerrier vainqueur, qui soumet, en les tenant par les cheveux, divers prisonniers représentant les peuples vaincus. Ce guerrier est Tizoc, septième roi du Mexique, qui régna de 1481 à 1486.
Au Mexique, un ordre de nobles, qui avaient pour patron le soleil, s'appelaient les chevaliers aigle.
À certains jours de fête, ils sacrifiaient sur cette pierre une victime humaine, qu'ils appelaient le messager du Soleil. Je traduis du P. Durand[3] les détails de ce sacrifice.
«Au son des instruments, ils amenaient un prisonnier de guerre, entouré de grands personnages. Il avait les jambes rayées de blanc, et la moitié de la figure peinte en rouge. Ses cheveux étaient ornés de plumes blanches. Il tenait d'une main un joli bâton garni de plumes; de l'autre, il portait une pierre au bout d'une corde, avec cinq plumets de coton. Sur le côté, il tenait un panier dans lequel étaient des plumes d'aigle, des morceaux d'ocre, des morceaux de plâtre, des morceaux de sapin résineux pour la lumière, des papiers, de la toile cirée. Toutes ces bagatelles, que portait le prisonnier, étaient ensuite déposées au pied de l'escalier du temple; et là, à voix haute entendue de tout le peuple, on lui disait: «Nous te prions d'aller devant le Soleil notre Dieu, de le saluer de notre part, et de lui dire que ses enfants les chevaliers ici présents le supplient de se souvenir d'eux. Qu'il daigne les combler de ses faveurs, qu'il reçoive ce petit présent que nous lui envoyons. Tu lui donneras ce bâton pour qu'il marche, cette pierre avec sa corde pour qu'il se défende, et tout le reste qui est dans le panier.» L'Indien, après avoir entendu cette ambassade, répondait qu'il l'agréait. Alors on le déliait, et il commençait à gravir les escaliers de la pyramide, au sommet de laquelle était le temple. Il faisait une longue pause à chaque marche. Arrivé au sommet, il montait sur la pierre Cuanhxicalli, qui portait gravées au centre les armes du Soleil. Là, tourné vers l'image du Soleil qui était dans le temple et de temps en temps vers le vrai soleil, il répétait son ambassade. Lorsqu'il achevait, 4 ministres du sacrifice montaient par 4 escaliers vers la pierre, lui enlevaient le bâton, la pierre au bout de la corde et le panier, et le prenaient par les pieds et par les mains. Alors le sacrificateur principal, avec son couteau, l'égorgeait, lui imposant d'aller avec son ambassade au soleil véritable, dans l'autre vie. Le sang coulait dans le bassin sur la pierre, et se répandait sur les armes du Soleil. À peine le sang avait-il cessé de couler, qu'on lui ouvrait la poitrine, et on arrachait le cœur, qu'on présentait au soleil, tenant la main levée jusqu'à ce que le pauvre prisonnier fût devenu froid. Telle était la fin du malheureux messager du Soleil.»
On voit aussi diverses autres statues et urnes. Une des pièces les plus curieuses est la couleuvre avec plumes. On croit qu'elle représente Quetzalcoatl, le dieu de l'air, dont le nom se compose de deux paroles mexicaines: quetzalli (plume fine) et coatl (couleuvre). Figurativement, quetzalcoatl (couleuvre avec plumes fines) s'applique à une personne recommandable par ses mérites. Selon les uns, ce personnage mystérieux est la planète Vénus; selon les autres, c'est cet homme blanc et barbu, vêtu d'une soutane couverte de croix. Nous avons dit que l'histoire toltèque l'enregistre comme ayant apparu chez eux, leur prêchant une religion nouvelle, l'amour du travail, le respect de la Divinité et la pratique de plusieurs autres vertus. Il leur enseigna à travailler les métaux et les pierres précieuses, leur montra les améliorations dans l'agriculture, et corrigea leur calendrier, leur enseignant à mieux compter le temps. Il leur prédit l'arrivée d'hommes blancs et barbus comme lui, qui se rendraient maîtres du royaume et détruiraient le culte ancien pour le remplacer par un semblable à celui qu'il leur prêchait. Cet homme extraordinaire fut déifié; il eut à Tula un temple somptueux, et, dans le Yucatan, on l'adora sous le nom de Kukulcan. À cause de ses connaissances astronomiques, il fut identifié avec la planète Vénus, et enfin il prit place dans l'Olympe azteca, comme dieu du vent.
Plusieurs ont cru voir saint Thomas dans ce Quetzalcoatl; mais, comme il a apparu vers le Xe siècle, d'autres pensent que c'était un missionnaire islandais. En tout cas, sa prédiction, très répandue au Mexique, contribua beaucoup, comme je l'ai déjà dit, à faciliter la conquête de ce pays aux envahisseurs espagnols. Ce fait prouve aussi combien Dieu, à travers les siècles, a eu souci de tous les peuples, en leur envoyant en temps opportun des sages ou des missionnaires, pour maintenir vivant le flambeau de la vérité. Les Juifs, qui par leur génie commercial étaient répandus sur tous les points du globe, portaient partout avec eux la vérité consignée dans leurs livres sacrés. Au surplus, les Chinois eurent un Confucius; les Persans, un Zoroastre; les Grecs, un Socrate; les Romains, un Cicéron. Les Américains du Nord et du Sud eurent aussi leur sage mystérieux, que mentionne l'histoire du Mexique et du Pérou.
Parmi les nombreuses statues en pierre, on en voit quelques-unes qui représentent des individus offrant des sacrifices, revêtus de la peau d'une victime humaine: preuve nouvelle de la vivacité de la tradition concernant la chute de l'humanité, la nécessité d'une réparation et le rachat par le sang d'une noble victime.
Nombreuses sont les sculptures de serpents. La plupart ont la figure d'une femme: ce qui ajoute encore aux traditions concernant les circonstances de la chute primitive. On voit aussi une croix en basalte, de 0m95 de haut et de 0m80 de large. Les premiers missionnaires qui pénétrèrent dans le pays affirment qu'ils y trouvèrent partout la croix en grande vénération. Parmi les nombreuses inscriptions, une rappelle une grande famine qui eut lieu de 1452 à 1434; une autre, l'achèvement du grand temple du Soleil, en 1487. Ces hiéroglyphes indiquent que Tizoc en prépara les matériaux et qu'Ahuitzolt en acheva la construction. Celui-ci, à l'occasion de sa dédicace, sacrifia 60,000 prisonniers de guerre. Son nom reste encore dans le pays comme synonyme de cruel et de méchant.
Les urnes funéraires sont de plusieurs dimensions, selon qu'elles devaient recevoir le corps entier, ou le crâne, ou les cendres. Elles portent presque toutes un hiéroglyphe, qui indique la date de la mort et le nom de la personne qu'elle renferme. Sur le couvercle on voit la figure de Mictlanteuhtli, seigneur chargé de recueillir les âmes des morts.
On peut remarquer les sculptures de quelques prêtresses ou religieuses. Elles faisaient des vœux temporaires ou perpétuels, et se vouaient au jeûne et à la pénitence. Elles demeuraient dans les annexes du temple. Toute faute contre l'honnêteté était punie de mort. Lorsqu'elles se présentaient pour être admises, on leur coupait les cheveux. Elles dormaient habillées, par modestie et pour être prêtes au travail. Ce travail, adapté à leur sexe, avait lieu dans de grandes salles. Elles gardaient le silence et tenaient les yeux baissés. Dans certaines fêtes, elles suspendaient le jeûne et mangeaient de la viande. Elles assistaient aux danses religieuses. À cette occasion, elles ornaient de plumes leurs pieds et leurs mains, et peignaient leur visage avec du fard. En temps de pénitence, elles se piquaient les oreilles, se peignaient la face avec le sang qui en sortait, et se lavaient dans un étang spécial.
Une pièce représente les quatre mouvements du soleil, ou les quatre saisons. Les prêtres mexicains, du haut de leurs pyramides, observaient les astres, et spécialement le soleil. Ils indiquaient les jours de fête et les heures du jour et de la nuit, et les annonçaient avec des instruments entendus à de grandes distances. Les quatre saisons étaient représentées par une croix formée avec des ailes de moulin à vent.
Un cylindre en basalte, de 0m41 de longueur et 0m16 de diamètre, représente le cycle mexicain. Les Aztèques avaient divisé le jour en plusieurs parties correspondant à nos heures. Leurs semaines étaient de cinq jours. Chaque cinq jours ils faisaient une fête. Quatre semaines formaient un mois de 20 jours, et 18 mois comprenaient 360 jours, auxquels ils en ajoutaient 5 pour former l'année entière. Le cycle ou siècle comprenait 52 ans. Le cylindre dont nous parlons représente un faisceau de cannes liées par des cordes, et signifie un cycle, dont le nom mexicain est xinhmolpillé, ou réunions d'années.
La fête principale des Aztèques était celle qu'on faisait le premier jour du siècle. Ils croyaient en effet qu'à la fin du cycle, le monde devait finir, et ils passaient la dernière nuit dans l'attente et la crainte. Ils rompaient leurs meubles et leurs bijoux, qu'ils croyaient désormais inutiles. Ils formaient une immense procession, que les prêtres conduisaient au mont d'Ixtapalapa, près de Mexico. À son sommet, sur la poitrine d'un prisonnier de guerre qu'ils sacrifiaient, ils frottaient l'une contre l'autre deux branches de bois sec pour allumer le feu nouveau qu'ils envoyaient à tous les temples, à toutes les maisons. On croyait ainsi que le monde allait durer un autre siècle, et ils se livraient durant plusieurs jours à des réjouissances publiques.
Parmi les nombreuses idoles et animaux mythologiques, on peut remarquer une déesse de l'eau, sculpture en pierre, haute de 1m45 et large de 0m75. Les Mexicains l'appelaient Chalchinhtlicue, et appelaient Tlaloc le dieu des éclairs et du tonnerre. Dans certains jours de fête, pour le rendre propice aux champs, on lui sacrifiait de petits enfants sur les monts ou près des lacs. Le dieu Chac-Moël est représenté dans la figure d'un grand sphinx, qui rappelle ceux de l'Égypte: preuve évidente, qu'à une époque donnée, il y a eu communication entre ces populations et celles des bords du Nil.
À l'étage supérieur, on voit les portraits de tous les vice-rois depuis la conquête; plusieurs objets ayant appartenu à don Miguel Hidalgo y Castilla, auteur de l'indépendance mexicaine; l'étendard de la conquête, que Cortez donna au capitaine général des Tlaxcatelcas, dans sa deuxième expédition contre Mexico; les héros de l'indépendance mexicaine; le portrait de Fernand Cortez; 176 pièces en christophle, ayant composé la vaisselle de l'empereur Maximilien; ses décorations, des armes indiennes, des armes ayant appartenu aux premiers Espagnols conquérants, etc.
Dans la collection des idoles trouvées dans les tombeaux du Yucatan, on remarque une différence sérieuse entre elles et celles des Aztecas: ce qui prouverait une différence entre les deux civilisations.
Mexique.—Antiquités aztèques.—Statue de Chac-Moël.
Parmi les objets en terre cuite, plusieurs rappellent, par leur forme, la céramique des Romains et des Étrusques. On voit des miroirs en obsidiana, espèce de verre; des bijoux d'or, d'argent et de cuivre, d'un goût parfait; des masques en bois, destinés à servir aux dieux ou aux défunts; des empreintes pour imprimer l'étoffe, semblables à celles des Chinois; des pipes à fumer, indiquant chez ces peuples l'usage du tabac; des ornements et amulettes en cristal de roche et autres pierres dures; des instruments de musique en forme de tambour; des armes en bois, en pierre, en os; des papiers en fibres d'aloès, en peaux, en tissus, sur lesquels divers hiéroglyphes traitent d'histoire, de géographie, de religion.
Les Mexicains ne connaissaient pas l'alphabet, et y suppléaient par des signes hiéroglyphiques: pour indiquer une conférence, ils plaçaient divers personnages avec la bouche ouverte et des langues tombant de la bouche: pour indiquer une direction, ils plaçaient une suite de pieds, etc. Ils faisaient aussi des plans ou mappes, et on voit un dessin de la ville de Mexico au milieu de la lagune.
Le musée de Mexico est excessivement intéressant: on peut y passer de longues heures sans se fatiguer. Les détails que je viens de donner sont extraits du petit catalogue qu'on vend à la porte.
À côté du musée historique, il y a un assez joli musée d'histoire naturelle.
Au Sénat, la salle est simple: les fauteuils sont en ébène et jonc. Les sénateurs s'y tiennent couverts et fument. Il y a deux tribunes: gauche et droite.
La Chambre des députés est dans un autre quartier de la ville. L'abbé Hély me fait visiter aussi le Conservatoire de musique, dirigé par un Français, M. Roblet. Il est installé dans l'ancienne université des pères jésuites. Le directeur a remis en honneur les belles sculptures en pierre qu'on avait recouvertes de plâtre.[Table des matières]
CHAPITRE X
État pitoyable des logements du peuple. — Moyens d'y remédier. — Couper le mal à la racine vaut mieux que soigner les plaies. — La ferme de Tacubaja. — La foire. — La forêt de Chapultepec. — Le ministre de fomento. — L'Observatoire. — Le ministre du Chili. — Le ministre de France. — La colonie française. — Les Basques et les Barcelonnettes. — La chambre de commerce. — Les colonies de Chacaltepec et de Saint-Raphaël, et les théories fouriéristes.
Le 3 octobre, dans la matinée, M. Emmanuel Amour, jeune Mexicain élevé à Londres, vient me prendre à l'hôtel pour me conduire chez quelques familles pauvres. Ce n'est pas connaître un pays que de n'y voir que les grands; il faut savoir aussi comment vit le peuple, et aller le voir chez lui. Nous arrivons d'abord chez un brave homme qui tombe du mal caduc. Deux chambres pour lui, sa femme et ses nombreux enfants; les fenêtres donnent dans une cour, où la propreté laisse à désirer. L'escalier est un casse-cou, et le malheureux locataire est au lit pour l'avoir dégringolé. Un tel logement se paie 10 piastres (50 fr.) par mois.
Plus loin, nous entrons chez une pauvre veuve, qui vient d'envoyer à l'école ses nombreux enfants. Elle est aussi dans une cour et au rez-de-chaussée. Sa demeure se compose de deux chambres non pavées; les exhalaisons qui sortent de la bouche d'égout dans la cour la rendent infecte. Elle paie 8 piastres (40 fr.) par mois.
Dans un autre quartier, nous pénétrons dans une espèce de cité ouvrière. C'est une ruelle bordée de deux constructions en adobe à un seul rez-de-chaussée, et divisées en chambres ayant chacune une porte et une fenêtre. Chaque chambre sert à une famille entière. Faute de pavé, on étend par terre une vieille natte. La famille que nous visitons paie 6 piastres (30 fr.) par mois. Il est impossible que les familles conservent la santé et la moralité dans ces conditions. Le logement a une sérieuse influence sur ces deux grandes choses. Les peuples chez lesquels l'ouvrier a sa maison pourvue d'air et de lumière, et assez vaste pour permettre la séparation des parents et des enfants des deux sexes, ont une bien moins grande mortalité. Or les hommes sont le premier et le plus essentiel capital d'un peuple. Les gouvernements qui savent les faire vivre enrichissent le pays.
Quelle aberration de dépenser des millions pour aller, à grands frais, chercher en Europe quelques milliers d'émigrants, et de laisser mourir les centaines de mille enfants qui naissent dans le pays! Ne serait-il pas préférable de favoriser l'élan vers les sentiments humanitaires de la classe qui possède? Il faudrait aussi susciter des compagnies qui, comme les building societies de l'Amérique, construiraient pour les familles du peuple des logements sains. Elles en deviendraient propriétaires après un certain nombre d'années, moyennant une redevance mensuelle représentant l'intérêt et l'amortissement. Si les municipalités donnaient pour cela les terrains disponibles, chaque famille pourrait, au bout de 10 ans, posséder sa maison indépendante, composée de 4 à 5 pièces, avec cour et jardin, eau et lumière. L'intérêt et l'amortissement ne dépasseraient pas la moitié du loyer qu'elles paient maintenant: car les constructions en adobe ne sont pas chères.
Bien entendu qu'il faudrait que les lois permissent au père de laisser au plus digne de ses enfants ce foyer péniblement acquis, pour qu'il y conserve les traditions de la famille. Une liquidation forcée, qui, à la mort du père, obligerait les enfants à vendre la maison pour s'en partager les deniers, détruirait l'effet de la mesure.
M. Amour me conduit encore dans une proveeduria, cuisine économique où les familles pauvres visitées par sa Conférence viennent chercher la nourriture journalière. À côté de la cuisine, une école gratuite, dont la Conférence fait les frais, reçoit les petits garçons et les petites filles de ces familles. La charité catholique est très ingénieuse à panser les plaies qu'elle rencontre. Combien de peine et d'argent on s'épargnerait, si l'on était aussi ingénieux à remonter aux causes et à couper le mal à la racine! Ainsi, combien de malades de moins à soigner et de malheureux à secourir, par le simple assainissement des logements des familles du peuple!
M. Amour me présente à sa famille, qui a passé un hiver à Nice et se propose d'y revenir. Elle me fait bon accueil et me reçoit à sa table. Dans l'après-midi, il me conduit à quelques milles de distance, à Tacubaia, visiter une ferme appartenant à l'un de ses parents. Elle comprend une surface de 10 caballerias 1/2 (la caballeria équivaut environ à 16 hectares).
La maison a un seul rez-de-chaussée. Elle est entourée d'un superbe parc. Ses nombreuses pièces peuvent loger grandement toute une famille. La ferme nourrit 300 vaches, dont le lait se vend à Mexico environ 30 centimes le litre. On sème aussi du blé, du maïs, de l'avoine, des haricots, et l'on fait du pulche.
On emploie la charrue de bois et la charrue américaine. Je vois aussi diverses machines à nettoyer le blé. Le blé ne donne que 8 à 10%; mais, dans certaines vallées, comme la vallée San-Martino, près Puebla, il rapporte de 20 à 40%. Chaque plant d'aloès, appelé maguei dans le pays, rapporte par jour, durant trois mois, 3 litres de pulche, qu'on vend 1 réal le litre (60 centimes). La qualité fine vient des jeunes plantes de 4 à 5 ans, que l'on appelle maguei manzo. La deuxième qualité provient du maguei tlacique. Vingt-quatre hommes suffisent à travailler cette ferme. On y fait aussi des briques d'adobe et des briques cuites. Les familles des travailleurs, ici comme partout, n'ont qu'une seule chambre. Les hommes sont payés 3 réaux par jour, un peu plus de 1 fr. 50. La terre bien travaillée rapporte environ 10% net, quelquefois le 20 et 25% du capital.
M. Amour aurait voulu me faire visiter son hacienda, de San-Raphaël, à 40 lieues de Mexico. On s'y rend en deux jours à cheval; mais le temps me manque, et je dois me contenter de lui demander quelques détails. Cette hacienda comprend 18 lieues carrées. Elle est en tierra caliente (zone chaude). On y cultive la canne à sucre, et le produit est consommé dans le pays. Sur les 3,500 habitants qui vivent de la ferme, une centaine de petits enfants meurent tous les ans de la piqûre de scorpions venimeux. Les chambres qui servent de logement aux familles manquent de pavé.
Il y a foire à Tacubaja, et de nombreuses roulettes et autres jeux sont en activité. Au retour, nous entrons dans le parc de Chapultepec, au pied du Castillo. Ce petit château fut le palais de Montézuma, le dernier roi ou empereur des Mexicains. On voit là une superbe forêt d'ahuehuete, arbre de la famille des cyprès. Un d'eux a 5 mètres de diamètre, et de 40 à 50 mètres de haut. Le baron de Humboldt estime que ces arbres peuvent avoir 2,000 ans. Il est bien tard quand nous rentrons; mais il me reste encore du temps pour faire dans la soirée une conférence à une réunion de jeunes gens.
À mon retour à l'hôtel, j'entends les veilleurs pousser leurs sifflets d'heure en heure. Cet usage est commun à toutes les villes du Mexique. Les crécelles des Chinois et des Japonais sont ici remplacées par des sifflets.
Un ami m'avait donné une carte pour M. Domingo Gana, ministre plénipotentiaire du Chili auprès de la république mexicaine. Il m'accueille avec bonté, et m'offre de me présenter au ministre de fomento: c'est le nom qu'on donne ici aux travaux publics. Le ministre n'est pas à son bureau; mais son secrétaire me fournit plusieurs renseignements, et m'envoie à l'hôtel six volumes de documents officiels. Nous passons à l'Observatoire, où le directeur, M. Mariano de la Barcena, nous fait visiter l'établissement. Il me montre les plans projetés pour l'assainissement de la ville de Mexico. Il s'agirait de drainer la vallée au moyen d'un canal qui aboutirait dans la vallée voisine à travers un tunnel. La dépense prévue est de 10,000,000 de piastres (50,000,000 fr.). Ce travail débarrasserait Mexico de la fièvre typhoïde et autres infections résultant actuellement du défaut d'écoulement des égouts. Le lac Tecxoco, en effet, où ces égouts se déversent, n'est que d'un mètre et demi plus bas que le sol de la ville. Il ne faut pas oublier que cette capitale, comme Venise, avait été construite dans une lagune, pour se mettre à l'abri des incursions ennemies. M. de la Barcena m'envoie aussi à l'hôtel trois volumes des Annales de l'Observatoire et une lettre pour le gouverneur de Guanajuato. C'est dans cette ville que je dois m'arrêter, pour visiter les mines les plus importantes du pays. M. Gana me présente à sa famille et me retient à déjeuner. Je retrouve là cette bonne hospitalité que j'avais si bien appréciée au Chili.
Mexique.—Bois de Chapultepec.
L'après-midi est employé aux visites d'adieux, et je passe la soirée chez M. Coutoly, notre ministre de France. Il m'apprend qu'il y a environ 10,000 Français au Mexique, dont 2,000 dans la capitale. Malgré les tristes souvenirs de l'expédition impériale, la colonie est sympathique au pays. Si nous savions profiter de cette sympathie entre les races latines, nous pourrions monopoliser le commerce et l'industrie de l'Amérique espagnole. Le plus grand nombre de colons viennent des pays basques et béarnais et de la vallée de Barcelonnette; ces derniers monopolisent dans presque tout le Mexique le commerce d'étoffes populaires. Quittant leurs troupeaux des Basses-Alpes, ils arrivent ici fort jeunes. Ils sont employés par un compatriote aux travaux les plus humbles, avec un salaire presque insignifiant; mais, si le sujet est appliqué et fidèle, il monte en grade et finit par être envoyé dans une autre ville, pour fonder un nouveau magasin en commandite.
Une des causes qui affaiblissent l'action de nos colonies à l'étranger, c'est la désunion. Les Français sont malheureusement divisés au dehors comme chez eux. M. Coutoly au Mexique a su créer l'union. Il installe en ce moment une chambre de commerce consultative, et tous les nationaux se groupent volontiers autour de lui. Il en sera toujours ainsi, lorsqu'un agent intelligent voudra s'occuper avec tact des intérêts dont il est chargé. M. Coutoly s'intéresse aussi au relèvement des deux colonies françaises de Chacaltepec et de Saint-Raphaël, situées sur le fleuve Palma, dans l'État de Vera-Cruz. En 1830, quelques fouriéristes, pour appliquer leurs doctrines phalanstériennes, achetèrent là un morceau de forêt vierge, et y amenèrent quelques paysans bourguignons séduits par leurs théories. Mais le fait prouva bientôt leur fausseté. Le chef de la colonie devint un petit tyran, qu'il fallut chasser; et ce n'est que lorsque ces bons paysans, rentrant dans les voies de la nature, travaillèrent librement pour eux et leur famille, qu'ils virent naître la prospérité.
Ces faits ne devraient pas passer inaperçus: ils feraient tomber le bandeau des yeux à ces personnes de bonne foi qui se laissent facilement séduire par des doctrines analogues à celles de Fourier.
Les mêmes maux et les mêmes utopies renaissent à travers les générations: il est toujours utile aux enfants de s'éclairer des essais faits par leurs pères, afin d'éviter les mêmes écueils.
Débarrassés des chefs phalanstériens, les colons rencontrèrent bientôt d'autres ennemis: les maladies et les voisins. Un Mexicain de bonne volonté leur vendit à Saint-Raphaël, de l'autre côté de la rivière, des terrains plus sains, et l'on eut deux colonies. Des gens malintentionnés ne cessaient de contester leurs propriétés. Un ancien préfet alla même jusqu'à faire assassiner un colon, nommé Bourillon, à la suite d'une contestation de limite. M. Coutoly comprit bientôt que, si ce crime restait impuni, c'était la ruine de la colonie: il obtint, non sans effort, que justice fût faite. L'assassin est au bagne, et les colons sont pleins d'espérance, d'autant plus qu'ils comptent que la régie française pourra faire avec eux un traité pour l'achat de leurs tabacs. Une difficulté plus grave provient de la zone dans laquelle se trouvent ces colonies. D'après une loi de l'État, aucun étranger ne peut acheter des terres à une distance moindre de 5 lieues des côtes, et de 20 lieues de la frontière nord. Or nos colonies sont dans la zone réservée. Une décision des Chambres pourra régulariser le fait, en tant que colonies créées par l'État. Notre ministre se propose de visiter prochainement ses compatriotes, accompagné du ministre de colonisation.
Puisqu'on dépense tant de millions à créer des colonies nouvelles, c'est bien le moins que l'on fasse quelque chose pour faire prospérer celles qui existent! M. Coutoly a été élevé en Allemagne, et en a rapporté des idées pratiques. Il a eu l'excellente pensée de demander au gouvernement mexicain communication des travaux publics projetés, afin de les faire connaître en France. Comme premier résultat, il a obtenu pour une Compagnie française la concession des travaux du chemin de fer de Vera-Cruz. Si tous nos agents diplomatiques en faisaient autant auprès des gouvernements chez lesquels ils sont accrédités, l'on verrait plus souvent les capitaux français employés à l'étranger au lieu de se perdre en spéculations de Bourse. Il ne nous manque ni l'intelligence ni l'énergie; et, si nous nous répandons peu, c'est que nous ignorons beaucoup. Que de jeunes gens trouveraient un emploi utile et lucratif dans ces entreprises à l'étranger! Nous aurions plus de travailleurs et moins de déclassés.[Table des matières]
CHAPITRE XI
Départ de Mexico. — Les lignes de chemins de fer. — La culture. — Queretaro et la fin tragique de Maximilien. — Arrivée à Guanajuato. — Trois étudiants journalistes. — Un journaliste français et la Commune de Paris. — La ville de Guanajuato. — Visite de la mine de la Cata. — Détails d'exploitation. — Situation de l'ouvrier. — Rendement. — La mine de Valenciana. — La hacienda de mineria de Saint-François-Xavier. — Détails de fonctionnement. — Une aventure à l'hôpital. — Les œuvres de charité.
Le 5 octobre, M. Marchand m'accompagne à la gare. Le train part à 6 heures du matin. Les quais sont encombrés de balles de coton et de blocs de marbre. La locomotive siffle, et me voilà en route. Les wagons sont les mêmes qu'aux États-Unis, longs et larges; ils ont water-closet et robinet d'eau. Mais on peut difficilement se promener, à cause du balancement. Plusieurs en éprouvent même le mal de mer. La plupart des lignes de chemins de fer ont été concédées à des Compagnies américaines. Le gouvernement mexicain leur paie une subvention de 6,000 dollars, soit 30,000 fr., par kilomètre, et la construction coûte souvent moins; mais cette subvention est donnée en bons reçus en paiement des droits de douane, et ces bons perdent en ce moment 20%. Deux lignes se dirigent vers le nord: le chemin de fer national à voie étroite, qui doit rejoindre à Laredo (Texas) la ligne des États-Unis. Cette ligne vient d'être ouverte jusqu'à Saltillo; mais les travaux sont en ce moment suspendus, faute de fonds. On espère néanmoins que, dans un an ou deux, la ligne sera complètement terminée. Une autre ligne à voie large, appelée chemin de fer central, va être ouverte jusqu'à Aguas-Calientes, station thermale. De là elle traverse la région minière de Zacatecas, et rejoint les lignes américaines à Paso del Norte, dans le Nouveau-Mexique. Cette ligne sera ouverte en juin prochain, et l'on pourra ainsi de Mexico aller en wagon aussi bien à New-York qu'à San-Francisco. Plusieurs autres lignes sont en construction entre les deux Océans. La ligne de Vera-Cruz doit rejoindre Manzanillo, sur le Pacifique. Une autre ligne doit unir le port de Tampico, sur l'Atlantique, à celui de San-Blas, sur le Pacifique. Le port de Guajama, dans le golfe de la Californie, sera mis en communication avec Tucson, dans l'Arizona, à travers le Sonora. Corpus-Christi, sur l'Atlantique, sera relié à Laredo. Plusieurs autres lignes sont concédées ou à l'étude. Dans peu de temps, un réseau complet permettra d'atteindre facilement tous les points de la vaste République et d'en exploiter les richesses. Il est probable que ces richesses seront mieux utilisées par la race anglo-saxonne de l'Amérique du Nord, plus active et plus entreprenante. Les Mexicains le craignent. Un d'eux me disait: «Les Yankees sont riches: ils viendront et achèteront nos terres, et peu à peu nous déposséderont; d'autant plus qu'ils aimeront changer les glaces et les chaleurs de New-York contre le climat de Mexico, tempéré et délicieux aussi bien en été qu'en hiver.» Ce Mexicain disait vrai: les Yankees sont en train de faire ainsi la conquête pacifique de l'immense pays de leurs voisins; mais elle est légitime. Dieu a donné à l'homme la terre pour qu'il la travaille et s'y multiplie, non pour la monopoliser en quelques mains, qui, jouissant au loin du fruit du travail de leurs paysans, laissent ceux-ci languir dans la misère. L'énergie et l'intelligence ne manquent pas aux Mexicains; elles sont assoupies ou dirigées vers l'assaut du pouvoir. Il est probable que l'émulation les réveillera et les poussera dans une meilleure direction. Les Mexicains ont peu de sympathie pour la race anglo-saxonne, froide et positive. Communicatifs et poétiques, ils se lient bien mieux avec les nations de race latine. Dans ces dispositions, il serait facile d'arriver, par des concessions de terre et de travaux publics, à des combinaisons qui permettraient aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, de prendre part à l'exploitation des richesses du pays, sans en laisser le monopole aux Yankees. Mais il est temps de poursuivre ma route.
Mexique.—Environs de Cordoba.—Palmier Royal.
Le train suit la vallée de Mexico. Dans les marécages, je vois des buffles, et dans les prairies, des vaches et des chevaux. De vastes champs de maïs sont clôturés par des haies de cactus gigantea. On les appelle ici organos, parce qu'ils ressemblent à des tuyaux d'orgue. Je remarque aussi souvent d'énormes poivriers, qui atteignent ici les proportions d'arbres de haute futaie, et des champs de figues de Barbarie, qu'on appelle tuñas. Les indigènes les vendent au marché, s'en nourrissent, et en font une pâte concentrée, qu'ils appellent queso, ou fromage de tuña. Les villages ont tous leur église à coupole. Les rancherias sont de plus en plus misérables. Ce sont de pauvres maisons ou cabanes composées de terre, de paille, de pierres posées à sec, de vieilles traverses de chemin de fer, ou même d'un lambeau de toile. Les membres d'une famille y vivent pêle-mêle. Partout des troupes de baudets charrient le foin, la paille, le bois qui alimente le feu de la locomotive. Je vois même de pauvres Indiens faire concurrence aux baudets: ils s'en vont dans la forêt, et rapportent sur leurs épaules un long fardeau de bois, du poids de 18 arobas, presque 100 kilog., pour lequel on leur donne 2 ou 3 réaux.
À toutes les gares, toujours les mêmes gendarmes ruraux, armés jusqu'aux dents, et de nombreuses filles ou femmes qui vendent des fruits, des gâteaux, des confitures et autres plats du pays. Dans certaines gares on vend aussi des paniers, boîtes et autres travaux en paille, des petits ouvrages et des lazos en fils d'aloès.
Mexique.—Indienne vendant des tamales et des tortillas (plats indiens).
Nous traversons un terrain montagneux, et passons dans une seconde vallée. Mon baromètre anéroïde descend de 2,300 à 1,800 mètres; mais, par contre, le thermomètre, qui marquait 20° centigrades dans la vallée de Mexico, monte ici à 25°. À Ercoles, j'aperçois une fabrique de cotonnade. Plus loin, je vois de pauvres Indiens nus. Enfin la terre devient plus cultivée: nous approchons d'une ville. Les vergers ont des pommiers et des poiriers, à côté des orangers et des bananiers. Les paysans arrosent leurs légumes et leur maïs au moyen d'un trébuchet. Cet instrument primitif consiste en un levier formé d'une longue perche, qui porte à un des bouts un seau et à l'autre bout une grosse pierre pour faire contrepoids. Le seau est poussé par un homme dans le puits, où il se remplit, et versé dans une caisse, d'où l'eau s'échappe dans les rigoles.
Les coolies de l'Hindoustan, plus habiles, emploient les bœufs à tirer du puits de grandes poches de cuir ramenant 100 litres d'eau; le Yankee, plus industrieux, installe un moulin à vent, et économise ses bras, qui feront autre chose.
Parmi les légumes, je remarque un gros haricot, dont la plante a des feuilles semblables à celles du tabac: on l'appelle haba dans le pays. Le maïs est semé deux fois l'an: durant les six mois de pluies, d'avril à novembre, il pousse et mûrit; on le resème et on l'arrose durant les autres six mois, et on a ainsi deux récoltes l'an. Enfin voici Queretaro, avec ses nombreuses coupoles. Cette ville compte 60,000 habitants, et rappelle la mort tragique de l'empereur Maximilien. C'est le 19 juin 1867 qu'il fut extrait du couvent où il était prisonnier, et conduit sur le Cerro de las campanas, à 500 mètres de la ville. Il y fut fusillé avec le général Miramon. Le train passe près de cet endroit lugubre et suit sa route. Il traverse une plaine bien cultivée, où je remarque l'olivier de Provence, et des nuées de grives qui dévorent le maïs. Vers 5 heures nous arrivons à Silao. Le baromètre anéroïde marque 1,600 mètres d'altitude, et le thermomètre, 30°. Je prends l'embranchement de Guanajuato, et, deux heures après, je descends dans la capitale de l'État de ce nom. Elle est située au centre du principal district minier du Mexique. L'hôtel est petit et encombré: je ne puis obtenir qu'une chambre sans fenêtre; mais je n'ai pas le choix: il n'y a point d'autre hôtel convenable. Un torrent voisin reçoit les résidus de l'établissement et des autres maisons, et envoie des miasmes qui, à une moindre altitude, engendreraient certainement des maladies contagieuses.
Je passe la soirée avec trois jeunes étudiants qui sont venus ici fonder un journal, et j'ai la chance de leur acheter le premier exemplaire du premier numéro. Nous causons sur l'importance de la presse et sur la grande responsabilité des journalistes: ils prêchent le peuple, et peuvent l'éclairer ou le fourvoyer. J'indique à ces novices plusieurs publications où ils pourront puiser à bonne source, et je les quitte bien disposés à s'instruire pour instruire les autres. Ces jeunes gens ramènent à ma mémoire le souvenir d'un journaliste parisien avec lequel j'avais fait route dans les Antilles. Il brodait ses correspondances d'inventions multiples, affirmant ce qu'il n'avait jamais vu et les émaillant de doctrines qui m'étonnaient chez un homme sensé. À mes observations sur ce procédé, il répond qu'il écrit pour les badauds, et que peu lui importe la vérité, pourvu que le journal se vende. Quant aux doctrines, il ne croit pas un mot de ce qu'il écrit; son journal est radical et s'adresse aux imbéciles. Mon étonnement fut encore plus grand et je ne pus m'empêcher de lui dire qu'il jouait avec le feu, et que les communards qui avaient brûlé Paris n'étaient coupables d'autres choses que d'avoir pris au sérieux de tels journalistes qui au fond étaient les vrais incendiaires. Peut-on traiter d'un cœur si léger des choses si graves!
Le lendemain je me rends chez le gouverneur pour lui présenter la lettre que j'avais apportée de Mexico. Comme il n'est pas encore au bureau, j'utilise mon temps à visiter la ville. Elle est enclavée dans des montagnes qui laissent peu de plaine. Les rues sont étroites et les maisons entassées. Les quartiers ouvriers s'étendent sur les flancs escarpés; 80,000 habitants sont réunis dans un espace étroit, mais l'atmosphère est pure à 1,600 mètres d'altitude. L'air est raréfié et les distances s'effacent. Un objet placé à une lieue paraît rapproché à 1 kilomètre. En fait de monuments on agrandit l'Église de la Compañia. La coupole percée à jour est d'un superbe effet. La façade, en style baroque, surchargée de sculptures, est semblable à celles qu'on voit dans toute l'Amérique espagnole. Un grand théâtre est aussi en construction.
À 10 heures M. Manoel Muños Ledo, gouverneur de l'État de Guanajuato, me reçoit avec bienveillance. Apprenant que je désire visiter les mines, il me donne une lettre par laquelle il me recommande à Don Pablo Orozco, un des premiers ingénieurs du pays. M. Orozco regrette que ses occupations du samedi ne lui permettent pas de m'accompagner en personne, mais il appelle un domestique; il lui enjoint de seller ses deux meilleurs chevaux et de venir me prendre à l'hôtel.
Peu de temps après l'Indien ramène un superbe cheval richement harnaché. Les ornements de la selle et les étriers sont en argent massif, la selle porte le lazo traditionnel, le revolver, l'épée et la cravache. Je monte en selle et le domestique me suit sur un autre cheval à distance respectueuse. Cet Indien, fort poli, montre beaucoup de tact. Sur un signe il approche, répond à mes questions et retourne à sa place. Nous traversons la ville, et grimpons sur les flancs garnis de maisons de terre, misérables demeures des ouvriers, quelques-uns sont étendus à terre, ivres morts. Nous longeons un torrent et arrivons à la mine de la Cata, la plus riche en ce moment. Telle mine qui est aujourd'hui la plus riche peut devenir demain la plus pauvre par la perte ou le rétrécissement du filon. Nous trouvons le directeur au bureau, et comme la paye du samedi ne lui permet pas de m'accompagner, il me fait conduire par un employé. Nous arrivons à la mine à travers de petits sentiers. La porte en est soigneusement fermée. Au dehors, de nombreux ouvriers et ouvrières brisent les pierres pour séparer la partie qui contient le métal; nous pénétrons à l'intérieur à la lueur d'une torche composée d'une corde d'aloès détrempée dans une substance résineuse. Après une longue descente, les marches sont remplacées par des échelles. Nous parcourons des galeries, descendons dans des puits, passons dans des trous où j'ai de la peine à me faufiler; nous arrivons ainsi à de nombreux chantiers où les ouvriers, à l'aide de l'aiguille et du marteau, percent la roche et tirent la mine. La chaleur est intolérable. Après une explosion, les gaz qui se dégagent rendent la respiration difficile. Aussi ces pauvres ouvriers, à cette vie de taupes, sont bientôt épuisés. Leur sang s'appauvrit faute d'air et ils deviennent anémiques. La chaleur les force à travailler presque nus. Les divers chantiers sont confiés à un chef mineur qui, moyennant 40 à 45 piastres, doit faire un mètre de galerie de 4 mètres de diamètre. Celui-ci prend à sa solde d'autres mineurs, et ils gagnent de 4 à 5 fr. par jour. Le travail se continue la nuit par d'autres ouvriers travaillant dans les mêmes conditions. Les pierres sont portées à dos d'homme sur des wagonnets, à certaines galeries d'où elles gagnent le puits d'extraction. Les porteurs reçoivent 1 réal (60 centimes) par 25 arobas de 25 livres et gagnent de 4 à 5 réaux par jour. Les femmes qui font le triage des pierres reçoivent de 3 à 4 réaux par jour. Pour les mines, on emploie la poudre dans la roche sèche et dure, et la dynamite dans l'eau ou dans la roche poreuse. Une mine de dynamite produit l'effet de 10 mines de poudre et coûte environ 1 fr. 25. La mine de poudre coûte 45 centimes ou neuf centavos. Le minerai le plus riche contient 94 marcos par charge de 14 arobas; le marco équivaut à 6 réaux. La mine emploie un millier d'ouvriers et extrait une moyenne de 2,000 charges par semaine, donnant un produit de 7 à 8,000 piastres. Le minerai contient 45 grains d'or pour chaque marc d'argent. Les employés comptables, surveillants, contre-maîtres, reçoivent 20 piastres par semaine. La mine est en exploitation depuis 15 ans et atteint 400 mètres de profondeur. Trois puits d'extraction servent à ramener l'eau, les pierres et le minerai à la surface. Dans un, les poids sont montés par machine à vapeur. Les deux autres fonctionnent au moyen de 5 mules qui tournent une roue enroulant sur un cylindre la corde dont un bout monte pendant que l'autre descend. Pas de caisse d'épargne, pas de société de secours mutuels. En cas d'accident, l'ouvrier est soigné aux frais de l'administration. S'il reste estropié, il reçoit un secours une fois donné. S'il meurt, la famille reçoit une indemnité dont le minimum est de 15 piastres. Dans une telle situation, l'ouvrier est heureux d'avoir la foi! J'ai vu, par-ci par-là dans la mine, des statues et des autels près desquels il vient puiser la force de continuer son dur labeur. Au sortir de la mine j'offre un pourboire à l'ouvrier qui m'a précédé avec la torche, et à mon grand étonnement il le refuse. Le même fait se reproduit dans ma visite aux autres mines. À mon retour au bureau, le patron avait fait mettre de côté pour me l'offrir, un choix de pierres et de cristallisations les plus curieuses.
Mexique.—Guanajuato.—Puits d'extraction de la mine
Valenciana.
(600 mètres de profondeur.)
Nous reprenons nos chevaux et grimpons la montagne pour atteindre le puits principal de la mine la Valenciana, une des plus anciennes. Son exploitation remonte à 1740. Le patron nous accompagne. Nous traversons des montagnes de débris extraits depuis plus de 100 ans, qu'on trie à nouveau. Les moyens perfectionnés actuellement en usage permettent d'en extraire encore une certaine quantité de minerai. Le puits a 600 mètres de profondeur. Trois machines à vapeur de 30 chevaux chaque font tourner 16 cylindres sur lesquels s'enroulent des câbles d'acier qu'on change tous les deux ans. Comme il faut porter de très loin l'eau douce destinée à la chaudière, la vapeur qui a servi est recondensée et convertie en eau. Celle qu'on extrait du puits est trop saturée de matières minérales. Pour la boisson des ouvriers, on apporte aussi de loin des barils d'eau à dos de mulet. Ce sont des mules qui charrient aux diverses haciendas le minerai. On les voit défiler par centaines. Deux autres puits fonctionnent de la même manière. Ils ont 11 mètres de diamètre et un d'eux a 800 mètres de profondeur. Chaque câble monte son fardeau 8 fois par heure. La mine emploie un millier d'ouvriers et extrait par semaine 1,600 charges de minerai donnant à peu près 5,000 piastres. Le salaire est le même que dans l'autre mine. La paye se fait le samedi soir. Le repos du dimanche est respecté par tous les mineurs. Nous suivons divers sentiers dans la montagne et arrivons à la mine de Nopal. Là, comme partout, les employés sont armés de leur revolver. Le propriétaire me donne un guide et nous suivons un tunnel, puis nous descendons des milliers de marches et pénétrons dans de nombreuses galeries qui se ramifient en tous sens. Le puits d'extraction a 500 mètres de profondeur. Le minerai, les pierres et l'eau sont extraits au moyen d'un cylindre mu par la vapeur et deux cylindres mis en mouvement par des mules.
La mine est pauvre en ce moment; le minerai extrait ne donne qu'environ 2,000 piastres par semaine. On est à la recherche de meilleurs filons. Le métal riche est exporté, l'autre est envoyé à la Monnaie que l'État possède à Guanajuato et frappé en piastres mexicaines.
Mexique.—Guanajuato.—Molino de la Hacienda de San-Juan.—Broyage des minerais d'or et d'argent.
Quelques propriétaires de mines ont leurs haciendas; d'autres vendent leur minerai aux propriétaires d'haciendas de mineria. On appelle ainsi l'usine qui pulvérise le minerai pour en extraire le métal. Nous descendons la montagne et venons visiter la principale hacienda du pays: celle de San-Frances-Xavier. Comme la nuit approche, on me donne un garde pour m'accompagner. À la hacienda, je vois une centaine de mules pour mettre en mouvement les machines. Le minerai, par quantité de 500 quintaux par jour, est jeté dans des moulins pour être réduit en petits morceaux. De là il tombe dans une salle au dessous qui contient 50 arastras, ou lourdes pierres mues chacune par deux mules, sous lesquelles le minerai se pulvérise. Mélangé à l'eau, il forme une pâte terreuse qui va dans un réservoir et de là sur un séchoir en briques ou en ciment. On peut alors essayer le degré de richesse du minerai. Cette opération est faite par un essayeur public contrôlé par celui de la Hacienda. Le prix qui sera payé au propriétaire de la mine est basé sur ce degré de richesse établi par l'essayeur. La salle qui contient les 50 arastras s'appelle galera, parce qu'elle est tenue sous clef et que les ouvriers ne peuvent en sortir qu'à de certaines heures.
Après avoir séjourné sur le séchoir un certain nombre de jours, la pâte devenue malléable est portée au Lavadero. Là elle est mélangée avec le mercure, en espagnol azoque. Quatre meules tournent la pâte noyée dans l'eau, qui emporte les matières étrangères et laisse au fond le métal amalgamé avec le mercure. Cet amalgame est porté à l'azoqueria, salle où l'on sépare le mercure au moyen d'un philtre en peau. Le métal est ensuite posé dans le candelero, vase en fer enfermé dans une cloche de même métal entourée de charbons. La chaleur évapore le mercure restant, et cette vapeur est concentrée de nouveau au moyen d'un courant d'eau. Le métal pur reste ainsi dans le vase et on le prend pour l'envoyer à la Monnaie. Dans cet établissement de l'État, on sépare l'or de l'argent et on frappe les piastres. Le coût de l'opération est d'environ 3%. La quantité de mercure qui s'échappe dans chaque opération est calculée à 5%. À l'hacienda, les meilleurs ouvriers sont payés 4 piastres par semaine; les autres gagnent 4 à 5 réaux par jour. L'Hacienda de San-Xavier envoie à la Monnaie du métal pour environ 200,000 piastres par an.
Il est nuit close lorsque nous quittons l'établissement. Nous suivons des sentiers solitaires et pénétrons de nouveau dans les quartiers ouvriers. À l'approche des églises, nous entendons le chant des litanies; ces braves gens, après avoir reçu leur paye du samedi, clôturent la semaine par le salut.
À l'hôtel, je rencontre un jeune couple en voyage de noce. Ce sont des juifs de New-York, et en véritable juif, l'époux cherche à me vendre pour 40 piastres une Histoire des États-Unis qui en vaut 2.
Mexique.—Guanajuato.—Ateliers de la Hacienda de San-Juan.—Pulvérisation des minerais d'or et d'argent.
Le 7 octobre, jour de dimanche, les églises sont remplies de peuple, qui, faute de chaises, se tient accroupi par terre. À l'élévation plusieurs lèvent les mains en l'air en signe de supplication. Quel dommage qu'on laisse ensuite empoisonner ce bon peuple par le vino mescal. Cet extrait d'aloès distillé à 22 degrés, ajouté au spectacle des courses de toros, le rend féroce. Les affiches de la Corrida sont sur tous les murs. Au surplus des saltimbanques parcourent les rues avec musique, portant des placards où sont dessinées les scènes du combat pour entraîner les gens.
Ne pouvant visiter la Monnaie, je me rends à l'Hôpital. Je n'y vois pas l'ordre et la propreté qu'entretiennent dans ces établissements les Sœurs de Charité. Pendant que je parcours les salles, quelques jeunes gens m'abordent et m'interpellent ainsi: Es vousted dottor? Comme je sais que les Espagnols appellent dottor, aussi bien les avocats que les médecins, je réponds: si senôres. Ils me prient de me laisser conduire à l'inspection de quelques cas graves et difficiles pour connaître mon appréciation. Je vois alors que j'ai affaire à des étudiants en médecine; je n'ose reculer, et me décide à jouer mon rôle jusqu'à la fin. Le premier cas concerne un pauvre ouvrier qui a été frappé par une mine de dynamite. Les deux yeux sont crevés, la figure est horriblement noircie et déchirée, le bras droit amputé; mais le malade respire librement. «L'appareil respiratoire est libre, dis-je à ces jeunes gens, tout espoir n'est pas perdu. Ce que vous avez à craindre c'est la gangrène, il faut l'en préserver par l'acide phénique.»—C'est ce que nous faisons, répondent les élèves, contents de voir que mon avis coïncide avec le leur. Ils me conduisent dans une autre salle et me montrent un pauvre cordonnier qui a sur l'épaule une énorme excroissance de chair. En y appliquant le doigt on sent le battement égal à une forte palpitation. Un de mes fermiers avait eu la même maladie; trois docteurs voulurent l'opérer, mais il mourut par suite de l'hémorrhagie. Je crus donc pouvoir dire à ces bons étudiants: Gardez-vous de l'opérer; il pourra vivre ainsi encore des mois et des années. Ils répliquent: Le professeur hésite en effet beaucoup à tenter l'opération. Me voici donc sauvé encore pour cette fois. Le troisième cas concerne un pauvre ouvrier qu'on vient d'amener; il a reçu une balle dans le ventre; un morceau d'entrailles est sur le lit, un autre morceau sort du trou béant; la balle reste à l'intérieur: Tout ce que vous pouvez faire, c'est de lier l'intestin, le cas me paraît désespéré, les aliments ne pouvant plus suivre leur voie naturelle. Telle est leur opinion. Je respire enfin voyant qu'ils n'ont plus d'autres cas à me montrer; je leur dis adieu et m'en vais tout étonné de mon aventure, mais jurant qu'on ne m'y reprendra plus.
En fait d'autres œuvres, j'apprends qu'une Conférence de charité fait les frais de trois écoles réunissant 200 enfants; que les dames de charité entretiennent aussi plusieurs écoles de filles, qu'une loterie fait les frais de l'établissement des enfants trouvés, et que le curé a organisé une école d'arts et métiers. Le pays manque d'eau, soit pour l'irrigation, soit pour les besoins des mines. Le gouverneur m'avait parlé d'un projet de barrage pour recueillir les eaux des montagnes. On formerait ainsi un lac artificiel qui fournirait l'eau à un prix rémunérateur. Il désirait que ce projet fût signalé aux capitalistes étrangers. Il me remet aussi le mémoire imprimé concernant l'État libre et souverain de Guanajuato. Ce mémoire a été lu par lui à l'ouverture du dixième Congrès de cet État. J'y relève que l'État de Guanajuato a une population de 968,113 habitants, que le revenu en 1881 a été de 597,146 piastres, et les dépenses de 590,709 piastres; que l'État possède 433 écoles primaires instruisant 17,211 enfants; mais que 176,411 restent sans instruction; que les écoles secondaires et supérieures coûtent fort cher et donnent un petit nombre de médecins, d'avocats et d'ingénieurs. Chaque élève gradué a coûté à l'État 7,199 piastres pour les avocats, 5,185 piastres pour les ingénieurs, 7,094 piastres pour les médecins; que la bienfaisance administrative a été fort chère et insuffisante, et qu'il importe de s'en décharger sur la charité et l'initiative privée; que le registre civil pour 1881 accuse 21,047 naissances, 3,932 mariages et 34,032 décès. À ce propos, le gouverneur se réjouit de ce que la mortalité n'excède plus que d'un tiers les naissances, pendant que, les années précédentes, cet excédent atteignait la moitié et même les deux tiers. Parmi les maladies dominantes, je remarque la petite vérole. À l'article mineria, je vois qu'en 1881, dans l'État, 128 mines ont été dénoncées, et 114 enregistrées; que le nombre des mines actuellement en exploitation est de 52, et celui des haciendas de beneficio de 38. Les 602 hommes de troupes de ligne et les 430 cavaliers que l'État équipe pour la sûreté publique ont coûté 293,510 piastres.[Table des matières]
CHAPITRE XII
Départ de Guanajuato. — Silao. — La presse. — Lagos. — Route à Ojuelos et à San-Luiz de Potosi. — San-Luiz. — Le Gouverneur. — L'école de artes y oficios. — Le départ. — La femme du postillon. — Je suis seul voyageur. — Le brigandage. — Les villages de l'intérieur. — Un perroquet traître. — Les mendiants. — Une nuit à Chalca. — Un Barcelonnette. — Un ancien colonel garibaldien.
Dans l'après-midi, je quitte Guanajuato, et à la station de Silao je trouve la musique municipale jouant à la gare pour égayer les voyageurs. À 5 heures le train de Mexico entre en gare, et je m'y installe pour arriver le soir à Lagos, point extrême de la ligne en ce moment. Durant le trajet, je lis les nombreux journaux que j'achète un peu partout sur le parcours. On peut savoir par eux ce qui se passe dans les diverses villes.
Le dimanche, presque tous ces journaux impriment autant de poésie que de prose, et je constate qu'ici comme dans les autres nations latines, le rôle de la presse se réduit trop souvent à des personnalités et à des passions de parti. Après les avoir lus je sais toutes les intrigues et connais toutes les épithètes dont les adversaires se décorent; mais des vrais intérêts du pays, du commerce, de l'agriculture, de l'industrie, il en est rarement question. Dans quelques jours, lorsque j'aurai passé la frontière, le dernier des journaux américains me dira ce que rapportent les mines, ce que promet la récolte, combien de droits de douane ont été perçus dans la semaine, le prix des terres et leur rendement, leur situation, les machines et inventions nouvelles, etc.
Enfin, à 8 heures du soir, je suis à Lagos. Dans cette ville de 20,000 habitants, je ne trouve qu'une mesquine auberge où on m'installe dans une chambre à deux lits, ayant une seule porte pour toute ouverture. Après le souper, je me mêle aux promeneurs qui écoutent une assez bonne musique sur la place; puis je vais prendre mon repos à côté d'un Canadien, marchand de machines, mon compagnon de chambre. Ce repos ne sera pas long. Les trains de Mexico partent à 4 heures, et les diligences pour Guadalajara et Zacatecas partent d'aussi grand matin: on éveille les passagers à 3 heures, et ils ne ménagent pas le bruit.
À 6 heures du matin, je suis moi-même installé dans la diligence de San-Luiz Potosi. La distance de Lagos à Saltillo est d'environ 180 lieues. La diligence la franchit en six jours, par une moyenne de 30 lieues par jour. Le prix est de 40 piastres (200 fr.) mais les bagages paient presque autant. Pour un aroba (25 livres), le port est gratuit, pour chaque autre aroba on paie 6 piastres, plus d'un franc la livre.
La diligence est une grande voiture dont la caisse peinturlurée repose sur des lanières de cuir. Des rideaux de cuir ferment les côtés. À l'intérieur il y a trois sièges à quatre places chacun; le siège du milieu est mobile; une courroie mobile y sert d'appui aux passagers. Heureusement nous ne sommes pas au complet; 9 au lieu de 12. Sur l'impériale, le cocher ne veut personne que ses deux postillons, à cause des difficultés de la route. Les sacs de cuir contenant la malle pour les États-Unis encombrent le derrière de la voiture; 8 mules nous entraînent au grand galop. Elles reprennent bientôt le petit pas; nous sommes encore dans la zone des pluies. Les chemins sont des lacs ou des fondrières; nous avançons péniblement. Les champs de maïs sont clôturés par des haies de cactus gigantea. Les villages portent les traces des dernières guerres. Plus loin nous atteignons des collines arides. Nous montons au pas les raides pentes, mais nous dégringolons au galop les descentes à travers les rochers. Nos têtes heurtent contre la voiture ou les unes contre les autres; parfois les sursauts les envoient au plafond. Une dame, qui est pourtant indigène, s'effraye, et à tout instant, lorsque la voiture se penche à droite ou à gauche, elle se cramponne au voisin en criant: abajamos! abajamos! Nous tombons, nous tombons. Toutefois, la frayeur ne l'empêche pas de fumer sa cigarette.
Vers 11 heures, on nous fait déjeuner dans une petite auberge. J'y remarque une bonne vieille qui doit avoir au moins 110 ans; sa peau est un vrai parchemin. Je lui parle, elle répond avec grâce, tout en se voilant avec sa mante par modestie. Nous continuons notre route, aussi pénible que le matin, et vers 6 heures 1/2 du soir, nous arrivons à Ojuelos, petite ville de 5,000 habitants. On m'installe à l'auberge dans une chambre à deux lits, sans fenêtre. Toutes les chambres ouvrent sur la cour intérieure, où sont remisées les voitures. C'est un peu comme les auberges de la Chine.
Je demande un bain pour me délivrer de la poussière, on m'en promet un pour le matin, si je veux bien le prendre dans une cuve.
Le lendemain matin à 5 heures je cherche ma cuve, mais l'eau s'était enfuie par les douves mal jointes. À 6 heures nous remontons en voiture. La bonne humeur est générale. On lie bientôt amitié dans ces diligences comme entre compagnons de la même infortune. La zone des pluies est franchie, et la poussière que les roues envoient dans la voiture nous étouffe. Le nouveau conducteur me permet de m'installer sur l'impériale. J'y jouis d'une belle vue et d'un air respirable, mais bientôt le soleil a brûlé ce qu'il a pu atteindre de ma peau; elle tombera. Il n'est pas mauvais parfois de faire peau neuve. Les diverses haciendas que nous rencontrons ont des barrages qui leur permettent de recueillir dans de petits lacs artificiels l'eau nécessaire. Des vols de canards sauvages y prennent leurs ébats. De ma position élevée, je peux voir de nombreux lapins et lièvres près des buissons me regarder avec curiosité. Parmi les voyageurs, un Espagnol les tire de temps en temps, mais sans succès. Tous les passagers ont carabine, ou tout au moins revolver et coutelas. Je suis le seul qui, pour toute arme n'ai que mon couteau de poche, long de 7 centimètres. À 10 heures on me fait remarquer une croix. Elle est collée à une des parois de la chapelle élevée sur la Hacienda de Depetate. Cette croix rappelle la mort du général Ramon de Miramon, fusillé contre ce mur. Il était frère du général Miramon, fusillé à Queretaro avec l'empereur Maximilien. Vers 11 heures on nous descend à San-Antonio. À l'auberge, pour déjeuner, on ne nous donne que des os. La route suit toujours des montagnes arides; il me semble traverser les Castilles ou le département des Basses-Alpes, mais un département grand comme la France. À 3 heures 1/2 nous apercevons les nombreuses coupoles de San-Luiz de Potosi. Nous traversons la plaine, où le paysan arrose le blé au moyen de norias, et à 4 heures nous sommes dans cette capitale de l'État de San-Luiz de Potosi.
Ma première visite est pour le gouverneur. Il est au Conseil, et je remets à son secrétaire la lettre que j'avais apportée de Mexico. J'avais aussi une lettre pour M. Exiga, directeur de l'école de artes y oficios, et tout en me rendant chez lui, je visite la ville. La plaza de arme, où est mon hôtel, est digne d'une grande ville. Une belle statue de bronze y occupe le centre d'un magnifique square. Les maisons sont en adobe et à un rez-de-chaussée: quelques-unes ont un étage au dessus.
Les rues sont droites et larges dans la ville nouvelle, et étroites dans la vieille ville. Quelques églises, comme la cathédrale, sont vastes et belles; d'autres sont surchargées de dorures, de sculptures, et d'ornements de toute sorte à la manière espagnole. Partout l'image de la Trinité, consistant en trois figures d'hommes absolument semblables; et partout aussi ces laides statues habillées de chiffons de toutes couleurs. Un parc aux abords de la ville est assez vaste, mais entièrement négligé.
San-Luiz est une des villes importantes du Mexique. Après Mexico, qui compte 200,000 habitants, Léon en possède 100,000, Guadalajara 80,000, Guanajuato 70,000, et San-Luiz 50,000.
J'arrive enfin chez M. Exiga, qui a la bonté de me faire visiter son école. Elle réunit 130 garçons internes, répartis en 7 ateliers de serruriers, menuisiers, cordonniers, imprimeurs, etc. Ces enfants apprennent aussi le dessin linéaire et d'ornement, la tenue des livres, l'anglais, le français et la musique. L'Indien a de grandes dispositions pour la musique. Dans la cour, une quarantaine d'enfants exécutent de jolis morceaux sur des instruments à vent. Le maestro est un Indien qui est devenu une vraie célébrité dans son art. Cette école a été fondée par le gouvernement et vit à ses frais. C'est de l'argent bien employé.
Je prends rendez-vous avec M. Exiga pour la soirée.
À l'hôtel je trouve une lettre que m'envoyait M. Guttierez, gouverneur de l'État. Il me recommandait à M. Jésus Sanchez Lozano, jefe politico du district minier de Catorce, où j'espérais visiter encore quelques mines. Dans la soirée, M. Exiga me présente à plusieurs de ses amis, avec lesquels nous pouvons causer des choses du pays, et un peu tard je viens à l'hôtel chercher mon repos.
Le 10 octobre on m'éveille à 3 heures du matin. La voiture part à 4 heures. Je suis seul passager. Malgré la satisfaction d'être sans gêne dans la voiture, je ne puis me délivrer d'une certaine appréhension. Je suis seul et sans armes, livré à des postillons inconnus, armés de coutelas et de revolvers. Je dois ainsi traverser, par une route de plusieurs jours, un pays à peu près désert où les brigands viennent à peine de cesser leurs exploits! Mais, courage! en avant, à la bonne Providence! Dieu m'a conduit jusqu'ici, il me conduira bien jusqu'à la fin! Le postillon est déjà à son poste lorsque sa jeune femme arrive, lui porte sa couverture, allume sa cigarette et sa torche résineuse, et lui remet son déjeuner pour la route. La femme du peuple a bien du mérite, et sous les haillons bat souvent un noble cœur! Nous avançons dans les ténèbres, puis l'aube arrive, et avec elle le réveil de la nature. Les oiseaux gazouillent leur prière du matin, les sommets des collines se dorent, le berger pousse ses chèvres et ses brebis, les picadores à cheval mettent en route les mules et les baudets, et les jeunes filles s'en vont à l'eau avec leurs gracieuses urnes sur l'épaule. Les conducteurs ont tous coutelas et revolvers. Je remarque quelques charrettes conduites par des femmes, et cela me rassure. Après la guerre civile, le gouvernement s'est appliqué à détruire le brigandage. Les populations paisibles qui en souffraient s'y sont prêtées volontiers, en appréhendant elles-mêmes les malfaiteurs pour les consigner à l'autorité. Ceux qui ont échappé aux balles et à la prison sont pour le moment réfugiés dans les montagnes. Les routes que je parcours portent les traces de leurs exploits. Par-ci, par-là, je remarque des croix, et lorsque je demande au conducteur ce qu'elles signifient, il me répond invariablement: ladrones! Il veut dire qu'elles rappellent les massacres des voleurs. Tout le monde étant armé, le vol est précédé d'une lutte, et le voleur devient nécessairement assassin.
Le pays que nous traversons est un immense champ d'énormes cactus à figues de Barbarie. Les indigènes en prennent les feuilles, qu'ils passent au feu pour détruire les épines, et les donnent aux bœufs, qui en sont friands. Aux cactus succèdent les youcas, dont quelques-uns atteignent une hauteur considérable. On les dirait les géants du désert. Par-ci, par-là, quelques villages en adobe et quelques haciendas au bord d'un étang. Les paysans suspendent à l'air les bêtes qu'ils tuent, et malgré la chaleur du soleil, l'air, à cette altitude de 1,800 mètres, les conserve assez longtemps. Le gibier abonde et ravage les champs de maïs.
Vers midi on s'arrête dans un village pour déjeuner; je visite les pauvres habitations de terre, adressant la parole aux personnes que je rencontre. Les femmes sont craintives, les enfants curieux viennent voir l'étranger, les hommes répondent poliment à toutes mes questions. Dans une de ces pauvres cabanes, je trouve un perroquet; il me touche gentiment de la patte, monte par le bras sur l'épaule et sur la tête; mais le traître! il saisit mon beau chapeau de Panama, et d'un coup de son bec crochu lui fait un large accroc.
Dans l'après-midi le soleil devient plus chaud et la poussière fatigante. À Venado je vois une usine à coton. Pendant qu'on change les mules, je suis entouré de mendiants qui veulent tous leur petite monnaie, et s'en vont en bénissant l'étranger. Au moment où l'on jette le lazo à une mule, elle réussit à se sauver et part furieuse à travers le village, gagnant la campagne. On la rattrapera plus tard.
Le soir, vers 6 heures 1/2, j'arrive à Chalca, où je dois passer la nuit. Bientôt la diligence qui fait le service en sens inverse arrive aussi, et amène 1 Italien, 1 Français, 2 Américains, 1 capitaine et 1 gendarme mexicains. Il n'y a que deux chambres dans l'hôtel, et selon l'usage du pays, la porte sert de fenêtre. Je partage la mienne avec les deux Américains. Après le souper mon compatriote me raconte qu'il est de Barcelonnette et qu'il vient d'installer un nouveau magasin d'étoffes dans les environs. L'Italien est un ancien colonel garibaldien qui a fait la campagne des Vosges. Le gouvernement mexicain l'a nommé agent de colonisation et lui donne 300 piastres par mois pour qu'il cherche vers la frontière américaine les endroits les plus propices à l'établissement de colonies de race latine. Il en profite pour s'occuper de ventes de terrains. Il m'en cite quelques-uns comprenant plusieurs lieues carrées à des prix variant de 1 à 100 fr. l'hectare. Lorsqu'il découvre des terrains qui n'ont pas été enregistrés, dans le but d'éviter la contribution, il les signale au gouvernement, qui en reprend possession et les vend. Il collectionne aussi pour le compte du gouvernement des fossiles, tels que os de mastodontes et autres, destinés au musée de Mexico. Dans les environs de Chalca, une mine de plomb argentifère emploie en ce moment 500 ouvriers. Elle en employait 4,000 quand elle tenait les filons riches. Je quitte mes voyageurs et je m'en vais sur ma dure couche, car on m'éveillera à 3 heures du matin.[Table des matières]
CHAPITRE XIII
Départ de Chalca. — Je fais un heureux. — La Hacienda de Solis. — Matehuala. — Les mines du district de Catorce. — La ville de Cédral. — La Hacienda de beneficio de Don Antonio Verume. — Un garçon qui veut apprendre l'anglais. — Le vin de Membrillo. — La Hacienda el Salado. — Les toiles d'aloès. — Les briques d'adobe. — On dompte un cheval sauvage. — La soirée et la nuit à la Hacienda la Ventura. — Un inconnu. — Le gibier. — Les fauves. — La ville de Saltillo. — Le chemin de fer. — Le chien des prairies. — Monterey. — Laredo. — Arrivée à San-Antonio.
Le 11 octobre, à 4 heures du matin, nous sommes en route, et je continue à occuper seul la voiture. Le conducteur est toujours accompagné d'un postillon et d'un gamin, apprenti postillon. Ce dernier gagne 1 fr. par jour, le postillon 2 fr., et le conducteur 5 fr. Le postillon et son aide sont souvent obligés de renouer les courroies cassées, de courir auprès des mules de devant, car il y a triple attelage. Ils regagnent le siège en grimpant par des petits bouts de fer attachés à la voiture, pendant qu'elle continue sa course et ses sursauts. Dans une de ses ascensions, le petit gamin est tombé il y a peu de temps, la roue lui a passé sur le bras; il le porte enveloppé. Il me demande la permission de se reposer par intervalles dans la voiture, ce que je lui accorde volontiers. Il est couvert de haillons et porte des semelles de cuir attachées aux pieds par des courroies. L'intérêt que je lui montre le rend confiant, et à un moment donné il me dit: io me voi a suya tierra: je m'en vais à votre pays, emmenez-moi.—Et que viens-tu y faire?—Je vous servirai et je pourrai vivre; ici les 20 sous que je gagne sont à peine suffisants pour payer la nourriture que je prends en route, et malgré le métier pénible et dangereux, je suis toujours déchiré; je ne puis arriver à m'acheter une paire de souliers; et ce disant il me montre ses haillons et ses pieds meurtris. J'avais un veston de laine que j'avais acheté dans les Pyrénées et qui avait déjà fait mon premier tour du monde. Il m'avait rendu bien service dans les plaines glacées du nord de la Chine. Je le lui donne; il le met à l'instant, il est dans la jubilation; mais je doute que son bonheur soit aussi grand que le mien. Il n'y a pas de joie comparable à celle de faire des heureux.
À 8 heures nous arrivons à une hacienda importante, appelée Solis, propriété d'un Espagnol. Je me dirige vers la maison du maître; la dame, qui se tient sur la porte, un bambin au bras, se sauve à mon approche. Je visite la chapelle et vois sur la place 12 hommes occupés à égrener du maïs en frottant les épis sur un cylindre formé de noyaux d'épis de maïs étroitement liés. Une machine mue par un seul homme égrènerait plus de maïs en moins de temps, et les 22 bras rendus ainsi disponibles seraient une nouvelle force productive. Je reviens au rancho où je dois déjeuner. Il est couvert en feuilles de youcas. Plusieurs images de saints tapissent les murs d'adobe. Sur le lit une petite harpe indique le goût de la musique chez les habitants. Une bonne vieille me sert quelques aliments primitifs; je lui demande combien d'ouvriers occupe la ferme, elle me répond: una maquina! C'est sa manière d'exprimer un grand nombre. Même réponse concernant les animaux, les bergers, etc. Heureusement un Indien, qui me paraît intelligent, est mieux au fait, et répond à plusieurs de mes questions. La ferme a 5 lieues de long; elle a vendu récemment 400 mules au prix de 34 piastres chaque. Le cheval non dompté se vend 12 piastres, et celui qui est dompté 48. Un bon âne vaut 20 piastres; les vaches se paient de 15 à 30 piastres, selon la quantité de lait. Une paire de bœufs de labour vaut 40 piastres; les moutons, 3 piastres. Les bergers chefs sont payés 120 piastres l'an; les pèones, hommes de travail, reçoivent 2 réaux (1 fr.) par jour. Une criada (bonne) est payée de 3 à 6 piastres par mois; la viande se vend. 1 réal la livre. Les travailleurs achètent à la boutique du patron tout ce dont ils ont besoin. Les prix sont calculés de manière qu'après avoir à peine mangé, le pèon reste avec ses haillons et n'a jamais le sou.
Mais les mules sont attelées et je reprends ma route, grimpant sur l'impériale pour éviter la poussière. Les cactus font place à une espèce d'acacia mimosa aux grandes branches. Elles avancent vers la voiture et m'ont égratigné plus d'une fois. Cet arbre donne un fruit dont le bétail est friand. Par-ci par-là quelques chiens des prairies et de nombreuses vipères. Elles se nourrissent d'un fruit rouge produit d'un cactus appelé nopali. Au loin se dessine la sierra de Catorce et un pic volcanique appelé el frai.
À 1 heure 1/2, nous arrivons à Matehuala, ville de 18,000 habitants; la place est plantée d'arbres et les rues assez propres. Le chef politique, M. Jésus Sanchez, me présente à un Français, haciendado ou propriétaire dans le pays. J'aurais voulu m'arrêter quelques jours pour visiter les nombreuses mines du district de Catorce. M. Sanchez m'en aurait fourni toutes les facilités, mais le steamer de San-Francisco pour l'Australie part le 20 octobre, et j'ai encore bien du chemin à faire. Le manquer serait se mettre dans la nécessité d'attendre un mois pour l'autre départ, et arriver dans l'hémisphère austral au moment où le soleil l'atteint de plus près. Je me contente donc de demander à M. Sanchez des renseignements verbaux, qu'il me fournit avec la plus grande obligeance.
Le district de Quatorce contient 45,000 habitants et possède 5 mines de plomb, d'argent et de cuivre. Chaque mine emploie de 200 à 800 ouvriers. Les contre-maîtres sont payés 2 piastres par jour, les ouvriers travaillent à tarea (à la tâche), et reçoivent tant par mètre de trou de mine, tant par mètre de galerie, etc. Il n'y a point de société de secours mutuels, mais les propriétaires prennent chaque jour une cuchara, moitié d'une corne de bœuf, de minerai qui est mis à part et vendu par intervalles. Le produit est confié à l'administration, qui le distribue aux ouvriers en cas d'accident ou de maladie, selon les besoins de la famille. Le gouvernement projette des lois d'assurance et d'économie obligatoire d'après le système allemand; mais avant d'économiser il faut avoir d'abord le nécessaire.
M. Sanchez m'engage à visiter, à Cédral, la Hacienda de Beneficio, de Don Luiz Antonio Verume, qui est la plus importante. Je m'y rends vers le soir, à mon arrivée dans cette ville. Le directeur a la bonté de m'accompagner lui-même et de me donner de minutieuses explications. Le minerai d'argent vient de la mine de Concepcion, et est traité de trois manières différentes, selon sa composition. Il donne environ 3 marcos 1/2 de métal par tonne de minerai. Le premier système est celui que j'ai décrit en parlant de la Hacienda de Saint-François-Xavier à Guanajuato. Il a été inventé il y a 300 ans par Médina, aux mines de Pachuca. Le deuxième système est employé pour le minerai plus riche. On le place dans un four, avec du charbon et certains ingrédients. Par l'action du feu le plomb s'oxyde et l'argent reste séparé.
Le troisième système, inventé par Alfonso Barba au Pérou, il y a 400 ans, est l'amalgamation chaude employée pour le minerai contenant des iodures et bromures. Ce système tient des deux premiers. Un quatrième système est employé à Sonora et ailleurs, et consiste à extraire l'argent en le convertissant en chlorure au moyen du sel. Le mercure employé ici provient des mines d'Almaden en Espagne. On le paie 50 piastres le quintal, et il perd de 10 à 12% dans chaque opération. Les ouvriers gagnent depuis 4 réaux jusqu'à 2 piastres par jour. Il y a 5 mines à Catorce; 3 sont en perte en ce moment.
Cédral compte 5,000 habitants. Sur le marché je vois des oranges et des citrons; mais à l'hôtel je ne puis obtenir de vin. On me donne un vin de membrillo (de coing) qui ressemble au vin cuit. Le garçon qui me sert me demande le nom anglais de chaque objet qui lui tombe sous la main. Il en connaît déjà plusieurs; décidément il veut se rendre aux États-Unis.
Après souper, je prends mon repos dans une chambre à quatre lits, où, pour cette fois, je suis seul.
Le lendemain matin à 4 heures j'éveille les conducteurs et postillons. Ils ont passé la nuit sous le portique, étendus par terre dans une couverture. Le garçon de la veille m'apporte une chandelle de suif, et commence à me demander comment s'appelle le chandelier en anglais, comment le bol, la cuillère, le sucre, le café: il tient à continuer sa leçon.
Peu après les mules nous ramènent au milieu du désert. Une odeur parfumée m'avertit que sous les buissons poussent des plantes aromatiques. Les matinées sont presque toujours brumeuses, mais vers 9 heures le soleil se montre. Il a bientôt séché la rosée, et la poussière devient intolérable. Toutes les fois que, dans un village ou à une hacienda, on change les mules, je profite du temps pour visiter les maisons et les ranchos. Ils sont toujours bien misérables. Quelques-uns ont pour toiture des feuilles d'aloès. Dans ces pauvres cabanes couchent la famille et les chiens pêle-mêle: le matin les femmes sont occupées à faire les tortillas; elles broyent entre deux pierres la graine de maïs et préparent dans un poêlon de petits ronds de pâte mince, comme le font les Bretons avec le blé noir. Des fours en adobe, à côté des ranchos, indiquent qu'on sait faire aussi le pain. Dans une rancheria[4], au-dessus d'un noria on a suspendu un mouton entier pour le dessécher à l'air.
Ces norias, tournés par des mules, ne montent que quelques petits seaux de cuir.
À 11 heures 1/2 on m'arrête pour le déjeuner à la hacienda el Salado. L'administrateur m'apprend qu'on y sème 800 fanegas de maïs par an (la fanega équivaut à 75 livres.) Cette culture se fait à métairie. L'an dernier le propriétaire a eu 20,000 fanegas pour sa part. L'hacienda nourrit aussi de nombreuses bêtes: 4,000 chevaux, 1,000 ânesses, 2,000 vaches. On vend 600 chevaux l'an, au prix moyen de 40 piastres. Les habitants qui vivent de la ferme sont environ 600. Ils n'ont point d'église, mais des écoles pour les deux sexes. Dans cette hacienda, je vois préparer le fil d'aloès. On prend la partie intérieure de la plante, on la presse avec une règle de fer contre un rouleau de bois, et on tire par un bout. La partie grasse de la plante est ainsi raclée, et reste la partie filandreuse, qui est séchée au soleil. D'autres ouvriers prennent ces fils et en font des ficelles et des cordes par un procédé primitif. J'en vois qui, avec ces ficelles, font une trame qu'ils étendent dans la cour et la tissent en toile grossière d'emballage. D'autres empilent les filaments, qu'ils recouvrent d'un morceau de toile. Ce sont des selles ou bâts pour les mules et les baudets. Un peu plus loin un Indien fait les briques d'adobe. Il mélange une terre argileuse à du fumier, pétrit le tout avec de l'urine de cheval, et met la pâte dans un moule. Il en résulte une brique large de 30 centimètres, longue de 45, épaisse de 10, assez semblable aux briques chinoises. Elle résiste à l'action de l'eau. Avec ces briques on fait toutes les constructions dans l'Amérique espagnole. Dans les haciendas, elles servent aussi à construire d'immenses cônes dans lesquels on enferme la récolte.
Trois Indiens s'en vont de maison en maison, de rancho en rancho, jouant de la mandoline, de la harpe et de la guitare; ceux qui les demandent les paient 5 fr. l'heure.
Nous continuons notre route, et au prochain relais je vois dompter un cheval sauvage. Un Indien se tient en croupe avec peine; l'animal, par de terribles sauts de mouton, cherche à le jeter à terre; un autre Indien, avec une habileté qui tient du prodige, le lace de loin, tantôt à une jambe, tantôt à une autre, et arrête son élan.
Vers le soir, nous arrivons à la hacienda la Ventura, pour y passer la nuit. Le soleil envoie de l'horizon ses derniers rayons qui transforment les nuages en montagnes de feu. Les bergers ramènent leur troupeau, et les chiens, leurs fidèles auxiliaires, poussent les retardataires. Les chevaux viennent s'abreuver à l'étang, qu'ombragent des saules séculaires. Un petit agneau qui s'égare me lèche la main; les poules, les canards et les oies cherchent leur perchoir; le cultivateur rentre sa charrue, les enfants se réunissent et commencent leurs chansons et leurs rondes. Les feux s'allument dans les ranchos et le son doux de quelques harpes se fait entendre. Ceux qui habitent la campagne connaissent le charme des soirées de la ferme à la belle saison. Je jette quelques sous aux enfants, qui courent et se précipitent pour les saisir, et je visite quelques ranchos. La belle scène de la nature a son revers lorsque je rentre à l'auberge. Bientôt la voiture qui vient de Saltillo arrivé et amène des voyageurs. Il n'y a que deux chambres, sans fenêtre, et nous sommes huit. À table, maigre souper; pas de vin et une mauvaise cerveza (bière) à 5 réaux la demi-bouteille. Heureusement, j'ai encore un peu de rhum que j'ai apporté de la Jamaïque. On me dit que la ferme appartient à un général ex-ministre de la guerre et que l'auberge est pour son compte. Si j'étais général et que je voulusse me mêler de faire l'aubergiste, je m'efforcerais de mieux traiter mes hôtes. Après le souper, un superbe clair de lune nous invite à sortir.
Près de la ferme, un moulin à vent, fabriqué à Sant-Antonio, sert à tirer l'eau d'un puits. On voit que nous approchons des États-Unis. Un Indien plein d'expérience et de bon sens me renseigne sur beaucoup de choses. L'hacienda a coûté 10,000 piastres à son propriétaire, il y a deux ans. Il en demande maintenant 40,000. Mon interlocuteur m'en fait le budget annuel: 1,000 fanegas de maïs à 3 piastres, 3,000 piastres; 500 moutons à 3 piastres, 1,500 piastres; 200 mules ou vaches à 20 piastres, 4,000 piastres; produit de l'auberge à une moyenne de 6 voyageurs par jour, à 2 piastres chacun, 4,000 piastres. Total 12,500 piastres. Déduire 2,500 piastres de frais annuels, reste net 10,000 piastres, soit 50,000 fr. Avec cela on peut vivre commodément à l'étranger, se promener au central Park à New-York, ou jouer au billard dans un café de Paris. Mais pendant ce temps le reboisement des collines ne se fait pas; les sources de la montagne ne sont pas utilisées, le défrichement ne se poursuit pas, la situation des pauvres Indiens gardiens de troupeaux ou semeurs de maïs ne s'améliore pas.
Le lendemain matin à 4 heures, au moment où la voiture se met en marche, un grand gaillard armé de coutelas et de revolver entre et s'assied en face de moi. Il s'étend sur son banc pour dormir. On m'avait pourtant dit qu'il n'y avait pas d'autres passagers; qui est cet étranger?—Je lui demande où il va; il me répond: À une hacienda. Pour la première fois dans ma route, j'ai un peu d'appréhension, mon dernier jour de voiture serait-il le moins heureux? Je surveille l'inconnu et attends l'aube avec impatience.
Lorsque le jour arrive, j'éveille l'étrange compagnon et lui demande divers renseignements. Il m'apprend qu'il est le chef de la poste et qu'il va visiter une station voisine. J'en profite pour me renseigner sur tout ce que je vois. Un Indien à cheval ramène au bout du lazo un teçon, espèce de porc épic. Je vois sur une charrette un jeune cerf, et j'apprends que cet animal abonde dans les environs: de temps en temps quelque carcasse de vache ou de cheval; ce sont les léopards, les petits lions d'Amérique et les ours qui les tuent et en font leur pâture. Mon compagnon me quitte et je continue ma route à travers des collines rocailleuses et désertes. L'immense plaine que je traverse depuis 6 jours est à 16 et 1,800 mètres d'altitude. Le thermomètre montait à 30° dans le jour et descendait à 20° durant la nuit.
Cette plaine ressemble à celle du Punjab dans l'Hindoustan. Mais là l'Hindou a creusé partout des puits par lesquels il arrose son blé, et la population s'est multipliée. Ici l'Indien n'est pas propriétaire, il ne peut penser à aucune amélioration; il languit et la population diminue.
Lorsqu'en un pays assez grand et assez riche pour nourrir dans l'abondance de nombreux millions d'habitants, on en voit languir un petit nombre, il faut croire que l'organisation sociale laisse à désirer. Avant la conquête espagnole, le Mexique nourrissait 16,000,000 d'habitants, et il n'y avait alors ni les voies de communication qui empêchent les famines, ni les machines perfectionnées qui multiplient l'action de l'homme. Le Mexique devrait nourrir maintenant dans l'abondance au moins 100,000,000 d'habitants, et il n'en contient que 10,000,000!
Le soir, à 5 heures, j'arrive à Saltillo, à l'hôtel Escoban.
Saltillo, à 1,500 mètres d'altitude, est dans l'État de Coahuila et contient 18,000 habitants.
La ville est assez bien tracée; une alameda fournit aux habitants une promenade ombragée. L'église est surchargée de sculptures; au marché je remarque de nombreux restaurants pour le peuple. Sur les murs, les perpétuelles affiches de Corrida de Toros.
J'espère enfin trouver un bain. On m'adresse à un établissement hors la ville. On s'y baigne dans un réservoir à eau courante.
Dans quelques mois les deux républiques de l'Amérique du Nord seront reliées par le chemin de fer. Le voyageur ne sera plus balloté durant de longues journées dans la diligence, mais je ne regrette pas ma course: elle m'a permis de voir et de juger sur place l'intérieur du pays.
14 octobre.—Le temps presse, et quoique je n'aime pas voyager le dimanche, je suis forcé de continuer ma route. À 5 heures du matin je trouve l'église encore fermée et le peuple attendant à la porte. À 6 heures je suis à la gare pour le départ. Cette gare est un simple wagon où l'on prend son billet; une tente sert de bureau pour l'enregistrement des bagages. Le tronçon de Monterey à Saltillo n'est ouvert que depuis un mois. La voie a Om93 de large; les traverses sont en sapin; les rails, en acier, y sont tenus par un clou.
La campagne est bien cultivée: les pommes, les poires et le raisin viennent à merveille. Les animaux s'effraient et fuient au passage des trains. Les premiers jours les Indiens en faisaient autant. Bientôt nous entrons dans une région montagneuse, et nous descendons rapidement. À Pescheria on me parle d'une grotte gigantesque des environs. D'après la description qu'on m'en fait, elle dépasserait en grandeur et en beauté la fameuse grotte Adelberg des environs de Trieste. Un jeune Français que je trouve dans le train m'apprend que son père est propriétaire d'une des 5 filatures de coton de Saltillo. Sa filature a 1,000 broches. Cette industrie est en progrès, mais les impôts sont en train de la ruiner.
Nous voyons encore quelques chiens des prairies; ils sont très habiles à chasser le lièvre. À cet effet, ils se réunissent par bandes. Les uns se postent comme nos chasseurs, et les autres font la battue. Lorsqu'un d'eux a saisi le gibier, il appelle et attend les autres pour le partage. Les zorra ou renards abondent aussi, et parmi les serpents, celui à sonnette est le plus commun.
La voie continue à descendre et traverse les cours d'eau sur des ponts de bois. À Santa-Cattarina, mon baromètre anéroïde ne marque plus que 500 mètres d'altitude, et je revois la canne à sucre. La sécheresse persiste ici comme dans tout le nord du Mexique. La récolte de maïs est perdue, le prix en doublera et la maigre pitance du peuple en sera encore réduite. Les wagons portent écrit en langue anglaise et en langue espagnole la défense de fumer. Tous les Mexicains fument, les Américains du Nord se plient à la consigne. J'ai déjà remarqué bien des fois le penchant à faire peu de cas de la loi chez les nations latines, et l'habitude contraire chez les Anglo-Saxons.
À Monterey, capitale de Nueva-Leon, j'aperçois, au pied d'une colline, une chapelle de Notre-Dame de Lourdes. Enfin, nous sortons des montagnes et abordons la plaine sans fin. Vers 7 heures du soir, à Laredo, nous atteignons le Rio-Grande, que nous traversons sur un pont de bois. Cette rivière m'a paru fort étroite et ment à son nom. La petite ville de Laredo est à cheval sur les deux rives; nous stoppons sur la rive des États-Unis de l'Amérique du Nord, et je change mon wagon contre un Pullmann sleeping-car. Le matin, quand je quitte mon lit, je me trouve à la gare de Sant-Antonio, capitale du Texas.[Table des matières]
CHAPITRE XIV
États-Unis.
Le Texas. — Les progrès depuis l'abolition de l'esclavage. — Les Congrégations religieuses. — Prix des terres. — Les casernes. — Les Nègres et leur ostracisme. — Départ pour San-Francisco. — Les métiers d'un Yankee. — Les plantations de coton. — Les cliffs du Rio-Grande. — Les stations dans le désert. — La consommation de la bière. — Le Nouveau Mexique. — L'Arizona. — Les Mormons. — Les Chinois. — Le Rio-Colorado. — Yuma. — Indio. — Le désert du Colorado.
Le Texas appartenait au Mexique: il fut annexé aux États-Unis avec le Nouveau Mexique et la Haute-Californie, en 1848, à la suite d'une guerre acharnée qui amena les Américains du Nord jusqu'à Mexico. Le Texas est l'État le plus vaste des États-Unis; il comprend 170,000,000 d'acres ou 266,000 milles carrés, avec plus d'un million et demi d'habitants. Il nourrissait en 1881 plus de 14,000,000 d'animaux, dont 1,000,000 de chevaux, 5,500,000 moutons, 5,000,000 de bœufs et 2,000,000 de porcs. Depuis 1881, ce nombre a augmenté de plus de 4,000,000. Les États du Sud, si éprouvés par la guerre de sécession, ont non seulement retrouvé leur ancienne prospérité, mais l'ont augmentée. La culture du coton est plus que doublée et une grande partie est déjà filée sur place. Sur le Mississipi on utilise même les peaux de crocodile: je lis dans un journal une annonce qui en demande 5,000 à l'instant. L'ancien état de servitude pouvait bien enrichir un certain nombre de planteurs, mais tout état contre nature n'est jamais profitable. Depuis l'abolition de l'esclavage, un plus grand nombre de gens libres vivent sur ces états et y prospèrent.
Les maisons d'adobe ont fait place aux maisons de bois; les rues étroites, aux larges avenues plantées d'arbres et bordées de jardins. Nous sommes dans l'Amérique anglo-saxonne. Dans le quartier du commerce, on voit de beaux édifices en pierre; les abords de la ville sont semés de gracieuses villas. L'Anglo-Saxon ne veut de la ville que pour les affaires. Pour ses enfants, il préfère l'air bienfaisant des champs, et le jardin où ils prennent leurs ébats.
La petite ville de Sant-Antonio, qui ne comptait que 20,000 habitants en 1881, en a gagné 10,000 de plus en deux ans. C'est une ville en construction. On voit partout de hautes cheminées qui indiquent la présence de la vapeur.
Mon premier soin est de m'informer du moyen d'atteindre San-Francisco. J'apprends qu'une ligne, récemment ouverte, m'y conduira en quatre jours, moyennant 79 dollars et 11 dollars en plus pour le sleeping-car, je pourrai ainsi arriver la veille du départ de mon steamer. Le train part le soir; j'ai donc toute la journée pour Sant-Antonio. Je me dirige vers un changeur pour avoir de la monnaie du pays; c'est l'ennui du voyageur chaque fois qu'il passe une frontière. Comme je l'ai déjà observé, une monnaie de valeur identique pour le monde entier nous délivrerait des changeurs et de leurs spéculations.
À Sant-Antonio, je visite l'hôpital tenu par les Sœurs du Verbe Incarné, dont la maison mère est à Lyon, en France. Elles ont ici 60 novices et desservent de nombreuses écoles et hospices dans le Texas et ailleurs. L'hôpital est plutôt une maison de santé. On y paie une pension de 2 dollars et de 1 dollar 1/2 par jour. Les malades envoyés par la municipalité ne paient que 60 cens (3 fr.).
Les Ursulines tiennent un pensionnat. Les Sœurs de la Providence de Lorraine ont de nombreuses écoles. Sant-Antonio compte 12,000 catholiques irlandais, allemands, mexicains, français. Ils sympathisent peu les uns avec les autres, et il a fallu établir une église pour chaque nationalité. Celle des Français a dû être fermée faute de fidèles. Trop souvent à l'étranger le Français ne prend le chemin de l'église qu'à l'occasion des décès ou des naissances. Je me renseigne auprès de divers bureaux d'affaires. On m'offre des lots de 3, 10, 15, 20 et 200,000 acres au prix de 1 à 3 dollars l'acre (arpent). Les uns servent à la culture du coton, les autres à l'élevage des moutons, des bœufs et des chevaux.
C'est toujours la même nature que j'ai laissée au Mexique; la terre produit des cactus et des mimosas: toujours même sécheresse. Mais pendant que les propriétaires du Mexique restent les bras croisés ou creusent un puits pour y établir un noria avec quelques seaux de cuirs, ici on perce des puits artésiens qui fournissent l'eau en abondance. Les terrains arrosés se vendent plus cher: de 4 à 5 dollars l'acre, les spéculateurs les convertissent en prairies, achètent l'hiver les moutons à 1 dollar 1/2, les engraissent et les revendent le double au printemps. On m'offre aussi dans un Bureau de vente des terrains à fruits et légumes aux environs de la ville. On en demande de 15 à 20 dollars l'acre, y compris la petite maison en bois. Dans un de ces Bureaux je trouve un journal spécialement destiné aux éleveurs de moutons. Il y en a pour les éleveurs de gros bétail, pour les agriculteurs, etc.; toujours et partout en deçà du Rio-Grande, l'association sous toutes les formes fait profiter les uns de l'expérience des autres et multiplie les forces.
Ici, comme à Panama, les bains se prennent chez les perruquiers.
Un landau me conduit dans les environs aux barracks ou casernes. Il est un peu cher: 2 dollars l'heure, mais un nègre en livrée le conduit et un autre nègre sert de valet de pied.
Les États-Unis entretiennent un bon nombre de soldats sur la frontière mexicaine. À 4 milles dans la campagne, j'arrive à un immense bâtiment en pierre à un étage sur rez-de-chaussée. Dans la cour, je vois des fourgons, des affûts, des cordages, etc. Ce sont les chantiers et les magasins. Au milieu de la cour s'élève une haute tour qui sert probablement à observer les mouvements de l'ennemi. À côté de ce bâtiment, un joli parc est semé d'une vingtaine de cottages, demeure des officiers et de leurs familles. Les cottages des sous-officiers sont un peu plus loin et plus simples. Je tourne le parc et arrive aux baraques des soldats. On a creusé la terre à 3 mètres sur un hectare environ, et dans ce bas-fond on a élevé les baraques et les tentes du camp, probablement pour les mettre à l'abri des balles sinon des obus.
Au retour, mon nègre me conduit à la station. Ils sont nombreux les nègres au Texas. À Sant-Antonio, ils ont pour eux une église spéciale. Le Yankee, ordinairement si libéral, est intraitable lorsqu'il s'agit du nègre. Il a ruiné jadis les États du Sud pour l'affranchir, mais il ne le veut avec lui ni à l'église, ni au théâtre, ni en chemin de fer, ni au café. Une loi avait été faite pour le mettre sous ce rapport sur le pied d'égalité avec les blancs. Dans les divers États, les nègres avaient réclamé devant les magistrats le bénéfice de cette loi. Une décision de la Cour suprême, à Washington, vient de débouter les nègres, déclarant la loi inconstitutionnelle.
À 6 heures la locomotive siffle et nous emporte; elle traverse une partie de la ville en avertissant par sa cloche les habitants d'avoir à se garer; puis nous voilà dans les champs. Nous avons plus de 3,000 kilomètres de Sant-Antonio à San-Francisco. La locomotive les franchira en moins de 4 jours, à raison de 45 kilomètres à l'heure. Le train le plus rapide en Amérique est celui du Canada entre Coteau-station et Ottawa. Il parcourt 50 milles à l'heure, soit environ 80 kilomètres. Le train entre Londres et Bristol franchit en 2 heures la distance de 118 milles 1/4 qui sépare les deux villes, ce qui fait une vélocité de presque 100 kilomètres à l'heure.
Un Yankee prend place près de moi. Il va inspecter les restaurants qu'il tient dans les gares. C'est son métier actuel et ce ne sera pas le dernier. Il en a déjà fait plusieurs, et entre autres, celui d'armateur. Sans connaître un mot de français, il est allé au Havre avec un navire chargé de blé et de jambons, et l'a ramené plein d'émigrants. Il s'occupe aussi de plantations de coton dans le Texas, et en quatre temps, il me fait le budget de cette culture. Aux récoltes moyennes il faut 2 acres, au Texas, pour produire une balle de coton. Le labourage coûte 2 dollars, l'ensemencement 2 dollars, la main-d'œuvre, durant les quatre mois qu'exige la culture (avril, mai, juin, juillet) 30 dollars; la récolte 16 dollars; séparer les graines, emballer et envoyer au marché 4 dollars; assurance et courtage 3 dollars. Total: 57 dollars. Or, la balle vaut de 75 à 80 dollars, donc bénéfice net 18 à 23 dollars. Les années heureuses donnent 1 balle 1/2 pour 2 acres.
Le propriétaire qui ne peut assez surveiller son monde donne la récolte à moitié aux nègres; il leur fournit la terre, la graine et les bœufs. Le nègre met le travail et on partage; mais le nègre se fournit du nécessaire à la boutique que le propriétaire entretient sur la ferme. Or, celui-ci règle les prix de manière que le gros bénéfice lui reste. Lorsque le nègre vient chercher sa part du prix de vente, on lui ouvre le registre des avances en nature, et il lui reste bien peu à prendre. On procède à peu près de même dans les métairies à maïs.
La voie, ouverte en février dernier, a une largeur de 1m30. La Compagnie a reçu gratuitement les terrains qui la bordent, et elle les vend de 2 à 5 dollars l'acre.
On est commodément dans les lits des Pullmann-cars, mais les wagons américains sont suspendus d'une manière malheureuse. Comme je l'ai déjà dit, leur balancement, donne le mal de mer. Vers 5 heures on m'éveille pour jouir du paysage pittoresque. La voie longe le Rio-Grande et pénètre entre des cliffs, où des rochers à pic très élevés la surplombent. Nous traversons des tunnels et parcourons un pays très accidenté. À Eagle's nest (nid d'aigle) mon baromètre marque 350 mètres d'altitude et le thermomètre 30° centigrades. Les stations ont parfois quelques tentes, sous lesquelles on voit femmes et enfants; le plus souvent rien que la petite baraque des employés. À juger par les amoncellements de bouteilles vides qui les entourent, ils sont grands buveurs de bière. Dans l'Amérique du Nord, la consommation de la bière atteint 40 bouteilles par habitant; 24 en France, 51 en Hollande, 40 en Suède et Norwège, 39 en Suisse, 34 en Autriche, 115 en Angleterre.
Le combustible de la locomotive est le bois; les puits qui fournissent l'eau ont parfois 200 mètres de profondeur. On voit par-ci par-là des Chinois réparant la route. Ils ont tous un chapeau en jonc forme chinoise. Nous voyons des troupes d'antilopes et de nombreux lapins. À une station 12 cavaliers poussent devant eux un millier de bœufs. Ils ont bien du mal à les faire entrer dans l'enceinte par où ils passeront dans les wagons.