À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 2: Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich, Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie.
Bords du lac de Taupo.—Famille Maori.
Le lendemain, mon Néo-Zélandais s'en va à Waïrakei, à 8 milles de distance, voir certains geysers dans le genre de ceux de Crow's Nest, et de ceux de Rotomahana. Il m'invite à le suivre, mais j'ai promis de ne plus me laisser prendre à ces excursions fatigantes lorsqu'on n'a pas le moyen de restaurer ses forces. Je préfère rêver sur les bords du lac. Le vent a chassé les nuages, le Tongariro et le Ruapehu apparaissent dans toute leur majesté. En me baignant dans le lac, j'ai craint d'y rester gelé; mais en sortant, la réaction me rend rouge comme un homard et le vent a bientôt séché ma peau. Après le déjeuner je rédige mon journal, et je m'en vais en inspection auprès des cases maoris des bords du lac. Ces braves gens vendent leur terre à 1 ou 2 livres l'acre, et cet argent s'en va bientôt au cabaret, ou plutôt au bar. Là, on boit debout et on s'en va, car le cabaret n'est en usage ni en Angleterre, ni dans ses colonies. Hommes et femmes boivent et fument, fument et boivent, puis gesticulent, jasent, font des contorsions à n'en plus finir, et pourtant la loi défend de vendre des liqueurs enivrantes aux Maoris! Ici le maître du bar ne sait résister à la tentation, d'autant plus qu'il vend un schelling le verre de bière coloniale et un schelling le verre à liqueur de vin européen ou colonial.
Les bords du lac sont gracieux, surtout au point où en sort la rivière Waïkato. La pelouse est verte, mais l'herbe ne pousse pas. Le terrain est sablonneux ou volcanique et la contrée sera toujours pauvre. L'agriculture n'y fleurira jamais, et le bétail assez peu; mais la nature donne toujours quelques compensations. Ainsi cette région volcanique pourra quand même prospérer par le concours des malades qui viendront demander la santé aux nombreuses sources minérales.
Le vent continue à souffler, et le lac roule de grandes vagues: il est habituellement en tempête, et les Maoris disent que Taniwha, homme terrible, aux cheveux rouges, qui habite dans la caverne de Motutaïko, est toujours affamé, et met le lac en courroux pour chavirer les canots et dévorer les hommes. Ils refusent même d'approcher d'un certain point plus dangereux, qu'ils appellent le trébuchet de l'homme rouge. Il s'agit probablement là de l'action de quelque volcan sous-marin ou de quelque tourbillon (whirlwind). Le soir, nous avons à table un jeune lord irlandais, accompagné d'un docteur anglais. Ils viennent de traverser la Tasmanie et l'île du sud pour arriver ici. L'Anglais déclare qu'au mois de mai, auquel correspond ici le mois de novembre, il n'a jamais eu plus froid en Angleterre qu'il n'a eu ici sur la route. Il est vrai que tout le monde s'accorde à dire que la saison est retardée cette année, et que ces pluies perpétuelles n'ont pas lieu tous les printemps.[Table des matières]
CHAPITRE XXII
Départ pour Napier. — Un surveyor. — Un repas au désert. — La future ville de Tarewera. — Un Pa à 2,600 pieds. — La boîte aux lettres aux bords des chemins. — Le port et la ville de Napier. — Les missions catholiques. — Un typhon entre Napier et Wellington. — Port Nichelson et la ville de Wellington. — La corde de sauvetage. — Mgr Redwood et les Pères Maristes. — Le Musée. — L'Observatoire. — Le kea et ses méfaits. — Trois jeunes éleveurs français. — La famille en Nouvelle-Zélande. — Les méthodes d'enseignement. — Les œuvres catholiques. — Les Chambres. — L'Athenœum. — L'élection du mayor. — La Wellington meat preserving Cy, et la prochaine concurrence aux éleveurs européens. — Un jeune colon bordelais.
Le 22 novembre, à 5 heures 1/2 du matin, on nous sert le déjeuner. L'heure est un peu matinale pour les œufs et le beefsteack, mais il faut faire provision, car nous ne rencontrerons pas de maisons en route, et nous avons 50 milles à faire. À 6 heures nous sommes en voiture. J'ai toujours pour compagnons de voyage la famille de Tasmanie, la vieille dame de Christchurch et un jeune homme de Wellington. Les deux miss, pour jouir de la vue, occupent le siège à côté du cocher, celui-ci relègue à l'arrière, sur les bagages, le petit aide, enfant de 12 ans; mais, vu la pluie, les passagers se serrent un peu plus et le prennent avec eux dans la voiture.
C'est la Sainte-Cécile, et nous n'avons pour musique que la pluie battante et les sursauts de la voiture dans une route défoncée. Heureusement, les ressorts d'acier sont remplacés par des lanières de cuir, sans quoi la voiture se serait déjà brisée bien des fois.
Nous traversons des plaines et des collines parsemées de pierres ponces que recouvre la fougère ou le titree. La contrée est pauvre et déserte.
Vers midi nous arrivons au coude d'une rivière. Là, le cocher donne l'avoine aux chevaux et nous mangeons nos sandwich. Au bord de la rivière, une tente est occupée par un surveyor (architecte) qui lève les plans de la contrée; le gouvernement se propose d'en vendre les terres aux enchères. Un cavalier qui nous suit lui emprunte un chaudron qu'il suspend au bout d'une branche, allume le feu, tire de son sac le thé et le sucre et nous en offre bientôt une tasse. Il passe ensuite au bout d'un bois un morceau de mouton qu'il grille sur le feu. Une demi-heure lui a suffi pour préparer et consommer son repas, et il repart à cheval. Il parcourt le pays et achète des moutons pour la Freezing sheep Company qui vient de se former à Auckland. Plusieurs milliers sont déjà en route pour Cambridge, près Auckland, d'où ils rejoindront l'usine à congélation.
Après une heure de repos, on attelle, et nous continuons notre route. Le paysage devient bientôt plus riant; aux plaines nues succèdent les collines boisées, et nous ne tardons pas à voir les premières stations de moutons. Plus loin, nous apercevons aussi des vaches et des mules; et peu à peu à la fougère succède la verte pelouse des herbes européennes. Cette herbe est semée en automne sur les cendres de la fougère. Celle-ci repousse durant plusieurs années, mais peu à peu finit par disparaître. Les jeunes pousses d'une certaine qualité sont utilisées par les colons, qui les mangent en guise d'asperge. Au Japon j'avais aussi mangé les pousses du bambou, dont le goût rappelle celui du champignon.
Nous traversons un joli vallon où gronde le bruit de la cascade Runanga, et vers 5 heures 1/2 nous arrivons à la future ville de Tarewera, au bord de la rivière. Je dis future ville, car pour le moment je n'y vois que le bureau de poste et télégraphe et un hôtel. Comme la ville existera tôt ou tard, les lots de terrain à bâtir s'y vendent déjà à 40 livres l'acre.
Le maître de l'hôtel est un Danois, qui a commencé par être militaire dans le pays. Il recevait 9 schellings par jour comme constabulary (militaire) de 1re classe. Cette paye ne lui suffisant pas à élever sa nombreuse famille, il s'est fait aubergiste, et a pu construire et payer sa petite maison. Il emploie en ce moment plusieurs Maoris à divers travaux. Il les dit très rusés (cunning), et ajoute qu'il est bon d'avoir les yeux bien ouverts en traitant avec eux. Après le souper je descends au bord de la rivière, qui coule paisiblement sous l'ombre des pins séculaires. Au salon, je trouve les journaux qui m'apportent les télégrammes d'Europe. Même au milieu de ces montagnes perdues, je sais ce qui s'est passé hier à Londres, à Paris et dans les divers pays des Antipodes.
Le lendemain, matin à 5 heures 1/2, déjeuner; à 6 heures, départ. La nature devient de plus en plus gracieuse. Les collines boisées rappellent certaines parties de la Suisse. Les lacets du chemin ressemblent parfois à ceux du col de Tende; des véroniques énormes et mille autres buissons que nous cultivons dans nos jardins couvrent ici les bords de la route. Je remarque le cabbage-tree (arbre choux) espèce d'énorme youka, et le rapu, que les Anglais appellent flax, et dont les Maoris tirent un chanvre qui sert à les habiller. Les Européens l'utilisent aussi, et on l'exploite en grand pour la fabrication des cordes et de la toile grossière.
Nouvelle-Zélande.—Femme Maori.
À Toranga Kuma, la route atteint 2,600 pieds d'altitude, et la vue est magnifique. Près de là un Pa ou settlement maori a éparpillé ses whares ou petites cabanes entourées de poules et de cochons. Comme l'Européen, le Maori brûle maintenant ses forêts, et sur la cendre il sème le gazon qui nourrira ses chevaux. On voit partout les troncs à demi brûlés, cadavres de ces magnifiques forêts qui auront bientôt disparu.
Nous passons à côté d'une maison de bois perchée sur un pic. Elle servait de fort aux troupes dans la dernière guerre. Les Maoris aussi savaient parfaitement organiser leurs camps retranchés au moyen de nombreuses rangées de palissades d'où ils faisaient feu sans s'exposer. Nous descendons dans une riante vallée, et à une station (nom que l'on donne ici aux fermes des éleveurs), une bonne Danoise quitte une troupe de joyeux bébés et monte en voiture.
Les bébés se multiplient comme les moutons dans ces stations, et rendent moins dur l'isolement des habitants. Plus d'un jeune homme qui a fait ses études à Oxford ou à Cambridge ne dédaigne pas ici la charrue, et passe de longues heures à cheval pour surveiller ses nombreux troupeaux. Le genre de vie est dur, mais éminemment moralisateur. Il donne l'aisance et aboutit à la richesse sans risque pour la vertu.
Un cavalier suit la voiture, et de temps en temps il prend dans une boîte, fixée au bout d'un piquet, un portefeuille en cuir contenant la correspondance du district. La veille, il a lui-même laissé ce portefeuille qui lui est renvoyé avec les réponses. J'avais déjà remarqué des boîtes à lettres au bord du chemin à un arbre de la forêt, et par-ci par-là de grands rouleaux de fils de fer au pied des poteaux télégraphiques: provision pour les réparations. Heureux pays celui où l'on peut confier ainsi sans danger le bien public à la bonne foi publique!
Après avoir passé la rivière Moka sur un long pont de bois, à côté d'une jolie cascade, nous gravissons une colline, du sommet de laquelle nous apercevons au loin l'immense plaine azurée de l'Océan. Un peu plus loin, nous arrivons à une pauvre cabane où l'on nous sert du thé et un peu de porc pour notre lunch. Cette mesquine demeure est tapissée des illustrations des temps modernes, y compris Gambetta. Le propriétaire, éleveur de chevaux, a payé la terre 30 schellings l'acre.
La voiture atteint bientôt le lit d'une rivière, et le suit pendant longtemps, traversant cinquante-deux fois le courant d'eau aux nombreux détours. Enfin, nous aboutissons à la plaine parsemée de petites cabanes entourées de jardins. À 5 heures, nous passons sur un long pont de bois, jeté sur la baie ou port de Napier, et traversons une colline pour aboutir à la ville au bord de la mer.
Napier est une charmante petite ville de 5 à 6,000 habitants. Elle est divisée en 3 sections: le port pour les navires, la ville basse sur une langue de terre entre la mer et une lagune; là, sont les magasins, les hôtels, les comptoirs et les banques; la ville en colline, où demeure la population aisée, est parsemée de grands et de petits pavillons en bois. Ils sont entourés de jardins où s'épanouissent les roses et toutes les fleurs de nos jardins d'Europe. Je remarque aussi la vigne, le poirier, le pommier, et en général tous nos arbres fruitiers. L'église catholique est desservie par le Père Reynier, mariste, depuis 34 ans dans le pays. Il est resté 9 ans à Rotorua avec les Maoris. Le Père Forest, un des fondateurs de la congrégation des Maristes, venu ici des premiers, il y a 42 ans, est au lit, et le médecin interdit les visites. Il y a 1,600 catholiques à Napier; les écoles sont tenues par des Sœurs et par des Frères. Des collines on jouit d'une vue splendide. À 2 heures, par une forte pluie, je monte sur le petit vapeur qui nous conduit au Ringarooma stationnant au large.
À 3 heures nous prenons la pleine mer. Elle est en courroux. Le Southern Cross, autre steamer plus petit, a mis deux jours à tourner le cap East. Le Ringarooma, plus important (1,096 tonnes) a été plus heureux; mais vers le soir, un terrible typhon arrive du sud, et nous saisit de face. Le navire, constamment couvert par les vagues, semble naviguer entre deux eaux, la nuit est affreuse, je me demande à tout instant si le navire ne va pas s'en aller en miettes par la violence des lames.
Nous devions arriver à Wellington le lendemain matin. C'est à peine si nous pouvons y aborder à 6 heures du soir. Toutefois, le navire a été obligé d'interrompre son voyage. Au lieu de suivre sur Hobart et Melbourne, il s'en va au dock réparer ses voies d'eau. Il a été plus heureux que le Triumph, navire de 3,000 tonnes, appartenant à la Show Savill and Albion Cy, qui vient d'échouer au pied du phare à l'île Tiritiri, non loin d'Auckland; et que le Tasman qui a coulé avant-hier à pic, près du Cap Pilar en Tasmanie. Dans les deux naufrages, aucun passager ni aucun matelot n'a péri.
À peine descendu à terre, je rends visite à Mgr Redwood qui m'accueille paternellement. À l'Occidental Hotel, grande construction en bois, on me donne une chambre au 2e étage. Je vois avec étonnement dans le couloir une longue corde à nœuds à côté de chaque porte, et j'en demande la destination. C'est, me dit-on, pour qu'en cas d'incendie vous puissiez vous sauver par la fenêtre.—Quoique peu fort en gymnastique, je pourrai encore avec une corde descendre deux étages par la fenêtre; mais les dames?—Si le malheur arrivait, ajoute-t-on, elles ne seraient pas plus embarrassées que vous.
Wellington, capitale de la Nouvelle-Zélande, s'étend gracieusement sur les bords de la vaste baie appelée Port Nicholson. Peuplée d'environ 22,000 habitants, elle est bâtie sur collines. Pour la partie réservée aux affaires on a empiété, et on empiète toutes les fois qu'on en a besoin, sur la baie, au moyen de jetées et de remplissages.
Wellington est aussi chef-lieu de la province Nord de l'île du Nord.
Mgr Redwood me présente au Père Yardin, un des plus anciens Pères maristes de la mission. Ce bon Père veut bien me conduire au Musée et me présenter au directeur, le Dr Hector, bien connu dans le monde savant. Il centralise, par le télégraphe, les données du réseau des Observatoires de Nouvelle-Zélande, Tasmanie et Australie, et les communique à la presse. Il fait passer sous mes yeux les divers bulletins qui sont comme l'histoire du temps dans ces colonies. Ils servent à prévoir presque à coup sûr les tempêtes. Les bulletins du dimanche font régulièrement défaut; c'est le jour que le Seigneur s'est réservé, me dit-il, et tout travail doit s'arrêter ce jour-là. On ne marchande pas avec le Souverain Maître. Au musée je remarque de belles gravures maoris sur bois et une quantité d'instruments de l'âge de pierre. Ils sont identiques à ceux que j'ai vus dans les musées de Suède et de Norwège. Parmi les oiseaux indigènes, je vois le huia, gros merle noir avec le bout de la queue blanche, il parle comme le perroquet; le kiw ou apteria mantelli, sans queue, avec le bec long et fin et manteau poilu; le kakapo [stringops habroptilus], perroquet vert de la forme et de la grosseur d'une poule, et le kea, autre sorte de gros perroquet à bec crochu. Il est devenu le fléau des éleveurs. Il était herbivore; mais, depuis l'introduction du mouton, il a pris goût à sa chair, et spécialement au gras des rognons; il plante ses griffes dans la laine du mouton et fait son repas pendant que sa victime saute à droite et à gauche en bêlant, et finit par succomber à une mort lente.
Le Père Yardin me parle de trois jeunes compatriotes venus ici du centre de la France. Ils ont apporté 250,000 fr., qu'ils ont placés à la Banque, et se sont engagés comme bergers. Lorsque après quelques mois, ils ont bien connu le métier d'éleveurs, il ont loué une petite ferme, puis ils l'ont achetée. Ils ont loué de vastes terrains à côté, et viennent de les acheter. Depuis cinq ans à peine dans le pays, ils possèdent déjà plus de 8,000 acres de bonne terre avec des milliers de moutons, chevaux et bétail. Ce fait prouve que le Français, s'il le veut, peut réussir comme l'Anglais; mais à la condition que, comme l'Anglais, il reçoive dans la famille une éducation assez forte, pour qu'à vingt ans on puisse sans danger lui mettre 250,000 fr. dans les mains, et avec la presque certitude de les voir décupler en dix ans.
Le Père Yardin, qui a beaucoup approché et beaucoup connu les colons de la Nouvelle-Zélande, en fait le plus grand éloge. Les familles, soit catholiques, soit protestantes, sont bien unies: les frères aiment les sœurs et celles-ci se disputent le dernier bébé pour l'amuser. Le père trouve dans ses nombreux enfants des aides pour faire prospérer de nombreuses fermes. Il établit ses garçons en leur donnant soit une ferme, soit une somme qui leur permettra de se créer une situation dans l'industrie. Les emplois administratifs, quoique rétribués à 400 ou 500 fr. par mois, sont considérés comme n'aboutissant à rien.
Après la mort du père, le fils aîné prend son lieu et place; la mère et les sœurs lui obéissent comme au chef de famille. Les sœurs, même les aînées, le consultent pour le mariage. Le choix de l'épouse se fait non pour la dot, car il n'y a pas de dot ici, mais pour les qualités et la sympathie. C'est là la première garantie du bonheur dans les ménages. Les époux suivent la loi de la nature, et n'ont pas peur que le pain manque jamais à leurs nombreux enfants, mais ils ne craignent pas de leur inculquer de bonne heure l'amour du devoir, l'esprit du travail, et de leur en donner l'exemple.
Wellington.—Collège des PP. Maristes.
Le Père Yardin me montre la Bible traduite en maori par les ministres protestants. Au jugement de la Sœur Joseph, la plus savante en langue maori, c'est un travail colossal et d'une exécution parfaite. Les ministres protestants sont venus ici bien avant les missionnaires catholiques, et le Père me dit qu'un grand nombre d'entre eux ont bien souffert et beaucoup travaillé.
Le Père Le Menant des Chesnais m'avait invité à déjeuner à la paroisse Sainte-Marie. Le Père Yardin veut bien m'y accompagner. Le Père Le Menant a réuni un petit musée et une bibliothèque qu'il destine au Collège que les Maristes vont construire à Wellington. Comme je sais qu'ils ne se recrutent pas assez pour suffire à tous les besoins, je lui demande s'ils auront assez de professeurs. Il me dit qu'avec le système anglais ils peuvent obtenir un bon résultat avec moitié moins de personnel. Dans les sciences, on donne peu de temps à la théorie et beaucoup à la pratique dans les laboratoires. Le latin est enseigné en trois ans, comme on enseigne les autres langues vivantes au moyen de manuels de conversation. Par les tableaux on apprend, autant et plus vite, par les yeux. Il serait désirable que nos Comités d'instruction primaire et secondaire envoient des personnes compétentes, sérieuses, peu amies de la routine, examiner les meilleurs tableaux en usage en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, pour en faire profiter nos écoles libres. Ce travail serait plus utile que l'impression de nombreux volumes de controverse.
Aux États-Unis, j'avais remarqué les albums de géographie qui, en quelques semaines, au moyen des yeux, peuvent apprendre aux enfants ce qu'il nous faut des années pour leur faire entrer dans la tête.
Le Père Le Menant est de son temps; il s'est mis à l'œuvre, a étudié la géologie, la chimie et autres sciences modernes, au nom desquelles on prétend attaquer la vérité. Il fait des lectures ou conférences publiques fort goûtées des protestants et des catholiques. Sa dernière conférence à Auckland avait été présidée par le Maire, un protestant, qui applaudit à tous les arguments par lesquels il démolissait les doctrines des matérialistes et des libres-penseurs; mais il fit des réserves sur l'observation du conférencier, que les défaillances des catholiques ne prouvent rien contre la vérité du catholicisme. Une religion sérieuse, dit-il, doit pouvoir se faire observer. Ainsi, me disait le Père, quoique persuadés souvent de la fausseté de leur doctrine, les protestants sont toujours arrêtés par le trop grand nombre de catholiques qui observent le décalogue moins bien qu'eux.
Le Père Yardin me conduit chez les frères Maristes de la doctrine chrétienne. Le directeur est lyonnais; il me dit qu'on ne lui demande pas s'il est étranger ou s'il a le diplôme pour enseigner. Tout ce qu'on lui demande chaque année, c'est le nombre d'élèves qui fréquentent son école. Il y a 3,000 catholiques à Wellington et les Frères instruisent 250 enfants. Les Sœurs irlandaises, à côté, ont autant d'élèves.
De la plate-forme de l'école, nous voyons au loin, à Té Haro, sur la colline, l'hôpital des fous, l'hôpital civil et une prison en construction. Les prisonniers sont employés à charrier et à empiler eux-mêmes les briques pour construire leur cage. C'est sage et économique. Le soir, j'assiste à une conférence de Saint-Vincent de Paul. Il n'y a pas de pauvres à secourir dans ce pays; le gouvernement les empêche de débarquer, et ceux qui tombent malades sont toujours secourus à domicile par le gouvernement ou reçus sans formalité dans les hôpitaux; il ne reste à nos confrères qu'à faire face aux besoins imprévus de quelque passant ou de quelque pauvre honteux.
M. Knorpp, ingénieur des chemins de fer, me remet une lettre pour M. Smith, chef du matériel roulant du railway à Christchurch, et une autre pour M. Maxwell, directeur général des chemins de fer. M. Knorpp a vu à Nice la culture de l'olivier et m'apprend qu'on vient de l'introduire à Auckland avec l'oranger, comme on a introduit la vigne à Napier. Les colons ont aussi importé des abeilles de Naples et elles se sont beaucoup multipliées. Un Italien essaie en ce moment avec succès la culture des vers à soie. Ils ne s'endorment pas, les colons de la Nouvelle-Zélande.
La Chambre des députés est éclairée à l'électricité; les tribunes et l'ensemble est, en petit, ce qu'est la Chambre des Communes à Londres. Je peux en dire autant de la Salle du Sénat à côté; mais ici, pas d'illumination; les sénateurs se réunissent de jour et les députés qui le veulent peuvent assister à leurs séances. Comme à Londres, je remarque le buffet et le cellier et une magnifique bibliothèque. Au rayon des livres français, je vois: Voltaire, Victor Hugo, Diderot et la collection de nos auteurs révolutionnaires. Rien d'étonnant à ce que les Néo-Zélandais aient mauvaise opinion de nous. Je désigne au bibliothécaire les ouvrages de Frédéric Le Play; il en prend note pour les demander aussitôt.
À l'Athenœum, j'assiste à l'élection du Mayor(maire). Elle a lieu chaque année: Est électeur tout householder, chef de maison, y compris la veuve. Tout se passe dans le plus grand ordre. Le maire reçoit 300 l. stg. d'appointements.
Nous parcourons de nombreuses salles de lecture; les unes sont pour les abonnés, qui paient une guinée par an, les autres gratuites; les unes pour les messieurs, les autres pour les dames. Une bibliothèque gratuite prête les livres à domicile pour une semaine. Les journaux et revues de tous les pays sont à la disposition du public. Il y a même une salle pour les jeux d'échecs, où le silence est de rigueur.
M. Burnes me conduit à la visite de Wellington meat preserving Cy et le manager ou directeur, M. Wright, son ami, a la bonté de me faire parcourir l'usine en m'expliquant tous les détails. Une machine de 60 chevaux à 3 chaudières comprime l'air froid dans 5 chambres contenant chacune 300 moutons. Ces bêtes sont réunies et tuées à un village voisin. Le train les emmène à côté de l'établissement, et ils passent du wagon aux crochets des chambres réfrigérantes. L'air comprimé se répand pour rétablir l'équilibre, et l'évaporation qui en résulte produit le froid, qui descend à plusieurs degrés sous le zéro. Ce système est bien plus simple et plus économique que celui du refroidissement par l'évaporation de l'éther: l'éther ou tout autre produit chimique coûte, tandis que l'air ne coûte rien. Après 24 heures de séjour dans les salles, les moutons sont complètement gelés, et on les met à part jusqu'à l'arrivée du navire qui les doit recevoir. Dans le navire, on maintient la congélation par le même procédé, et la machine qui fait marcher l'hélice sert aussi à comprimer l'air. À Londres, les moutons sont maintenus en congélation toujours par l'air comprimé, et envoyés au marché au fur et à mesure des besoins. Le coût de la congélation et du fret est de 4 pence la livre, et le prix de vente à Londres, jusqu'à présent, est de 6 pence (0,60) la livre ou 1 fr. 20 le kilog. Il ne reste donc que 2 pence ou 0 fr. 20 la livre, pour le prix de la viande, que retire l'éleveur, mais, comme le prix courant du mouton à Londres est de 2 fr. 50, et qu'on sait parfaitement que le boucher vend à ce prix le mouton de la Nouvelle-Zélande qu'il fait passer pour mouton anglais, les Compagnies se proposent, si l'abus continue, d'établir elles-mêmes des magasins de détail dans les principales villes du Royaume-Uni et d'Europe afin de réaliser pour l'éleveur le bénéfice énorme que le boucher prend pour lui-même. La Compagnie n'a que 3 mois de date: elle n'achète pas les moutons; ils sont gelés, transportés et vendus pour compte des éleveurs. Elle espère congeler 5 à 6,000 moutons par mois, soit de 60 à 80,000 l'an. Une autre Compagnie à Auckland, une à Dunedin, une à Oomaru et une à Bluff en font autant, et plusieurs autres sont en formation aussi bien ici qu'en Australie. La Nouvelle-Zélande possède 13,000,000 de moutons, dont 8,000,000 sont tous les ans passés au chaudron pour suif, faute de débouchés. Elle pourra donc facilement exporter quelques millions de moutons par an, et ils sont aussi bons que ceux d'Angleterre. L'Australie possède 70,000,000 de moutons et pourra en exporter aussi un grand nombre, menaçant l'éleveur européen. Les truites et saumons importés de Californie se sont aussi rapidement multipliés. On pourra les congeler et les exporter. Les lapins, les lièvres et les faisans pourront être exportés en boîtes.
Dans la République Argentine, j'avais vu ces mêmes Anglais entreprenants commencer leurs opérations sur le même pied. On peut donc croire qu'à bref délai l'Europe verra, pour la viande, la même révolution qui a eu lieu pour les grains.
Nos cultivateurs n'ont pu soutenir la concurrence américaine pour les blés, et ont transformé leurs champs en prairies, où paissent les moutons et les bœufs; mais bientôt le mouton et le bœuf d'Amérique et de l'Océanie feront baisser considérablement le prix de la viande, et les tarifs protecteurs, odieux au peuple lorsqu'ils touchent aux objets d'alimentation, seront impuissants à conjurer le fait.
Que reste-t-il donc à faire au propriétaire et au cultivateur français? Il n'a qu'à suivre le courant. La rapidité des voies de communication et les découvertes journalières font que le champ d'action n'est plus la petite France ou la petite Europe, mais le monde entier. Le Français, s'il veut être de son temps, doit semer le blé en Amérique et élever le mouton en Australie, où les terres sont encore entre 25 et 100 fr. l'hectare. Plus tard, il les paiera plus cher, car les prix tendent inévitablement à s'équilibrer. Si un jour il dispose du Tonkin et de Madagascar il devra en faire autre chose que d'y tenir quelques marins et soldats. Or, pour cela il est indispensable de revenir à la famille stable et de rétablir l'autorité paternelle par une plus grande liberté testamentaire, comme chez les peuples prospères. Le père de famille ne craindra pas les nombreux rejetons, lorsqu'il saura qu'il peut assurer le foyer à l'un d'eux qui perpétuera son nom, et que les autres se répandront dans le monde entier. Toutefois, en rétablissant le père de famille dans sa dignité et dans son droit naturel, il sera indispensable de le fortifier dans le sentiment du devoir par la lecture des Livres saints; car il aura une plus forte responsabilité.
Avant de quitter Wellington, je rends visite à M. Cheymol, un des rares Français en Nouvelle-Zélande. Ce jeune Bordelais voulait de bonne heure se rendre aux colonies, mais tous ses efforts pour obtenir des renseignements sérieux en France furent vains. Il lisait les bulletins de la Propagation de la Foi et il eut la pensée de s'adresser au Père Forest en Nouvelle-Zélande. Celui-ci lui répondit: Si le travail ne vous fait pas peur, et si la vertu est votre compagne, vous ferez fortune. Il vint, importa les vins français et fit bientôt fortune; mais un navire qu'il avait fait venir de Bordeaux arriva au moment de la faillite de la Banque de Glascow, et à la suite de la crise financière sa fortune s'est trouvée compromise. Il est en train de la rétablir. Sans ce contretemps, il aurait réussi à détourner en faveur de Bordeaux l'importation des vins français qui se fait en grande partie par Londres.
À 6 heures, je monte sur le Wanaka, petit vapeur de 500 tonnes qui doit me conduire à Littletown. Le pavillon est en berne, le directeur de la Compagnie vient de mourir à Dunedin. Cette Compagnie, appelée Union steamship Company of New Zealand, possède une trentaine de bateaux à vapeur de 100 à 2,000 tonnes. Elle fait le service des côtes et le service intercolonial entre la Nouvelle-Zélande, la Tasmanie, l'Australie et les îles Fiji.[Table des matières]
CHAPITRE XXIII
Départ de Wellington. — Les projets de confédération. — Littletown. — L'assurance par l'État. — Christchurch. — La loi morale. — Les écoles. — Les Sœurs du Sacré-Cœur de Lyon. — Le Musée. — Le Canterbury-College. — L'enseignement laïcisé. — Le Jardin public. — La ferme-école à Lincoln. — Saint André et les Écossais. — Akaroa et la colonie française. — Route vers Dunedin et la plaine de Canterbury. — Timaru. — Oomarti. — Palmerstown. — La baie de Vaïtati. — Port-Chalmers. — Dunedin. — La ville. — Le Musée. — Les écoles catholiques. — Départ pour Lawrence.
Je parcours encore une fois la vaste baie ou Port Nicholson, et bientôt nous sommes en pleine mer. Elle est calme, ce qui est fort rare sur ces côtes; et j'en profite pour lire les nombreux journaux de la colonie. Ils s'occupent tous de la conférence qui se réunit en ce moment à Sydney. Elle est composée des représentants des cinq colonies d'Australie: Victoria, Nouvelle-Galle du Sud, Australie du Sud, Australie de l'Est et Queensland, de ceux de Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande et des îles Fiji. Le but de la Conférence est de s'entendre sur les moyens de réaliser une confédération entre les colonies, et de procéder à l'annexion de la Nouvelle-Guinée, des Nouvelles-Hébrides, des îles Loyalty, de l'archipel des Amis, et en général de toutes les îles océaniennes encore inoccupées. Ils veulent ainsi empêcher que la France ne prenne possession des Nouvelles-Hébrides pour y emmener ses récidivistes. Or, ceci est plutôt un prétexte, et le véritable but des colons est d'assurer à leurs enfants et petits-enfants ces vastes possessions, où ils pourront se répandre et se multiplier à loisir. Ils disent que pour peu la Nouvelle-Zélande a failli être française et qu'il faut aviser à temps pour que ce qui est arrivé à la Nouvelle-Calédonie ne se reproduise pas pour d'autres îles océaniennes. Je ne vois rien dans leurs raisonnements qui indique l'orgueil ou la vantardise; ils considèrent même la grande responsabilité que les annexions projetées feront peser sur eux; mais ils ajoutent: Quoi de plus grand et de plus noble que de prendre possession de ces immenses terres où ne végètent que quelque sauvages, pour y établir un peuple nombreux et chrétien qui servira le Créateur?—La gloire de Dieu, le bien des peuples; nobles pensées qui devraient toujours être le mobile des nations et de ceux qui les gouvernent! Pourquoi n'en ferions-nous pas autant?
Le 29 décembre au matin, nous apercevons à notre droite une rangée de montagnes aux cimes neigeuses: ce sont les Alpes de l'île du Sud. Partout où la nature a formé un port, les Anglais placent une ville.
Littletown, port de Christchurch, se développe gracieusement sur les collines qui entourent la baie. Ses rues sont larges de 20 mètres. Sa population n'est encore que de 2 à 3,000 âmes, mais elle augmente rapidement. On voit au loin les cabanes des éleveurs; partout la fougère a été remplacée par les ray-grass.
À la gare, je vois affichés les plans et conditions de nombreux lots de terrains que le gouvernement met aux enchères. Pour les terres de pâture, la mise à prix est environ de 1 livre (25 fr.) l'acre. Pour les lots urbains, le prix varie de 2 à 40 l. stg. l'acre. Je lis aussi à la gare les tableaux indiquant les conditions de l'assurance sur la vie. Le gouvernement assure à meilleur marché que toutes les autres compagnies. Ainsi pour assurer 500 l. stg. à la mort, les compagnies australiennes font payer une annuité de 10 à 13 schellings à l'individu âgé de 25 ans, et 22 l. stg. 09 sch. à celui qui en a 50. Le gouvernement néo-zélandais les assure moyennant une prime de 8 l. stg. 18 sch. et 20 l. stg.
Pour assurer 1,000 l. stg., soit 25,000 fr. à la mort, les compagnies australiennes font payer une annuité de 21 l. stg. 6 sch. à 25 ans et de 44 l. stg. 16 sch. à 50 ans, et le gouvernement, 17 l. stg. 17 sch. et 40 l. stg. 15 sch.
Ainsi, un individu qui, âgé de 25 ans, paie au gouvernement 5 deniers, soit 50 cent, par jour, et 1 sch. 1 pen. 1/4, soit 1 fr. 32 cent, par jour s'il a 50 ans, et ainsi en proportion entre ces deux âges; à sa mort, ses héritiers reçoivent 500 l. stg., soit 12,500 fr.
Le gouvernement garantit le paiement sur ses revenus, partage le bénéfice entier entre les assurés et leur prête à 7% jusqu'à concurrence de 90 % de la valeur de leur police. Les colons ont bientôt compris les avantages de cette combinaison, et les sommes assurées s'élèvent déjà à plus de 6,000,000 de l. stg., soit 150,000,000 de francs. Le revenu annuel est de 140,000 l. stg. et le fond de réserve, de 410,000 l. stg. Le boni distribué aux assurés pour les premiers cinq ans dépasse 12,000 l. stg., soit 300,000 fr. À toutes les gares, à tous les bureaux de poste, le colon peut s'assurer, et par une économie journalière, laisser à sa veuve et à ses enfants de quoi commencer l'industrie ou la ferme qui leur permettra de vivre dans la paix et l'abondance.
À midi 1/2, je pars pour Christchurch. On retrouve avec bonheur les chemins de fer lorsqu'on a voyagé de longues journées entassé dans les diligences, et qu'on quitte les petits bateaux des côtes orageuses.
Le train traverse un tunnel et entre dans les magnifiques plaines de Canterbury. Ce sont des terres d'alluvion que les colons ont drainées; elles rapportent de 20 à 80 pour 1 dans le blé, et donnent de 16 à 20 tonnes de pommes de terre par acre. Aussi ces terres de choix, qui n'ont coûté que quelques schellings, il y a peu d'années, sont vendues actuellement jusqu'à 50 l. stg. l'acre.
La terre est divisée en paddock, où paissent les vaches et les moutons. Ceux-ci semblent perdus dans l'herbe haute; aussi s'engraissent-ils rapidement. Lorsqu'un paddock est dévoré, on passe les animaux dans le paddock voisin, et l'herbe repousse bien vite au premier. Je puis comparer ces plaines fertiles à nos plaines arrosées par le Var.
Warika station.—Canterbury.—Lieu où l'on réunit les moutons pour les laver et les tondre.
Vingt-cinq minutes après mon départ, je suis à Christchurch. C'est la capitale de la province de Canterbury, partie nord de l'île Sud. Elle se développe dans la plaine en larges rues de 20 mètres. J'y vois les cabs à deux roues de Londres, les tramways à chevaux, les tramways à vapeur, de magnifiques constructions en pierre ou en ciment et beaucoup d'églises. Cette ville a été fondée par des colons, qui se proposaient d'y conserver dans sa pureté l'Église anglicane, mais bien d'autres communions sont venues ensuite, et chacune a son église. Quelle que soit la forme de son culte et le détail de ses croyances, l'Anglais met toujours Dieu avant tout. Ici comme dans les autres villes, je trouve la Freethought-hall, salle des libres-penseurs; les loges maçonniques à côté des salles de la Salvation Army (armée du salut), mais aucune association ne prend le caractère athée et personne ne trouve mauvais qu'on punisse ceux qui violent la loi de Dieu. Tous les jours les Cours condamnent à l'amende et à la prison les ivrognes, les blasphémateurs, ceux qui tiennent en public des mauvais propos, ou qui violent le repos du dimanche. Une femme traduite à la barre pour avoir prononcé des jurons chez elle dans une dispute avec son mari, protestait que son domicile était inviolable et que personne n'avait le droit de s'ingérer dans ce qu'elle y faisait ou disait. Elle fut néanmoins condamnée à 20 sch. d'amende, ou à défaut à 7 jours de prison, parce que ses jurons avaient été entendus de la rue. Tous les journaux enregistrent journellement ces faits sans qu'aucun d'eux pense à taxer les juges d'intolérance; ils trouvent tout naturel que la justice punisse comme ennemis publics tous ceux qui cherchent à introduire la démoralisation dans la communauté.
M. Smith, directeur du matériel du chemin de fer, me confie à un de ses amis, M. Gresson, pour me faire visiter une station d'éleveurs. M. Maxwell, directeur général des chemins de fer, a la bonté de mettre à ma disposition un billet gratuit de 1re classe pour tous les chemins de fer, durant le temps de mon séjour en Nouvelle-Zélande. On ne saurait mieux accueillir l'étranger qui vient étudier le pays. Merci à ces messieurs.
Le Père Ginety, mariste irlandais, me fait visiter ses écoles. Il a confié celle des garçons à 3 institutrices et à 2 instituteurs laïques. Il s'en trouve bien. Il est d'avis que la femme réussit mieux que l'homme auprès des garçons au-dessous de 12 ans. J'avais constaté le même fait en Pologne et au Brésil, où les Sœurs de Charité ont aussi des écoles et des orphelinats de garçons. Trois cents élèves sont inscrits. Plusieurs ont de nombreux milles à faire pour arriver de la campagne; ils ont 2 heures 1/2 de classe le matin et autant le soir. Au premier cours, on enseigne le dessein et le français.
Au couvent du Sacré-Cœur (congrégation de Lyon) la supérieure me fait visiter le vaste établissement. Il vient à peine d'être achevé et a coûté 250,000 francs. Les Sœurs ont une cinquantaine d'externes payantes, autant de pensionnaires et 200 gratuites. On leur confie beaucoup d'élèves protestantes et juives. Elles jouissent de l'estime publique de toutes les communions, et la supérieure à son tour fait le plus grand éloge de la droiture des protestants de ce pays. L'internat est l'exception; les parents ne se séparent des enfants que lorsqu'ils habitent, au loin, la campagne. Lorsqu'ils ne sont qu'à quelques milles, ils préfèrent les envoyer à l'école le matin pour revenir le soir. Les élèves apprennent la langue anglaise, le français, le latin, l'histoire, la géographie, la musique, le dessin, la broderie et la couture. Les Sœurs sont obligées de faire apprendre le latin, dans leur noviciat de Lyon, aux sujets destinés à la Nouvelle-Zélande, car l'instruction est considérée ici comme incomplète sans les premiers éléments de cette langue morte. Du haut de l'établissement, on jouit d'une vue superbe sur les Alpes, constamment blanches de neige. L'eau dessert toutes les parties de la maison. Elle provient d'un puits artésien et monte sous les toits par le simple jeu d'une pression atmosphérique, causée par l'eau même pressée sous une petite cloche en fer. Les élèves ici, comme dans tous les pays anglais, ont l'habitude du bain ou douche journalière.
Je vois quelques beaux tableaux exécutés par les élèves. Le vaste jardin de l'établissement est divisé en trois parties, une grande prairie centrale pour les vaches; aux bords un verger et un potager; puis une allée tout autour, plantée d'arbres d'agrément.
Le musée est le plus complet de la Nouvelle-Zélande. Dans de vastes et nombreuses salles sont rangés les divers sujets du règne animal, du règne végétal et du règne minéral, et les principaux produits de tous les pays. Parmi les bois indigènes, on voit d'énormes planches de pins rouges, de pins blancs, de pins noirs, le totora, le black birch (fagus fusca) d'un beau rouge qui sert à faire des meubles et aux Maoris pour creuser leurs canots. On remarque les collections des cotons, des laines, des soies; des modèles de bassins de radoub, des machines employées dans les mines, et tout ce qui, en ce genre, peut faciliter l'instruction du public. La collection des objets indiens des îles Fiji, des îles Samoa et des Maori est aussi bien remarquable. Dans une salle on a réuni la copie des meilleures statues grecques et romaines, mais la pièce la plus curieuse est un moa monstre, deux fois plus grand qu'un homme. On sait que cet immense oiseau était naturel de ces îles, et que les indigènes l'ont détruit pour s'en nourrir.
Le directeur du Canterbury-College me fait parcourir l'établissement: 5 grandes classes ont leurs bancs en amphithéâtre et une salle, vaste comme une église, sert à la collation des grades. Les élèves aussi bien que les professeurs sont en costume: toge noire et toque, et aussi bien les élèves masculins que féminins, car bien des jeunes filles prennent ici leurs grades (importation américaine!)
Squelette de Moa et de Maori.
Les frais des écoles sont considérables; un simple maître élémentaire reçoit de 3 à 5,000 francs par an; mais les ressources sont prises sur les terres réservées pour cet objet. Dans tout établissement nouveau, le gouvernement retient une partie de terres qu'il loue et en affecte les revenus aux écoles. Ces terres s'améliorent et donnent avec le temps un plus fort revenu à mesure que la population augmente. On a débattu longuement et fortement dans ces colonies la question de savoir s'il fallait ou non enseigner la religion dans les écoles: tout le monde était d'accord sur l'indispensable nécessité de la religion; mais quelle croyance enseigner au milieu de l'infinie variété de doctrines dans les communions protestantes? On s'est donc abstenu, laissant le soin de cet enseignement à la famille et aux divers clergés. Bien des protestants déplorent cette décision, et pour en conjurer les effets ils multiplient les sunday's schools (écoles dominicales). Les catholiques se sont empressés d'établir, pour leurs enfants et à leurs frais, des écoles où la religion est enseignée, mais ils se plaignent de ce que, obligés de contribuer à l'enseignement public et de payer leurs propres écoles, ils paient deux fois. Le même fait se reproduit dans l'Amérique du Nord.
Le soleil est radieux, j'en profite pour parcourir le vaste et beau jardin public. Les pervenches, les roses, les mimosas sont en fleurs et parfument l'atmosphère. Une rivière entoure le jardin, et les membres du Rowing-club s'y exercent à ramer. Sous les bouquets de pins et d'eucalyptus, les oiseaux gazouillent leurs amours; il est beau le printemps! parmi les fleurs et les fruits les plus beaux sont les troupes de bébés qui courent et se roulent sur la verte pelouse. Plus loin, les grands garçons font la traditionnelle partie de criket.
Les boutiques ouvrent à 9 heures et ferment à 6; il reste donc assez de temps pour les jouissances de la famille.
Le directeur du Canterbury-College m'avait remis une lettre pour le directeur de la ferme-école ou école d'agriculture. Elle est située à 12 milles, à Lincoln. Le chemin de fer m'y mène en 1 heure. Un vaste et superbe édifice gothique reçoit 5 professeurs et leurs familles et loge une quarantaine d'élèves. Ceux-ci paient 1,000 fr. de pension par an, et travaillent eux-mêmes la ferme; 241 acres sont occupées par les blés, avoines, orges, maïs et autres sortes de grains, et 400 acres reçoivent les nombreuses variétés d'herbes et de racines. On élève de 12 à 1,500 brebis et moutons de toute race; une centaine de vaches et gros, bétail dans leurs variétés, une centaine de porcs et 14 chevaux de labour.
Les élèves apprennent les mathématiques, la chimie, la physique, la biologie, la géologie, et l'art vétérinaire. Ils traient les vaches, préparent le beurre et le fromage, labourent, sèment, récoltent. Les plus travailleurs reçoivent une indemnité; le cours est de 3 ans. On donne peu à la théorie, beaucoup à la pratique. Voici comment sont réparties les heures de travail durant la semaine: agriculture, leçons 2 heures; travail manuel dans la ferme et au laitage, 17 heures; chimie, leçons 2 heures, laboratoire 3 heures 1/2; sciences naturelles, leçons 2 heures, laboratoire 1 heure 1/2; mathématiques, leçons 4 heures; science vétérinaire, 1 heure; horticulture, 2 heures 1/2; maréchalerie et serrurerie, 1 heure; charpenterie et menuiserie, 1 heure 1/2; examens, 2 heures; total 40 heures de travail par semaine outre les heures d'étude. Durant la 2e et 3e année, les élèves ont 2 heures par semaine pour les levés des plans, et 1 heure pour la tenue des livres. Ils ont chacun leur chambre à coucher, et une autre chambre à deux pour l'étude; le bain est quotidien. Les élèves ferrent les chevaux et réparent les charrues; ils composent et essaient les fumiers, tondent les moutons. Passant ainsi de la théorie à la pratique, ils ne peuvent devenir que d'excellents fermiers, tels qu'il les faut dans ces pays. Ici, en effet, la main-d'œuvre est chère et il faut que le maître ne craigne pas d'employer ses bras.
La moitié des terres est encore inoccupée; celui qui arrive avec un capital de 50 à 100,000 fr. peut bientôt le décupler, mais à la condition de travailler non seulement de sa tête, mais aussi de ses mains.
Avec le directeur je parcours la maison, les musées, les laboratoires; je vois la collection des machines à chevaux et à vapeur, et les celliers où l'on prépare le beurre et le fromage au moyen de machines américaines. Le lait est tenu sous l'eau dans des vases en fer-blanc pour en extraire la crème. Le colon dans ces pays jeunes n'a pas de préférence, pas de routine; il prend les derniers perfectionnements où il les trouve, aussi bien en Amérique qu'en France, en Allemagne et ailleurs. Les journaux et revues le tiennent au courant des découvertes, et il se hâte toujours, d'en profiter. Les potagers, les vergers, quoique récents, sont magnifiques; la ferme ne date que de 5 ans, et a déjà atteint un degré élevé de perfectionnement.
Quand je rentre, le soleil éclaire de ses derniers rayons les blanches cimes des Alpes. À l'hôtel, on me fait dîner dans une chambre à part; la salle à manger est occupée par 65 convives, membres de la société écossaise, qui fêtent saint André leur patron. Un grand highlander en costume national joue de l'outre et appelle les convives; les mets sont nationaux et rappellent la mère patrie; la société ne date que de 2 ans et compte déjà 200 membres. À la fin du repas on porte un toast à la reine, un à la mère patrie, un aux dames et amis absents, etc.; la gaieté est générale et de bon ton. Un orateur conclut son speech en disant: Si Dieu nous a bénis et si nous avons prospéré, c'est que nous avons appris à garder le 7e jour, à respecter les Livres saints, et aussi (c'est avec regret que je le nomme) parce que nous savions par cœur notre petit catéchisme. Une triple salve d'applaudissements prouve que c'était bien là la pensée de tous les convives.
Les chansons nationales se prolongent jusqu'à 11 heures, puis chacun rentre chez soi.
Nouvelle-Zélande.—Akaroa, ancienne colonie française.
J'aurais voulu me rendre à Akaroa, visiter l'ancienne colonie française; elle n'est qu'à une journée de Christchurch; mais les bateaux n'y vont que 3 fois par semaine; je dus donc y renoncer. C'est en 1840 que le capitaine Langlois abordait ici avec un vieux baleinier, le Comte-de-Paris, nolisé par la compagnie Nanto-Bordelaise. Il venait pour prendre possession de l'île au nom de la France; mais les Anglais l'avaient précédé de trois jours. Il débarqua quand même une trentaine de Français, dont quelques-uns ont prospéré; mais ils sont restés 40 ans en face de ces superbes plaines de Canterbury sans les cultiver; et que pouvaient-ils faire laissés à eux-mêmes. Avec nos idées étroites et notre défectueuse organisation de la famille, il est probable, qu'entre nos mains, la Nouvelle-Zélande n'aurait pas encore le demi-million d'habitants qu'elle a aujourd'hui. Dans 50 ans, nous n'avons pu réussir à jeter 300,000 Français sur l'Algérie qui est à nos portes, et dans le même espace de temps les Anglais en ont mis 3,000,000 en Australie, sans compter les autres colonies, et 10,000,000 dont s'est accrue la mère patrie!
Le matin, à l'hôtel, je vois entre les mains du garçon un menu de la veille avec des poésies écossaises à chaque mets; je le prie de me le remettre, et il s'y refuse. C'est le seul que j'aie pu saisir, me dit-il, je le garde; il ne serait pas facile d'en avoir un autre: l'Écossais n'est pas libéral, il ne donne que ce que l'on peut prendre sans lui. J'ignore s'il dit vrai, mais je hâte mon déjeuner, et à 8 heures je suis à la gare, en route pour Dunedin. Pas d'enregistrement de bagages, on les confie bona fide et on les reprend de même, sans attendre l'ouverture des salles. Pas de cantonnier au passage à niveau; une simple grande affiche, Stop! Crossing railway, look after the engine (arrête; traverse de chemin de fer, regarde après la machine) et après cela que chacun se garde, il en coûte cher de garder tout le monde!
La voie est étroite (3 pieds), les wagons sont longs, à 6 roues, et plusieurs ont les bancs sur les côtés.
J'ai encore pour compagnons de voyage la famille tasmanienne. Le bon oncle ne cesse de dire à ses nièces et à son neveu: Look at beautiful scenery! Regarde la belle nature! et il jouit de leur plaisir. La voie suit la longue plaine de Canterbury et traverse de temps en temps, sur de longs ponts de bois, des rivières qui ressemblent à notre Var. Elles seront endiguées plus tard. Le blé, qui est déjà récolté en Australie, est ici encore en herbe; les prairies sont magnifiques: nous voyons aussi quelques champs de fèves en fleur, des betteraves à sucre et des pommes de terre. De loin en loin quelque village aux petites cabanes de bois; le plus souvent une simple cabane aux stations marque la place de la future ville. Nous avons toujours à notre droite la chaîne des Alpes aux blanches cimes, mais le mont Cook qui dépasse 3,000 mètres d'altitude reste caché dans les nuages. À Timaru, nous revoyons la mer, et par ses galets et ses alentours, la plage me paraît fort semblable à celle de Nice.
Plus loin, à Oomaru, j'aperçois de vastes entrepôts de grains et de laine, et une grande filature. Les colons sont déjà bien avant dans l'industrie; j'ai vu partout des tanneries, des brasseries, des verreries, briqueteries et fabriques de faïence, etc.
À Oomaru nous entrons dans une région montagneuse. La voie passe à travers mille riantes collines par des tunnels, des talus et des ponts. De temps en temps elle débouche sur la mer et la suit sur des rochers qui la surplombent. Nous voyons de belles carrières de pierre tendre. Partout les chevaux, les bœufs et les moutons regardent le train avec étonnement. Nous traversons Palmerstown, gracieuse ville en amphithéâtre, et arrivons à la jolie petite baie de Vaïtati. Là une langue de terre s'avance en mer en gracieuses découpures comme à Saint-Hospice, près de Villefranche-sur-Mer. La région ici est boisée et augmente le pittoresque. À 7 heures nous sommes à Port-Chalmers, port de Dunedin. Il est à l'entrée d'une baie longue et étroite qui se prolonge jusqu'à Dunedin, durant plusieurs milles; on y creuse un canal en ce moment, pour permettre aux grands navires d'arriver jusqu'au bout. Actuellement ils sont obligés de s'arrêter à Port-Chalmers: le Glascow de la Nouvelle-Zélande. On y construit, en effet, de beaux navires en bois et en acier. À 7 heures 1/2 nous entrons en gare à Dunedin. Cette capitale de la province d'Otago a été fondée en 1848 par les presbytériens, qui y ont élevé une magnifique cathédrale. Elle compte aujourd'hui, avec les faubourgs, plus de 42,000 âmes. Elle a conservé plus qu'ailleurs son caractère religieux. C'est dimanche; pas un magasin ou un Bar ouvert, pas un train de chemin de fer; j'ai de la peine à l'hôtel à faire cirer mes souliers. J'ai entendu bien souvent mes compatriotes trouver cela insupportable; ils ne regardent pas au grand acte de foi qui en est le mobile, et qui appelle sur ces peuples la bénédiction du souverain législateur!
Au reste, si l'on ne se livre pas à nos joies bruyantes, on ne dédaigne pas les délassements. Je trouve les familles se promenant au jardin public avec leurs nombreux enfants, et le musée est ouvert entre les offices, de 2 à 5 heures.
Les catholiques ne sont venus ici que depuis 12 ans; ils sont déjà 5,000 dans la ville et 18,000 dans le diocèse. L'évêque, Mgr Moran, a dix-huit prêtres pour les besoins du culte, et construit en ce moment une magnifique cathédrale gothique, qui sera le plus beau monument de Dunedin.
L'église actuelle est une construction provisoire. À 11 heures, elle est remplie de peuple pour la grand'messe. Deux Pères maristes y prêchent une mission. Un bon vieillard parle plus d'une heure pour prouver que la mission est la plus grande grâce que Dieu puisse accorder aux fidèles sur la terre; mais, à moins d'être sous le charme d'un Mermillod ou d'un Père Félix, la force d'attention est limitée chez l'homme, et, après un certain temps, la fatigue détruit la bonne impression des premiers moments. Comme résultat pratique, je vois que les chanteurs et les chanteuses sourient et jasent probablement d'autre chose que de la retraite. Saint François de Sales, qui se faisait tout à tous, ne dépassait jamais les 20 minutes dans ses sermons.
La ville de Dunedin est construite partie en plaine (quartier des affaires) et partie en colline. Ces collines ont des pentes de 30° à 45° d'inclinaison, et immédiatement le colon a adopté les tramways de San-Francisco, qui les gravit par un câble sans fin circulant sous la voie. Le char l'atteint au moyen d'une pince qui est dans une rainure, le prend et le quitte à volonté pour marcher ou s'arrêter. Les rues sont larges de 20 mètres. Les rues transversales, plus ou moins en plaine, ont des tramways à chevaux et des tramways à vapeur.
On a réservé de vastes emplacements sur les collines pour la récréation du public. D'importants faubourgs s'y élèvent de tous côtés et donnent ainsi à la ville une grande étendue au milieu des bois et des jardins.
Ce système, généralement adopté ici, donne des villes beaucoup plus saines que dans le système des grandes agglomérations sur un espace restreint. La mortalité n'est que de 12 pour mille, pendant qu'elle est de 24 à Paris et de 21 à Londres. L'inconvénient des distances est atténué par le bon réseau de tramways de toute sorte. L'Anglais ne peut se passer du jardin, où sa nombreuse progéniture a besoin de prendre ses ébats, et, en tout cas, il veut son home, sa maison indépendante, son chez-lui.
Dans la ville basse s'élèvent de superbes maisons de pierre en style renaissance comme à Glascow. Ce sont les banques, les hôtels, les grandes maisons de commerce. Les collines sont réservées aux cottages, mais on y voit aussi quelques beaux châteaux en style gothique, rappelant les châteaux d'Écosse. Dunedin peut servir de modèle pour la construction des villes en colline.
Le musée se compose d'une seule vaste salle avec deux rangs de galeries. Les objets étrangers et indigènes y sont bien classés. Parmi les phoques du pays je distingue le seal éléphant (phoque éléphant), d'une grosseur extraordinaire. Son cuir est très solide et d'un grand prix. Tous les quartz, sables, graviers, ciments et pierres aurifères du pays ont été groupés en une belle collection avec les noms des localités et la quantité d'or qu'elles contiennent. Une collection d'insectes en verre montre en grand la forme et la construction des insectes microscopiques ou microbes des dernières découvertes. Les matières premières, les objets manufacturés sont aussi classés de manière à instruire facilement le public.
Je remarque deux énormes squelettes fossiles de moa et une belle collection d'armes et objets naturels de la Nouvelle-Guinée. Au-delà du musée, le jardin botanique s'étend sur la plaine et la colline boisée.
Mgr Moran a la bonté de me faire visiter ses écoles. Il y a ici 6 Frères irlandais s'occupant de 250 garçons. Il en a encore 14 autres dans les diverses stations du diocèse. À côté des Frères, les Sœurs dominicaines irlandaises ont un pensionnat avec une trentaine d'élèves et 200 à 300 externes. Quelques Sœurs, parlent le français et l'enseignent dans la high school (haute classe). Elles enseignent aussi la musique, le dessin et l'italien. Une grande élève a même la bonté, de chanter avec goût et expression une chanson française en l'honneur de l'étranger.
Le consul français, ici comme à Auckland et à Wellington, est anglais: je voulais me renseigner auprès de lui sur les Français habitant la contrée, mais il est absent. Je m'adresse donc à un Français qui tient un hôtel; il me dit que les rares nationaux dans le pays sont des échappés de la Nouvelle-Calédonie ou des marins déserteurs, et qu'il ne veut pas les connaître. Quant à lui, il est un des chefs de la Maçonnerie, mais il laisse sa femme aller à l'église et son fils chez les Frères. Il n'entretient aucune relation avec les Loges françaises, parce qu'elles sont athées.
Je rends visite à M. Perrin, directeur du New-Zealand Tablet. Il est Irlandais, mais descendant de Français. Ses ancêtres, huguenots, se réfugièrent en Irlande après la révocation de l'édit de Nantes. Il a un frère ministre protestant et un oncle juge en Irlande. Lui-même est un converti; il était ministre protestant. Enfin, je prends le tramway et grimpe sur les collines, d'où l'on a une vue magnifique sur la baie, sur la ville et sur la mer. La région ressemble fort à l'Écosse, mais le climat est moins rude; toutefois, on a assez souvent la neige et la glace durant l'hiver et assez de pluie dans les autres saisons. Le climat devient plus froid à mesure qu'on avance vers le sud.
Un ami de Londres m'avait remis une lettre pour un jeune ménage qui est venu élever des moutons en Otago. J'aurais voulu les voir à l'œuvre, mais il est à 150 milles d'ici et il faut y aller en voiture et à cheval. J'en aurais profité pour voir les beaux lacs de Wakatipu, Hawea, Wanaka, qui occupent ces régions; mais cela m'aurait pris une quinzaine de jours, et il me reste encore bien du chemin à faire. J'y renonce donc et pars pour Lawrence visiter un goldenfield (terrain aurifère).[Table des matières]
CHAPITRE XXIV
Route vers le Sud. — Facilités aux émigrants. — De Milton à Lawrence. — La cabane du pionnier. — Les diggers chinois à Waïtahuna. — Le quartier chinois à Lawrence. — La cabane d'un avare. — L'école. — Une station de moutons dans la région des lacs. — Le lapin fléau public. — Les goldfields du Gabriel Gully. — M. Perry et sa nouvelle méthode. — Un dépôt de cemen aurifère. — Route à Invercargill. — Bismarck et ses informations. — La ferme d'Edendale et la New-Zealand loan Cy. — Un clerc méfiant. — Cherté de la main-d'œuvre. — La ville d'Invercargill. — Le presbytère. — La prison. — Route vers Bluff. — Le steamer Le Manipoori. — Réflexions sur la Nouvelle Zélande. — Le 8 décembre en mer. — Le service du dimanche. — Une dernière tempête.
Le 5 décembre, à 5 heures du matin, je rédige mon journal de voyage, et à 8 heures je suis à la gare. Le train se dirige vers le sud, traverse la ville et passe les faubourgs. Au sortir d'un grand tunnel, nous sommes au marché aux bestiaux; de grands troupeaux de bœufs et de moutons arrivent de toute part. Une usine pour les geler est en face du marché. Pauvres moutons! il y a peu de temps on les faisait bouillir pour le suif, aujourd'hui on les gèle; j'ignore si, sur les deux procédés, ils ont une préférence.
Un peu plus loin, à Mosgiel je vois une grande filature de laine et une filature de drap. Nous suivons une riante vallée que sillonne une blonde rivière, le Taïri. On la prendrait pour le Tibre. Elle se jette bientôt dans un petit lac. À droite, de petites montagnes ont leur cime couverte de neige fraîchement tombée; partout le laboureur emploie les dernières machines d'Europe et d'Amérique, partout les moutons et les bœufs paissent dans des compartiments séparés par des haies vives ou par des barrières en bois ou en fil de fer.
À 10 heures nous sommes à Milton, où je dois prendre l'embranchement de Lawrence. Pendant qu'on prépare le train, je lis le règlement pour les immigrants, affiché ici comme dans toutes les gares et bureaux de poste. Le prix du passage d'Angleterre à la Nouvelle-Zélande pour un homme marié au-dessous de 45 ans, ou pour un homme seul au-dessous de 35 ans, est de 5 livres (125 fr.). La femme mariée au-dessous de 45 ans, et la femme seule au-dessous de 35 ans, a le passage gratuit. Il en est de même pour la veuve au-dessous de 35 ans et sans petits enfants. Les enfants jusqu'à un certain âge ont le passage libre. Pour les autres personnes, le prix du passage est de 14 livres 7 schellings. Les parents et amis peuvent, payer ici le passage pour les personnes qu'ils désirent faire venir.
Nouvelle-Zélande.—La hutte du pionnier.
Je remonte en wagon. Sur cet embranchement les voitures ressemblent à des wagons-salons. La voie suit une petite rivière et s'engage dans un labyrinthe de collines qu'il contourne et escalade dans tous les sens. Par-ci par-là le vert gazon anglais et quelques maisons de fermiers entourées de jolis parcs. Plus loin, quelques cabanes en mottes de terre, couvertes en chaume; c'est le pionnier qui arrive avec un peu d'argent. Lorsqu'il a pu payer à l'État le premier terme du loyer, il empile quelques mottes de terre et fait sa maison; il couche sur sa malle et perce de plusieurs trous le tonneau de bière et la caisse des provisions qu'il suspend en l'air pour servir de pigeonnier. Bientôt les poules lui donneront des œufs, les oies, les canards, et les agneaux de la chair. Après la première récolte, il pourra se payer un lit, et après la première vente d'animaux, il se construira une maisonnette en planches, qui deviendra plus tard le château. Ces rudes travailleurs qui ont gagné la fortune à la sueur de leur front sont souvent les meilleurs conseillers dans les communes, les législateurs les plus sensés dans le Parlement.
Vers midi nous sommes à Waïtahuna, où les Chinois commencent à bouleverser le sol pour y chercher l'or. Ils viennent de louer à un particulier une quantité d'acres de terrain à 50 livres l'acre, à condition de remettre en son premier état la terre cultivable, après avoir lavé le sol intérieur. Le Chinois est le plus patient des diggers. Un peu plus loin, j'en vois un grand nombre occupés à laver dans le ruisseau, pour la troisième fois, un gravier que les Européens ont déjà lavé plusieurs fois. Ils ont quitté ici leur costume national; toutefois ils conservent la queue, qu'ils enroulent sur la tête et cachent dans leur chapeau: les enfants s'amusent à la leur tirer lorsqu'ils la voient pendante. Quelques-uns se marient dans le pays; ils font de bons époux, mais ils restent païens. Par-ci par-là quelques champs parsemés de sorel, herbe rouge qui indique la pauvreté du sol.
Les colons y ont multiplié pendant de longues et successives années les récoltes de grains, et ils ne peuvent maintenant les obtenir de nouveau qu'en engraissant la terre par le fumier.
À midi 1/2 je suis à Lawrence, et je me rends chez le Père O'Leary, pour lequel Mgr Moran m'avait remis une lettre. Il est très patriote, a habité deux ans la Normandie et parle assez bien le français. Comme tout bon Irlandais, il sympathise avec notre nation et m'accueille en frère. Pendant que le dîner se prépare, il me conduit visiter le quartier chinois. Il est situé à 20 minutes de la ville et occupé par 200 ou 300 Chinois, entassés dans des cabanes de bois ou dans des huttes de terre. Il y a aussi plusieurs communions chez eux; je vois deux églises. Dans celle des Confuciens, il n'y a sur l'autel que la tablette du sage, et sur les parois sont tapissées ses sentences. L'église des Bouddhistes a sur l'autel un gros Bouddha, vases de fleurs, chandeliers et encensoirs, comme dans nos églises.
Le Père me fait remarquer sur la route une petite cabane en zinc, grande comme une cabine de bateau à vapeur; là vit pauvrement un digger anglais, qui a amassé des milliers de livres sterling, et qui prête son or aux banques et à la commune. L'auri sacra fames est encore de nos jours, et fleurit surtout dans les pays de l'or.
Nouvelle-Zélande.—Station de moutons dans l'île du sud.
Au retour, nous visitons l'école, vaste salle en bois qui a coûté 1,000 l. stg. Le jour elle sert d'école aux garçons et aux filles, et le dimanche d'église pour la messe. Les enfants sont environ 80, confiés à un jeune ménage qui reçoit pour cela 200 l. (5,000 fr.) par an et le logement.
Il y a un millier d'habitants à Lawrence et 5 églises. Chaque communion veut avoir la sienne. Les 200 ou 300 catholiques de l'endroit ont la messe deux fois par mois: une autre fois, le Père va la célébrer dans un village plus loin, et le premier dimanche du mois, dans un village à 40 milles.
Le Père a occupé le poste de la région des lacs et me donne des renseignements sur la station que j'aurais voulu aller visiter. Elle comprend un terrain de 30 milles de long sur 15 milles de large (le mille est de 1,600 mètres.)
Elle a été louée au gouvernement pour 10 ans, et pour peu de chose, par une société de trois personnes: une d'elles n'a jamais quitté l'Angleterre, mais elle a envoyé son fils, qui a appris ici le métier et est maintenant le gérant de la société. À l'échéance on a renouvelé le bail pour 10 ans, mais les enchères ont fait quadrupler le prix, qui dépasse aujourd'hui 1,000 l. l'an. Il y a plus de 30,000 moutons dans la station, sans compter les bœufs et les chevaux. À la fin du bail, le nouveau locataire, s'il y a changement, doit indemniser le premier locataire pour les maisons, les haies et autres améliorations.
Les lapins ont causé beaucoup de pertes à la station en dévorant l'herbe des brebis. Les deux paires importées ici d'Angleterre, il y a 12 ans, par un amateur de chasse, se sont tellement multipliées, qu'en 1881 on a exporté de la Nouvelle-Zélande environ 9,000,000 de peaux de lapins; ils sont si nombreux dans certains districts qu'on peut presque marcher sur eux. On les détruit l'hiver avec de l'avoine imbibée d'eau empoisonnée. Combien de nos chasseurs seraient contents ici! Il en est de même pour les lièvres dans certains districts, et les faisans abondent également.
Après le dîner, le bon Père fait atteler son cheval et nous nous dirigeons vers les goldfields, à une lieue de distance, sur les bords du Gabriel-Gully. Cette petite rivière est le premier endroit en Nouvelle-Zélande où l'or ait été trouvé accidentellement, par un nommé Gabriel, pendant qu'il gardait les moutons. Le sol est partout bouleversé, il a été tourné, lavé et relavé plusieurs fois.
Nous arrivons à un endroit où une compagnie lave pour la sixième fois les sables lavés par d'autres, et en obtient de grands bénéfices par la méthode hydraulique. Le directeur, M. Perry, arrive en même temps et m'explique tout le mécanisme. Ce monsieur est d'Oxford; l'Université ne lui a pas donné le diplôme, mais la nature l'a fait ingénieur; il vient de trouver un système appliqué ici pour la première fois et qui a une grande importance. Une chute d'eau, qui descend de 400 pieds, est amenée de la montagne par de grands tubes de 0m30 de diamètre; le dernier tube est resserré, en forme de lance, et jette l'eau avec une telle force qu'il démolit en quelques minutes autant de terrain que plusieurs hommes pourraient en remuer en un jour. L'eau emporte la terre et entraîne le gravier; celui-ci vient frapper contre la bouche d'un tube excessivement épais, et une autre colonne d'eau le prend en travers avec une telle force qu'il le rejette dans une conduite vis-à-vis, faisant fonction de siphon. Le sable et le gravier remontent ainsi de l'autre côté du vallon à 40 pieds de hauteur, et parcourent un canal en planches large d'un mètre, long de 20 mètres. Le fond de ce canal est recouvert d'un drap parsemé d'obstacles en fer; contre ces obstacles, le sable aurifère s'arrête. Chaque deux jours on le recueille et on le lave dans des petits bassins pour avoir l'or pur. Cette méthode est si économique, qu'un vingtième d'once par tonne rend le travail rémunérateur, pendant qu'il faut au moins 1/2 once par tonne dans l'ancien système. Il est vrai que l'eau emporte une partie de l'or et que les pierres rejetées ne donnent pas l'or qu'elles peuvent renfermer.
À quelques pas de là 3 compagnies creusent une espèce de ciment bleuâtre aurifère concentré sur un petit espace et d'une épaisseur d'environ 100 mètres. On peut difficilement s'expliquer ce dépôt singulier. On suppose que c'est le résultat d'une morraine. Il est tellement bouleversé qu'il offre en ce moment le spectacle de certains glaciers de la Suisse. Les éboulements sont fréquents et ont enseveli ou blessé bien des hommes. Le ciment graveleux est porté sous des pilons, et le sable aurifère est ensuite lavé dans des bassins: M. Perry voudrait employer là son système hydraulique, mais les 3 compagnies ne peuvent se mettre d'accord et persévèrent dans l'ancien emploi de la pioche et de la poudre, très coûteux par la main-d'œuvre. Nous grimpons sur une élévation où sont parsemées les maisonnettes des ouvriers; elles ont toutes leur potager et leur verger.
Durant le jour il a plu, neigé et soufflé un vent glacial; on se trouve bien alors le soir près du feu et plus tard sous la couverture.
Le lendemain matin, à 6 heures 1/2, je quitte Lawrence et reviens à Milton pour descendre vers Invercargill. La voie suit une plaine bien cultivée et sillonnée par une blonde rivière. Par-ci par-là, on voit encore quelques terres couvertes de la dure herbe indigène, mais elle fait place peu à peu à l'herbe européenne que sème le colon. Les petits villages se succèdent; une cabane sert de station, le chef de gare commande les mouvements et les exécute, pousse les wagons ou tourne l'aiguille. Par-ci par-là, de hautes cheminées indiquent la présence de manufactures; ce sont des poteries, des moulins, des tanneries, des filatures, etc.
Chemin faisant, je lis les journaux des diverses villes d'Otago. Les ministres protestants ne sont pas toujours d'accord entre eux, et des comptes rendus qu'ils donnent au public, je vois que dans leurs réunions ils n'emploient pas toujours les termes parlementaires. Je lis aussi une lettre par laquelle le prince de Bismarck, au moyen du consul allemand, demande des renseignements sur la congélation de la viande, le coût, le résultat, et le prix auquel la viande congelée reviendrait en Allemagne; c'est de la sollicitude pour le peuple. Une autre lettre du consul allemand de Londres avertit les éleveurs que leur habitude d'empaqueter la laine dans le jute nuit à la marchandise. Des fibres de jute restent dans la laine et forment des taches sur les tissus, après la teinture; il les prie d'aviser, en adoptant une autre méthode; c'est de la sollicitude pour les filateurs et les tisseurs.
À Mataura, je vois une gracieuse petite ville croissante. Je remarque que presque partout les colons ou le gouvernement ont conservé aux diverses localités les noms maoris. À 3 heures 1/2 je m'arrête à Édendale pour visiter la ferme de la New-Zealand Loan Cy. Cette compagnie avait acheté une immense étendue de terre vierge à bas prix; une livre l'acre et au dessous. Il la vend maintenant, par parcelles, de 6 à 12 livres l'acre. En attendant l'acheteur, elle l'utilise par des prairies et des semailles. Près de la gare, je visite la fabrique de fromage; 400 vaches remplissent tous les jours 2 énormes caisses de lait échauffé à la vapeur, et on en retire environ 700 livres de fromage par jour, exporté au prix de 9 pences (18 sous) la livre. À la ferme, le manager (directeur) est absent et j'ai de la peine à recevoir de son clerc quelques renseignements. Il me dit que son chef reçoit 300 livres (7,500 francs), logé et nourri, qu'ils sèment principalement l'avoine et des navets pour engraisser les moutons; qu'un acre (arpent) donne en moyenne de 60 à 70 boisseaux, vendus à deux schellings 1/2, et que presque tous les travaux sont donnés à forfait. On paie environ 6 schellings pour labourer une acre de terrain; le charron qui répare les machines est logé, nourri, et reçoit 40 schellings par semaine.
Le labourage se faisait à la vapeur, mais le charbon est cher (32 schellings la tonne) et l'avoine bon marché; on est revenu à la charrue à chevaux. Il y a en ce moment un millier de têtes de gros bétail sur la ferme et de 8 à 10,000 moutons. J'ai demandé bien d'autres détails, pour arriver à faire le budget de la dépense et du revenu, mais à mes questions le clerc répond un peu embarrassé I don't know (je ne sais pas). Or, comme il est impossible qu'un teneur de livres ignore ces détails, j'ai vu qu'il y a encore ici des gens ou des compagnies méfiants. Aux États-Unis, ces détails sont imprimés dans des prospectus répandus à profusion dans les hôtels et dans les gares.
Je parcours les champs et suis la manœuvre des bergers qui poussent soit les bœufs, soit les moutons dans de nouveaux paddocks (compartiments de prairies). Il est curieux de voir comment leurs chiens bien dressés font les trois quarts de la besogne, en aboyant et courant sus aux animaux dans la direction marquée.
J'entre dans un bush (fourré) et j'y vois une telle quantité de lapins que, sans le chien qui les poursuit et les pousse dans les tanières, je crois que j'aurais pu en prendre quelques-uns par la queue. Le long du chemin, ils ont tellement percé la terre au-dessous des haies vives, qu'elles sont presque démolies. Pour s'en défaire, non seulement on les empoisonne, mais on voit souvent de nombreuses annonces sous le nom de rabbits exterminator, indiquant divers engins de destruction à leur adresse. Je remarque que la plupart des chemins sont de belles avenues de 20 mètres de large; naturellement la chaussée actuelle en occupe à peine les 3/4 vers le milieu et sur le reste pousse l'herbe; mais plus tard, lorsque le pays sera plus peuplé, on n'aura pas besoin de recourir à l'expropriation pour élargir les voies de communication.
À 6 heures je remonte dans le train, et je me trouve avec divers farmers (propriétaires cultivateurs) qui parlent de leurs affaires. Ils viennent d'amener à Woodland une quantité de moutons. Une nouvelle usine à congélation y a été établie, et je vois à ses abords de nombreux troupeaux qui attendent leur tour. Malgré la cherté du fret, qui, avec le prix de la congélation, revient à 4 pence (0 fr. 40 la livre), il reste encore environ 2 pence ou 0 fr. 20 la livre au farmer; il s'en réjouit parce qu'il a en sus la peau et le suif, et qu'avant cette invention il n'avait que le suif. Les rognons ne peuvent se conserver par la congélation, et on les met en boîtes suivant l'ancien procédé. À 0 fr. 20 la livre, un mouton donne encore souvent 25 fr. au fermier. Ces messieurs se plaignent de la cherté de la main-d'œuvre. Un ouvrier de ferme reçoit 60 l. stg. (1,500 fr.) par an, logé et nourri, et travaille le moins qu'il peut. Si son voisin lui offre quelques schellings de plus, il change de maître; mais ils n'ajoutent pas qu'eux en font précisément autant lorsque la main-d'œuvre abonde. La fameuse loi de l'offre et de la demande a été inventée par les économistes anglais, et ce sont eux aussi qui ont trouvé la théorie que le travail est une marchandise. Ils sont donc malvenus à se plaindre si, lorsqu'elle est rare, elle augmente de prix.
Mais nous voici à Invercagill vers 8 heures du soir. À l'église catholique on prépare les chants des prochaines fêtes de Noël. J'entends l'exécution de la messe de Palestrina habituelle au Vatican et à Saint-Pierre. Les voix d'eunuques sont avantageusement remplacées par celles de femmes. En Angleterre et en Amérique, cette musique classique des basiliques de Rome est la musique ordinaire, et je regrette qu'elle ne se généralise pas chez nous; elle a des notes admirables qui pénètrent l'âme.
Au presbytère, un bon prêtre irlandais est occupé à écrire un article à un journal qui vient d'attaquer la France. Nature ouverte et confiante comme le Français, l'Irlandais est bientôt avec lui à son aise, nous causons sur les choses du pays et sur celles de l'Europe. Ces bons Pères voudraient bien avoir ici une Conférence de Saint-Vincent de Paul, mais les pauvres manquent. Ils disent qu'il n'y a qu'un seul pauvre en Nouvelle-Zélande et qu'on n'a jamais pu le trouver. Je réponds qu'il reste les prisons et les hôpitaux à visiter, et les enfants à instruire le dimanche.
Le 7 décembre, de bon matin, je parcours la jeune ville d'Invercargill. Elle contient environ 8,000 âmes, y compris les faubourgs. Deux grandes avenues de 40 mètres de large se coupent à angle droit et s'étendent sur plusieurs milles, les autres rues ont 20 mètres de largeur. D'après le tracé, la ville peut aisément contenir plusieurs centaines de mille âmes. Pour le moment, la plupart des carrés destinés aux futures constructions sont des jardins ou des prairies, mais plus tard on trouvera la régularité et l'aisance sans encourir les fortes dépenses qu'exigent les démolitions et rectifications. C'est le système américain, sagement prévoyant.
Les églises, les banques et les hôtels occupent la plus grande partie de la ville. Il y a 5 ou 6 banques, 7 à 8 églises, et 15 à 20 hôtels. La plupart de ces constructions sont en pierre ou en béton, et c'est là de l'économie bien entendue, car la maison de bois, si elle coûte moins cher, exige plus d'entretien, une plus forte prime d'assurance, dure moins, et est souvent la proie des flammes.
Les montagnes environnantes ont leur cime blanchie de neige. Hier, il nous semblait être en Écosse, la pluie, la grêle, le soleil, alternaient sans cesse; mais il ne faut pas que je médise trop du climat, j'ai trouvé ici les premières cerises.
À l'Athenœum je vois une belle bibliothèque, une salle de lecture pour les hommes, une pour les femmes, et un commencement de musée. Les 400 abonnés paient 1 l. stg. (25 fr.) l'an.
Le directeur de la prison veut bien me faire visiter son établissement; il occupe le milieu d'une vaste cour entourée de murs. Les prisonniers sont d'un côté, les prisonnières de l'autre, avec séparation complète. Chaque prisonnier a sa petite cellule pour la nuit; le jour il travaille à la chaussée des chemins ou à d'autres travaux communaux. Sa santé s'en trouve mieux, la moralité y gagne et la caisse municipale aussi. Ce système devrait être adopté partout; le mélange des prisonniers finit de gâter ceux qui ne sont pas entièrement mauvais; et le prisonnier qui ne travaille pas s'ennuie et se déprave.
La paresse est même un appât pour quelques-uns qui se trouvent heureux d'être ainsi sans rien faire, nourris aux frais du public. Parmi les cellules, j'en remarque une dont les parois sont entièrement rembourrées; elle est destinée aux fous. Le directeur me dit qu'il en reçoit en moyenne un par semaine. La plupart sont des bergers; ils restent des semaines et des mois en face de leurs brebis, sans voir personne, ils lisent et relisent livres et journaux, et en perdent souvent la raison. L'homme n'est pas fait pour vivre seul! Une autre source de folie est l'alcoolisme. Un pays où la vigne pousse peut toujours s'en débarrasser en favorisant cette culture. Le jour où l'ouvrier aura à tous ses repas sa demi-bouteille de vin à 5 sous, il ne sentira plus le besoin de s'enivrer.
À 11 heures je suis à la gare, j'y rencontre 4 Hindous avec leurs toges et leurs turbans. Un d'eux, avec une belle toge rouge doublée de pelisse, est un respectable vieillard à barbe blanche et à longue chevelure: c'est un docteur de Bombay; les autres sont de Lahore en Punjab. Ils sont venus visiter le pays, mais ils s'empressent de le quitter, ils le trouvent trop froid et lui préfèrent les plaines plus chaudes de l'Australie. En ce moment, ils se rendent à l'exposition internationale de Calcutta organisée par le gouvernement des Indes sous la direction d'un Français, M. Joubert, qui a parfaitement réussi.
Dans le train, je retrouve encore la famille de Tasmanie qui revient du lac Wakatipu, et rentre chez elle.
La locomotive nous emporte à travers plaines et collines, prairies et forêts, et à midi 1/4 nous sommes à Bluff, où le Manipoori, steamer de 2,000 tonnes, chauffe pour nous passer en Tasmanie. Je m'installe dans ma cabine et j'écris ces pages sur la table du Smoking room (salle à fumer).
À 6 heures du soir le navire lève l'ancre et il passe entre les rochers rapprochés qui enserrent la baie, et bientôt après il est dans le détroit de Fovean, qui sépare l'île Sud de l'île Stevart. Il n'y a qu'environ 300 pêcheurs sur cette île. Le soleil couchant l'illumine de ses derniers rayons de feu et je suis longtemps de l'œil ces côtes qui s'éloignent, en repassant dans mon esprit tout ce que j'ai vu. Il y a 40 ans, il n'y avait en Nouvelle-Zélande que 100,000 sauvages, occupés à se faire la guerre de tribu à tribu; aujourd'hui 517,000 habitants, dont plus de la moitié nés dans le pays; 165 villes et villages, dont quelques-uns avec 30 et 40,000 âmes; le pays sillonné de routes et de chemins de fer, avec postes, télégraphe, banques, caisses d'épargne, assistance publique et toutes les institutions des peuples les plus civilisés. Comment un si grand résultat a-t-il pu être obtenu en si peu de temps? Les observateurs ne peuvent se passer d'en chercher les raisons. L'Angleterre, instruite par la triste expérience du siècle dernier avec l'Amérique du Nord, a laissé à ses colonies de l'Océanie la pleine et entière liberté de choisir leur constitution. Le peuple qui est arrivé ici était formé en grande partie de cadets de vieilles familles anglaises où le respect à l'autorité et l'attachement à la religion sont en honneur. La famille est fortement constituée et la transmission intégrale du foyer en assure la perpétuité. Le pays se gouverne par lui-même, et il est capable de ce gouvernement parce que les citoyens ne restent pas étrangers à la chose publique. L'autorité est autrement comprise ici que dans d'autres vieux pays de l'Europe. Tout en la respectant religieusement, les citoyens contrôlent avec rigueur ceux qui en sont investis, les dénoncent par la presse, et ceux-ci ne sont pas longtemps soufferts dès qu'ils manquent à leur devoir; les abus ne sauraient ainsi se prolonger. Peu faiseurs de théories, mais très pratiques, les hommes de ces pays nouveaux essaient timidement les divers systèmes, les acceptent ou les répudient selon les résultats. Il est bien vrai que certaines doctrines subversives commencent à se faire jour, et on parle dans certains journaux de nationalisation de la terre. Certes, empêcher que la terre ne devienne le monopole de compagnies puissantes, ou tombe aux mains de quelques familles, c'est juste et légitime; mais aller dans l'extrême opposé serait entrer dans la période de souffrance. Heureusement on sait combattre dans ce pays; et à peine cette théorie a paru qu'elle a été démolie par la presse, les réunions et les associations. Qu'on le veuille ou non, la vie est une lutte entre le bien et le mal, et ces pays seuls trouvent une paix relative où les bons, comprenant leur devoir, agissent sans relâche pour refouler le mal et faire triompher le bien.
Nous avons 930 milles entre Bluff et Hobart en Tasmanie; le navire les franchira en trois jours. Aujourd'hui la mer est tranquille et la navigation sans accidents. C'est le 8 décembre, grande fête pour les catholiques. J'ai pour temple l'Océan et la voûte du ciel!
Je partage ma cabine avec un ingénieur, propriétaire d'une usine à gaz, près Dunedin. Il me dit que le charbon de la côte ouest de la Nouvelle-Zélande est le meilleur charbon du monde. Une tonne produit 10,700 pieds cubes de gaz et 1,486 livres de coke; et la force éclairante est de 18 bougies par 5 pieds cubes; le prix du gaz en Nouvelle-Zélande varie de 10 à 12 schellings les mille pieds cubes.
Le 9 décembre, dimanche, à 10 heures 1/2, la cloche appelle les passagers au salon: ils s'y rendent tous, au nombre de 40 environ. Le capitaine entonne un chant, puis récite les prières; ensuite il lit le chapitre lv d'Isaïe et le chapitre lvi des Actes des apôtres. On récite des psaumes et le Te Deum, et on finit par un cantique. Jeunes et vieux, hommes et femmes sont recueillis et pénétrés du désir d'invoquer Dieu, de le remercier et de lui rendre gloire.
La navigation continue paisible; quelques oiseaux voltigent autour du navire. Le soir, après le dîner, à 7 heures 1/2, second service en tout semblable à celui du matin.
10 décembre.—La nuit a été affreuse, un vent du sud prend le navire en travers et le balance horriblement; la plupart des passagers sont souffrants. Vers minuit nous espérons arriver à Hobart.[Table des matières]
CHAPITRE XXV
Tasmanie.
Le naufrage du Tasman. — Le tremblement de terre des îles de la Sonde et les phénomènes qui en résultent. — Arrivée à Hobart. — La ville. — Les environs. — Cascade-hill. — Une brasserie. — Mgr Murphy et le Père Beechenor. — Les Sœurs de la Présentation. — Une tombe française. — Population catholique. — Le musée. — Queen's dominion. — Le lawn-tennis. — De Hobart à Lanceston. — Les fonderies d'étain. — Les mines de Mount-bischoff. — Les écoles. — Un tremblement de terre. — Le clergé irlandais et les fidèles. — La Salvation army. — La Tasmanie. — Situation. — Histoire. — Surface. — Population. — Climat. — Constitution. — Produits. — Importation. — Exportation. — Banques. — Système agraire. — Immigration. — Bétail. — Chemin de fer. — Poste. — Télégraphe. — Instruction publique. — Revenu. — Dette. — Les indigènes. — Épisodes et extinction.
Le 10 décembre, vers 6 heures du soir, nous apercevons l'île Maria, et nous nous dirigeons vers le cap Pilar. Sur les 8 heures nous laissons à gauche l'île South Bruni et entrons dans la Storm-bay. Il y a quelques jours, le Tasman, steamer de la Tasmanian steam navigation Company, y a coulé à pic, brisé par un rocher: les passagers et les matelots se sont sauvés sur les chaloupes.
À 9 heures, le soleil couchant met le ciel en feu; on dirait une aurore boréale. Le même phénomène se produit en Australie: les savants pensent que c'est encore le résultat du bouleversement occasionné par le terrible tremblement de terre qui a eu lieu il y a quelques mois dans les îles de la Sonde.
À droite et à gauche, les rochers à pic ont un aspect sévère et triste. À 10 heures nous quittons la haute mer pour entrer dans la rivière Derwent, et à 11 heures le navire jette l'ancre devant Hobart. Il est trop tard pour se rendre à terre, je dors dans ma cabine.
Hobart, capitale de l'île et colonie de Tasmanie, compte environ 20,000 habitants. Ses rues sont larges et grimpent ou contournent les collines. La partie réservée aux affaires a de superbes édifices en pierre: le palais de ville, la poste, le musée, et divers établissements de banque sont de petits monuments. Les églises sont nombreuses et quelques-unes fort jolies.
Une magnifique statue de John Franklin, qui a été gouverneur de la colonie en 1840, et qui s'est perdu ensuite à la recherche du pôle nord, orne le milieu d'un joli square au centre de la ville. Ce qui forme le charme principal, c'est l'éparpillement des cottages sur les collines, et les belles forêts d'eucalyptus qui couvrent les monts environnants, et surtout le mont Wellington, qui les domine tous.
Tasmanie.—Hobart, capitale de la colonie.
Hobart est à cette partie de l'hémisphère sud, ce que Nice et Cannes sont pour notre vieux continent; les médecins y envoient les malades de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, et même des Indes et de l'Angleterre. Le climat est tonique et tempéré, la nature riante. Les environs sont gracieux et les jardins en fleur; le blé mûrit, le foin est coupé, les fèves montrent leurs premières gousses, les cerisiers leur fruit rouge, les figuiers, les poiriers, les vignes, les boutons de leurs fruits. Décembre correspond au mois de juin de chez nous; c'est bien là la végétation de notre mois de juin dans le midi de la France. À une lieue de la ville, à Cascade-hill, je trouve une immense brasserie; le directeur me la fait visiter en m'expliquant les diverses opérations dans les nombreux étages où nous montons par l'ascenseur. Il me fait goûter la bière: on en fait 300 gallons par jour (le gallon est d'environ 4 litres 1/2), et de deux sortes; la bière genre allemand, qu'on vend 1 schelling le gallon, et la bière anglaise, plus forte, qu'on vend 3 schellings le gallon, ou 8 schellings les 12 bouteilles. Je poursuis ma course dans les vallons et à travers les forêts; les hirondelles courent après l'insecte; un gentil petit oiseau à queue rouge ne s'effraie pas du promeneur, le torrent murmure à l'ombre des mimosas en fleur; c'est ravissant, je m'assieds sur l'herbe et je rêve un instant au bonheur.
À mon retour, je traverse de belles prairies en colline, où paissent les vaches, les chevaux et les brebis; je vois de grandes plantations de houblon et de framboises; je laisse à gauche une ancienne scierie, transformée en hôpital des fous, et je rentre en ville rendre visite à l'évêque de Tasmanie.
Mgr Murphy, vénérable vieillard qui a été pendant 25 ans évêque à Hyderabad dans l'Hindoustan, m'accueille avec une bonté paternelle, et apprenant que je m'occupe d'œuvres charitables, me dit: Restez ici, vous dînerez avec moi, et je vous mettrai en relation avec le P. Beechenor, doyen de Lanceston, qui vient d'arriver, il est lui aussi homme d'action, et vous vous entendrez facilement. À l'heure le dîner est servi. Je suis content de causer en italien avec le bon P. Beechenor, élève du collège de Propaganda fide, à Rome.
Sur les 115,000 habitants que compte l'île de Tasmanie, 25,000 sont catholiques et presque tous: Irlandais: il y en a 5,000 à Hobart: Le Père me fait visiter la cathédrale, qu'il a construite pendant qu'il était curé ici; c'est un beau et vaste édifice gothique en pierre; la voûte est en bois, les tours sont encore à construire. À côté de la cathédrale, nous visitons le couvent des Sœurs de la Présentation de Cork en Irlande.
La Mère Maria Francesca Xavier Murphy, sœur de l'évêque, les a conduites ici, et à l'heure actuelle elles ont 3 écoles à Lanceston, 6 à Hobart et un grand nombre en d'autres stations de l'île. Une croix de marbre blanc dans le petit cimetière des Sœurs, à côté de la cathédrale, marque l'endroit où repose la dépouille mortelle de la Mère Xavier Murphy. De sa tombe elle encourage encore ses compagnes par le souvenir de ses vertus. Le couvent est au centre d'un gracieux jardin, les Sœurs y instruisent 25 pensionnaires et 200 externes. Elles réunissent les grandes élèves et me prient de leur faire subir l'examen de lecture en langue française; le gouverneur, qui doit assister à leur grand examen, aime qu'elles aient une bonne prononciation. Le P. Beechenor me conduit à l'ancien cimetière catholique, au-dessus du palais épiscopal. Aujourd'hui un nouveau cimetière hors la ville réunit dans des compartiments séparés les morts de toutes les communautés. Au milieu des monuments funéraires, le Père me fait remarquer une pierre sur laquelle je lis ces paroles: «Expédition autour du monde. Corvettes l'Astrolabe et la Zélée. À la mémoire de Coupil (Ernest-Auguste), dessinateur; Couteleng (Jean-Marie-Antoine), charpentier; Archier (Honoré-Antoine-Étienne), 2e maître de manœuvre; Bernard (Pierre-Léon), matelot de 2e classe; Baudoin (Jean-Baptiste-Désiré), matelot de 3e classe; Daniel (Alexandre), matelot, décédés à Hobart-Town, janvier, février, mars, 1840. Hommage d'un prince marin comme eux qui a voulu sauver de l'oubli les noms de ses compatriotes morts dans l'accomplissement d'une mission glorieuse pour la France, septembre 1866. Finistère, février. 1881.»
Cette inscription, placée sur une table: de bois par le fils du prince de Joinville, à son passage ici en 1866, fut renouvelée, sur pierre en 1881, par les soins du capitaine du navire de guerre le Finistère.
Bonne et patriotique pensée, celle de relever aux yeux de la postérité l'honneur de ceux qui ont bien servi le pays!
En fait d'écoles de garçons, il n'y a à Hobart qu'une école dirigée par deux laïques et fréquentée par 55 élèves. Il serait pourtant utile d'aboutir à un petit et grand séminaire pour le recrutement du clergé: toutefois, quelques-uns pensent qu'il est encore préférable pour le moment d'envoyer le clergé d'Irlande, où il se recrute dans les meilleures classes de la société. Il y a 18 prêtres, pour le diocèse de Tasmanie. Les Sœurs de la Présentation ont encore en ville un orphelinat, avec 35 élèves: la moitié sont pensionnées par le gouvernement. Elles apprennent à tenir une maison, et à 18 ans elles se placent ou se marient.
Tasmanie.—Forêt d'eucalyptus.
Dans ma visite au Musée, je remarque une belle collection, d'objets ethnographiques appartenant à la race des indigènes de Tasmanie et des habitants des diverses autres îles de l'Océanie. Une voiture nous conduit à la belle promenade de Queen's-Dominion. Elle contourne une colline boisée d'eucalyptus. On voit au loin le Betlehem-Wall, rocher abrupte en forme de fer à cheval et qu'on prendrait pour le fameux roc de Saint-Jeannet, sur le Var. Ici, les jeunes gens jouent leur partie de lawn-tennis; plus loin ce sont les hommes puis les demoiselles; le plus souvent, jeunes gens et jeunes filles font la partie ensemble. Il n'y a pas ici sur ce point la même rigueur que dans notre pays, mais la tenue est convenable et digne; le moindre badinage inconvenant serait une cause d'exclusion immédiate. Il est aussi d'usage dans ce pays que les jeunes gens et les jeunes filles avec leurs parents fassent de fréquents pique-nique à la campagne; la jeunesse a par là occasion de se voir et de se connaître, et moins que chez nous le mariage est une loterie.
La maison du gouverneur ressemble à un château d'Écosse. Vient ensuite le jardin botanique, qui étage ses buissons de fleurs sur la rive du Derwent; et continuant à contourner la colline, je rentre en ville par les faubourgs qui s'étendent au loin.
Ma soirée se passe à lire les journaux du pays et à causer avec un Américain, en tournée de placement de marbre du Vermont sur l'Atlantique; il en vend partout au prix de 2 dollars 1/2 jusqu'à 40 dollars le pied cube. Pourquoi les Italiens ne viennent-ils pas placer ici leur marbre de Carrare, bien supérieur?
Le lendemain, à 5 heures du matin, j'écris mon journal, et à 8 heures je suis à la gare, en route pour Lanceston. La distance est de 133 milles, et la voie traverse l'île du sud au nord. Les rails sont espacés à 3 pieds 1/2; les wagons ont leurs bancs sur les côtés. Nous suivons d'abord la rivière Derwent pendant plusieurs milles; ses tours et détours multiples sont fort gracieux; de pittoresques presqu'îles s'y dessinent sous toutes les formes. Les vertes prairies alternent avec les mimosas ou des champs d'églantiers en fleurs. À droite et à gauche la double chaîne de montagnes qui traversent l'île laisse voir leurs rochers, tantôt à pic, tantôt boisés. Plus loin, nous traversons la rivière sur un long pont de bois et nous pénétrons dans la forêt d'eucalyptus. Nous contournons des vallons par des courbes serrées, grimpons des collines pour les redescendre; nous sommes dans un labyrinthe ravissant. Par-ci, par-là, la cabane de quelque pionnier; les cantonniers aussi brûlent une partie de la forêt et sèment leur blé. Us remplacent la fougère et l'herbe dure indigène par la belle herbe européenne que broutent les moutons. Enfin, après un long tunnel nous entrons dans une région plus plate; le terrain est encore ondulé, les moutons et les bœufs paissent sur les verts mamelons, mais plus loin le bassin s'élargit et s'aplatit. Les gares sont des cabanes couvertes en lames de bois. Quelques stations portent le nom de Jéricho, Jérusalem et autres lieux de Palestine; les villages ont parfois à peine quelques maisonnettes à côté de la modeste maison d'école en planches. Les amateurs de paysage seraient ici contents. Les fermes deviennent plus nombreuses, puis nous apercevons les maisons de campagne, qui indiquent l'approche d'une ville; à 1 heure 3/4 nous sommes à Lanceston, capitale du Nord.
Tasmanie.—Forêt d'eucalyptus à Cora Fine River, sur le chemin de fer d'Hobart à Lanceston.
Elle compte 12,000 habitants: ses rues ont 15 mètres de large et s'étendent en plaine sur les bords de la rivière Tamar; les collines environnantes sont couvertes d'eucalyptus et parsemées de gracieux cottages. Un joli square au centre de la ville est orné d'une belle fontaine en bronze; les bébés y jouent à loisir sur la verte pelouse.
Tasmanie.—Ville et Port de Lanceston.
C'est à Lanceston qu'on fond l'étain des fameux dépôts d'alluvion du Mount-Bischoff. Ils furent découverts par le colon James Smith, et une compagnie fut formée en 1873 au capital de 60,000 liv. stg. en 12,000 actions de 5 l. stg. Le tiers des actions a été libéré, les deux autres tiers ne sont libérés que d'une l. stg., et pourtant ces actions sont maintenant cotées à 60 l. stg. chaque. À la fin décembre 1882, la quantité d'étain retirée s'élevait à 15,604 tonnes, vendues à Londres au prix d'environ 85 l. stg. la tonne. La fonderie que je visite à Lanceston comprend plusieurs fours de fonte et divers chaudrons de raffinage. Neuf heures suffisent à la fonte du minerai; le charbon est tiré de New-Castle (Australie); l'opération du raffinage demande 5 heures. On raffine en ce moment environ 250 tonnes par mois, et le minerai donne une moyenne de 73% d'étain pur. Plus loin, je visite une autre fonderie où les propriétaires de diverses mines et dépôts d'alluvion viennent fondre leur minerai moyennant un certain prix.
Je voulais voir les mines d'or de Beaconfield, sur le Tamar, à quelques lieues de Lanceston. Un petit navire y conduit tous les matins, mais le steamer qui va à Melbourne ne s'y arrête pas pour prendre les voyageurs, et je ne pouvais retourner à temps pour l'atteindre à Lanceston. Je passe donc une partie de la journée à rédiger mon journal, et rends visite au P. Gleeson, curé de cette ville. Il me conduit aux écoles; les Sœurs instruisent 200 élèves; les garçons ont pour maîtres 2 laïques et ne sont que 70. Le bon Père m'invite à dîner, et pendant le repas, la maison se met à danser comme un navire sur l'eau; c'est un tremblement de terre. Le Père me fait remarquer que tout le mortier du plafond a été enlevé pour éviter de le recevoir sur le nez. Ces tremblements sont si fréquents que le Père, par précaution, dort dans le jardin, sous les planches légères d'une petite cabane. Il me raconte qu'il a fait durant la semaine 115 lieues à cheval pour visiter les nombreuses familles des campagnes, entendre les confessions, faire le catéchisme, etc. Le clergé est rétribué par les familles et les entoure du plus grand soin; à leur tour, les familles tiennent à ce que leur curé aie le nécessaire, et il en résulte une union et une solidarité fécondes en bons résultats. Voyez, me dit le bon Père, que je ne manque de rien; je suis dans une aisance convenable; j'ai mon cheval et ma voiture, et il me reste toujours assez pour faire des aumônes.
En rentrant, j'entends une fanfare avec tambour et grosse caisse. Des curieux la suivent, et je fais comme eux. On parcourt plusieurs rues et on arrive à une grande salle en planches pouvant contenir 2,000 personnes. Bientôt, elle se remplit et la représentation commence. C'est la Salvation army (armée du salut).
Les chefs ont une espèce d'uniforme militaire. On commence par un chant rapide dont le refrain revient après chaque couplet:
The Lamb, the Lamb, the bleeding Lamb
I love the sound of Jesus' name
It sets my spirit all in flame
Glory to the bleeding Lamb.
L'Agneau, l'Agneau, l'Agneau sanglant!
J'aime le son du nom de Jésus;
Il met mon esprit en flamme.
Gloire à l'Agneau sanglant!
Le chef récite ensuite le Pater d'un ton solennel, et lit le chapitre de l'Évangile de saint Marc relatif à l'aveugle de Jéricho; puis il le commente d'une manière fort pratique: «Pécheurs, ouvrez les yeux, le Seigneur vous appelle, quittez la voie du mal, rentrez dans le chemin des élus; ivrognes, revenez à la tempérance; impudiques à la pureté; ennemis, réconciliez-vous; vous êtes faits pour le bonheur, le bonheur n'est que dans la vertu.» Pendant qu'il parle, un jeune homme crie de temps en temps: Alleluia! probablement pour exciter l'attention. Le public commence par rire, puis il écoute et s'émeut.
Les chants recommencent:
Jesus, the name high over all
In hell, or earth, or sky;
Angels and men before Thee fall
And devils fear and fly.
Jésus, nom au-dessus de tout,
Dans les enfers, sur la terre et au ciel,
Les anges et les hommes devant Toi se prosternent,
Les démons craignent et s'enfuient.
Un jeune homme bat la mesure en agitant une écharpe; quelques chanteurs la marquent avec leurs bras. Vient ensuite la confession publique. Un monsieur s'avance et déclare que depuis 25 ans il s'était éloigné du bien, lorsque l'armée du salut l'a ramené sur le chemin de la vertu. Sa maison était un enfer; il arrivait ivre, battait sa femme et ses enfants; maintenant, il a quitté l'ivrognerie, et sa maison a retrouvé la paix et la joie des justes: il engage le public à s'enrôler dans l'armée du salut. Un vieillard à barbe blanche lui succède; il raconte sa misérable existence et sa conversion par l'armée du salut; et ainsi de suite plusieurs viennent confesser leurs péchés. Arrive aussi le tour des femmes et des jeunes filles; elles sont plus timides; quelques-unes hésitent, mais finissent toutes par confesser qu'elles étaient malheureuses loin du droit sentier, et que l'armée du salut leur a redonné le bonheur en les ramenant à Dieu et à sa loi. La jeune femme du chef, vêtue de noir, semble plus fortement convaincue. Dans un speech émouvant, elle parle de la brièveté de la vie, de l'heure incertaine de la mort; adresse un pressant appel à la jeunesse, puis elle entonne un cantique de repentir et de componction. Plusieurs s'inscrivent et montent sur l'estrade à côté des anciens. Après une quête et la prière du soir, l'assemblée se disperse. Le tout présente un ensemble moitié sérieux, moitié comique, et on se demande lequel des deux prendra le dessus? Plusieurs pensent que cette manière de parodier la prédication ne peut que faire tort aux prédicateurs de l'Évangile; d'autres affirment que les intentions des adeptes étant droites, il est probable qu'ils sont agréables à Dieu. Ils ajoutent que, devant juger l'arbre par le fruit, on ne peut le trouver mauvais, puisque les adeptes gardent les commandements, et qu'à leur appel bon nombre de pécheurs quittent leur mauvaise voie. On pourrait dire ce que Nicodème disait au Conseil des anciens: «Laissez-les faire, car leur œuvre est de Dieu ou des hommes; si elle est des hommes, elle s'éteindra d'elle-même sous le mépris public.»
Les Apôtres aussi vinrent un jour au Seigneur et lui dirent: «Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en votre nom, et qui ne nous suit pas, et nous l'en avons empêché. Mais Jésus leur répondit: Ne l'en empêchez point; car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et qui puisse incontinent mal parler de moi; car, qui n'est pas contre vous est pour vous (Marc, IX, 37).»
Tasmanie.—Town Park à Lanceston.
Je vois par les journaux qu'à la suite de ces prédications un si grand nombre de filles perdues sont venues à repentance que l'armée du salut, aidée par des dames charitables, a loué à Lanceston une maison pour les recevoir et les occuper à un travail utile. Elle en a fait de même à Melbourne, où elle a d'abord loué puis acheté deux maisons dans les faubourgs pour y recueillir les Madeleines.
En ville je demande à l'hôtel, dans les magasins, aux personnes du peuple, ce qu'ils pensent de l'armée du salut: It is a little funny (c'est un peu burlesque) dit-on généralement, mais il y a du bon. On dit des choses justes, et plusieurs en sont frappés et se corrigent.
Je vois partout des gens portant ostensiblement à la boutonnière un ruban bleu; c'est la confrérie du blue ribbon. Comme les Nazaréens, ils prennent l'engagement de ne jamais rien boire de ce qui peut enivrer: ils sont déjà plus de 20,000.
Avant de quitter la Tasmanie, il est bon de dire ce qu'a été et ce qu'est cette colonie.
L'île de Tasmanie est située entre le 40° 15' et 43° 45' latitude sud; et entre le 144° 45' et le 148° 30' longitude est. Elle est séparée de l'Australie par le détroit de Bass, large de 120 milles. Le Pacifique la baigne à l'Est et l'océan Indien à l'ouest. Tasman, navigateur hollandais, qui la découvrit, l'appela d'abord Terre de Van Diémen, du nom du gouverneur de Batavia; au XVIIe siècle; plus tard, avec plus de justice, elle fut appelée du nom de son inventeur, Tasmania. Sa plus grande longueur est de 230 milles et sa plus grande largeur de 190. Sa surface est de 24,000 milles carrés, soit 4,000 milles carrés de moins que l'Irlande. Elle compte plus de 16,000,000 d'acres ou arpents. L'île est montagneuse; quelques pics atteignent jusqu'à 2,000 mètres. Elle a plusieurs lacs sur les hauts plateaux d'où coulent ses rivières. Les principales sont le Derwent, sur lequel se trouve Hobart, la capitale. Son estuaire forme un des plus beaux ports de l'hémisphère sud; vient ensuite dans le nord la rivière Tamar, sur laquelle se trouve Lanceston; elle a 45 milles de long. Le Davey et le Huon dans le sud sont aussi navigables, et dans le détroit de Bass seulement, se déversent 16 rivières; 55 îles entourent la Tasmanie et font partie de la colonie; elles sont surtout habitées par des métis qui vivent de la pêche de la baleine. L'île est divisée en 16 comtés et en 32 districts électoraux; elle a 21 municipalités élues.
Tasmanie.—Fougères arborescentes.
Le climat est très sain, la mortalité n'est que de 14 par 1,000. La moyenne barométrique de ces trente-cinq dernières années a été de 29,821 et la moyenne thermométrique de 55,41 Farenheit; la moyenne des jours de pluie 12, et la moyenne d'eau 2 pouces. Les vents dominants sont le nord-est et le sud-ouest, avec une force moyenne de 64 liv. par pied carré. L'hiver, la neige couvre ordinairement ses montagnes.
La colonie de Tasmanie, comme celle de la Nouvelle-Galle du sud et du Queensland, a commencé par les convicts. Les premiers criminels y arrivèrent de Sydney en 1803 avec le capitaine Bowen, qui s'établit à Risdon, sur le Derwent, un peu au-dessus du lieu où s'élève aujourd'hui la ville de Hobart. La population, au 31 décembre 1882, comptait 122,500 habitants, sur lesquels 64% savent lire et écrire, et 8% lire seulement.
Le gouvernement est constitutionnel. Un gouverneur, nommé par la reine, reçoit de la colonie 3,500. l. stg. l'an, plus 1,000 l. stg. pour frais de représentation. Le Conseil exécutif comprend les ministres de la Couronne, passés et présents: ils ont le titre d'honourable. Le cabinet comprend quatre ministres salariés; les deux chambres sont électives; elles s'appellent le Conseil législatif et l'Assemblée. Le Conseil législatif est composé de 16 membres, qui sont élus pour 6 ans; ils doivent être nationaux ou naturalisés, et avoir 30 ans d'âge. Les électeurs du Conseil législatif doivent être nationaux ou naturalisés, avoir 21 ans, et posséder une propriété d'un revenu de 750 fr. l'an, ou payer un loyer de 5,000 fr. pendant au moins cinq ans. Sont aussi électeurs les avocats, avoués, médecins, officiers de terre et de mer en retraite, et les ministres du culte en fonction.
L'Assemblée est composée de 32 membres, élus pour cinq ans; ils doivent avoir 21 ans, être nationaux ou naturalisés. Les électeurs de l'Assemblée doivent avoir 21 ans, être nationaux ou naturalisés, posséder une propriété de la valeur de 1,250 fr. ou occuper une maison rapportant 175 fr. l'an, ou payer un loyer 175 fr. l'an, ou gagner un salaire de 2,000 fr. l'an qui ne soit pas payé par semaine, ou avoir une profession libérale ou être officier de l'armée ou de la marine en retraite.
Les électeurs inscrits pour le Conseil législatif sont au nombre de 3,380; ceux inscrits pour l'Assemblée sont 16,420.
Les principaux produits sont l'étain, l'or, la laine, le blé, l'avoine, l'orge, les pommes de terre, les bois de construction, le houblon, les fruits et conserves de fruits, l'huile de baleine, etc.
L'étain et l'or exportés dans les cinq dernières années atteignent 2,278,625 l. stg., et la laine 2,449,921 l. stg. L'extension que prend l'industrie minière, où les ouvriers sont payés 10 à 12 schellings par jour, a fait un peu délaisser l'agriculture. Néanmoins, elle fournit encore aux besoins de la colonie, et a exporté l'an dernier pour 23,726 l. stg. Le bois de construction exporté en 1881 atteint la valeur de 56,605 l. stg; 668,846 livres de houblon ont été récoltées en 1881, et on en a exporté pour 23,663 l. stg. Les conserves de fruits exportées en 1881 atteignent la valeur de 194,566 l. stg. Dans la même année, dix navires, occupés à la pêche de la baleine, ont rapporté 316 tonnes d'huile, évaluées à 22,120 l. stg. La Tasmanie possède aussi du charbon, du shale ou charbon à pétrole, des pierres de construction, des ardoises, des marbres, de la terre glaise, du fer, du sable à verre, du plomb argentifère. L'industrie comprend des brasseries, des briqueteries, fabriques de souliers, pulvérisation des os, fabriques de chandelles, de savons, de voitures, d'habits, de fromages, tanneries, teintureries, chapelleries, poteries, scieries, imprimeries, fonderies, filatures de laine. Le gouvernement donne des prix pour l'encouragement et la diffusion de l'industrie. L'importation pour 1881 a atteint 1,431,444 l. stg., et l'exportation 1,555,576 l. stg. Dans la même année, 694 navires, avec un tonnage de 192,024 tonnes, sont entrés dans les ports de la Tasmanie.
Il y a 5 banques dans la colonie. Le revenu de la propriété urbaine et rurale est estimé à 714,112 l. stg.; l'accroissement annuel est d'environ 19%.
Pour utiliser les terres de la Couronne, on a adopté le système de sélection. Chaque sélecteur peut choisir 320 acres de terre au prix de 1 l. stg. l'acre, payable en 14 ans. S'il se libère d'avance, on lui tient compte de l'intérêt à 5% l'an. Le sélecteur est tenu d'occuper la terre personnellement ou par représentant jusqu'à complet paiement.
Le gouvernement favorise l'immigration de plusieurs manières. Chaque résident en Tasmanie a le droit de désigner tous les ans 20 adultes qu'il désire amener dans la colonie en payant le prix du passage fixé à 125 fr. pour chaque homme, à 75 fr. pour chaque femme, et à 150 fr. pour chaque couple marié. Ces immigrants doivent être sains de corps et d'esprit, ne pas dépasser 40 ans, ou 45 s'ils sont mariés, et appartenir aux classes d'agriculteurs, ouvriers ou domestiques. Les enfants accompagnant leurs parents, et au-dessous de 3 ans, ne paient aucun droit de passage. Ceux entre 3 et 12 paient moitié prix; au-dessus de 12 ans ils paient comme les adultes. Ces immigrants doivent être examinés et approuvés par l'agent d'immigration à Londres.
L'immigrant ainsi importé s'oblige à rester 4 ans au moins dans la colonie, et s'il quitte avant, il doit payer au bureau d'immigration le 1/4, la 1/2, le 1/3, ou tout le prix de passage, fixé à 18 l. stg., selon qu'il quitte la 1re, 2e, 3e ou 4e année.
Les immigrants qui arrivent à leurs frais ont droit de demander une surface de terre de la valeur de 18 l. stg. pour chaque personne au-dessus de 15 ans, et de la valeur de 9 l. stg. pour chaque enfant.
Tout immigrant venu en 1re ou 2e classe a droit de choisir gratuitement dans l'année 30 acres de terre pour lui, 20 pour sa femme, et 10 pour chaque enfant. Après 5 ans de séjour, l'immigrant reçoit le titre de propriété, et, s'il meurt avant, son droit passe aux héritiers, pourvu que sur la terre on ait fait des améliorations correspondant à 1 l. stg. par acre.
En 1882, il y avait en Tasmanie 28,000 chevaux, 130,000 bœufs, 2,000,000 de moutons, 2,000 chèvres, 50,000 porcs, 5 mules et 8 ânes. Les mérinos de Tasmanie sont fort renommés; quelques-uns de ces béliers se vendent jusqu'à 600 guinées, plus de 15,000 fr. La Tasmanie est reliée à l'Australie par un câble sous-marin. Plusieurs steamers vont chaque semaine d'une île à l'autre, et de Tasmanie en Nouvelle-Zélande. Le réseau de chemin de fer continue à s'étendre. On dépense tous les ans de fortes sommes pour multiplier les routes. La poste et le télégraphe unissent au centre les plus petites localités.
L'instruction est obligatoire; les parents sont obligés d'envoyer les enfants à l'école sous peine de 50 fr. d'amende, à moins qu'ils ne soient malades, empêchés, ou instruits chez eux. L'enseignement des écoles publiques est unsectarian, c'est-à-dire qu'on ne donne aucun enseignement religieux. Les catholiques, tout en payant la contribution afférente à l'enseignement, ont leurs écoles privées, où leurs enfants reçoivent aussi renseignement religieux.
Le revenu de la colonie pour 1884 est estimé à 572,378 l. stg., et provient en grande partie des droits de douane. La dépense est estimée à 503,531 l. stg. La dette publique est de 2,391,500 l. stg., soit 18 l. stg. 1/2 par tête d'habitant.
Les naturels de l'île sont complètement éteints. La dernière indigène, Lalla Rookh, est morte il y a 3 ans. Il est bon de mentionner ici leur triste histoire. Après Tasman, l'île fut visitée le 4 mars 1772 par le Français Marion de Fresnes. Il fut reçu à coup de pierres et de lances, et une décharge des matelots tua plusieurs sauvages. Le capitaine Cook la visita en 1777, et y laissa des porcs, des vignes, des oranges, des pommes, des prunes, des oignons et des pommes de terre. Cook donne la description de leurs femmes nues et tatouées, avec leurs têtes rasées, vivant comme des bêtes.
Le capitaine Flinders, en 1798, fut aussi mal reçu, mais le capitaine de Surville, qui aborda à Doubtless-bay, eut de la nourriture et de l'eau.
L'introduction des criminels rendit la condition des indigènes encore plus misérable. Les évadés s'étaient formés en troupes de vrais, bandits, connus sous le nom de bushrangers, pillant et massacrant aussi bien les blancs que les noirs. Les indigènes prirent en haine les blancs, et ne pouvant leur résister ouvertement, les prenaient en détail en embuscade.
Le gouverneur faisait des proclamations qui ne servaient à rien, car les noirs ne savaient pas lire. Il prit alors le parti de les exhiber en peinture. On y voyait des noirs tuant des blancs à coup de lance et les pendant aux arbres; puis des femmes blanches donnant leurs soins à des enfants noirs. Ceci ne produisit guère plus d'effet. Les bushrangers commettaient des crimes horribles, et les noirs, sous la conduite de deux des leurs, Jack et Mosquito, prenaient leur revanche sur tout ce qu'ils trouvaient de blancs, sans épargner femmes et enfants. Des soldats furent envoyés à leur poursuite; ils surprirent une réunion de noirs durant la nuit et en tuèrent un grand nombre. Un soldat prit un enfant et dit: Si tu n'es pas méchant maintenant, tu le seras un jour. Et il lui brisa la tête contre un arbre. La lutte devint féroce. Jack et Mosquito furent pris couverts de blessures et pendus. Mais la guerre ne finit point pour cela: 3,000 blancs partirent en campagne et étaient arrivés à cerner les noirs, lorsqu'un individu se mit à crier: Voilà, voilà du bruit dans ce buisson, feu! feu! On se rassemble, on fait feu, et on s'aperçoit qu'on a tué une pauvre vache qui paissait paisiblement. Pendant ce temps les noirs purent s'enfuir en masse, et les choses étaient à recommencer. Alors, un nommé Robinson, mécanicien, demanda l'autorisation d'aller sans armes auprès des noirs pour les engager à faire la paix. On se moqua de lui, mais on le laissa aller. Ceci se passait en 1830. Les pauvres noirs se mouraient de faim, car leurs plantations étaient dévastées.
Il prit avec lui deux noirs, visita les tribus de quelques îles, et obtint leur acquiescement. Il retourna en Tasmanie, vit les tribus les unes après les autres, faillit plusieurs fois être tué; mais il fut toujours préservé. Lorsqu'il arriva à la dernière tribu, la plus féroce, il était accompagné de deux blancs et de quelques noirs. À leur approche, 150 chiens donnent l'éveil, la tribu est sur pied et en armes; Montpeliata, leur chef, lève sa lance longue de 6 pieds, les femmes portent aussi des paquets de lances. Robinson s'arrête et attend son sort. Son compagnon lui dit: Je pense que nous serons bientôt dans la résurrection,—je le crois aussi, fut sa réponse.
Les guerriers s'avancent et Montpeliata crie aux étrangers: Qui êtes-vous?—Nous sommes des amis. Où sont vos armes?—Nous n'en avons point. Le sauvage se ravise et dit: Où sont vos piccaninnies (vos pistolets)?—Nous n'en avons point. À ce moment, se fit une pause solennelle; un mot du chef et les guerriers allaient se jeter sur les étrangers et les transpercer. Quelques-uns des leurs le comprennent et s'enfuient.—Revenez ici, crie Montpeliata. Ce fut le premier rayon d'espoir. Les femmes à leur tour se mettent à jaser et le chef se dirige vers elles. Une consultation s'en suit, et les femmes lèvent trois fois les mains en l'air poussant le cri de paix. Les lances tombent, on se tend les mains, on s'embrasse. Robinson retourne à Hobart, on le fête, on le proclame pacificateur et libérateur de la colonie. Il avait obtenu, en effet, par la force morale, ce que les armes n'avaient pu obtenir.
Les noirs furent transportés à l'île Flinders par les soins du gouvernement. Cette île a 40 milles de long sur 18 de large. Les transportés reçurent toutes sortes d'attentions et tout le nécessaire à la vie: ils avaient leurs huttes, leurs jardins, leurs missionnaires, leurs juges. Néanmoins ils s'éteignaient rapidement et mouraient de nostalgie; ils voyaient de loin leur pays et soupiraient après le retour. Ils furent bientôt réduits à 50 personnes: 22 femmes, 12 hommes et 16 enfants; et on les transporta à Oyster cove, près de Hobart; mais là encore ils occupaient l'ancien local des convicts, ce qui était bien fait pour rappeler leur captivité. M. Clarke, un de leurs catéchistes, s'était fait leur père. Après sa mort, la tristesse saisit encore plus les malheureux survivants. En 1854, ils n'étaient plus que 3 hommes, 11 femmes et 2 enfants. On leur laissait donner des alcools et des liqueurs; c'était leur poison. Une de ces malheureuses se plaignait en ces termes: «À l'île Flinders, nous avions des amis; nous n'en avons plus ici; là, on prenait soin de nous, ici on nous jette à l'écume de la société (faisant allusion aux convicts). Il serait mieux que quelqu'un vienne nous lire et prier avec nous; par contre, nous sommes tentés de boire et personne ne s'occupe de nous.»
Tasmanie.—Port Arthur.—Ancienne prison des convicts.
Bientôt il ne resta plus que deux survivants: le roi Billy et sa femme. Celui-ci était un habile pêcheur de baleines, mais lorsqu'il recevait sa paie, il s'empressait de s'enivrer. Il mourut à la fin du choléra en 1869. La dernière survivante, Truganina ou Lalla Rookh, fut recueillie par Mme Dandridge. Elle racontait souvent les épisodes tragiques des dernières guerres, et comment elle avait vu périr toute sa race. Elle mourut elle-même à la fin, il y a 3 ans. Triste histoire, qui est en train de se reproduire pour toutes les races de l'Océanie!
14 décembre.—À 5 heures du matin je rédige mon journal, et à 10 heures je suis sur le Flinders, navire de la Tasmanian Cy, qui doit me transporter à Melbourne. Les cabines sont au complet. Le steamer quitte lentement et avec précaution le quai où il était amarré; la rivière forme bientôt un détour dangereux. Nous descendons le fleuve dans ses tours et détours parsemés d'îles gracieuses. La contrée est tantôt en plaine, tantôt accidentée, tantôt couverte de gazon, tantôt boisée d'eucalyptus. Vers 2 heures nous apercevons à gauche la cheminée fumante des mines de quartz aurifère de Beaconfield; puis la rivière s'élargit, et à son embouchure un promontoire me rappelle celui d'Antibes.
À 2 heures nous sommes en pleine mer, elle est fort houleuse; tous les passagers sont malades et gardent le lit. La tempête dure toute la nuit, mais le matin de bonne heure nous apercevons la grande terre: c'est l'Australie![Table des matières]
CHAPITRE XXVI
Australie.
L'Australie. — Situation. — Surface. — Histoire. — Les convicts. — Les explorateurs. — Les chemins de fer. — Le télégraphe. — Les banques. — Journaux. — Gouvernement. — Population. — Conformation. — Géologie. — Minéraux. — Faune. — Bétail. — Produits. — Exportation. — Importation. — Agriculture. — Religion. — Instruction publique. — Armée. — Marine. — Navigation. — Revenu. — Dépense. — Les indigènes. — Races, origine, croyances, mœurs et usages.
On comprend sous le nom d'Australasie, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Tasmanie et les îles adjacentes. Nous avons fait connaître la Nouvelle-Zélande et la Tasmanie. Nous allons parler de l'Australie. Elle est la plus vaste des îles du globe. Sa plus grande longueur est de 2,400 milles, sa plus grande largeur de 1,971 milles.
L'étendue de ses côtes est de 7,750 milles; sa surface de 3,000,000 de milles carrés, soit environ 2,000,000,000 d'arpents. Elle est 26 fois aussi vaste que la Grande Bretagne et l'Irlande, presque 6 fois aussi grande que l'Hindoustan, et de 1/5 seulement plus petite que l'Europe.
Elle est située au sud-est de l'Asie, entre le 10° 39' et 39° 11'-1/2 latitude sud; et entre les méridiens 113° 5' et 153° 16' longitude est de Greenwich. Elle est baignée au nord par les eaux du détroit de Torres qui la sépare de la Nouvelle-Guinée, par l'océan Indien et les eaux du golfe de Carpentaria, et la mer d'Arafura. Au sud, elle confine au détroit de Bassus qui la sépare de la Tasmanie, et à l'océan Pacifique sud; à l'est, elle est baignée par l'océan Pacifique, et à l'ouest par l'océan Indien.
En jetant les yeux sur la carte, on voit qu'on peut la diviser en 3 parties: l'Est, qui comprend les 3 colonies de Victoria, Nouvelle-Galle du Sud et Queensland; le centre, qui comprend la colonie du Sud-Australie et son territoire du nord; l'Ouest, qui comprend la colonie de l'Australie-Ouest. Si on divise le sol en 100 parties égales, Victoria en comprend 3, la Nouvelle-Galle du Sud 10, Queensland 23, l'Australie du Sud 30 et l'Australie Ouest 34. La distance qui sépare l'Australie de la France est d'environ 11,000 milles (le mille marin est de 1,852 mètres).
L'Australie fut d'abord visitée au xvie siècle par les Portugais, qui l'appelèrent Java la Grande; des cartes manuscrites en langue portugaise, portant la date de 1531 et 1542, en font foi. En 1606, le Portugais Fernand de Quiros l'aperçut et l'appela Terra Australia, et dans la même année, Louis Vaez de Torres, qui faisait partie de la même expédition, passe par le détroit qui porte son nom. Vinrent ensuite les Hollandais qui l'appelèrent Nouvelle-Hollande. En 1770, le capitaine Cook à son tour y aborda et en prit possession en hissant le pavillon anglais.
Le premier établissement fut formé à Botany-Bay dans la Nouvelle-Galle du Sud en 1788. En 1803, le lieutenant Bowen amena des convicts de Sydney en Tasmanie. En 1825, on forma à Moreton-Bay un autre établissement qui devint en 1859 la colonie de Queensland. En 1829, on commença un établissement nouveau à Swan-River (Australie Ouest) qui fut colonie pénitentiaire de 1851 à 1868.
Victoria ou Port Philipp fut colonisé par les Tasmaniens en 1835, et déclaré colonie indépendante en 1851. On y avait essayé une colonie pénitentiaire dès 1803. L'Australie du Sud fut colonisée par des émigrants anglais en 1836.
Depuis le comte Philipp en 1788, jusqu'à Frank Hanu en 1881, de nombreux explorateurs ont parcouru le pays dans tous les sens, et plusieurs ont péri victimes de leur patriotisme. Parmi les plus célèbres, on cite: le capitaine Barker, sir George Grey, Ludwig Leichhardt, qui dans la seconde expédition ne revint plus; Sir Thomas Mitchell, Kennedy, Gregory, Stuart et Burke. Ce dernier, en 1860, partit de Melbourne et réussit à atteindre le golfe de Carpentaria, après avoir traversé toute l'île. À son retour à Cooper Creek, dont il avait fait son lieu de ravitaillement, il trouva que ses compagnons avaient quitté la place 7 heures avant, en emportant les provisions. Il mourut de faim, lui et ceux qui l'accompagnaient, à l'exception de King, qui fut trouvé exténué, vivant de racines avec les sauvages.
Les nombreuses expéditions qui furent envoyées à la recherche de Burke aidèrent beaucoup à la découverte du pays.
En 1862, Stuart traversa l'île du nord au sud, depuis Adélaïde jusqu'au golfe de Van Diémen. Quelque temps après le gouvernement de l'Australie du Sud établit sur cette route une ligne télégraphique de 2,000 milles. Elle se soude à Port Darwin au câble qui passe par Java, et se rallie aux Indes. De divers points de cette ligne télégraphique, à différentes époques, d'autres explorateurs s'acheminèrent vers l'ouest, traversant à des latitudes différentes toute l'Australie Ouest. D'après leur récit, un désert pierreux s'étendrait au centre, entre l'Australie Ouest et l'Australie Sud; ils ont aussi rencontré des lacs nombreux. Le reste est du bon terrain, propre à la culture et à l'élevage. Le gouvernement de l'Australie du Sud construit en ce moment un chemin de fer, le long du télégraphe, entre Adélaïde et Port Darwin; les travaux se poursuivent des deux côtés, et dans quelques années, la locomotive traversera la grande île, non seulement du sud au nord, mais en plusieurs autres directions. En 1881, le gouvernement de Queensland a fait étudier une ligne qui irait de Roma au centre de la colonie, jusqu'au golfe de Carpentaria. Les explorateurs purent conduire avec eux un petit char. Une grande discussion agite en ce moment la colonie. Des compagnies proposent d'exécuter ces lignes de railway, moyennant la cession d'une quantité de terres, d'après le système américain, mais la population ne veut pas que les railways servent à enrichir quelques compagnies, et insiste pour que l'opération soit faite directement par la colonie.
Melbourne, capitale de Victoria, est déjà reliée par un railway à Sydney, capitale de la Nouvelle-Galle du Sud, et le sera bientôt à Adélaïde, capitale de l'Australie du Sud. Sydney sera aussi, sous peu de temps, reliée à Brisbane, capitale du Queensland, et de nombreux tronçons ont déjà franchi les montagnes Bleues et s'avancent de toutes parts vers l'intérieur. Les lignes ouvertes atteignent déjà environ 10,000 kilomètres. Plus de 60,000 kilomètres de lignes télégraphiques servent aux communications; 22 banques, entre capital et dépôts, opèrent sur une somme de cent millions de livres sterling, soit 2 milliards 1/2 de francs. La presse compte 640 journaux.
En fait de gouvernement, chaque colonie est indépendante. Elle a à sa tête un gouverneur nommé par la Reine et payé par la colonie. Suivant le système des gouvernements constitutionnels, le pouvoir est exercé par le conseil des ministres; ceux-ci doivent avoir la confiance des Chambres. Les deux Chambres, appelées Conseil législatif et Assemblée, sont toutes deux élues dans quelques colonies. Dans d'autres, l'Assemblée seule est élue et les membres du Conseil législatif sont nommés par le gouverneur; celui-ci a le droit de dissoudre l'Assemblée et d'opposer son veto, au nom de la Reine, aux lois qui ne lui sembleraient pas conformes à la justice ou à l'utilité publique.
La population, qui était de 1,000 personnes à Botany-Bay en 1788, atteint aujourd'hui près de 3,000,000. Le plus grand nombre sont d'origine anglaise et irlandaise; viennent ensuite les Allemands, et environ 40,000 Chinois. Les naissances dépassent de deux tiers le montant des décès. Elles atteignent une moyenne de 36 par 1,000 pendant qu'elles ne sont que 35 par 1,000 en Angleterre. Les décès sont de 14 par 1,000 pendant qu'ils sont de 22 par 1,000 en Angleterre. Les mariages atteignent le chiffre de 7 par 1,000. L'excès des immigrants sur les émigrants est d'une moyenne annuelle de 20,000.
Le climat est tempéré dans le sud, chaud vers le nord. Le manque de hautes montagnes et de grandes rivières rend le pays sujet à des sécheresses qui occasionnent parfois de grandes pertes de bétail.
Quant à la conformation et à la géologie, l'Australie est un immense plateau élevé à 2,000 pieds environ sur le niveau de la mer vers l'est, et de 1,000 pieds vers l'ouest, avec une bande de terrain plat entre ce plateau et la mer. Vers le sud-est, il y a une surélévation qui constitue les Alpes australiennes, dont les pics les plus élevés atteignent 2,300 mètres ou 7,000 pieds. Les rivières qui partent de ces montagnes convergent généralement à l'ouest, où le plateau est moins haut. Vers l'intérieur, les eaux pluviales se ramassent dans des lacs généralement salés; là le sol est un composé de désagrégations granitiques qui forment un désert sablonneux. La bande de terre plate entre la mer et les plateaux est généralement granitique. Le granit forme aussi la base des Alpes australiennes.
Dans certains endroits, le granit est remplacé par des stratifications palœzoïques, la plupart en forme de schiste et presque verticales. Vers l'est et le sud, dans la bande de terre plate, on trouve des bassins de charbon, gisant sur les rocs plus anciens granitiques et palœzoïques. Sur le bord de cette bande de terre, on voit généralement une pierre sablonneuse en stratifications obliques. Dans l'intérieur, les laves volcaniques tertiaires, les sables, les marnes, sont communes et bien fournies de fossiles.
Vers le sud, la terre est formée de roches tertiaires représentant tous les dépôts européens depuis l'éocène.
Dans le granit australien, on trouve des veines riches en minerai, et spécialement en or. On rencontre aussi l'étain emporté et lavé par l'eau dans les dissolutions de granit. Dans le Sud-Australie, on trouve de riches veines de sulphide de cuivre dans des rocs qui sont, probablement de l'âge cambrian. On ne remarque en Australie aucune trace indiquant qu'elle ait participé à l'âge de glace; on pense généralement qu'elle est de formation récente et qu'elle est sortie de l'Océan à la suite de bouleversements volcaniques. Des fossiles d'animaux, on conjecture que le climat a dû être anciennement plus chaud.
Pour la faune, l'Australie présente la spécialité des marsupiaux, dont le kanguroo et l'opossum sont les principales variétés parmi les cent dix connues. Il y a aussi 24 espèces de chauves-souris, un chien sauvage, 30 espèces de rats et souris, et une grande variété de baleines, de phoques et de marsouins. Les marsupiaux, qui sont les plus anciens mammifères, ont laissé des fossiles qui prouvent qu'ils ont atteint anciennement jusqu'à la grosseur du rhinocéros. Il y a 630 espèces d'oiseaux, dont le plus grand est l'Ému ou autruche australienne. Plusieurs, comme l'oiseau à lyre, le dindon des forêts et divers perroquets, sont spéciaux à l'Australie. On compte plus de 60 espèces de serpents, la plupart venimeux.
Cent quarante espèces de lézards, parmi lesquels l'iguana atteint de vastes proportions. Les insectes de toute qualité sont nombreux, mais spécialement les moustiques.
En fait de produits, l'Australie abonde en minerais d'or, de cuivre, d'étain et autres métaux. L'or a été d'abord découvert en mai 1851 en Nouvelle-Galle du Sud, puis en Victoria, en Queensland et dans les autres colonies. On calcule que les mines d'or d'Australie ont déjà produit plus de 70 millions d'onces, évalués à environ 277 millions de livres sterling, presque 7 milliards de francs. Dans ce chiffre, la colonie de Victoria entre pour 2/3.
On trouve aussi le charbon en grande quantité au-delà des montagnes Bleues et à Newcastle (New South Wales). On en découvre beaucoup en Queensland. Dans ces deux colonies, il y a aussi de grandes quantités d'étain.
La laine forme le produit principal de l'Australie; elle est la meilleure connue. Il y avait plus de 60,000,000 de moutons dans le pays en 1882, sans compter les 2,000,000 de la Tasmanie et les 13,000,000 de la Nouvelle-Zélande. Il y avait en outre plus d'un million de chevaux sans compter les 25,000 de Tasmanie et les 180,000 de la Nouvelle-Zélande. Les bêtes bovines atteignaient le chiffre de 7 millions 1/2 et dépassaient 122,000 en Tasmanie et 700,000 en Nouvelle-Zélande.
Le nombre des porcs atteignait 500,000 et était d'environ 50,000 en Tasmanie et 200,000 en Nouvelle-Zélande.
On exporte beaucoup de suif, des peaux, de la viande congelée ou conservée en boîtes, de blé, de coton, de tabac, de sucre et de vin.
L'exportation pour 1882 atteint environ 43,000,000 de l. stg., plus de 1 milliard de francs. L'importation s'élève à la même date à environ 54,000,000 de l. stg. pour la seule Australie.
L'agriculture se développe aussi tous les jours. En 1881, il y avait environ 7 millions d'arpents de terre cultivée, dont la moitié à peu près en blé, donnant 31 millions 1/2 de boisseaux. Environ 400,000 acres ou arpents donnaient 10 millions de boisseaux d'avoine; 152,000 acres en orge produisaient environ 3,000,000 de boisseaux; 174,000 acres en maïs produisaient environ 6,000,000 de boisseaux; 38,000 acres d'autres céréales diverses donnaient 615,000 boisseaux; 109,000 acres de pommes de terre produisaient 355,000 tonnes; 770,000 acres en foin donnaient 887,000 tonnes; 15,000 acres en vignes donnaient 1,654,000 gallons de vin (le gallon équivaut à environ 4 litres 1/2). Il y avait eu en plus 598,000 acres semées en herbe, et 1,237,000 acres en produits divers. Le blé donnait une moyenne de 9 boisseaux 1/2 l'acre, l'avoine 26, l'orge 19, le maïs 34, les pommes de terre 3 tonnes 1/2, le foin 1 tonne 1/6.
La quantité de terre de la Couronne aliénée jusqu'en 1880 dépassait 80,000,000 d'acres ou arpents. Le prix varie de colonie à colonie; la moyenne atteint presque 1 l. stg. La terre restant disponible comprenait environ 2 milliards d'arpents.
Sous le rapport religieux, les 2/3 de la population sont protestants. Parmi eux, les plus nombreux sont les épiscopaliens, qui ont 12 diocèses; puis viennent les presbytériens, les wesleyens méthodistes, les congrégationnalistes, les luthériens et protestants allemands, les baptistes, les juifs, les méthodistes primitifs, les bibliques, l'Église du Christ, les unitariens, les presbytériens libres, etc. Les catholiques romains forment environ le 1/3 de la population; ils sont gouvernés par 2 archevêques: Sydney, et Melbourne, et par 11 évêques, siégeant dans les villes ci-après: Adélaïde, Armidale, Ballarat, Bathurst, Brisbane, Queensland nord, Goulbourn, Maitland, Perth, Port Victoria, et Sandhurst. Il y a aussi quelques mahométans, des confuciens et des payens. Les églises et les chapelles sont partout fort nombreuses, chaque congrégation voulant avoir la sienne. L'instruction religieuse ayant été bannie de l'enseignement officiel, on y supplée au moyen de nombreuses écoles dominicales qui font sentir leur action bienfaisante.
L'enseignement supérieur est donné dans les 3 universités de Sydney, Melbourne, Adélaïde, qui confèrent les grades universitaires comme en Europe. Il y a un collège militaire à Sandhurst; des musées et des écoles techniques à Sydney et à Melbourne. L'instruction secondaire a de nombreux collèges officiels et libres: l'enseignement primaire est libre pour le maître et obligatoire pour l'élève. On compte en outre plusieurs sociétés scientifiques, parmi lesquelles la Société royale de New-South-Wales est la principale. Chaque ville un peu importante a sa bibliothèque publique. Il y a dans toutes les capitales de superbes jardins botaniques et des musées bien complets pour toutes les branches de l'histoire naturelle.
L'astronomie possède 3 observatoires bien aménagés à Sydney, Melbourne, Adélaïde. À Melbourne, le télescope, un des plus grands du monde, a une lentille de 4 pieds de diamètre. Les observations météorologiques sont recueillies par ces observatoires et par de nombreuses stations dans toutes les autres colonies, y compris la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. Elles sont échangées par le télégraphe, et transmises tous les jours au public par la presse. Il y a enfin des sociétés de géographie, d'agriculture, d'horticulture et autres pour l'avancement de ces diverses branches.
Les capitales sont défendues du côté de la mer par des batteries, et des bateaux torpilles. La colonie de Victoria a 3 navires de guerre, parmi lesquels un cuirassé, et elle vient d'en acheter d'autres; Sydney en a un, et Adélaïde en a acheté un récemment. Tous ces navires, y compris celui de la Nouvelle-Zélande, sont maintenant réunis à Hobart (Tasmanie) pour les manœuvres. Du côté de la terre, la défense repose sur des volontaires plus ou moins nombreux dans les diverses colonies.
Cinq compagnies de navigation font le courrier d'Europe en Australie. L'Oriental and Peninsular part d'Angleterre 2 fois le mois ainsi que l'Oriental. La première touche aux Indes à Colombo, la seconde va directement par Suez touchant à Naples, les lettres par cette voie ne mettent pas plus de 31 jours d'Australie à Londres. La British India part une fois par mois de Brisbane, passe par le détroit de Torres et touche à Batavia; la Pacific American part de San-Francisco chaque vingt-huit jours, touche à Auckland et arrive à Sydney; les Messageries maritimes partent de Marseille chaque 28 jours et arrivent en Australie, par Aden, Mahé, Réunion, Maurice. Le prix moyen du passage, en première classe, est de 1,600 fr.; la durée du trajet de 31 à 45 jours. Il y a en outre plusieurs autres Compagnies transportant voyageurs et marchandises, soit dans des bateaux à vapeur, soit dans des bateaux à voiles. En 1880, le nombre de navires ayant touché aux ports d'Australie, Tasmanie et Nouvelle-Zélande s'est élevé à 2,375, avec un tonnage de 277,191 tonnes. Dans ce chiffre, les steamers étaient 630 avec un tonnage de 76,257 tonnes, et les navires à voiles 1,745, avec un tonnage de 200,934 tonnes.