À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde. Tome 2: Équateur, Panama, Antilles, Mexique, Îles Sandwich, Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Australie.
États-Unis.—New-Mexico.—Big-Bow, chef des Kiowas.
Nous quittons le Texas et entrons dans le Nouveau-Mexique. Des officiers avec leurs femmes descendent sur divers points pour rejoindre Fort Stockton, Fort Davis et autres forts d'où ils surveillent la frontière et les Indiens.
À Murphysville je cherche la ville; je ne vois que 4 baraques. Elle viendra plus tard. La voie continue à monter; à Marpha nous sommes à 1,400 mètres d'altitude. L'air est pur et frais. Le soleil se drape de nuages de feu et disparaît. Je reprends mon lit. Au Paso del Norte, un embranchement rejoint les lignes du Colorado. La nature est toujours la même: le désert et le bétail.
À Demening, nous prenons les voyageurs qui descendent de Denver (Colorado), par Santa-Fé. Parmi eux je distingue un Jésuite qui arrive de Monaco pour enseigner la philosophie au collège de Santa Clara (Californie). Il m'apprend que leurs Pères chassés de France sont venus fonder un collège à la Nouvelle-Orléans. À Demening, on quitte le Nouveau Mexique et on entre dans l'Arizona. Cet État voisin de l'Utah commence à être envahi par les Mormons. L'apôtre Cannon, dans une récente conférence à leur tabernacle, à Salt-Lake-City, a ainsi établi leur dernier recensement. Les Mormons sont dans l'Utah 127,294 membres, représentant 22,000 familles; 37,000 ont moins de 8 ans. Durant les six derniers mois, il y a eu en Utah 2,300 naissances, dont 1,200 du sexe masculin et 1,100 du sexe féminin, et 782 décès. Pendant la même période, le nombre des membres nouvellement admis a été de 23,040. L'Église compte 12 apôtres, 58 patriarches, 3,885 seventies, 11,000 anciens, 1,500 évêques et 4,400 diacres. Les Mormons sont 2,264 en Arizona et le double en Idaho; 81 missionnaires ont été désignés pour propager la foi des Saints des derniers jours en Europe et en Amérique. La polygamie a été recommandée.
Trois arrêts de 20 minutes à trois stations, le matin, vers midi, et le soir, donnent le temps de prendre les repas. Parfois la salle du restaurant n'est qu'un wagon à côté de la voie. La nourriture laisse à désirer: viandes dures, soupe au poivre et légumes sans sel. On paie de 75 cents ou 1 dollar par repas, selon les stations, vin à part. La moindre bouteille coûte 5 fr. L'Américain ne reste jamais plus de 10 minutes à ses repas. On n'ose rester à table quand tout le monde est parti, de crainte que le train ne vous laisse. Le long de la route on voit des affiches indiquant l'hôtel à prendre à Sacramento, à Los Angeles ou autre ville à 1,000 milles de là. Nous laissons un embranchement qui va à Silver-City. Son nom indique les mines d'argent. Plusieurs y ont fait de rapides fortunes. Nous atteignons une espèce de désert argileux. Le mirage est tel que les montagnes éloignées nous paraissent fort près, et comme détachées du sol. À Bensan, nous laissons un embranchement qui descend à Guaymas, dans le golfe de Californie. Une affiche demande 500 ouvriers pour travailler au chemin de fer. Trois wagons amènent 150 coolies chinois qui puent l'opium. À Tucson, un Américain déguisé en Indien vend des bâtons de cactus, des curiosités indiennes, et de prétendues graines de fleurs diverses à 10 sous la graine. Parmi ces graines je distingue des pois-chiches.
Le 18 octobre, à 6 heures du matin, en me levant, je vois le Rio-Colorado à la station de Yuma. Cette rivière sépare l'Arizona de la Californie. Des bateaux à vapeur poussés par une grande roue à l'arrière le remontent depuis le golfe de Californie jusqu'ici à 80 milles, et jusqu'à 300 autres milles au dessus. À Yuma nous prenons l'heure de San-Francisco en reculant nos montres de 2 heures.
États-Unis.—Yuma.—Indiens de l'Arizona.
Des affiches et des programmes, qu'on nous distribue à l'hôtel, recommandent la station de Yuma pour les malades. Ces programmes disent que le thermomètre ne descend l'hiver qu'à quelques degrés au dessous de 0, et que l'été il ne dépasse pas 107° Farenheit, soit 34° centigrades. Bon pour se faire rôtir! La voie descend, et à Indio, elle est à 100 pieds sous le niveau de la mer. Nous sommes dans un désert, qui a 70 milles de large et 140 de long. Nous le suivons pendant longtemps; la poussière trouve moyen de pénétrer et de nous suffoquer dans le wagon malgré les doubles vitres. Toujours du sable et quelques buissons comme entre la Sierra-Nevada et les Montagnes Rocheuses. La voie recommence à monter. Nous sommes à 300 mètres d'altitude, lorsque nous voyons devant nous de hautes montagnes avec des forêts de sapin blanchies de neige. À certaines stations, je remarque des groupes d'Indiens, les uns nus, les autres vêtus. Leurs cheveux sont longs, noirs et épars, leur peau est rougeâtre. Quelques-uns ont le coutelas à la ceinture. Tous ces Indiens de l'Amérique du Nord ne peuvent pas toujours se comprendre entre eux par la parole, car ils parlent 76 dialectes différents. Toutefois ils s'entendent toujours parfaitement par signes. Ils s'appellent le jour en faisant un feu de branches vertes sous une couverture. En retirant la couverture, la colonne de fumée qui s'élève est le signe de ralliement. La nuit, ils font un feu d'herbes sèches. Un cavalier galopant rapidement en rond est le signe d'un danger. Quand ils marchent, ils tracent sur le sable des figures d'animaux, qui disent à ceux qui suivent ce qu'ils auront à faire. Quand ils se rencontrent, ils peuvent se raconter par signe l'action des ennemis, les épisodes d'un combat, etc.
À Colton, nous laissons un embranchement qui s'en va à San Diego, sur le Pacifique.[Table des matières]
CHAPITRE XV
La Californie. — Los Angeles. — La production de l'or. — Les produits agricoles. — Le papier-monnaie. — La vallée de Yosemity et les arbres géants. — Oakland. — San-Francisco. — La baie. — La crise. — Le nouveau traité avec la Chine et la question chinoise. — Les coolies et l'opium. — La richesse des États-Unis. — La rémunération du travail et du capital. — Les divorces et les avortements. — Les monopoles et la concurrence. — La population. — Importation. — Exportation. — Revenus. — Dette. — Chemins de fer. — Les Américains ne nous aiment pas. — Les réformes nécessaires pour former un peuple fort et sérieux.
Vers le soir, nous traversons de belles fermes, puis viennent les vignes, les fruits et les légumes; nous sommes à Los Angeles. La salle du restaurant est toute enguirlandée de fleurs. Un groupe de francs-maçons de l'Est a visité l'Ouest, et on les a fêtés. La petite ville de Los Angeles a ses maisons en bois et plusieurs églises; elle compte 20,000 habitants. Les Lazaristes y ont un collège. Elle centralise les produits de la région; partout d'immenses entrepôts de blé et de laine. On cultive maintenant la terre en Californie. Au début on n'y cherchait que l'or. L'or a presque toujours été l'attrait providentiel qui a amené les hommes dans les contrées nouvelles. Sans lui on n'aurait jamais pensé à les peupler. L'or attire l'homme comme le sucre les fourmis; quand les fourmis ont mangé le sucre, elles restent et font leurs maisons. On calcule que l'or employé aux arts atteint maintenant 80,000,000 de dollars. Les mines d'or de Californie entre 1850 et 1860 ont produit 610,000,000 de dollars. De 1860 à 1870, 369,000,000 de dollars, et de 1870 à 1880, 193,386,000.
Mais si elle produit moins d'or, la Californie donne tous les ans plus de produits agricoles. En 1880, elle a donné presque 2,000,000 de boisseaux de maïs (le boisseau équivaut à 35 litres); 30,000,000 de boisseaux de blé; 1,500,000 boisseaux d'avoine, et 12,500,000 boisseaux d'orge; ce qui vaut bien des millions de dollars. Ajoutez à cela 2,000,000 de livres de fruits, sans compter le vin. La production en augmente tous les ans; ainsi, seulement dans les premiers mois de 1883, l'exportation des fruits a déjà dépassé 14,500,000 livres. Sur ce chiffre, Los Angeles entre pour presque 5,000,000 de livres.
On fait la guerre à l'argent et on veut le démonétiser, mais c'est plutôt aux petits chiffons de papier, qu'on voit encore dans plusieurs États, qu'il faudrait faire la guerre. Ils communiquent la gale, se déchirent, se brûlent, se perdent, et c'est surtout le petit peuple qui en souffre le plus, car il n'a pas de coffre-fort pour les préserver des rats. Sur 46,000,000 de dollars de papier-monnaie aux États-Unis, environ 17,000,000 ne sont plus rentrés et ont été considérés comme perdus. Cela fait un joli profit pour l'État, et il en est de même pour les banques.
Los Angeles est la capitale du Sud et semble appelée à un grand avenir.
Le 19 octobre, à 6 heures 1/2 du matin, lorsque je quitte mon lit, le train arrive à Madera. C'est de là que part tous les matins la diligence pour Josemity-Valley. J'ai déjà dit dans mon voyage aux États-Unis[5] que dans les environs de cette curieuse vallée on voit les fameux big trees, sequoia gigantea qui ont 400 pieds de haut et 35 pieds de diamètre.
Plus loin, à Merced, nous déjeunons dans un hôtel élégant. Ensuite la voie traverse une plaine sablonneuse et sillonnée de petits cours d'eau. Elle atteint enfin la rivière Sacramento, que remontent de nombreux steamers, dont la seule roue, de grande dimension, se trouve à l'arrière. Nous commençons à voir de nombreuses cheminées indiquant la présence d'une population industrieuse. Nous sommes à Oakland (terre du chêne). La ville s'est encore étendue vers la colline depuis que je l'ai vue il y a 2 ans. En quittant le train nous prenons place dans la salle d'attente du pier (môle), et bientôt nous passons au premier étage de l'immense ferry-boat qui en 20 minutes nous déposera de l'autre côté de la baie.
Cette baie a 60 milles de long et 3 de large. Elle est donc plus grande que celle de Rio-Janeiro, mais elle est loin d'être aussi gracieuse. Ses rives sont nues, et ses quelques îles, des rochers arides, pendant qu'à Rio les bords et les îles sont revêtus d'une végétation tropicale.
San-Francisco, sur une langue de terre, entre la baie et l'Océan, est presque toujours enveloppée de brumes. Nous commençons par apercevoir les mâts des nombreux navires, puis les clochers et les maisons. À 2 heures 1/2 nous débarquons à Market street. Je dépose mes bagages au Palace-Hôtel, et je cours à la banque. J'y arrive au moment où l'on allait fermer la porte, mais assez à temps pour obtenir l'argent dont j'ai besoin pour atteindre l'Australie.
L'Américain est si pratique pour tout ce qui concerne l'argent, que je trouve dans un journal, sur un petit carré, la méthode pour calculer les intérêts depuis le 4 jusqu'au 20%. Une note au dessous dit: Coupe ce carré et colle-le dans ton chapeau.
Je passe ma soirée à voir les amis que j'avais connus il y a 2 ans. À la poste, je trouve de nombreuses lettres, et comme le navire part le lendemain, je n'ai que la nuit pour les lire et y répondre. Après 6 jours de diligence et plusieurs jours de railway, j'aurais bien voulu me reposer quelques jours, ou tout au moins quelques nuits; mais on ne fait pas toujours ce que l'on veut, et le plus souvent ce que l'on peut. Le travail est pour cette vie, l'éternité pour le repos.
Le lendemain, je parcourus encore une fois, avec plaisir, San-Francisco, cette immense et riche capitale de la Californie que j'ai décrite dans mon premier tour du monde. Je l'avais laissée sur une crise; elle en sort maintenant. Avant le chemin de fer, son port desservait une partie de l'intérieur; la voie ferrée lui a supprimé ce transit. Les mines ont été en partie délaissées. Malgré cela, son agriculture a fait face à tout, et le pays devient de plus en plus prospère. On cite plusieurs individus qui possèdent plus de 100,000,000 de dollars.
Une autre crise est à craindre par le manque de main-d'œuvre. En effet, depuis quelques mois est entré en vigueur le nouveau traité avec la Chine. En vertu de ce traité, ne peuvent venir aux États-Unis que les Chinois voyageant pour étude ou agrément, et les commerçants. C'est l'exclusion des coolies. On les déteste parce qu'ils font baisser les salaires, parce qu'ils restent Chinois, économisent et emportent l'argent.
L'immigration, qui l'an dernier atteignait encore près de 8,000 individus, est descendue de ce fait, cette année, à quelques centaines. Comment continuera-t-on à faire les chemins de fer et à ramasser les récoltes?
Les salaires sont assez chers et augmenteront encore.
On paie un journalier de 1 à 2 dollars par jour, un briquetier gagne de 2 à 3 dollars; les maçons, les peintres, les forgerons, de 3 à 4 dollars; les cordonniers, les tailleurs, 16 dollars par semaine; les garçons de ferme reçoivent de 20 à 30 dollars par mois, logement et nourriture en sus.
On cultive toujours plus les fruits et la vigne; je lis dans un journal l'avis d'un propriétaire indiquant qu'il a plus de pommes qu'il n'en peut recueillir, et invite le public à aller les prendre. Les pieds de vigne se plantent par millions, j'apprends avec plaisir que parmi les plus grands planteurs figurent plusieurs Français. Mais qui vendangera dans 3 ans?
On fait de grands efforts pour amener l'immigration européenne. En vertu de la loi d'homestead, tout individu qui déclare vouloir devenir citoyen américain reçoit gratuitement 160 acres de terre, à la condition qu'il y séjourne et la cultive pendant 5 ans. Les Compagnies des chemins de fer vendent leurs terres de 2 à 5 dollars l'acre; mais les immigrants sont attirés en route par d'autres États qui se les partagent. Le parti démocrate voudrait donc rappeler les Chinois.
Ceux-ci, au reste, cherchent à passer de contrebande. L'autorité chinoise n'est pas difficile à donner des certificats de commerçants; elle en donne aux vendeurs de fruits, de légumes et d'allumettes, et la police à San-Francisco est embarrassée. En somme, la question chinoise a changé de face, mais elle reste debout. Je ne puis voir un Chinois qui ne pue l'opium. À ce propos, je ne sais comprendre comment l'Angleterre, qui a été assez généreuse pour se mettre à la tête de la croisade contre l'esclavage, continue à empoisonner un peuple de 450,000,000 d'habitants avec sa drogue des Indes, et cela pour un simple gain matériel. En 1843, l'Angleterre importait, de contrebande, en Chine, 26,000 caisses d'opium. Après qu'en 1860, nous l'avons aidée à obtenir la libre entrée de l'opium, moyennant un droit de 30 taels (230 fr.) par picul (60 kilog. 1/2), l'importation a pris des proportions effrayantes. En 1873, elle atteignait 52,000 caisses au prix moyen de 3,200 fr. la caisse, et en 1881, elle représentait une valeur de 37,592,000 taels, environ 270,000,000 de francs. Je sais qu'il y a des âmes généreuses en Angleterre qui protestent contre cet empoisonnement d'un peuple qui est le quart de la race humaine. Je souhaite que leur action aboutisse bientôt à la suppression du scandaleux trafic, car si Dieu parfois paie tard, il paie toujours et il paie juste! Ce n'est jamais impunément qu'on viole la maxime de l'Évangile: Ne faites pas à autrui ce que vous n'aimeriez pas qu'on vous fît.
Les États-Unis se vantent d'être plus riches que la Grande-Bretagne. Leur richesse en terres, capitaux, chemins de fer, est évaluée à 50 milliards de dollars (250 milliards de francs) pendant que celle du Royaume-Uni n'atteint que 40 milliards. Par contre, la richesse en Angleterre atteint 1,160 dollars par tête d'habitants et seulement 995 dollars en Amérique. Quant à la rémunération du travail, d'après le Times de Londres, elle serait la suivante: Dans la Grande-Bretagne, sur 100 parts, 56 vont au travail, 21 au capital, et 23 au gouvernement; en France 41 vont au travail, 36 au capital et 23 au gouvernement; aux États-Unis 72 parts vont au travail, 23 au capital et 5 au gouvernement. Le gouvernement est donc 5 fois meilleur marché ici qu'en France et en Angleterre. En effet, presque pas d'armée, presque pas de marine. Ces milliers de bras qui languissent dans nos casernes et qui coûtent si cher sont employés ici au travail productif. Mais tout n'est pas parfait, et il y a aussi des taches de ce côté de l'Océan. Les divorces se multiplient dans une proportion effrayante, et la plaie des avortements criminels continue à s'étendre dans les États de l'Est. Sur les journaux, on voit des annonces comme celles-ci: Divorces, M. X..., rue ..., no ..., Attorney-at-laws, avis gratuits, 18 ans d'expérience...; affaires traitées légalement et sans bruit. Dans la ville de Philadelphie, on a découvert dernièrement 65 fœtus dans la maison d'un seul médecin!
Le suffrage universel, malgré une connaissance des affaires du pays plus répandue ici dans le peuple qu'en Europe, porte des fruits de corruption. Après la guerre de sécession, on a créé des impôts indirects et une armée de fonctionnaires pour les percevoir. Ceux-ci sont à la discrétion des gouvernants, et d'autre part le besogneux sera partout et toujours plus ou moins à vendre. Les grandes Compagnies de télégraphe, de chemins de fer, des eaux, du gaz, etc., et les banques font sentir le poids de leur monopole un peu partout. Heureusement on sait encore lutter dans ce pays. On est peu habitué à tout attendre du gouvernement, et la presse et la parole sont mises largement à profit contre les exploiteurs. Déjà on espère se débarrasser ici du joug des deux anciennes Compagnies de chemin de fer du Pacifique. La Central-Union et la South-Pacific s'étaient étendues; leurs tarifs étaient si exorbitants que les marchandises du Japon prenaient le chemin de l'Europe pour venir à New-York. Une troisième compagnie, la Northern-Pacific, a ouvert sa ligne, et une quatrième ligne directe de Saint-Louis à San-Francisco va être inaugurée incessamment. La Northern-Pacific refuse de se liguer avec les autres et la concurrence va faire son œuvre.
La population des États-Unis, qui en 1870 comptait 33,000,000 de blancs, 5,000,000 de nègres et 63,000 Chinois, en 1880 compte 43,000,000 de blancs, 7,000,000 de nègres et 100,000 Chinois. Ceux-ci ont donc augmenté en 10 ans de 66%; les noirs de 34% et les blancs de 29%. En suivant la même progression, en 30 ans on dépassera 100 millions. L'État de Californie, qui a presque la surface de la France, figure actuellement dans la population pour un peu moins d'un million. Pour tous les États-Unis en 1882, l'importation a atteint en chiffre rond 767 millions de dollars, et l'exportation 800,000,000 de dollars. Le revenu a été de 403,000,000 de dollars, et la dépense, sauf l'intérêt de la dette, de 186,000,000 de dollars. La dette, qui dépassait encore 2 milliards de dollars en 1870, est réduite de plus de 1/2 milliard de dollars en 1882.
Pour servir de comparaison nous plaçons le tableau ci-dessous pour 1882 en dollars et en chiffres ronds:
| dette publique | revenu | dépenses | importation | exportation | |
| Angleterre | 4,000,000,000 | 429,000,000 | 427,000,000 | 2,137,000,000 | 1,491,000,000 |
| France | 4,683,000,000 | 712,000,000 | 714,000,000 | 987,000,000 | 722,000,000 |
| Allemagne | 1,340,000,000 | 900,000,000 | 620,000,000 | 719,000,000 | 774,000,000 |
| Autriche | 1,107,000,000 | 47,000,000 | 47,000,000 | 259,000,000 | 286,000,000 |
| Italie | 2,000,000,000 | 440,000,000 | 435,000,000 | 266,000,000 | 239,000,000 |
| Russie | 4,000,000,000 | 503,000,000 | 524,000,000 | 410,000,000 | 429,000,000 |
Sur 265,000 milles de chemins de fer qui, en 1882, sillonnent le monde entier, les États-Unis en possèdent 118,000, presque la moitié. L'Europe en possède 106,000, l'Asie 14,000, l'Afrique 3,000, l'Australie 6,000, l'Amérique du Sud 7,000, l'Amérique Centrale 1,000, toute l'Amérique du Nord 128,000. En Europe, l'Allemagne en possède 22,000, l'Angleterre 18,000, la France 17,000, la Russie 14,000, l'Autriche 12,000.
J'ai trouvé ici les dernières nouvelles de France, tant de l'intérieur que de Madagascar et du Tonkin. Je remarque qu'aucun des journaux ne nous est sympathique. Comment en serait-il autrement? Les Américains du Nord sont des Anglais et des Allemands, et d'autre part nos divisions intérieures et la succession de nos ministères, qui passent comme devant une lanterne magique, sont peu faits pour nous concilier le respect de l'étranger. Quand aimerons-nous notre pays avant notre parti, et quand prendrons-nous pied sur une base stable! Le jour où nous reviendrons au Décalogue. Ce jour-là, nous rétablirons l'autorité paternelle par une plus grande extension de la portion disponible et nous passerons de la famille instable à la famille souche qui donne les nombreux rejetons pour l'armée, le clergé, les arts et la colonisation; nous rétablirons la protection de la femme par une situation assurée à la veuve et par la punition des séducteurs; nous rétablirons le respect de la divinité par la sanctification du septième jour; et, à côté, des droits de l'homme, nous mettrons l'inscription de ses devoirs, les uns et les autres sous la proclamation des droits de Dieu.
Mais il faudra rendre plus forte l'éducation de nos enfants en les habituant de bonne heure aux luttes de la vie et au sentiment du devoir. Les familles s'en déchargent trop sur les pensionnats, qui ne se préoccupent que de les préserver du danger en les enfermant dans des murs. Les Corporations enseignantes sont faites pour aider, non pour suppléer la famille, et l'enfant qui n'a vu que des murs jusqu'à vingt ans, n'a appris qu'à les haïr. Sans expérience de la vie, plein d'illusions, il fera presque certainement naufrage. Cela est d'autant plus naturel qu'au moment où il aurait le plus besoin des conseils des instituteurs et de l'appui des parents, vers vingt ans, lorsque les passions bouillonnent, il est envoyé dans une grande ville pour les études supérieures, et là les parents lui manquent, et du collège il ne conserve que le souvenir de la contrainte. Le jeune libéré se livre donc aux caprices de son âge, et ce n'est qu'à trente ans qu'il commence à comprendre qu'il doit se faire sa place dans la société en devenant sérieux. Au même âge, l'Anglais et l'Allemand reviennent d'Australie ou d'Amérique rapportant une fortune.
Je quitte mes amis et rentre à l'hôtel pour répondre à mes nombreuses lettres avant de mettre encore le Pacifique entre moi et l'Europe.[Table des matières]
CHAPITRE XVI
Les îles Hawaï.
Départ de San-Francisco. — Navigation vers les îles Sandwich. — Le navire La Zelandia. — Manière d'occuper le temps. — Arrivée à Honolulu. — Les îles Hawaï. — Surface. — Population. — Gouvernement. — Les femmes sénateurs. — Impôts. — Les plantations de canne. — Importation. — Exportation. — Navigation. — Droits de douane. — Revenus. — Changement de dynastie. — Los Missions. — Le volcan Kilaouea. — Le monument du capitaine Cook. — La végétation. — Les habitations. — Les Canaques. — Mœurs et coutumes. — Les écoles. — L'hôpital.
Le soir du 20 octobre 1883, à 4 heures 1/2, j'interromps la rédaction de mes nombreuses lettres, et j'arrive au navire La Zelandia de la Pacific Mail-Steamship-Company. Ce steamer, long de 340 pieds, large de 42, et très peu profond, jauge 3,000 tonnes. Les premières sont à l'avant, ce qui leur évite la secousse et le bruit de l'hélice. Comme j'arrive le dernier, j'ai de la peine à obtenir une cabine sur le pont. Celle qu'on me donne a 2 mètres de large, 2 de long, 2 de haut, et je la partage avec un gros capitaine américain et protestant qui fait régulièrement, soir et matin, sa prière à genoux. Lorsque les adieux sont finis et que les nombreux amis accompagnant des voyageurs ont quitté le bord, je compte à table environ 70 passagers de première, tous Allemands, Anglais et Américains; je suis le seul Français. À minuit, la malle anglaise, qui arrive de Londres pour l'Australie, est installée à bord, le canon se fait entendre et on part. Je revois encore une fois les golden gates, ces portes d'or à l'entrée de la rade que j'avais vues il y a deux ans, lorsque je me dirigeais vers le Japon. Bientôt après, nous voilà en haute mer avec un roulis désagréable.
Le lendemain le roulis augmente et tous les passagers souffrent plus ou moins. Le service de la table, comme celui du navire, est fait par des blancs et des jaunes; la moitié sont Américains, la moitié Chinois. Les cuisiniers sont tous Chinois et la nourriture est meilleure que sur les navires anglais, mais les cabines sont inhabitables. La partie du pont réservée aux passagers est encombrée de caisses d'oignons qui exhalent une odeur nauséabonde.
C'est dimanche: à 10 heures commence le service religieux dans le salon. Personne n'est forcé de s'y rendre, mais presque tous les passagers, jeunes et vieux, hommes et femmes, y assistent avec recueillement. À défaut de ministre, le capitaine lit un chapitre du prophète Zacharie, récite des prières, auxquelles on répond, et on entonne des chants exécutés avec ensemble et gravité. Le premier est un hymne dans lequel l'homme reconnaissant sa misère a recours à Notre-Seigneur; j'en retiens le refrain:
Nothing in my hand I bring;
Simply to thy Cross I cling:
Naked come to Thee for grace;
Foul, I to the Fountain fly;
Wash me, Saviour, or I die.
Je ne porte rien dans mes mains;
Simplement j'adhère à ta Croix:
Nu, je viens te demander grâce;
Impur je me sauve à la Fontaine;
Lave-moi, mon Sauveur, ou je meurs.
Après ce cantique, le capitaine lit un chapitre de saint Luc et recommence des prières, puis on finit par le cantique de la mer:
From rock and tempest, fire, and foe
Protect us wheresoever we go.
Thus evermore shall rise to Thee
Glad hymns of praise from land and sea.
Des rochers et des tempêtes, du feu et de l'ennemi
Protège-nous, partout où nous allons.
Ainsi de plus en plus s'élèvera vers toi
Un hymne joyeux de louange de la terre et de la mer.
22-23 octobre. La mer devient, de plus en plus houleuse, les vagues déferlent furieuses sur le flanc du navire et souvent inondent le bord; pas un bateau à l'horizon; par-ci par-là quelques baleines. Nous avons 2,103 milles à parcourir pour rejoindre Honolulu; nous filons 12 nœuds et nous faisons une moyenne de 300 milles par 24 heures.
Le quatrième jour, les estomacs se sont habitués au balancement; la vie renaît à bord, le soir on organise même un grand bal. Plus d'une fois les valseurs et les polkeurs ont roulé les uns sur les autres, mais la gaieté est générale et de bon ton. D'autres soirs, le bal est remplacé par le concert ou par des lectures: espèce de déclamation. On fait le possible pour se garer de la monotonie. Durant le jour, je fais quelques parties au bull[6] pour donner au corps le mouvement nécessaire, et je passe de longues heures à rédiger mon journal de voyage.
En approchant d'Honolulu, on exige de chaque passager qui y débarque une cotisation de 2 dollars, destinée à l'hôpital du pays.
Le 28 octobre, de grand matin, le sifflet de la machine nous apprend qu'on aperçoit la terre; on se lève à 6 heures et l'on voit bientôt le diamant-point, rocher nu qui s'avance dans la mer. Nous pénétrons dans la baie en sondant le milieu d'une double rangée de bouées qui marquent la route. Des deux côtés la mer déferle sur des rochers à fleur d'eau. À 7 heures, le canon annonce l'arrivée. M. Trousseau, médecin français au service du gouvernement des îles Hawaï, vient à bord pour les formalités d'usage; à 7 heures 1/2 on sert le déjeuner et à 8 heures nous sommes à terre.
Les îles Hawaï, plus connues en Europe sous le nom d'îles Sandwich, sont situées entre le 19° et 23° latitude nord et entre le 155° et 161° longitude ouest. Elles sont au nombre de 8, dont voici les noms et la surface: Hawaï, avec 4,210 milles carrés; Maui, avec 270; Oahu, avec 600; Kauaï, avec 590; Molokaï, avec 270; Lanaï, avec 150; Niihau, avec 97; et Kahoolawe, avec 63 milles carrés. La population, pour toutes les îles, atteint le chiffre de 75,000 habitants, ainsi répartis: 10,000 blancs, 15,000 Chinois, et le reste indigènes. Il faut ajouter un settlement de 300 mormons et quelques nègres.
Le gouvernement est monarchique-constitutionnel avec deux Chambres siégeant ensemble. Dans la Chambre des nobles, les membres sont nommés par le roi et les femmes peuvent en faire partie; les femmes de la famille royale en font partie de droit. La Chambre des représentants est élue au suffrage universel. Est électeur tout indigène prouvant qu'il a payé sa taxe ou impôt. Cet impôt est une capitation de 3 dollars par personne, plus 2 dollars pour les routes, et 2 pour les écoles. La propriété et les marchandises paient tous les ans un impôt calculé sur 3/4% ou 0 fr. 75% de leur valeur; les marchandises paient cette taxe en plus des droits de douane. Cela, avec divers autres droits de patente, timbre, amendes, etc., fait à l'État un revenu d'environ 5,000,000 de dollars par an, soit 25,000,000 de francs. Pas d'armée: 200 ou 300 soldats à peine, équipés à la prussienne, et pas de marine. La dette était à peu près nulle, mais la dernière législature a voté un emprunt de 2,000,000 de dollars pour frais d'immigration. On importe des milliers de Portugais des Açores, qui sont de très bons planteurs de canne à sucre. Les principales ressources du pays sont le riz, que les Chinois cultivent à merveille, et la canne à sucre, dont toutes les plantations sont aux mains d'Anglais, d'Allemands et d'Américains. Un traité passé avec les États-Unis a exempté, durant 7 ans, des droits d'entrée, les sucres et les riz hawaïens, envoyés dans l'Amérique du Nord; et comme ces droits sont de 2 sous 1/2 par livre, cela a fait la fortune des planteurs. Le traité expire cette année; on ignore s'il sera renouvelé.
La main-d'œuvre est bien rétribuée; les ouvriers, dans les plantations, reçoivent 25 dollars par mois, pendant qu'à Cuba, au Brésil et autres contrées à sucre, la main-d'œuvre esclave coûte fort peu, et que dans les colonies anglaises la main-d'œuvre des coolies importés de l'Hindoustan coûte à peine la moitié de ce qu'on paie aux îles Hawaï. Au Pérou, les Chinois reçoivent dans les plantations de 2 à 3 fr. par jour.
La canne à sucre ici est très productive: elle donne 60% de jus, et ce jus est lui-même fort riche; il donne 22% de sucre jaune, ce qui fait environ 120 kilog. de sucre par tonne de cannes. Dans certains endroits où le terrain est sec, on arrose la canne, et dans ce but on a creusé plusieurs puits artésiens. La même racine ne dure que deux ans et donne deux récoltes: après il faut la replanter. Dans les grandes plantations, on replante 3,000 acres par an. La plupart des planteurs ont leurs machines et fabriquent leur sucre: les petits planteurs donnent leurs cannes à des propriétaires d'usines qui extraient le sucre et partagent le produit.
Îles Sandwich.—Famille royale.—Palais du Roi. Palais du gouvernement et des Chambres.
Quatre puissances: l'Angleterre, la France, les États-Unis et le Portugal, ont ici un consul qui est en même temps commissaire pour leur gouvernement. Notre consul, M. Feer, me remet les états de la douane, d'où je relève qu'en 1882 l'importation a atteint la valeur de 4,974,510 dollars, et l'exportation, 8,229,016 dollars; 5,475 passagers sont arrivés dans les îles, et 2,598 en sont partis. Des 200 navires jaugeant 88,976 tonneaux arrivés ici, 124 sont américains, 44 anglais, 16 hawaïens, 11 allemands et 1 français; 4 de diverses nations. Les droits de douane ont atteint 505,390 dollars, dépassant de 82,198 dollars les entrées de l'année précédente.
Les missionnaires protestants ont été les premiers à pénétrer dans les îles Hawaï; les missions catholiques sont venues ensuite, et ont été confiées aux Pères des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, connus plus communément sous le nom de Pères de Picpus.
Actuellement, le tiers de la population est catholique. Depuis l'arrivée des Européens en 1753, on compte 7 rois. Les cinq premiers portaient le nom de Kamehameha, et le sixième, Lunalilo, n'a régné qu'un an, mourant sans descendants et sans désigner d'héritiers. Dans cette situation, on a procédé à l'élection d'une nouvelle dynastie, et a été élu Kalakaua I, roi actuel, qui occupe le trône depuis 9 ans.
Plusieurs steamers font le service entre les îles, et on peut ainsi visiter à l'île Hawaï la plus grande des huit, le volcan Kilaouea, qu'on dit le plus important du monde. Les anciens indigènes y plaçaient le séjour de leur déesse Pélé. En 1880-81, il a jeté une si grande quantité de lave qu'une partie de l'île en a été couverte. Cette île possède aussi 2 pics d'environ 14,000 pieds d'altitude: le Mannokea et le Mannoloa.
C'est aussi dans cette île que fut massacré par les indigènes, en 1779, le célèbre navigateur capitaine Cook. Un monument en son honneur a été élevé à Kealakekua-bay, à l'endroit du sinistre événement.
Honolulu, la capitale, est située au sud de l'île Oahu. Elle compte 16,000 habitants. La végétation est si puissante qu'elle cache les maisons; on dirait une ville noyée dans la verdure. Les acacias, les tamarins, les palmea gigantea atteignent des proportions colossales; une forêt de cocotiers jette ses hauts plumets dans les airs. Je parcours la ville; les rues sont larges et droites; les maisons, en bois, en tuf, en ciment, n'ont qu'un rez-de-chaussée, rarement un étage; la plupart sont entourées de superbes jardins et garnies de portiques et vérandahs d'où pendent les plantes grimpantes. Quelques-unes des plus jolies appartiennent à des Chinois. Ces fils du Céleste Empire connaissent le confortable et ne manquent pas de goût. Le palais du roi, en bois, à deux étages, entouré de portiques et surmonté d'une tour, est d'un bel effet; le palais du Parlement est aussi de bon goût, et adapté au climat.
Îles Sandwich.—Volcan de Kilaouea.
Les indigènes, à terre, vendent des oranges, des bananes et des travaux en coquillages ou en graines de caroube. Les femmes portent une espèce de robe de chambre, les hommes veste et pantalon. Les deux sexes aiment à orner leur tête et leur cou de couronnes et de colliers en plumes d'oiseau et fleurs de chrysanthème. Leur couleur est bronzée, le plus grand nombre sont gras, ont les lèvres grosses, les yeux noirs, le regard bienveillant, le nez et le front réguliers.
C'est dimanche: les magasins sont fermés, le travail suspendu. Ces prétendus pays sauvages ne donnent pas le scandale, habituel chez les nations catholiques de l'Europe, de la violation du troisième commandement. L'Église est vaste et remplie de fidèles. Je remarque quelques Chinois au milieu des blancs et des indigènes; les Portugais des Açores sont presque noirs. Les chants, exécutés par des voix d'hommes et de femmes, sont très harmonieux; le sermon est en langue indigène. Monseigneur Hermann, vicaire apostolique, me reçoit avec bonté, et me donne des détails sur ces contrées qu'il évangélise depuis de nombreuses années. Les missionnaires sont aimés; on trouve qu'ils vivent bien mesquinement à côté du confort des ministres protestants: mais ils ont aussi du superflu dont les pauvres profitent; c'est plus évangélique. Je visite l'école des Sœurs des Sacrés-Cœurs. Je les avais vues à l'œuvre à Lima et à Guayaquil. Elles ont ici 80 pensionnaires, 100 externes payantes, 120 gratuites. Des Frères américains instruisent à peu près autant de garçons.
Les indigènes sont intelligents, leur mémoire est prodigieuse. Ils apprennent rapidement la musique et l'arithmétique, mais ils ne vont guère au-delà d'une certaine limite.
Ils saisissent difficilement les idées abstraites et les notions géographiques. Pauvres gens! ils n'ont jamais vu que leur petit coin de terre!
Par contre, ils sont fort hospitaliers; ils partagent volontiers avec les autres ce qu'ils possèdent, et s'il n'y a pas de riches parmi eux, il n'y a aussi pas de pauvres.
Îles Sandwich.—Femmes indigènes prenant leur repas.
Les blancs, en achetant leurs terres, finissent par les déposséder et les réduisent à la condition de domestiques; l'introduction des liqueurs leur a été fatale, comme partout chez la race indienne. Une loi défendait de leur vendre des boissons enivrantes, mais les Chinois leur en vendaient fort cher et de mauvaise qualité en contrebande. C'est pourquoi la prohibition vient d'être abrogée.
M. Feer, notre consul, m'apprend encore beaucoup de choses sur le pays; entre autres, qu'il contient une quinzaine de Français.
Îles Sandwich.—Pavillon de la Reine Douairière à Honolulu.
L'hôpital est situé au milieu d'un vaste et riche parc où des vols de merles se promènent sans crainte sur les pelouses. Un Trustee, ou administrateur, arrive en même temps que moi et me conduit à la visite des diverses salles. Au rez-de-chaussée sont les Chinois; ils paient 60 cents (3 fr.) par jour. J'en vois un grand nombre avec le berri-berri, maladie qui fait enfler les jambes et rend la marche impossible. Cette maladie, que les Japonais appellent caké, n'attaque pas les blancs, ni les Polynésiens; elle est spéciale à la race jaune; elle sévit pourtant parfois dans le nord du Brésil.
Les indigènes sont reçus gratuitement.
La maladie dominante est la syphilis, importée par les blancs. Je remarque un pauvre Portugais qui se meurt de la fièvre typhoïde. Il y a de nombreux lépreux, mais ils ne sont pas là. On les a relégués à une autre île, dans un établissement spécial. Au premier étage sont les femmes, et dans un pavillon annexe les Européens et les Américains. Ceux-ci paient 1 dollar 1/2 par jour. Les frais sont couverts par les pensions, par les dons, les souscriptions et les subventions de l'État.
Les administrateurs sont nommés partie par le gouvernement, partie par les souscripteurs.
J'aurais encore voulu parcourir la campagne, visiter une plantation, mais l'heure du départ approche et je me rends au navire, qui lève l'ancre à 2 heures.[Table des matières]
CHAPITRE XVII
Navigation vers la Nouvelle-Zélande. — Curieux problème dans une succession. — Deux bébés à la recherche du ciel. — Une éclipse totale du soleil. — Les Saints et les Morts. — Passage de l'Équateur. — Une visite de l'Océan. — La visite réglementaire. — La manœuvre du feu. — Le service religieux. — L'île Tutuila et l'archipel des Navigateurs. — Une Cour d'assises. — Une tempête sous le tropique. — Scènes comiques. — Le 180e parallèle et la semaine de 6 jours. — Arrivée en Nouvelle-Zélande.
Jusqu'ici nous avions marché au sud-ouest par une seule ligne droite. La boussole avait marqué tout le temps 40°; maintenant nous prenons la direction du sud, et la boussole est sur le 10°. Nous avons 5,600 milles d'ici à Auckland; nous comptons les parcourir en 12 jours. La mer continue à être désagréable.
Pour occuper le temps, on relit les vieux journaux. L'un d'eux raconte que dans le Kentucky, un testateur a laissé à sa femme enceinte, au moment de sa mort, la moitié de ses biens, et l'autre moitié à sa fille, si elle accouchait d'une fille; mais si le nouveau-né était un garçon, la mère aurait 1/3 et l'enfant les 2/3. Or, après la mort du père, 2 jumeaux sont venus au monde, un garçon et une fille; la mère réclame d'une part la 1/2 puisqu'elle a une fille, et 1/3 puisqu'elle a un garçon, mais le curateur du garçon réclame pour son protégé les 2/3, et celui de la fille la moitié. Quel est le Salomon qui résoudra ce problème?
Je trouve aussi par-ci par-là des poésies, dont quelques-unes ne manquent pas de grâce; j'en insère une qui m'a paru délicieuse de grâce et de sentiment.
WHERE IS HEAVEN?
Two little children, weeping sore,
Went wandering, sorely down the street,
Poor waifs upon life's stormy shore
With shivering forms and naked feet.
And when they met me, as they saw
Their woe had touched my sympathies,
The oldest turned to me and cried:
"Oh, do you know where Heaven is?
"Our father died a year ago,
And mother told us, when he died,
That he had crossed a river deep,
And Heaven was on the other side.
And when we asked her where he was,
She always said: "In Heaven, I know";
And told us we could go to him.
O, tell us, tell us, where to go!
"Dear mother died a week ago,
And Robbie cries for her all day.
We want to go where mother is,
Is Heaven so very far away?"
O, plaint of little sorrowing hearts!
Earth's universal cry is this,
That you' ve so learned to ask:
Who knows, who knows, where Heaven is?
Poor little seekers after Heaven!
Poor little waifs on life's bleak shore!
Some day your feet will find the way
That gives you back your lost once more.
The only answer I can give
To any question such as this
From those who miss a mother's face
Is: Heaven is where that mother is!
OU EST LE CIEL?
Deux petits enfants pleurant amèrement,
Vinrent rôdant pleins de chagrin dans la rue.
Pauvres épaves sur la plage tempétueuse de la vie!
Couverts de haillons et les pieds nus.
Et quand ils me rencontrèrent et qu'ils virent
Que leur misère avait éveillé mes sympathies,
Le plus âgé se tourna vers moi et dit:
«Oh! savez-vous où est le ciel?
«Notre père est mort il y a un an,
Et notre mère, nous dit, quand il fut mort,
Qu'il avait passé une rivière profonde,
Et que le ciel était de l'autre côté.
Et quand nous lui demandâmes où il était,
Elle répéta toujours: il est au ciel,
Et ajouta que nous pourrions aller à lui,
Oh! dites-nous, dites-nous où il faut aller!
«Chère mère est morte il y a une semaine,
Et Robbie crie après elle tout le jour.
Il nous faut aller où est notre mère,
Est-il bien loin, bien loin, le ciel?»
O plainte de petits cœurs désolés!
Est-ce là le cri universel de la terre
Pour que vous ayez appris à demander:
Qui sait, qui sait où est le ciel?
Pauvres petits chercheurs après le ciel!
Pauvres petites épaves sur la sombre plage de la vie!
Un jour vos pieds trouveront la voie
Qui vous rendra ce que vous avez encore une fois perdu.
La seule réponse que je puisse donner
À toute question comme la vôtre,
De la part de ceux qui ont perdu leur mère,
C'est que le ciel se trouve où cette mère est!
30 octobre.—Après une forte pluie, la mer, si houleuse depuis notre départ, se calme à notre grande joie; la chaleur devient suffocante: nous sommes par 161° 50´ longitude est, et par 13° 1´ latitude nord.
À 2 heures, le soleil brille dans toute sa splendeur, puis sa lumière diminue, et peu à peu il se fait presque nuit. Nous le regardons à travers les verres bleus du sextant; l'ombre de la lune passe dessus. À 2 heures 1/2 l'éclipse est totale, puis le disque lunaire sort vers l'est, et à 3 heures la clarté première est rétablie. Combien de générations dans les anciens âges n'ont pas connu l'explication de ce phénomène!
1er novembre.—Tous les Saints et le lendemain les Morts.—C'est le jour où les églises se remplissent dans les pays catholiques et où on visite les cimetières: Sancta et salubris cogitatio pro defunctis orare! Ici notre église est la voûte du ciel et le cimetière l'océan, où reposent aussi beaucoup de nos frères! Dans la nuit, entre les Saints et les Morts, nous passons l'Équateur, cette ligne imaginaire dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais; nous la sentons pourtant à la chaleur suffocante et humide.
2 novembre.—À midi, l'affiche journalière porte 1° 17´ latitude sud. Le soir, les marins se déguisent en minstrels et organisent une procession burlesque. Le roi et la reine de l'Océan, aux longs cheveux d'étoupe avec une couronne d'or, sont précédés par des hallebardiers, par des hommes à cheval, par une suite de peuple. Au son de la trompette, ils font le tour du navire et arrivent au salon. Là, après des chants de minstrels, le roi prononce une adresse aux passagers et à lord et lady Roseberry.
L'orateur est un peu gêné, mais ne manque pas d'esprit. Je remarque les égards qu'il a pour la noblesse. «J'ai vu, dit-il, que vous commenciez à vous ennuyer, et je suis sorti de mes profondeurs pour vous faire une visite et vous parler des merveilles de mon domaine..., etc.»
La procession reprend son chemin, et on tire les chevaux de jonc et de chiffons par la tête et par la queue, jusqu'à ce qu'ils se démontent, en chantant des couplets bouffes. Tout le monde rit, tout le monde est content: on fait une quête et on récompense tous ces bons marins qui ont pensé aux passagers.
3 novembre.—C'est jour de conseil et d'inspection. Le capitaine parcourt toutes les cabines. Que ne peut-il les rendre plus grandes! J'éviterais de laisser porte et fenêtre ouvertes pour respirer, et aurais moins de chauds et froids à soigner. Je pense que cette nécessité de vivre au courant d'air, ou de manquer d'air, compromettra bien des santés.
Dans l'après-midi, on fait la manœuvre du feu; tout l'équipage s'ébranle, chacun court à son poste, armé de la ceinture de sauvetage; les pompes fonctionnent, et on inspecte les embarcations.
Le 4 novembre, jour de dimanche, à 10 heures 1/2, la cloche tinte-tinte...; le salon se pare en fête, les rideaux et les tapis verts cèdent la place aux rideaux et aux tapis bleus, les passagers arrivent et se placent au centre. Ceux de 2e classe viennent au 2e rang; les matelots et les domestiques se rangent sur les côtés. Le capitaine entre, et le service commence par ce cantique:
Jesus Lover of my soul
Let me to Thy bosom fly
While the gathering waters roll
While the tempest still is high;
Hide me, O my Saviour, hide
Till the storm of life is past
Safe into the heaven guide
O receive my soul at last!
Jésus, l'amant de mon âme,
Laisse-moi fuir vers ton sein
Pendant que les eaux qui m'enserrent roulent,
Pendant que la tempête gronde encore fort;
Cache-moi, ô mon Sauveur, cache-moi
Jusqu'à ce que l'orage de la vie soit passé!
Sûr guide pour la vie,
Oh! reçois à la fin mon âme!
Le capitaine lit les prières et le public répond, puis on lit l'épître et l'évangile du jour; on récite plusieurs psaumes et le Te Deum, et on termine par ce cantique:
Lead kindly Light amid the encircling gloom
Lead Thou me on;
The night is dark, and I am far from home
Lead Thou me on!
Conduis-moi, ô bénigne Lumière, à travers les ténèbres qui m'entourent;
Conduis-moi toi-même.
La nuit est obscure, et je suis loin de mon chez moi;
Conduis-moi toi-même!...
Vieux et jeunes, riches et pauvres, sont recueillis et pénétrés de l'esprit de prière. Durant le reste du jour, le piano et l'orgue ne retentissent que de chants sacrés; l'Anglais et l'Américain sont si sévères pour le repos dominical, qu'ils s'interdisent même d'écrire.
Le 5 novembre, à 3 heures du matin, nous passons en vue de Tutuila, une des îles de l'archipel des Navigateurs, ou îles Samoa, qu'il y a quelques années, l'Allemagne voulait s'annexer. L'Angleterre a fait alors ce qu'elle voudrait faire en ce moment avec la France, à propos du Tonkin et de Madagascar; elle a si bien manœuvré, que l'annexion n'a pas eu lieu.
L'Angleterre considère le monde comme son domaine; elle est jalouse qu'on en prenne quoi que ce soit; elle espère, avec le temps, s'annexer encore ce qu'elle ne possède pas. Il faut dire, par amour de la vérité, que jusqu'à présent c'est la nation qui sait le mieux se répandre, et mieux se faire toute à tous pour soumettre les populations des divers points du globe.
Le soir, quelques passagers organisent une Cour d'assises avec juges, jurés, avocats, secrétaire, témoins, etc. Lord Roseberry est le défenseur de l'accusé. Un Juif est traduit à la barre et accusé d'avoir négligé son devoir pour s'occuper de la femme de chambre (stewardess), en sorte que l'eau a pénétré dans le salon et a mis en danger les passagers. Les témoins à charge et à décharge sont nombreux, et les dépositions souvent très bouffonnes. Il résulte des témoignages, que le crime de négligence doit être écarté; mais reste le crime d'avoir fait la cour à la femme de chambre. Le condamné invoque le témoignage de son évêque, prouvant qu'il voulait se marier; on lit les lettres amoureuses et on appelle l'évêque. Comme les autres témoins, il prête serment sur les évangiles. À quelle église appartenez-vous?—À l'église des latter day's saints, connue sous le nom d'église mormonne.—Êtes-vous marié?—Oui, 25 fois spirituellement..., etc.—Un Chinois est appelé à témoigner en langue chinoise, et l'interprète doit traduire, mais le Chinois refuse de parler, et il faut le renvoyer. Plus tard, interrogé par le capitaine sur la raison qui l'avait empêché de parler, il répond: «J'ai vu que tout le monde se rendait ridicule, et je n'ai pas voulu me rendre ridicule.» Les Chinois n'aiment pas la plaisanterie. On voit que ceux qui dirigent les débats appartiennent au barreau: ils ont perruque et manteau rouge ou noir. Enfin le pauvre prisonnier réussit à prouver qu'il voulait épouser la fille de chambre, et il est relâché pour procéder à l'hyménée.
C'est une manière agréable et innocente d'occuper le temps et de rompre la monotonie des longues journées de navigation.
Le 6 novembre, nous naviguons près l'archipel des Amis. Par 21° latitude, à la hauteur des Fiji, une horrible tempête s'élève et grandit à mesure que nous avançons vers le tropique. Cette fois, le Pacifique ment à son nom. Il est beau de voir le navire soulevé sur des montagnes et précipité dans les vallées entre les vagues, mais les estomacs sont peu à l'aise. Une pluie diluvienne nous empêche de sortir, et tantôt c'est une vieille dame qui dégringole l'escalier, ou un autre passager qui est jeté sur son voisin. Vers le soir, une armée de marsouins vient parader autour du navire, faisant en l'air des sauts de 5 à 6 mètres.
Le 7 novembre, la tempête continue, mais moins forte. Nous sommes par 26° latitude sud; nous avons passé le tropique. Le vent est nord-est et enfle les voiles; nous filons 14 nœuds. Dans la nuit, le vent change tout à coup et souffle au nord-ouest; les vagues inondent les cabines de droite. Les passagers se sauvent en chemise au salon, criant après les domestiques. Scène amusante, mais quelques-uns sont jetés sur le piano et sur les chaises; l'un d'eux perd même un ongle du pied. La mer a voulu, elle aussi, jouer son rôle pour rompre la monotonie.
Le lendemain, le soleil reparaît, mais le navire danse toujours. Je commence à avoir assez d'élasticité pour me promener quand même. Vers 3 heures, nous passons le 180° parallèle et nous sautons un jour. Au lieu de compter jeudi, nous passons d'emblée au vendredi. Notre semaine n'a ainsi que six jours, mais le jour enlevé a été réparti sur tous les jours du voyage depuis le départ de l'Europe. En venant vers l'ouest, tous les jours s'allongeaient de 20 minutes, et arrivés aux Antipodes, nous sommes obligés d'enlever le jour ainsi disparu, pour retrouver le même calendrier qu'au départ.
La mer devient de plus en plus furieuse, les vagues s'amoncellent, se heurtent, écument, se pulvérisent; le ciel s'obscurcit, l'éclair déchire les nues, la pluie tombe à torrents, et l'eau inonde le navire. Excellent pour les amateurs d'émotions!
Le jour suivant, l'Océan redevient pacifique, le soleil reparaît. La tempête, comme le beau temps, ne saurait durer! Un jeune homme recueille les diverses communications des passagers pour rédiger le journal du voyage. C'est l'usage sur les steamers de la Compagnie. Un autre passager ouvre une souscription pour offrir un souvenir au capitaine; il a été on ne peut plus aimable et serviable; il n'a rien de la morgue britannique.
Nous n'avons vu que deux ou trois voiliers durant les trois semaines de traversée.
Plus tard, lorsque les îles de l'Océanie seront plus peuplées, cet Océan sera moins solitaire.
Enfin, cette nuit, nous espérons entrer dans le port d'Auckland, et j'arrête ici mon journal de voyage pour aller boucler ma malle, car je compte quitter le navire.[Table des matières]
CHAPITRE XVIII
La Nouvelle-Zélande.
La Nouvelle-Zélande. — Situation. — Surface. — Configuration. — Population. — Gouvernement. — Récoltes. — Bétail. — Poissons. — Mines. — Climat. — Pluie. — Instruction publique. — Industrie. — Assistance publique. — Caisse d'épargne. — Importation. — Exportation. — Navigation. — Les terres publiques. — Manière de les acquérir. — La poste. — Le télégraphe. — L'armée.
La Nouvelle-Zélande a été ainsi nommée par Tasman, navigateur hollandais, qui la découvrit le premier. Elle fut visitée par Cook, qui débarqua à Poverty-Bay le 8 octobre 1769, en revenant de Taïti, où il avait été envoyé pour observer le passage de Vénus sur le soleil.
Cette contrée, située entre le 34° et 48° latitude Sud et le 166° et 179° longitude Est, se compose de deux îles appelées île Nord et île Sud. Il y en a aussi une troisième, plus petite, appelée Stewart, et quelques autres moins importantes.
La surface de cette colonie est presque égale à celle de la Grande-Bretagne et Irlande; elle comprend 100,000 milles carrés, soit 64,000,000 d'acres ou arpents. Le détroit de Cook, qui sépare les deux grandes îles, facilite la navigation le long des côtes. Si l'on considère les deux îles réunies, la configuration est celle de l'Italie renversée, moins la vallée du Pô; l'île du Nord offre la même forme de botte avec son talon.
Nouvelle-Zélande.—Types Maori de la classe supérieure.
L'île du Nord a une surface de 44,000 milles carrés, et jusqu'en 1876 elle était divisée en 4 provinces: Auckland, Taranaki, Hawke's Bay et Wellington. L'île du Sud a une surface de 55,000 milles carrés et comprenait les 5 provinces de Nelson, Mareborough, Canterbury, Otago et Westland; mais, depuis 1876, ces provinces ont été divisées en 63 comtés: 32 dans l'île Nord et 31 dans l'île Sud.
La Nouvelle-Zélande est traversée par une chaîne de montagnes, comme l'Italie par l'Apennin.
La hauteur des montagnes va en s'abaissant vers le bout de la botte, et dans l'île Nord, à part quelques pics et volcans, elle n'atteint qu'une hauteur de 1,500 à 4,000 pieds; mais, dans l'île Sud, la chaîne appelée Alpes du Sud atteint jusqu'à 12,000 pieds. Elle a ses neiges perpétuelles et ses nombreux glaciers.
Les Anglais trouvèrent ici les Maoris, belle race polynésienne, qui parle la même langue que les habitants de Haïti et des îles Hawaï. Le Maori est généralement plus grand que l'Anglais: il a les bras plus longs, mais les jambes plus courtes et la poitrine très développée; il porte plus de poids que l'Anglais, mais il résiste moins que lui à la fatigue.
Nouvelle-Zélande.—Chef Maori.
Les missionnaires protestants, venus en 1814, obtinrent en 1839 la signature de la plupart des chefs, comme reconnaissant la suzeraineté de la reine d'Angleterre; mais ils disaient à ces Maoris que, par le traité, ils donnaient l'ombre à la reine et gardaient la réalité. Ceux-ci le crurent, mais plus tard, lorsqu'ils virent qu'on prenait plus que l'ombre, ils se révoltèrent. Ils furent alors soumis par les armes, et les frais de cette guerre, qui s'élevèrent à 100 millions de francs, pèsent encore lourdement sur la colonie. Cette race va en diminuant: d'après le dernier recensement, elle ne compte plus qu'environ 42,000 individus, pendant que la population blanche, d'après le recensement de 1882, atteint le chiffre de 517,707. Durant la même année, on compte 3,600 mariages, soit 7 pour mille de la population; 5,701 décès, soit 11,19 par mille; 19,000 naissances, soit 37,32 par mille; 10,945 immigrants, et 7,456 émigrants. Les hommes sont de 1/5 plus nombreux que les femmes; les naissances illégitimes n'atteignent que 2%. Il y a en outre 5,000 Chinois et 16 Chinoises; ils sont généralement diggers ou chercheurs d'or; quelques-uns sont jardiniers, cuisiniers et chasseurs de lapins.
Le gouvernement est le self-government, et le self-administration localisé. Le pouvoir exécutif est aux mains d'un gouverneur nommé par la reine aux appointements annuels de 7,500 l. stg. Il choisit ses ministres et se guide d'après leurs avis. Par son droit de veto il participe au pouvoir législatif, mais, depuis 29 ans qu'existe la Constitution, il n'en a été fait usage que six fois. Le pouvoir législatif s'exerce par la Chambre haute, ou Conseil législatif, composé de 49 membres nommés à vie par le gouverneur, et par la Chambre des représentants ou députés, élus pour 3 ans. Ceux-ci tiennent les cordons de la bourse et sont en réalité les maîtres. Est électeur, tout individu âgé de 21 ans, né ou naturalisé sujet britannique, ayant depuis 6 mois une propriété de 25 l. stg. (625 fr.), ou qui est depuis un an dans la colonie, et depuis les derniers 6 mois dans le district électoral. Tout Maori qui paie une contribution, ou qui possède une propriété de 25 l stg., est électeur et vote pour ses représentants maoris, qui sont au nombre de quatre. Les électeurs sont tous éligibles, s'ils ne sont coupables de crime ou de banqueroute, ou salariés du gouvernement.
Nouvelle-Zélande.—Phormium Tenax (Chanvre indigène).
Sous le rapport religieux, le septième des habitants est catholique; les autres 6/7 protestants de diverses communions. Les catholiques sont répartis dans les trois diocèses d'Auckland, Wellington et Dunedin; la plupart des Maoris sont catholiques.
Les villes sont gouvernées par les Mayors (maires) élus chaque année par les chefs de famille, y compris la veuve, et entourés de leur conseil municipal. Les routes sont construites et entretenues par des Road-Boards, conseils spéciaux par district; et les Central ou local Boards of Health ont des pouvoirs étendus pour prendre toutes les mesures en faveur de la santé publique. Le siège du gouvernement a été transporté d'Auckland à Wellington, point plus central.
Les îles de la Nouvelle-Zélande sont verdoyantes et en partie encore couvertes de forêts; plusieurs variétés d'arbres donnent un bois solide, fin et estimé. Tels sont: le manuka, le totara, le kauri, le black-birch, le kowhaï et le mataï. D'autres donnent d'excellentes écorces à tanner ou pour teintures, tels que: le Hinau (Eleocarpus dentatus), le tawhero (Weinmannia racemosa), le tanhai et le tanekaha (Phyllocladus trichomanoides). La terre à l'état naturel est couverte de fougères ou d'un buisson appelé titree, ou de flax (phormium tenax), dont les Maoris tirent une espèce de chanvre que les colons ont amélioré par l'emploi des machines. En 1881, on en a exporté 1,307 tonnes, évaluées à 25,285 l. stg.
Il y a encore 10,000,000 d'acres en forêts; 12,000,000 d'acres sont propres à l'agriculture et 42,000,000 au pâturage. L'herbe indigène est dure, mais on sème l'herbe européenne, qui pousse très bien; les fruits et les légumes d'Europe prospèrent, ainsi que les moutons et le bétail.
Sous le rapport géologique, les terrains d'alluvion comprennent environ 1,500 milles carrés, le tertiaire marin 18,000, le secondaire 5,000, le palœzoïque 26,000, le schisteux 15,000, le granitique 6,000 et le volcanique 15,000 milles carrés.
En 1882, il y avait 366,000 acres cultivées en blé, et la récolte était estimée à 8,300,000 boisseaux. La production moyenne est de 24 boisseaux par acre: un boisseau suffit à ensemencer une acre. Pour l'avoine, la production moyenne est de 28 boisseaux par acre; de 22 pour l'orge, et de 5 tonnes 1/2 pour les pommes de terre.
En 1881, il y avait 13,000,000 de moutons dans la colonie, 161,000 chevaux et 700,000 bœufs ou vaches; mais le nombre a augmenté depuis et augmentera encore très rapidement à la suite des envois de viande congelée en Europe. La laine exportée dépasse 60,000,000 de livres par an, et une partie est filée dans la colonie. De fréquentes expositions agricoles régionales aident à l'amélioration des races. La laine de la Nouvelle-Zélande est une des plus estimées, et la viande de mouton est aussi bonne ici qu'en Angleterre.
Parmi les produits de la colonie, il faut ajouter l'huile des baleines, qui abondent en ces mers; les peaux de phoques, et les diverses sortes de poissons qui, importés d'Europe et d'Amérique, se sont multipliés dans les lacs et les rivières. La mer donne des poissons analogues à ceux qu'on trouve entre Madère et le Portugal; on en compte environ 200 espèces, dont 40 se vendent au marché.
Le gibier importé d'Europe: faisans, lièvres, lapins, se sont multipliés à l'infini. Il est regrettable que les indigènes, pressés par la faim, aient anéanti le moa, oiseau presque aussi grand qu'une girafe.
Le règne minéral est, lui aussi, bien représenté. On exploite en ce moment plus de 100 mines de charbon qui, en 1881, ont donné 337,000 tonnes; mais elles deviennent de jour en jour plus productives. On estime que certaines d'entre elles contiennent plus de 140 milliards de tonnes. L'or se trouve dans le quartz, et certains quartz exceptionnels ont donné jusqu'à 600 onces d'or par tonne; mais on le trouve aussi dans les terrains d'alluvion, qui s'étendent sur 20,000 milles carrés. Le lit des rivières, le gravier de certaines vallées et certains ciments, faciles à extraire, en fournissent aussi beaucoup. L'or exporté de la Nouvelle-Zélande jusqu'au 31 décembre 1881 s'élève à 9,822,755 onces, de la valeur de 38,461,423 l. stg.
On trouve aussi l'argent, le cuivre, le fer, le plomb, le chrome, l'antimoine, le zinc, le manganèse, plusieurs sortes de pétrole, des marbres, de belles carrières de pierres de construction, et des pierres à ciment et chaux hydraulique.
Le climat est un peu meilleur que celui d'Angleterre. La moyenne thermométrique est de 57° Farenheit dans l'île Nord et de 52° dans l'île Sud; pendant qu'elle est de 51° à Londres et à New-York, La quantité de pluie annuelle est de 40 à 50 pouces dans les deux îles, mais pendant que sur la côte Est elle est de 25 pouces à Christchurch, elle est de 112 pouces à Hokitika, sur la côte Ouest. Là pression atmosphérique, entre le 37° et 46° latitude sud décroît de 29,981 à 29,804 pouces, et la moyenne est de 29,919 pendant qu'elle est de 30,005 dans la même latitude nord. Les vents ouest prédominent. Une vingtaine de stations envoient plusieurs fois par jour à Wellington le résultat de leurs observations, et elles sont publiées dans les journaux pour servir aux agriculteurs et aux navigateurs. Un service intercolonial met aussi les observatoires de la Nouvelle-Zélande en communication avec ceux de l'Australie et de la Tasmanie.
Il y a en Nouvelle-Zélande 911 écoles publiques, avec 2,143 professeurs et 68,000 élèves des deux sexes; 15,000 environ fréquentent les écoles privées, et 7,000 sont instruits dans leur famille; 80% des enfants entre 5 et 15 ans fréquentent les écoles; le nombre des personnes qui savent lire et écrire en 1881 est de 71% de la population.
Pour l'industrie, en 1881, 1,643 établissements emploient 17,938 personnes. Le sol et construction de ces établissements est évalué à environ 50,000,000 de francs, et les machines et installations, à 40,000,000 de francs.
Trente-sept hôpitaux soignent dans l'année environ 15,000 malades. Il y a aussi 7 hôpitaux de fous, un établissement pour les aveugles et un pour les sourds-muets.
L'excès de l'immigration sur l'émigration oscille entre 2,000 et 40,000 par an.
Le revenu ordinaire et extraordinaire, en 1881, est de 3,757,493 l. stg. La dépense dans la même année est de 3,675,797 l. stg. La dette publique a environ 30,000,000 l. stg. Déduction faite d'environ 2,000,000 pour amortissement, reste une charge de 51 l. stg. par habitant et une rente de 2 l. stg. 1/2 par an et par tête.
La caisse d'épargne postale en 1881 a reçu plus d'un million de l. stg. (25,000,000 fr.) de dépôts, et les déposants sont au nombre de 1 sur 10, pendant qu'en Angleterre ils ne sont qu'en proportion de 1 sur 19. Les sommes déposées dans la caisse d'épargne postale atteignent 1,232,788 l. stg. Celles déposées dans les autres caisses d'épargne, 316,727 l. stg., soit un total de 1,549,515 l. stg., soit une moyenne de 3 l. stg. 1 sh. 10 den. (77 fr.) par déposant.
La Nouvelle-Zélande est le premier pays qui ait essayé par l'État un système d'assurance sur la vie, dont tout le profit est distribué aux assurés. En 1882, le nombre d'assurés s'élève à 19,456, et les sommes assurées à 6,507,528 l. stg.
L'importation, en 1881, a atteint le chiffre de 7,457,045 l. stg., et l'exportation, celui de 6,060,866 l. stg. Dans ce chiffre, la France entre pour 18,014 l. stg. à l'importation, et 51,464 l. stg. à l'exportation.
Les principaux articles exportés sont: la laine pour 2,909,760 l. stg., l'or pour 996,867 l. stg., les produits agricoles pour 1,114,253 l. stg., le suif pour 120,611 l. stg., la gomme Kauri pour 253,778 l. stg., et le bois de construction pour 71,328 l. stg.
Le tonnage des navires entrés dans les ports de la Nouvelle-Zélande en 1881 s'élève à 461,285 tonnes, celui des navires sortis, à 438,551 tonnes. La Steam-ship Pacific Cy reçoit du gouvernement une subvention annuelle de 32,500 l. stg. pour la poste entre Auckland et San-Francisco: et on vient de voter une subvention annuelle de 20,000 l. stg. pour une ligne directe mensuelle avec Londres.
Les terres publiques ou crown-lands sont administrées par le ministre des terres, aidé de 11 bureaux des terres pour les 11 districts territoriaux. Sur les 64,000,000 d'acres que comprend la Nouvelle-Zélande, 14,000,000 ont été vendus ou réservés pour les écoles et autres services publics; 16,000,000 appartiennent aux Maoris ou aux Européens qui les ont achetés d'eux, et 34,000,000 restent disponibles. Sur ce chiffre, 15,000,000 sont couverts d'herbe ou de fougères, 10,000,000 sont en forêts, et 9,000,000 sont des lacs, rochers ou sommets de montagnes.
Les terres publiques sont divisées en trois classes: les terres de villes et villages, vendues aux enchères par lots de 1/4 d'acre, sur la mise à prix de 7 l. stg. 1/2; les terres suburbaines dans le voisinage des villes et villages dont les lots, de 2 à 15 acres, sont vendus aux enchères sur la mise, à prix de 3 l. stg. l'acre; les terres rurales, soit agricoles, pastorales ou forêts, qui sont vendues à un prix qui varie, selon les districts, depuis quelques schellings jusqu'à 2 l. stg. l'acre.
Auckland et les districts de Westland ont adopté le système de l'Homestead. La terre est donnée à l'immigrant, qui n'a qu'à payer le montant du mesurage; il doit résider 5 ans sur la terre, y élever une maison et cultiver, le 1/3 dans les 5 ans, s'il s'agit de terre libre; et le 1/5, s'il s'agit de forêts. Toute personne au-dessus de 18 ans peut, dans le district d'Auckland, choisir de 75 à 50 acres, selon la qualité de la terre, et toute personne au-dessous de 18 ans, de 30 à 20 acres; toutefois, une même famille ne peut obtenir plus de 200 acres de terre de première qualité ou 300 de seconde qualité. Il en est à peu près de même en Westland.
Il y a plusieurs autres manières d'acquérir la terre. On peut l'acheter aux enchères, ou par contrat ordinaire sur demande faite au Bureau des terres. Dans ce système, le prix des terres est de 4 l. stg. 1/2 l'acre pour les terres suburbaines, de 1 l. stg. pour les terres d'agriculture ou de pâturage. Une personne ne peut acheter ainsi plus de 20 acres de terre suburbaine, plus de 320 acres de terre agricole, et non moins de 500 ni plus de 5,000 acres de terre à pâturage. Les paiements sont échelonnés en 10 demi-annuités pour les terres suburbaines, en 20 demi-annuités pour les terres agricoles, et en 30 demi-annuités pour les terres de pâturage. L'acheteur peut toujours se libérer d'avance.
Sur les terres suburbaines, l'acheteur est tenu de transférer sa résidence dans le mois de l'achat, et d'y demeurer pendant 4 ans. La résidence est obligatoire pour 6 ans sur la terre d'agriculture et de pâturage; mais sur cette dernière on a un an de temps pour s'y installer. L'acheteur doit, en outre, s'il s'agit de terre suburbaine, cultiver au moins 1/10 la première année, 1/5 la deuxième année, et en 4 ans il doit avoir cultivé les 3/4, clôturé le tout et fait des améliorations correspondant au moins à 10 l. stg. par acre.
Dans les améliorations sont compris les constructions, clôtures, drainages, plantations d'arbres, prix de la culture, etc. Pour la terre rurale, s'il s'agit de terre libre, l'acheteur doit cultiver 1/20 la première année, 1/16 la deuxième année, et en 6 ans, il doit cultiver 1/5 et faire des améliorations correspondant à 1 l. stg. par acre. Sur la terre de pâturage, l'acheteur n'est tenu qu'au séjour de 6 ans; il n'est pas obligé aux améliorations. Après 10 ans, il peut payer la solde et obtenir la propriété définitive.
Pour les terrains aurifères, l'acheteur ne peut obtenir plus de 320 acres, et il doit y faire certaines améliorations, mais il n'est pas tenu d'y séjourner. Il paie une rente en demi-annuités de 2 sh. 1/2 par acre, et devient acheteur définitif en payant le prix attribué par la loi à des terrains analogues. Après 3 ans il peut demander l'échange de sa terre, et alors il paie à raison de 1 l. stg. 1 sh. par acre la terre qu'il reçoit en échange, échelonnant les paiements en 15 demi-annuités. Il reste aussi propriétaire définitif s'il paie simplement sa rente durant 17 ans consécutifs.
Les terres à pâturage sont aussi louées aux enchères, en lots pouvant contenir 5,000 moutons ou 1,000 têtes de gros bétail. Le gouvernement se réserve le droit de résilier le bail moyennant avertissement préalable d'un an, dans le cas où la terre devrait être vendue ou louée pour terre agricole. Ces locations sont faites pour 21 ans et au dessous. Toute personne qui occupe déjà des terres publiques pour 20,000 moutons ou 4,000 têtes de gros bétail ne peut louer ou acheter un autre lot, excepté pour l'acquisition d'une terre par hypothèque (mortgage).
Une autre combinaison permet de louer pour 21 ans, avec le droit perpétuel à renouveler. Trois ans avant l'échéance, le locataire déclare s'il veut renouveler en payant un loyer calculé à 5% de la valeur de la terre, fixée par expert, sous déduction de toutes les améliorations faites durant le premier bail. S'il ne veut renouveler, le bail est mis aux enchères, et le nouveau locataire doit payer à l'ancien le montant des améliorations.
Si le gouvernement avait besoin de reprendre la terre ainsi louée, il devrait rembourser toutes les améliorations, au prix fixé par expert.
En 1882, le gouvernement a vendu sur paiement immédiat à 1,257 acheteurs, 195,390 acres de terre, pour agriculture; à 271 acheteurs; 1,482 acres de terre suburbaine, et à 704 acheteurs, 303 acres de terre urbaine. Il a vendu par paiements échelonnés, à 497 acheteurs, 74,336 acres de terre d'agriculture; à 9 acheteurs, 24,634 acres de terre de pâturage, et à 198 acheteurs, 1,189 acres de terre de village. Il a reçu pour location de champs aurifères, 7,600 l. stg.; pour location des terres pastorales, 182,880 l. stg., et pour autres locations, 5,500 l. stg. Il a ainsi retiré des terres une somme de 535,607 l. stg.
En 1870, le parlement vota un emprunt de 10,000,000 de l. stg. pour les travaux publics et l'immigration. Depuis, 2,000 kilomètres de chemins de fer ont été ouverts, et environ le double de routes carrossables. On a organisé sur un bon pied les phares et les ports. Le télégraphe dessert tout le pays et a transmis, en 1882, 1,500,000 dépêches. La poste a transmis en 1882, 12,000,000 de lettres à 0 fr. 10 pour la colonie et l'Australie, et presque autant d'imprimés. On a amené de l'eau sur les champs aurifères pour le lavage, et 4 navires arrivent tous les ans d'Angleterre, pleins d'immigrants; 1,400 hommes suffisent à la force armée, mais, en cas de nécessité, 10,000 volontaires sont prêts à marcher, outre un millier de pompiers organisés militairement.
C'est beaucoup de progrès en 40 ans, et ce progrès augmentera encore tant que le peuple continuera à rester attaché aux principes religieux et au respect de l'autorité, qui ont fait sa force.
Mais après cet aperçu sur l'ensemble de la colonie, il est temps de reprendre mon journal de voyage.[Table des matières]
CHAPITRE XIX
Arrivée à Auckland. — La tempête. — Le dimanche. — Le Père Mac Donald. — Catholiques et protestants. — La ville. — Los faubourgs. — Le parc du gouverneur. — L'hôpital. — Le dominion. — Les salaires. — L'intérêt. — Le baron de Hübner. — Mgr Luck et son diocèse. — Les Sœurs de la Miséricorde. — Départ pour Tauranga. — La baie. — La ville. — Excursion à Ohinemutu. — Les fermes. — Le cocher irlandais. — Le Gate-Pa. — La forêt d'Oropi. — La mid-way-house. — Les naissances et la mortalité. — Le vin correctif de l'alcoolisme. — Les gorges de Mangorewa.
Le 11 novembre, à 2 heures du matin, le Zealandia arrive à l'entrée de la baie d'Auckland; la nuit est obscure et le vent souffle avec violence; la pluie tombe à torrents. Le capitaine trouve prudent de jeter l'ancre et d'attendre le jour. À 6 heures on lève l'ancre, et on marche lentement le long de la baie, fort agitée; c'est après bien des coups de sifflet de la machine, précédés du coup de canon, que nous avons pu apercevoir le canot du pilote; il arrive armé de sa ceinture de sauvetage et prend sa place au gouvernail.
La ville se dessine à nos yeux, émergeant de la verdure sur un ensemble de collines, des deux côtés de la baie. Les nombreuses églises et la Court-House dominent les maisonnettes cachées dans les arbres; mais, au-dessus de tout, un immense moulin à vent semble veiller comme un géant protecteur sur la cité. Au loin, sur une colline entourée de prairies et de forêts, le plus vaste et le plus bel édifice est l'hôpital public. À 7 heures nous sommes devant le môle ou wharf, mais le pilote refuse de l'aborder; il craint que la violence du vent n'y pousse si fort le navire, que le wharf lui-même ne soit emporté. Nous jetons deux ancres et dansons sur place. Elles ne suffisent pas à nous protéger, et nous allions dériver vers un banc de sable, lorsqu'un prompt mouvement de la machine nous ramène à flot; le télégraphe ou signal, qui communique de la passerelle à la machine, est brisé; un officier se tient debout vers la chaudière, reçoit par signes les commandements et les transmet au machiniste. Malgré la pluie, la foule s'est assemblée sur le môle, et attend avec anxiété la fin de nos péripéties. Enfin, vers les 10 heures, le vent souffle moins fort, et le pilote juge bon d'aborder. Nous suivons la manœuvre avec émotion; les cris succèdent aux cris pour les divers commandements et s'efforcent de dominer le bruit du vent. On va, on court, on revient, l'émoi est général. Au moment de toucher au môle, le commandant semble perdre son sang-froid britannique; il trépigne et crie sans cesse au pilote go ahead, mais sa crainte est exagérée, tout se passe pour le mieux et bientôt on sera à terre. Les passagers se disent adieu: plusieurs restent en Nouvelle-Zélande. Pendant trois semaines compagnons de la même infortune, ils se considèrent tous comme une même famille. On salue les officiers et on porte ses effets à la douane. C'est le dimanche: les petits bagages passent, les autres seront visités demain. Le vent enlève les parapluies, et l'eau tombe en déluge, on va quand même: time is money. J'ai beaucoup de peine à trouver une voiture pour déposer mes bagages à l'hôtel: is sunday. C'est dimanche! Enfin je peux en raccrocher une moyennant un double prix. La poste est fermée et les boutiques aussi; impossible de trouver des timbres poste. Je prie le maître de l'hôtel de m'en faire chercher, car je veux profiter du départ du navire le Zealandia, qui s'en va à Sidney dans la nuit. Le maître de l'hôtel me répond qu'on a 6 jours de la semaine pour envoyer les lettres, mais que le dimanche on va à l'église et on ne travaille pas. Un peuple qui a un tel respect de la loi divine est un peuple d'avenir, un futur grand peuple!
Je m'en vais donc à l'église. La petite cathédrale en planches d'Auckland, malgré le mauvais temps, est remplie de fidèles; le Révérend Mac Donald célèbre la grand'messe, les chants, exécutés par des voix d'hommes et de femmes, sont harmonieux.
Après la messe, je salue le bon Père à la sacristie. Une dame, qui est venue de la campagne, à 8 milles, vient le saluer aussi. Elle me prend pour le commandant de l'Éclaireur, aviso de guerre français arrivé hier ici de Taïti, et m'invite à une soirée dansante. Elle est d'origine française, et ne veut pas laisser passer un navire français sans lui faire les honneurs de la société néo-zélandaise. Je dissipe son erreur; elle maintient quand même son invitation. L'Éclaireur, sorti des chantiers de Toulon en 1878, a 78 mètres de long et 12 de large; il porte 8 canons de 15 centimètres, a une machine de 450 chevaux et un terrible éperon. Le capitaine du Zealandia me l'avait montré dans la baie, et mon émotion fut grande lorsque je lui vis lever le drapeau pour nous saluer. Oh! que j'aurais voulu rencontrer ce drapeau dans toutes les mers aussi souvent que le drapeau britannique! Le R. Mac Donald m'invite à déjeuner; j'accepte d'autant plus volontiers qu'à l'hôtel on m'avait dit que le dimanche le lunch remplacerait le dîner et que le soir on n'avait que le thé, attendu que les domestiques devaient assister au service divin. En France, les catholiques s'imposent le maigre le vendredi; en Italie, le vendredi et le samedi; en Espagne, on ne fait maigre ni le vendredi, ni le samedi. Ici, les protestants ont leur privation le dimanche, et elle a pour cause le désir d'épargner, au septième jour, le travail aux domestiques.
En entrant chez les Pères Missionnaires, un bruit strident et étrange se fait entendre à la porte, et ne cesse que lorsque le concierge est venu s'interposer; un perroquet au blanc plumet monte la garde, et il s'en acquitte aussi bien que le meilleur des chiens. C'est le cockotou d'Australie.
Le R. Mac Donald me présente à un autre prêtre anglais et me parle volontiers du Concile du Vatican, auquel il a assisté, et de divers personnages français qu'il a connus dans ses deux voyages en Europe. Il est ici depuis 28 ans, et son frère s'occupe de l'évangélisation des Maoris depuis 32 ans; il me parle beaucoup de Mgr Pompalier, évêque français qui le premier a porté ici le catholicisme.
Il me dit qu'ici, comme dans presque tous les pays nouveaux, protestants et catholiques vivent en bons rapports, et s'estiment, non selon le plus ou moins de vérité qu'ils possèdent, mais selon le degré de vertu qu'ils pratiquent. Ceux qui ont plus reçu sont évidemment tenus à plus, et la foi ne se donne pas. Je me rappelle que, voulant un jour expliquer à un compatriote que j'avais rencontré dans l'Extrême-Orient, une de nos vérités catholiques qui me paraissait claire comme le jour, je m'étonnais que celui-ci, pourtant nature droite et sincère, ne pût la comprendre; mais il me fit cette observation: «En fait de foi, on ne croit pas ce qu'on veut, mais on croit ce qu'on peut.» Cela me rappela la réponse du cardinal Manning à ses compatriotes. Ils l'accusaient d'avoir changé de religion et lui disaient: Comment se fait-il que vous étiez auparavant fervent protestant et que vous êtes maintenant fervent catholique? Dans une brochure adressée à ses anciens coreligionnaires, le pieux prélat leur dit: «Je ne peux vous donner d'autre réponse que celle de l'aveugle de l'Évangile: Avant je ne voyais pas, à présent je vois. Pourquoi Dieu ouvre-t-il les yeux aux uns plus, aux autres moins? C'est son secret. Tout ce que nous savons, c'est qu'il est le Créateur et Rédempteur de tous les hommes, qu'il les aime tous comme un Père aime ses enfants, et qu'il cherche le salut de tous; mais à chacun il proportionne le fardeau en raison de ses forces.»
Après le déjeuner, le bon Père me montre les habitants de son jardin: le cockotou dont j'ai parlé qui fait mille exercices à son commandement, une tortue qui se promène sur le vert gazon, et une espèce de gros merle blanc et noir qui siffle comme le merle et parle comme le perroquet. Saint Jean avait aussi sa colombe.
Je parcours la ville: la partie centrale réservée aux affaires n'est pas grande: là sont les banques, les compagnies d'assurance et de navigation, la poste, les principaux magasins; mais la ville destinée aux habitations s'étend au loin sur plusieurs collines. Les rues sont larges et plantées de chêne. Nous sommes en effet à Auckland (terre du chêne). Les gentils pavillons qui les bordent sont tous entourés d'un jardin où brillent toutes les fleurs de l'Europe. Les vérandahs qui les ornent prouvent que le climat est chaud en été. Ces pavillons sont la plupart construits en bois et couverts en zinc, en bois, ou en ardoise. Dans le centre, on ne peut plus construire qu'en pierre, en briques ou en ciment, pour diminuer les incendies.
Plus loin, ce ne sont plus des pavillons, habitation de la classe aisée, mais des maisonnettes en bois, habitation de l'ouvrier. Elles sont petites, mais elles ont leur jardin, et l'ouvrier a aussi son home (son chez soi). Des building societies (sociétés de construction) achètent de vastes terrains, y tracent des rues, bâtissent des maisons de diverses grandeurs et les louent ou plutôt les vendent, puisque après le paiement de quelques annuités comprenant l'intérêt et l'amortissement, le locataire reste propriétaire. Ces sociétés, tout en faisant de bonnes affaires, rendent service à la classe ouvrière et à la société. L'ouvrier qui a sa maisonnette et son jardin voit ses nombreux enfants grandir et se développer en bonne santé, pendant que les familles ouvrières entassées dans les mansardes de nos grandes villes donnent une génération sans force et sans énergie; et la plupart des enfants meurent en bas âge.
J'arrive à la maison du gouverneur: elle est en bois et fort simple, mais entourée d'un superbe parc, ouvert au public, le dimanche. Au milieu des chênes séculaires, je vois de magnifiques araucarias, des lauriers-cerises, des lauriers-roses et des lauriers-tins; le cyprès, le saule, le magnolia, l'eucalyptus et tous les arbres et arbustes qui ornent nos parcs d'Europe, le tout encadré dans cette belle pelouse que les Anglais portent partout avec eux.
Près de la High school (haute école), je rencontre le Révérend Mac Donald, qui fait sa promenade à cheval et me met sur le chemin de l'hôpital. Je descends une colline et en remonte une autre, je laisse à droite de superbes vaches paissant dans la prairie, et parcours à gauche les allées ombragées d'une magnifique forêt, appelée le dominion (le domaine), parce qu'elle est réservée au public. Les Anglais, dans le tracé de leurs villes, ont toujours soin de réserver de vastes emplacements pour la récréation du peuple. C'est fort sage; car le petit peuple ne peut se payer l'agrément d'une villa, et la santé du public est en raison de la salubrité de l'air qu'il respire.
Enfin, j'arrive à l'hôpital, vaste édifice en ciment à deux étages sur rez-de-chaussée, dominant la ville et la baie. Le jeune docteur qui le dirige me conduit à la visite de l'établissement. Les salles ne sont pas grandes, mais elles sont nombreuses et ornées de plantes et de fleurs. On peut loger 150 malades. On en a 90 en ce moment. La propreté est irréprochable; je remarque un ascenseur destiné à descendre dans les caves les corps des décédés; des fauteuils roulants pour les rhumatisants, et une salle pour les convalescents. Trop souvent, dans les hôpitaux de nos grandes villes européennes, les convalescents sont renvoyés pour faire place à d'autres. Obligés, pour vivre, de reprendre le travail avant d'en avoir les forces, ils retombent bientôt dans un état pire, et retournent à l'hôpital, auquel ils occasionnent de nouveaux frais. Les administrations des hospices feraient donc une économie bien entendue, et en même temps une œuvre humanitaire, en établissant dans chaque hôpital une salle pour les convalescents dont on essaierait les forces grandissantes aux travaux de la maison et du jardin, avant de les lancer dans la société, où ils sont obligés de reprendre leur travail quotidien.
Le jeune docteur fait appeler deux Français qui sont en ce moment dans l'établissement: un est de Saint-Malo, et l'autre de Nantes. Venus ici comme matelots, ils y sont restés parce qu'ils y ont trouvé la vie large et facile: occupés dans les champs à garder les vaches, ils étaient logés, nourris, et recevaient 6 schellings par jour (7 fr. 50); ils sont légèrement atteints de la poitrine.
Les gages sont élevés dans ce pays: le moindre ouvrier gagne 6 à 8 schellings par jour; les capitaux sont encore plus chers.
Les banques donnent 6% sur dépôts compte courant, mais elles prêtent à 1% par mois; on prête sur hypothèque à 10%, et comme les terres ne rapportent ordinairement qu'environ 8% malheur au farmer (propriétaire) qui est obligé d'emprunter! Comme en Europe, le fruit de ses travaux ira au capitaliste!
En quittant l'hôpital, je parcours diverses collines et je vois partout les familles se diriger vers les églises. La cloche tinte; il est 6 heures 1/2; l'office commence chez les diverses communions protestantes: celui des catholiques a lieu à 7 heures. J'arrive à Saint-Benedictus, la principale église catholique, desservie par les Bénédictins. Elle est en bois, vaste, et à trois nefs. Son autel est fort simple et se distingue peu de plusieurs églises protestantes, qui adoptent aussi les chandeliers et les cierges. À la tribune, les chants sont exécutés, comme à la cathédrale, par des voies d'hommes et de femmes; on chante les vêpres, et après les vêpres on donne le salut; le recueillement est parfait. Il est bien tard lorsque j'arrive à l'hôtel pour le thé. Je passe la soirée chez le Révérend Mac Donald à parler des hommes et des choses du pays, et à 10 heures je m'en vais au Zealandia donner un dernier adieu aux passagers et aux officiers. Je trouve là le baron de Hübner qui vient de visiter la Nouvelle-Zélande et s'en va à Sidney: il occupera probablement la cabine que j'ai laissée disponible. Ce bon observateur nous a déjà fait connaître, par sa Promenade autour du monde, les États-Unis, le Japon et la Chine; il donnera probablement encore au public ses impressions sur les colonies océaniennes et sur les Indes orientales qu'il va visiter.
Enfin, je reviens dans la petite cellule du Star hôtel, chercher un repos d'autant mieux mérité que toutes mes courses depuis le matin ont eu lieu avec la pluie sur le dos. Aux fenêtres, pas de persiennes; à 4 heures le jour me réveille, à 5 heures je complète ma correspondance, et un peu plus tard, je me rends chez Mgr Luck, évêque catholique d'Auckland; il demeure à la campagne, à une des extrémités de la ville. Ce bon bénédictin me reçoit avec bonté; il voudrait me retenir chez lui et me fait l'historique de son diocèse, qui a eu bien des péripéties. Il a 12 prêtres pour les 16,000 catholiques répartis dans toute la partie nord de l'île du Nord formant son diocèse, et un seul prêtre pour les 30,000 Maoris, qui sont la plupart catholiques. Point de petit séminaire, pas de séminaire; la grande difficulté est le recrutement d'un clergé sérieux. Ses compatriotes sont, comme la plupart des Anglais, sujets à l'alcoolisme. Pour l'instruction des jeunes filles, 39 Sœurs de la Miséricorde irlandaises lui rendent de grands services. Elles ont 6 maisons et un noviciat. Nous en visitons deux, attenantes à l'habitation épiscopale. Dans une, 30 internes et 40 externes reçoivent l'instruction; dans l'autre, à côté, 80 orphelines apprennent le travail manuel propre à leur sexe. La plupart sont envoyées par le gouvernement, qui a donné le terrain et fournit un secours annuel de 12 livres par orpheline. Nous parcourons les dortoirs, les classes, les ouvroirs: ils sont en bois, bien éclairés, bien aérés, et entourés d'un parc gracieux qui domine la baie. Pour les garçons, Monseigneur n'a qu'une école, confiée à 2 laïques, s'occupant de 70 élèves; les autres vont aux écoles protestantes, nombreuses et bien tenues. Monseigneur attend les Frères Marianites de Lyon, qui pourront relever les écoles de manière à recevoir tous les élèves catholiques. Il espère par là arriver au petit, et plus tard au grand séminaire.
Monseigneur a la bonté de me conduire à son école de garçons, puis chez le consul de France; un bon Écossais qui ne parle qu'anglais, et aux divers bureaux des compagnies de navigation où je dois me renseigner. Ensuite, il m'emmène chez lui pour le dîner, et je le quitte pour me rendre au bateau qui doit me conduire à Tauranga.
Il est 5 heures du soir lorsque ce petit bateau à vapeur quitte le wharf (môle). Le directeur de la Compagnie Mac Gregor, avec lequel j'étais venu depuis San-Francisco, a la bonté de m'accompagner, il me recommande au capitaine. Nous parcourons la belle et vaste baie, admirant encore une fois le superbe panorama de la ville. Je remarque un monsieur à la figure tatouée de hiéroglyphes depuis le menton jusqu'au front; il porte mac-farlane et chapeau haut de forme. On me dit que c'est un chef maori, un de leurs principaux orateurs. Je l'aborde et l'interroge, il est fort aimable et très poli, mais il ne connaît que quelques mots d'anglais et la conversation est difficile. Après le dîner, le salon se convertit en un dortoir où une vingtaine de passagers couchent sur étagères les uns au-dessus des autres.
Nouvelle-Zélande.—Chef Maori.
La mer est extrêmement agitée: ce petit bateau est ballotté comme une coque de noix. On a de la peine à se tenir dans son lit; mais ma fatigue était si grande, que je me réveille le matin, me rappelant, comme dans un rêve, d'avoir fait de continuels efforts pour ne pas être jeté à bas.
À 10 heures du matin, nous entrons dans la gracieuse baie de Tauranga, avec deux heures de retard.
La petite ville de Tauranga compte 4,000 habitants; elle se compose de quelques maisons de bois, parmi lesquelles 2 hôtels, plusieurs boutiques, une église protestante et une cabane en planche servant d'église catholique. Je quitte ici un brave garçon de Lyon; il était venu comme marin, mais il connaissait le métier de boulanger; son esprit d'économie lui permit de prélever un petit pécule sur ses gages élevés, et il est maintenant chef boulanger dans une ville naissante, élevant dans l'aisance une nombreuse famille. Les objets de luxe sont chers, mais le nécessaire à la vie, en moyenne, ne dépasse pas les prix de l'Europe; le pain vaut 6 sous la livre et la viande 10 sous.
À 11 heures je monte dans un break que conduit un robuste Irlandais. J'ai pour compagnon de voyage deux photographes, qui s'en vont sur le lac Taupo prendre les meilleures vues de ce paysage enchanteur. Nous traversons une riche contrée parsemée de fermes. Le fern (fougère) et le titree (buisson de bruyère) est remplacé par un beau gazon vert que broutent les vaches et les chevaux. Les habitations des farmers occupent toujours le monticule dominant; une petite rivière porte ses eaux limpides et murmurantes à travers ces fermes prospères. Mais la population est encore peu nombreuse, et plus loin, les fougères et les titrees couvrent seuls le terrain. Assis à côté du cocher, je cause avec lui: l'Irlandais est communicatif, il prend même volontiers la plaisanterie. Mon cocher est ici depuis 9 ans, et je lui demande s'il se trouve mieux qu'en Irlande. Oui, me dit-il, j'y ai meilleure nourriture. En Irlande, je travaillais une ferme près de Dublin avec mon père et mes frères, et on nous donnait pour cela 6 livres chaque 6 mois. À peine arrivé à Auckland, je recevais 4 livres par semaine comme cocher; j'ai pu bientôt économiser assez pour me mettre patron; mais là je n'ai pas réussi, et j'ai fait faillite. Mon frère alors, qui exploite un hôtel à Ohinemutu et entretient cet omnibus, m'a pris à son service et me paie 4 livres par semaine. Un autre de mes frères a gagné une vingtaine de mille livres aux goldfields (champs d'or) de Thames, près Auckland, et continue à y faire de bonnes affaires en spéculant sur les actions. J'ai encore trois autres frères en Amérique, un à Chicago, un à New-York, et un en Californie: ils ont tous prospéré et élèvent chacun une nombreuse famille.
La route est d'abord excellente; à défaut de pierres, on la charge de coquillages qui couvrent la plage et forment une chaussée très dure; mais dans l'intérieur les coquillages font défaut et la boue commence. Nous arrivons au Gate-Pa où, en 1864, les troupes britanniques, prises d'une panique, s'enfuirent devant les Maoris, abandonnant leurs officiers, qui tous périrent de la main de l'ennemi. Le lendemain, lorsque les troupes revinrent, elles trouvèrent le colonel Booths blessé mortellement; les Maoris avaient mis sous sa tête un coussin d'herbe, et un bassin d'eau à son côté, sans toucher ni à sa montre, ni à sa chaîne. Je doute que des Européens civilisés en eussent fait autant envers leur ennemi. Un peu plus loin nous entrons dans la superbe forêt d'Oropi: elle est ce que les siècles l'ont faite. De gigantesques squelettes d'arbres morts se tiennent à côté d'autres à la fleur de la vie; les lianes s'entrecroisent, les parasites poussent partout: quelques-uns enlacent tellement les arbres, qu'ils les étouffent et végètent à leur place; quelques arbres ont plus de 2 mètres de diamètre, j'en ai vu un à demi brûlé qui avait de 7 à 8 mètres de diamètre. Mais tout est en désordre; la vie est à côté de la mort; les Maoris n'ont pas fréquenté les cours de l'École forestière. Cette forêt, comme le reste de l'île, leur appartenait, et ce n'est qu'à la suite de la dernière guerre que le gouvernement l'a confisquée avec la plupart de leurs terres.
La route suit un terrain onduleux, monte et descend des collines; par-ci, par-là on a fait une chaussée avec des fascines, mais les trous sont nombreux et les sursauts aussi. Nos quatre robustes chevaux ont de la peine à nous sortir de la boue, et la pluie ne discontinue pas. Vers le milieu de la forêt, nous nous arrêtons à une baraque appelée Mid-way house. Il est 4 heures, et je n'ai pas mangé depuis le matin; l'appétit fait trouver délicieux le modeste repas. Cet endroit solitaire doit être très sain; nous y voyons une douzaine de petits enfants de l'hôtesse: les familles sont prolifiques dans les pays nouveaux et l'aisance générale prolonge la vie. Les décès, qui sont de 21,6 par mille en Angleterre, n'atteignent que 17,59 en Queensland, 16,22 en Tasmanie, 15,52 en Victoria, 12,15 en Nouvelle-Zélande. Le petit livre indicateur qu'on m'a remis à Tauranga dit à propos de cet endroit par un N. B. et entre parenthèses. (Even good Templars may drink here with the greatest impunity; it is so very retired!) Même les bons Templiers (sorte de francs-maçons) peuvent boire ici avec la plus grande impunité; l'endroit est si caché!
Ainsi toute la lecture de la Bible et la plus stricte observation du dimanche n'arrivent pas à extirper de ces populations la plaie de l'alcoolisme! Je crois qu'on y arriverait plus facilement en favorisant la culture de la vigne, de manière à rendre le vin abordable au peuple comme boisson journalière. Le vin mêlé à l'eau est la plus saine et la plus fortifiante des boissons. Le corps humain a besoin pour les fonctions digestives d'une certaine quantité d'alcool; si on ne la lui donne innocente par le vin dans les repas journaliers, il la prendra à intervalles par des drogues malfaisantes. Les temperance hôtels, qu'on rencontre partout ici, comme en Angleterre, et dans lesquels on ne boit que de l'eau, seraient mieux nommés intemperance hôtels, car tempérance indique juste milieu; et le rien est aussi intempérant que le trop. À part quelques heureuses exceptions, l'excès provoque l'excès, et l'alcoolisme n'est pas une plaie spéciale au Maori. Les pays vinicoles sont ceux qui ont le moins d'ivrognes: le corps qui a eu le nécessaire recourt plus difficilement au superflu. À l'heure actuelle l'Australie produit d'excellent vin, et on le vend encore ici à 7 fr. la bouteille; le moindre vin français vaut 10 fr. la bouteille; il est donc inabordable. Les nombreux coteaux de la Nouvelle-Zélande pourraient fournir assez de vin pour que, même à un prix rémunérateur pour le viticulteur, l'habitant puisse le boire à moitié prix de la bière, à la condition que la régie ne perçoive pas le double et le triple du prix du coût.
Une heure après avoir quitté la Mid-way house, nous pénétrons dans les magnifiques gorges de Mangorewa. La petite rivière se brise avec fracas de précipice en précipice, et des murailles de rochers s'élèvent à pic à 50 mètres de haut. Enfin, après 18 milles, nous quittons la forêt, et quelques milles après, à 9 heures 1/2 du soir, nous sommes à Ohinemutu, sur le lac Rotorua.[Table des matières]
CHAPITRE XX
La tradition des Maoris sur leur venue en Nouvelle-Zélande. — Rangatiki et son chien Potaka. — Hinemou et Tutanekai. — Le lac Rotorua. — Les eaux thermales. — Un Pa. — Les Maoris, leurs vêtements, leur nourriture. — Mœurs et usages. — L'anthropophagie. — La carved-house. — Tiki et Maui et le récit de la création. — Raïnga et la route du ciel. — Les ministres protestants et le traité de Waïtangi. — Les Pères Maristes. — La forêt de Tikitapu. — Le lac Rotakakahi. — Waïroa. — Les femmes Maoris et le tabac. — Costumes et jeux. — L'école. — Un examen de géographie. — L'instruction. — La cascade. — La haka ou danse indigène. — Le lac Tarawera. — Le Té Tarata ou terrasse blanche. — Le lac Rotomahana. — Les geysers. — Le repas. — La Aukapuarangi ou terrasse rouge. — Un bain bouillant. — Retour à Waïroa et à Ohinemutu.
La tradition des Maoris est qu'ils seraient venus en Nouvelle-Zélande dans de grands canots, sous la conduite d'un certain chef qui, à la suite de querelles, voulut quitter les îles malaises, son pays natal. Ils conservent le nom des divers canots et rapportent les faits et gestes des tribus qui en sont sorties. En tenant compte de leurs récits, on peut croire que leur migration remonte à 20 générations, c'est-à-dire à peu près au XVe siècle.
Rangatiki, chef Maori.
Pour ce qui concerne la découverte de cette région des lacs, la tradition maori dit qu'un certain Rangatiki, chef du canot Arawa, venu lui aussi avec les autres de Hawaïki (qu'on suppose être Sumatra)[7] débarqua à Maketu et commença à explorer la contrée avec les siens et Potaka, son chien favori. Mais celui-ci disparut bientôt et ne reparut qu'après deux jours. Il était malade, et on s'aperçut qu'il avait eu une indigestion de poissons. Son maître comprit donc que Potaka avait découvert une mer, et suivant ses traces, on arriva au bord d'un lac qu'on nomma Rotoïti (petit lac). Là, comme le chien, le maître et les siens se gorgèrent d'un petit poisson appelé inanga. Poursuivant plus loin, ils arrivèrent à un autre lac qu'ils appelèrent Rotorua (second lac). Dans l'île Mokoïa, qui s'élève au milieu, de ce lac, ils trouvèrent une tribu dont le chef, Kawaarero, leur fit bon accueil, mais leur proposa bientôt de manger le chien. N'ayant pu l'obtenir, il surprit un beau jour le pauvre Potaka et le mangea en secret. Mais Rangatiki, à la suite d'une incantation, apprit le fait et le reprocha à Kawaarero, qui s'indigna en le niant. Rangatiki appela le chien en témoignage «Potaka tawhiti e kai hea koe?» (mon cher Potaka, où es-tu?) Et le chien répondit en aboyant dans le ventre de Kawaarero. Celui-ci fut donc tué à l'instant, et sa tribu mise en pièces. Rangatiki avec les siens s'établirent à leur place. Plus tard, une jeune fille appelée Hinemoa, attirée par les sons de la flûte du jeune Tutanekai, traversa le lac à la nage et vécut heureuse avec lui; de là le nom d'Ohinemutu, donné à l'endroit, nom qui signifie la jeune fille qui traverse à la nage.
Hinemoa, jeune fille Maori.
La vue du lac Rotorua est gracieuse, le paysage est verdoyant. Des vapeurs sortent de tous côtés, s'élevant dans les airs comme d'une terre en feu. Partout des sources bouillantes et des trous brûlants. Une petite presqu'île s'avance dans le lac; elle était beaucoup plus grande, mais une bonne partie a disparu sous les flots. Ce qui reste est occupé par une vingtaine de whares, cases ou cabanes maoris. Elles ont à la façade principale une porte et une fenêtre et sont couvertes d'une espèce de paille longue, de la famille des genêts. Quelques-unes ont une cheminée, la plupart n'en ont point. Le Maori cuit ses aliments dans l'eau chaude ou à la vapeur des sources qui l'entourent. Ces braves gens ont l'air bien constitué, figure riante, peau brune donnant sur le rouge, lèvres un peu épaisses, yeux noirs et pétillants, belles dents blanches.
Un Pa ou village maori.
Ils sont vêtus à l'européenne, mais la plupart ont les pieds nus et quelques-uns entourent leur corps simplement avec une couverture ou un châle multicolore. Les femmes aussi bien que les hommes ont de beaux cheveux noirs; les veuves les coupent courts comme les hommes en signe de deuil. Les femmes mariées se tatouent les lèvres et le menton, les chefs se tatouent plus ou moins artistement toute la figure avec un os de poisson. Leur nourriture consiste en pommes de terre, en porc et poissons. L'anthropophagie commença à diminuer chez eux dès que le capitaine Cook introduisit ici le cochon, vers la fin du siècle dernier. L'homme qui a faim et qui n'a rien à mettre sous la dent s'attaque nécessairement à son semblable. Il y a deux ans, les survivants de la mission Flatters, à bout de force dans le Sahara, convinrent que chaque matin un d'eux serait tiré au sort et servirait de nourriture aux autres. La mission Greeley au pôle nord a donné les mêmes exemples.
Maoris ou Néo-Zélandais.
Plusieurs Maoris jettent leurs lignes primitives dans les eaux du lac et en retirent de belles carpes d'importation anglaise. Elles s'y sont tellement multipliées que parfois, à la suite de l'explosion d'une cartouche de dynamite, la surface du lac en est couverte, et elles deviennent ainsi la proie facile du Maori, insouciant de leur destruction. Garçons et filles, hommes et femmes se baignent en costume d'Adam et d'Ève, sans se douter de la moindre inconvenance; j'avais remarqué le même fait au Japon. Lorsqu'il fait froid, au lieu de se baigner dans le lac, ils se plongent dans les bassins d'eau minérale. Cette eau est ici alcaline, là sulfureuse, ailleurs arsenicale. Les blancs s'en servent contre les rhumatismes et les maladies de foie. Au milieu du Pa (settlement ou établissement) s'élève la Carved house, maison sculptée: c'est une cabane plus grande que les autres, tapissée de boiseries sculptées; elles représentent des monstres ou figures d'hommes et de femmes tirant leur langue et ayant deux coquillages brillants en guise d'yeux. Presque toutes les cabanes maoris ont à l'entrée une de ces caricatures qui, probablement, dans leur ancienne religion, devaient figurer des dieux protecteurs.
Actuellement ils sont tous chrétiens et la plupart catholiques; mais leur ancienne religion conservait, comme au reste chez tous les peuples, les traces de la tradition des vérités primitives communes au genre humain. Ainsi leur récit de la création raconte qu'une divinité bienfaisante appelée Tiki visita la terre au début de son existence, et forma avec ses mains un homme en terre rouge pétrie avec son sang, et le mit à sécher contre une haie; en séchant la vie vint en lui, et Tiki fut content de son œuvre. Il forma de la même manière le corps d'une femme et le mit à sécher au soleil, et en séchant la vie vint en elle. Ce premier couple se multiplia et remplit la terre; mais cette génération fut si méchante que Tiki décida de la détruire au moyen d'un déluge qui mit toute la terre sous l'eau. Alors vint une autre divinité appelée Maui, qui, avec ses trois frères, se mit à pêcher. Un des frères, avec un grand hameçon formé de la mâchoire d'un de ses ancêtres, prit quelque chose pour laquelle il fallut les efforts de tous les pêcheurs pour la mener à fleur d'eau; or, c'était la Nouvelle Zélande, qu'ils fixèrent sur un bâton, et le monde recommença de nouveau.
Nouvelle-Zélande.—Types Maoris de la classe supérieure.
Les Maoris croyaient aussi à l'immortalité de l'âme, et plaçaient la route du ciel à travers Raïnga, grotte qui se trouve au cap nord de l'île Nord. Après une bataille, ils croyaient entendre le bruit des âmes qui passaient à l'autre monde sur un bâton formé de racines de pohutukawa, arbre qui croît en ces lieux. Les grands chefs ne pouvaient y passer qu'en laissant là un de leurs yeux, destiné à devenir une nouvelle étoile dans le firmament. Les méchants allaient à Po, lieu de souffrance où vont tous les mauvais esprits.
Ils conservaient aussi le souvenir d'un certain Tawaki, homme de bien, qui traversa la terre en guérissant, les malades et qui fut enlevé au ciel sans mourir, et de là il veille sur les mortels qui l'invoquent. Probablement cette tradition se rapporte à Élie, et leur vient du peuple juif, avec lequel il dut y avoir communication.
Ohinemutu se compose de trois hôtels, et de quelques écuries.
Après avoir visité les environs et pris un bain d'eau minérale, je pars avec une famille de Tasmanie pour Waïroa. La route traverse d'abord une plaine de 3 milles de long. Le gouvernement y a tracé une future ville et construit un bain, une Court house, et le logement d'un médecin. Les terrains ont été lotisés et vendus pour 89 ans selon la méthode anglaise, au profit des Maoris propriétaires. Les enchères ont élevé les prix jusqu'à plus de 50,000 fr. de rente annuelle, mais, faute d'habitants, les pauvres Maoris n'ont pas encore vu le premier sou.
Un clergyman chevauche avec sa fille pour visiter les environs: on me dit que c'est un évêque protestant. Les ministres protestants sont venus ici en 1814, et ils ont si bien manœuvré, qu'en 1840 ils ont obtenu que la plupart des chefs signent à Waïtangi (eau des pleurs) un traité qui les rendait sujets de la Grande-Bretagne. Les missions catholiques sont venues en 1837 avec les Pères Maristes.
Nous laissons à droite les geysers de Whakarewarewa, qui envoient leur vapeur vers le ciel, et entrons dans la superbe forêt de Tikitapu. Les merles y font entendre leur sifflet monotone et mille sortes d'oiseaux les accompagnent de leurs chants mélodieux. Des pigeons sauvages et des faisans au superbe plumage s'élancent à tout instant à l'approche de notre voiture. Les parasites entourent les arbres, les lianes s'entrecroisent, l'aubépine est en pleine floraison, ainsi que le titree. Les Maoris coupent des arbres séculaires, des rimu, des tawa et des miro, et y creusent de superbes canots longs de 8 à 10 mètres. Lorsque nous quittons la forêt nous sommes au bord du lac Tikitapu (lac bleu) superbe nappe d'eau azurée, dans laquelle ne vit aucun poisson. Les Maoris tiennent ce lac pour sacré et croient qu'un dragon divin en fait sa demeure. Un bourrelet de terre sépare le lac Tikitapu du lac Rotokakahi (lac vert). Celui-ci est à 70 pieds en contre-bas du premier. Sur ses bords croît en quantité le wharangi, espèce de buisson que le bétail mange avec avidité mais dont souvent il meurt. Au milieu du lac Rotokakahi s'élève une petite île pittoresque appelée Motutawa. Ses eaux se déversent dans le ravin par une petite rivière qui à Waïroa se précipite d'une trentaine de mètres en gracieuse cascade.
Maoris ou Néo-Zélandais.
À midi 1/4, nous arrivons à Waïroa au Rotomahana hôtel. Une quantité de Maoris nous entourent et nous saluent gracieusement. Les jeunes filles portent leurs petits frères ou sœurs sur le dos, enveloppés dans un châle; les femmes fument la pipe et nous demandent du tabac. Mon compagnon, qui connaît un peu le langage maori, leur dit: «Katahi taku mea whakama ko te wahine kïa kaï païpa» Je suis honteux de voir les femmes fumer.—Then don't look, répondit l'une d'elles en parfait anglais: (alors n'y regarde pas). Maka a tu te païpa, jette ta pipe, ajoute l'Anglais; no fear, répliqua la femme: (pas de crainte).—Engari me hoko he hopi kana he tupeka, continua l'Anglais (il est mieux d'acheter du savon que du tabac).—Kahore! répliqua la femme avec un rire moqueur, et les autres criaient: Kapaï te tupeka (le tabac est bon) no good te hopi (le savon n'est pas bon).
Le tabac et l'alcool sont la perte de ce pauvre peuple si bon et si simple. Quoi d'étonnant? l'Anglais lui-même a tant de peine à s'en défendre! Les hommes comme les femmes chez les Maoris portent un seul pendant d'oreille; c'est une longue pierre de jade ou une dent de requin tenue avec de la cire d'Espagne, ou un paquet de plumes attaché à l'oreille avec un fil de laine, ou simplement de la ficelle. Or, souvent son poids allonge hors mesure l'oreille qui le porte et le trou où passe la ficelle s'agrandit. Un autre ornement des deux sexes est aussi un collier portant au centre en pierre verte l'image grotesque d'un homme ou d'une femme ayant pour yeux deux haricots rouges. Une quantité de jeunes filles vêtues de rose, de rouge, de vert, avec des robes à volant, comme des danseuses, jouent dans le chemin avec des garçons ou d'autres jeunes filles en jetant des boutons contre un clou planté à terre. Cette bande joyeuse nous suit à la Carved house, maison sculptée dans le genre de celle d'Ohinemutu, mais plus petite. Une vieille femme y fait des tapis de plumes de faisans et de pigeons qui ressemblent assez à de magnifiques peaux d'animaux. Elle en demande fort cher; le moindre coûte 4 livres (100 fr.) il y en a même un grand de 50 guinées (plus de 1,300 fr.). Bon pour les amateurs! C'est avec ces tapis que les anciens chefs couvraient leurs épaules comme d'un manteau royal. On veut me vendre des massues sculptées, et autres armes indigènes en bois, mais elles sont fort chères quoique bien intéressantes. Nous avons de la peine à nous tirer hors de la troupe joyeuse des Maoris pour prendre notre lunch.
Maoris ou Néo-Zélandais.
Après le repas, nous visitons l'école. Une vingtaine de garçons et de jeunes filles de 7 à 15 ans occupent divers bancs. Une jeune femme de 30 ans, avec sa gravité britannique, a toute la peine du monde à faire tenir tranquille cette jeunesse nerveuse. Son père, vieillard à barbe blanche, vient souvent à son aide. L'école est une simple cabane de bois. Plus pratiques que dans nos pays, les colons de la Nouvelle-Zélande gardent leurs millions pour un meilleur emploi que celui d'élever des palais scolaires dans tous les villages. Par contre, ils répandent l'instruction à profusion et le nombre d'écoliers, quoique dans un pays où 500,000 âmes occupent une surface plus grande que celle du Royaume-Uni, dépasse le nombre de 15 par 1,000 habitants, pendant qu'il n'est que de 13 en Angleterre. Il est vrai qu'on ne les fatigue pas comme dans nos vieux pays. Deux heures d'école le matin et deux heures le soir leur apprennent autant que les longues journées de classe dans nos pays d'Europe. L'attention de l'enfant ne pourrait se prolonger au-delà d'une certaine limite; passé cette limite, forcer la nature c'est du temps perdu.
Jeune fille Maori de la classe supérieure.
Les parents sont obligés d'envoyer à l'école leurs enfants depuis 7 jusqu'à 15 ans: les parents négligents sont punis par les boards of schools, qui ont pour cela des pouvoirs discrétionnaires. Par une permission spéciale du board, on peut envoyer l'enfant dès l'âge de 5 ans et l'y laisser jusqu'à 17. La plupart des écoles sont mixtes, et certes c'est là un inconvénient, mais grandement tempéré par la forte idée du devoir que les Anglais inculquent dès la plus tendre enfance. Dans beaucoup d'endroits, le même maître fait l'école pendant une semaine dans un village et pendant une autre semaine dans le village voisin. Or, souvent les distances sont grandes, mais le maître peut se payer un cheval: il reçoit environ 3,000 fr. l'an. La maîtresse d'école nous dit que 70 enfants sont inscrits, mais que le plus grand nombre sont actuellement avec leurs parents dans le bush (forêt) à quelques milles de distance, pour la semaille des pommes de terre et du maïs. Elle nous montre les cahiers des élèves, dont quelques-uns prouvent l'aptitude du Maori pour la calligraphie. La seule langue enseignée est l'anglais. On passe un petit examen de lecture, puis le maître interroge sur la géographie.—Où se trouve le Congo?—la Tamise?—Et les élèves en indiquent la situation sur la carte.—Où est la Chine?—Un enfant la montre du doigt;—Qu'est-ce qu'on y récolte pour l'exportation?—Un autre répond: Le thé et la soie.—Où se trouve Mauritius?—Un élève en désigne la place—Qu'est-ce qu'on y récolte?—La canne à sucre, qui donne le rhum et le sucre.—Un maître italien aurait demandé à propos de la Chine quels sont ses meilleurs poètes; un maître espagnol, si on y élève de farouches taureaux pour les courses, et un maître français, si on y a proclamé les droits de l'homme. Avant de quitter l'école, la maîtresse prend place à l'harmonium et les élèves nous chantent en bonne mesure et avec harmonie des cantiques anglais et des chansons maoris. Je remarque les nombreux tableaux qui tapissent les murs; ce sont des cartes géographiques, des dessins d'animaux pour l'histoire naturelle, des groupes bibliques pour l'enseignement de l'Ancien et du Nouveau Testament; l'enfant apprend bien plus facilement par les yeux.
Élève Maori.
Pendant ce temps, la pluie s'est calmée. Je n'ai pas encore vu un jour sans pluie depuis que je suis en Nouvelle-Zélande, et la région des lacs que je visite, avec ses nuages, sa verdure et ses pluies, me rappelle le Catherine-Lock d'Écosse, ou le Windhermere du Cumberland.
Nous profitons de l'éclaircie pour visiter la cascade. À 3 heures, les enfants quittent l'école et nous suivent tous, chantant les chansons indigènes sur une cantilène analogue à celle des chansons arabes. Nous pénétrons dans un vallon profond où croissent les arbres séculaires. Les parois en sont abruptes et glissantes; les deux miss tasmaniennes et leur frère sont à leur aise dans l'étroit sentier aussi bien que les indigènes; mais une vieille dame de Christchurch, qui est de la partie, ne peut tenir debout, et je lui sers de bâton. Après 10 minutes de descente, nous arrivons au fond, et admirons la superbe cascade qui tombe avec fracas dans un bassin. De là l'eau se déverse par des branches multiples dans le torrent, et va se perdre dans le lac voisin. En remontant nous faisons collection de fougères et de mousses qui tapissent le sol, et allons visiter la vieille église de la mission. C'est une baraque de planches couverte de lierre. Ces plantes pénètrent même dans l'intérieur, où elles pendent en lianes. De la fenêtre de l'église on jouit d'une vue délicieuse sur la forêt, la montagne, et sur le lac Tarawera.
Élève Maori.
Dans la forêt, je suis bientôt arrêté par les lianes; je visite le cimetière, que les Maoris placent toujours dans un endroit élevé. Le Pa (agglomération) de Waïroa est catholique comme la plupart des Pa maoris. À 6 heures, nous rentrons à l'hôtel. Là, les enfants qui nous avaient suivis nous demandent leur rétribution comme guides; mon compagnon leur distribue une quantité de petite monnaie, et les miss leur portent deux corbeilles de morceaux de pain. Celui-ci est bientôt dévoré, et les pence volent en l'air pour jouer à pile ou face. Après le dîner, je demande à voir une haka (danse indigène). Plusieurs s'offrent à l'exécuter moyennant le prix courant, qui est d'un schelling par danseur ou danseuse. J'avais entendu dire que souvent ces danses dégénèrent en scènes scandaleuses, et je préviens mes danseurs qu'ils n'auront rien s'ils manquent à l'honnêteté. Ils m'introduisent dans une de leurs whares (cabanes); je me courbe pour passer par la petite ouverture. Un feu au milieu de la case a servi à cuire les aliments; mais la fumée n'a d'autre issue que la porte et aveugle les habitants. On le pousse au dehors et on allume deux bougies placées à terre dans deux souliers servant de chandeliers. Les danseurs s'alignent et un d'eux commence à battre la mesure en frappant de ses deux mains contre ses genoux; puis il bat du pied droit par terre en cadence, allonge les bras en avant, gesticule des mains, porte les deux bras à droite, puis à gauche, puis en l'air et en bas, continuant la mesure par le son de la voix et le battement du pied; les autres font de même, en sorte qu'on dirait autant de mannequins mus par une seule machine. Après plusieurs reprises de ce jeu fantastique viennent les grimaces, les contorsions de la bouche et des yeux. Craignant que l'excitation n'arrive trop loin, j'arrête le haka et laisse les danseurs et les danseuses jouir en paix de leur petit salaire.
Té Tarata ou White Terrace (Terrasse Blanche) à Rotomahana.
Le lendemain, à 6 heures, le tamtam nous réveille, et une 1/2 heure après, le déjeuner est servi. À 7 heures, nous nous acheminons vers le lac Tarawera. Sophia et Kate, les deux guides choisis par les Maoris, nous précèdent. Une d'elles, Sophia, porte la médaille de sauvetage; elle a plongé et pêché un vieillard un jour où le canot a chaviré dans le lac Rotomahana. Nous sommes 10 visiteurs. Arrivés au bord du lac, 6 prennent place dans un canot anglais et 4 dans l'autre moins grand. Le premier a 6 Maoris et le deuxième 4, chacun avec une longue rame, et nous voilà en route. Le lac Tarawera a 8 à 10 milles de long; les rives que nous quittons sont verdoyantes et les montagnes boisées. Plus loin, la nature est moins vivante. Les deux canots font une espèce de régate et jouent à se devancer. Le nôtre a une voile; le vent souffle froid et vif, et nous arrivons les premiers à Tahunatorea, autre Pa maori. Là, nous laissons nos canots européens, et après avoir mis nos effets dans deux canots maoris (troncs d'arbre creusé) qui nous suivront par la petite rivière, nous traversons un isthme d'un mille de large pour arriver au lac Rotomahana. Du haut de la colline nous voyons la Té Tarata ou terrasse blanche. De ce point, elle n'offre rien de surprenant; mais après avoir descendu la pente et pénétré sur son domaine, nous sommes ravis. Nous marchons sur des filigranes de stalactites, à travers mille bassins grands et petits; taillés avec la précision d'un artiste et remplis d'une eau azurée comme le ciel du Japon. On dirait que le grand Architecte s'est plu à orner ce magnifique parc de ce superbe monument. Il est plus large à la base: environ 150 mètres, et va en se rétrécissant au sommet, élevé de 100 pieds sur le niveau du lac. Nous pataugeons dans l'eau, qui devient de plus en plus brûlante à mesure que nous approchons du sommet. Là, un petit cratère de 10 mètres de diamètre et de 50 pieds de profondeur est tantôt vide et on descend au fond, tantôt il se remplit d'une eau bouillante à briser tous les thermomètres. Alors, si le vent du nord-est vient à souffler, une colonne d'eau s'élève jusqu'à 200 pieds de haut, et retombe en superbes nappes d'argent; c'est comme les geysers du Yellowstone Park dans l'Amérique du Nord. Tous les objets qu'on place sur la terrasse sont bientôt pétrifiés. Nous redescendons et parcourons un terrain rempli de geysers moins grands. Je remarque un petit cratère qui lance de la vapeur comme la machine d'un grand navire et fait un bruit qu'on prendrait pour celui d'une immense scierie à vapeur. Un peu plus loin, la terre bout à chaque pas et soulève une sorte d'argile fine que les Maoris mangent volontiers. J'en goûté et n'y trouve que le goût du sulfate de fer. La vapeur fuse de tous les côtés, on ne peut faire un trou en terre avec le parapluie sans qu'il en sorte de l'eau bouillante ou de la vapeur. La terre est pour sûr une grande marmite.
Vue générale du lac bouillant de Rotomahana.
Ce n'est pas sans danger qu'on marche, sur ces volcans plus ou moins actifs; le guide me crie à tout instant: Follow the path, ne quittez pas le sentier. Plusieurs ont trouvé la mort dans quelques-uns de ces trous, où ils ont été bouillis en un clin d'œil.
Pendant notre excursion, les canotiers ont cuit le riwai (pommes de terre) à la vapeur du volcan. L'hôtelier nous avait fourni deux boîtes de conserve de langues de bœuf, et nous dévorons nos provisions avec le même appétit que les Maoris. Ceux-ci partagent notre nourriture, mais refusent le sel: ils ajoutent que l'habitude du sel rendait le blanc immangeable au temps où ils se plaisaient à le croquer.
Lac de Rotomahana.—La Otukapuarangi ou Pink-Terrace (Terrasse Rose).
Après le repas, nous entrons dans les petits canots maoris. Il est impossible d'y tenir debout, nous y marchons à genoux pour gagner notre place, et nous nous asseyons sur nos talons. Le moindre mouvement de travers mettrait facilement sans dessus dessous ces troncs d'arbre. Nous traversons ainsi le lac Rotomahana (lac chaud). Je tiens une main dans l'eau. Elle change de température à tout instant, selon que nous approchons ou que nous nous éloignons d'une source bouillante. Ce lac n'est pas grand, un quart d'heure suffit aux pagaies des Maoris pour atteindre l'autre bord. Là, laissant les ladies sur la grève, les hommes grimpent seuls la Otukapuarangi ou pink terrace (terrasse rose). Elle est ainsi nommée parce que les stalactites ont une belle couleur rose écaille. Les visiteurs les couvrent de leurs noms; une couche de stalactite transparente recouvre bientôt ces noms, et les caractères demeurent ineffaçables. La Pink terrace est moins grande que la précédente; ses bassins remplis d'eau azurée sont moins nombreux, mais la couleur de ses stalactites est délicieuse. Elle ressemble à l'intérieur de gros coquillages. Au sommet de la terrasse, nous entrons dans la forêt voisine, pour quitter nos habits, et nous prenons notre bain dans les bassins. L'idée de prendre un bain après un copieux repas m'avait paru singulière, et je ne m'y étais soumis que pour faire comme les autres; mais dans ces bains chauds, je comprends que si j'avais eu mon premier appétit, j'aurais été tenté de manger un morceau de ma chair parfaitement bouillie. Aussi notre bain ne fut pas long, et nous reprenons nos vêtements pour venir inviter les dames à s'y rendre à leur tour. Pendant qu'elles sont en train de se bouillir, nous visitons les nombreuses sources plus ou moins brûlantes des environs, et remontons au sommet pour voir le gracieux petit lac bleu qui domine la terrasse. Les stalactites y croissent au fond en forme d'arbres; mais la vapeur qui sort de l'eau nous empêche de les voir bien distinctement. Je recueille quelques beaux morceaux de pierre rouge et les offre aux deux jeunes miss tasmaniennes. Elles avaient déjà accepté une collection de fougères, mais elles refusent ce dernier présent, disant: It is not allowed (ce n'est pas permis). En effet, une affiche que j'avais lue à l'hôtel disait qu'il était défendu aux visiteurs d'emporter des stalactites. J'ai remarqué souvent cet esprit d'obéissance à la loi dans la race anglo-saxonne; c'est là toute sa force. Il est impossible de faire de l'ordre public, lorsque chacun se permet en particulier un petit désordre.
Enfin, vers 2 heures nous quittons ces lieux enchanteurs et prenons le chemin du retour. Les Néo-Zélandais appellent les terrasses de Rotomahana, l'endroit le plus merveilleux du monde. Sans aller si loin, on peut dire que c'est là un ensemble de phénomènes des plus curieux qu'on puisse voir sur la terre[8].
À notre retour, nous voyons près la grande terrasse une multitude de poules sauvages, de canards et autres oiseaux aquatiques qui se prélassent dans l'eau thermale. Nous suivons dans nos canots indigènes la petite rivière qui unit les deux lacs. Après avoir salué la tribu des Maoris qui nous avait conduits dans les canots du pays, nous reprenons sur le Tarawera nos canots européens. Le lac Tarawera s'est mis de mauvaise humeur et pousse de grosses vagues. La pluie, qui n'était pas encore tombée, menace de nous inonder. Nos rameurs s'animent par la cantilène des chansons nationales, et après une heure d'héroïques efforts, ils nous déposent à l'autre bord.
À l'hôtel, nous retrouvons la même multitude de Maoris jouant aux sous avec la même insouciance. Nous prenons notre repas et rentrons le soir à Ohinemutu.[Table des matières]
CHAPITRE XXI
Sulphur-point. — Les bains du gouvernement. — Perdu et retrouvé. — Les geysers de Whakarewarewa. — La fin de Komutumutu. — Le geyser de Waïkiti. — Les sépultures. — Le divorce. — Route vers Taupo. — Le Waïkato. — Un cocher concurrent. — Débourbés par les Maoris. — Le Tangariro et sa légende. — Le lac de Taupo. — Les bains de M. Lofley. — À la recherche de la cascade Huka. — Le Crow's nest. — Les rêves au bord du lac. — Taniwha, l'homme aux cheveux rouges.
Je passe ma matinée à rédiger mon journal de voyage, et dans l'après-midi je vais à Sulphur-point, visiter les bains du gouvernement. Ils sont encore en construction. Tout y est simple comme dans les pays nouveaux.—Des conduits en bois amènent l'eau de deux sources sulfureuses et alcalines. Une est appelée Priest Source, parce qu'un ministre protestant y a été guéri de son rhumatisme; l'autre, Rachel Source. Que vient faire ici Rachel? c'est ce qu'on n'a pas su m'expliquer. Les bains pour les messieurs et les bains pour les dames consistent en de petites piscines de 7 à 8 mètres de côté; l'établissement est une baraque en planches. Je m'avance vers les bords du lac à un groupe de sources plus ou moins liquides (la terre bout ici comme l'eau), plus ou moins brûlantes, et je me figure qu'en suivant les bords du lac vers l'ouest, je dois rejoindre Ohinemutu. Géographiquement j'avais raison, mais pratiquement c'était autre chose. Je passe à travers les champs de fougères et j'évite les marais et les trous d'eau bouillante; mais bientôt j'arrive aux titrees, qui me barrent le chemin. J'espère que cette barrière franchie, je retrouverai le bord du lac et quelque sentier. Je fais donc de grands efforts, et je perce à travers les titrees; mais leur champ n'a point de fin. Par-ci par-là des marais, des trous d'où sort une vapeur sulfureuse, et des étangs bouillants. La nuit approche, l'eau tombe à torrents, je suis trempé jusqu'aux os. Il est bien vrai qu'en Nouvelle-Zélande il n'y a ni reptiles, ni fauves; mais quoi qu'il en soit, la perspective de passer la nuit dans ces buissons détrempé d'eau ne me sourit pas. J'ai un moment de panique; puis la raison me dit que le mieux est de retourner en arrière. Après d'héroïques efforts, je reviens au point de départ et je bénis Dieu d'être sorti de ce mauvais pas. Il est toujours dangereux dans les pays nouveaux de quitter les sentiers. Il est bien tard quand j'arrive à l'hôtel. On s'y était fort peu ému sur mon compte; on pensait que j'avais l'âge de raison.
Le lendemain, la matinée se passe à écrire et l'après-midi à visiter les geysers de Wakarewarewa. Ils sont à trois milles de Ohenimutu, vers la colline. Je suis cette fois une route carrossable, mais c'est celle de Taupo. Je suis obligé de la quitter à un point donné, pour me diriger vers les vapeurs qui s'élèvent des geysers. Toutefois je ne sors pas des sentiers tracés et j'arrive à travers mille trous béants où bouillonnent l'eau et la boue, au bord d'une petite rivière. Je la traverse sur une passerelle de madriers, et j'atteins une vingtaine de whares ou cases maoris. Ils se sont établis là probablement pour économiser le feu qui doit cuire leurs aliments. Un jeune Maori me fait lire le règlement qui assigne tant de schellings à la station et tant au guide, puis me conduit aux geysers à travers les bassins et les trous d'eau bouillante. La terre est si mobile, qu'à tout instant on croit la voir manquer sous ses pas. Dans un de ces trous, Komutumutu, chef des Puja qui occupaient la station, fit bouillir la tête d'un ambassadeur que lui envoyait le chef de la tribu voisine. Celui-ci, après avoir vainement attendu son envoyé, comprit ce qu'il en était advenu. Il tomba avec sa tribu sur les Puja, et fit bouillir la tête de Komutumutu dans le même trou. Le guide me conduit au geyser de Vaïkiti, qui projette de l'eau à une douzaine de pieds. Lorsque le vent souffle du nord-ouest, l'eau s'élève à 30 ou 40 pieds. Mon cicérone me montre sa case; elle est à louer. La case voisine est louée moyennant 5 schellings par semaine à deux Anglais qui prennent ici les bains thermaux. Je veux en essayer un, mais avec peu de profits; j'en sors tout excité. Les eaux minérales sont un agent puissant avec lequel il ne fait pas bon badiner. Elles ont toujours tué plus de monde qu'elles n'en ont guéri. Mon Maori me parle du Père Mac Donald, qui est leur prêtre. Il attend sa venue pour bénir son mariage qui a eu lieu le mois dernier. Le Concile de Trente n'ayant pas été publié ici, le simple consentement mutuel suffit à la validité du mariage. Le Père Mac Donald étant le seul prêtre pour les 30,000 Maoris du diocèse d'Auckland, ne peut guère passer qu'une fois l'an dans chaque Pa pour les mariages et les baptêmes. Une petite case maori est surmontée d'une croix de bois; c'est la chapelle catholique.
À l'occasion des décès, les Maoris ont l'habitude de pleurer longtemps leurs morts, dans une cérémonie qu'ils appellent tangi, mais après les larmes ils se livrent à un copieux repas (kaï) qui finit souvent par la haka (danse).
La femme qui n'est pas bien traitée par son mari quitte le toit conjugal et s'en va chez un autre. Le mari infidèle est bafoué par la tribu dans un charivari appelé tana. C'est le divorce de ce pays. La veuve, comme je l'ai dit, coupe ses cheveux en signe de deuil.
On m'avait dit qu'en l'absence du prêtre, le plus ancien des Maoris, le dimanche, lisait l'évangile et l'épître à la Carved house et présidait à l'office. Je m'y rends donc à l'heure indiquée et par une forte pluie; mais je ne trouve là que quelques Maoris lisant un journal en leur langue. Ils me disent que presque tous leur coreligionnaires sont au bush (forêt) pour les semailles, et qu'il n'y a point d'office. Je remarque à la muraille les portraits de l'empereur Alexandre de Russie et d'Abdul Azis de Turquie. Les Maoris présents savent fort bien me dire qu'ils ont été tous les deux assassinés. Au sortir de la Carved house je vois dans un bassin d'eau minérale des jeunes gens et des jeunes filles en costume de mère nature. Ils y sont si habitués qu'ils n'y trouvent, pas le moindre inconvénient et n'y supposent même pas une malice. Il est regrettable que cette, race si intelligente, hospitalière et chevaleresque, aille en s'éteignant. Les Maoris étaient 100,000 lorsque les premiers missionnaires protestants abordèrent l'île en 1814, et se maintinrent aussi nombreux, malgré, les guerres incessantes de tribu à tribu. Mais ils diminuent à mesure que les blancs augmentent. Ils disent eux-mêmes que, comme le rat anglais a détruit le rat indigène, il faut que le Maori finisse par disparaître devant le blanc. Il est vrai, en effet, que le rat anglais introduit par les navires s'est multiplié, et a voué une guerre à mort au rat noir indigène, qui a presque disparu.
Le reste de la journée se passe à écrire et à boucler ma malle, car demain je compte partir pour le lac de Taupo. Je ferai route avec la famille tasmanienne et la vieille dame que j'ai eues pour compagnes de voyage à Vaïroa et à Rotomahana.
Le 19 novembre, malgré la pluie de la nuit, à 6 heures du matin la voiture attelée de quatre chevaux est à la porte de l'hôtel.
Le char peut tout juste contenir quatre personnes, et nous y sommes six. La vieille dame de Christchurch et les deux, miss occupent le siège du fond; leur oncle, leur frère et moi le siège en face. Impossible de placer quelqu'un à côté du cocher; les malles occupent le siège et la pluie les inonde; nous-mêmes nous n'en sommes en partie préservés que par les toiles cirées qui forment les parois de la voiture.
Claque le fouet, et en avant! Nous traversons une plaine de fougères, gravissons des coteaux pour en redescendre d'autres; toujours les titrees et les fougères. Par-ci par-là quelque belle forêt, des montagnes et des rochers à la forme bizarre, et en général une nature sévère et triste.
À 11 heures nous traversons sur un pont de bois la rivière Vaïkato. Les pluies l'ont grossie et elle roule à travers les rochers une masse d'eau bruyante et verdâtre d'un bel effet. À quelques pas de là, à Ateamuri, nous sommes à moitié chemin. Les chevaux ont déjà fait leurs 28 milles (le mille anglais est de 1,600 mètres) et ils prennent leur avoine. Nous laissons les dames dans la voiture, car la pluie continue, et nous mangeons notre sandwich dans une baraque faite d'herbes aquatiques; 5 chiens et 4 chats, tous plus maigres les uns que les autres, demandent à partager notre mince repas. Un jeune Neo-Zélandais que j'avais laissé à l'hôtel nous rejoint avec un buggi (petite voiture légère pour une seule personne et le cocher). Après une heure de repos, on attelle de nouveau, et nos chevaux ont encore 28 milles à faire dans une route détrempée d'eau, avec des rampes continuelles. Les pauvres bêtes n'en peuvent bientôt plus, et une d'elles, se refusant à tout service, empêche les autres d'avancer. Nous la reléguons derrière la voiture, et plus loin nous la confions à un homme qui va à Taupo. Souvent les roues enfoncent d'un côté jusqu'au moyeu et la voiture est près de tourner. Il faut alors descendre et pousser les roues, en pataugeant dans la boue. M. Lewis, malgré sa barbe blanche, est du plus grand secours; il ne craint ni la pluie ni la grêle qui nous flagelle par moment; son jeune neveu, garçon de 13 ans, tient la bride du cheval d'avant et prête son aide comme un cocher consommé. Une des jeunes miss daigne même, dans les moments critiques, salir ses gants aux rayons de la roue; mais le plus grand secours nous vient du cocher du petit buggy qui suit derrière nous. Il laisse le cheval aux soins de son voyageur, et à tout instant il aide à son confrère, soit en renouant une courroie cassée, soit en harcelant les chevaux, ou en poussant la voiture. J'apprends que les deux voitures appartiennent à deux maîtres différents qui parcourent la même route, et sont nécessairement en concurrence. J'admire donc l'esprit de fraternelle charité qui pousse un cocher à aider l'autre en retardant lui-même sa course. Dans des conditions semblables, plus d'un cocher d'Europe se serait réjoui de voir son concurrent dans la boue, et l'y aurait laissé patauger: le résultat aurait été peut-être la perte des chevaux et la ruine du concurrent, et en tous cas un appauvrissement pour la communauté. Or, le bien-être général profite à tous.
J'admire encore plus le sang-froid de notre cocher; il n'a pas quitté un instant les guides, faisant de son mieux avec paix et calme. Pas un juron, pas le moindre signe d'impatience; c'est du christianisme en pratique. Même patience et même charité chez les voyageurs; ils font tous leurs efforts pour aider la voiture à sortir de la situation, et jamais une plainte ne vient sur leurs lèvres. Enfin nous arrivons à un Pa (établissement maori) et ce sont encore ces braves gens qui nous tirent d'embarras. Ils n'ont point de chevaux; le seul qu'ils possèdent vient de partir; un d'eux court le rappeler. On l'attelle, et avec ce renfort nous suivons péniblement notre route; montant à pied toutes les rampes et poussant à la roue. Mais tout le monde est content, car tout le monde fait son devoir. On admire partout les progrès étonnants qu'a faits la jeune colonie de la Nouvelle-Zélande dans un temps très court. Le secret de cette réussite est dans l'ensemble des vertus dont j'ai un échantillon sous les yeux.
Enfin, vers 7 heures, nous apercevons une colonne de vapeur; nous rentrons encore une fois dans la région de la terre brûlante. Du sommet de la dernière rampe nous apercevons avec bonheur l'immense nappe d'eau du lac de Taupo. À 8 heures, nous sommes à l'hôtel. Notre premier soin est de nous changer de la tête aux pieds; une partie de mes effets n'a pu échapper à l'eau nonobstant son bon emballage. Durant le souper, malgré la fatigue, on passe en revue les épisodes les plus émouvants de la journée, et on est aussi content que si on avait eu le meilleur temps du monde. Les péripéties dans les voyages ont aussi leur charme!
Un grand feu dans la nuit a séché nos habits, et le matin, à 8 heures, après le déjeuner, on se dispose à explorer la contrée.
Le lac de Taupo a 25 milles de large et 30 de long; il est entouré de collines arides et de montagnes boisées. Au fond, le Tangariro, immense volcan couvert de neiges, couronne le tableau. Sa partie supérieure est conique, comme celle du Vésuve de Naples; comme lui il envoie dans les airs des nuages de fumée blanche. C'est une des grandes cheminées de la terre. Il a 7,000 pieds de haut, et le Ruapehu, à côté de lui, élève ses trois pics neigeux à 9,200 pieds.
Les Maoris, comme tous les peuples, ont des légendes pour expliquer les phénomènes que la nature met sous leurs yeux. À propos du Tangariro et des sources thermales, ils racontent que Ngatoroirangi, un grand chef venu de l'autre monde, arriva ici de Hawaïki, avec sa sœur, qui portait le feu sacré, et Auruhoe, une esclave bien-aimée. Pour explorer la contrée, il monta sur le Tangariro, suivi de son esclave; mais celle-ci fut bientôt saisie par le froid, et Ngatoroirangi appela sa sœur pour porter à la hâte du feu à son secours. Elle courut si vite qu'elle laissa tomber partout des étincelles qui brûlent encore, et ne put arriver que lorsque Auruhoe avait déjà rendu le dernier soupir. Ngatoroirangi en fut si furieux, qu'il prit le feu et le jeta dans le cratère du Tangariro, où il continue à brûler.
L'hôtel où j'écris ces lignes est une des cinq ou six maisons de bois qui forment le village de Tapuwaeharuru, sur la rive nord du lac de Taupo. C'est l'embryon d'une future ville ou station thermale. Une maison est occupée par le bureau de poste et télégraphe. Ce bureau, comme tous ceux de la contrée, reçoit et transmet l'argent par dépêche, prend les dépôts de la caisse d'épargne, reçoit les assurances sur la vie. On trouve là, affiché, le Journal officiel, les règlements pour l'arrivée gratuite des immigrants, les allotissements et les ventes de terre, les imprimés pour les déclarations de naissance, de décès, etc. On évite ainsi une armée d'employés qui sont ailleurs la plaie administrative.
Une maison abrite les 20 policemen qui parcourent les routes de leur station; puis un autre hôtel, quelques écuries, et c'est tout pour le moment. Un petit bateau à vapeur parcourait le lac, il permettait aux touristes d'en visiter les plages et la petite île de Motutaïko, mais il ne faisait pas ses frais, et il est maintenant remplacé par un shooner, petit navire à voile.
À 9 heures, je pars avec le jeune Néo-Zélandais de Wellington, et après deux milles de chemin nous arrivons à la source d'eau thermale de M. Edward Lofley. Ce bon Anglais a 40 ans environ, et habite cette solitude depuis dix ans avec sa femme et ses enfants. Il l'a gracieusement ornée de pins, d'eucalyptus et de roses. J'y vois des fraisiers en fleur et des cerises en bouton; il me dit que les unes et les autres seront mûres à la Noël. Au Chili, qui est à peu près sous la même latitude, et dans le même hémisphère, j'avais laissé le printemps au mois d'août, et ici je le retrouve à peine en novembre.
Nous prenons un bain: un ruisseau coule à côté, et on peut passer de l'eau douce à l'eau minérale, du chaud au froid. Enfin nous demandons à M. Lofley de nous indiquer la route pour nous rendre à la cascade Huka, sur le Waïkato. Il nous conduit au sommet d'une haute berge et il nous dit: Prenez ce sentier, vous trouverez un vallon, vous le suivrez, puis vous passerez le long d'un mur en terre pendant 400 pas; au bout du mur vous tournerez le dos à la montagne, marchant droit devant vous jusqu'à un précipice, vous le tournerez à droite, et vous serez arrivé. Puis il ajoute: Si avec cela vous ne trouvez pas, c'est que vous êtes des imbéciles. C'est raide!
Heureusement, mon Zélandais est plus habitué que moi aux déserts de ces contrées; il s'oriente, pose des marques sur ses pas; trace des croix et marche avec attention. Aucun détail ne lui échappe; ici des pieds de chevaux ont laissé des traces fraîches; là il reconnaît des pieds de Maoris. À une intersection, il évite un sentier par le seul fait qu'une araignée l'a barrée par un de ses fils; ce fil, me dit-il, prouve que depuis quelque temps personne n'a passé par là. Enfin nous trouvons le vallon et le mur, pataugeons dans l'eau et nous orientons en tournant le dos à la montagne. Nous traversons des champs de fougères parsemés de genêts en fleur et d'un autre buisson épineux à fleurs jaunes, importé d'Écosse. On l'a introduit pour faire des haies, mais il s'est répandu dans toute la contrée avec une telle rapidité, qu'il en est devenu le fléau.
Nous arrivons au précipice. Il est effrayant: l'eau murmure à 200 mètres en bas et on ne voit que les arbres tapissant les parois. Je remarque quelques magnifiques arbres fougères, si abondants dans ce pays; ils sont moins nourris que ceux de l'Himalaya, mais plus élevés; ils atteignent parfois 7 à 8 mètres de haut. Après une heure de marche, nous voyons le Waïkato rouler ses eaux bleues avec fracas au contre-bas d'une berge haute de plus de 100 mètres. Elle est presque à pic, mais nous en dégringolons quand même, et arrivons sur le bord. L'eau passe dans un canal étroit qu'elle s'est taillé dans le roc: elle roule sur une pente rapide en mille tourbillons et, après un parcours de 200 mètres de rapides, elle tombe en cascade de 30 pieds de haut. Nous admirons longtemps ce jeu de la nature, et nous amusons à jeter des branches de bois qui disparaissent dans le gouffre sans reparaître ensuite. J'ai pu en saisir la raison. Le bois, d'abord précipité, revient à la surface pour être entraîné par l'eau; mais un reflux se forme au pied de la chute et repousse l'objet sous la chute elle-même qui le pulvérise alors sous son poids comme sous une forte enclume. J'ai pu ainsi comprendre comment les hommes et les canots qui glissent sous la chute du Niagara ne reparaissent plus; ils s'en vont en poussière.
Revenant sur nos pas, nous refaisons la route en sens inverse, nous aidant des marques laissées en venant. Depuis le matin à 8 heures, nous n'avons rien mangé et avons toujours marché. Nous demandons un lunch, on ne peut nous servir que du pain et de la confiture. C'est peu réconfortant.
Nous poussons plus loin visiter un geyser appelé Crow's Nest, à cause de sa forme en cône, ressemblant à un immense nid de corbeaux.
N'ayant plus été menacés ici de passer pour des imbéciles, nous nous tenons moins sur nos gardes et nous nous égarons. Nous marchons longtemps au milieu des pierres ponce dont le sol est parsemé, et nous nous dirigeons vers les vapeurs qui, par-ci par-là, sortent du sol. Ce sont des eaux bouillantes, de la boue que l'on prendrait pour de la chaux lorsque les maçons la détrempent: partout trous et crevasses menacent de nous engloutir. Je ne puis appuyer mon ombrelle sans qu'elle fasse sortir de l'eau bouillante et de la vapeur; s'il était nuit notre position serait critique. Enfin nous retrouvons le Crow's Nest. Il est tranquille en ce moment. Ces geysers ont leurs caprices, tantôt ils travaillent et tantôt ils se reposent. Après une longue attente, du trou béant qui a 3 mètres de diamètre s'élève une colonne d'eau à 40 pieds de hauteur et elle retombe avec fracas en nappes d'argent sur le cône de pierre ponce qui entoure l'ouverture. L'opération recommence à chaque 2 minutes, montre en main. Il est près de 5 heures lorsque je rentre à l'hôtel.
Je viens de marcher toute la journée, et pour pitance je n'ai eu qu'un peu de pain, de la confiture et un verre d'eau. On ne m'y reprendra plus!
La nourriture de l'hôtel aussi n'est pas de première qualité. Un peu de viande, des pommes de terre et le thé perpétuel: c'est le thé de l'Himalaya, qui agite autant que le café, et empêche de dormir. Le tourment est double lorsque l'air des montagnes donne un appétit dévorant! Si l'estomac est peu content, par contre les oreilles jouissent à loisir. Les deux miss se mettent au piano; l'une accompagne et l'autre chante: les Tasmaniennes s'en tirent certainement mieux que les Anglaises; moins de dureté dans le jeu, plus d'expression dans le sentiment. Elles n'ont aucune de ces tresses empruntées qui forment des montagnes sur la tête de nos dames ou demoiselles d'Europe. La fraîcheur de leur teint est un plus bel ornement que les cheveux étrangers. Durant la route j'avais aussi remarqué que si elles avaient eu les talons ridicules de nos Européennes, elles n'auraient pu marcher durant plusieurs kilomètres, et auraient été un embarras de plus au lieu d'une aide. Est-ce la nécessité, ou une plus forte dose de raison qui rend les gens plus naturels et plus pratiques dans les colonies?