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Actes et Paroles, Volume 1

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The Project Gutenberg eBook of Actes et Paroles, Volume 1

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Title: Actes et Paroles, Volume 1

Author: Victor Hugo

Release date: May 1, 2005 [eBook #8186]
Most recently updated: September 20, 2014

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ACTES ET PAROLES, VOLUME 1 ***

Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and

the Online Distributed Proofreading Team

OEUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO

ACTES ET PAROLES I

LE DROIT ET LA LOI

I

Toute l'eloquence humaine dans toutes les assemblees de tous les peuples et de tous les temps peut se resumer en ceci: la querelle du droit contre la loi. Cette querelle, et c'est la tout le phenomene du progres, tend de plus en plus a decroitre. Le jour ou elle cessera, la civilisation touchera a son apogee, la jonction sera faite entre ce qui doit etre et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique; fin des surprises, fin des calamites et des catastrophes; on aura double le cap des tempetes; il n'y aura pour ainsi dire plus d'evenements; la societe se developpera majestueusement selon la nature; la quantite d'eternite possible a la terre se melera aux faits humains et les apaisera.

Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes; ce sera le regne paisible de l'incontestable; on ne fera plus les lois, on les constatera; les lois seront des axiomes, on ne met pas aux voix deux et deux font quatre, le binome de Newton ne depend pas d'une majorite, il y a une geometrie sociale; on sera gouverne par l'evidence; le code sera honnete, direct, clair; ce n'est pas pour rien qu'on appelle la vertu la droiture; cette rigidite fait partie de la liberte; elle n'exclut en rien l'inspiration, les souffles et les rayons sont rectilignes. L'humanite a deux poles, le vrai et le beau; elle sera regie, dans l'un par l'exact, dans l'autre par l'ideal. Grace a l'instruction substituee a la guerre, le suffrage universel arrivera a ce degre de discernement qu'il saura choisir les esprits; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences; l'institut sera le senat. La Convention, en creant l'institut, avait la vision, confuse, mais profonde, de l'avenir.

Cette societe de l'avenir sera superbe et tranquille. Aux batailles succederont les decouvertes; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et s'eclaireront; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs; on trouvera, on construira, on inventera; exterminer ne sera plus une gloire. Ce sera le remplacement des tueurs par les createurs. La civilisation qui etait toute d'action sera toute de pensee; la vie publique se composera de l'etude du vrai et de la production du beau; les chefs-d'oeuvre seront les incidents; on sera plus emu d'une Iliade que d'un Austerlitz. Les frontieres s'effaceront sous la lumiere des esprits. La Grece etait tres petite, notre presqu'ile du Finistere, superposee a la Grece, la couvrirait; la Grece etait immense pourtant, immense par Homere, par Eschyle, par Phidias et par Socrate. Ces quatre hommes sont quatre mondes. La Grece les eut; de la sa grandeur. L'envergure d'un peuple se mesure a son rayonnement. La Siberie, cette geante, est une naine; la colossale Afrique existe a peine. Une ville, Rome, a ete l'egale de l'univers; qui lui parlait parlait a toute la terre. Urbi et orbi.

Cette grandeur, la France l'a, et l'aura de plus en plus. La France a cela d'admirable qu'elle est destinee a mourir, mais a mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra Europe. Certains peuples finissent par la sublimation comme Hercule ou par l'ascension comme Jesus-Christ. On pourrait dire qu'a un moment donne un peuple entre en constellation; les autres peuples, astres de deuxieme grandeur, se groupent autour de lui, et c'est ainsi qu'Athenes, Rome et Paris sont pleiades. Lois immenses. La Grece s'est transfiguree, et est devenue le monde paien; Rome s'est transfiguree, et est devenue le monde chretien; la France se transfigurera et deviendra le monde humain. La revolution de France s'appellera l'evolution des peuples. Pourquoi? Parce que la France le merite; parce qu'elle manque d'egoisme, parce qu'elle ne travaille pas pour elle seule, parce qu'elle est creatrice d'esperances universelles, parce qu'elle represente toute la bonne volonte humaine, parce que la ou les autres nations sont seulement des soeurs, elle est mere. Cette maternite de la genereuse France eclate dans tous les phenomenes sociaux de ce temps; les autres peuples lui font ses malheurs, elle leur fait leurs idees. Sa revolution n'est pas locale, elle est generale; elle n'est pas limitee, elle est indefinie et infinie. La France restaure en toute chose la notion primitive, la notion vraie. Dans la philosophie elle retablit la logique, dans l'art elle retablit la nature, dans la loi elle retablit le droit.

L'oeuvre est-elle achevee? Non, certes. On ne fait encore qu'entrevoir la plage lumineuse et lointaine, l'arrivee, l'avenir.

En attendant on lutte.

Lutte laborieuse.

D'un cote l'ideal, de l'autre l'incomplet.

Avant d'aller plus loin, placons ici un mot, qui eclaire tout ce que nous allons dire, et qui va meme au dela.

La vie et le droit sont le meme phenomene. Leur superposition est etroite.

Qu'on jette les yeux sur les etres crees, la quantite de droit est adequate a la quantite de vie.

De la, la grandeur de toutes les questions qui se rattachent a cette notion, le Droit.

II

Le droit et la loi, telles sont les deux forces; de leur accord nait l'ordre, de leur antagonisme naissent les catastrophes. Le droit parle et commande du sommet des verites, la loi replique du fond des realites; le droit se meut dans le juste, la loi se meut dans le possible; le droit est divin, la loi est terrestre. Ainsi, la liberte, c'est le droit; la societe, c'est la loi. De la deux tribunes; l'une ou sont les hommes del'idee, l'autre ou sont les hommes du fait; l'une qui est l'absolu, l'autre qui est le relatif. De ces deux tribunes, la premiere est necessaire, la seconde est utile. De l'une a l'autre il y a la fluctuation des consciences. L'harmonie n'est pas faite encore entre ces deux puissances, l'une immuable, l'autre variable, l'une sereine, l'autre passionnee. La loi decoule du droit, mais comme le fleuve decoule de la source, acceptant toutes les torsions et toutes les impuretes des rives. Souvent lapratique contredit la regle, souvent le corollaire trahit le principe, souvent l'effet desobeit a la cause; telle est la fatale condition humaine. Le droit et la loi contestent sans cesse; et de leur debat, frequemment orageux, sortent, tantot les tenebres, tantot la lumiere. Dans le langage parlementaire moderne, on pourrait dire: le droit, chambre haute; la loi, chambre basse.

L'inviolabilite de la vie humaine, la liberte, la paix, rien d'indissoluble, rien d'irrevocable, rien d'irreparable; tel est le droit.

L'echafaud, le glaive et le sceptre, la guerre, toutes les varietes de joug, depuis le mariage sans le divorce dans la famille jusqu'a l'etat de siege dans la cite; telle est la loi.

Le droit: aller et venir, acheter, vendre, echanger.

La loi: douane, octroi, frontiere.

Le droit: l'instruction gratuite et obligatoire, sans empietement sur la conscience de l'homme, embryonnaire dans l'enfant, c'est-a-dire l'instruction laique.

La loi: les ignorantins.

Le droit: la croyance libre.

La loi: les religions d'etat.

Le suffrage universel, le jury universel, c'est le droit; le suffrage restreint, le jury trie, c'est la loi.

La chose jugee, c'est la loi; la justice, c'est le droit.

Mesurez l'intervalle.

La loi a la crue, la mobilite, l'envahissement et l'anarchie de l'eau, souvent trouble; mais le droit est insubmersible.

Pour que tout soit sauve, il suffit que le droit surnage dans une conscience.

On n'engloutit pas Dieu.

La persistance du droit contre l'obstination de la loi; toute l'agitation sociale vient de la.

Le hasard a voulu (mais le hasard existe-t-il?) que les premieres paroles politiques de quelque retentissement prononcees a titre officiel par celui qui ecrit ces lignes, aient ete d'abord, a l'institut, pour le droit, ensuite, a la chambre des pairs, contre la loi.

Le 2 juin 1841, en prenant seance a l'academie francaise, il glorifia la resistance a l'empire; le 12 juin 1847, il demanda a la chambre des pairs [Footnote: Et obtint. Voir page 151 de Avant l'exil.] la rentree en France de la famille Bonaparte, bannie.

Ainsi, dans le premier cas, il plaidait pour la liberte, c'est-a-dire pour le droit; et, dans le second cas, il elevait la voix contre la proscription, c'est-a-dire contre la loi.

Des cette epoque une des formules de sa vie publique a ete: Pro jure contra legem.

Sa conscience lui a impose, dans ses fonctions de legislateur, une confrontation permanente et perpetuelle de la loi que les hommes font avec le droit qui fait les hommes.

Obeir a sa conscience est sa regle; regle qui n'admet pas d'exception.

La fidelite a cette regle, c'est la, il l'affirme, ce qu'on trouvera dans ces trois volumes, Avant l'exil, Pendant l'exil, Depuis l'exil.

III

Pour lui, il le declare, car tout esprit doit loyalement indiquer son point de depart, la plus haute expression du droit, c'est la liberte.

La formule republicaine a su admirablement ce qu'elle disait et ce qu'elle faisait; la gradation de l'axiome social est irreprochable. Liberte, Egalite, Fraternite. Rien a ajouter, rien a retrancher. Ce sont les trois marches du perron supreme. La liberte, c'est le droit, l'egalite, c'est le fait, la fraternite, c'est le devoir. Tout l'homme est la.

Nous sommes freres par la vie, egaux par la naissance et par la mort, libres par l'ame.

Otez l'ame, plus de liberte.

Le materialisme est auxiliaire du despotisme.

Remarquons-le en passant, a quelques esprits, dont plusieurs sont meme eleves et genereux, le materialisme fait l'effet d'une liberation.

Etrange et triste contradiction, propre a l'intelligence humaine, et qui tient a un vague desir d'elargissement d'horizon. Seulement, parfois, ce qu'on prend pour elargissement, c'est retrecissement.

Constatons, sans les blamer, ces aberrations sinceres. Lui-meme, qui parle ici, n'a-t-il pas ete, pendant les quarante premieres annees de sa vie, en proie a une de ces redoutables luttes d'idees qui ont pour denouement, tantot l'ascension, tantot la chute?

Il a essaye de monter. S'il a un merite, c'est celui-la.

De la les epreuves de sa vie. En toute chose, la descente est douce et la montee est dure. Il est plus aise d'etre Sieyes que d'etre Condorcet. La honte est facile, ce qui la rend agreable a de certaines ames.

N'etre pas de ces ames-la, voila l'unique ambition de celui qui ecrit ces pages.

Puisqu'il est amene a parler de la sorte, il convient peut-etre qu'avec la sobriete necessaire il dise un mot de cette partie du passe a laquelle a ete melee la jeunesse de ceux qui sont vieux aujourd'hui. Un souvenir peut etre un eclaircissement. Quelquefois l'homme qu'on est s'explique par l'enfant qu'on a ete.

IV

Au commencement de ce siecle, un enfant habitait, dans le quartier le plus desert de Paris, une grande maison qu'entourait et qu'isolait un grand jardin. Cette maison s'etait appelee, avant la revolution, le couvent des Feuillantines. Cet enfant vivait la seul, avec sa mere et ses deux freres et un vieux pretre, ancien oratorien, encore tout tremblant de 93, digne vieillard persecute jadis et indulgent maintenant, qui etait leur clement precepteur, et qui leur enseignait beaucoup de latin, un peu de grec et pas du tout d'histoire. Au fond du jardin, il y avait de tres grands arbres qui cachaient une ancienne chapelle a demi ruinee. Il etait defendu aux enfants d'aller jusqu'a cette chapelle. Aujourd'hui ces arbres, cette chapelle et cette maison ont disparu. Les embellissements qui ont sevi sur le jardin du Luxembourg se sont prolonges jusqu'au Val-de-Grace et ont detruit cette humble oasis. Une grande rue assez inutile passe la. Il ne reste plus des Feuillantines qu'un peu d'herbe et un pan de mur decrepit encore visible entre deux hautes batisses neuves; mais cela ne vaut plus la peine d'etre regarde, si ce n'est par l'oeil profond du souvenir. En janvier 1871, une bombe prussienne a choisi ce coin de terre pour y tomber, continuation des embellissements, et M. de Bismark a acheve ce qu'avait commence M. Haussmann. C'est dans cette maison que grandissaient sous le premier empire les trois jeunes freres. Ils jouaient et travaillaient ensemble, ebauchant la vie, ignorant la destinee, enfances melees au printemps, attentifs aux livres, aux arbres, aux nuages, ecoutant le vague et tumultueux conseil des oiseaux, surveilles par un doux sourire. Sois benie, o ma mere!

On voyait sur les murs, parmi les espaliers vermoulus et decloues, des vestiges de reposoirs, des niches de madones, des restes de croix, et ca et la cette inscription: Propriete nationale.

Le digne pretre precepteur s'appelait l'abbe de la Riviere. Que son nom soit prononce ici avec respect.

Avoir ete enseigne dans sa premiere enfance par un pretre est un fait dont on ne doit parler qu'avec calme et douceur; ce n'est ni la faute du pretre ni la votre. C'est, dans des conditions que ni l'enfant ni le pretre n'ont choisies, une rencontre malsaine de deux intelligences, l'une petite, l'autre rapetissee, l'une qui grandit, l'autre qui vieillit. La senilite se gagne. Une ame d'enfant peut se rider de toutes les erreurs d'un vieillard.

En dehors de la religion, qui est une, toutes les religions sont des a peu pres; chaque religion a son pretre qui enseigne a l'enfant son a peu pres. Toutes les religions, diverses en apparence, ont une identite venerable; elles sont terrestres par la surface, qui est le dogme, et celestes par le fond, qui est Dieu. De la, devant les religions, la grave reverie du philosophe qui, sous leur chimere, apercoit leur realite. Cette chimere, qu'elles appellent articles de foi et mysteres, les religions la melent a Dieu, et l'enseignent. Peuvent-elles faire autrement? L'enseignement de la mosquee et de la synagogue est etrange, mais c'est innocemment qu'il est funeste; le pretre, nous parlons du pretre convaincu, n'en est pas coupable; il est a peine responsable; il a ete lui-meme anciennement le patient de cet enseignement dont il est aujourd'hui l'operateur; devenu maitre, il est reste esclave. De la ses lecons redoutables. Quoi de plus terrible que le mensonge sincere? Le pretre enseigne le faux, ignorant le vrai; il croit bien faire.

Cet enseignement a cela de lugubre que tout ce qu'il fait pour l'enfant est fait contre l'enfant; il donne lentement on ne sait quelle courbure a l'esprit; c'est de l'orthopedie en sens inverse; il fait torse ce que la nature a fait droit; il lui arrive, affreux chefs-d'oeuvre, de fabriquer des ames difformes, ainsi Torquemada; il produit des intelligences inintelligentes, ainsi Joseph de Maistre; ainsi tant d'autres, qui ont ete les victimes de cet enseignement avant d'en etre les bourreaux.

Etroite et obscure education de caste et de clerge qui a pese sur nos peres et qui menace encore nos fils!

Cet enseignement inocule aux jeunes intelligences la vieillesse des prejuges, il ote a l'enfant l'aube et lui donne la nuit, et il aboutit a une telle plenitude du passe que l'ame y est comme noyee, y devient on ne sait quelle eponge de tenebres, et ne peut plus admettre l'avenir.

Se tirer de l'education qu'on a recue, ce n'est pas aise. Pourtant l'instruction clericale n'est pas toujours irremediable. Preuve, Voltaire.

Les trois ecoliers des Feuillantines etaient soumis a ce perilleux enseignement, tempere, il est vrai, par la tendre et haute raison d'une femme; leur mere.

Le plus jeune des trois freres, quoiqu'on lui fit des lors epeler
Virgile, etait encore tout a fait un enfant.

Cette maison des Feuillantines est aujourd'hui son cher et religieux souvenir. Elle lui apparait couverte d'une sorte d'ombre sauvage. C'est la qu'au milieu des rayons et des roses se faisait en lui la mysterieuse ouverture de l'esprit. Rien de plus tranquille que cette haute masure fleurie, jadis couvent, maintenant solitude, toujours asile. Le tumulte imperial y retentissait pourtant. Par intervalles, dans ces vastes chambres d'abbaye, dans ces decombres de monastere, sous ces voutes de cloitre demantele, l'enfant voyait aller et venir, entre deux guerres dont il entendait le bruit, revenant de l'armee et repartant pour l'armee, un jeune general qui etait son pere et un jeune colonel qui etait son oncle; ce charmant fracas paternel l'eblouissait un moment; puis, a un coup de clairon, ces visions de plumets et de sabres s'evanouissaient, et tout redevenait paix et silence dans cette ruine ou il y avait une aurore.

Ainsi vivait, deja serieux, il y a soixante ans, cet enfant, qui etait moi.

Je me rappelle toutes ces choses, emu.

C'etait le temps d'Eylau, d'Ulm, d'Auersaedt et de Friedland, de l'Elbe force, de Spandau, d'Erfurt et de Salzbourg enleves, des cinquante et un jours de tranchee de Dantzick, des neuf cents bouches a feu vomissant cette victoire enorme, Wagram; c'etait le temps des empereurs sur le Niemen, et du czar saluant le cesar; c'etait le temps ou il y avait un departement du Tibre, Paris chef-lieu de Rome; c'etait l'epoque du pape detruit au Vatican, de l'inquisition detruite en Espagne, du moyen age detruit dans l'agregation germanique, des sergents faits princes, des postillons faits rois, des archiduchesses epousant des aventuriers; c'etait l'heure extraordinaire; a Austerlitz la Russie demandait grace, a Iena la Prusse s'ecroulait, a Essling l'Autriche s'agenouillait, la confederation du Rhin annexait l'Allemagne a la France, le decret de Berlin, formidable, faisait presque succeder a la deroute de la Prusse la faillite de l'Angleterre, la fortune a Potsdam livrait l'epee de Frederic a Napoleon qui dedaignait de la prendre, disant: J'ai la mienne. Moi, j'ignorais tout cela, j'etais petit.

Je vivais dans les fleurs.

Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j'y rodais comme un enfant, j'y errais comme un homme, j'y regardais le vol des papillons et des abeilles, j'y cueillais des boutons d'or et des liserons, et je n'y voyais jamais personne que ma mere, mes deux freres et le bon vieux pretre, son livre sous le bras. Parfois, malgre la defense, je m'aventurais jusqu'au hallier farouche du fond du jardin; rien n'y remuait que le vent, rien n'y parlait que les nids, rien n'y vivait que les arbres; et je considerais a travers les branches la vieille chapelle dont les vitres defoncees laissaient voir la muraille interieure bizarrement incrustee de coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient par les fenetres. Ils etaient la chez eux. Dieu et les oiseaux, cela va ensemble.

Un soir, ce devait etre vers 1809, mon pere etait en Espagne, quelques visiteurs etaient venus voir ma mere, evenement rare aux Feuillantines. On se promenait dans le jardin; mes freres etaient restes a l'ecart. Ces visiteurs etaient trois camarades de mon pere; ils venaient apporter ou demander de ses nouvelles; ces hommes etaient de haute taille; je les suivais, j'ai toujours aime la compagnie des grands; c'est ce qui, plus tard, m'a rendu facile un long tete-a-tete avec l'ocean.

Ma mere les ecoutait parler, je marchais derriere ma mere.

Il y avait fete ce jour-la, une de ces vastes fetes du premier empire. Quelle fete? je l'ignorais. Je l'ignore encore. C'etait un soir d'ete; la nuit tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d'artifice, lampions; une rumeur de triomphe arrivait jusqu'a notre solitude; la grande ville celebrait la grande armee et le grand chef; la cite avait une aureole, comme si les victoires etaient une aurore; le ciel bleu devenait lentement rouge; la fete imperiale se reverberait jusqu'au zenith; des deux domes qui dominaient le jardin des Feuillantines, l'un, tout pres, le Val-de-Grace, masse noire, dressait une flamme a son sommet et semblait une tiare qui s'acheve en escarboucle; l'autre, lointain, le Pantheon gigantesque et spectral, avait autour de sa rondeur un cercle d'etoiles, comme si, pour feter un genie, il se faisait une couronne des ames de tous les grands hommes auxquels il est dedie.

La clarte de la fete, clarte superbe, vermeille, vaguement sanglante, etait telle qu'il faisait presque grand jour dans le jardin.

Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi etait parvenu, peut-etre un peu malgre ma mere, qui avait des velleites de s'arreter et qui semblait ne vouloir pas aller si loin, jusqu'au massif d'arbres ou etait la chapelle.

Ils causaient, les arbres etaient silencieux, au loin le canon de la solennite tirait de quart d'heure en quart d'heure. Ce que je vais dire est pour moi inoubliable.

Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs s'arreta, et regardant le ciel nocturne plein de lumiere, s'ecria:

—N'importe! cet homme est grand.

Une voix sortit de l'ombre et dit:

—Bonjour, Lucotte[1], bonjour, Drouet[2], bonjour, Tilly[3].

Et un homme, de haute stature aussi lui, apparut dans le clair-obscur des arbres.

Les trois causeurs leverent la tete.

—Tiens! s'ecria l'un d'eux.

Et il parut pret a prononcer un nom.

Ma mere, pale, mit un doigt sur sa bouche.

Ils se turent.

Je regardais, etonne.

L'apparition, c'en etait une pour moi, reprit:

—Lucotte, c'est toi qui parlais.

—Oui, dit Lucotte.

—Tu disais: cet homme est grand.

—Oui.

—Eh bien, quelqu'un est plus grand que Napoleon.

—Qui?

—Bonaparte.

Il y eut un silence. Lucotte le rompit.

—Apres Marengo?

L'inconnu repondit:

—Avant Brumaire.

Le general Lucotte, qui etait jeune, riche, beau, heureux, tendit la main a l'inconnu et dit:

—Toi, ici! je te croyais en Angleterre.

L'inconnu, dont je remarquais la face severe, l'oeil profond et les cheveux grisonnants, repartit:

—Brumaire, c'est la chute.

—De la republique, oui.

—Non, de Bonaparte.

Ce mot, Bonaparte, m'etonnait beaucoup. J'entendais toujours dire "l'empereur". Depuis, j'ai compris ces familiarites hautaines de la verite. Ce jour-la, j'entendais pour la premiere fois le grand tutoiement de l'histoire.

Les trois hommes, c'etaient trois generaux, ecoutaient stupefaits et serieux.

Lucotte s'ecria:

—Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices.
La France grande, c'est bien; la France libre, c'est mieux.

—La France n'est pas grande si elle n'est pas libre.

—C'est encore vrai. Pour revoir la France libre, je donnerais ma fortune. Et toi?

—Ma vie, dit l'inconnu.

Il y eut encore un silence. On entendait le grand bruit de Paris joyeux, les arbres etaient roses, le reflet de la fete eclairait les visages de ces hommes, les constellations s'effacaient au-dessus de nos tetes dans le flamboiement de Paris illumine, la lueur de Napoleon semblait remplir le ciel.

Tout a coup l'homme si brusquement apparu se tourna vers moi qui avais peur et me cachais un peu, me regarda fixement, et me dit:

—Enfant, souviens-toi de ceci: avant tout, la liberte.

Et il posa sa main sur ma petite epaule, tressaillement que je garde encore.

Puis il repeta:

—Avant tout la liberte.

Et il rentra sous les arbres, d'ou il venait de sortir.

Qui etait cet homme?

Un proscrit.

Victor Fanneau de Lahorie etait un gentilhomme breton rallie a la republique. Il etait l'ami de Moreau, breton aussi. En Vendee, Lahorie connut mon pere, plus jeune que lui de vingt-cinq ans. Plus tard, il fut son ancien a l'armee du Rhin; il se noua entre eux une de ces fraternites d'armes qui font qu'on donne sa vie l'un pour l'autre. En 1801 Lahorie fut implique dans la conspiration de Moreau contre Bonaparte. Il fut proscrit, sa tete fut mise a prix, il n'avait pas d'asile; mon pere lui ouvrit sa maison; la vieille chapelle des Feuillantines, ruine, etait bonne a proteger cette autre ruine, un vaincu. Lahorie accepta l'asile comme il l'eut offert, simplement; et il vecut dans cette ombre, cache.

Mon pere et ma mere seuls savaient qu'il etait la.

Le jour ou il parla aux trois generaux, peut-etre fit-il une imprudence.

Son apparition nous surprit fort, nous les enfants. Quant au vieux pretre, il avait eu dans sa vie une quantite de proscription suffisante pour lui oter l'etonnement. Quelqu'un qui etait cache, c'etait pour ce bonhomme quelqu'un qui savait a quel temps il avait affaire; se cacher, c'etait comprendre.

Ma mere nous recommanda le silence, que les enfants gardent si religieusement. A dater de ce jour, cet inconnu cessa d'etre mysterieux dans la maison. A quoi bon la continuation du mystere, puisqu'il s'etait montre? Il mangeait a la table de famille, il allait et venait dans le jardin, et donnait ca et la des coups de beche, cote a cote avec le jardinier; il nous conseillait; il ajoutait ses lecons aux lecons du pretre; il avait une facon de me prendre dans ses bras qui me faisait rire et qui me faisait peur; il m'elevait en l'air, et me laissait presque retomber jusqu'a terre. Une certaine securite, habituelle a tous les exils prolonges, lui etait venue. Pourtant il ne sortait jamais. Il etait gai. Ma mere etait un peu inquiete, bien que nous fussions entoures de fidelites absolues.

Lahorie etait un homme simple, doux, austere, vieilli avant l'age, savant, ayant le grave heroisme propre aux lettres. Une certaine concision dans le courage distingue l'homme qui remplit un devoir de l'homme qui joue un role; le premier est Phocion, le second est Murat. Il y avait du Phocion dans Lahorie.

Nous les enfants, nous ne savions rien de lui, sinon qu'il etait mon parrain. Il m'avait vu naitre; il avait dit a mon pere: Hugo est un mot du nord, il faut l'adoucir par un mot du midi, et completer le germain par le romain. Et il me donna le nom de Victor, qui du reste etait le sien. Quant a son nom historique, je l'ignorais. Ma mere lui disait general, je l'appelais mon parrain Il habitait toujours la masure du fond du jardin, peu soucieux de la pluie et de la neige qui, l'hiver, entraient par les croisees sans vitres; il continuait dans cette chapelle son bivouac. Il avait derriere l'autel un lit de camp, avec ses pistolets dans un coin, et un Tacite qu'il me faisait expliquer.

J'aurai toujours present a la memoire le jour ou il me prit sur ses genoux, ouvrit ce Tacite qu'il avait, un in-octavo relie en parchemin, edition Herhan, et me lut cette ligne: Urbem Romam a principio reges habuere.

Il s'interrompit et murmura a demi-voix:

—Si Rome eut garde ses rois, elle n'eut pas ete Rome.

Et, me regardant tendrement, il redit cette grande parole:

—Enfant, avant tout la liberte.

Un jour il disparut de la maison. J'ignorais alors pourquoi.[4] Des evenements survinrent, il y eut Moscou, la Beresina, un commencement d'ombre terrible. Nous allames rejoindre mon pere en Espagne. Puis nous revinmes aux Feuillantines. Un soir d'octobre 1812, je passais, donnant la main a ma mere, devant l'eglise Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Une grande affiche blanche etait placardee sur une des colonnes du portail, celle de droite; je vais quelquefois revoir cette colonne. Les passants regardaient obliquement cette affiche, semblaient en avoir un peu peur, et, apres l'avoir entrevue, doublaient le pas. Ma mere s'arreta, et me dit: Lis. Je lus. Je lus ceci: "—Empire francais.—Par sentence du premier conseil de guerre, ont ete fusilles en plaine de Grenelle, pour crime de conspiration contre l'empire et l'empereur, les trois ex-generaux Malet, Guidal et Lahorie." —Lahorie, me dit ma mere. Retiens ce nom.

Et elle ajouta:

—C'est ton parrain.

Notes:

[1] Depuis comte de Sopetran.

[2] Depuis comte d'Erlon.

[3] Depuis gouverneur de Segovie.

[4] Voir le livre Victor Hugo raconte par un temoin de sa vie.

V

Tel est le fantome que j'apercois dans les profondeurs de mon enfance.

Cette figure est une de celles qui n'ont jamais disparu de mon horizon.

Le temps, loin de la diminuer, l'a accrue.

En s'eloignant, elle s'est augmentee, d'autant plus haute qu'elle etait plus lointaine, ce qui n'est propre qu'aux grandeurs morales.

L'influence sur moi a ete ineffacable.

Ce n'est pas vainement que j'ai eu, tout petit, de l'ombre de proscrit sur ma tete, et que j'ai entendu la voix de celui qui devait mourir dire ce mot du droit et du devoir: Liberte.

Un mot a ete le contre-poids de toute une education.

L'homme qui publie aujourd'hui ce recueil, Actes et Paroles, et qui dans ces volumes, Avant l'exil, Pendant l'exil, Depuis l'exil, ouvre a deux battants sa vie a ses contemporains, cet homme a traverse beaucoup d'erreurs. Il compte, si Dieu lui en accorde le temps, en raconter les peripeties sous ce titre: Histoire des revolutions interieures d'une conscience honnete. Tout homme peut, s'il est sincere, refaire l'itineraire, variable pour chaque esprit, du chemin de Damas. Lui, comme il l'a dit quelque part, il est fils d'une vendeenne, amie de madame de la Rochejaquelein, et d'un soldat de la revolution et de l'empire, ami de Desaix, de Jourdan et de Joseph Bonaparte; il a subi les consequences d'une education solitaire et complexe ou un proscrit republicain donnait la replique a un proscrit pretre. Il y a toujours eu en lui le patriote sous le vendeen; il a ete napoleonien en 1813, bourbonnien en 1814; comme presque tous les hommes du commencement de ce siecle, il a ete tout ce qu'a ete le siecle; illogique et probe, legitimiste et voltairien, chretien litteraire, bonapartiste liberal, socialiste a tatons dans la royaute; nuances bizarrement reelles, surprenantes aujourd'hui; il a ete de bonne foi toujours; il a eu pour effort de rectifier son rayon visuel au milieu de tous ces mirages; toutes les approximations possibles du vrai ont tente tour a tour et quelquefois trompe son esprit; ces aberrations successives, ou, disons-le, il n'y a jamais eu un pas en arriere, ont laisse trace dans ses oeuvres; on peut en constater ca et la l'influence; mais, il le declare ici, jamais, dans tout ce qu'il a ecrit, meme dans ses livres d'enfant et d'adolescent, jamais on ne trouvera une ligne contre la liberte. Il y a eu lutte dans son ame entre la royaute que lui avait imposee le pretre catholique et la liberte que lui avait recommandee le soldat republicain; la liberte a vaincu.

La est l'unite de sa vie.

Il cherche a faire en tout prevaloir la liberte. La liberte, c'est, dans la philosophie, la Raison, dans l'art, l'Inspiration, dans la politique, le Droit.

VI

En 1848, son parti n'etait pas pris sur la forme sociale definitive. Chose singuliere, on pourrait presque dire qu'a cette epoque la liberte lui masqua la republique. Sortant d'une serie de monarchies essayees et mises au rebut tour a tour, monarchie imperiale, monarchie legitime, monarchie constitutionnelle, jete dans des faits inattendus qui lui semblaient illogiques, oblige de constater a la fois dans les chefs guerriers qui dirigeaient l'etat l'honnetete et l'arbitraire, ayant malgre lui sa part de l'immense dictature anonyme qui est le danger des assemblees uniques, il se decida a observer, sans adhesion, ce gouvernement militaire ou il ne pouvait reconnaitre un gouvernement democratique, se borna a proteger les principes quand ils lui parurent menaces et se retrancha dans la defense du droit meconnu. En 1848, il y eut presque un dix-huit fructidor; les dix-huit fructidor ont cela de funeste qu'ils donnent le modele et le pretexte aux dix-huit brumaire, et qu'ils font faire par la republique des blessures a la liberte; ce qui, prolonge, serait un suicide. L'insurrection de juin fut fatale, fatale par ceux qui l'allumerent, fatale par ceux qui l'eteignirent; il la combattit; il fut un des soixante representants envoyes par l'assemblee aux barricades. Mais, apres la victoire, il dut se separer des vainqueurs. Vaincre, puis tendre la main aux vaincus, telle est la loi de sa vie. On fit le contraire. Il y a bien vaincre et mal vaincre. L'insurrection de 1848 fut mal vaincue. Au lieu de pacifier, on envenima; au lieu de relever, on foudroya; on acheva l'ecrasement; toute la violence soldatesque se deploya; Cayenne, Lambessa, deportation sans jugement; il s'indigna; il prit fait et cause pour les accables; il eleva la voix pour toutes ces pauvres familles desesperees; il repoussa cette fausse republique de conseils de guerre et d'etat de siege. Un jour, a l'assemblee, le representant Lagrange, homme vaillant, l'aborda et lui dit: "Avec qui etes-vous ici? il repondit: Avec la liberte.—Et que faites-vous? reprit Lagrange; il repondit: J'attends."

Apres juin 1848, il attendait; mais, apres juin 1849, il n'attendit plus.

L'eclair qui jaillit des evenements lui entra dans l'esprit. Ce genre d'eclair, une fois qu'il a brille, ne s'efface pas. Un eclair qui reste, c'est la la lumiere du vrai dans la conscience.

En 1849, cette clarte definitive se fit en lui.

Quand il vit Rome terrassee au nom de la France, quand il vit la majorite, jusqu'alors hypocrite, jeter tout a coup le masque par la bouche duquel, le 4 mai 1848, elle avait dix-sept fois crie: Vive la republique! quand il vit, apres le 13 juin, le triomphe de toutes les coalitions ennemies du progres, quand il vit cette joie cynique, il fut triste, il comprit, et, au moment ou toutes les mains des vainqueurs se tendaient vers lui pour l'attirer dans leurs rangs, il sentit dans le fond de son ame qu'il etait un vaincu. Une morte etait a terre, on criait: c'est la republique! il alla a cette morte, et reconnut que c'etait la liberte. Alors il se pencha vers ce cadavre, et il l'epousa. Il vit devant lui la chute, la defaite, la ruine, l'affront, la proscription, et il dit: C'est bien.

Tout de suite, le 15 juin, il monta a la tribune, et il protesta. A partir de ce jour, la jonction fut faite dans son ame entre la republique et la liberte. A partir de ce jour, sans treve, sans relache, presque sans reprise d'haleine, opiniatrement, pied a pied, il lutta pour ces deux grandes calomniees. Enfin, le 2 decembre 1851, ce qu'il attendait, il l'eut; vingt ans d'exil.

Telle est l'histoire de ce qu'on a appele son apostasie.

VII

1849. Grande date pour lui.

Alors commencerent les luttes tragiques.

Il y eut de memorables orages; l'avenir attaquait, le passe resistait.

A cette etrange epoque le passe etait tout-puissant. Il etait omnipotent, ce qui ne l'empechait pas d'etre mort. Effrayant fantome combattant.

Toutes les questions se presenterent; independance nationale, liberte individuelle, liberte de conscience, liberte de pensee, liberte de parole, liberte de tribune et de presse, question du mariage dans la femme, question de l'education dans l'enfant, droit au travail a propos du salaire, droit a la patrie a propos de la deportation, droit a la vie a propos de la reforme du code, penalite decroissante par l'education croissante, separation de l'eglise et de l'etat, la propriete des monuments, eglises, musees, palais dits royaux, rendue a la nation, la magistrature restreinte, le jury augmente, l'armee europeenne licenciee par la federation continentale, l'impot de l'argent diminue, l'impot du sang aboli, les soldats retires au champ de bataille et restitues au sillon comme travailleurs, les douanes supprimees, les frontieres effacees, les isthmes coupes, toutes les ligatures disparues, aucune entrave a aucun progres, les idees circulant dans la civilisation comme le sang dans l'homme. Tout cela fut debattu, propose, impose parfois. On trouvera ces luttes dans ce livre.

L'homme qui esquisse en ce moment sa vie parlementaire, entendant un jour les membres de la droite exagerer le droit du pere, leur jeta ce mot inattendu, le droit de l'enfant. Un autre jour, sans cesse preoccupe du peuple et du pauvre, il les stupefia par cette affirmation: On peut detruire la misere.

C'est une vie violente que celle des orateurs. Dans les assemblees ivres de leur triomphe et de leur pouvoir, les minorites etant les trouble-fete sont les souffre-douleurs. C'est dur de rouler cet inexorable rocher de Sisyphe, le droit; on le monte, il retombe. C'est la l'effort des minorites.

La beaute du devoir s'impose; une fois qu'on l'a comprise, on lui obeit, plus d'hesitation; le sombre charme du devouement attire les consciences, et l'on accepte les epreuves avec une joie severe. L'approche de la lumiere a cela de terrible qu'elle devient flamme. Elle eclaire d'abord, rechauffe ensuite, et devore enfin. N'importe, on s'y precipite. On s'y ajoute. On augmente cette clarte du rayonnement de son propre sacrifice; bruler, c'est briller; quiconque souffre pour la verite la demontre.

Huer avant de proscrire, c'est le procede ordinaire des majorites furieuses; elles preludent a la persecution materielle par la persecution morale, l'imprecation commence ce que l'ostracisme achevera; elles parent la victime pour l'immolation avec toute la rhetorique de l'injure; et elles l'outragent, c'est leur facon de la couronner.

Celui qui parle ici traversa ces diverses facons d'agir, et n'eut qu'un merite, le dedain. Il fit son devoir, et, ayant pour salaire l'affront, il s'en contenta.

Ce qu'etaient ces affronts, on le verra en lisant ce recueil de verites insultees.

En veut-on quelques exemples?

Un jour, le 17 juillet 1851, il denonca a la tribune la conspiration de Louis Bonaparte, et declara que le president voulait se faire empereur. Une voix lui cria:

—Vous etes un infame calomniateur!

Cette voix a depuis prete serment a l'empire moyennant trente mille francs par an.

Une autre fois, comme il combattait la feroce loi de deportation, une voix lui jeta cette interruption:

—Et dire que ce discours coutera vingt-cinq francs a la France!

Cet interrupteur-la aussi a ete senateur de l'empire.

Une autre fois, on ne sait qui, senateur egalement plus tard, l'apostrophait ainsi:

—Vous etes l'adorateur du soleil levant!

Du soleil levant de l'exil, oui.

Le jour ou il dit a la tribune ce mot que personne encore n'y avait prononce: les Etats-Unis d'Europe, M. Mole fut remarquable. Il leva les yeux au ciel, se dressa debout, traversa toute la salle, fit signe aux membres de la majorite de le suivre, et sortit. On ne le suivit pas, il rentra. Indigne.

Parfois les huees et les eclats de rire duraient un quart d'heure.
L'orateur qui parle ici en profitait pour se recueillir.

Pendant l'insulte, il s'adossait au mur de la tribune et meditait.

Ce meme 17 juillet 1851 fut le jour ou il prononca le mot: "Napoleon le Petit". Sur ce mot, la fureur de la majorite fut telle et eclata en de si menacantes rumeurs, que cela s'entendait du dehors et qu'il y avait foule sur le pont de la Concorde pour ecouter ce bruit d'orage.

Ce jour-la, il monta a la tribune, croyant y rester vingt minutes, il y resta trois heures.

Pour avoir entrevu et annonce le coup d'etat, tout le futur senat du futur empire le declara "calomniateur". Il eut contre lui tout le parti de l'ordre et toutes les nuances conservatrices, depuis M. de Falloux, catholique, jusqu'a M. Vieillard, athee.

Etre un contre tous, cela est quelquefois laborieux.

Il ripostait dans l'occasion, tachant de rendre coup pour coup.

Une fois a propos d'une loi d'education clericale cachant l'asservissement des etudes sous cette rubrique, liberte de l'enseignement, il lui arriva de parler du moyen age, de l'inquisition, de Savonarole, de Giordano Bruno, et de Campanella applique vingt-sept fois a la torture pour ses opinions philosophiques, les hommes de la droite lui crierent:

—A la question!

Il les regarda fixement, et leur dit:

—Vous voudriez bien m'y mettre.

Cela les fit taire.

Un autre jour, je repliquais a je ne sais quelle attaque d'un Montalembert quelconque, la droite entiere s'associa a l'attaque, qui etait, cela va sans dire, un mensonge, quel mensonge? je l'ai oublie, on trouvera cela dans ce livre; les cinq cents myopes de la majorite s'ajouterent a leur orateur, lequel n'etait pas du reste sans quelque valeur, et avait l'espece de talent possible a une ame mediocre; on me donna l'assaut a la tribune, et j'y fus quelque temps comme aboye par toutes les vociferations folles et pardonnables de la colere inconsciente; c'etait un vacarme de meute; j'ecoutais ce tumulte avec indulgence, attendant que le bruit cessat pour continuer ce que j'avais a dire; subitement, il y eut un mouvement au banc des ministres; c'etait le duc de Montebello, ministre de la marine, qui se levait; le duc quitta sa place, ecarta frenetiquement les huissiers, s'avanca vers moi et me jeta une phrase qu'il comprenait peut-etre et qui avait evidemment la volonte d'etre hostile; c'etait quelque chose comme: Vous etes un empoisonneur public! Ainsi caracterise a bout portant et effleure par cette intention de meurtrissure, je fis un signe de la main, les clameurs s'interrompirent, on est furieux mais curieux, on se tut, et, dans ce silence d'attente, de ma voix la plus polie, je dis:

—Je ne m'attendais pas, je l'avoue, a recevoir le coup de pied de….

Le silence redoubla et j'ajoutai:

—….monsieur de Montebello.

Et la tempete s'acheva par un rire qui, cette fois, ne fut pas contre moi.

Ces choses-la ne sont pas toujours au Moniteur. Habituellement la droite avait beaucoup de verve.

—Vous ne parlez pas francais!—Portez cela a la Porte-Saint-Martin!— Imposteur!—Corrupteur! —Apostat!—Renegat!—Buveur de sang!—Bete feroce!—Poete!

Tel etait le crescendo.

Injure, ironie, sarcasme, et ca et la la calomnie, S'en facher, pourquoi? Washington, traite par la presse hostile d'escroc et de filou (pick-pocket), en rit dans ses lettres. Un jour, un celebre ministre anglais; eclabousse a la tribune de la meme facon, donna une chiquenaude a sa manche, et dit: Cela se brosse. Il avait raison. Les haines, les noirceurs, les mensonges, boue aujourd'hui, poussiere demain.

Ne repondons pas a la colere par la colere.

Ne soyons pas severes pour des cecites.

"Ils ne savent ce qu'ils font", a dit quelqu'un sur le calvaire. "Ils ne savent ce qu'ils disent", n'est pas moins melancolique ni moins vrai. Le crieur ignore son cri. L'insulteur est-il responsable de l'insulte? A peine.

Pour etre responsable il faut etre intelligent.

Les chefs comprenaient jusqu'a un certain point les actions qu'ils commettaient; les autres, non. La main est responsable, la fronde l'est peu, la pierre ne l'est pas.

Fureurs, injustices, calomnies, soit.

Oublions ces brouhaha.

VIII

Et puis, car il faut tout dire, c'est si bon la bonne foi, dans les collisions d'assemblee rappelees ici, l'orateur n'a-t-il rien a se reprocher? Ne lui est-il jamais arrive de se laisser conduire par le mouvement de la parole au dela de sa pensee? Avouons-le, c'est dans la parole qu'il y a du hasard. On ne sait quel trepied est mele a la tribune, ce lieu sonore est un lieu mysterieux, on y sent l'effluve inconnu, le vaste esprit de tout un peuple vous enveloppe et s'infiltre dans votre esprit, la colere des irrites vous gagne, l'injustice des injustes vous penetre, vous sentez monter en vous la grande indignation sombre, la parole va et vient de la conviction fixe et sereine a la revolte plus ou moins mesuree contre l'incident inattendu. De la des oscillations redoutables. On se laisse entrainer, ce qui est un danger, et emporter, ce qui est un tort. On fait des fautes de tribune. L'orateur qui se confesse ici n'y a point echappe.

En dehors des discours purement de replique et de combat, tous les discours de tribune qu'on trouvera dans ce livre ont ete ce qu'on appelle improvises. Expliquons-nous sur l'improvisation. L'improvisation, dans les graves questions politiques, implique la premeditation, provisam rem, dit Horace. La premeditation fait que, lorsqu'on parle, les mots ne viennent pas malgre eux; la longue incubation de l'idee facilite l'eclosion immediate de l'expression. L'improvisation n'est pas autre chose que l'ouverture subite et a volonte de ce reservoir, le cerveau, mais il faut que le reservoir soit plein. De la plenitude de la pensee resulte l'abondance de la parole. Au fond, ce que vous improvisez semble nouveau a l'auditoire, mais est ancien chez vous. Celui-la parle bien qui depense la meditation d'un jour, d'une semaine, d'un mois, de toute sa vie parfois, en une parole d'une heure. Les mots arrivent aisement surtout a l'orateur qui est ecrivain, qui a l'habitude de leur commander et d'etre servi par eux, et qui, lorsqu'il les sonne, les fait venir. L'improvisation, c'est la veine piquee, l'idee jaillit. Mais cette facilite meme est un peril. Toute rapidite est dangereuse. Vous avez chance et vous courez risque de mettre la main sur l'exageration et de la lancer a vos ennemis. Le premier mot venu est quelquefois un projectile. De la l'excellence des discours ecrits.

Les assemblees y reviendront peut-etre.

Est-ce qu'on peut etre orateur avec un discours ecrit? On a fait cette question. Elle est etrange. Tous les discours de Demosthene et de Ciceron sont des discours ecrits. Ce discours sent l'huile, disait le zoile quelconque de Demosthene. Royer-Collard, ce pedant charmant, ce grand esprit etroit, etait un orateur; il n'a prononce que des discours ecrits; il arrivait, et posait son cahier sur la tribune. Les trois quarts des harangues de Mirabeau sont des harangues ecrites, qui parfois meme, et nous le blamons de ceci, ne sont pas de Mirabeau; il debitait a la tribune, comme de lui, tel discours qui etait de Talleyrand, tel discours qui etait de Malouet, tel discours qui etait de je ne sais plus quel suisse dont le nom nous echappe. Danton ecrivait souvent ses discours; on en a retrouve des pages, toutes de sa main, dans son logis de la cour du Commerce. Quant a Robespierre, sur dix harangues, neuf sont ecrites. Dans les nuits qui precedaient son apparition a la tribune, il ecrivait ce qu'il devait dire, lentement, correctement, sur sa petite table de sapin, avec un Racine ouvert sous les yeux.

L'improvisation a un avantage, elle saisit l'auditoire; elle saisit aussi l'orateur, c'est la son inconvenient; Elle le pousse a ces exces de polemique oratoire qui sont comme le pugilat de la tribune. Celui qui parle ici, reserve faite de la meditation prealable, n'a prononce dans les assemblees que des discours improvises. De la des violences de paroles, de la des fautes. Il s'en accuse.

IX

Ces hommes des anciennes majorites ont fait tout le mal qu'ils ont pu. Voulaient-ils faire le mal? Non; ils trompaient, mais ils se trompaient, c'est la leur circonstance attenuante. Ils croyaient avoir la verite, et ils mentaient au service de la verite. Leur pitie pour la societe etait impitoyable pour le peuple. De la tant de lois et tant d'actes aveuglement feroces. Ces hommes, plutot cohue que senat, assez innocents au fond, criaient pele-mele sur leurs bancs, ayant des ressorts qui les faisaient mouvoir, huant ou applaudissant selon le fil tire, proscrivant au besoin, pantins pouvant mordre. Ils avaient pour chefs les meilleurs d'entre eux, c'est-a-dire les pires. Celui-ci, ancien liberal rallie aux servitudes, demandait qu'il n'y eut plus qu'un seul journal, le Moniteur, ce qui faisait dire a son voisin l'eveque Parisis: Et encore! Cet autre, pesamment leger, academicien de l'espece qui parle bien et ecrit mal. Cet autre, habit noir, cravate blanche, cordon rouge, gros souliers, president, procureur, tout ce qu'on veut, qui eut pu etre Ciceron s'il n'avait ete Guy-Patin, jadis avocat spirituel, le dernier des laches. Cet autre, homme de simarre et grand juge de l'empire a trente ans, remarquable maintenant par son chapeau gris et son pantalon de nankin, senile dans sa jeunesse, juvenile dans sa vieillesse, ayant commence comme Lamoignon et finissant comme Brummel. Cet autre, ancien heros deforme, interrupteur injurieux, vaillant soldat devenu clerical trembleur, general devant Abd-el-Kader, caporal derriere Nonotte et Patouillet, se donnant, lui si brave, la peine d'etre bravache, et ridicule par ou il eut du etre admire, ayant reussi a faire de sa tres reelle renommee militaire un epouvantail postiche, lion qui coupe sa criniere et s'en fait une perruque. Cet autre, faux orateur, ne sachant que lapider avec des grossieretes, et n'ayant de ce qui etait dans la bouche de Demosthene que les cailloux. Celui-ci, deja nomme, d'ou etait sortie l'odieuse parole Expedition de Rome a l'interieur, vanite du premier ordre, parlant du nez par elegance, jargonnant, le lorgnon a l'oeil, une petite eloquence impertinente, homme de bonne compagnie un peu poissard, melant la halle a l'hotel de Rambouillet, jesuite longtemps echappe dans la demagogie, abhorrant le czar en Pologne et voulant le knout a Paris, poussant le peuple a l'eglise et a l'abattoir, berger de l'espece bourreau. Cet autre, insulteur aussi, et non moins zele serviteur de Rome, intrigant du bon Dieu, chef paisible des choses souterraines, figure sinistre et douce avec le sourire de la rage. Cet autre …—Mais je m'arrete. A quoi bon ce denombrement? Et caetera, dit l'histoire. Tous ces masques sont deja des inconnus. Laissons tranquille l'oubli reprenant ce qui est a lui. Laissons la nuit tomber sur les hommes de nuit. Le vent du soir emporte de l'ombre, laissons-le faire. En quoi cela nous regarde-t-il, un effacement de silhouette a l'horizon?

Passons.

Oui, soyons indulgents. S'il y a eu pour plusieurs d'entre nous quelque labeur et quelque epreuve, une tempete plus ou moins longue, quelques jets d'ecume sur l'ecueil, un peu de ruine, un peu d'exil, qu'importe si la fin est bonne pour toi, France, pour toi, peuple! qu'importe l'augmentation de souffrance de quelques-uns s'il y a diminution de souffrance pour tous! La proscription est dure, la calomnie est noire, la vie loin de la patrie est une insomnie lugubre, mais qu'importe si l'humanite grandit et se delivre! qu'importe nos douleurs si les questions avancent, si les problemes se simplifient, si les solutions murissent, si a travers la claire-voie des impostures et des illusions on apercoit de plus en plus distinctement la verite! qu'importe dix-neuf ans de froide bise a l'etranger, qu'importe l'absence mal recue au retour, si devant l'ennemi Paris charmant devient Paris sublime, si la majeste de la grande nation s'accroit par le malheur, si la France mutilee laisse couler par ses plaies de la vie pour le monde entier! qu'importe si les ongles repoussent a cette mutilee, et si l'heure de la restitution arrive! qu'importe si, dans un prochain avenir, deja distinct et visible, chaque nationalite reprend sa figure naturelle, la Russie jusqu'a l'Inde, l'Allemagne jusqu'au Danube, l'Italie jusqu'aux Alpes, la France jusqu'au Rhin, l'Espagne ayant Gibraltar, et Cuba ayant Cuba; rectifications necessaires a l'immense amitie future des nations! C'est tout cela que nous avons voulu. Nous l'aurons.

Il y a des saisons sociales, il y a pour la civilisation des traversees climateriques, qu'importe notre fatigue dans l'ouragan! et qu'est-ce que cela fait que nous ayons ete malheureux si c'est pour le bien, si decidement le genre humain passe de son decembre a son avril, si l'hiver des despotismes et des guerres est fini, s'il ne nous neige plus de superstitions et de prejuges sur la tete, et si, apres toutes les nuees evanouies, feodalites, monarchies, empires, tyrannies, batailles et carnages, nous voyons enfin poindre a l'horizon rose cet eblouissant floreal des peuples, la paix universelle!

X

Dans tout ce que nous disons ici, nous n'avons qu'une pretention, affirmer l'avenir dans la mesure du possible.

Prevoir ressemble quelquefois a errer; le vrai trop lointain fait sourire.

Dire qu'un oeuf a des ailes, cela semble absurde, et cela est pourtant veritable.

L'effort du penseur, c'est de mediter utilement.

Il y a la meditation perdue qui est reverie, et la meditation feconde qui est incubation. Le vrai penseur couve.

C'est de cette incubation que sortent, a des heures voulues, les diverses formes du progres destinees a s'envoler dans le grand possible humain, dans la realite, dans la vie.

Arrivera-t-on a l'extremite du progres?

Non.

Il ne faut pas rendre la mort inutile. L'homme ne sera complet qu'apres la vie.

Approcher toujours, n'arriver jamais; telle est la loi. La civilisation est une asymptote.

Toutes les formes du progres sont la Revolution.

La Revolution, c'est la ce que nous faisons, c'est la ce que nous pensons, c'est la ce que nous parlons, c'est la ce que nous avons dans la bouche, dans la poitrine, dans l'ame,

La Revolution, c'est la respiration nouvelle de l'humanite.

La Revolution, c'est hier, c'est aujourd'hui, et c'est demain.

De la, disons-le, la necessite et l'impossibilite d'en faire l'histoire.

Pourquoi?

Parce qu'il est indispensable de raconter hier et parce qu'il est impossible de raconter demain.

On ne peut que le deduire et le preparer. C'est ce que nous tachons de faire.

Insistons, cela n'est jamais inutile, sur cette immensite de la
Revolution.

XI

La Revolution tente tous les puissants esprits, et c'est a qui s'en approchera, les uns, comme Lamartine, pour la peindre, les autres, comme Michelet, pour l'expliquer, les autres, comme Quinet, pour la juger, les autres, comme Louis Blanc, pour la feconder.

Aucun fait humain n'a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant cette histoire sera toujours offerte aux historiens comme a faire.

Pourquoi? Parce que toutes les histoires sont l'histoire du passe, et que, repetons-le, l'histoire de la Revolution est l'histoire de l'avenir. La Revolution a conquis en avant, elle a decouvert et annonce le grand Chanaan de l'humanite, il y a dans ce qu'elle nous a apporte encore plus de terre promise que de terrain gagne, et a mesure qu'une de ces conquetes faites d'avance entrera dans le domaine humain, a mesure qu'une de ces promesses se realisera, un nouvel aspect de la Revolution se revelera, et son histoire sera renouvelee. Les histoires actuelles n'en seront pas moins definitives, chacune a son point de vue, les historiens contemporains domineront meme l'historien futur, comme Moise domine Cuvier, mais leurs travaux se mettront en perspective et feront partie de l'ensemble complet. Quand cet ensemble sera-t-il complet? Quand le phenomene sera termine, c'est-a-dire quand la revolution de France sera devenue, comme nous l'avons indique dans les premieres pages de cet ecrit, d'abord revolution d'Europe, puis revolution de l'homme; quand l'utopie se sera consolidee en progres, quand l'ebauche aura abouti au chef-d'oeuvre; quand a la coalition fratricide des rois aura succede la federation fraternelle des peuples, et a la guerre contre tous, la paix pour tous. Impossible, a moins d'y ajouter le reve, de completer des aujourd'hui ce qui ne se completera que demain, et d'achever l'histoire d'un fait inacheve, surtout quand ce fait contient une telle vegetation d'evenements futurs. Entre l'histoire et l'historien la disproportion est trop grande.

Rien de plus colossal. Le total echappe. Regardez ce qui est deja derriere nous. La Terreur est un cratere, la Convention est un sommet. Tout l'avenir est en fermentation dans ces profondeurs. Le peintre est effare par l'inattendu des escarpements. Les lignes trop vastes depassent l'horizon. Le regard humain a des limites, le procede divin n'en a pas. Dans ce tableau a faire vous vous borneriez a un seul personnage, prenez qui vous voudrez, que vous y sentiriez l'infini. D'autres horizons sont moins demesures. Ainsi, par exemple, a un moment donne de l'histoire, il y a d'un cote Tibere et de l'autre Jesus. Mais le jour ou Tibere et Jesus font leur jonction dans un homme et s'amalgament dans un etre formidable ensanglantant la terre et sauvant le monde, l'historien romain lui-meme aurait un frisson, et Robespierre deconcerterait Tacite. Par moments on craint de finir par etre force d'admettre une sorte de loi morale mixte qui semble se degager de tout cet inconnu. Aucune des dimensions du phenomene ne s'ajuste a la notre. La hauteur est inouie et se derobe a l'observation. Si grand que soit l'historien, cette enormite le deborde. La Revolution francaise racontee par un homme, c'est un volcan explique par une fourmi.

XII

Que conclure? Une seule chose. En presence de cet ouragan enorme, pas encore fini, entr'aidons-nous les uns les autres.

Nous ne sommes pas assez hors de danger pour ne point nous tendre la main.

O mes freres, reconcilions-nous.

Prenons la route immense de l'apaisement. On s'est assez hai. Treve. Oui, tendons-nous tous la main. Que les grands aient pitie des petits, et que les petits fassent grace aux grands. Quand donc comprendra-t-on que nous sommes sur le meme navire, et que le naufrage est indivisible? Cette mer qui nous menace est assez grande pour tous, il y a de l'abime pour vous comme pour moi. Je l'ai dit deja ailleurs, et je le repete. Sauver les autres, c'est se sauver soi-meme. La solidarite est terrible, mais la fraternite est douce. L'une engendre l'autre. O mes freres, soyons freres!

Voulons-nous terminer notre malheur? renoncons a notre colere.
Reconcilions-nous. Vous verrez comme ce sourire sera beau.

Envoyons aux exils lointains la flotte lumineuse du retour, restituons les maris aux femmes, les travailleurs aux ateliers, les familles aux foyers, restituons-nous a nous-memes ceux qui ont ete nos ennemis. Est-ce qu'il n'est pas enfin temps de s'aimer? Voulez-vous qu'on ne recommence pas? finissez. Finir, c'est absoudre. En sevissant, on perpetue. Qui tue son ennemi fait vivre la haine. Il n'y a qu'une facon d'achever les vaincus, leur pardonner. Les guerres civiles s'ouvrent par toutes les portes et se ferment par une seule, la clemence. La plus efficace des repressions, c'est l'amnistie. O femmes qui pleurez, je voudrais vous rendre vos enfants.

Ah! je songe aux exiles. J'ai par moments le coeur serre. Je songe au mal du pays. J'en ai eu ma part peut-etre. Sait-on de quelle nuit tombante se compose la nostalgie? Je me figure la sombre ame d'un pauvre enfant de vingt ans qui sait a peine ce que la societe lui veut, qui subit pour ou ne sait quoi, pour un article de journal, pour une page fievreuse ecrite dans la folie, ce supplice demesure, l'exil eternel, et qui, apres une journee de bagne, le crepuscule venu, s'assied sur la falaise severe, accable sous l'enormite de la guerre civile et sous la serenite des etoiles! Chose horrible, le soir et l'ocean a cinq mille lieues de sa mere!

Ah! pardonnons!

Ce cri de nos ames n'est pas seulement tendre, il est raisonnable. La douceur n'est pas seulement la douceur, elle est l'habilete. Pourquoi condamner l'avenir au grossissement des vengeances gonflees de pleurs et a la sinistre repercussion des rancunes! Allez dans les bois, ecoutez les echos, et songez aux represailles; cette voix obscure et lointaine qui vous repond, c'est votre haine qui revient contre vous. Prenez garde, l'avenir est bon debiteur, et votre colere, il vous la rendra. Regardez les berceaux, ne leur noircissez pas la vie qui les attend. Si nous n'avons pas pitie des enfants, des autres, ayons pitie de nos enfants. Apaisement! apaisement! Helas! nous ecoutera-t-on?

N'importe, persistons, nous qui voulons qu'on promette et non qu'on menace, nous qui voulons qu'on guerisse et non qu'on mutile, nous qui voulons qu'on vive et non qu'on meure. Les grandes lois d'en haut sont avec nous. Il y a un profond parallelisme entre la lumiere qui nous vient du soleil et la clemence qui nous vient de Dieu. Il y aura une heure de pleine fraternite, comme il y a une heure de plein midi. Ne perds pas courage, o pitie! Quant a moi, je ne me lasserai pas, et ce que j'ai ecrit dans tous mes livres, ce que j'ai atteste par tous mes actes, ce que j'ai dit a tous les auditoires, a la tribune des pairs comme dans le cimetiere des proscrits, a l'assemblee nationale de France comme a la fenetre lapidee de la place des Barricades de Bruxelles, je l'attesterai, je l'ecrirai, et je le dirai sans cesse: il faut s'aimer, s'aimer, s'aimer! Les heureux doivent avoir pour malheur les malheureux. L'egoisme social est un commencement de sepulcre. Voulons-nous vivre, melons nos coeurs, et soyons l'immense genre humain. Marchons en avant, remorquons en arriere. La prosperite materielle n'est pas la felicite morale, l'etourdissement n'est pas la guerison, l'oubli n'est pas le paiement. Aidons, protegeons, secourons, avouons la faute publique et reparons-la. Tout ce qui souffre accuse, tout ce qui pleure dans l'individu saigne dans la societe, personne n'est tout seul, toutes les fibres vivantes tressaillent ensemble et se confondent, les petits doivent etre sacres aux grands, et c'est du droit de tous les faibles que se compose le devoir de tous les forts. J'ai dit.

Paris, juin 1875.

ACTES ET PAROLES

AVANT L'EXIL

1841-1851

Institut.—Chambre des Pairs Reunions electorales.—Enterrements.— Cour d'assises Conseils de guerre.—Congres de la Paix Assemblee constituante.—Assemblee legislative Le Deux decembre 1851.

ACADEMIE FRANCAISE

1841-1844

DISCOURS DE RECEPTION

2 JUIN 1841.

[Note: M. Victor Hugo fut nomme membre de l'academie francaise, par 18 voix contre 16, le 7 janvier 1841. Il prit seance le 2 juin.]

Messieurs,

Au commencement de ce siecle, la France etait pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu'elle remplissait l'Europe. Cet homme, sorti de l'ombre, fils d'un pauvre gentilhomme corse, produit de deux republiques, par sa famille de la republique de Florence, par lui-meme de la republique francaise, etait arrive en peu d'annees a la plus haute royaute qui jamais peut-etre ait etonne l'histoire. Il etait prince par le genie, par la destinee et par les actions. Tout en lui indiquait le possesseur legitime d'un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui les trois conditions supremes, l'evenement, l'acclamation et la consecration. Une revolution l'avait enfante, un peuple l'avait choisi, un pape l'avait couronne. Des rois et des generaux, marques eux-memes par la fatalite, avaient reconnu en lui, avec l'instinct que leur donnait leur sombre et mysterieux avenir, l'elu du destin. Il etait l'homme auquel Alexandre de Russie, qui devait perir a Taganrog, avait dit: Vous etes predestine du ciel; auquel Kleber, qui devait mourir en Egypte, avait dit: Vous etes grand comme le monde; auquel Desaix, tombe a Marengo, avait dit: Je suis le soldat et vous etes le general; auquel Valhubert, expirant a Austerlitz, avait dit: Je vais mourir, mais vous allez regner. Sa renommee militaire etait immense, ses conquetes etaient colossales.

Chaque annee il reculait les frontieres de son empire au dela meme des limites majestueuses et necessaires que Dieu a donnees a la France. Il avait efface les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrenees comme Louis XIV; il avait passe le Rhin comme Cesar, et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquerant. Sous cet homme, la France avait cent trente departements; d'un cote elle touchait aux bouches de l'Elbe, de l'autre elle atteignait le Tibre. Il etait le souverain de quarante-quatre millions de francais et le protecteur de cent millions d'europeens. Dans la composition hardie de ses frontieres, il avait employe comme materiaux deux grands-duches souverains, la Savoie et la Toscane, et cinq anciennes republiques, Genes, les Etats romains, les Etats venitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait construit son etat au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avances dix monarchies qu'il avait fait entrer a la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses cousins et ses freres, qui avaient joue avec lui dans la petite cour de la maison natale d'Ajaccio, il avait fait des tetes couronnees. Il avait marie son fils adoptif a une princesse de Baviere et son plus jeune frere a une princesse de Wurtemberg. Quant a lui, apres avoir ote a l'Autriche l'empire d'Allemagne qu'il s'etait a peu pres arroge sous le nom de Confederation du Rhin, apres lui avoir pris le Tyrol pour l'ajouter a la Baviere et l'Illyrie pour la reunir a la France, il avait daigne epouser une archiduchesse. Tout dans cet homme etait demesure et splendide. Il etait au-dessus de l'Europe comme une vision extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souveraines, sacrees et couronnees, assis entre le cesar et le czar sur un fauteuil plus eleve que le leur. Un jour il donna a Talma le spectacle d'un parterre de rois. N'etant encore qu'a l'aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l'Italie et de l'agrandir a sa maniere; de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d'Etrurie. A la meme epoque, il avait profite d'une treve, puissamment imposee par son influence et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de rois de France qu'ils avaient usurpe quatre cents ans, et qu'ils n'ont pas ose reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arrache. La revolution avait efface les fleurs de lys de l'ecusson de France; lui aussi, il les avait effacees, mais du blason d'Angleterre; trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la meme maniere dont on leur avait fait affront. Par decret imperial il divisait la Prusse en quatre departements, il mettait les Iles Britanniques en etat de blocus, il declarait Amsterdam troisieme ville de l'empire,—Rome n'etait que la seconde,—ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance avait cesse de regner. Quand il passait le Rhin, les electeurs d'Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jusqu'a leurs frontieres dans l'esperance qu'il les ferait peut-etre rois. L'antique royaume de Gustave Wasa, manquant d'heritier et cherchant un maitre, lui demandait pour prince un de ses marechaux. Le successeur de Charles-Quint, l'arriere-petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes, lui demandait pour femme une de ses soeurs. Il etait compris, gronde et adore de ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le lendemain des batailles, il avait avec eux de ces grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui transforment l'histoire en epopee. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majeste quelque chose de simple, de brusque et de formidable. Il n'avait pas, comme les empereurs d'Orient, le doge de Venise pour grand echanson, ou, comme les empereurs d'Allemagne, le duc de Baviere pour grand ecuyer; mais il lui arrivait parfois de mettre aux arrets le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait des canaux, il percait des routes, il dotait des theatres, il enrichissait des academies, il provoquait des decouvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il redigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d'etat jusqu'a ce qu'il eut reussi a substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procedure, la raison supreme et naive du genie. Enfin, dernier trait qui complete a mon sens la configuration singuliere de cette grande gloire, il etait entre si avant dans l'histoire par ses actions qu'il pouvait dire et qu'il disait: Mon predecesseur l'empereur Charlemagne; et il s'etait par ses alliances tellement mele a la monarchie, qu'il pouvait dire et qu'il disait: Mon oncle le roi Louis XVI.

Cet homme etait prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonte. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitie, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n'y avait pas une tete, si haute ou si fiere qu'elle fut, qui ne saluat ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait pose deux couronnes, l'une qui est faite d'or et qu'on appelle la royaute, l'autre qui est faite de lumiere et qu'on appelle le genie. Tout dans le continent s'inclinait devant Napoleon, tout,—excepte six poetes, messieurs,—permettez-moi de le dire et d'en etre fier dans cette enceinte,—excepte six penseurs restes seuls debout dans l'univers agenouille; et ces noms glorieux, j'ai hate de les prononcer devant vous, les voici: DUCIS, DELILLE, Mme DE STAEL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.

Que signifiait cette resistance? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l'empire, la domination, la splendeur; au milieu de cette Europe emerveillee et vaincue qui, devenue presque francaise, participait elle-meme du rayonnement de la France, que representaient ces six esprits revoltes contre un genie, ces six renommees indignees contre la gloire, ces six poetes irrites contre un heros? Messieurs, ils representaient en Europe la seule chose qui manquat alors a l'Europe, l'independance; ils representaient en France la seule chose qui manquat alors a la France, la liberte.

A Dieu ne plaise que je pretende jeter ici le blame sur les esprits moins severes qui entouraient alors le maitre du monde de leurs acclamations! Cet homme, apres avoir ete l'etoile d'une nation, en etait devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser eblouir. Il etait plus malaise peut-etre qu'on ne pense, pour l'individu que Napoleon voulait gagner, de defendre sa frontiere contre cet envahisseur irresistible qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de seduire un homme. Que suis-je, d'ailleurs, messieurs, pour m'arroger ce droit de critique supreme? Quel est mon titre? N'ai-je pas bien plutot besoin moi-meme de bienveillance et d'indulgence a l'heure ou j'entre dans cette compagnie, emu de toutes les emotions ensemble, fier des suffrages qui m'ont appele, heureux des sympathies qui m'accueillent, trouble par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donne de vous consoler, confus enfin d'etre si peu de chose dans ce lieu venerable que remplissent a la fois de leur eclat serein et fraternel d'augustes morts et d'illustres vivants? Et puis, pour dire toute ma pensee, en aucun cas je ne reconnaitrais aux generations nouvelles ce droit de blame rigoureux envers nos anciens et nos aines. Qui n'a pas combattu a-t-il le droit de juger? Nous devons nous souvenir que nous etions enfants alors, et que la vie etait legere et insouciante pour nous lorsqu'elle etait si grave et si laborieuse pour d'autres. Nous arrivons apres nos peres; ils sont fatigues, soyons respectueux. Nous profitons a la fois des grandes idees qui ont lutte et des grandes choses qui ont prevalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepte l'empereur pour maitre comme envers ceux qui l'ont accepte pour adversaire. Comprenons l'enthousiasme et honorons la resistance. L'un et l'autre ont ete legitimes.

Pourtant, redisons-le, messieurs, la resistance n'etait pas seulement legitime; elle etait glorieuse.

Elle affligeait l'empereur. L'homme qui, comme il l'a dit plus tard a Sainte-Helene, eut fait Pascal senateur et Corneille ministre, cet homme-la, messieurs, avait trop de grandeur en lui-meme pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuye sur la toute-puissance, eut dedaigne peut-etre cette rebellion du talent; Napoleon s'en preoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l'histoire; il se sentait trop poetique pour ne pas s'inquieter des poetes. Il faut le reconnaitre hautement, c'etait un vrai prince que ce sous-lieutenant d'artillerie qui avait gagne sur la jeune republique francaise la bataille du dix-huit brumaire et sur les vieilles monarchies europeennes la bataille d'Austerlitz. C'etait un victorieux, et, comme tous les victorieux, c'etait un ami des lettres. Napoleon avait tous les gouts et tous les instincts du trone, autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier la litterature a son sceptre, c'etait une de ses premieres ambitions. Il ne lui suffisait pas d'avoir musele les passions populaires, il eut voulu soumettre Benjamin Constant; il ne lui suffisait pas d'avoir vaincu trente armees, il eut voulu vaincre Lemercier; il ne lui suffisait pas d'avoir conquis dix royaumes, il eut voulu conquerir Chateaubriand.

Ce n'est pas, messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l'empereur chacun sous l'influence de leurs sympathies particulieres, ces hommes-la contestassent ce qu'il y avait de genereux, de rare et d'illustre dans Napoleon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le heros etait double d'un tyran, le Scipion se compliquait d'un Cromwell; une moitie de sa vie faisait a l'autre moitie des repliques ameres. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armee le deuil de Washington; mais il n'avait pas imite Washington. Il avait nomme La Tour d'Auvergne premier grenadier de la republique; mais il avait aboli la republique. Il avait donne le dome des Invalides pour sepulcre au grand Turenne; mais il avait donne le fosse de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Conde.

Malgre leur fiere et chaste attitude, l'empereur n'hesita devant aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la legion d'honneur, le senat, tout fut offert, disons-le a la gloire de l'empereur, et, disons-le a la gloire de ces nobles refractaires, tout fut refuse.

Apres les caresses, je l'ajoute a regret, vinrent les persecutions. Aucun ne ceda. Grace a ces six talents, grace a ces six caracteres, sous ce regne qui supprima tant de libertes et qui humilia tant de couronnes, la dignite royale de la pensee libre fut maintenue.

Il n'y eut pas que cela, messieurs, il y eut aussi service rendu a l'humanite. Il n'y eut pas seulement resistance au despotisme, il y eut aussi resistance a la guerre. Et qu'on ne se meprenne pas ici sur le sens et sur la portee de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. A ce point de vue superieur d'ou l'on voit toute l'histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme une seule idee, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites a la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s'ebauchent par la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend a dominer, lorsqu'elle devient l'etat normal d'une nation, lorsqu'elle passe a l'etat chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque magnifiques que soient les resultats ulterieurs, il vient un moment ou l'humanite souffre. Le cote delicat des moeurs s'use et s'amoindrit au frottement des idees brutales; le sabre devient le seul outil de la societe; la force se forge un droit a elle; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours eclairer la face des nations, s'eclipse a chaque instant dans l'ombre ou s'elaborent les traites et les partages de royaumes; le commerce, l'industrie, le developpement radieux des intelligences, toute l'activite pacifique disparait; la sociabilite humaine est en peril. Dans ces moments-la, messieurs, il sied qu'une imposante reclamation s'eleve; il est moral que l'intelligence dise hardiment son fait a la force; il est bon qu'en presence meme de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux heros, et que les poetes, ces civilisateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquerants, ces civilisateurs violents.

Parmi ces illustres protestants, il etait un homme que Bonaparte avait aime, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur a un autre republicain: Tu quoque! Cet homme, messieurs, c'etait M. Lemercier. Nature probe, reservee et sobre; intelligence droite et logique; imagination exacte et, pour ainsi dire, algebrique jusque dans ses fantaisies; ne gentilhomme, mais ne croyant qu'a l'aristocratie du talent; ne riche, mais ayant la science d'etre noblement pauvre; modeste d'une sorte de modestie hautaine; doux, mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d'obstine, de silencieux et d'inflexible; austere dans les choses publiques, difficile a entrainer, offusque de ce qui eblouit les autres, M. Lemercier, detail remarquable dans un homme qui avait livre tout un cote de sa pensee aux theories, M. Lemercier n'avait laisse construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il les faits a sa maniere. C'etait un de ces esprits qui donnent plus d'attention aux causes qu'aux effets, et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse pret a se cabrer, plein d'une haine secrete et souvent vaillante contre tout ce qui tend a dominer, il paraissait avoir mis autant d'amour-propre a se tenir toujours de plusieurs annees en arriere des evenements que d'autres en mettent a se precipiter en avant. En 1789, il etait royaliste, ou, comme on parlait alors, monarchien, de 1785; en 93 il devint, comme il l'a dit lui-meme, liberal de 89; en 1804, au moment ou Bonaparte se trouva mur pour l'empire, Lemercier se sentit mur pour la republique.

Comme vous le voyez, messieurs, son opinion politique, dedaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, etait toujours mise a la mode de l'an passe.

Veuillez me permettre ici quelques details sur le milieu dans lequel s'ecoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n'est qu'en explorant les commencements d'une vie qu'on peut etudier la formation d'un caractere. Or, quand on veut connaitre a fond ces hommes qui repandent de la lumiere, il ne faut pas moins s'eclairer de leur caractere que de leur genie. Le genie, c'est le flambeau du dehors; le caractere, c'est la lampe interieure.

En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme alors, suivait avec une assiduite remarquable les seances de la Convention nationale. C'etait la, messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujourd'hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passe sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus! C'est, a mon sens, une volonte de la providence que la France ait toujours a sa tete quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c'etait un principe; sous l'empire, ce fut un homme; pendant la revolution, ce fut une assemblee. Assemblee qui a brise le trone et qui a sauve le pays, qui a eu un duel avec la royaute comme Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal, qui a eu a la fois du genie comme tout un peuple et du genie comme un seul homme, en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges, que nous pouvons detester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer!

Reconnaissons-le neanmoins, il se fit en France, dans ce temps-la, une diminution de lumiere morale, et par consequent,—remarquons-le, messieurs,—une diminution de lumiere intellectuelle. Cette espece de demi-jour ou de demi-obscurite qui ressemble a la tombee de la nuit et qui se repand sur de certaines epoques, est necessaire pour que la providence puisse, dans l'interet ulterieur du genre humain, accomplir sur les societes vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles etaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s'appellent des revolutions.

Cette ombre, c'est l'ombre meme que fait la main du Seigneur quand elle est sur un peuple.

Comme je l'indiquais tout a l'heure, 93 n'est pas l'epoque de ces hautes individualites que leur genie isole. Il semble, en ce moment-la, que la providence trouve l'homme trop petit pour ce qu'elle veut faire, qu'elle le relegue sur le second plan, et qu'elle entre en scene elle-meme. Eu effet, en 93, des trois geants qui ont fait de la revolution francaise, le premier, un fait social, le deuxieme, un fait geographique, le dernier, un fait europeen, l'un, Mirabeau, etait mort; l'autre, Sieyes, avait disparu dans l'eclipse, il reussissait a vivre, comme ce lache grand homme l'a dit plus tard; le troisieme, Bonaparte, n'etait pas ne encore a la vie historique. Sieyes laisse dans l'ombre et Danton peut-etre excepte, il n'y avait donc pas d'hommes du premier ordre, pas d'intelligences capitales dans la Convention, mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes, de grands eclairs, de grands fantomes. Cela suffisait, certes, pour l'eblouissement du peuple, redoutable spectateur incline sur la fatale assemblee. Ajoutons qu'a cette epoque ou chaque jour etait une journee, les choses marchaient si vite, l'Europe et la France, Paris et la frontiere, le champ de bataille et la place publique avaient tant d'aventures, tout se developpait si rapidement, qu'a la tribune de la Convention nationale l'evenement croissait pour ainsi dire sous l'orateur a mesure qu'il parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et puis, comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette clarte crepusculaire de la fin du siecle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui pretait des contours indefinis et gigantesques aux plus chetives figures, et qui, dans l'histoire meme, repand sur cette formidable assemblee je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.

Ces monstrueuses reunions d'hommes ont souvent fascine les poetes comme l'hydre fascine l'oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illumine l'interieur d'une sombre epopee avec je ne sais quelle vague reverberation de ces deux pandemoniums. On sent Cromwell dans le Paradis perdu, et 93 dans la Panhypocrisiade. La Convention, pour le jeune Lemercier, c'etait la revolution faite vision et reunie tout entiere sous son regard. Tous les jours il venait voir la, comme il l'a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait a l'ouverture de la seance et s'asseyait a la tribune publique parmi ces femmes etranges qui melaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles l'histoire conservera leur hideux surnom de tricoteuses. Elles le connaissaient, elles l'attendaient et lui gardaient sa place. Seulement il y avait dans sa jeunesse, dans le desordre de ses vetements, dans son attention effaree, dans son anxiete pendant les discussions, dans la fixite profonde de son regard, dans les paroles entrecoupees qui lui echappaient par moments, quelque chose de si singulier pour elles, qu'elles le croyaient prive de raison. Un jour, arrivant plus tard qu'a l'ordinaire, il entendit une de ces femmes dire a l'autre: Ne te mets pas la, c'est la place de l'idiot.

Quatre ans plus tard, en 1797, l'idiot donnait a la France Agamemnon.

Est-ce que par hasard cette assemblee aurait fait faire au poete cette tragedie? Qu'y a-t-il de commun entre Egisthe et Danton, entre Argos et Paris, entre la barbarie homerique et la demoralisation voltairienne? Quelle etrange idee de donner pour miroir aux attentats d'une civilisation decrepite et corrompue les crimes naifs et simples d'une epoque primitive, de faire errer, pour ainsi dire, a quelques pas des echafauds de la revolution francaise, les spectres grandioses de la tragedie grecque, et de confronter au regicide moderne, tel que l'accomplissent les passions populaires, l'antique regicide tel que le font les passions domestiques! Je l'avouerai, messieurs, en songeant a cette remarquable epoque du talent de M. Lemercier, entre les discussions de la Convention et les querelles des Atrides, entre ce qu'il voyait et ce qu'il revait, j'ai souvent cherche un rapport, je n'ai trouve tout au plus qu'une harmonie. Pourquoi, par quelle mysterieuse transformation de la pensee dans le cerveau, Agamemnon est-il ne ainsi? C'est la un de ces sombres caprices de l'inspiration dont les poetes seuls ont le secret. Quoi qu'il en soit, Agamemnon est une oeuvre, une des plus belles tragedies de notre theatre, sans contredit, par l'horreur et par la pitie a la fois, par la simplicite de l'element tragique, par la gravite austere du style. Ce severe poeme a vraiment le profil grec. On sent, en le considerant, que c'est l'epoque ou David donne la couleur aux bas-reliefs d'Athenes et ou Talma leur donne la parole et le mouvement. On y sent plus que l'epoque, on y sent l'homme. On devine que le poete a souffert en l'ecrivant. En effet, une melancolie profonde, melee a je ne sais quelle terreur presque revolutionnaire, couvre toute cette grande oeuvre. Examinez-la,—elle le merite, messieurs,—voyez l'ensemble et les details, Agamemnon et Strophus, la galere qui aborde au port, les acclamations du peuple, le tutoiement heroique des rois. Contemplez surtout Clytemnestre, la pale et sanglante figure, l'adultere devouee au parricide, qui regarde a cote d'elle sans les comprendre et, chose terrible! sans en etre epouvantee, la captive Cassandre et le petit Oreste; deux etres faibles en apparence, en realite formidables! L'avenir parle dans l'un et vit dans l'autre. Cassandre, c'est la menace sous la forme d'une esclave; Oreste, c'est le chatiment sous les traits d'un enfant.—

Comme je viens de le dire, a l'age ou l'on ne souffre pas encore et ou l'on reve a peine, M. Lemercier souffrit et crea. Cherchant a composer sa pensee, curieux de cette curiosite profonde qui attire les esprits courageux aux spectacles effrayants, il s'approcha le plus pres qu'il put de la Convention, c'est-a-dire de la revolution. Il se pencha sur la fournaise pendant que la statue de l'avenir y bouillonnait encore, et il y vit flamboyer et il y entendit rugir, comme la lave dans le cratere, les grands principes revolutionnaires, ce bronze dont sont faites aujourd'hui toutes les bases de nos idees, de nos libertes et de nos lois. La civilisation future etait alors le secret de la providence, M. Lemercier n'essaya pas de le deviner. Il se borna a recevoir en silence, avec une resignation stoique, son contrecoup de toutes les calamites. Chose digne d'attention, et sur laquelle je ne puis m'empecher d'insister, si jeune, si obscur, si inapercu encore, perdu dans cette foule qui, pendant la terreur, regardait les evenements traverser la rue conduits par le bourreau, il fut frappe dans toutes ses affections les plus intimes par les catastrophes publiques. Sujet devoue et presque serviteur personnel de Louis XVI, il vit passer le fiacre du 21 janvier; filleul de madame de Lamballe, il vit passer la pique du 2 septembre; ami d'Andre Chenier, il vit passer la charrette du 7 thermidor. Ainsi, a vingt ans, il avait deja vu decapiter, dans les trois etres les plus sacres pour lui apres son pere, les trois choses de ce monde les plus rayonnantes apres Dieu, la royaute, la beaute et le genie!

Quand ils ont subi de pareilles impressions, les esprits tendres et faibles restent tristes toute leur vie, les esprits eleves et fermes demeurent serieux. M. Lemercier accepta donc la vie avec gravite. Le 9 thermidor avait ouvert pour la France cette ere nouvelle qui est la seconde phase de toute revolution. Apres avoir regarde la societe se dissoudre, M. Lemercier la regarda se reformer. Il mena la vie mondaine et litteraire. Il etudia et partagea, en souriant parfois, les moeurs de cette epoque du directoire qui est apres Robespierre ce que la regence est apres Louis XIV, le tumulte joyeux d'une nation intelligente echappee a l'ennui ou a la peur, l'esprit, la gaite et la licence protestant par une orgie, ici, contre la tristesse d'un despotisme devot, la, contre l'abrutissement d'une tyrannie puritaine. M. Lemercier, celebre alors par le succes d'Agamemnon, rechercha tous les hommes d'elite de ce temps, et en fut recherche. Il connut Ecouchard-Lebrun chez Ducis, comme il avait connu Andre Chenier chez madame Pourat. Lebrun l'aima tant, qu'il n'a pas fait une seule epigramme contre lui. Le duc de Fitz-James et le prince de Talleyrand, madame de Lameth et M. de Florian, la duchesse d'Aiguillon et madame Tallien, Bernardin de Saint-Pierre et madame de Stael lui firent fete et l'accueillirent. Beaumarchais voulut etre son editeur, comme vingt ans plus tard Dupuytren voulut etre son professeur. Deja place trop haut pour descendre aux exclusions de partis, de plain-pied avec tout ce qui etait superieur, il devint en meme temps l'ami de David qui avait juge le roi et de Delille qui l'avait pleure. C'est ainsi qu'en ces annees-la, de cet echange d'idees avec tant de natures diverses, de la contemplation des moeurs et de l'observation des individus, naquirent et se developperent dans M. Lemercier, pour faire face a toutes les rencontres de la vie, deux hommes,—deux hommes libres,—un homme politique independant, un homme litteraire original.

Un peu avant cette epoque, il avait connu l'officier de fortune qui devait succeder plus tard au directoire. Leur vie se cotoya pendant quelques annees. Tous deux etaient obscurs. L'un etait ruine, l'autre etait pauvre. On reprochait a l'un sa premiere tragedie qui etait un essai d'ecolier, et a l'autre sa premiere action qui etait un exploit de jacobin. Leurs deux renommees commencerent en meme temps par un sobriquet. On disait M. Mercier-Meleagre au meme instant ou l'on disait le general Vendemiaire. Loi etrange qui veut qu'en France le ridicule s'essaye un moment a tous les hommes superieurs! Quand madame de Beauharnais songea a epouser le protege de Barras, elle consulta M. Lemercier sur cette mesalliance. M. Lemercier, qui portait interet au jeune artilleur de Toulon, la lui conseilla. Puis tous deux, l'homme de lettres et l'homme de guerre, grandirent presque parallelement. Ils remporterent en meme temps leurs premieres victoires. M. Lemercier fit jouer Agamemnon dans l'annee d'Arcole et de Lodi, et Pinto dans l'annee de Marengo. Avant Marengo, leur liaison etait deja etroite. Le salon de la rue Chantereine avait vu M. Lemercier lire sa tragedie egyptienne d'Ophis au general en chef de l'armee d'Egypte; Kleber et Desaix ecoutaient assis dans un coin. Sous le consulat, la liaison devint de l'amitie. A la Malmaison, le premier consul, avec cette gaite d'enfant propre aux vrais grands hommes, entrait brusquement la nuit dans la chambre ou veillait le poete, et s'amusait a lui eteindre sa bougie, puis il s'echappait en riant aux eclats. Josephine avait confie a M. Lemercier son projet de mariage; le premier consul lui confia son projet d'empire. Ce jour-la, M. Lemercier sentit qu'il perdait un ami. Il ne voulut pas d'un maitre. On ne renonce pas aisement a l'egalite avec un pareil homme. Le poete s'eloigna fierement. On pourrait dire que, le dernier en France, il tutoya Napoleon. Le 14 floreal an XII, le jour meme ou le senat donnait pour la premiere fois a l'elu de la nation le titre imperial: Sire, M. Lemercier, dans une lettre memorable, l'appelait encore familierement de ce grand nom: Bonaparte!

Cette amitie, a laquelle la lutte dut succeder, les honorait l'un et l'autre. Le poete n'etait pas indigne du capitaine. C'etait un rare et beau talent que M. Lemercier. On a plus de raisons que jamais de le dire aujourd'hui que son monument est termine, aujourd'hui que l'edifice construit par cet esprit a recu cette fatale derniere pierre que la main de Dieu pose toujours sur tous les travaux de l'homme. Vous n'attendez certes pas de moi, messieurs, que j'examine ici page a page cette oeuvre immense et multiple qui, comme celle de Voltaire, embrasse tout, l'ode, l'epitre, l'apologue, la chanson, la parodie, le roman, le drame, l'histoire et le pamphlet, la prose et le vers, la traduction et l'invention, l'enseignement politique, l'enseignement philosophique et l'enseignement litteraire; vaste amas de volumes et de brochures que couronnent avec quelque majeste dix poemes, douze comedies et quatorze tragedies; riche et fantasque architecture, parfois tenebreuse, parfois vivement eclairee, sous les arceaux de laquelle apparaissent, etrangement meles dans un clair-obscur singulier, tous les fantomes imposants de la fable, de la bible et de l'histoire, Atride, Ismael, le levite d'Ephraim, Lycurgue, Camille, Clovis, Charlemagne, Baudouin, saint Louis, Charles VI, Richard III, Richelieu, Bonaparte, domines tous par ces quatre colosses symboliques sculptes sur le fronton de l'oeuvre, Moise, Alexandre, Homere et Newton; c'est-a-dire par la legislation, la guerre, la poesie et la science. Ce groupe de figures et d'idees que le poete avait dans l'esprit et qu'il a pose largement dans notre litterature, ce groupe, messieurs, est plein de grandeur. Apres avoir degage la ligne principale de l'oeuvre, permettez-moi d'en signaler quelques details saillants et caracteristiques; cette comedie de la revolution portugaise, si vive, si spirituelle, si ironique et si profonde; ce Plaute, qui differe de l'Harpagon de Moliere en ce que, comme le dit ingenieusement l'auteur lui-meme, le sujet de Moliere, c'est un avare gui perd un tresor; mon sujet a moi, c'est Plaute qui trouve un avare; ce Christophe Colomb, ou l'unite de lieu est tout a la fois si rigoureusement observee, car l'action se passe sur le pont d'un vaisseau, et si audacieusement violee, car ce vaisseau—j'ai presque dit ce drame—va de l'ancien monde au nouveau; cette Fredegonde, concue comme un reve de Crebillon, executee comme une pensee de Corneille; cette Atlantiade, que la nature penetre d'un assez vif rayon, quoiqu'elle y soit plutot interpretee peut-etre selon la science que selon la poesie; enfin, ce dernier poeme, l'homme donne par Dieu en spectacle aux demons, cette Panhypocrisiade qui est tout ensemble une epopee, une comedie et une satire, sorte de chimere litteraire, espece de monstre a trois tetes qui chante, qui rit et qui aboie.

Apres avoir traverse tous ces livres, apres avoir monte et descendu la double echelle, construite par lui-meme pour lui seul peut-etre, a l'aide de laquelle ce penseur plongeait dans l'enfer ou penetrait dans le ciel, il est impossible, messieurs, de ne pas se sentir au coeur une sympathie sincere pour cette noble et travailleuse intelligence qui, sans se rebuter, a courageusement essaye tant d'idees a ce superbe gout francais si difficile a satisfaire; philosophe selon Voltaire, qui a ete parfois un poete selon Shakespeare; ecrivain precurseur qui dediait des epopees a Dante a l'epoque ou Dorat refleurissait sous le nom de Demoustier; esprit a la vaste envergure, qui a tout a la fois une aile dans la tragedie primitive et une aile dans la comedie revolutionnaire, qui touche par Agamemnon au poete de Promethee et par Pinto au poete de Figaro.

Le droit de critique, messieurs, parait au premier abord decouler naturellement du droit d'apologie. L'oeil humain—est-ce perfection? est-ce infirmite?—est ainsi fait qu'il cherche toujours le cote defectueux de tout. Boileau n'a pas loue Moliere sans restriction.

Cela est-il a l'honneur de Boileau? Je l'ignore, mais cela est. Il y a deux cent trente ans que l'astronome Jean Fabricius a trouve des taches dans le soleil; il y a deux mille deux cents ans que le grammairien Zoile en avait trouve dans Homere. Il semble donc que je pourrais ici, sans offenser vos usages et sans manquer a la respectable memoire qui m'est confiee, meler quelques reproches a mes louanges et prendre de certaines precautions conservatoires dans l'interet de l'art. Je ne le ferai pourtant pas, messieurs. Et vous-memes, en reflechissant que si, par hasard, moi qui ne peux etre que fidele a des convictions hautement proclamees toute ma vie, j'articulais une restriction au sujet de M. Lemercier, cette restriction porterait peut-etre principalement sur un point delicat et supreme, sur la condition qui, selon moi, ouvre ou ferme aux ecrivains les portes de l'avenir, c'est-a-dire sur le style, en songeant a ceci, je n'en doute pas, messieurs, vous comprendrez ma reserve et vous approuverez mon silence. D'ailleurs, et ce que je disais en commencant, ne dois-je pas le repeter ici surtout? qui suis-je? qui m'a donne qualite pour trancher des questions si complexes et si graves? Pourquoi la certitude que je crois sentir en moi se resoudrait-elle en autorite pour autrui? La posterite seule—et c'est la encore une de mes convictions a le droit definitif de critique et de jugement envers les talents superieurs. Elle seule, qui voit leur oeuvre dans son ensemble, dans sa proportion et dans sa perspective, peut dire ou ils ont erre et decider ou ils ont failli. Pour prendre ici devant vous le role auguste de la posterite, pour adresser un reproche ou un blame a un grand esprit, il faudrait au moins etre ou se croire un contemporain eminent. Je n'ai ni le bonheur de ce privilege, ni le malheur de cette pretention.

Et puis, messieurs, et c'est toujours la qu'il en faut revenir quand on parle de M. Lemercier, quel que soit son eclat litteraire, son caractere etait peut-etre plus complet encore que son talent.

Du jour ou il crut de son devoir de lutter contre ce qui lui semblait l'injustice faite gouvernement, il immola a cette lutte sa fortune, qu'il avait retrouvee apres la revolution et que l'empire lui reprit, son loisir, son repos, cette securite exterieure qui est comme la muraille du bonheur domestique, et, chose admirable dans un poete, jusqu'au succes de ses ouvrages. Jamais poete n'a fait combattre des tragedies et des comedies avec une plus heroique bravoure. Il envoyait ses pieces a la censure comme un general envoie ses soldats a l'assaut. Un drame supprime etait immediatement remplace par un autre qui avait le meme sort. J'ai eu, messieurs, la triste curiosite de chercher et d'evaluer le dommage cause par cette lutte a la renommee de l'auteur d'Agamemnon. Voulez-vous savoir le resultat?—Sans compter le Levite d'Ephraim proscrit par le comite de salut public, comme dangereux pour la philosophie, le Tartuffe revolutionnaire proscrit par la Convention, comme contraire a la republique, la Demence de Charles VI proscrite par la restauration, comme hostile a la royaute; sans m'arreter au Corrupteur, siffle, dit-on, en 1823, par les gardes du corps; en me bornant aux actes de la censure imperiale, voici ce que j'ai trouve: Pinto, joue vingt fois, puis defendu; Plaute, joue sept fois, puis defendu; Christophe Colomb, joue onze fois militairement devant les bayonnettes, puis defendu; Charlemagne, defendu; Camille, defendu. Dans cette guerre, honteuse pour le pouvoir, honorable pour le poete, M. Lemercier eut en dix ans cinq grands drames tues sous lui.

Il plaida quelque temps pour son droit et pour sa pensee par d'energiques reclamations directement adressees a Bonaparte lui-meme. Un jour, au milieu d'une discussion delicate et presque blessante, le maitre, s'interrompant, lui dit brusquement: Qu'avez-vous donc? vous devenez tout rouge.—Et vous tout pale, repliqua fierement M. Lemercier; c'est notre maniere a tous deux quand quelque chose nous irrite, vous ou moi. Je rougis et vous palissez. Bientot il cessa tout a fait de voir l'empereur. Une fois pourtant, en janvier 1812, a l'epoque culminante des prosperites de Napoleon, quelques semaines apres la suppression arbitraire de son Camille, dans un moment ou il desesperait de jamais faire representer aucune de ses pieces tant que l'empire durerait, il dut, comme membre de l'institut, se rendre aux Tuileries. Des que Napoleon l'apercut, il vint droit a lui.—Eh bien, monsieur Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragedie? M. Lemercier regarda l'empereur fixement et dit ce seul-mot: Bientot. J'attends. Mot terrible! mot de prophete plus encore que de poete! mot qui, prononce au commencement de 1812, contient Moscou, Waterloo et Sainte-Helene!

Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n'etait cependant pas eteint dans ce coeur silencieux et severe. Vers ces derniers temps, l'age avait plutot rallume qu'etouffe l'etincelle. L'an passe, presque a pareille epoque, par une belle matinee de mai, le bruit se repandit dans Paris que l'Angleterre, honteuse enfin de ce qu'elle a fait a Sainte-Helene, rendait a la France le cercueil de Napoleon. M. Lemercier, deja souffrant et malade depuis pres d'un mois, se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annoncait qu'une fregate allait mettre a la voile pour Sainte-Helene. Pale et tremblant, le vieux poete se leva, une larme brilla dans son oeil, et au moment ou on lui lut que "le general Bertrand irait chercher l'empereur son maitre…."—Et moi, s'ecria-t-il, si j'allais chercher mon ami le premier consul!

Huit jours apres, il etait parti.

Helas! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux details, il ne l'est pas alle chercher, il a fuit davantage, il l'est alle rejoindre.

Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie; tirons-en maintenant l'enseignement qu'elle renferme.

M. Lemercier est un de ces hommes rares qui obligent l'esprit a se poser et aident la pensee a resoudre ce grave et beau probleme:—Quelle doit etre l'attitude de la litterature vis-a-vis de la societe, selon les epoques, selon les peuples et selon les gouvernements?

Aujourd'hui, vieux trone de Louis XIV, gouvernement des assemblees, despotisme de la gloire, monarchie absolue, republique tyrannique, dictature militaire, tout cela s'est evanoui. A mesure que nous, generations nouvelles, nous voguons d'annee en annee vers l'inconnu, les trois objets immenses que M. Lemercier rencontra sur sa route, qu'il aima, contempla et combattit tour a tour, immobiles et morts desormais, s'enfoncent peu a peu dans la brume epaisse du passe. Les rois de la branche ainee ne sont plus que des ombres, la Convention n'est plus qu'un souvenir, l'empereur n'est plus qu'un tombeau.

Seulement, les idees qu'ils contenaient leur ont survecu. La mort et l'ecroulement ne servent qu'a degager cette valeur intrinseque et essentielle des choses qui en est comme l'ame. Dieu met quelquefois des idees dans certains faits et dans certains hommes comme des parfums dans des vases. Quand le vase tombe, l'idee se repand.

Messieurs, la race ainee contenait la tradition historique, la Convention contenait l'expansion revolutionnaire, Napoleon contenait l'unite nationale. De la tradition nait la stabilite, de l'expansion nait la liberte, de l'unite nait le pouvoir. Or la tradition, l'unite et l'expansion, en d'autres termes, la stabilite, le pouvoir et la liberte, c'est la civilisation meme. La racine, le tronc et le feuillage, c'est tout l'arbre.

La tradition, messieurs, importe a ce pays. La France n'est pas une colonie violemment faite nation; la France n'est pas une Amerique. La France fait partie integrante de l'Europe. Elle ne peut pas plus briser avec le passe que rompre avec le sol. Aussi, a mon sens, c'est avec un admirable instinct que notre derniere revolution, si grave, si forte, si intelligente, a compris que, les familles couronnees etant faites pour les nations souveraines, a de certains ages des races royales, il fallait substituer a l'heredite de prince a prince l'heredite de branche a branche; c'est avec un profond bon sens qu'elle a choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant de Dumouriez et de Kellermann qui etait petit-fils de Henri IV et petit-neveu de Louis XIV; c'est avec une haute raison qu'elle a transforme en jeune dynastie une vieille famille, monarchique et populaire a la fois, pleine de passe par son histoire et pleine d'avenir par sa mission.

Mais si la tradition historique importe a la France, l'expansion liberale ne lui importe pas moins. L'expansion des idees, c'est le mouvement qui lui est propre. Elle est par la tradition et elle vit par l'expansion. A Dieu ne plaise, messieurs, qu'en vous rappelant tout a l'heure combien la France etait puissante et superbe il y a trente ans, j'aie eu un seul moment l'intention impie d'abaisser, d'humilier ou de decourager, par le sous-entendu d'un pretendu contraste, la France d'a present! Nous pouvons le dire avec calme, et nous n'avons pas besoin de hausser la voix pour une chose si simple et si vraie, la France est aussi grande aujourd'hui qu'elle l'a jamais ete. Depuis cinquante annees qu'en commencant sa propre transformation elle a commence le rajeunissement de toutes les societes vieillies, la France semble avoir fait deux parts egales de sa tache et de son temps. Pendant vingt-cinq ans elle a impose ses armes a l'Europe; depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idees. Par sa presse, elle gouverne les peuples; par ses livres, elle gouverne les esprits. Si elle n'a plus la conquete, cette domination par la guerre, elle a l'initiative, cette domination par la paix. C'est elle qui redige l'ordre du jour de la pensee universelle. Ce qu'elle propose est a l'instant meme mis en discussion par l'humanite tout entiere; ce qu'elle conclut fait loi. Son esprit s'introduit peu a peu dans les gouvernements, et les assainit. C'est d'elle que viennent toutes les palpitations genereuses des autres peuples, tous les changements insensibles du mal au bien qui s'accomplissent parmi les hommes en ce moment et qui epargnent aux etats des secousses violentes. Les nations prudentes et qui ont souci de l'avenir tachent de faire penetrer dans leur vieux sang l'utile fievre des idees francaises, non comme une maladie, mais, permettez-moi cette expression, comme une vaccine qui inocule le progres et qui preserve des revolutions. Peut-etre les limites materielles de la France sont-elles momentanement restreintes, non, certes, sur la mappemonde eternelle dont Dieu a marque les compartiments avec des fleuves, des oceans et des montagnes, mais sur cette carte ephemere, bariolee de rouge et de bleu, que la victoire ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu'importe! Dans un temps donne, l'avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme de la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les reactions et les congres ont bati une France, les poetes et les ecrivains en ont fait une autre. Outre ses frontieres visibles, la grande nation a des frontieres invisibles qui ne s'arretent que la ou le genre humain cesse de parler sa langue, c'est-a-dire aux bornes memes du monde civilise.

Encore quelques mots, messieurs, encore quelques instants de votre bienveillante attention, et j'ai fini.

Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui desesperent. Qu'on me pardonne cette faiblesse, j'admire mon pays et j'aime mon temps. Quoi qu'on en puisse dire, je ne crois pas plus a l'affaiblissement graduel de la France qu'a l'amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne peut etre dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour l'homme ancien et Paris pour l'homme nouveau. Le doigt eternel, visible, ce me semble, en toute chose, ameliore perpetuellement l'univers par l'exemple des nations choisies et les nations choisies par le travail des intelligences elues. Oui, messieurs, n'en deplaise a l'esprit de diatribe et de denigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l'humanite et j'ai foi en mon siecle; n'en deplaise a l'esprit de doute et d'examen, ce sourd qui ecoute, je crois en Dieu et j'ai foi en sa providence.

Rien donc, non, rien n'a degenere chez nous. La France tient toujours le flambeau des nations. Cette epoque est grande, je le pense,—moi qui ne suis rien, j'ai le droit de le dire!—elle est grande par la science, grande par l'industrie, grande par l'eloquence, grande par la poesie et par l'art. Les hommes des nouvelles generations, que cette justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier d'entre eux, les hommes des nouvelles generations ont pieusement et courageusement continue l'oeuvre de leurs peres. Depuis la mort du grand Goethe, la pensee allemande est rentree dans l'ombre; depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poesie anglaise s'est eteinte; il n'y a plus a cette heure dans l'univers qu'une seule litterature allumee et vivante, c'est la litterature francaise. On ne lit plus que des livres francais de Petersbourg a Cadix, de Calcutta a New-York. Le monde s'en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout ou germe une idee un livre francais a ete seme. Honneur donc aux travaux des jeunes generations! Les puissants ecrivains, les nobles poetes, les maitres eminents qui sont parmi vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommees surgir de toutes parts dans le champ eternel de la pensee. Oh! qu'elles se tournent avec confiance vers cette enceinte! Comme vous le disait il y a onze ans, en prenant seance parmi vous, mon illustre ami. M. de Lamartine, vous n'en laisserez aucune sur le seuil!

Mais que ces jeunes renommees, que ces beaux talents, que ces continuateurs de la grande tradition litteraire francaise ne l'oublient pas: a temps nouveaux, devoirs nouveaux. La tache de l'ecrivain aujourd'hui est moins perilleuse qu'autrefois, mais n'est pas moins auguste. Il n'a plus la royaute a defendre contre l'echafaud comme en 93, ou la liberte a sauver du baillon comme en 1810, il a la civilisation a propager. Il n'est plus necessaire qu'il donne sa tete, comme Andre Chenier, ni qu'il sacrifie son oeuvre, comme Lemercier, il suffit qu'il devoue sa pensee.

Devouer sa pensee,—permettez-moi de repeter ici solennellement ce que j'ai dit toujours, ce que j'ai ecrit partout, ce qui, dans la proportion restreinte de mes efforts, n'a jamais cesse d'etre ma regle, ma loi, mon principe et mon but;—devouer sa pensee au developpement continu de la sociabilite humaine; avoir les populaces en dedain et le peuple en amour; respecter dans les partis, tout en s'ecartant d'eux quelquefois, les innombrables formes qu'a le droit de prendre l'initiative multiple et feconde de la liberte; menager dans le pouvoir, tout en lui resistant au besoin, le point d'appui, divin selon les uns, humain selon les autres, mysterieux et salutaire selon tous, sans lequel toute societe chancelle; confronter de temps en temps les lois humaines avec la loi chretienne et la penalite avec l'evangile; aider la presse par le livre toutes les fois qu'elle travaille dans le vrai sens du siecle; repandre largement ses encouragements et ses sympathies sur ces generations encore couvertes d'ombre qui languissent faute d'air et d'espace, et que nous entendons heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs souffrances et de leurs idees les portes profondes de l'avenir; verser par le theatre sur la foule, a travers le rire et les pleurs, a travers les solennelles lecons de l'histoire, a travers les hautes fantaisies de l'imagination, cette emotion tendre et poignante qui se resout dans l'ame, des spectateurs en pitie pour la femme et en veneration pour le vieillard; faire penetrer la nature dans l'art comme la seve meme de Dieu; en un mot, civiliser les hommes par le calme rayonnement de la pensee sur leurs tetes, voila aujourd'hui, messieurs, la mission, la fonction et la gloire du poete.

Ce que je dis du poete solitaire, ce que je dis de l'ecrivain isole, si j'osais, je le dirais de vous-memes, messieurs. Vous avez sur les coeurs et sur les ames une influence immense. Vous etes un des principaux centres de ce pouvoir spirituel qui s'est deplace depuis Luther et qui, depuis trois siecles, a cesse d'appartenir exclusivement a l'eglise. Dans la civilisation actuelle deux domaines relevent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos prix et vos couronnes ne s'arretent pas au talent, ils atteignent jusqu'a la vertu. L'academie francaise est en perpetuelle communion avec les esprits speculatifs par ses philosophes, avec les esprits pratiques par ses historiens, avec la jeunesse, avec les penseurs et avec les femmes par ses poetes, avec le peuple par la langue qu'il fait et qu'elle constate en la rectifiant. Vous etes places entre les grands corps de l'etat et a leur niveau pour completer leur action, pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire penetrer la pensee, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, la ou ne peut penetrer le code, ce texte rigide et materiel. Les autres pouvoirs assurent et reglent la vie exterieure de la nation, vous gouvernez la vie interieure. Ils font les lois, vous faites les moeurs.

Cependant, messieurs, n'allons pas au dela du possible. Ni dans les questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni meme dans les questions politiques, la solution definitive n'est donnee a personne Le miroir de la verite s'est brise au milieu des societes modernes. Chaque parti en a ramasse un morceau. Le penseur cherche a rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus etranges, quelques-uns souilles de boue, d'autres, helas! taches de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, a quelques lacunes pres, la verite totale, il suffit d'un sage; pour les souder ensemble et leur rendre l'unite, il faudrait Dieu.

Nul n'a plus ressemble a ce sage,—souffrez, messieurs, que je prononce en terminant un nom venerable pour lequel j'ai toujours eu une piete particuliere,—nul n'a plus ressemble a ce sage que ce noble Malesherbes qui fut tout a la fois un grand lettre, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est venu trop tot. Il etait plutot l'homme qui ferme les revolutions que l'homme qui les ouvre. L'absorption insensible des commotions de l'avenir par les progres du present, l'adoucissement des moeurs, l'education des masses par les ecoles, les ateliers et les bibliotheques, l'amelioration graduelle de l'homme par la loi et par l'enseignement, voila le but serieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur; voila la tache que s'etait donnee Malesherbes durant ses trop courts ministeres. Des 1776, sentant venir la tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a tout arrache, il s'etait hate de rattacher la monarchie chancelante a ce fond solide. Il eut ainsi sauve l'etat et le roi si le cable n'avait pas casse. Mais—et que cecien courage quiconque voudra l'imiter—si Malesherbes lui-meme a peri, son souvenir du moins est reste indestructible dans la memoire orageuse de ce peuple en revolution qui oubliait tout, comme reste au fond de l'ocean, a demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer d'un vaisseau disparu dans la tempete!

REPONSE DE M. VICTOR HUGO

DIRECTEUR DE L'ACADEMIE FRANCAISE
AU DISCOURS DE M. SAINT-MARC GIRARDIN

16 janvier 1845.

Monsieur,

Votre pensee a devance la mienne. Au moment ou j'eleve la voix dans cette enceinte pour vous repondre, je ne puis maitriser une profonde et douloureuse emotion. Vous la comprenez, monsieur; vous comprenez que mon premier mouvement ne saurait se porter d'abord vers vous, ni meme vers le confrere honorable et regrette auquel vous succedez. En cet instant ou je parle au nom de l'academie entiere, comment pourrais-je voir une place vide dans ses rangs sans songer a l'homme eminent et rare qui devrait y etre assis, a cet integre serviteur de la patrie et des lettres, epuise par ses travaux memes, hier en butte a tant de haines, aujourd'hui entoure de cette respectueuse et universelle sympathie, qui n'a qu'un tort, c'est de toujours attendre, pour se declarer en faveur des hommes illustres, l'heure supreme du malheur? Laissez-moi, monsieur, vous parler de lui un moment. Ce qu'il est dans l'estime de tous, ce qu'il est dans cette academie, vous le savez, le maitre de la critique moderne, l'ecrivain eleve, eloquent, gracieux et severe, le juste et sage esprit devoue a la ferme et droite raison, le confrere affectueux, l'ami fidele et sur; et il m'est impossible de le sentir absent d'aupres de moi aujourd'hui sans un inexprimable serrement de coeur. Cette absence, n'en doutons pas, aura un terme; il nous reviendra. Confions-nous a Dieu, qui tient dans sa main nos intelligences et nos destinees, mais qui ne cree pas de pareils hommes pour qu'ils laissent leur tache inachevee. Homme excellent et cher! il partageait sa vie noble et serieuse entre les plus hautes affaires et les soins les plus touchants. Il avait l'ame aussi inepuisable que l'esprit. Son eloge, on pourrait le faire avec un mot. Le jour ou cela fut necessaire, il se trouva que dans ce grand lettre, dans cet homme public, dans cet orateur, dans ce ministre, il y avait une mere!

Au milieu de ces regrets unanimes qui se tournent vers lui, je sens plus vivement que jamais toute sa valeur et toute mon insuffisance. Que ne me remplace-t-il a cette heure! S'il avait pu etre donne a l'academie, s'il avait pu etre donne a cet auditoire si illustre et si charmant qui m'environne, de l'entendre en cette occasion parler de la place ou je suis, avec quelle surete degout, avec quelle elevation de langage, avec quelle autorite de bon sens il aurait su apprecier vos merites, monsieur, et rendre hommage au talent de M. Campenon!

M. Campenon, en effet, avait une de ces natures d'esprit qui reclament le coup d'oeil du critique le plus exerce et le plus delicat. Ce travail d'analyse intelligente et attentive, vous me l'avez rendu facile, monsieur, en le faisant vous-meme, et, apres votre excellent discours, il me reste peu de chose a dire de l'auteur de l'Enfant Prodigue et de la Maison des Champs. Etudier M. Campenon comme je l'ai fait, c'est l'aimer; l'expliquer comme vous l'avez fait, c'est le faire aimer. Pour le bien lire, il faut le bien connaitre. Chez lui, comme dans toutes les natures franches et sinceres, l'ecrivain derive du philosophe, le poete derive de l'homme, simplement, aisement, sans deviation, sans effort. De son caractere on peut conclure sa poesie, et de sa vie ses poemes. Ses ouvrages sont tout ce qu'est son esprit. Il etait doux, facile, calme, bienveillant, plein de grace dans sa personne et d'amenite dans sa parole, indulgent a tout homme, resigne a toute chose; il aimait la famille, la maison, le foyer domestique, le toit paternel; il aimait la retraite, les livres, le loisir comme un poete, l'intimite comme un sage; il aimait les champs, mais comme il faut aimer les champs, pour eux-memes, plutot pour les fleurs qu'il y trouvait que pour les vers qu'il y faisait, plutot en bonhomme qu'en academicien, plutot comme La Fontaine que comme Delille. Rien ne depassait l'excellence de son esprit, si ce n'est l'excellence de son coeur. Il avait le gout de l'admiration; il recherchait les grandes amities litteraires, et s'y plaisait. Le ciel ne lui avait pas donne sans doute la splendeur du genie, mais il lui avait donne ce qui l'accompagne presque toujours, ce qui en tient lieu quelquefois, la dignite de l'ame. M. Campenon etait sans envie devant les grandes intelligences comme sans ambition devant les grandes destinees. Il etait, chose admirable et rare, du petit nombre de ces hommes du second rang qui aiment les hommes du premier.

Je le repete, son caractere une fois connu, on connait son talent, et en cela il participait de ce noble privilege de revelation de soi-meme qui semble n'appartenir qu'au genie. Chacune de ses oeuvres est comme une production necessaire, dont on retrouve la racine dans quelque coin de son coeur. Son amour pour la famille engendre ce doux et touchant poeme de l'Enfant Prodigue; son gout pour la campagne fait naitre la Maison des Champs, cette gracieuse idylle; son culte pour les esprits eminents determine les Etudes sur Ducis, livre curieux et interessant au plus haut degre, par tout ce qu'il fait voir et par tout ce qu'il laisse entrevoir; portrait fidele et soigneux d'une figure isolee, peinture involontaire de toute une epoque.

Vous le voyez, le lettre refletant l'homme, le talent, miroir de l'ame, le coeur toujours etroitement mele a l'imagination, tel fut M. Campenon. Il aima, il songea, il ecrivit. Il fut reveur dans sa jeunesse, il devint pensif dans ses vieux jours. Maintenant, a ceux qui nous demanderaient s'il fut grand et s'il fut illustre, nous repondrons: il fut bon et il fut heureux!

Un des caracteres du talent de M. Campenon, c'est la presence de la femme dans toutes ses oeuvres. En 1810, il ecrivait dans une lettre a M. Legouve, auteur du Merite des femmes, ces paroles remarquables:—"Quand donc les gens de lettres comprendront-ils le parti qu'ils pourraient tirer dans leurs vers des qualites infinies et des graces de la femme, qui a tant de soucis et si peu de veritable bonheur ici-bas? Ce serait honorable pour nous, litterateurs et philosophes, de chercher dans nos ouvrages a eveiller l'interet en faveur des femmes, un peu desheritees par les hommes, convenons-en, dans l'ordre de societe que nous avons fait pour nous plutot que pour elles. Vous avez dedie aux femmes tout un poeme; je leur dedierais volontiers toute ma poesie." Il y a, dans ce peu de lignes, une lumiere jetee sur cette nature tendre, compatissante et affectueuse. Toutes ses compositions, en effet, sont pour ainsi dire doucement eclairees par une figure de femme, belle et lumineuse, penchee comme une muse sur le front souffrant et douloureux du poete. C'est Eleonore dans son poeme du Tasse, malheureusement inacheve; c'est, dans ses elegies, la jeune fille malade, la juive de Cambrai, Marie Stuart, mademoiselle de la Valliere; ailleurs, madame de Sevigne. Toi, Sevigne, dit-il,

Toi qui fus mere et ne fus pas auteur.

C'est, dans la parabole de l'Enfant Prodigue, cette intervention de la mere que vous lui avez d'ailleurs, monsieur, justement reprochee; anachronisme d'un coeur irreflechi et bon, qui se montre chretien et moderne la ou il faudrait etre juif et antique; et qui reste indulgent dans un sujet severe; faute reelle, mais charmante.

Quant a moi, je ne puis, je l'avoue, lire sans un certain attendrissement ce voeu touchant de M. Campenon en faveur de la femme qui a, je redis ses propres paroles, tant de soucis et si peu de bonheur ici-bas. Cet appel aux ecrivains vient, on le sent, du plus profond de son ame. Il l'a souvent repete ca et la, sous des formes variees, dans tous ses ouvrages, et chaque fois qu'on retrouve ce sentiment, il plait et il emeut, car rien ne charme comme de rencontrer dans un livre des choses douces qui sont en meme temps des choses justes.

Oh! que ce voeu soit entendu! que cet appel ne soit pas fait en vain! Que le poete et le penseur achevent de rendre de plus en plus sainte et venerable aux yeux de la foule, trop prompte a l'ironie et trop disposee a l'insouciance, cette pure et noble compagne de l'homme, si forte quelquefois, souvent si accablee, toujours si resignee, presque egale a l'homme par la pensee, superieure a l'homme par tous les instincts mysterieux de la tendresse et du sentiment, n'ayant pas a un aussi haut degre, si l'on veut, la faculte virile de creer par l'esprit, mais sachant mieux aimer, moins grande intelligence peut-etre, mais a coup sur plus grand coeur. Les esprits legers la blament et la raillent aisement; le vulgaire est encore paien dans tout ce qui la touche, meme dans le culte grossier qu'il lui rend; les lois sociales sont rudes et avares pour elle; pauvre, elle est condamnee au labeur; riche, a la contrainte; les prejuges, meme en ce qu'ils ont de bon et d'utile, pesent plus durement sur elle que sur l'homme; son coeur meme, si eleve et si sublime, n'est pas toujours pour elle une consolation et un asile; comme elle aime mieux, elle souffre davantage; il semble que Dieu ait voulu lui donner en ce monde tous les martyres, sans doute parce qu'il lui reserve ailleurs toutes les couronnes. Mais aussi quel role elle joue dans l'ensemble des faits providentiels d'ou resulte l'amelioration continue du genre humain! Comme elle est grande dans l'enthousiasme serieux des contemplateurs et des poetes, la femme de la civilisation chretienne; figure angelique et sacree, belle a la fois de la beaute physique et de la beaute morale, car la beaute exterieure n'est que la revelation et le rayonnement de la beaute interieure; toujours prete a developper, selon l'occasion ou une grace qui nous charme ou une perfection qui nous conseille; acceptant tout du malheur, excepte le fiel, devenant plus douce a mesure qu'elle devient plus triste; sanctifiee enfin, a chaque age de la vie, jeune fille, par l'innocence, epouse, par le devoir, mere, par le devouement!

M. Campenon faisait partie de l'universite; l'academie, pour le remplacer, a cherche ce que l'universite pouvait lui offrir de plus distingue; son choix, monsieur, s'est naturellement fixe sur vous. Vos travaux litteraires sur l'Allemagne, vos recherches sur l'etat de l'instruction intermediaire dans ce grand pays, vous recommandaient hautement aux suffrages de l'academie. Deja un Tableau de la litterature francaise au seizieme siecle, plein d'apercus ingenieux, un remarquable Eloge de Bossuet, ecrit d'un style vigoureux, vous avaient merite deux de ses couronnes. L'academie vous avait compte parmi ses laureats les plus brillants; aujourd'hui elle vous admet parmi les juges.

Dans cette position nouvelle, votre horizon, monsieur, s'agrandira. Vous embrasserez d'un coup d'oeil a la fois plus ferme et plus etendu de plus vastes espaces. Les esprits comme le votre se fortifient en s'elevant. A mesure que leur point de vue se hausse, leur pensee monte. De nouvelles perspectives, dont peut-etre vous serez surpris vous-meme, s'ouvriront a votre regard. C'est ici, monsieur, une region sereine. En entrant dans cette compagnie seculaire que tant de grands noms ont honoree, ou il y a tant de gloire et par consequent tant de calme, chacun depose sa passion personnelle, et prend la passion de tous, la verite. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous ne trouverez pas ici l'echo des controverses qui emeuvent les esprits au dehors, et dont le bruit n'arrive pas jusqu'a nous. Les membres de cette academie habitent la sphere des idees pures. Qu'il me soit permis de leur rendre cette justice, a moi, l'un des derniers d'entre eux par le merite et par l'age. Ils ignorent tout sentiment qui pourrait troubler la paix inalterable de leur pensee. Bientot, monsieur, appele a leurs assemblees interieures, vous les connaitrez, vous les verrez tels qu'ils sont, affectueux, bienveillants, paisibles, tous devoues aux memes travaux et aux memes gouts; honorant les lettres, cultivant les lettres, les uns avec plus de penchant pour le passe, les autres avec plus de foi dans l'avenir; ceux-ci soigneux surtout de purete, d'ornement et de correction, preferant Racine, Boileau et Fenelon; ceux-la, preoccupes de philosophie et d'histoire, feuilletant Descartes, Pascal, Bossuet et Voltaire; ceux-la encore, epris des beautes hardies et males du genie libre, admirant avant tout la Bible, Homere, Eschyle, Dante, Shakespeare et Moliere; tous d'accord, quoique divers; mettant en commun leurs opinions avec cordialite et bonne foi; cherchant le parfait, meditant le grand; vivant ensemble enfin, freres plus encore que confreres, dans l'etude des livres et de la nature, dans la religion du beau et de l'ideal, dans la contemplation des maitres eternels.

Ce sera pour vous-meme, monsieur, un enseignement interieur qui profitera, n'en doutez pas, a votre enseignement du dehors. Meme votre intelligence si cultivee, meme votre parole si vive, si variee, si spirituelle et si justement applaudie, pourront se nourrir et se fortifier au commerce de tant d'esprits hauts et tranquilles, et en particulier de ces nobles vieillards, vos anciens et vos maitres, qui sont tout a la fois pleins d'autorite et de douceur, de gravite et de grace, qui savent le vrai et qui veulent le bien.

Vous, monsieur, vous apporterez aux deliberations de l'academie vos lumieres, votre erudition, votre esprit ingenieux, votre riche memoire, votre langage elegant. Vous recevrez et vous donnerez.

Felicitez-vous des forces nouvelles que vous acquerrez ainsi pres de vos venerables confreres pour votre delicate et difficile mission. Quoi de plus efficace et de plus eleve qu'un enseignement litteraire penetre de l'esprit si impartial, si sympathique et si bienveillant, qui anime a l'heure ou nous sommes cette antique et illustre compagnie! Quoi de plus utile qu'un enseignement litteraire, docte, large, desinteresse, digne d'un grand corps comme l'institut et d'un grand peuple comme la France, sujet d'etude pour les intelligences neuves, sujet de meditation pour les talents faits et les esprits murs! Quoi de plus fecond que des lecons pareilles qui seraient composees de sagesse autant que de science, qui apprendraient tout aux jeunes gens, et quelque chose aux vieillards!

Ce n'est pas une mediocre fonction, monsieur, de porter le poids d'un grand enseignement public dans cette memorable et illustre epoque, ou de toutes parts l'esprit humain se renouvelle. A une generation de soldats ce siecle a vu succeder une generation d'ecrivains. Il a commence par les victoires de l'epee, il continue par les victoires de la pensee. Grand spectacle!

A tout prendre, en jugeant d'un point de vue eleve l'immense travail qui s'opere de tous cotes, toutes critiques faites, toutes restrictions admises, dans le temps ou nous sommes, ce qui est au fond des intelligences est bon. Tous font leur tache et leur devoir, l'industriel comme le lettre, l'homme de presse comme l'homme de tribune, tous, depuis l'humble ouvrier, bienveillant et laborieux, qui se leve avant le jour dans sa cellule obscure, qui accepte la societe et qui la sert, quoique place en bas, jusqu'au roi, sage couronne, qui du haut de son trone laisse tomber sur toutes les nations les graves et saintes paroles de la concorde universelle!

A une epoque aussi serieuse, il faut de serieux conseils. Quoiqu'il soit presque temeraire d'entreprendre une pareille tache, permettez-moi, monsieur, a moi qui n'ai jamais eu le bonheur d'etre du nombre de vos auditeurs, et qui le regrette, de me representer, tel qu'il doit etre, tel qu'il est sans nul doute, et d'essayer de faire parler un moment en votre presence, ainsi que je le comprendrais, du moins a son point de depart, ce haut enseignement de l'etat, toujours recueilli, j'insiste sur ce point, comme une lecon par la foule studieuse et par les jeunes generations, parfois meme meritant l'insigne honneur d'etre accepte comme un avertissement par l'erudit, par le savant, par le publiciste, par le talent qui fertilise le vieux sillon litteraire, meme par ces hommes eminents et solitaires qui dominent toute une epoque, appuyes a la fois sur l'idee dont Dieu a compose leur siecle et sur l'idee dont Dieu a compose leur esprit.

Lettres! vous etes l'elite des generations, l'intelligence des multitudes resumee en quelques hommes, la tete meme de la nation. Vous etes les instruments vivants, les chefs visibles d'un pouvoir spirituel redoutable et libre. Pour n'oublier jamais quelle est votre responsabilite, n'oubliez jamais quelle est votre influence. Regardez vos aieux, et ce qu'ils ont fait; car vous avez pour ancetres tous les genies qui depuis trois mille ans ont guide ou egare, eclaire ou trouble le genre humain. Ce qui se degage de tous leurs travaux, ce qui resulte de toutes leurs epreuves, ce qui sort de toutes leurs oeuvres, c'est l'idee de leur puissance. Homere a fait plus qu'Achille, il a fait Alexandre; Virgile a calme l'Italie apres les guerres civiles; Dante l'a agitee; Lucain etait l'insomnie de Neron; Tacite a fait de Capree le pilori de Tibere. Au moyen age, qui etait, apres Jesus-Christ, la loi des intelligences? Aristote. Cervantes a detruit la chevalerie; Moliere a corrige la noblesse par la bourgeoisie, et la bourgeoisie par la noblesse; Corneille a verse de l'esprit romain dans l'esprit francais; Racine, qui pourtant est mort d'un regard de Louis XIV, a fait descendre Louis XIV du theatre; on demandait au grand Frederic quel roi il craignait en Europe, il repondit: Le roi Voltaire. Les lettres du XVIIIe siecle, Voltaire en tete, ont battu en breche et jete bas la societe ancienne; les lettres du XIXe peuvent consolider ou ebranler la nouvelle. Que vous dirai-je enfin? le premier de tous les livres et de tous les codes, la Bible, est un poeme. Partout et toujours ces grands reveurs qu'on nomme les penseurs et les poetes se melent a la vie universelle, et, pour ainsi parler, a la respiration meme de l'humanite. La pensee n'est qu'un souffle, mais ce souffle remue le monde.

Que les ecrivains donc se prennent au serieux. Dans leur action publique, qu'ils soient graves, moderes, independants et dignes. Dans leur action litteraire, dans les libres caprices de leur inspiration, qu'ils respectent toujours les lois radicales de la langue qui est l'expression du vrai, et du style qui est la forme du beau. En l'etat ou sont aujourd'hui les esprits, le lettre doit sa sympathie a tous les malaises individuels, sa pensee a tous les problemes sociaux, son respect a toutes les enigmes religieuses. Il appartient a ceux qui souffrent, a ceux qui errent, a ceux qui cherchent. Il faut qu'il laisse aux uns un conseil, aux autres une solution, a tous une parole. S'il est fort, qu'il pese et qu'il juge; s'il est plus fort encore, qu'il examine et qu'il enseigne; s'il est le plus grand de tous, qu'il console. Selon ce que vaut l'ecrivain, la table ou il s'accoude, et d'ou il parle aux intelligences, est quelquefois un tribunal, quelquefois une chaire. Le talent est une magistrature; le genie est un sacerdoce.

Ecrivains qui voulez etre dignes de ce noble titre et de cette fonction severe, augmentez chaque jour, s'il vous est possible, la gravite de votre raison; descendez dans les entrailles de toutes les grandes questions humaines; posez sur votre pensee, comme des fardeaux sublimes, l'art, l'histoire, la science, la philosophie. C'est beau, c'est louable, et c'est utile. En devenant plus grands, vous devenez meilleurs. Par une sorte de double travail divin et mysterieux, il se trouve qu'en ameliorant en vous ce qui pense, vous ameliorez aussi ce qui aime.

La hauteur des sentiments est en raison directe de la profondeur de l'intelligence. Le coeur et l'esprit sont les deux plateaux d'une balance. Plongez l'esprit dans l'etude, vous elevez le coeur dans les cieux.

Vivez dans la meditation du beau moral, et, par la secrete puissance de transformation qui est dans votre cerveau, faites-en, pour les yeux de tous, le beau poetique et litteraire, cette chose rayonnante et splendide! N'entendez pas ces mots, le beau moral, dans le sens etroit et petit, comme les interprete la pedanterie scolastique ou la pedanterie devote; entendez-les grandement, comme les entendaient Shakespeare et Moliere, ces genies si libres a la surface, au fond si austeres.

Encore un mot, et j'ai fini.

Soit que sur le theatre vous rendiez visible, pour l'enseignement de la foule, la triple lutte, tantot ridicule, tantot terrible, des caracteres, des passions et des evenements; soit que dans l'histoire vous cherchiez, glaneur attentif et courbe, quelle est l'idee qui germe sous chaque fait; soit que, par la poesie pure, vous repandiez votre ame dans toutes les ames pour sentir ensuite tous les coeurs se verser dans votre coeur; quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, rapportez tout a Dieu. Que dans votre intelligence, ainsi que dans la creation, tout commence a Dieu, ab Jove. Croyez en lui comme les femmes et comme les enfants. Faites de cette grande foi toute simple le fond et comme le sol de toutes vos oeuvres. Qu'on les sente marcher fermement sur ce terrain solide. C'est Dieu, Dieu seul! qui donne au genie ces profondes lueurs du vrai qui nous eblouissent. Sachez-le bien, penseurs! depuis quatre mille ans qu'elle reve, la sagesse humaine n'a rien trouve hors de lui. Parce que, dans le sombre et inextricable reseau des philosophies inventees par l'homme, vous voyez rayonner ca et la quelques verites eternelles, gardez-vous d'en conclure qu'elles ont meme origine, et que ces verites sont nees de ces philosophies. Ce serait l'erreur de gens-qui apercevraient les etoiles a travers des arbres, et qui s'imagineraient que ce sont la les fleurs de ces noirs rameaux.

REPONSE DE M. VICTOR HUGO

DIRECTEUR DE L'ACADEMIE FRANCAISE
AU DISCOURS DE M. SAINTE-BEUVE

27 fevrier 1845.

Monsieur,

Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n'oubliera aucun de ceux qui l'ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnerent jusqu'a sa derniere demeure le poete eminent dont vous venez aujourd'hui occuper la place. Il faut avoir bien vecu, il faut avoir bien accompli son oeuvre et bien rempli sa tache pour etre pleure ainsi. Ce serait une chose grande et morale que de rendre a jamais presentes a tous les esprits ces graves et touchantes funerailles. Beau et consolant spectacle, en effet! cette foule qui encombrait les rues, aussi nombreuse qu'un jour de fete, aussi desolee qu'un jour de calamite publique; l'affliction royale manifestee en meme temps que l'attendrissement populaire; toutes les tetes nues sur le passage du poete, malgre le ciel pluvieux, malgre la froide journee d'hiver; la douleur partout, le respect partout; le nom d'un seul homme dans toutes les bouches, le deuil d'une seule famille dans tous les coeurs!

C'est qu'il nous etait cher a tous! c'est qu'il y avait dans son talent cette dignite serieuse, c'est qu'il y avait dans ses oeuvres cette empreinte de meditation severe qui appelle la sympathie, et qui frappe de respect quiconque a une conscience, depuis l'homme du peuple jusqu'a l'homme de lettres, depuis l'ouvrier jusqu'au penseur, cet autre ouvrier! C'est que tous, nous qui etions enfants lorsque M. Delavigne etait homme, nous qui etions obscurs lorsqu'il etait celebre, nous qui luttions lorsqu'on le couronnait, quelle que fut l'ecole, quel que fut le parti, quel que fut le drapeau, nous l'estimions et nous l'aimions! C'est que, depuis ses premiers jours jusqu'aux derniers, sentant qu'il honorait les lettres, nous avions, meme en restant fideles a d'autres idees que les siennes, applaudi du fond du coeur a tous ses pas dans sa radieuse carriere, et que nous l'avions suivi de triomphe en triomphe avec cette joie profonde qu'eprouve toute ame elevee et honnete a voir le talent monter au succes et le genie monter a la gloire!

Vous avez apprecie, monsieur, selon la variete d'apercus et l'excellent tour d'esprit qui vous est propre, cette riche nature, ce rare et beau talent. Permettez-moi de le glorifier a mon tour, quoiqu'il soit dangereux d'en parler apres vous.

Dans M. Casimir Delavigne il y avait deux poetes, le poete lyrique et le poete dramatique. Ces deux formes du meme esprit se completaient l'une par l'autre. Dans tous ses poemes, dans toutes ses messeniennes, il y a de petits drames; dans ses tragedies, comme chez tous les grands poetes dramatiques, on sent a chaque instant passer le souffle lyrique. Disons-le a cette occasion, ce cote par lequel le drame est lyrique, c'est tout simplement le cote par lequel il est humain. C'est, en presence des fatalites qui viennent d'en haut, l'amour qui se plaint, la terreur qui se recrie, la haine qui blaspheme, la pitie qui pleure, l'ambition qui aspire, la virilite qui lutte, la jeunesse qui reve, la vieillesse qui se resigne; c'est le moi de chaque personnage qui parle. Or, je le repete, c'est la le cote humain du drame. Les evenements sont dans la main de Dieu; les sentiments et les passions sont dans le coeur de l'homme. Dieu frappe le coup, l'homme pousse le cri. Au theatre, c'est le cri surtout que nous voulons entendre. Cri humain et profond qui emeut une foule comme une seule ame; douloureux dans Moliere quand il se fait jour a travers les rires, terrible dans Shakespeare quand il sort du milieu des catastrophes!

Nul ne saurait calculer ce que peut, sur la multitude assemblee et palpitante, ce cri de l'homme qui souffre sous la destinee. Extraire une lecon utile de cette emotion poignante, c'est le devoir rigoureux du poete. Cette premiere loi de la scene, M. Casimir Delavigne l'avait comprise ou, pour mieux dire, il l'avait trouvee en lui-meme. Nous devenons artistes ou poetes par les choses que nous trouvons en nous. M. Delavigne etait du nombre de ces hommes vrais ou probes, qui savent que leur pensee peut faire le mal ou le bien, qui sont fiers parce qu'ils se sentent libres, et serieux parce qu'ils se sentent responsables. Partout, dans les treize pieces qu'il a donnees au theatre, on sent le respect profond de son art et le sentiment profond de sa mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout spectateur interprete; il sait que, lorsqu'un poete est universel, illustre et populaire, beaucoup d'hommes en portent au fond de leur pensee un exemplaire qu'ils traduisent dans les conseils de leur conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui, le poete integre et attentif, il tire de chaque chose un enseignement et une explication; Il donne un sens philosophique et moral a la fantaisie, dans la Princesse Aurelie et le Conseiller rapporteur; a l'observation, dans les Comediens; aux recits legendaires, dans la Fille du Cid; aux faits historiques, dans les Vepres siciliennes, dans Louis XI, dans les Enfants d'Edouard, dans Don Juan d'Autriche, dans la Famille au temps de Luther. Dans le Paria, il conseille les castes; dans la Popularite, il conseille le peuple. Frappe de tout ce que l'age peut amener de disproportion et de perils dans la lutte de l'homme avec la vie, de l'ame avec les passions, preoccupe un jour du cote ridicule des choses et le lendemain de leur cote terrible, il fit deux fois l'Ecole des Vieillards; la premiere fois il l'appela l'Ecole des Vieillards, la seconde fois il l'intitula Marino Faliero.

Je n'analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. A quoi bon analyser ce que tous ont lu et applaudi? Enumerer simplement ces titres glorieux, c'est rappeler a tous les esprits de beaux ouvrages et a toutes les memoires de grands triomphes.

Quoique la faculte du beau et de l'ideal fut developpee a un rare degre chez M. Delavigne, l'essor de la grande ambition litteraire, en ce qu'il peut avoir parfois de temeraire et de supreme, etait arrete en lui et comme limite par une sorte de reserve naturelle, qu'on peut louer ou blamer, selon qu'on prefere dans les productions de l'esprit le gout qui circonscrit ou le genie qui entreprend, mais qui etait une qualite aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans son caractere et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes les perfections de son esprit, l'elevation, la precision, la maturite, la dignite, l'elegance habituelle, et, par instants, la grace, la clarte continue, et, par moments, l'eclat. Sa vie etait mieux que la vie d'un philosophe, c'etait la vie d'un sage. Il avait, pour ainsi dire, trace un cercle autour de sa destinee, comme il en avait trace un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrite. Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite; le soleil d'avril sur ses roses, le soleil d'aout sur ses treilles. Il tenait sans cesse pres de son coeur, comme pour le rechauffer, sa famille, son enfant, ses freres, quelques amis. Il avait ce gout charmant de l'obscurite qui est la soif de ceux qui sont celebres. Il composait dans la solitude ces poemes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragedies, comedies, messeniennes, eclos dans tant de calme, couronnes de tant de succes, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraicheur d'ombre et de silence qui les suit meme dans la lumiere et dans le bruit. Appartenant a tous et se reservant pour quelques-uns, il partageait son existence entre son pays, auquel il dediait toute son intelligence, et sa famille, a laquelle il donnait toute son ame. C'est ainsi qu'il a obtenu la double palme, l'une bien eclatante, l'autre bien douce; comme poete, la renommee, comme homme, le bonheur.

Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillant eau dehors, ne fut ni sans epreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne eut a lutter par le travail contre la gene. Ses premieres annees furent rudes et severes. Plus tard son talent lui fit des amis, son succes lui fit un public, son caractere lui fit une autorite. Par la hauteur de son esprit, il etait, des sa jeunesse meme, au niveau des plus illustres amities. Deux hommes eminents, vous l'avez dit, monsieur, le rechercherent et eurent la joie, qui est aujourd'hui une gloire, de l'aider et de le servir, M. Francais de Nantes sous l'empire, M. Pasquier sous la restauration. Il put ainsi se livrer paisiblement a ses travaux, sans inquietude, sans trop de souci de la vie materielle, heureux, admire, entoure de l'affection publique, et, en particulier, de l'affection populaire. Un jour arriva cependant ou une injuste et impolitique defaveur vint frapper ce poete dont le nom europeen faisait tant d'honneur a la France; il fut alors noblement recueilli et soutenu par le prince dont Napoleon a dit: Le duc d'Orleans est toujours reste national; grand et juste esprit qui comprenait des lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi, que la pensee est une puissance et que le talent est une liberte.

Quand la meditation se fixe sur M. Casimir Delavigne, quand on etudie attentivement cette heureuse nature, on est frappe du rapport etroit et intime qui existe entre la qualite propre de son esprit, qui etait la clarte, et le principal trait de son caractere, qui etait la douceur. La douceur, en effet, est une clarte de l'ame qui se repand sur les actions de la vie. Chez M. Delavigne, cette douceur ne s'est jamais dementie. Il etait doux a toute chose, a la vie, au succes, a la souffrance; doux a ses amis, doux a ses ennemis. En butte, surtout dans ses dernieres annees, a de violentes critiques, a un denigrement amer et passionne, il semblait, c'est son frere qui nous l'apprend dans une interessante biographie, il semblait ne pas s'en douter. Sa serenite n'en etait pas alteree un instant. Il avait toujours le meme calme, la meme expansion, la meme bienveillance, le meme sourire. Le noble poete avait cette candide ignorance de la haine qui est propre aux ames delicates et fieres. Il savait d'ailleurs que tout ce qui est bon, grand, fecond, eleve, utile, est necessairement attaque; et il se souvenait du proverbe arabe: On ne jette de pierres qu'aux arbres charges de fruits d'or.

Tel etait, monsieur, l'homme justement admire que vous remplacez dans cette compagnie.

Succeder a un poete que toute une nation regrette, quand cette nation s'appelle la France et quand ce poete s'appelle Casimir Delavigne, c'est plus qu'un honneur qu'on accepte, c'est un engagement qu'on prend. Grave engagement envers la litterature, envers la renommee, envers le pays! Cependant, monsieur, j'ai hate de rassurer votre modestie. L'academie peut le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement d'accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d'hommes ont donne plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de l'intelligence. Poete, dans ce siecle ou la poesie est si haute, si puissante et si feconde, entre la messenienne epique et l'elegie lyrique, entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour decouvrir un sentier qui est le votre et creer une elegie qui est vous-meme. Vous avez donne a certains epanchements de l'ame un accent nouveau. Votre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu'ils soient, honores ou dechus, bons ou mechants. Pour arriver jusqu'a eux, votre pensee se voile, car vous ne voulez pas troubler l'ombre ou vous allez les trouver. Vous savez, vous poete, que ceux qui souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et inquiet qui est de la honte dans les ames tombees et de la pudeur dans les ames pures. Vous le savez, et, pour etre un des leurs, vous vous enveloppez comme eux. De la, une poesie penetrante et timide a la fois, qui touche discretement les fibres mysterieuses du coeur. Comme biographe, vous avez, dans vos Portraits de femmes, mele le charme a l'erudition, et laisse entrevoir un moraliste qui egale parfois la delicatesse de Vauvenargues et ne rappelle jamais la cruaute de La Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sonde des cotes inconnus de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves on sent toujours cette force secrete qui se cache dans la grace de voire talent. Comme philosophe vous avez confronte tous les systemes; comme critique, vous avez etudie toutes les litteratures. Un jour vous completerez et vous couronnerez ces derniers travaux qu'on ne peut juger aujourd'hui, parce que, dans votre esprit meme, ils sont encore inacheves; vous constaterez, du meme coup d'oeil, comme conclusion definitive, que, s'il y a toujours, au fond de tous les systemes philosophiques, quelque chose d'humain, c'est-a-dire de vague et d'indecis, en meme temps il y a toujours dans l'art, quel que soit le siecle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin, c'est-a-dire de certain et d'absolu; de sorte que, tandis que l'etude de toutes les philosophies mene au doute, l'etude de toutes les poesies conduit a l'enthousiasme.

Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variete de votre esprit, par la vivacite de vos idees toujours fines, souvent fecondes, par ce melange d'erudition et d'imagination qui fait qu'en vous le poete ne disparait jamais tout a fait sous le critique, et le critique ne depouille jamais entierement le poete, vous rappelez a l'academie un de ses membres les plus chers et les plus regrettes, ce bon et charmant Nodier, qui etait si superieur et si-doux. Vous lui ressemblez par le cote ingenieux, comme lui-meme ressemblait a d'autres grands esprits par le cote insouciant. Nodier nous rendait quelque chose de La Fontaine; vous nous rendrez quelque chose de Nodier.

Il etait impossible, monsieur, que, par la nature de vos travaux et la pente de votre talent enclin surtout a la curiosite biographique et litteraire, vous n'en vinssiez pas a arreter quelque jour vos regards sur deux groupes celebres de grands esprits qui donnent au dix-septieme siecle ses deux aspects les plus originaux, l'hotel de Rambouillet et Port-Royal. L'un a ouvert le dix-septieme siecle, l'autre l'a accompagne et ferme. L'un a introduit l'imagination dans la langue, l'autre y a introduit l'austerite. Tous deux, places pour ainsi dire aux extremites opposees de la pensee humaine, ont repandu une lumiere diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement, et combinees plus heureusement encore; et dans certains chefs-d'oeuvre de notre litterature, places en quelque sorte a egale distance de l'un et de l'autre, dans quelques ouvrages immortels qui satisfont tout ensemble l'esprit dans son besoin d'imagination et l'ame dans son besoin de gravite, on voit se meler et se confondre leur double rayonnement.

De ces deux grands faits qui caracterisent une epoque illustre et qui ont si puissamment agi en France sur les lettres et sur les moeurs, le premier, l'hotel de Rambouillet, a obtenu de vous, ca et la, quelques coups de pinceau vifs et spirituels; le second, Port-Royal, a eveille et fixe votre attention. Vous lui avez consacre un excellent livre, qui, bien que non termine, est sans contredit le plus important de vos ouvrages. Vous avez bien fait, monsieur. C'est un digne sujet de meditation et d'etude que cette grave famille de solitaires qui a traverse le dix-septieme siecle, persecutee et honoree, admiree et haie, recherchee par les grands et poursuivie par les puissants, trouvant moyen d'extraire de sa faiblesse et de son isolement meme je ne sais quelle imposante et inexplicable autorite, et faisant servir les grandeurs de l'intelligence a l'agrandissement de la foi. Nicole, Lancelot, Lemaistre, Sacy, Tillemont, les Arnauld, Pascal, gloires tranquilles, noms venerables, parmi lesquels brillent chastement trois femmes, anges austeres, qui ont dans la saintete cette majeste que les femmes romaines avaient dans l'heroisme! Belle et savante ecole qui substituait, comme maitre et docteur de l'intelligence, saint Augustin a Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville, qui forma le president de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puise tout ensemble dans saint Francois de Sales l'extreme douceur et dans l'abbe de Saint-Cyran l'extreme severite! A vrai dire, et qui le sait mieux que vous, monsieur (car dans tout ce que je dis en ce moment, j'ai votre livre present a l'esprit)? l'oeuvre de Port-Royal ne fut litteraire que par occasion, et de cote, pour ainsi parler; le veritable but de ces penseurs attristes et rigides etait purement religieux. Resserrer le lien de l'eglise au dedans et a l'exterieur par plus de discipline chez le pretre et plus de croyance chez le fidele; reformer Rome en lui obeissant; faire a l'interieur et avec amour ce que Luther avait tente au dehors et avec colere; creer en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe intermediaire, saine, stoique et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chretienne; fonder une eglise modele dans l'eglise, une nation modele dans la nation, telle etait l'ambition secrete, tel etait le reve profond de ces hommes qui etaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd'hui par le resultat litteraire. Et pour arriver a ce but, pour fonder la societe selon la foi, entre les verites necessaires, la plus necessaire a leurs yeux, la plus lumineuse, la plus efficace, celle que leur demontraient le plus invinciblement leur croyance et leur raison, c'etait l'infirmite de l'homme prouvee par la tache originelle, la necessite d'un Dieu redempteur, la divinite du Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce cote, comme s'ils devinaient que la etait le peril. Ils entassaient livres sur livres, preuves sur preuves, demonstrations sur demonstrations. Merveilleux instinct de prescience qui n'appartient qu'aux serieux esprits! Comment ne pas insister sur ce point? Ils batissaient cette grande forteresse a la hate, comme s'ils pressentaient une grande attaque. On eut dit que ces hommes du dix-septieme siecle prevoyaient les hommes du dix-huitieme. On eut dit que, penches sur l'avenir, inquiets et attentifs, sentant a je ne sais quel ebranlement sinistre qu'une legion inconnue etait en marche dans les tenebres, ils entendaient de loin venir dans l'ombre la sombre et tumultueuse armee de l'Encyclopedie, et qu'au milieu de cette rumeur obscure ils distinguaient deja confusement la parole triste et fatale de Jean-Jacques et l'effrayant eclat de rire de Voltaire!

On les persecutait, mais ils y songeaient a peine. Ils etaient plus occupes des perils de leur foi dans l'avenir que des douleurs de leur communaute dans le present. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n'ambitionnaient rien; ils travaillaient et ils contemplaient. Ils vivaient dans l'ombre du monde et dans la clarte de l'esprit. Spectacle auguste et qui emeut l'ame en frappant la pensee! Tandis que Louis XIV domptait l'Europe, que Versailles emerveillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait Moliere; tandis que le siecle retentissait d'un bruit de fete et de victoire; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand regne, eux, ces reveurs, ces solitaires, promis a l'exil, a la captivite, a la mort obscure et lointaine, enfermes dans un cloitre devoue a la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges, perdus dans un desert a quelques pas de ce Versailles, de ce Paris, de ce grand regne, de ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, etudiant les textes, ignorant ce que faisaient la France et l'Europe, cherchant dans l'ecriture sainte les preuves de la divinite de Jesus, cherchant dans la creation la glorification du createur, l'oeil fixe uniquement sur Dieu, meditaient les livres sacres et la nature eternelle, la bible ouverte dans l'eglise et le soleil epanoui dans les cieux!

Leur passage n'a pas ete inutile. Vous l'avez dit, monsieur, dans le livre remarquable qu'ils vous ont inspire, ils ont laisse leur trace dans la theologie, dans la philosophie, dans la langue, dans la litterature, et, aujourd'hui encore, Port-Royal est, pour ainsi dire, la lumiere interieure et secrete de quelques grands esprits. Leur maison a ete demolie, leur champ a ete ravage, leurs tombes ont ete violees, mais leur memoire est sainte, mais leurs idees sont debout, mais des choses qu'ils ont semees, beaucoup ont germe dans les ames, quelques-unes ont germe dans les coeurs. Pourquoi cette victoire a travers ces calamites? Pourquoi ce triomphe malgre cette persecution? Ce n'est pas seulement parce qu'ils etaient superieurs, c'est aussi, c'est surtout parce qu'ils etaient sinceres! C'est qu'ils croyaient, c'est qu'ils etaient convaincus, c'est qu'ils allaient a leur but pleins d'une volonte unique et d'une foi profonde. Apres avoir lu et medite leur histoire, on serait tente de s'ecrier:—Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de grandes idees et faire de grandes choses? Croyez! ayez foi! Ayez une foi religieuse, une foi patriotique, une foi litteraire. Croyez a l'humanite, au genie, a l'avenir, a vous-memes. Sachez d'ou vous venez pour savoir ou vous allez. La foi est bonne et saine a l'esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut croire. C'est de foi et de conviction que sont faites en morale les actions saintes et en poesie les idees sublimes.

Nous ne sommes plus, monsieur, au temps de ces grands devouements a une pensee purement religieuse. Ce sont la de ces enthousiasmes sur lesquels Voltaire et l'ironie ont passe. Mais, disons-le bien haut, et ayons quelque fierte de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos ames pour des croyances efficaces, et la flamme genereuse n'est pas eteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd'hui comme autrefois l'identite meme de l'ecrivain. Le penseur, en ce siecle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le repete, a la patrie, a l'intelligence, a la poesie, a la liberte. Le sentiment national, par exemple, n'est-il pas a lui seul toute une religion? Telle heure peut sonner ou la foi au pays, le sentiment patriotique, profondement exalte, fait tout a coup, d'un jeune homme qui s'ignorait lui-meme, un Tyrtee, rallie d'innombrables ames avec le cri d'une seule, et donne a la parole d'un adolescent l'etrange puissance d'emouvoir tout un peuple.

Et a ce propos, puisque j'y suis naturellement amene par mon sujet, permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, apres vous, monsieur, un souvenir.

Il est une epoque, une epoque fatale, que n'ont pu effacer de nos memoires quinze ans de luttes pour la liberte, quinze ans de luttes pour la civilisation, trente annees d'une paix feconde. C'est le moment ou tomba celui qui etait si grand que sa chute parut etre la chute meme de la France. La catastrophe fut decisive et complete. En un jour tout fut consomme. La Rome moderne fut livree aux hommes du nord comme l'avait ete la Rome ancienne; l'armee de l'Europe entra dans la capitale du monde; les drapeaux de vingt nations flotterent deployes au milieu des fanfares sur nos places publiques; naguere ils venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de maitres en route. Les chevaux des cosaques brouterent l'herbe des Tuileries. Voila ce que nos yeux ont vu! Ceux d'entre nous qui etaient des hommes se souviennent de leur indignation profonde; ceux d'entre nous qui etaient des enfants se souviennent de leur etonnement douloureux.

L'humiliation etait poignante. La France courbait la tete dans le sombre silence de Niobe. Elle venait de voir tomber, a quatre journees de Paris, sur le dernier champ de bataille de l'empire, les veterans jusque-la invincibles qui rappelaient au monde ces legions romaines qu'a glorifiees Cesar et cette infanterie espagnole dont Bossuet a parle. Ils etaient morts d'une mort sublime, ces vaincus heroiques, et nul n'osait prononcer leurs noms. Tout se taisait; pas un cri de regret; pas une parole de consolation. Il semblait qu'on eut peur du courage et qu'on eut honte de la gloire.

Tout a coup, au milieu de ce silence, une voix s'eleva, une voix inattendue, une voix inconnue, parlant a toutes les ames avec un accent sympathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour les heros. Cette voix honorait les vaincus, et disait:

    Parmi des tourbillons de flamme et de fumee,
    O douleur! quel spectacle a mes yeux vient s'offrir?
    Le bataillon sacre, seul devant une armee,
              S'arrete pour mourir!

Cette voix relevait la France abattue, et disait:

    Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,
    Je depose a ses pieds ma joie et mes douleurs;
         J'ai des chants pour toutes ses gloires,
         Des larmes pour tous ses malheurs!

Qui pourrait dire l'inexprimable effet de ces douces et fieres paroles? Ce fut dans toutes les ames un enthousiasme electrique et puissant, dans toutes les bouches une acclamation fremissante qui saisit ces nobles strophes au passage avec je ne sais quel melange de colere et d'amour, et qui fit en un jour d'un jeune homme inconnu un poete national. La France redressa la tete, et, a dater de ce moment, en ce pays qui fait toujours marcher de front sa grandeur militaire et sa grandeur litteraire, la renommee du poete se rattacha dans la pensee de tous a la catastrophe meme, comme pour la voiler et l'amoindrir. Disons-le, parce que c'est glorieux a dire, le lendemain du jour ou la France inscrivit dans son histoire ce mot nouveau et funebre, Waterloo, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et eclatant, Casimir Delavigne.

Oh! que c'est la un beau souvenir pour le genereux poete, et une gloire digne d'envie! Quel homme de genie ne donnerait pas sa plus belle oeuvre pour cet insigne honneur d'avoir fait battre alors d'un mouvement de joie et d'orgueil le coeur de la France accablee et desesperee? Aujourd'hui que la belle ame du poete a disparu derriere l'horizon d'ou elle nous envoie encore tant de lumiere, rappelons-nous avec attendrissement son aube si eblouissante et si pure. Qu'une pieuse reconnaissance s'attache a jamais a cette noble poesie qui fut une noble action! Qu'elle suive Casimir Delavigne, et qu'apres avoir fait une couronne a sa vie, elle fasse une aureole a son tombeau! Envions-le et aimons-le! Heureux le fils dont on peut dire: Il a console sa mere! Heureux le poete dont on peut dire: Il a console la patrie!

CHAMBRE DES PAIRS

1845-1848

I

LA POLOGNE

[Note: Dans la discussion du projet de loi relatif aux depenses secretes M. de Montalembert vint plaider la cause de la Pologne et adjurer le Gouvernement de sortir de sa politique egoiste. M. Guizot repondit que le gouvernement du roi persistait et persisterait dans les deux regles de conduite qu'il s'etait imposees: la non-intervention dans les affaires de Pologne; les secours, l'asile offert aux malheureux polonais. "L'opposition, disait M. Guizot, peut tenir le langage qui lui plait; elle peut, sans rien faire, sans rien proposer, donner a ses reproches toute l'amertume, a ses esperances toute la latitude qui lui conviennent. Il y a, croyez-moi, bien autant, et c'est par egard que je ne dis pas bien plus, de moralite, de dignite, de vraie charite meme envers les polonais, a ne promettre et a ne dire que ce qu'on fait reellement."—En somme, M. Guizot tenait le debat engage pour inutile et ne pensait pas que la discussion des droits de la Pologne, que l'expression du jugement de la France pussent produire aucun effet heureux pour la reconstitution de la nationalite polonaise. Le gouvernement francais, selon M. Guizot, devait remplir son devoir de neutralite en contenant, pour obeir a l'interet legitime de son pays, les sentiments qui s'elevaient aussi dans son ame.—Apres M. le prince de la Moskowa qui repondit a M. Guizot, M. Victor Hugo monta a la tribune. Ce discours, le premier discours politique qu'ait prononce Victor Hugo, fut tres froidement accueilli. (Note de l'editeur.)]

19 mars 1846.

Messieurs,

Je dirai tres peu de mots. Je cede a un sentiment irresistible qui m'appelle a cette tribune.

La question qui se debat en ce moment devant cette noble assemblee n'est pas une question ordinaire, elle depasse la portee habituelle des questions politiques; elle reunit dans une commune et universelle adhesion les dissidences les plus declarees, les opinions les plus contraires, et l'on peut dire, sans craindre d'etre dementi, que personne dans cette enceinte, personne, n'est etranger a ces nobles emotions, a ces profondes sympathies.

D'ou vient ce sentiment unanime? Est-ce que vous ne sentez pas tous qu'il y a une certaine grandeur dans la question qui s'agite? C'est la civilisation meme qui est compromise, qui est offensee par certains actes que nous avons vu s'accomplir dans un coin de l'Europe. Ces actes, messieurs, je ne veux pas les qualifier, je n'envenimerai pas une plaie vive et saignante. Cependant je le dis, et je le dis tres haut, la civilisation europeenne recevrait une serieuse atteinte, si aucune protestation ne s'elevait contre le procede du gouvernement autrichien envers la Gallicie.

Deux nations entre toutes, depuis quatre siecles, ont joue dans la civilisation europeenne un role desinteresse; ces deux nations sont la France et la Pologne. Notez ceci, messieurs: la France dissipait les tenebres, la Pologne repoussait la barbarie; la France repandait les idees, la Pologne couvrait la frontiere. Le peuple francais a ete le missionnaire de la civilisation en Europe; le peuple polonais en a ete le chevalier.

Si le peuple polonais n'avait pas accompli son oeuvre, le peuple francais n'aurait pas pu accomplir la sienne. A un certain jour, a une certaine heure, devant une invasion formidable de la barbarie, la Pologne a eu Sobieski comme la Grece avait eu Leonidas.

Ce sont la, messieurs, des faits qui ne peuvent s'effacer de la memoire des nations. Quand un peuple a travaille pour les autres peuples, il est comme un homme qui a travaille pour les autres hommes, la reconnaissance de tous l'entoure, la sympathie de tous lui est acquise, il est glorifie dans sa puissance, il est respecte dans son malheur, et si, par la durete des temps, ce peuple, qui n'a jamais eu l'egoisme pour loi, qui n'a jamais consulte que sa generosite, que les nobles et puissants instincts qui le portaient a defendre la civilisation, si ce peuple devient un petit peuple, il reste une grande nation.

C'est la, messieurs, la destinee de la Pologne. Mais la Pologne, messieurs les pairs, est grande encore parmi vous; elle est grande dans les sympathies de la France; elle est grande dans les respects de l'Europe! Pourquoi? C'est qu'elle a servi la communaute europeenne; c'est qu'a certains jours, elle a rendu a toute l'Europe de ces services qui ne s'oublient pas.

Aussi, lorsque, il y a quatrevingts ans, cette nation a ete rayee du nombre des nations, un sentiment douloureux, un sentiment de profond respect s'est manifeste dans l'Europe entiere.

En 1773, la Pologne est condamnee; quatrevingts ans ont passe, et personne ne pourrait dire que ce fait soit accompli. Au bout de quatrevingts ans, ce grave fait de la radiation d'un peuple, non, ce n'est point un fait accompli! Avoir demembre la Pologne, c'etait le remords de Frederic II; n'avoir pas releve la Pologne, c'etait le regret de Napoleon.

Je le repete, lorsqu'une nation a rendu au groupe des autres nations de ces services eclatants, elle ne peut plus disparaitre; elle vit, elle vit a jamais! Opprimee ou heureuse, elle rencontre la sympathie; elle la trouve toutes les fois qu'elle se leve.

Certes, je pourrais presque me dispenser de le dire, je ne suis pas de ceux qui appellent les conflits des puissances et les conflagrations populaires. Les ecrivains, les artistes, les poetes, les philosophes, sont les hommes de la paix. La paix fait fructifier les idees en meme temps que les interets. C'est un magnifique spectacle depuis trente ans que cette immense paix europeenne, que cette union profonde des nations dans le travail universel de l'industrie, de la science et de la pensee. Ce travail, c'est la civilisation meme.

Je suis heureux de la part que mon pays prend a cette paix feconde, je suis heureux de sa situation libre et prospere sous le roi illustre qu'il s'est donne; mais je suis fier aussi des fremissements genereux qui l'agitent quand l'humanite est violee, quand la liberte est opprimee sur un point quelconque du globe; je suis fier de voir, au milieu de la paix de l'Europe, mon pays prendre et garder une attitude a la fois sereine et redoutable, sereine parce qu'il espere, redoutable parce qu'il se souvient.

Ce qui fait qu'aujourd'hui j'eleve la parole, c'est que le fremissement genereux de la France, je le sens comme vous tous; c'est que la Pologne ne doit jamais appeler la France en vain; c'est que je sens la civilisation offensee par les actes recents du gouvernement autrichien. Dans ce qui vient de se faire en Gallicie, les paysans n'ont pas ete payes, on le nie du moins; mais ils ont ete provoques et encourages, cela est certain. J'ajoute que cela est fatal. Quelle imprudence! s'abriter d'une revolution politique dans une revolution sociale! Redouter des rebelles et creer des bandits!

Que faire maintenant? Voila la question qui nait des faits eux-memes et qu'on s'adresse de toutes parts. Messieurs les pairs, cette tribune a un devoir. Il faut qu'elle le remplisse. Si elle se taisait, M. le ministre des affaires etrangeres, ce grand esprit, serait le premier, je n'en doute pas, a deplorer son silence.

Messieurs, les elements du pouvoir d'une grande nation ne se composent pas seulement de ses flottes, de ses armees, de la sagesse de ses lois, de l'etendue de son territoire. Les elements du pouvoir d'une grande nation sont, outre ce que je viens de dire, son influence morale, l'autorite de sa raison et de ses lumieres, son ascendant parmi les nations civilisatrices.

Eh bien, messieurs, ce qu'on vous demande, ce n'est pas de jeter la France dans l'impossible et dans l'inconnu; ce qu'on vous demande d'engager dans cette question, ce ne sont pas les armees et les flottes de la France, ce n'est pas sa puissance continentale et militaire, c'est son ascendant moral, c'est l'autorite qu'elle a si legitimement parmi les peuples, cette grande nation qui fait au profit du monde entier depuis trois siecles toutes les experiences de la civilisation et du progres.

Mais qu'est-ce que c'est, dira-t-on, qu'une intervention morale?
Peut-elle avoir des resultats materiels et positifs?

Pour toute reponse, un exemple.

Au commencement du dernier siecle, l'inquisition espagnole etait encore toute-puissante. C'etait un pouvoir formidable qui dominait la royaute elle-meme, et qui, des lois, avait presque passe dans les moeurs. Dans la premiere moitie du dix-huitieme siecle, de 1700 a 1750, le saint-office n'a pas fait moins de douze mille victimes, dont seize cents moururent sur le bucher. Eh bien, ecoutez ceci. Dans la seconde moitie du meme siecle, cette meme inquisition n'a fait que quatrevingt-dix-sept victimes. Et, sur ce nombre, combien de buchers a-t-elle dresses? Pas un seul. Pas un seul! Entre ces deux chiffres, douze mille et quatrevingt-dix-sept, seize cents buchers et pas un seul, qu'y a-t-il? Y a-t-il une guerre? y a-t-il intervention directe et armee d'une nation? y a-t-il effort de nos flottes et de nos armees, ou meme simplement de notre diplomatie? Non, messieurs, il n'y a eu que ceci, une intervention morale. Voltaire et la France ont parle, l'inquisition est morte.

Aujourd'hui comme alors une intervention morale peut suffire. Que la presse et la tribune francaises elevent la voix, que la France parle, et, dans un temps donne, la Pologne renaitra.

Que la France parle, et les actes sauvages que nous deplorons seront impossibles, et l'Autriche et la Russie seront contraintes d'imiter le noble exemple de la Prusse, d'accepter les nobles sympathies de l'Allemagne pour la Pologne.

Messieurs, je ne dis plus qu'un mot. L'unite des peuples s'incarne de deux facons, dans les dynasties et dans les nationalites. C'est de cette maniere, sous cette double forme, que s'accomplit ce difficile labeur de la civilisation, oeuvre commune de l'humanite; c'est de cette maniere que se produisent les rois illustres et les peuples puissants. C'est en se faisant nationalite ou dynastie que le passe d'un empire devient fecond et peut produire l'avenir. Aussi c'est une chose fatale quand les peuples brisent des dynasties; c'est une chose plus fatale encore quand les princes brisent des nationalites.

Messieurs, la nationalite polonaise etait glorieuse; elle eut du etre respectee. Que la France avertisse les princes, qu'elle mette un terme et qu'elle fasse obstacle aux barbaries. Quand la France parle, le monde ecoute; quand la France conseille, il se fait un travail mysterieux dans les esprits, et les idees de droit et de liberte, d'humanite et de raison, germent chez tous les peuples.

Dans tous les temps, a toutes les epoques, la France a joue dans la civilisation ce role considerable, et ceci n'est que du pouvoir spirituel, c'est le pouvoir qu'exercait Rome au moyen age. Rome etait alors un etat de quatrieme rang, mais une puissance de premier ordre. Pourquoi? C'est que Rome s'appuyait sur la religion des peuples, sur une chose d'ou toutes les civilisations decoulent.

Voila, messieurs, ce qui a fait Rome catholique puissante, a une epoque ou l'Europe etait barbare.

Aujourd'hui la France a herite d'une partie de cette puissance spirituelle de Rome; la France a, dans les choses de la civilisation, l'autorite que Rome avait et a encore dans les choses de la religion.

Ne vous etonnez pas, messieurs, de m'entendre meler ces mots, civilisation et religion; la civilisation, c'est la religion appliquee.

La France a ete et est encore plus que jamais la nation qui preside au developpement des autres peuples.

Que de cette discussion il resulte au moins ceci: les princes qui possedent des peuples ne les possedent pas comme maitres, mais comme peres; le seul maitre, le vrai maitre est ailleurs; la souverainete n'est pas dans les dynasties, elle n'est pas dans les princes, elle n'est pas dans les peuples non plus, elle est plus haut; la souverainete est dans toutes les idees d'ordre et de justice, la souverainete est dans la verite.

Quand un peuple est opprime, la justice souffre, la verite, la souverainete du droit, est offensee; quand un prince est injustement outrage ou precipite du trone, la justice souffre egalement, la civilisation souffre egalement. Il y a une eternelle solidarite entre les idees de justice qui font le droit des peuples et les idees de justice qui font le droitdes princes. Dites-le aujourd'hui aux tetes couronnees comme vous le diriez aux peuples dans l'occasion.

Que les hommes qui gouvernent les autres hommes le sachent, le pouvoir moral de la France est immense. Autrefois, la malediction de Rome pouvait placer un empire en dehors du monde religieux; aujourd'hui l'indignation de la France peut jeter un prince en dehors du monde civilise.

Il faut donc, il faut que la tribune francaise, a cette heure, eleve en faveur de la nation polonaise une voix desinteressee et independante; qu'elle proclame, en cette occasion, comme en toutes, les eternelles idees d'ordre et de justice, et que ce soit au nom des idees de stabilite et de civilisation qu'elle defende la cause de la Pologne opprimee. Apres toutes nos discordes et toutes nos guerres, les deux nations dont je parlais en commencant, cette France qui a eleve et muri la civilisation de l'Europe, cette Pologne qui l'a defendue, ont subi des destinees diverses; l'une a ete amoindrie, mais elle est restee grande; l'autre a ete enchainee, mais elle est restee fiere. Ces deux nations aujourd'hui doivent s'entendre, doivent avoir l'une pour l'autre cette sympathie profonde de deux soeurs qui ont lutte ensemble. Toutes deux, je l'ai dit et je le repete, ont beaucoup fait pour l'Europe; l'une s'est prodiguee, l'autre s'est devouee.

Messieurs, je me resume et je finis par un mot. L'intervention de la France dans la grande question qui nous occupe, cette intervention ne doit pas etre une intervention materielle, directe, militaire, je ne le pense pas. Cette intervention doit etre une intervention purement morale; ce doit etre l'adhesion et la sympathie hautement exprimees d'un grand peuple, heureux et prospere, pour un autre peuple opprime et abattu. Rien de plus, mais rien de moins.

II

CONSOLIDATION ET DEFENSE DU LITTORAL

[Note: Dans la seance du 27 juin, un incident fut souleve, par M. de Boissy, sur l'ordre du jour. La chambre avait a discuter deux projets de loi: le premier etait relatif a des travaux a executer dans differents ports de commerce, le second decretait le rachat du havre de Courseulles. M. de Boissy voulait que la discussion du premier de ces projets, qui emportait 13 millions de depense, fut remise apres le vote du budget des recettes. La proposition de M. de Boissy, combattue par M. Dumon, le ministre des travaux publics et par M. Tupinier, rapporteur de la commission qui avait examine les projets de loi, fut rejetee apres ce discours de M. Victor Hugo. La discussion eut lieu dans la seance du 29. (Note de l'editeur.)]

27 juin et 1er juillet 1846.

Messieurs,

Je me reunis aux observations presentees par M. le ministre des travaux publics. Les degradations auxquelles il s'agit d'obvier marchent, il faut le dire, avec une effrayante rapidite. Il y a pour moi, et pour ceux qui ont etudie cette matiere, il y a urgence. Dans mon esprit meme, le projet de loi a une portee plus grande que dans la pensee de ses auteurs. La loi qui vous est presentee n'est qu'une parcelle d'une grande loi, d'une grande loi possible, d'une grande loi necessaire; cette loi, je la provoque, je declare que je voudrais la voir discuter par les chambres, je voudrais la voir presenter et soutenir par l'excellent esprit et l'excellente parole de l'honorable ministre qui tient en ce moment le portefeuille des travaux publics.

L'objet de cette grande loi dont je deplore l'absence, le voici: maintenir, consolider et ameliorer au double point de vue militaire et commercial la configuration du littoral de la France. (Mouvement d'attention.)

Messieurs, si on venait vous dire: Une de vos frontieres est menacee; vous avez un ennemi qui, a toute heure, en toute saison, nuit et jour, investit et assiege une de vos frontieres, qui l'envahit sans cesse, qui empiete sans relache, qui aujourd'hui vous derobe une langue de terre, demain une bourgade, apres-demain une ville frontiere; si l'on vous disait cela, a l'instant meme cette chambre seleverait et trouverait que ce n'est pas trop de toutes les forces du pays pour le defendre contre un pareil danger. Eh bien, messieurs les pairs, cette frontiere, elle existe, c'est votre littoral; cet ennemi, il existe, c'est l'ocean. (Mouvement.) Je ne veux rien exagerer. M. le ministre des travaux publics sait comme moi que les degradations des cotes de France sont nombreuses et rapides; il sait, par exemple, que cette immense falaise, qui commence a l'embouchure de la Somme et qui finit a l'embouchure de la Seine, est dans un etat de demolition perpetuelle. Vous n'ignorez pas que la mer agit incessamment sur les cotes; de meme que l'action de l'atmosphere use les montagnes, l'action de la mer use les cotes. L'action atmospherique se complique d'une multitude de phenomenes. Je demande pardon a la chambre si j'entre dans ces details, mais je crois qu'ils sont utiles pour demontrer l'urgence du projet actuel et l'urgence d'une plus grande loi sur cette matiere. (De toutes parts: Parlez! parlez!)

Messieurs, je viens de le dire, l'action de l'atmosphere qui agit sur les montagnes se complique d'une multitude de phenomenes; il faut des milliers d'annees a l'action atmospherique pour demolir une muraille comme les Pyrenees, pour creer une ruine comme le cirque de Gavarnie, ruine qui est en meme temps le plus merveilleux des edifices. Il faut tres peu de temps aux flots de la mer pour degrader une cote; un siecle ou deux suffisent, quelquefois moins de cinquante ans, quelquefois un coup d'equinoxe. Il y a la destruction continue et la destruction brusque.

Depuis l'embouchure de la Somme jusqu'a l'embouchure de la Seine, si l'on voulait compter toutes les degradations quotidiennes qui ont lieu, on serait effraye. Etretat s'ecroule sans cesse; le Bourgdault avait deux villages il y a un siecle, le village du bord de la mer, et le village du haut de la cote. Le premier a disparu, il n'existe aujourd'hui que le village du haut de la cote. Il y avait une eglise, l'eglise d'en bas, qu'on voyait encore il y a trente ans, seule et debout au milieu des flots comme un navire echoue; un jour l'ouragan a souffle, un coup de mer est venu, l'eglise a sombre. (Mouvement.) Il ne reste rien aujourd'hui de cette population de pecheurs, de ce petit port si utile. Messieurs, vous ne l'ignorez pas, Dieppe s'encombre tous les jours; vous savez que tous nos ports de la Manche sont dans un etat grave, et pour ainsi dire atteints d'une maladie serieuse et profonde.

Vous parlerai-je du Havre, dont l'etat doit vous preoccuper au plus haut degre? J'insiste sur ce point; je sais que ce port n'a pas ete mis dans la loi, je voudrais cependant qu'il fixat l'attention de M. le ministre des travaux publics. Je prie la chambre de me permettre de lui indiquer rapidement quels sont les phenomenes qui ameneront, dans un temps assez prochain, la destruction de ce grand port, qui est a l'Ocean ce que Marseille est a la Mediterranee. (Parlez! parlez!)

Messieurs, il y a quelques jours on discutait devant vous, avec une remarquable lucidite de vues, la question de la marine; cette question a ete traitee dans une autre enceinte avec une egale superiorite. La puissance maritime d'une nation se fonde sur quatre elements: les vaisseaux, les matelots, les colonies et les ports; je cite celui-ci le dernier, quoiqu'il soit le premier. Eh bien, la question des vaisseaux et des matelots a ete approfondie, la question des colonies a ete effleuree; la question des ports n'a pas ete traitee, elle n'a pas meme ete entrevue. Elle se presente aujourd'hui, c'est le moment sinon de la traiter a fond, au moins de l'effleurer aussi. (Oui! oui!)

C'est du gouvernement que doivent venir les grandes impulsions; mais c'est des chambres, c'est de cette chambre en particulier, que doivent venir les grandes indications. (Tres bien!)

Messieurs, je touche ici a un des plus grands interets de la France, je prie la chambre de s'en penetrer. Je le repete et j'y insiste, maintenir, consolider et ameliorer, au profit de notre marine militaire et marchande, la configuration de notre littoral, voila le but qu'on doit se proposer. (Oui, tres bien!) La loi actuelle n'a qu'un defaut, ce n'est pas un manque d'urgence, c'est un manque de grandeur. (Sensation.)

Je voudrais que la loi fut un systeme, qu'elle fit partie d'un ensemble, que le ministre nous l'eut presentee dans un grand but et dans une grande vue, et qu'une foule de travaux importants, serieux, considerables fussent entrepris dans ce but par la France. C'est la, je le repete, un immense interet national. (Vif assentiment.)

Voici, puisque la chambre semble m'encourager, ce qui me parait devoir frapper son attention. Le courant de la Manche….

M. LE CHANCELIER.—J'invite l'orateur a se renfermer dans le projet en discussion.

M. VICTOR HUGO.—Voici ce que j'aurai l'honneur de faire remarquer a M. le chancelier. Une loi contient toujours deux points de vue, le point de vue special et le point de vue general; le point de vue special, vous venez de l'entendre traiter; le point de vue general, je l'aborde.

Eh bien! lorsqu'une loi souleve des questions aussi graves, vous voudriez que ces questions passassent devant la chambre sans etre traitees, sans etre examinees par elle! (Bruit.)

A l'heure qu'il est, la question d'urgence se discute; je crois qu'il ne s'agit que de cette question, et c'est elle que je traite, je suis donc dans la question. (Plusieurs voix: Oui! oui!) Je crois pouvoir demontrer a cette noble chambre qu'il y a urgence pour cette loi, parce qu'il y a urgence pour tout le littoral.

Maintenant si, au nombre des arguments dont je dois me servir, je presente le fait d'une grande imminence, d'un peril demontre, constate, evident pour tous, et en particulier pour M. le ministre des travaux publics, il me semble que je puis, que je dois invoquer cette grande urgence, signaler ce grand peril, et que si je puis reussir a montrer qu'il y a la un serieux interet public, je n'aurai pas mal employe le temps que la chambre aura bien voulu m'accorder. (Adhesion sur plusieurs bancs.)

Si la question d'ordre du jour s'oppose a ce que je continue un developpement que je croyais utile, je prierai la chambre de vouloir bien me reserver la parole au moment de la discussion de cette loi (Sans doute! sans doute!), car je crois necessaire de dire a la chambre certaines choses; mais dans ce moment-ci je ne parle que pour soutenir l'urgence du projet de loi. J'approuve l'insistance de M. le ministre des travaux publics; je l'appuie, je l'appuie energiquement.

Vous nous mettez en presence d'une petite loi; je la vote, je la vote avec empressement; mais j'en provoque une grande.

Vous nous apportez des travaux partiels, je les approuve; mais je voudrais des travaux d'ensemble.

J'insiste sur l'importance de la question. (Parlez! parlez!)

Messieurs, toute nation a la fois continentale et maritime comme la France a toujours trois questions qui dominent toutes les autres, et d'ou toutes les autres decoulent. De ces trois questions, la premiere, la voici: ameliorer la condition de la population. Voici la seconde: maintenir et defendre l'integrite du territoire. Voici la troisieme: maintenir et consolider la configuration du littoral.

Maintenir le territoire, c'est-a-dire surveiller l'etranger.
Consolider le littoral, c'est-a-dire surveiller l'ocean.

Ainsi, trois questions de premier ordre: le peuple, le territoire, le littoral. De ces trois questions, les deux premieres apparaissent frequemment sous toutes les formes dans les deliberations des assemblees. Lorsque l'imprevoyance des hommes les retire de l'ordre du jour, la force des choses les y remet. La troisieme question, le littoral, semble preoccuper moins vivement les corps deliberants. Est-elle plus obscure que les deux autres? Elle se complique, a la verite, d'un element politique et d'un element geologique, elle exige de certaines etudes speciales; cependant elle est, comme les deux autres, un serieux interet public.

Chaque fois que cette question du littoral, du littoral de la France en particulier, se presente a l'esprit, voici ce qu'elle offre de grave et d'inquietant: la degradation de nos dunes et de nos falaises, la ruine des populations riveraines, l'encombrement de nos ports, l'ensablement des embouchures de nos fleuves, la creation des barres et des traverses, qui rendent la navigation si difficile, la frequence des sinistres, la diminution de la marine militaire et de la marine marchande; enfin, messieurs, notre cote de France, nue et desarmee, en presence de la cote d'Angleterre, armee, gardee et formidable! (Emotion.)

Vous le voyez, messieurs, vous le sentez, et ce mouvement de la chambre me le prouve, cette question a de la grandeur, elle est digne d'occuper au plus haut point cette noble assemblee.

Ce n'est pas cependant a la derniere heure d'une session, a la derniere heure d'une legislature, qu'un pareil sujet peut etre aborde dans tous ses details, examine dans toute son etendue. On n'explore pas au dernier moment un si vaste horizon, qui nous apparait tout a coup. Je me bornerai a un coup d'oeil. Je me bornerai a quelques considerations generales pour fixer l'attention de la chambre, l'attention de M. le ministre des travaux publics, l'attention du pays, s'il est possible. Notre but, aujourd'hui, mon but a moi, le voici en deux, mots; je l'ai dit en commencant: voter une petite loi, et en ebaucher une grande.

Messieurs les pairs, il ne faut pas se dissimuler que l'etat du littoral de la France est en general alarmant; le littoral de la France est entame sur un tres grand nombre de points, menace sur presque tous. Je pourrais citer des faits nombreux, je me bornerai a un seul; un fait sur lequel j'ai commence a appeler vos regards a l'une des precedentes seances; un fait d'une gravite considerable, et qui fera comprendre par un seul exemple de quelle nature sont les phenomenes qui menacent de ruiner une partie de nos ports et de deformer la configuration des cotes de France.

Ici, messieurs, je reclame beaucoup d'attention et un peu de bienveillance, car j'entreprends une chose tres difficile; j'entreprends d'expliquer a la chambre en peu de mots, et en le depouillant des termes techniques, un phenomene a l'explication duquel la science depense des volumes. Je serai court et je tacherai d'etre clair.

Vous connaissez tous plus ou moins vaguement la situation grave du Havre; vous rendez-vous tous bien compte du phenomene qui produit cette situation, et de ce qu'est cette situation? Je vais tacher de le faire comprendre a la chambre.

Les courants de la Manche s'appuient sur la grande falaise de Normandie, la battent, la minent, la degradent perpetuellement; cette colossale demolition tombe dans le flot, le flot s'en empare et l'emporte; le courant de l'Ocean longe la cote en charriant cette enorme quantite de matieres, toute la ruine de la falaise; chemin faisant, il rencontre le Treport, Saint-Valery-en-Caux, Fecamp, Dieppe, Etretat, tous vos ports de la Manche, grands et petits, il les encombre et passe outre. Arrive au cap de la Heve, le courant rencontre, quoi? la Seine qui debouche dans la mer. Voila deux forces en presence, le fleuve qui descend, la mer qui passe et qui monte.

Comment ces deux forces vont-elles se comporter? Une lutte s'engage; la premiere chose que font ces deux courants qui luttent, c'est de deposer les fardeaux qu'ils apportent; le fleuve depose ses alluvions, le courant depose les ruines de la cote. Ce depot se fait, ou? Precisement a l'endroit ou la providence a place le Havre-de-Grace.

Ce phenomene a depuis longtemps eveille la sollicitude des divers gouvernements qui se sont succede en France. En 1784 un sondage a ete ordonne, et execute par l'ingenieur Degaule. Cinquante ans plus tard, en 1834, un autre sondage a ete execute par les ingenieurs de l'etat. Les cartes speciales de ces deux sondages existent, on peut les confronter. Voici ce que ces deux cartes demontrent. (Attention marquee.)

A l'endroit precis ou les deux courants se rencontrent, devant le Havre meme, sous cette mer qui ne dit rien au regard, un immense edifice se batit, une construction invisible, sous-marine, une sorte de cirque gigantesque qui s'accroit tous les jours, et qui enveloppe et enferme silencieusement le port du Havre. En cinquante ans, cet edifice s'est accru d'une hauteur deja considerable. En cinquante ans! Et a l'heure ou nous sommes, on peut entrevoir le jour ou ce cirque sera ferme, ou il apparaitra tout entier a la surface de la mer, et ce jour-la, messieurs, le plus grand port commercial de la France, le port du Havre n'existera plus. (Mouvement.)

Notez ceci: dans ce meme lieu quatre ports ont existe et ont disparu, Granville, Sainte-Adresse, Harfleur, et un quatrieme, dont le nom m'echappe en ce moment.

Oui, j'appelle sur ce point votre attention, je dis plus, votre inquietude. Dans un temps donne le Havre est perdu, si le gouvernement, si la science ne trouvent pas un moyen d'arreter dans leur operation redoutable et mysterieuse ces deux infatigables ouvriers qui ne dorment pas, qui ne se reposent pas, qui travaillent nuit et jour, le fleuve et l'ocean!

Messieurs, ce phenomene alarmant se reproduit dans des proportions differentes sur beaucoup de points de notre littoral. Je pourrais citer d'autres exemples, je me borne a celui-ci. Que pourrais-je vous citer de plus frappant qu'un si grand port en proie a un si grand danger?

Lorsqu'on examine l'ensemble des causes qui amenent la degradation de notre littoral …—Je demande pardon a la chambre d'introduire ici une parenthese, mais j'ai besoin de lui dire que je ne suis pas absolument etranger a cette matiere. J'ai fait dans mon enfance, etant destine a l'ecole polytechnique, les etudes preliminaires; j'ai depuis, a diverses reprises, passe beaucoup de temps au bord de la mer; j'ai de plus, pendant plusieurs annees, parcouru tout notre littoral de l'Ocean et de la Mediterranee, en etudiant, avec le profond interet qu'eveillent en moi les interets de la France et les choses de la nature, la question qui vous est, a cette heure, partiellement soumise.

Je reprends maintenant.

Ce phenomene, que je viens de tacher d'expliquer a la chambre, ce phenomene qui menace le port du Havre, qui, dans un temps donne, enlevera a la France ce grand port, son principal port sur la Manche, ce phenomene se produit aussi, je le repete, sous diverses formes, sur divers points du littoral.

Le choc de la vague! au milieu de tout ce desordre de causes melees, de toute cette complication, voila un fait plein d'unite, un fait qu'on peut saisir; la science a essaye de le faire.

Amortissez, detruisez le choc de la vague, vous sauvez la configuration du littoral.

C'est la un vaste probleme digne de rencontrer une magnifique solution.

Et d'abord, qu'est-ce que le choc de la vague? Messieurs, l'agitation de la vague est un fait superficiel, la cloche a plongeur l'a prouve, la science l'a reconnu. Le fond de la mer est toujours tranquille. Dans les redoutables ouragans de l'equinoxe, vous avez a la surface la plus violente tempete, a trois toises au-dessous du flot, le calme le plus profond.

Ensuite, qu'est-ce que la force de la vague? La force de la vague se compose de sa masse. Divisez la masse, vous n'avez plus qu'une immense pluie; la force s'evanouit.

Partant de ces deux faits capitaux, l'agitation superficielle, la force dans la masse, un anglais, d'autres disent un francais, a pense qu'il suffirait, pour briser le choc de la vague, de lui opposer, a la surface de la mer, un obstacle a claire-voie, a la fois fixe et flottant. De la l'invention du brise-lame du capitaine Taylor, car, dans mon impartialite, je crois et je dois le dire, que l'inventeur est anglais. Ce brise-lame n'est autre chose qu'une carcasse de navire, une sorte de corbeille de charpente qui flotte a la surface du flot, retenue au fond de la mer par un ancrage puissant. La vague vient, rencontre cet appareil, le traverse, s'y divise, et la force se disperse avec l'ecume.

Vous le voyez, messieurs, si la pratique est d'accord avec la theorie, le probleme est bien pres d'etre resolu. Vous pouvez arreter la degradation de vos cotes. Le choc de la vague est le danger, le brise-lame serait le remede.

Messieurs les pairs, je n'ai aucune competence ni aucune pretention pour decider de l'excellence de cette invention; mais je rends ici un veritable, un sincere hommage a M. le ministre des travaux publics qui a provoque dans un port de France une experience considerable du brise-lame flottant. Cette experience a eu lieu a la Ciotat. M. le ministre des travaux publics a autorise au port de la Ciotat, port ouvert aux vents du sud-est qui viennent y briser les navires jusque sur le quai, il a autorise dans ce port la construction d'un brise-lame flottant a huit sections.

L'experience parait avoir reussi. D'autres essais ont ete faits en Angleterre, et, sans qu'on puisse rien affirmer encore d'une facon decisive, voici ce qui s'est produit jusqu'a ce jour. Toutes les fois qu'un brise-lame flottant est installe dans un port, dans une localite quelconque, meme en pleine mer, si l'on examine dans les gros temps de quelle facon la mer se comporte aupres de ce brise-lame, la tempete est au dela, le calme est en deca.

Le probleme du choc de la vague est donc bien pres d'etre resolu. Feconder l'invention du brise-lame, la perfectionner, voila, a mon sens, un grand interet public que je recommande au gouvernement.

Je ne veux pas abuser de l'attention si bienveillante de l'assemblee (Parlez! tout ceci est nouveau!), je ne veux pas entrer dans des considerations plus etendues encore auxquelles donnerait lieu le projet de loi. Je ferai remarquer seulement, et j'appelle sur ce point encore l'attention de M. le ministre des travaux publics, qu'une grande partie de notre littoral est depourvue de ports de refuge. Vous savez ce que c'est que le golfe de Gascogne, c'est un lieu redoutable, c'est une sorte de fond de cuve ou s'accumulent, sous la pression colossale des vagues, tous les sables arraches depuis le pole au littoral europeen. Eh bien, le golfe de Gascogne n'a pas un seul port de refuge. La cote de la Mediterranee n'en a que deux, Bouc et Cette. Le port de Cette a perdu une grande partie de son efficacite par l'etablissement d'un brise-lame en maconnerie qui, en retrecissant la passe, a rendu l'entree extremement difficile. M. le ministre des travaux publics le sait comme moi et le reconnait. Il serait possible d'etablir a Agde un port de refuge qui semble indique par la nature elle-meme. Ceci est d'autant plus important que les sinistres abondent dans ces parages. De 1836 a 1844, en sept ans, quatrevingt-douze navires se sont perdus sur cette cote; un port de refuge les eut sauves.

Voila donc les divers points sur lesquels j'appelle la sollicitude du gouvernement: premierement, etudier dans son ensemble la question du littoral que je n'ai pu qu'effleurer; deuxiemement, examiner le systeme propose par M. Bernard Fortin, ingenieur de l'etat, pour l'embouchure des fleuves et notamment pour le Havre; troisiemement, etudier et generaliser l'application du brise-lame; quatriemement, creer des ports de refuge.

Je voudrais qu'un bon sens ferme et ingenieux comme celui de l'honorable M. Dumon s'appliquat a l'etude et a la solution de ces diverses questions. Je voudrais qu'il nous fut presente a la session prochaine un ensemble de mesures qui regulariserait toutes celles qu'on a prises jusqu'a ce jour et a l'efficacite desquelles je m'associe en grande partie. Je suis loin de meconnaitre tout ce qui a ete fait, pourvu qu'on reconnaisse tout ce qui peut etre fait encore; et pour ma part j'appuie le projet de loi. Une somme de cent cinquante millions a ete depensee depuis dix ans dans le but d'ameliorer les ports; cette somme aurait pu etre utilisee dans un systeme plus grand et plus vaste; cependant cette depense a ete localement utile et a obvie a de grands inconvenients, je suis loin de le nier. Mais ce que je demande a M. le ministre des travaux publics, c'est l'examen approfondi de toutes ces questions. Nous sommes en presence de deux phenomenes contraires sur notre double littoral. Sur l'un, nous avons l'Ocean qui s'avance; sur l'autre, la Mediterranee qui se retire. Deux perils egalement graves. Sur la cote de l'Ocean, nos ports perissent par l'encombrement; sur la cote de la Mediterranee, ils perissent par l'atterrissement.

Je ne dirai plus qu'un mot, messieurs. La nature nous a fait des dons magnifiques; elle nous a donne ce double littoral sur l'Ocean et sur la Mediterranee. Elle nous a donne des rades nombreuses sur les deux mers, des havres de commerce, des ports de guerre. Eh bien, il semble, quand on examine certains phenomenes, qu'elle veuille nous les retirer. C'est a nous de nous defendre, c'est a nous de lutter. Par quels moyens? Par tous les moyens que l'art, que la science, que la pensee, que l'industrie mettent a notre service. Ces moyens, je les ignore, ce n'est pas moi qui peux utilement les indiquer; je ne peux que provoquer, je ne peux que desirer un travail serieux sur la matiere, une grande impulsion de l'etat. Mais ce que je sais, ce que vous savez comme moi, ce que j'affirme, c'est que ces forces, ces marees qui montent, ces fleuves qui descendent, ces forces qui detruisent, peuvent aussi creer, reparer, feconder; elles enfantent le desordre, mais, dans les vues eternelles de la providence, c'est pour l'ordre qu'elles sont faites. Secondons ces grandes vues; peuple, chambres, legislateurs, savants, penseurs, gouvernants, ayons sans cesse presente a l'esprit cette haute et patriotique idee, fortifier, fortifier dans tous les sens du mot, le littoral de la France, le fortifier contre l'Angleterre, le fortifier contre l'Ocean! Dans ce grand but, stimulons l'esprit de decouverte et de nouveaute, qui est comme l'ame de notre epoque. C'est la la mission d'un peuple comme la France. Dans ce monde, c'est la mission de l'homme lui-meme, Dieu l'a voulu ainsi; partout ou il y a une force, il faut qu'il y ait une intelligence pour la dompter. La lutte de l'intelligence humaine avec les forces aveugles de la matiere est le plus beau spectacle de la nature; c'est par la que la creation se subordonne a la civilisation et que l'oeuvre complete de la providence s'execute.

Je vote donc pour le projet de loi; mais je demande a M. le ministre des travaux publics un examen approfondi de toutes les questions qu'il souleve. Je demande que les points que je n'ai pu parcourir que tres rapidement, j'en ai indique les motifs a la chambre, soient etudies avec tous les moyens dont le gouvernement dispose, grace a la centralisation. Je demande qu'a l'une des sessions prochaines un travail general, un travail d'ensemble, soit apporte aux chambres. Je demande que la question grave du littoral soit mise desormais a l'ordre du jour pour les pouvoirs comme pour les esprits. Ce n'est pas trop de toute l'intelligence de la France pour lutter contre toutes les forces de la mer. (Approbation sur tous les bancs.)

III

LA FAMILLE BONAPARTE

[Note: Une petition de Jerome-Napoleon Bonaparte, ancien roi de Westphalie, demandait aux chambres la rentree de sa famille en France, M. Charles Dupin proposait le depot de cette petition au bureau des renseignements; il disait dans son rapport: "C'est a la couronne qu'il appartient de choisir le moment pour accorder, suivant le caractere et les merites des personnes, les faveurs qu'une tolerance eclairee peut conseiller; faveurs accordees plusieurs fois a plusieurs membres de l'ancienne famille imperiale, et toujours avec l'assentiment de la generosite nationale." La petition fut renvoyee au bur des renseignements. Le soir de ce meme jour, 14 juin, le roi Louis-Philippe, apres avoir pris connaissance du discours de M. Victor Hugo, declara au marechal Soult, president du conseil des ministres, qu'il entendait autoriser la famille Bonaparte a rentrer en France. (Note de l'editeur.)]

14 juin 1847.

Messieurs les pairs, en presence d'une petition comme celle-ci, je le declare sans hesiter, je suis du parti des exiles et des proscrits. Le gouvernement de mon pays peut compter sur moi, toujours, partout, pour l'aider et pour le servir dans toutes les occasions graves et dans toutes les causes justes. Aujourd'hui meme, dans ce moment, je le sers, je crois le servir du moins, en lui conseillant de prendre une noble initiative, d'oser faire ce qu'aucun gouvernement, j'en conviens, n'aurait fait avant l'epoque ou nous sommes, d'oser, en un mot, etre magnanime et intelligent. Je lui fais cet honneur de le croire assez fort pour cela.

D'ailleurs, laisser rentrer en France des princes bannis, ce serait de la grandeur, et depuis quand cesse-t-on d'etre assez fort parce qu'on est grand?

Oui, messieurs, je le dis hautement, dut la candeur de mes paroles faire sourire ceux qui ne reconnaissent dans les choses humaines que ce qu'ils appellent la necessite politique et la raison d'etat, a mon sens, l'honneur de notre gouvernement de juillet, le triomphe de la civilisation, la couronne de nos trente-deux annees de paix, ce serait de rappeler purement et simplement dans leur pays, qui est le notre, tous ces innocents illustres dont l'exil fait des pretendants et dont l'air de la patrie ferait des citoyens. (Tres bien! tres bien!)

Messieurs, sans meme invoquer ici, comme l'a fait si dignement le noble prince de la Moskowa, toutes les considerations speciales qui se rattachent au passe militaire, si national et si brillant, du noble petitionnaire, le frere d'armes de beaucoup d'entre vous, soldat apres le 18 brumaire, general a Waterloo, roi dans l'intervalle, sans meme invoquer, je le repete, toutes ces considerations pourtant si decisives, ce n'est pas, disons-le, dans un temps comme le notre, qu'il peut etre bon de maintenir les proscriptions et d'associer indefiniment la loi aux violences du sort et aux reactions de la destinee.

Ne l'oublions pas, car de tels evenements sont de hautes lecons, en fait d'elevations comme en fait d'abaissements, notre epoque a vu tous les spectacles que la fortune peut donner aux hommes. Tout peut arriver, car tout est arrive. Il semble, permettez-moi cette figure, que la destinee, sans etre la justice, ait une balance comme elle; quand un plateau monte, l'autre descend. Tandis qu'un sous-lieutenant d'artillerie devenait empereur des Francais, le premier prince du sang de France devenait professeur de mathematiques. Cet auguste professeur est aujourd'hui le plus eminent des rois de l'Europe. Messieurs, au moment de statuer sur cette petition, ayez ces profondes oscillations des existences royales presentes a l'esprit. (Adhesion.)

Non, ce n'est pas apres tant de revolutions, ce n'est pas apres tant de vicissitudes qui n'ont epargne aucune tete, qu'il peut etre impolitique de donner solennellement l'exemple du saint respect de l'adversite. Heureuse la dynastie dont on pourra dire: Elle n'a exile personne! elle n'a proscrit personne! elle a trouve les portes de la France fermees a des francais, elle les a ouvertes et elle a dit: entrez!

J'ai ete heureux, je l'avoue, que cette petition fut presentee. Je suis de ceux qui aiment l'ordre d'idees qu'elle souleve et qu'elle ramene. Gardez-vous de croire, messieurs, que de pareilles discussions soient inutiles! elles sont utiles entre toutes. Elles font reparaitre a tous les yeux, elles eclairent d'une vive lumiere pour tous les esprits ce cote noble et pur des questions humaines qui ne devrait jamais s'obscurcir ni s'effacer. Depuis quinze ans, on a traite avec quelque dedain et quelque ironie tout cet ordre de sentiments; on a ridiculise l'enthousiasme. Poesie! disait-on. On a raille ce qu'on a appele la politique sentimentale et chevaleresque, on a diminue ainsi dans les coeurs la notion, l'eternelle notion du vrai, du juste et du beau, et l'on a fait prevaloir les considerations d'utilite et de profit, les hommes d'affaires, les interets materiels. Vous savez, messieurs, ou cela nous a conduits. (Mouvement.)

Quant a moi, en voyant les consciences qui se degradent, l'argent qui regne, la corruption qui s'etend, les positions les plus hautes envahies par les passions les plus basses (mouvement prolonge), en voyant les miseres du temps present, je songe aux grandes choses du temps passe, et je suis, par moments, tente de dire a la chambre, a la presse, a la France entiere: Tenez, parlons un peu de l'empereur, cela nous fera du bien! (Vive et profonde adhesion.)

Oui, messieurs, remettons quelquefois a l'ordre du jour, quand l'occasion s'en presente, les genereuses idees et les genereux souvenirs. Occupons-nous un peu, quand nous le pouvons, de ce qui a ete et de ce qui est noble et pur, illustre, fier, heroique, desinteresse, national, ne fut-ce que pour nous consoler d'etre si souvent forces de nous occuper d'autre chose. (Tres bien!)

J'aborde maintenant le cote purement politique de la question. Je serai tres court; je prie la chambre de trouver bon que je l'effleure rapidement en quelques mots.

Tout a l'heure, j'entendais dire a cote de moi: Mais prenez garde! on ne provoque pas legerement l'abrogation d'une loi de bannissement politique; il y a danger; il peut y avoir danger. Danger! quel danger? Quoi? Des menees? des intrigues? des complots de salon? la generosite payee en conspirations et en ingratitude? Y a-t-il la un serieux peril? Non, messieurs Le danger, aujourd'hui, n'est pas du cote des princes. Nous ne sommes, grace a Dieu, ni dans le siecle ni dans le pays des revolutions de caserne et de palais. C'est peu de chose qu'un pretendant en presence d'une nation libre qui travaille et qui pense. Rappelez-vous l'avortement de Strasbourg suivi de l'avortement de Boulogne.

Le danger aujourd'hui, messieurs, permettez-moi de vous le dire en passant, voulez-vous savoir ou il est? Tournez vos regards, non du cote des princes, mais du cote des masses,—du cote des classes nombreuses et laborieuses, ou il y a tant de courage, tant d'intelligence, tant de patriotisme, ou il y a tant de germes utiles et en meme temps, je le dis avec douleur, tant de ferments redoutables. C'est au gouvernement que j'adresse cet avertissement austere. Il ne faut pas que le peuple souffre! il ne faut pas que le peuple ait faim! La est la question serieuse, la est le danger. La seulement, la, messieurs, et point ailleurs! (Oui!) Toutes les intrigues de tous les pretendants ne feront point changer de cocarde au moindre de vos soldats, les coups de fourche de Buzancais peuvent ouvrir brusquement un abime! (Mouvement.)

J'appelle sur ce que je dis en ce moment les meditations de cette sage et illustre assemblee.

Quant aux princes bannis, sur lesquels le debat s'engage, voici ce que je dirai au gouvernement; j'insiste sur ceci, qui est ma conviction, et aussi, je crois, celle de beaucoup de bons esprits: j'admets que, dans des circonstances donnees, des lois de bannissement politique, lois de leur nature toujours essentiellement revolutionnaires, peuvent etre momentanement necessaires. Mais cette necessite cesse; et, du jour ou elles ne sont plus necessaires, elles ne sont pas seulement illiberales et iniques, elles sont maladroites.

L'exil est une designation a la couronne, les exiles sont des en-cas. (Mouvement.) Tout au contraire, rendre a des princes bannis, sur leur demande, leur droit de cite, c'est leur oter toute importance, c'est leur declarer qu'on ne les craint pas, c'est leur demontrer par le fait que leur temps est fini. Pour me servir d'expressions precises, leur restituer leur qualite civique, c'est leur retirer leur signification politique. Cela me parait evident. Replacez-les donc dans la loi commune; laissez-les, puisqu'ils vous le demandent, laissez-les rentrer en France comme de simples et nobles francais qu'ils sont, et vous ne serez pas seulement justes, vous serez habiles.

Je ne veux remuer ici, cela va sans dire, aucune passion. J'ai le sentiment que j'accomplis un devoir en montant a cette tribune. Quand j'apporte au roi Jerome-Napoleon, exile, mon faible appui, ce ne sont pas seulement toutes les convictions de mon ame, ce sont tous les souvenirs de mon enfance qui me sollicitent. Il y a, pour ainsi dire, de l'heredite dans ce devoir, et il me semble que c'est mon pere, vieux soldat de l'empire, qui m'ordonne de me lever et de parler. (Sensation.) Aussi je vous parle, messieurs les pairs, comme on parle quand on accomplit un devoir. Je ne m'adresse, remarquez-le, qu'a ce qu'il y a de plus calme, de plus grave, de plus religieux dans vos consciences. Et c'est pour cela que je veux vous dire et que je vais vous dire, en terminant, ma pensee tout entiere sur l'odieuse iniquite de cette loi dont je provoque l'abrogation. (Marques d'attention.)

Messieurs les pairs, cet article d'une loi francaise qui bannit a perpetuite du sol francais la famille de Napoleon me fait eprouver je ne sais quoi d'inoui et d'inexprimable. Tenez, pour faire comprendre ma pensee, je vais faire une supposition presque impossible. Certes, l'histoire des quinze premieres annees de ce siecle, cette histoire que vous avez faite, vous, generaux, veterans venerables devant qui je m'incline et qui m'ecoutez dans cette enceinte … (mouvement), cette histoire, dis-je, est connue du monde entier, et il n'est peut-etre pas, dans les pays les plus lointains, un etre humain qui n'en ait entendu parler. On a trouve en Chine, dans une pagode, le buste de Napoleon parmi les figures des dieux! Eh bien! je suppose, c'est la ma supposition a peu pres impossible, mais vous voulez bien me l'accorder, je suppose qu'il existe dans un coin quelconque de l'univers un homme qui ne sache rien de cette histoire, et qui n'ait jamais entendu prononcer le nom de l'empereur, je suppose que cet homme vienne en France, et qu'il lise ce texte de loi qui dit: "La famille de Napoleon est bannie a perpetuite du territoire francais." Savez-vous ce qui se passerait dans l'esprit de cet etranger? En presence d'une penalite si terrible, il se demanderait ce que pouvait etre ce Napoleon, il se dirait qu'a coup sur c'etait un grand criminel, que sans doute une honte indelebile s'attachait a son nom, que probablement il avait renie ses dieux, vendu son peuple, trahi son pays, que sais-je? … Il se demanderait, cet etranger, avec une sorte d'effroi, par quels crimes monstrueux ce Napoleon avait pu meriter d'etre ainsi frappe a jamais dans toute sa race. (Mouvement.)

Messieurs, ces crimes, les voici; c'est la religion relevee, c'est le code civil redige, c'est la France augmentee au dela meme de ses frontieres naturelles, c'est Marengo, Iena, Wagram, Austerlitz, c'est la plus magnifique dot de puissance et de gloire qu'un grand homme ait jamais apportee a une grande nation! (Tres bien! Approbation.)

Messieurs les pairs, le frere de ce grand homme vous implore a cette heure. C'est un vieillard, c'est un ancien roi aujourd'hui suppliant. Rendez-lui la terre de la patrie! Jerome-Napoleon, pendant la premiere moitie de sa vie, n'a eu qu'un desir, mourir pour la France. Pendant la derniere, il n'a eu qu'une pensee, mourir en France. Vous ne repousserez pas un pareil voeu. (Approbation prolongee sur tous les bancs.)

IV

LE PAPE PIE IX
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