Actes et Paroles, Volume 1
M. VICTOR HUGO, apres avoir lu.—On me transmet l'observation que voici, et a laquelle je vais donner immediatement satisfaction. Voici:
"Ce qui a revolte l'assemblee, c'est que vous avez dit vous, et que vous n'avez pas parle indirectement."
L'auteur de cette observation reconnaitra demain, en lisant le Moniteur, que je n'ai pas dit vous, que j'ai parle indirectement, que je ne me suis adresse a personne directement dans l'assemblee. Et je repete que je ne m'adresse a personne.
Faisons cesser ce malentendu.
VOIX A DROITE.—Bien! bien! Passez outre.
M. LE PRESIDENT.—Faites sortir l'assemblee de l'etat ou vous l'avez mise.
Messieurs, veuillez faire silence.
M. VICTOR HUGO.—Vous lirez demain le Moniteur qui a recueilli mes paroles, et vous regretterez votre precipitation. Jamais je n'ai songe un seul instant a un seul membre de cette assemblee, je le declare, et je laisse mon rappel a l'ordre sur la conscience de M. le president. (Mouvement.—Tres bien! tres bien!)
Encore un instant, et je descends de la tribune.
(Le silence se retablit sur tous les bancs. L'orateur se tourne vers la droite.)
Monarchie legitime, monarchie imperiale! qu'est-ce que vous nous voulez? Nous sommes les hommes d'un autre age. Pour nous, il n'y a de fleurs de lys qu'a Fontenoy, et il n'y a d'aigles qu'a Eylau et a Wagram.
Je vous l'ai deja dit, vous etes le passe. De quel droit mettez-vous le present en question? qu'y a-t-il de commun entre vous et lui? Contre qui et pour qui vous coalisez-vous? Et puis, que signifie cette coalition? Qu'est-ce que c'est que cette alliance? Qu'est-ce que c'est que cette main de l'empire que je vois dans la main de la legitimite? Legitimistes, l'empire a tue le duc d'Enghien! Imperialistes, la legitimite a fusille Murat! (Vive impression.)
Vous vous touchez les mains; prenez garde, vous melez des taches de sang! (Sensation.)
Et puis qu'esperez-vous? detruire la republique? Vous entreprenez la une besogne rude. Y avez-vous bien songe? Quand un ouvrier a travaille dix-huit heures, quand un peuple a travaille dix-huit siecles, et qu'ils ont enfin l'un et l'autre recu leur payement, allez donc essayer d'arracher a cet ouvrier son salaire et a ce peuple sa republique!
Savez-vous ce qui fait la republique forte? savez-vous ce qui la fait invincible? savez-vous ce qui la fait indestructible? Je vous l'ai dit en commencant, et en terminant je vous le repete, c'est qu'elle est la somme du labeur des generations, c'est qu'elle est le produit accumule des efforts anterieurs, c'est qu'elle est un resultat historique autant qu'un fait politique, c'est qu'elle fait pour ainsi dire partie du climat actuel de la civilisation, c'est qu'elle est la forme absolue, supreme, necessaire, du temps ou nous vivons, c'est qu'elle est l'air que nous respirons, et qu'une fois que les nations ont respire cet air-la, prenez-en votre parti, elles ne peuvent plus en respirer d'autre! Oui, savez-vous ce qui fait que la republique est imperissable? C'est qu'elle s'identifie d'un cote avec le siecle, et de l'autre avec le peuple! elle est l'idee de l'un et la couronne de l'autre!
Messieurs les revisionnistes, je vous ai demande ce que vous vouliez. Ce que je veux, moi, je vais vous le dire. Toute ma politique, la voici en deux mots. Il faut supprimer dans l'ordre social un certain degre de misere, et dans l'ordre politique une certaine nature d'ambition. Plus de pauperisme et plus de monarchisme. La France ne sera tranquille que lorsque, par la puissance des institutions qui donneront du travail et du pain aux uns et qui oteront l'esperance aux autres, nous aurons vu disparaitre du milieu de nous tous ceux qui tendent la main, depuis les mendiants jusqu'aux pretendants. (Explosion d'applaudissements.—Cris et murmures a droite.)
M. LE PRESIDENT.—Laissez donc finir, pour l'amour de Dieu! (On rit.)
M. BELIN.—Pour l'amour du diner.
M. LE PRESIDENT.—Allons! de grace! de grace!
M. VICTOR HUGO.—Messieurs, il y a deux sortes de questions, les questions fausses et les questions vraies.
L'assistance, le salaire, le credit, l'impot, le sort des classes laborieuses …—eh! mon Dieu! ce sont la des questions toujours negligees, toujours ajournees! Souffrez qu'on vous en parle de temps en temps! Il s'agit du peuple, messieurs! Je continue.—Les souffrances des faibles, du pauvre, de la femme, de l'enfant, l'education, la penalite, la production, la consommation, la circulation, le travail, qui contient le pain de tous, le suffrage universel, qui contient le droit de tous, la solidarite entre hommes et entre peuples, l'aide aux nationalites opprimees, la fraternite francaise produisant par son rayonnement la fraternite europeenne,—voila les questions vraies.
La legitimite, l'empire, la fusion, l'excellence de la monarchie sur la republique, les theses philosophiques qui sont grosses de barricades, le choix entre les pretendants,—voila les fausses questions.
Eh bien! il faut bien vous le dire, vous quittez les questions vraies pour les fausses questions; vous quittez les questions vivantes pour les questions mortes. Quoi! c'est la votre intelligence politique! Quoi! c'est la le spectacle que vous nous donnez! Le legislatif et l'executif se querellent, les pouvoirs se prennent au collet; rien ne se fait, rien ne va; de vaines et pitoyables disputes; les partis tiraillent la constitution dans l'espoir de dechirer la republique; les hommes se dementent, l'un oublie ce qu'il a jure, les autres oublient ce qu'ils ont crie; et pendant ces agitations miserables, le temps, c'est-a-dire la vie, se perd!
Quoi! c'est la la situation que vous nous faites! la neutralisation de toute autorite par la lutte, l'abaissement, et, par consequent, l'effacement du pouvoir, la stagnation, la torpeur, quelque chose de pareil a la mort! Nulle grandeur, nulle force, nulle impulsion. Des tracasseries, des taquineries, des conflits, des chocs. Pas de gouvernement!
Et cela, dans quel moment?
Au moment ou, plus que jamais, une puissante initiative democratique est necessaire! au moment ou la civilisation, a la veille de subir une solennelle epreuve, a, plus que jamais, besoin de pouvoirs actifs, intelligents, feconds, reformateurs, sympathiques aux souffrances du peuple, pleins d'amour et, par consequent, pleins de force! au moment ou les jours troubles arrivent! au moment ou tous les interets semblent prets a entrer en lutte contre tous les principes! au moment ou les problemes les plus formidables se dressent devant la societe et l'attendent avec des sommations a jour fixe! au moment ou 1852 s'approche, masque, effrayant, les mains pleines de questions redoutables! au moment ou les philosophes, les publicistes, les observateurs serieux, ces hommes qui ne sont pas des hommes d'etat, qui ne sont que des hommes sages, attentifs, inquiets, penches sur l'avenir, penches sur l'inconnu, l'oeil fixe sur toutes ces obscurites accumulees, croient entendre distinctement le bruit monstrueux de la porte des revolutions qui se rouvre dans les tenebres. (Vive et universelle emotion. Quelques rires a droite.)
Messieurs, je termine. Ne nous le dissimulons pas, cette discussion, si orageuse qu'elle soit, si profondement qu'elle remue les masses, n'est qu'un prelude.
Je le repete, l'annee 1852 approche. L'instant arrive ou vont reparaitre, reveillees et encouragees par la loi fatale du 31 mai, armees par elle pour leur dernier combat contre le suffrage universel garrotte, toutes ces pretentions dont je vous ai parle, toutes ces legitimites antiques qui ne sont que d'antiques usurpations! L'instant arrive ou une melee terrible se fera de toutes les formes dechues, imperialisme, legitimisme, droit de la force, droit divin, livrant ensemble l'assaut au grand droit democratique, au droit humain! Ce jour-la, tout sera, en apparence, remis en question. Grace aux revendications opiniatres du passe, l'ombre couvrira de nouveau ce grand et illustre champ de bataille des idees et du progres qu'on appelle la France. Je ne sais pas ce que durera cette eclipse, je ne sais pas ce que durera ce combat; mais ce que je sais, ce qui est certain, ce que je predis, ce que j'affirme, c'est que le droit ne perira pas! c'est que, quand le jour reparaitra, on ne retrouvera debout que deux combattants, le peuple et Dieu! (Immense acclamation.—Tous les membres de la gauche recoivent l'orateur au pied de la tribune, et lui serrent la main. La seance est suspendue pendant dix minutes, malgre la voix de M. Dupin et les cris des huissiers.)
CONGRES DE LA PAIX
A PARIS
I
DISCOURS D'OUVERTURE
2l aout 1849.
M. Victor Hugo est elu president. M. Cobden est elu vice-president. M.
Victor Hugo se leve et dit:
Messieurs, beaucoup d'entre vous viennent des points du globe les plus eloignes, le coeur plein d'une pensee religieuse et sainte. Vous comptez dans vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres des cultes chretiens, des ecrivains eminents, plusieurs de ces hommes considerables, de ces hommes publics et populaires qui sont les lumieres de leur nation. Vous avez voulu dater de Paris les declarations de cette reunion d'esprits convaincus et graves, qui ne veulent pas seulement le bien d'un peuple, mais qui veulent le bien de tous les peuples. (Applaudissements.) Vous venez ajouter aux principes qui dirigent aujourd'hui les hommes d'etat, les gouvernants, les legislateurs, un principe superieur. Vous venez tourner en quelque sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l'evangile, celui qui impose la paix aux enfants du meme Dieu, et, dans cette ville qui n'a encore decrete que la fraternite des citoyens, vous venez proclamer la fraternite des hommes.
Soyez les bienvenus! (Long mouvement.)
En presence d'une telle pensee et d'un tel acte, il ne peut y avoir place pour un remerciement personnel. Permettez-moi donc, dans les premieres paroles que je prononce devant vous, d'elever mes regards plus haut que moi-meme, et d'oublier, en quelque sorte, le grand honneur que vous venez de me conferer, pour ne songer qu'a la grande chose que vous voulez faire.
Messieurs, cette pensee religieuse, la paix universelle, toutes les nations liees entre elles d'un lien commun, l'evangile pour loi supreme, la mediation substituee a la guerre, cette pensee religieuse est-elle une pensee pratique? cette idee sainte est-elle une idee realisable? Beaucoup d'esprits positifs, comme on parle aujourd'hui, beaucoup d'hommes politiques vieillis, comme on dit, dans le maniement des affaires, repondent: Non. Moi, je reponds avec vous, je reponds sans hesiter, je reponds: Oui! (applaudissements) et je vais essayer de le prouver tout a l'heure.
Je vais plus loin; je ne dis pas seulement: C'est un but realisable, je dis: C'est un but inevitable; on peut en retarder ou en hater l'avenement, voila tout. La loi du monde n'est pas et ne peut pas etre distincte de la loi de Dieu. Or, la loi de Dieu, ce n'est pas la guerre, c'est la paix. (Applaudissements.) Les hommes ont commence par la lutte, comme la creation par le chaos. (Bravo! bravo!) D'ou viennent-ils? De la guerre; cela est evident. Mais ou vont-ils? A la paix; cela n'est pas moins evident.
Quand vous affirmez ces hautes verites, il est tout simple que votre affirmation rencontre la negation; il est tout simple que votre foi rencontre l'incredulite; il est tout simple que, dans cette heure de nos troubles et de nos dechirements, l'idee de la paix universelle surprenne et choque presque comme l'apparition de l'impossible et de l'ideal; il est tout simple que l'on crie a l'utopie; et, quant a moi, humble et obscur ouvrier dans cette grande oeuvre du dix-neuvieme siecle, j'accepte cette resistance des esprits sans qu'elle m'etonne ni me decourage. Est-il possible que vous ne fassiez pas detourner les tetes et fermer les yeux dans une sorte d'eblouissement, quand, au milieu des tenebres qui pesent encore sur nous, vous ouvrez brusquement la porte rayonnante de l'avenir? (Applaudissements.)
Messieurs, si quelqu'un, il y a quatre siecles, a l'epoque ou la guerre existait de commune a commune, de ville a ville, de province a province, si quelqu'un eut dit a la Lorraine, a la Picardie, a la Normandie, a la Bretagne, a l'Auvergne, a la Provence, au Dauphine, a la Bourgogne: Un jour viendra ou vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra ou vous ne leverez plus d'hommes d'armes les uns contre les autres, un jour viendra ou l'on ne dira plus:—Les normands ont attaque les picards, les lorrains ont repousse les bourguignons. Vous aurez bien encore des differends a regler, des interets a debattre, des contestations a resoudre, mais savez-vous ce que vous mettrez a la place des hommes d'armes? savez-vous ce que vous mettrez a la place des gens de pied et de cheval, des canons, des fauconneaux, des lances, des piques, des epees? Vous mettrez une petite boite de sapin que vous appellerez l'urne du scrutin, et de cette boite il sortira, quoi? une assemblee! une assemblee en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblee qui sera comme votre ame a tous, un concile souverain et populaire qui decidera, qui jugera, qui resoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les coeurs, qui dira a chacun: La finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les armes! vivez en paix! (Applaudissements.) Et ce jour-la, vous vous sentirez une pensee commune, des interets communs, une destinee commune; vous vous embrasserez, vous vous reconnaitrez fils du meme sang et de la meme race; ce jour-la, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple; vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous appellerez plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation.
Si quelqu'un eut dit cela a cette epoque, messieurs, tous les hommes positifs, tous les gens serieux, tous les grands politiques d'alors se fussent ecries:—Oh! le songeur! Oh! le reve-creux! Comme cet homme connait peu l'humanite! Que voila une etrange folie et une absurde chimere!—Messieurs, le temps a marche, et cette chimere, c'est la realite. (Mouvement.)
Et, j'insiste sur ceci, l'homme qui eut fait cette prophetie sublime eut ete declare fou par les sages, pour avoir entrevu les desseins de Dieu! (Nouveau mouvement.)
Eh bien! vous dites aujourd'hui, et je suis de ceux qui disent avec vous, tous, nous qui sommes ici, nous disons a la France, a l'Angleterre, a la Prusse, a l'Autriche, a l'Espagne, a l'Italie, a la Russie, nous leur disons:
Un jour viendra ou les armes vous tomberont des mains, a vous aussi! Un jour viendra ou la guerre paraitra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Petersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu'elle serait impossible et qu'elle paraitrait absurde aujourd'hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra ou vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualites distinctes et votre glorieuse individualite, vous vous fondrez etroitement dans une unite superieure, et vous constituerez la fraternite europeenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra ou il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marches s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idees. Un jour viendra ou les boulets et les bombes seront remplaces par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le venerable arbitrage d'un grand senat souverain qui sera a l'Europe ce que le parlement est a l'Angleterre, ce que la diete est a l'Allemagne, ce que l'assemblee legislative est a la France! (Applaudissements.) Un jour viendra ou l'on montrera un canon dans les musees comme on y montre aujourd'hui un instrument de torture, en s'etonnant que cela ait pu etre! (Rires et bravos.) Un jour viendra ou l'on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d'Amerique, les Etats-Unis d'Europe (applaudissements), places en face l'un de l'autre, se tendant la main par-dessus les mers, echangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs genies, defrichant le globe, colonisant les deserts, ameliorant la creation sous le regard du createur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-etre de tous, ces deux forces infinies, la fraternite des hommes et la puissance de Dieu! (Longs applaudissements.)
Et ce jour-la, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener, car nous vivons dans un temps rapide, nous vivons dans le courant d'evenements et d'idees le plus impetueux qui ait encore entraine les peuples, et, a l'epoque ou nous sommes, une annee fait parfois l'ouvrage d'un siecle.
Et francais, anglais, belges, allemands, russes, slaves, europeens, americains, qu'avons-nous a faire pour arriver le plus tot possible a ce grand jour? Nous aimer. (Immenses applaudissements.)
Nous aimer! Dans cette oeuvre immense de la pacification, c'est la meilleure maniere d'aider Dieu!
Car Dieu le veut, ce but sublime! Et voyez, pour y atteindre, ce qu'il fait de toutes parts! Voyez que de decouvertes il fait sortir du genie humain, qui toutes vont a ce but, la paix! Que de progres, que de simplifications! Comme la nature se laisse de plus en plus dompter par l'homme! comme la matiere devient de plus en plus l'esclave de l'intelligence et la servante de la civilisation! comme les causes de guerre s'evanouissent avec les causes de souffrance! comme les peuples lointains se touchent! comme les distances se rapprochent! Et le rapprochement, c'est le commencement de la fraternite.
Grace aux chemins de fer, l'Europe bientot ne sera pas plus grande que ne l'etait la France au moyen age! Grace aux navires a vapeur, on traverse aujourd'hui l'Ocean plus aisement qu'on ne traversait autrefois la Mediterranee! Avant peu, l'homme parcourra la terre comme les dieux d'Homere parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques annees, et le fil electrique de la concorde entourera le globe et etreindra le monde. (Applaudissements.)
Ici, messieurs, quand j'approfondis ce vaste ensemble, ce vaste concours d'efforts et d'evenements, tous marques du doigt de Dieu; quand je songe a ce but magnifique, le bien-etre des hommes, la paix; quand je considere ce que la providence fait pour et ce que la politique fait contre, une reflexion douloureuse s'offre a mon esprit.
Il resulte des statistiques et des budgets compares que les nations europeennes depensent tous les ans, pour l'entretien de leurs armees, une somme qui n'est pas moindre de deux milliards, et qui, si l'on y ajoute l'entretien du materiel des etablissements de guerre, s'eleve a trois milliards. Ajoutez-y encore le produit perdu des journees de travail de plus de deux millions d'hommes, les plus sains, les plus vigoureux, les plus jeunes, l'elite des populations, produit que vous ne pouvez pas evaluer a moins d'un milliard, et vous arrivez a ceci que les armees permanentes coutent annuellement a l'Europe quatre milliards. Messieurs, la paix vient de durer trente-deux ans, et en trente-deux ans la somme monstrueuse de cent vingt-huit milliards a ete depensee pendant la paix pour la guerre! (Sensation.) Supposez que les peuples d'Europe, au lieu de se defier les uns des autres, de se jalouser, de se hair, se fussent aimes; supposez qu'ils se fussent dit qu'avant meme d'etre francais, ou anglais, ou allemand, on est homme, et que, si les nations sont des patries, l'humanite est une famille. Et maintenant, cette somme de cent vingt-huit milliards, si follement et si vainement depensee par la defiance, faites-la depenser par la confiance! ces cent vingt-huit milliards donnes a la haine, donnez-les a l'harmonie! ces cent vingt-huit milliards donnes a la guerre, donnez-les a la paix! (Applaudissements.) donnez-les au travail, a l'intelligence, a l'industrie, au commerce la navigation, a l'agriculture, aux sciences, aux arts, et representez-vous le resultat. Si, depuis trente-deux ans, cette gigantesque somme de cent vingt-huit milliards avait ete depensee de cette facon, l'Amerique, de son cote, aidant l'Europe, savez-vous ce qui serait arrive? La face du monde serait changee! les isthmes seraient coupes, les fleuves creuses, les montagnes percees, les chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande du globe aurait centuple, et il n'y aurait plus nulle part ni landes, ni jacheres, ni marais; on batirait des villes la ou il n'y a encore que des solitudes; on creuserait des ports la ou il n'y a encore que des ecueils; l'Asie serait rendue a la civilisation, l'Afrique serait rendue a l'homme; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misere evanouirait! Et savez-vous ce qui s'evanouirait avec la misere? Les revolutions. (Bravos prolonges.) Oui, la face du monde serait changee! Au lieu de se dechirer entre-soi, on se repandrait pacifiquement sur l'univers! Aulieu de faire des revolutions, on ferait des colonies! Aulieu d'apporter la barbarie a la civilisation, on apporterait la civilisation a la barbarie! (Nouveaux applaudissements.)
Voyez, messieurs, dans quel aveuglement la preoccupation de la guerre jette les nations et les gouvernants; si les cent vingt-huit milliards qui ont ete donnes par l'Europe depuis trente-deux ans a la guerre qui n'existait pas avaient ete donnes a la paix qui existait, disons-le, et disons-le bien haut, on n'aurait rien vu en Europe de ce qu'on y voit en ce moment; le continent, au lieu d'etre un champ de bataille, serait un atelier; et, au lieu de ce spectacle douloureux et terrible, le Piemont abattu, Rome, la ville eternelle, livree aux oscillations miserables de la politique humaine, la Hongrie et Venise qui se debattent heroiquement, la France inquiete, appauvrie et sombre, la misere, le deuil, la guerre civile, l'obscurite sur l'avenir; au lieu de ce spectacle sinistre, nous aurions sous les yeux l'esperance, la joie, la bienveillance, l'effort de tous vers le bien-etre commun, et nous verrions partout se degager de la civilisation en travail le majestueux rayonnement de la concorde universelle. (Bravo! bravo! —Applaudissements.)
Chose digne de meditation! ce sont nos precautions contre la guerre qui ont amene les revolutions. On a tout fait, on a tout depense contre le peril imaginaire. On a aggrave ainsi la misere, qui etait le peril reel. On s'est fortifie contre un danger chimerique, on a tourne ses regards du cote ou n'etait pas le point noir, on a vu les guerres qui ne venaient pas, et l'on n'a pas vu les revolutions qui arrivaient. (Longs applaudissements.)
Messieurs, ne desesperons pas pourtant. Au contraire, esperons plus que jamais! Ne nous laissons pas effrayer par des commotions momentanees, secousses necessaires peut-etre des grands enfantements. Ne soyons pas injustes pour les temps ou nous vivons, ne voyons pas notre epoque autrement qu'elle n'est. C'est une prodigieuse et admirable epoque apres tout, et le dix-neuvieme siecle sera, disons-le hautement, la plus grande page de l'histoire. Comme je vous le rappelais tout a l'heure, tous les progres s'y revelent et s'y manifestent a la fois, les uns amenant les autres; chute des animosites internationales, effacement des frontieres sur la carte et des prejuges dans les coeurs, tendance a l'unite, adoucissement des moeurs, elevation du niveau de l'enseignement et abaissement du niveau des penalites, domination des langues les plus litteraires, c'est-a-dire les plus humaines; tout se meut en meme temps, economie politique, science, industrie, philosophie, legislation, et converge au meme but, la creation du bien-etre et de la bienveillance, c'est-a-dire, et c'est la pour ma part le but auquel je tendrai toujours, extinction de la misere au dedans, extinction de la guerre au dehors. (Applaudissements.)
Oui, je le dis en terminant, l'ere des revolutions se ferme, l'ere des ameliorations commence. Le perfectionnement des peuples quitte la forme violente pour prendre la forme paisible. Le temps est venu ou la providence va substituer a l'action desordonnee des agitateurs l'action religieuse et calme des pacificateurs. (Oui! oui!)
Desormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le voici: faire reconnaitre toutes les nationalites, restaurer l'unite historique des peuples et rallier cette unite a la civilisation par la paix, elargir sans cesse le groupe civilise, donner le bon exemple aux peuples encore barbares, substituer les arbitrages aux batailles; enfin, et ceci resume tout, faire prononcer par la justice le dernier mot que l'ancien monde faisait prononcer par la force. (Profonde sensation.)
Messieurs, je le dis en terminant, et que cette pensee nous encourage, ce n'est pas d'aujourd'hui que le genre humain est en marche dans cette voie providentielle. Dans notre vieille Europe, l'Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple seculaire elle a dit aux peuples: Vous etes libres. La France a fait le second pas, et elle a dit aux peuples: Vous etes souverains. Maintenant faisons le troisieme pas, et tous ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, Amerique, disons aux peuples: Vous etes freres! (Immense acclamation.—L'orateur se rassied au milieu des applaudissements.)
II
CLOTURE DU CONGRES DE LA PAIX
24 aout 1849.
Messieurs, vous m'avez permis de vous adresser quelques paroles de bienvenue; permettez-moi de vous adresser quelques paroles d'adieu.
Je serai tres court, l'heure est avancee, j'ai present a l'esprit l'article 3 du reglement, et, soyez tranquilles, je ne m'exposerai pas a me faire rappeler a l'ordre par le president. (On rit.)
Nous allons nous separer, mais nous resterons unis de coeur. (Oui! oui!) Nous avons desormais une pensee commune, messieurs; et une commune pensee, c'est, en quelque sorte, une commune patrie. (Sensation.) Oui, a dater de ce jour, nous tous qui sommes ici, nous sommes compatriotes! (Oui! oui!)
Vous avez pendant trois jours delibere, discute, approfondi, avec sagesse et dignite, de graves questions, et a propos de ces questions, les plus hautes que puisse agiter l'humanite, vous avez pratique noblement les grandes moeurs des peuples libres.
Vous avez donne aux gouvernements des conseils, des conseils amis qu'ils entendront, n'en doutez pas! (Oui! oui!) Des voix eloquentes se sont elevees parmi vous, de genereux appels ont ete faits a tous les sentiments magnanimes de l'homme et du peuple; vous avez depose dans les esprits, en depit des prejuges et des inimities internationales, le germe imperissable de la paix universelle.
Savez-vous ce que nous voyons, savez-vous ce que nous avons sous les yeux depuis trois jours? C'est l'Angleterre serrant la main de la France, c'est l'Amerique serrant la main de l'Europe, et quant a moi, je ne sache rien de plus grand et de plus beau! (Explosion d'applaudissements.)
Retournez maintenant dans vos foyers, rentrez dans vos pays le coeur plein de joie, dites-y que vous venez de chez vos compatriotes de France. (Mouvement.—Longue acclamation.) Dites que vous y avez jete les bases de la paix du monde, repandez partout cette bonne nouvelle, et semez partout cette grande pensee.
Apres les voix considerables qui se sont fait entendre, je ne rentrerai pas dans ce qui vous a ete explique et demontre, mais permettez-moi de repeter, pour clore ce congres solennel, les paroles que je prononcais en l'inaugurant. Ayez bon espoir! ayez bon courage! L'immense progres definitif qu'on dit que vous revez, et que je dis que vous enfantez, se realisera. (Bravo! bravo!) Songez a tous les pas qu'a deja faits le genre humain! Meditez le passe, car le passe souvent eclaire l'avenir. Ouvrez l'histoire et puisez-y des forces pour votre foi.
Oui, le passe et l'histoire, voila nos points d'appui.
Tenez, ce matin, a l'ouverture de cette seance, au moment ou un respectable orateur chretien [note: M. l'abbe Deguerry, cure de la Madeleine.] tenait vos ames palpitantes sous la grande et penetrante eloquence de l'homme cordial et du pretre fraternel, en ce moment-la, un membre de cette assemblee, dont j'ignore le nom, lui a rappele que le jour ou nous sommes, le 24 aout, est l'anniversaire de la Saint-Barthelemy. Le pretre catholique a detourne sa tete venerable et a repousse ce lamentable souvenir. Eh bien! ce souvenir, je l'accepte, moi! (Profonde et universelle impression.) Oui, je l'accepte! (Mouvement prolonge.)
Oui, cela est vrai, il y a de cela deux cent soixante et dix-sept annees, a pareil jour, Paris, ce Paris ou vous etes, s'eveillait epouvante au milieu de la nuit. Une cloche, qu'on appelait la cloche d'argent, tintait au palais de justice, les catholiques couraient aux armes, les protestants etaient surpris dans leur sommeil, et un guetapens, un massacre, un crime ou etaient melees toutes les haines, haines religieuses, haines civiles, haines politiques, un crime abominable s'accomplissait. Eh bien! aujourd'hui, dans ce meme jour, dans cette meme ville, Dieu donne rendez-vous a toutes ces haines et leur ordonne de se convertir en amour. (Tonnerred'applaudissements.) Dieu retire a ce funebre anniversaire sasignification sinistre; ou il y avait une tache de sang, il met un rayon de lumiere (long mouvement); a la place de l'idee de vengeance, de fanatisme et de guerre, il met l'idee de reconciliation, de tolerance et de paix; et, grace a lui, par sa volonte, grace aux progres qu'il amene et qu'il commande, precisement a cette date fatale du 24 aout, et pour ainsi dire presque a l'ombre de cette tour encore debout qui a sonne la Saint-Barthelemy, non seulement anglais et francais, italiens et allemands, europeens et americains, mais ceux qu'on nommait les papistes et ceux qu'on nommait les huguenots se reconnaissent freres (mouvement prolonge) et s'unissent dans un etroit et desormais indissoluble embrassement. (_Explosion de bravos et d'applaudissements.—M. l'abbe Deguerry et M. le pasteur Coquerel s'embrassent devant le fauteuil du president.—Les acclamations redoublent dans l'assemblee et dans les tribunes publiques.—M. Victor Hugo reprend.)
Osez maintenant nier le progres! (Nouveaux applaudissements.) Mais, sachez-le bien, celui qui nie le progres est un impie, celui qui nie le progres nie la providence, car providence et progres c'est la meme chose, et le progres n'est qu'un des noms humains du Dieu eternel! (Profonde et universelle sensation.—Bravo! bravo!)
Freres, j'accepte ces acclamations, et je les offre aux generations futures. (Applaudissements repetes.) Oui, que ce jour soit un jour memorable, qu'il marque la fin de l'effusion du sang humain, qu'il marque la fin des massacres et des guerres, qu'il inaugure le commencement de la concorde et de la paix du monde, et qu'on dise:—Le 24 aout 1572 s'efface et disparait sous le 24 aout 1849! (Longue et unanime acclamation.—L'emotion est a son comble; les bravos eclatent de toutes parts; les anglais et les americains se levent en agitant leurs mouchoirs et leurs chapeaux vers l'orateur, et, sur un signe de M. Cobden, ils poussent sept hourras.)
COUR D'ASSISES
1851
POUR CHARLES HUGO
[Note: Un braconnier de la Nievre, Montcharmont, condamne a mort, fut conduit, pour y etre execute, dans le petit village ou avait ete commis le crime.
Le patient etait doue d'une grande force physique; le bourreau et ses aides ne purent l'arracher de la charrette. L'execution fut suspendue; il fallut attendre du renfort. Quand les executeurs furent en nombre, le patient fut ramene devant l'echafaud, enleve du tombereau, porte sur la bascule, et pousse sous le couteau.
M. Charles Hugo, dans l'Evenement, raconta ce fait avec horreur. Il fut traduit devant la cour d'assises de la Seine, sous l'inculpation d'avoir manque au respect du a la loi.
Il fut defendu par son pere. Il fut condamne. (Note de l'editeur.)]
LA PEINE DE MORT
COUR D'ASSISES DE LA SEINE (Proces de l'Evenement)
11 juin 1851.
Messieurs les jures, aux premieres paroles que M. l'avocat general a prononcees, j'ai cru un moment qu'il allait abandonner l'accusation. Cette illusion n'a pas longtemps dure. Apres avoir fait de vains efforts pour circonscrire et amoindrir le debat, le ministere public a ete entraine, par la nature meme du sujet, a des developpements qui ont rouvert tous les aspects de la question, et, malgre lui, la question a repris toute sa grandeur. Je ne m'en plains pas.
J'aborde immediatement l'accusation. Mais, auparavant, commencons par bien nous entendre sur un mot. Les bonnes definitions font les bonnes discussions. Ce mot "respect du aux lois", qui sert de base a l'accusation, quelle portee a-t-il? que signifie-t-il? quel est son vrai sens? Evidemment, et le ministere public lui-meme me parait resigne a ne point soutenir le contraire, ce mot ne peut signifier suppression, sous pretexte de respect, de la critique des lois. Ce mot signifie tout simplement respect de l'execution des lois. Pas autre chose. Il permet la critique, il permet le blame, meme severe, nous en voyons des exemples tous les jours, et meme a l'endroit de la constitution, qui est superieure aux lois. Ce mot permet l'invocation au pouvoir legislatif pour abolir une loi dangereuse. Il permet enfin qu'on oppose a la loi un obstacle moral. Mais il ne permet pas qu'on lui oppose un obstacle materiel. Laissez executer une loi, meme mauvaise, meme injuste, meme barbare, denoncez-la a l'opinion, denoncez-la au legislateur, mais laissez-la executer. Dites qu'elle est mauvaise, dites qu'elle est injuste, dites qu'elle est barbare, mais laissez-la executer. La critique, oui; la revolte, non. Voila le vrai sens, le sens unique de ce mot, respect des lois.
Autrement, messieurs, pesez ceci. Dans cette grave operation de l'elaboration des lois, operation qui comprend deux fonctions, la fonction de la presse, qui critique, qui conseille, qui eclaire, et la fonction du legislateur, qui decide,—dans cette grave operation, dis-je, la premiere fonction, la critique, serait paralysee, et par contre-coup la seconde. Les lois ne seraient jamais critiquees, et, par consequent, il n'y aurait pas de raison pour qu'elles fussent jamais ameliorees, jamais reformees, l'assemblee nationale legislative serait parfaitement inutile. Il n'y aurait plus qu'a la fermer. Ce n'est pas la ce qu'on veut, je suppose. (On rit.)
Ce point eclairci, toute equivoque dissipee sur le vrai sens du mot "respect du aux lois", j'entre dans le vif de la question.
Messieurs les jures, il y a, dans ce qu'on pourrait appeler le vieux code europeen, une loi que, depuis plus d'un siecle, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les vrais hommes d'etat, veulent effacer du livre venerable de la legislation universelle; une loi que Beccaria a declaree impie et que Franklin a declaree abominable, sans qu'on ait fait de proces a Beccaria ni a Franklin; une loi qui, pesant particulierement sur cette portion du peuple qu'accablent encore l'ignorance et la misere, est odieuse a la democratie, mais qui n'est pas moins repoussee par les conservateurs intelligents; une loi dont le roi Louis-Philippe, que je ne nommerai jamais qu'avec le respect du a la vieillesse, au malheur et a un tombeau dans l'exil, une loi dont le roi Louis-Philippe disait: Je l'ai detestee toute ma vie; une loi contre laquelle M. de Broglie a ecrit, contre laquelle M. Guizot a ecrit; une loi dont la chambre des deputes reclamait par acclamation l'abrogation, il y a vingt ans, au mois d'octobre 1830, et qu'a la meme epoque le parlement demi-sauvage d'Otahiti rayait de ses codes; une loi que l'assemblee de Francfort abolissait il y a trois ans, et que l'assemblee constituante de la republique romaine, il y a deux ans, presque a pareil jour, a declaree abolie a jamais, sur la proposition du depute Charles Bonaparte; une loi que notre constituante de 1848 n'a maintenue qu'avec la plus douloureuse indecision et la plus poignante repugnance; une loi qui, a l'heure ou je parle, est placee sous le coup de deux propositions d'abolition, deposees sur la tribune legislative; une loi enfin dont la Toscane ne veut plus, dont la Russie ne veut plus, et dont il est temps que la France ne veuille plus. Cette loi devant laquelle la conscience humaine recule avec une anxiete chaque jour plus profonde, c'est la peine de mort.
Eh bien! messieurs, c'est cette loi qui fait aujourd'hui ce proces; c'est elle qui est notre adversaire. J'en suis fache pour M. l'avocat general, mais je l'apercois derriere lui! (Long mouvement.)
Je l'avouerai, depuis une vingtaine d'annees, je croyais, et moi qui parle j'en avais fait la remarque dans des pages que je pourrais vous lire, je croyais,—mon Dieu! avec M. Leon Faucher, qui, en 1836, ecrivait dans un recueil, la Revue de Paris, ceci (je cite):
"L'echafaud n'apparait plus sur nos places publiques qu'a de rares intervalles, et comme un spectacle que la justice a honte de donner." (Mouvement.)
Je croyais, dis-je, que la guillotine, puisqu'il faut l'appeler par son nom, commencait a se rendre justice a elle-meme, qu'elle se sentait reprouvee, et qu'elle en prenait son parti. Elle avait renonce a la place de Greve, au plein soleil, a la foule, elle ne se faisait plus crier dans les rues, elle ne se faisait plus annoncer comme un spectacle. Elle s'etait mise a faire ses exemples le plus obscurement possible, au petit jour, barriere Saint-Jacques, dans un lieu desert, devant personne. Il me semblait qu'elle commencait a se cacher, et je l'avais felicitee de cette pudeur. (Nouveau mouvement.)
Eh bien! messieurs, je me trompais, M. Leon Faucher se trompait. (On rit.) Elle est revenue de cette fausse honte. La guillotine sent qu'elle est une institution sociale, comme on parle aujourd'hui. Et qui sait? peut-etre meme reve-t-elle, elle aussi, sa restauration. (On rit.)
La barriere Saint-Jacques, c'est la decheance. Peut-etre allons-nous la voir un de ces jours reparaitre place de Greve, en plein midi, en pleine foule, avec son cortege de bourreaux, de gendarmes et de crieurs publics, sous les fenetres memes de l'hotel de ville, du haut desquelles on a eu un jour, le 24 fevrier, l'insolence de la fletrir et de la mutiler!
En attendant, elle se redresse. Elle sent que la societe ebranlee a besoin, pour se raffermir, comme on dit encore, de revenir a toutes les anciennes traditions, et elle est une ancienne tradition. Elle proteste contre ces declamateurs demagogues qui s'appellent Beccaria, Vico, Filangieri, Montesquieu, Turgot, Franklin; qui s'appellent Louis-Philippe, qui s'appellent Broglie et Guizot (on rit), et qui osent croire et dire qu'une machine a couper des tetes est de trop dans une societe qui a pour livre l'evangile! (Sensation.)
Elle s'indigne contre ces utopistes anarchiques. (On rit.) Et, le lendemain de ses journees les plus funebres et les plus sanglantes, elle veut qu'on l'admire! Elle exige qu'on lui rende des respects! Ou, sinon, elle se declare insultee, elle se porte partie civile, et elle reclame des dommages-interets! (Hilarite generale et prolongee.)
M. LE PRESIDENT.—Toute marque d'approbation est interdite, comme toute marque d'improbation. Ces rires sont inconvenants dans une telle question.
M. VICTOR HUGO, reprenant.—Elle a eu du sang, ce n'est pas assez, elle n'est pas contente, elle veut encore de l'amende et de la prison!
Messieurs les jures, le jour ou l'on a apporte chez moi pour mon fils ce papier timbre, cette assignation pour cet inqualifiable proces,—nous voyons des choses bien etranges dans ce temps-ci, et l'on devrait y etre accoutume,—eh bien! vous l'avouerai-je, j'ai ete frappe de stupeur, je me suis dit:
Quoi! est-ce donc la que nous en sommes?
Quoi! a force d'empietements sur le bon sens, sur la raison, sur la liberte de pensee, sur le droit naturel, nous en serions la, qu'on viendrait nous demander, non pas seulement le respect materiel, celui-la n'est pas conteste, nous le devons, nous l'accordons, mais le respect moral, pour ces penalites qui ouvrent des abimes dans les consciences, qui font palir quiconque pense, que la religion abhorre, abhorret a sanguine; pour ces penalites qui osent etre irreparables, sachant qu'elles peuvent etre aveugles; pour ces penalites qui trempent leur doigt dans le sang humain pour ecrire ce commandement: "Tu ne tueras pas!" pour ces penalites impies qui font douter de l'humanite quand elles frappent le coupable, et qui font douter de Dieu quand elles frappent l'innocent! Non! non! non! nous n'en sommes pas la! non! (Vive et universelle sensation.)
Car, et puisque j'y suis amene, il faut bien vous le dire, messieurs les jures, et vous allez comprendre combien devait etre profonde mon emotion, le vrai coupable dans cette affaire, s'il y a un coupable, ce n'est pas mon fils, c'est moi. (Mouvement prolonge.)
Le vrai coupable, j'y insiste, c'est moi, moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai combattu sous toutes les formes les penalites irreparables! moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai defendu en toute occasion l'inviolabilite de la vie humaine!
Ce crime, defendre l'inviolabilite de la vie humaine, je l'ai commis bien avant mon fils, bien plus que mon fils. Je me denonce, monsieur l'avocat general! Je l'ai commis avec toutes les circonstances aggravantes, avec premeditation, avec tenacite, avec recidive! (Nouveau mouvement.)
Oui, je le declare, ce reste des penalites sauvages, cette vieille et inintelligente loi du talion, cette loi du sang pour le sang, je l'ai combattue toute ma vie,—toute ma vie, messieurs les jures!—et, tant qu'il me restera un souffle dans la poitrine, je la combattrai de tous mes efforts comme ecrivain, de tous mes actes et de tous mes votes comme legislateur, je le declare (M. Victor Hugo etend le bras et montre le christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal) devant cette victime de la peine de mort qui est la, qui nous regarde et qui nous entend! Je le jure devant ce gibet ou, il y a deux mille ans, pour l'eternel enseignement des generations, la loi humaine a cloue la loi divine! (Profonde et inexprimable emotion.)
Ce que mon fils a ecrit, il l'a ecrit, je le repete, parce que je le lui ai inspire des l'enfance, parce qu'en meme temps qu'il est mon fils selon le sang, il est mon fils selon l'esprit, parce qu'il veut continuer la tradition de son pere. Continuer la tradition de son pere! Voila un etrange delit, et pour lequel j'admire qu'on soit poursuivi! Il etait reserve aux defenseurs exclusifs de la famille de nous faire voir cette nouveaute! (On rit.)
Messieurs, j'avoue que l'accusation en presence de laquelle nous sommes me confond.
Comment! une loi serait funeste, elle donnerait a la foule des spectacles immoraux, dangereux, degradants, feroces, elle tendrait a rendre le peuple cruel, a de certains jours elle aurait des effets horribles,—et les effets horribles que produirait cette loi, il serait interdit de les signaler! et cela s'appellerait lui manquer de respect! et l'on en serait comptable devant la justice! et il y aurait tant d'amende et tant de prison! Mais alors, c'est bien! fermons la chambre, fermons les ecoles, il n'y a plus de progres possible, appelons-nous le Mogol ou le Thibet, nous ne sommes plus une nation civilisee! Oui, ce sera plus tot fait, dites-nous que nous sommes en Asie, qu'il y a eu autrefois un pays qu'on appelait la France, mais que ce pays-la n'existe plus, et que vous l'avez remplace par quelque chose qui n'est plus la monarchie, j'en conviens, mais qui n'est certes pas la republique! (Nouveaux rires.)
M. LE PRESIDENT.—Je renouvelle mon observation. Je rappelle l'auditoire au silence; autrement, je serai force de faire evacuer la salle.
M. VICTOR HUGO, poursuivant.—Mais voyons, appliquons aux faits, rapprochons des realites la phraseologie de l'accusation.
Messieurs les jures, en Espagne, l'inquisition a ete la loi. Eh bien! il faut bien le dire, on a manque de respect a l'inquisition. En France, la torture a ete la loi. Eh bien! il faut bien vous le dire encore, on a manque de respect a la torture. Le poing coupe a ete la loi. On a manque …—j'ai manque de respect au couperet! Le fer rouge a ete la loi. On a manque de respect au fer rouge! La guillotine est la loi. Eh bien! c'est vrai, j'en conviens, on manque de respect a la guillotine! (Mouvement.)
Savez-vous pourquoi, monsieur l'avocat general? Je vais vous le dire. C'est parce qu'on veut jeter la guillotine dans ce gouffre d'execration ou sont deja tombes, aux applaudissements du genre humain, le fer rouge, le poing coupe, la torture et l'inquisition! C'est parce qu'on veut faire disparaitre de l'auguste et lumineux sanctuaire de la justice cette figure sinistre qui suffit pour le remplir d'horreur et d'ombre, le bourreau! (Profonde sensation.)
Ah! et parce que nous voulons cela, nous ebranlons la societe! Ah! oui, c'est vrai! nous sommes des hommes tres dangereux, nous voulons supprimer la guillotine! C'est monstrueux!
Messieurs les jures, vous etes les citoyens souverains d'une nation libre, et, sans denaturer ce debat, on peut, on doit vous parler comme a des hommes politiques. Eh bien! songez-y, et, puisque nous traversons un temps de revolutions, tirez les consequences de ce que je vais vous dire. Si Louis XVI eut aboli la peine de mort, comme il avait aboli la torture, sa tete ne serait pas tombee. 93 eut ete desarme du couperet. Il y aurait une page sanglante de moins dans l'histoire, la date funebre du 21 janvier n'existerait pas. Qui donc, en presence de la conscience publique, a la face de la France, a la face du monde civilise, qui donc eut ose relever l'echafaud pour le roi, pour l'homme dont on aurait pu dire: C'est lui qui l'a renverse! (Mouvement prolonge.)
On accuse le redacteur de l'Evenement d'avoir manque de respect aux lois! d'avoir manque de respect a la peine de mort! Messieurs, elevons-nous un peu plus haut qu'un texte controversable, elevons-nous jusqu'a ce qui fait le fond meme de toute legislation, jusqu'au for interieur de l'homme. Quand Servan, qui etait avocat general cependant,—quand Servan imprimait aux lois criminelles de son temps cette fletrissure memorable: "Nos lois penales ouvrent toutes les issues a l'accusation, et les ferment presque toutes a l'accuse"; quand Voltaire qualifiait ainsi les juges de Calas: Ah! ne me parlez pas de ces juges, moitie singes et moitie tigres! (on rit); quand Chateaubriand, dans le Conservateur, appelait la loi du double vote loi sotte et coupable; quand Royer-Collard, en pleine Chambre des deputes, a propos de je ne sais plus quelle loi de censure, jetait ce cri celebre: Si vous faites cette loi, je jure de lui desobeir; quand ces legislateurs, quand ces magistrats, quand ces philosophes, quand ces grands esprits, quand ces hommes, les uns illustres, les autres venerables, parlaient ainsi, que faisaient-ils? Manquaient-ils de respect a la loi, a la loi locale et momentanee? c'est possible, M. l'avocat general le dit, je l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'ils etaient les religieux echos de la loi des lois, de la conscience universelle! Offensaient-ils la justice, la justice de leur temps, la justice transitoire et faillible? je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est qu'ils proclamaient la justice eternelle. (Mouvement general d'adhesion.)
Il est vrai qu'aujourd'hui, on nous a fait la grace de nous le dire au sein meme de l'assemblee nationale, on traduirait en justice l'athee Voltaire, l'immoral Moliere, l'obscene La Fontaine, le demagogue Jean-Jacques Rousseau! (On rit.) Voila ce qu'on pense, voila ce qu'on avoue, voila ou on est! Vous apprecierez, messieurs les jures!
Messieurs les jures, ce droit de critiquer la loi, de la critiquer severement, et en particulier et surtout la loi penale, qui peut si facilement empreindre les moeurs de barbarie, ce droit de critiquer, qui est place a cote du devoir d'ameliorer, comme le flambeau a cote de l'ouvrage a faire, ce droit de l'ecrivain, non moins sacre que le droit du legislateur, ce droit necessaire, ce droit imprescriptible, vous le reconnaitrez par votre verdict, vous acquitterez les accuses.
Mais le ministere public, c'est la son second argument, pretend que la critique de l'Evenement a ete trop loin, a ete trop vive. Ah! vraiment, messieurs les jures, le fait qui a amene ce pretendu delit qu'on a le courage de reprocher au redacteur de l'Evenement, ce fait effroyable, approchez-vous-en, regardez-le de pres.
Quoi! un homme, un condamne, un miserable homme, est traine un matin sur une de nos places publiques; la, il trouve l'echafaud. Il se revolte, il se debat, il refuse de mourir. Il est tout jeune encore, il a vingt-neuf ans a peine …—Mon Dieu! je sais bien qu'on va me dire: C'est un assassin! Mais ecoutez!…—Deux executeurs le saisissent, il a les mains liees, les pieds lies, il repousse les deux executeurs. Une lutte affreuse s'engage. Le condamne embarrasse ses pieds garrottes dans l'echelle patibulaire, il se sert de l'echafaud contre l'echafaud. La lutte se prolonge, l'horreur parcourt la foule. Les executeurs, la sueur et la honte au front, pales, haletants, terrifies, desesperes,—desesperes de je ne sais quel horrible desespoir,—courbes sous cette reprobation publique qui devrait se borner a condamner la peine de mort et qui a tort d'ecraser l'instrument passif, le bourreau (mouvement), les executeurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste a la loi, c'est la maxime. L'homme se cramponne a l'echafaud et demande grace. Ses vetements sont arraches, ses epaules nues sont en sang; il resiste toujours. Enfin, apres trois quarts d'heure, trois quarts d'heure!… (Mouvement. M. l'avocat general fait un signe de denegation. M. Victor Hugo reprend.)—On nous chicane sur les minutes … trente-cinq minutes, si vous voulez!—de cet effort monstrueux, de ce spectacle sans nom, de cette agonie, agonie pour tout le monde, entendez-vous bien? agonie pour le peuple qui est la autant que pour le condamne, apres ce siecle d'angoisse, messieurs les jures, on ramene le miserable a la prison. Le peuple respire. Le peuple, qui a des prejuges de vieille humanite, et qui est clement parce qu'il se sent souverain, le peuple croit l'homme epargne. Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste debout. Elle reste debout tout le jour, au milieu d'une population consternee. Et, le soir, on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l'homme de telle sorte qu'il ne soit plus qu'une chose inerte, et, a la nuit tombante, on le rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard; tout ensanglante, demandant la vie, appelant Dieu, appelant son pere et sa mere, car devant la mort cet homme etait redevenu un enfant. (Sensation.) On le hisse sur l'echafaud, et sa tete tombe!—Et alors un fremissement sort de toutes les consciences. Jamais le meurtre legal n'avait apparu avec plus de cynisme et d'abomination. Chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose lugubre qui vient de s'accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu'on eprouverait si l'on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultee par la barbarie. C'est dans ce moment-la qu'un cri echappe a la poitrine d'un jeune homme, a ses entrailles, a son coeur, a son ame, un cri de pitie, un cri d'angoisse, un cri d'horreur, un cri d'humanite; et ce cri, vous le puniriez! Et, en presence des epouvantables faits que je viens de remettre sous vos yeux, vous diriez a la guillotine: Tu as raison! et vous diriez a la pitie, a la sainte pitie: Tu as tort!
Cela n'est pas possible, messieurs les jures. (Fremissement d'emotion dans l'auditoire.)
Tenez, monsieur l'avocat general, je vous le dis sans amertume, vous ne defendez pas une bonne cause. Vous avez beau faire, vous engagez une lutte inegale avec l'esprit de civilisation, avec les moeurs adoucies, avec le progres. Vous avez contre vous l'intime resistance du coeur de l'homme; vous avez contre vous tous les principes a l'ombre desquels, depuis soixante ans, la France marche et fait marcher le monde: l'inviolabilite de la vie humaine, la fraternite pour les classes ignorantes, le dogme de l'amelioration, qui remplace le dogme de la vengeance! Vous avez contre vous tout ce qui eclaire la raison, tout ce qui vibre dans les ames, la philosophie comme la religion, d'un cote Voltaire, de l'autre Jesus-Christ! Vous avez beau faire, cet effroyable service que l'echafaud a la pretention de rendre a la societe, la societe, au fond, en a horreur et n'en veut pas! Vous avez beau faire, les partisans de la peine de mort ont beau faire, et vous voyez que nous ne confondons pas la societe avec eux, les partisans de la peine de mort ont beau faire, ils n'innocenteront pas la vieille penalite du talion! ils ne laveront pas ces textes hideux sur lesquels ruisselle depuis tant de siecles le sang des tetes coupees! (Mouvement general.)
Messieurs, j'ai fini.
Mon fils, tu recois aujourd'hui un grand honneur, tu as ete juge digne de combattre, de souffrir peut-etre, pour la sainte cause de la verite. A dater d'aujourd'hui, tu entres dans la veritable vie virile de notre temps, c'est-a-dire dans la lutte pour le juste et pour le vrai. Sois fier, toi qui n'es qu'un simple soldat de l'idee humaine et democratique, tu es assis sur ce banc ou s'est assis Beranger, ou s'est assis Lamennais! (Sensation.)
Sois inebranlable dans tes convictions, et, que ce soit la ma derniere parole, si tu avais besoin d'une pensee pour t'affermir dans ta foi au progres, dans ta croyance a l'avenir, dans ta religion pour l'humanite, dans ton execration pour l'echafaud, dans ton horreur des peines irrevocables et irreparables, songe que tu es assis sur ce banc ou s'est assis Lesurques! (Sensation profonde et prolongee. L'audience est comme suspendue par le mouvement de l'auditoire.)
LES PROCES DE L'EVENEMENT
Charles Hugo alla en prison. Son frere, Francois-Victor, alla en prison. Erdan alla en prison. Paul Meurice alla en prison. Restait Vacquerie. L'Evenement fut supprime. C'etait la justice dans ce temps-la. L'Evenement disparu reparut sous ce titre l'Avenement. Victor Hugo adressa a Vacquerie la lettre qu'onva lire.
Cette lettre fut poursuivie et condamnee. Elle valut six mois de prison, a qui? A celui qui l'avait ecrite? Non, a celui qui l'avait recue. Vacquerie alla a la Conciergerie rejoindre Charles Hugo, Francois-Victor Hugo, Erdan et Paul Meurice.
Victor Hugo etait inviolable.
Cette inviolabilite dura jusqu'en decembre.
En decembre, Victor Hugo eut l'exil.
A M. AUGUSTE VACQUERIE
REDACTEUR EN CHEF DE L'Avenement du peuple.
Mon cher ami,
L'Evenement est mort, mort de mort violente, mort crible d'amendes et de mois de prison au milieu du plus eclatant succes qu'aucun journal du soir ait jamais obtenu. Le journal est mort, mais le drapeau n'est pas a terre; vous relevez le drapeau, je vous tends la main.
Vous reparaissez, vous, sur cette breche ou vos quatre compagnons de combat sont tombes l'un apres l'autre; vous y remontez tout de suite, sans reprendre haleine, intrepidement; pour barrer le passage a la reaction du passe contre le present, a la conspiration de la monarchie contre la republique, pour defendre tout ce que nous voulons, tout ce que nous aimons, le peuple, la France, l'humanite, la pensee chretienne, la civilisation universelle, vous donnez tout, vous livrez tout, vous exposez tout, votre talent, votre jeunesse, votre fortune, votre personne, votre liberte. C'est bien. Je vous crie: courage! et le peuple vous criera: bravo!
Il y avait quatre ans tout a l'heure que vous aviez fonde l'Evenement, vous, Paul Meurice, notre cher et genereux Paul Meurice, mes deux fils, deux ou trois jeunes et fermes auxiliaires. Dans nos temps de trouble, d'irritation et de malentendus, vous n'aviez qu'une pensee: calmer, consoler, expliquer, eclairer, reconcilier. Vous tendiez une main aux riches, une main aux pauvres, le coeur un peu plus pres de ceux-ci. C'etait la la mission sainte que vous aviez revee. Une reaction implacable n'a rien voulu entendre, elle a rejete la reconciliation et voulu le combat; vous avez combattu. Vous avez combattu a regret, mais resolument. —L'Evenement ne s'est pas epargne, amis et ennemis lui rendent cette justice, mais il a combattu sans se denaturer. Aucun journal n'a ete plus ardent dans la lutte, aucun n'est reste plus calme par le fond des idees. L'Evenement, de mediateur devenu combattant, a continue de vouloir ce qu'il voulait: la fraternite civique et humaine, la paix universelle, l'inviolabilite du droit, l'inviolabilite de la vie, l'instruction gratuite, l'adoucissement des moeurs et l'agrandissement des intelligences par l'education liberale et l'enseignement libre, la destruction de la misere, le bien-etre du peuple, la fin des revolutions, la democratie reine, le progres par le progres. L'Evenement a demande de toutes parts et a tous les partis politiques comme a tous les systemes sociaux l'amnistie, le pardon, la clemence. Il est reste fidele a toutes les pages de l'evangile. Il a eu deux grandes condamnations, la premiere pour avoir attaque l'echafaud, la seconde pour avoir defendu le droit d'asile. Il semblait aux ecrivains de l'Evenement que ce droit d'asile, que le chretien autrefois reclamait pour l'eglise, ils avaient le devoir, eux, francais, de le reclamer pour la France. La terre de France est sacree comme le pave d'un temple. Ils ont pense cela et ils l'ont dit. Devant les jurys qui ont decide de leur sort, et que couvre l'inviolable respect du a la chose jugee, ils se sont defendus sans concessions et ils ont accepte les condamnations sans amertume. Ils ont prouve que les hommes de douceur sont en meme temps des hommes d'energie.
Voila deux mille ans bientot que cette verite eclate, et nous ne sommes rien, nous autres, aupres des confesseurs augustes qui l'ont manifestee pour la premiere fois au genre humain. Les premiers chretiens souffraient pour leur foi, et la fondaient en souffrant pour elle, et ne flechissaient pas. Quand le supplice de l'un avait fini, un autre etait pret pour recommencer. Il y a quelque chose de plus heroique qu'un heros, c'est un martyr.
Grace a Dieu, grace a l'evangile, grace a la France, le martyre de nos jours n'a pas ces proportions terribles, ce n'est guere que de la petite persecution ou de la grande taquinerie; mais, tel qu'il est, il impose toujours des souffrances et il veut toujours du courage. Courage donc! marchez. Vous qui etes reste debout, en avant! Quand vos compagnons seront libres, ils viendront vous rejoindre. L'Evenement n'est plus, l'Avenement du peuple le remplacera dans les sympathies democratiques. C'est un autre journal, mais c'est la meme pensee.
Je vous le dis a vous, et je le dis a tous ceux qui acceptent, comme vous, vaillamment, la sainte lutte du progres. Allez, nobles esprits que vous etes tous! ayez foi! Vous etes forts. Vous avez pour vous le temps, l'avenir, l'heure qui passe et l'heure qui vient, la necessite, l'evidence, la raison d'ici-bas, la justice de la-haut. On vous persecutera, c'est possible. Apres?
Que pourriez-vous craindre et comment pourriez-vous douter? Toutes les realites sont avec vous.
On vient a bout d'un homme, de deux hommes, d'un million d'hommes; on ne vient pas a bout d'une verite. Les anciens parlements,—j'espere que nous ne verrons jamais rien de pareil dans ce temps-ci,—* ont quelquefois essaye de supprimer la verite par arret; le greffier n'avait pas acheve de signer la sentence, que la verite reparaissait debout et rayonnante au-dessus du tribunal. Ceci est de l'histoire. Ce qui est subsiste. On ne peut rien contre ce qui est. Il y aura toujours quelque chose qui tournera sous les pieds de l'inquisiteur. Ah! tu veux l'immobilite, inquisiteur! J'en suis fache, Dieu a fait le mouvement. Galilee le sait, le voit, et le dit. Punis Galilee, tu n'atteindras pas Dieu!
Marchez donc, et, je vous le repete, ayez confiance! Les choses pour lesquelles et avec lesquelles vous luttez sont de celles que la violence meme du combat fait resplendir. Quand on frappe sur un homme, on en fait jaillir du sang; quand on frappe sur la verite, on en fait jaillir de la lumiere.
Vous dites que le peuple aime mon nom, et vous me demandez ce que vous voulez bien appeler mon appui. Vous me demandez de vous serrer la main en public. Je le fais, et avec effusion. Je ne suis rien qu'un homme de bonne volonte. Ce qui fait que le peuple, comme vous dites, m'aime peut-etre un peu, c'est qu'on me hait beaucoup d'un certain cote. Pourquoi? je ne me l'explique pas.
Vraiment, je ne m'explique pas pourquoi les hommes, aveugles la plupart et dignes de pitie, qui composent le parti du passe, me font a moi et aux miens l'honneur d'une sorte d'acharnement special. Il semble, a de certains moments, que la liberte de la tribune n'existe pas pour moi, et que la liberte de la presse n'existe pas pour mes fils. Quand je parle, a l'assemblee, les clameurs font effort pour couvrir ma voix; quand mes fils ecrivent, c'est l'amende et la prison. Qu'importe! Ce sont la les incidents du combat. Nos blessures ne sont qu'un detail. Pardonnons nos griefs personnels. Qui que nous soyons, fussions-nous condamnes, nos juges eux-memes sont nos freres. Ils nous ont frappes d'une sentence, ne les frappons pas meme d'une rancune. A quoi bon perdre vingt-quatre heures a maudire ses juges quand on a toute sa vie pour les plaindre? Et puis maudire quelqu'un! a quoi bon? Nous n'avons pas le temps de songer a cela, nous avons autre chose a faire. Fixons les yeux sur le but, voyons le bien du peuple, voyons l'avenir! On peut etre frappe au coeur et sourire.
Savez-vous? j'irai tout cet hiver diner chaque jour a la Conciergerie avec mes enfants. Dans le temps ou nous sommes, il n'y a pas de mal a s'habituer a manger un peu de pain de prison.
Oui, pardonnons nos griefs personnels, pardonnons le mal qu'on nous fait ou qu'on veut nous faire.—Pour ce qui est des autres griefs, pour ce qui est du mal qu'on fait a la republique, pour ce qui est du mal qu'on fait au peuple, oh! cela, c'est different; je ne me sens pas le droit de le pardonner. Je souhaite, sans l'esperer, que personne n'ait de compte a rendre, que personne n'ait de chatiment a subir dans un avenir prochain.
Pourtant, mon ami, quel bonheur, si, par un de ces denouements inattendus qui sont toujours dans les mains de la providence et qui desarment subitement les passions coupables des uns et les legitimes coleres des autres; quel bonheur, si, par un de ces denouements possibles, apres tout, que l'abrogation de la loi du 31 mai permettrait d'entrevoir, nous pouvions arriver surement, doucement, tranquillement, sans secousse, sans convulsion, sans commotion, sans represailles, sans violences d'aucun cote, a ce magnifique avenir de paix et de concorde qui est la devant nous, a cet avenir inevitable ou la patrie sera grande, ou le peuple sera heureux, ou la republique francaise creera par son seul exemple la republique europeenne, ou nous serons tous, sur cette bien-aimee terre de France, libres comme en Angleterre, egaux comme en Amerique, freres comme au ciel!
VICTOR HUGO.
18 septembre 1851.
ENTERREMENTS
1843-1850
I
FUNERAILLES DE CASIMIR DELAVIGNE
20 decembre 1843.
Celui qui a l'honneur de presider en ce moment l'academie francaise ne peut, dans quelque situation qu'il se trouve lui-meme, etre absent un pareil jour ni muet devant un pareil cercueil.
Il s'arrache a un deuil personnel pour entrer dans le deuil general; il fait taire un instant, pour s'associer aux regrets de tous, le douloureux egoisme de son propre malheur. Acceptons, helas! avec une obeissance grave et resignee les mysterieuses volontes de la providence qui multiplient autour de nous les meres et les veuves desolees, qui imposent a la douleur des devoirs envers la douleur, et qui, dans leur toute-puissance impenetrable, font consoler l'enfant qui a perdu son pere par le pere qui a perdu son enfant.
Consoler! Oui c'est le mot. Que l'enfant qui nous ecoute prenne pour supreme consolation, en effet, le souvenir de ce qu'a ete son pere! Que cette belle vie, si pleine d'oeuvres excellentes, apparaisse maintenant tout entiere a son jeune esprit, avec ce je ne sais quoi de grand, d'acheve et de venerable que la mort donne a la vie! Le jour viendra ou nous dirons, dans un autre lieu, tout ce que les lettres pleurent ici. L'academie francaise honorera, par un public eloge, cette ame elevee et sereine, ce coeur doux et bon, cet esprit consciencieux, ce grand talent! Mais, disons-le des a present, dussions nous etre expose a le redire, peu d'ecrivains ont mieux accompli leur mission que M. Casimir Delavigne; peu d'existences ont ete aussi bien occupees malgre les souffrances du corps, aussi bien remplies malgre la brievete des jours. Deux fois poete, doue tout ensemble de la puissance lyrique et de la puissance dramatique, il avait tout connu, tout obtenu, tout eprouve, tout traverse, la popularite, les applaudissements, l'acclamation de la foule, les triomphes du theatre, toujours si eclatants, toujours si contestes. Comme toutes les intelligences superieures, il avait l'oeil constamment fixe sur un but serieux; il avait senti cette verite, que le talent est un devoir; il comprenait profondement, et avec le sentiment de sa responsabilite, la haute fonction que la pensee exerce parmi les hommes, que le poete remplit parmi les esprits. La fibre populaire vibrait en lui; il aimait le peuple dont il etait, et il avait tous les instincts de ce magnifique avenir de travail et de concorde qui attend l'humanite. Jeune homme, son enthousiasme avait salue ces regnes eblouissants et illustres qui agrandissent les nations par la guerre; homme fait, son adhesion eclairee s'attachait a ces gouvernements intelligents et sages qui civilisent le monde par la paix.
Il a bien travaille. Qu'il repose maintenant! Que les petites haines qui poursuivent les grandes renommees, que les divisions d'ecoles, que les rumeurs de partis, que les passions et les ingratitudes litteraires fassent silence autour du noble poete endormi! Injustices, clameurs, luttes, souffrances, tout ce qui trouble et agite la vie des hommes eminents s'evanouit a l'heure sacree ou nous sommes. La mort, c'est l'avenement du vrai. Devant la mort, il ne reste du poete que la gloire, de l'homme que l'ame, de ce monde que Dieu.
II
FUNERAILLES DE FREDERIC SOULIE
27 septembre 1847.
Les auteurs dramatiques ont bien voulu souhaiter que j'eusse dans ce jour de deuil l'honneur de les representer et de dire en leur nom l'adieu supreme a ce noble coeur, a cette ame genereuse, a cet esprit grave, a ce beau et loyal talent qui se nommait Frederic Soulie. Devoir austere qui veut etre accompli avec une tristesse virile, digne de l'homme ferme et rare que vous pleurez. Helas! la mort est prompte. Elle a ses preferences mysterieuses. Elle n'attend pas qu'une tete soit blanchie pour la choisir. Chose triste et fatale, les ouvriers de l'intelligence sont emportes avant que leur journee soit faite. Il y a quatre ans a peine, tous, presque les memes qui sommes ici, nous nous penchions sur la tombe de Casimir Delavigne, aujourd'hui nous nous inclinons devant le cercueil de Frederic Soulie.
Vous n'attendez pas de moi, messieurs, la longue nomenclature des oeuvres, constamment applaudies, de Frederic Soulie. Permettez seulement que j'essaye de degager a vos yeux, en peu de paroles, et d'evoquer, pour ainsi dire, de ce cercueil ce qu'on pourrait appeler la figure morale de ce remarquable ecrivain.
Dans ses drames, dans ses romans, dans ses poemes, Frederic Soulie a toujours ete l'esprit serieux qui tend vers une idee et qui s'est donne une mission. En cette grande epoque litteraire ou le genie, chose qu'on n'avait point vue encore, disons-le a l'honneur de notre temps, ne se separe jamais de l'independance, Frederic Soulie etait de ceux qui ne se courbent que pour preter l'oreille a leur conscience et qui honorent le talent par la dignite. Il etait de ces hommes qui ne veulent rien devoir qu'a leur travail, qui font de la pensee un instrument d'honnetete et du theatre un lieu d'enseignement, qui respectent la poesie et le peuple en meme temps, qui pourtant ont de l'audace, mais qui acceptent pleinement la responsabilite de leur audace, car ils n'oublient jamais qu'il y a du magistrat dans l'ecrivain et du pretre dans le poete.
Voulant travailler beaucoup, il travaillait vite, comme s'il sentait qu'il devait s'en aller de bonne heure. Son talent, c'etait son ame, toujours pleine de la meilleure et de la plus saine energie. De la lui venait cette force qui se resolvait en vigueur pour les penseurs et en puissance pour la foule. Il vivait par le coeur; c'est par la aussi qu'il est mort. Mais ne le plaignons pas; il a ete recompense, recompense par vingt triomphes, recompense par une grande et aimable renommee qui n'irritait personne et qui plaisait a tous. Cher a ceux qui le voyaient tous les jours et a ceux qui ne l'avaient jamais vu, il etait aime et il etait populaire, ce qui est encore une des plus douces manieres d'etre aime. Cette popularite il la meritait; car il avait toujours present a l'esprit ce double but qui contient tout ce qu'il y a de noble dans l'egoisme et tout ce qu'il y a de vrai dans le devouement: etre libre et etre utile.
Il est mort comme un sage qui croit parce qu'il pense; il est mort doucement, dignement, avec le candide sourire d'un jeune homme, avec la gravite bienveillante d'un vieillard. Sans doute il a du regretter d'etre contraint de quitter l'oeuvre de civilisation que les ecrivains de ce siecle font tous ensemble, et de partir avant l'heure solennelle et prochaine peut-etre qui appellera toutes les probites et toutes les intelligences au saint travail de l'avenir. Certes, il etait propre a ce glorieux travail, lui qui avait dans le coeur tant de compassion et tant d'enthousiasme, et qui se tournait sans cesse vers le peuple, parce que la sont toutes les miseres, parce que la aussi sont toutes les grandeurs. Ses amis le savent, ses ouvrages l'attestent, ses succes le prouvent, toute sa vie Frederic Soulie a eu les yeux fixes dans une etude severe sur les clartes de l'intelligence, sur les grandes verites politiques, sur les grands mysteres sociaux. Il vient d'interrompre sa contemplation, il est alle la reprendre ailleurs; il est alle trouver d'autres clartes, d'autres verites, d'autres mysteres, dans l'ombre profonde de la mort.
Un dernier mot, messieurs. Que cette foule qui nous entoure et qui veut bien m'ecouter avec tant de religieuse attention; que ce peuple genereux, laborieux et pensif, qui ne fait defaut a aucune de ces solennites douloureuses et qui suit les funerailles de ses ecrivains comme on suit le convoi d'un ami; que ce peuple si intelligent et si serieux le sache bien, quand les philosophes, quand les ecrivains, quand les poetes viennent apporter ici, a ce commun abime de tous les hommes, un des leurs, ils viennent sans trouble, sans ombre, sans inquietude, pleins d'une foi inexprimable dans cette autre vie sans laquelle celle-ci ne serait digne ni de Dieu qui la donne, ni de l'homme qui la recoit. Les penseurs ne se defient pas de Dieu! Ils regardent avec tranquillite, avec serenite, quelques-uns avec joie, cette fosse qui n'a pas de fond; ils savent que le corps y trouve une prison, mais que l'ame y trouve des ailes.
Oh! les nobles ames de nos morts regrettes, ces ames qui, comme celle dont nous pleurons en ce moment le depart, n'ont cherche dans ce monde qu'un but, n'ont eu qu'une inspiration, n'ont voulu qu'une recompense a leurs travaux, la lumiere et la liberte, non! elles ne tombent pas ici dans un piege! Non! la mort n'est pas un mensonge! Non! elles ne rencontrent pas dans ces tenebres cette captivite effroyable, cette affreuse chaine qu'on appelle le neant! Elles y continuent, dans un rayonnement plus magnifique, leur vol sublime et leur destinee immortelle. Elles etaient libres dans la poesie, dans l'art, dans l'intelligence, dans la pensee; elles sont libres dans le tombeau!
III
FUNERAILLES DE BALZAC
20 aout 1850.
Messieurs,
L'homme qui vient de descendre dans cette tombe etait de ceux auxquels la douleur publique fait cortege. Dans les temps ou nous sommes, toutes les fictions sont evanouies. Les regards se fixent desormais non sur les tetes qui regnent, mais sur les tetes qui pensent, et le pays tout entier tressaille lorsqu'une de ces tetes disparait. Aujourd'hui, le deuil populaire, c'est la mort de l'homme de talent; le deuil national, c'est la mort de l'homme de genie.
Messieurs, le nom de Balzac se melera a la trace lumineuse que notre epoque laissera dans l'avenir.
M. de Balzac faisait partie de cette puissante generation des ecrivains du dix-neuvieme siecle qui est venue apres Napoleon, de meme que l'illustre pleiade du dix-septieme est venue apres Richelieu,—comme si, dans le developpement de la civilisation, il y avait une loi qui fit succeder aux dominateurs par le glaive les dominateurs par l'esprit.
M. de Balzac etait un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs. Ce n'est pas le lieu de dire ici tout ce qu'etait cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, ou l'on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effare et de terrible mele au reel, toute notre civilisation contemporaine; livre merveilleux que le poete a intitule comedie et qu'il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui depasse Tacite et qui va jusqu'a Suetone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu'a Rabelais; livre qui est l'observation et qui est l'imagination; qui prodigue le vrai, l'intime, le bourgeois, le trivial, le materiel, et qui par moments, a travers toutes les realites brusquement et largement dechirees, laisse tout a coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique ideal.
A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette oeuvre immense et etrange est de la forte race des ecrivains revolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps a corps la societe moderne. Il arrache a tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres l'esperance, a ceux-ci un cri, a ceux-la un masque. Il fouille le vice, il disseque la passion. Il creuse et sonde l'homme, l'ame, le coeur, les entrailles, le cerveau, l'abime que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilege des intelligences de notre temps qui, ayant vu de pres les revolutions, apercoivent mieux la fin de l'humanite et comprennent mieux la providence, Balzac se degage souriant et serein de ces redoutables etudes qui produisaient la melancolie chez Moliere et la misanthropie chez Rousseau.
Voila ce qu'il a fait parmi nous. Voila l'oeuvre qu'il nous laisse, oeuvre haute et solide, robuste entassement d'assises de granit, monument! oeuvre du haut de laquelle resplendira desormais sa renommee. Les grands hommes font leur propre piedestal; l'avenir se charge de la statue.
Sa mort a frappe Paris de stupeur. Depuis quelques mois, il etait rentre en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d'un grand voyage on vient embrasser sa mere.
Sa vie a ete courte, mais pleine; plus remplie d'oeuvres que de jours.
Helas! ce travailleur puissant et jamais fatigue, ce philosophe, ce penseur, ce poete, ce genie, a vecu parmi nous de cette vie d'orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps a tous les grands hommes. Aujourd'hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines. Il entre, le meme jour, dans la gloire et dans le tombeau. Il va briller desormais, au-dessus de toutes ces nuees qui sont sur nos tetes, parmi les etoiles de la patrie!
Vous tous qui etes ici, est-ce que vous n'etes pas tentes de l'envier?
Messieurs, quelle que soit notre douleur en presence d'une telle perte, resignons-nous a ces catastrophes. Acceptons-les dans ce qu'elles ont de poignant et de severe. Il est bon peut-etre, il est necessaire peut-etre, dans une epoque comme la notre, que de temps en temps une grande mort communique aux esprits devores de doute et de scepticisme un ebranlement religieux. La providence sait ce qu'elle fait lorsqu'elle met ainsi le peuple face a face avec le mystere supreme, et quand elle lui donne a mediter la mort, qui est la grande egalite et qui est aussi la grande liberte.
La providence sait ce qu'elle fait, car c'est la le plus haut de tous les enseignements. Il ne peut y avoir que d'austeres et serieuses pensees dans tous les coeurs quand un sublime esprit fait majestueusement son entree dans l'autre vie, quand un de ces etres qui ont plane longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles du genie, deployant tout a coup ces autres ailes qu'on ne voit pas, s'enfonce brusquement dans l'inconnu.
Non, ce n'est pas l'inconnu! Non, je l'ai deja dit dans une autre occasion douloureuse, et je ne me lasserai pas de le repeter, non, ce n'est pas la nuit, c'est la lumiere! Ce n'est pas la fin, c'est le commencement! Ce n'est pas le neant, c'est l'eternite! N'est-il pas vrai, vous tous qui m'ecoutez? De pareils cercueils demontrent l'immortalite; en presence de certains morts illustres, on sent plus distinctement les destinees divines de cette intelligence qui traverse la terre pour souffrir et pour se purifier et qu'on appelle l'homme, et l'on se dit qu'il est impossible que ceux qui ont ete des genies pendant leur vie ne soient pas des ames apres leur mort!
LE 2 DECEMBRE 1851
Un vaillant proscrit de decembre, M. Hippolyte Magen, a publie, pendant son exil, a Londres, en 1852 (chez Jeffs, Burlington Arcade), un remarquable recit des faits dont il avait ete temoin. Nous extrayons de ce recit les pages qu'on va lire, en faisant seulement quelques suppressions dans les eloges adresses par M. H. Magen a M. Victor Hugo.
"Le 2 decembre, a dix heures du matin, des representants du peuple etaient reunis dans une maison de la rue Blanche.
"Deux opinions se combattaient. La premiere, emise et soutenue par Victor Hugo, voulait qu'on fit immediatement un appel aux armes; la population etait oscillante, il fallait, par une impulsion revolutionnaire, la jeter du cote de l'assemblee.
"Exciter lentement les coleres, entretenir longtemps l'agitation, tel etait le moyen que Michel (de Bourges) trouvait le meilleur; pour le soutenir il s'appuyait sur le passe. En 1830, on avait d'abord crie, puis lance des pierres aux gardes royaux, enfin on s'etait jete dans la bataille, avec des passions deja fermentees; en fevrier 1848, l'agitation de la rue avait aussi precede le combat.
"La situation actuelle n'offrait pas la moindre analogie avec ces deux epoques.
"Malheureusement le systeme de la temporisation l'emporta; il fut decide qu'on emploierait les vieux moyens, et qu'en attendant, il serait fait un appel aux legions de la garde nationale sur lesquelles on avait le droit de compter. Victor Hugo, Charamaule et Forestier accepterent la responsabilite de ces demarches, et rendez-vous fut pris a deux heures, sur le boulevard du Temple, chez Bonvalet, pour l'execution des mesures arretees.
"Tandis que Charamaule et Victor Hugo remplissaient le mandat qu'ils avaient recu, un incident prouva que, suivant l'opinion repoussee dans la rue Blanche, le peuple attendait une impulsion vigoureuse et revolutionnaire. A la hauteur de la rue Meslay, Charamaule s'apercut que la foule reconnaissait Hugo et s'epaississait autour d'eux:—"Vous etes reconnu, dit-il a son collegue."—Au meme instant, quelques jeunes gens crierent: Vive Victor Hugo!
"Un d'eux lui demanda: "Citoyen que faut-il faire?"
"Victor Hugo repondit: "Dechirez les affiches factieuses du coup d'etat et criez: Vive la constitution!
"—Et si l'on tire sur nous? lui dit un jeune ouvrier.
"—Vous courrez aux armes", repliqua Victor Hugo.
"Il ajouta:—Louis Bonaparte est un rebelle; il se couvre aujourd'hui de tous les crimes. Nous, representants du peuple, nous le mettons hors la loi; mais, sans meme qu'il soit besoin de notre declaration, il est hors la loi par le seul fait de sa trahison. Citoyens! vous avez deux mains, prenez dans l'une votre droit, dans l'autre votre fusil, et courez sur Bonaparte!"
"La foule poussa une acclamation.
"Un bourgeois qui fermait sa boutique dit a l'orateur: "Parlez moins haut, si l'on vous entendait parler comme cela, on vous fusillerait.
"—Eh bien! repondit Hugo, vous promeneriez mon cadavre, et ce serait une bonne chose que ma mort si la justice de Dieu en sortait!"
"Tous crierent: Vive Victor Hugo!—Criez: Vive la constitution! leur dit-il. Un cri formidable de Vive la constitution! Vive la republique! sortit de toutes les poitrines.
"L'enthousiasme, l'indignation, la colere melaient leurs eclairs dans tous les regards. C'etait la, peut-etre, une minute supreme. Victor Hugo fut tente d'enlever toute cette foule et de commencer le combat.
"Charamaule le retint et lui dit tout bas:—"Vous causerez une mitraillade inutile; tout ce monde est desarme. L'infanterie est a deux pas de nous, et voici l'artillerie qui arrive."
"En effet, plusieurs pieces de canon, attelees, debouchaient par la rue de Bondy, derriere le Chateau-d'Eau. Saisir un tel moment, ce pouvait etre la victoire, mais ce pouvait etre aussi un massacre. "Le conseil de s'abstenir, donne par un homme aussi intrepide que l'a ete Charamaule pendant ces tristes jours, ne pouvait etre suspect; en outre Victor Hugo, quel que fut son entrainement interieur, se sentait lie par la deliberation de la gauche. Il recula devant la responsabilite qu'il aurait encourue; depuis, nous l'avons entendu souvent repeter lui-meme: "Ai-je eu raison? Ai-je eu tort?"
"Un cabriolet passait; Victor Hugo et Charamaule s'y jeterent. La foule suivit quelque temps la voiture en criant: Vive la republique! Vive Victor Hugo!
"Les deux representants se dirigerent vers la rue Blanche, ou ils rendirent compte de la scene du Chateau d'Eau; ils essayerent encore de decider leurs collegues a une action revolutionnaire, mais la decision du matin fut maintenue.
"Alors Victor Hugo dicta au courageux Baudin la proclamation suivante:
"Louis-Napoleon est un traitre.
"Il a viole la constitution.
"Il s'est mis hors la loi.
Les representants republicains rappellent au peuple et a l'armee l'article 68 et l'article 110 ainsi concus: "L'assemblee constituante confie la defense de la presente constitution et des droits qu'elle consacre a la garde et au patriotisme de tous les francais."
"Le peuple est a jamais en possession du suffrage universel, n'a besoin d'aucun prince pour le lui rendre, et chatiera le rebelle.
"Que le peuple fasse son devoir.
"Les representants republicains marcheront a sa tete.
"Aux armes! Vive la republique!"
"Michel (de Bourges), Schoelcher, le general Leydet, Joigneaux, Jules
Favre, Deflotte, Eugene Sue, Brives, Chauffour, Madier de Montjau,
Cassal, Breymand, Lamarque, Baudin et quelques autres se haterent de mettre sur cette proclamation leurs noms a cote de celui de Victor Hugo.
"A six heures du soir, les membres du conciliabule de la rue Blanche, chasses de la rue de la Cerisaie par un avis que la police marchait sur eux, se retrouvaient au quai de Jemmapes, chez le representant Lafon; a eux s'etaient joints quelques journalistes et plusieurs citoyens devoues a la republique.
"Au milieu d'une vive animation, un comite de resistance fut nomme; il se composait des citoyens:
Victor Hugo,
Carnot,
Michel (de Bourges),
Madier de Montjau,
Jules Favre,
Deflotte,
Faure (du Rhone).
"On attendait impatiemment trois proclamations que Xavier Durrieu avait remises a des compositeurs de son journal. L'une d'elles sera recueillie par l'histoire; elle s'echappa de l'ame de Victor Hugo. La voici:
PROCLAMATION A L'ARMEE.
Soldats!
Un homme vient de briser la constitution, il dechire le serment qu'il avait prete au peuple, supprime la loi, etouffe le droit, ensanglante Paris, garrotte la France, trahit la Republique.
Soldats, cet homme vous engage dans le crime.
Il y a deux choses saintes: le drapeau qui represente l'honneur militaire, et la loi qui represente le droit national. Soldats! le plus grand des attentats, c'est le drapeau leve contre la loi.
Ne suivez pas plus longtemps le malheureux qui vous egare. Pour un tel crime, les soldats francais sont des vengeurs, non des complices.
Livrez a la loi ce criminel. Soldats! c'est un faux Napoleon. Un vrai Napoleon vous ferait recommencer Marengo; lui, il vous fait recommencer Transnonain.
Tournez vos yeux sur la vraie fonction de l'armee francaise. Proteger la patrie, propager la revolution, delivrer les peuples, soutenir les nationalites, affranchir le continent, briser les chaines partout, defendre partout le droit, voila votre role parmi les armees d'Europe; vous etes dignes des grands champs de bataille.
Soldats! l'armee francaise est l'avant-garde de l'humanite. Rentrez en vous-memes, reflechissez, reconnaissez-vous, relevez-vous. Songez a vos generaux arretes, pris au collet par des argousins et jetes, menottes aux mains, dans la cellule des voleurs. Le scelerat qui est a l'Elysee croit que l'armee de la France est une bande du bas-empire, qu'on la paie et qu'on l'enivre, et qu'elle obeit. Il vous fait faire une besogne infame; il vous fait egorger, en plein dix-neuvieme siecle et dans Paris meme, la liberte, le progres, la civilisation; il vous fait detruire, a vous enfants de la France, ce que la France a si glorieusement et si peniblement construit en trois siecles de lumiere et en soixante ans de revolution! Soldats, si vous etes la grande armee, respectez la grande nation!
Nous, citoyens, nous representants du peuple et vos representants,—nous, vos amis, vos freres, nous qui sommes la loi et le droit, nous qui nous dressons devant vous en vous tendant les bras et que vous frappez aveuglement de vos epees, savez-vous ce qui nous desespere? ce n'est pas de voir notre sang qui coule, c'est de voir votre honneur qui s'en va.
Soldats! un pas de plus dans l'attentat, un jour de plus avec Louis Bonaparte, et vous etes perdus devant la conscience universelle. Les hommes qui vous commandent sont hors la loi; ce ne sont pas des generaux, ce sont des malfaiteurs; la casaque des bagnes les attend. Vous soldats, il en est temps encore, revenez a la patrie, revenez a la republique. Si vous persistiez, savez-vous ce que l'histoire dirait de vous? Elle dirait: "Ils ont foule aux pieds de leurs chevaux et ecrase sous les roues de leurs canons toutes les lois de leur pays; eux, des soldats francais, ils ont deshonore l'anniversaire d'Austerlitz; et, par leur faute, par leur crime, il degoutte aujourd'hui du nom de Napoleon sur la France autant de honte qu'il en a autrefois decoule de gloire."
Soldats francais, cessez de preter main-forte au crime!
Pour les representants du peuple restes libres, le representant membre du comite de resistance,
VICTOR HUGO.
Paris, 3 decembre.
"Cette proclamation … ou brillent toutes les qualites du genie et du patriotisme, fut, a l'aide d'un papier bleu qui multipliait les copies, reproduite cinquante fois; le lendemain elle etait affichee dans les rues Charlot, de l'Homme-Arme, Rambuteau, et sur le boulevard du Temple.
"Cependant on est encore averti que la police a pris l'eveil; a travers une nuit obscure, on se dirige vers la rue Popincourt, ou les ateliers de Frederic Cournet ouvriront un asile sur.
" … Nos amis remplissent une salle vaste et nue; il y a deux tabourets seulement; Victor Hugo, qui va presider la reunion, en prend un,—l'autre est donne a Baudin, qui servira de secretaire. Dans cette assemblee, on remarquait Guiter, Gindriez, Lamarque, Charamaule, Sartin, Arnaud de l'Ariege, Schoelcher, Xavier Durrieu et Kesler son collaborateur, etc., etc.
"Apres un instant de confusion, qu'en pareille circonstance il est aise de concevoir, plusieurs resolutions furent prises. On avait vu successivement arriver Michel (de Bourges), Esquiros, Aubry (du Nord), Bancel, Duputz, Madier de Montjau et Mathieu (de la Drome); ce dernier ne fit qu'une courte apparition.
"Victor Hugo avait pris la parole et resumait les perils de la situation, les moyens de resistance et de combat.
"Tout a coup, un homme en blouse se presente, effare.
"—Nous sommes perdus, s'ecria-t-il; du point d'observation ou l'on m'a place, j'ai vu se diriger vers nous une troupe nombreuse de soldats.
"—Qu'importe! a repondu Cournet, en montrant des armes, la porte de ma maison est etroite; dans le corridor deux hommes ne marcheraient pas de front; nous sommes ici soixante resolus a mourir; deliberez en paix."
"A ce terrible episode Victor Hugo emprunte un mouvement sublime. Les paroles de Victor Hugo ont ete stenographiees, sur place, par un des assistants, et je puis les donner telles qu'il les prononca. Il s'ecrie: / "Ecoutez, rendez-vous bien compte de ce que vous faites.
"D'un, cote, cent mille hommes, dix-sept batteries attelees, six mille bouches a feu dans les forts, des magasins, des arsenaux, des munitions de quoi faire la campagne de Russie;—de l'autre, cent vingt representants, mille ou douze cents patriotes, six cents fusils, deux cartouches par homme, pas un tambour pour battre le rappel, pas une cloche pour sonner le tocsin, pas une imprimerie pour imprimer une proclamation; a peine, ca et la, une presse lithographique, une cave ou l'on imprimera, en hate et furtivement, un placard a la brosse; peine de mort contre qui remuera un pave, peine de mort contre qui s'attroupera, peine de mort contre qui sera trouve en conciliabule, peine de mort contre qui placardera un appel aux armes; si vous etes pris pendant le combat, la mort; si vous etes pris apres le combat, la deportation et l'exil.—D'un cote, une armee et le crime;—de l'autre, une poignee d'hommes et le droit. Voila cette lutte, l'acceptez-vous?"
"Ce fut un moment admirable; cette parole energique et puissante avait remue toutes les fibres du patriotisme; un cri subit, unanime, repondit: "Oui, oui, nous l'acceptons!"
"Et la deliberation recommenca grave et silencieuse."
NOTES
CHAMBRE DES PAIRS
1846.
NOTE 1
LA PROPRIETE DES OEUVRES D'ART
Un projet de loi sur les dessins et modeles de fabrique etait propose par le gouvernement; une longue discussion s'engagea, au sein de la chambre des pairs, sur la question de savoir quelle serait la duree de la propriete de ces dessins et de ces modeles. Le projet du gouvernement decretait une duree de quinze annees. La commission qui avait fait rapport sur le projet de loi proposait d'etendre le droit exclusif d'exploitation d'un modele a trente ans. Quelques membres de la chambre voulaient le maintien pur et simple de la legislation de 1793 qui attribue a l'auteur d'un dessin ou d'un modele artistique destine a l'industrie les memes droits qu'a l'auteur d'une statue ou d'un tableau. Victor Hugo demanda la parole.
Messieurs,
Je n'aurai qu'une simple observation a faire sur la question la plus importante, a mes yeux du moins, la question de duree; et j'appuierai la proposition de la commission, en regrettant, je l'avoue meme, l'ancienne legislation. Je n'ai que tres peu de mots a dire, et je n'abuserai jamais de l'attention de la chambre.
Messieurs, il ne faut pas se dissimuler que c'est un art veritable qui est en question ici. Je ne pretends pas mettre cet art, dans lequel l'industrie entre pour une certaine portion, sur le rang des creations poetiques ou litteraires, creations purement spontanees, qui ne relevent que de l'artiste, de l'ecrivain, du penseur. Cependant, il est incontestable qu'il y a ici dans la question un art tout entier.
Et si la Chambre me permettait de citer quelques-uns des grands noms qui se rattachent a cet art, elle reconnaitrait elle-meme qu'il y a la des genies createurs, des hommes d'imagination, des hommes dont la propriete doit etre protegee par la loi. Bernard de Palissy etait un potier; Benvenuto Cellini etait un orfevre. Un pape a desire un modele de chandeliers d'eglise; Michel-Ange et Raphael ont concouru pour ce modele, et les deux flambeaux ont ete executes. Oserait-on dire que ce ne sont pas la des objets d'art?
Il y a donc ici, permettez-moi d'insister, un art veritable dans la question, et c'est ce qui me fait prendre la parole.
Jusqu'a present cette matiere a ete regie en France par une legislation vague, obscure, incomplete, plutot formee de jurisprudence et d'extensions que composee de textes directs emanes du legislateur. Cette legislation a beaucoup de defauts, mais elle a une qualite qui, a mes yeux, compense tous les defauts, elle est genereuse.
Cette legislation, que donnait-elle a l'art qui est ici en question? Elle lui donnait la duree; et n'oubliez pas ceci: toutes les fois que vous voulez que de grands artistes fassent de grandes oeuvres, donnez-leur le temps, donnez-leur la duree, assurez-leur le respect de leur pensee et de leur propriete. Si vous voulez que la France reste a ce point ou elle est placee, d'imposer a toutes les nations la loi de sa mode, de son gout, de son imagination; si vous voulez que la France reste la maitresse de ce que le monde appelle l'ornement, le luxe, la fantaisie, ce qui sera toujours et ce qui est une richesse publique et nationale; si vous voulez donner a cet art tous les moyens de prosperer, ne touchez pas legerement a la legislation sous laquelle il s'est developpe avec tant d'eclat.
Notez que depuis que cette legislation, incomplete, je le repete, mais genereuse, existe, l'ascendant de la France, dans toutes les matieres d'art et d'industrie melee a l'art, n'a cesse de s'accroitre.
Que demandez-vous donc a une legislation? qu'elle produise de bons effets, qu'elle donne de bons resultats? Que reprochez-vous a celle-ci? Sous son empire, l'art francais est devenu le maitre et le modele de l'art chez tous les peuples qui composent le monde civilise. Pourquoi donc toucher legerement a un etat de choses dont vous avez a vous applaudir?
J'ajouterai en terminant que j'ai lu avec une grande attention l'expose des motifs; j'y ai cherche la raison pour laquelle il etait innove a un etat aussi excellent, je n'en ai trouve qu'une qui ne me parait pas suffisante, c'est un desir de mettre la legislation qui regit cette matiere en harmonie avec la legislation qui regit d'autres matieres qu'on suppose a tort analogues. C'est la, messieurs, une pure question de symetrie. Cela ne me parait pas suffisant pour innover, j'ose dire, aussi temerairement.
J'ai pour M. le ministre du commerce, en particulier, la plus profonde et la plus sincere estime; c'est un homme des plus distingues, et je reconnais avec empressement sa haute competence sur toutes les matieres qui sont soumises a son administration. Cependant je ne me suis pas explique comment il se faisait qu'en presence d'un beau, noble et magnifique resultat, on venait innover dans la loi qui a, en partie du moins, produit cet effet.
Je le repete, je demande de la duree. Je suis convaincu qu'un pas sera fait en arriere le jour ou vous diminuerez la duree de cette propriete. Je ne l'assimile pas d'ailleurs, je l'ai deja dit en commencant, a la propriete litteraire proprement dite. Elle est au-dessous de la propriete litteraire; mais elle n'en est pas moins respectable, nationale et utile. Le jour, dis-je, ou vous aurez diminue la duree de cette propriete, vous aurez diminue l'interet des fabricants a produire des ouvrages d'industrie de plus en plus voisins de l'art; vous aurez diminue l'interet des grands artistes a penetrer de plus en plus dans cette region ou l'industrie se releve par son contact avec l'art.
Aujourd'hui, a l'heure ou nous parlons, des sculpteurs du premier ordre, j'en citerai un, homme d'un merveilleux talent, M. Pradier, n'hesitent pas a accorder leur concours a ces productions qui ne sont pour l'industrie que des consoles, des pendules, des flambeaux, et qui sont, pour les connaisseurs, des chefs-d'oeuvre.
Un jour viendra, n'en doutez pas, ou beaucoup de ces oeuvres que vous traitez aujourd'hui de simples produits de l'industrie, et que vous reglementez comme de simples produits de l'industrie, un jour viendra ou beaucoup de ces oeuvres prendront place dans les musees. N'oubliez pas que vous avez ici, en France, a Paris, un musee compose precisement des debris de cet art mixte qui est en ce moment en question. La collection des vases etrusques, qu'est-ce autre chose?
Si vous voulez maintenir cet art au niveau deja eleve ou il est parvenu en France, si vous voulez augmenter encore ce bel essor qu'il a pris et qu'il prend tous les jours, donnez-lui du temps.
Voila tout ce que je voulais dire.
Je voterai pour tout ce qui tendra a augmenter la duree accordee aux proprietaires de cette sorte d'oeuvres, et je declare, en finissant, que je ne puis m'empecher de regretter l'ancienne legislation. (Tres bien! tres bien!)
NOTE 2
LA MARQUE DE FABRIQUE
Dans la discussion du projet de loi relatif aux marques de fabrique, deux systemes etaient en presence, celui de la marque facultative et celui de la marque obligatoire. Analyser cette discussion nous conduirait trop loin; nous pouvons d'ailleurs citer, sans autre commentaire, les deux discours que Victor Hugo prononca dans ce debat.
Messieurs,
Je viens defendre une opinion qui, je le crains, malgre les excellentes observations qui ont ete faites, a peu de faveur dans la chambre. J'ose cependant appeler sur cette opinion l'attention de la noble assemblee. Le projet de loi sur les dessins de fabrique soulevait une question d'art; le projet de loi sur les marques de fabrique souleve une question d'honneur, et toutes les fois que la loi touche a une question d'honneur, il n'est personne qui ne se sente et qui ne soit competent.
Il y a deux sortes de commerce, le bon et le mauvais commerce. Le commerce honnete et loyal, le commerce deloyal et frauduleux. Le commerce honnete, c'est celui qui ne fraude pas; c'est celui qui livre aux consommateurs des produits sinceres; c'est celui qui cherche avant tout, avant meme les benefices d'argent, le plus sur, le meilleur, le plus fecond des benefices, la bonne renommee. La bonne renommee, messieurs, est aussi un capital. Le mauvais commerce, le commerce frauduleux, est celui qui a la fievre des fortunes rapides, qui jette sur tous les marches du monde des produits falsifies; c'est celui, enfin, qui prefere les profits a l'estime, l'argent a la renommee.
Eh bien, de ces deux commerces que la loi actuelle met en presence, lequel voulez-vous proteger? Il me semble que vous devez protection a l'un, et la protection de l'un c'est la repression de l'autre. J'ai cherche dans le projet de loi, dans l'expose des motifs et dans le rapport de M. le baron Charles Dupin, s'il pouvait y avoir quelque mode de repression preferable au seul mode de repression qui se soit presente a mon esprit, et j'avoue, a regret, n'en avoir pas trouve. A mon avis, que je soumets a la chambre, il n'y a d'autre mode de repression pour le mauvais commerce, d'autre mode de protection pour le commerce loyal et honnete, que la marque obligatoire.
Mais on dira: La marque obligatoire est contraire a la liberte.
Permettez que je m'explique sur ce point, car il est delicat et grave.
J'aime la liberte, je sais qu'elle est bonne; je ne me borne pas a dire qu'elle est bonne, je le crois, je le sais; je suis pret a me devouer pour cette conviction. La liberte a ses abus et ses perils. Mais a cote des abus elle a ses bienfaits, a cote des perils elle a la gloire. J'aime donc la liberte, je la crois bonne en toute occasion. Je veux la liberte du bon commerce; j'admettrais meme, s'il en etait besoin, la liberte du mauvais commerce, quoique ce soit, a mon avis, la liberte de la ronce et de l'ivraie. Mais, messieurs, je ne pense pas que, dans la question de la marque obligatoire, la liberte soit le moins du monde compromise.
Il existe un commerce, il existe une industrie qui est soumise a la marque obligatoire; ce commerce, je vais le nommer tout de suite, c'est la presse, c'est la librairie. Il n'existe pas un papier imprime, quel qu'il soit, dans quelque but que ce soit, sous quelque denomination que ce soit, si insignifiant qu'il puisse etre, il n'existe pas un papier imprime qui ne doive, aux termes des lois qui nous regissent, porter le nom de l'imprimeur et son adresse. Qu'est-ce que cela? C'est la marque obligatoire. Avez-vous entendu dire que la marque obligatoire ait supprime la liberte de la presse? (Mouvement.)
Je ne sache pas d'argument plus fort que celui-ci; car voici une liberte publique, la plus importante de toutes, la plus vitale, qui fonctionne parmi nous sous l'empire de la marque obligatoire, c'est-a-dire de cet obstacle qu'on objecte comme devant ruiner une autre liberte dans ce qu'elle a de plus essentiel et de meilleur. Il est donc evident que puisque la marque obligatoire ne gene dans aucun de ses developpements la plus precieuse de nos libertes, elle n'aura aucun effet funeste, ni meme aucun effet facheux sur la liberte commerciale. J'ajoute qu'a mon avis liberte implique responsabilite. La marque obligatoire, c'est la signature; la marque obligatoire, c'est la responsabilite. Eh bien, messieurs les pairs, je suis de ceux qui ne veulent pas qu'on jouisse de la liberte sans subir la responsabilite. (Mouvement.)
Je voterai pour la marque obligatoire.
* * * * *
Je vois la chambre fatiguee, je ne crois pas au succes de l'amendement, et cependant je crois devoir insister. Messieurs, c'est que ma conviction est profonde.
La marque facultative peut-elle avoir ce rare resultat de separer en deux parts le bon et le mauvais commerce, le commerce loyal et le commerce frauduleux? Si je le pensais, je n'hesiterais pas a me rallier au systeme du gouvernement et de la commission. Mais je ne le pense pas.
Dans mon opinion, la marque facultative est une precaution illusoire. Pourquoi? Messieurs les pairs, c'est que l'industrie n'est pas libre; non, l'industrie n'est pas libre devant le commerce. Notez ceci: l'industrie a un interet, le commerce croit souvent en avoir un autre. Quel est l'interet de l'industrie? Donner d'abord de bons produits, et, s'il se peut, des produits excellents, et, s'il se peut, dans les cas ou l'industrie touche a l'art, des produits admirables. Ceci est l'interet de l'industrie, ceci est aussi l'interet de la nation. Quel est l'interet du commerce? Vendre, vendre vite, vendre souvent au hasard, souvent a bon marche et a vil prix. A vil prix! c'est fort cher. Pour cela, que faut-il au commerce, je dis au commerce frauduleux que je voudrais detruire? Il lui faut des produits frelates, falsifies, chetifs, miserables, coutant peu et pouvant, erreur fatale du reste, rapporter beaucoup. Que fait le commerce deloyal? il impose sa loi a l'industrie. Il commande, l'industrie obeit. Il le faut bien. L'industrie n'est jamais face a face avec le consommateur. Entre elle et le consommateur il y a un intermediaire, le marchand; ce que le marchand veut, le fabricant est contraint de le vouloir. Messieurs, prenez garde! Le commerce frauduleux qui n'a malheureusement que trop d'extension, ne voudra pas de la marque facultative; il ne voudra aucune marque. L'industrie gemira et cedera. La marque obligatoire serait une arme. Donnez cette arme, donnez cette defense a l'industrie loyale contre le commerce deloyal. Je vous le dis, messieurs les pairs, je vous le dis en presence des faits deplorables que vous ont cites plusieurs nobles membres de cette Chambre, en presence des debouches qui se ferment, en presence des marches etrangers qui ne s'ouvrent plus, en presence de la diminution du salaire qui frappe l'ouvrier, et de la falsification des denrees qui frappe le consommateur; je vous le dis avec une conviction croissante, devant la concurrence interieure, devant la concurrence exterieure surtout, messieurs les pairs, fondez la sincerite commerciale! (Mouvement.)
Mettez la marque obligatoire dans la loi.
L'industrie francaise est une richesse nationale. Le commerce loyal tend a elever l'industrie; le commerce frauduleux tend a l'avilir et a la degrader. Protegez le commerce loyal, frappez le commerce deloyal.
ASSEMBLEE CONSTITUANTE
1848-1849.
NOTE 3
SECOURS AUX THEATRES
17 juillet 1848.
A la suite des fatales journees de juin 1848, les theatres de Paris furent fermes. Cette cloture, qui semblait devoir se prolonger indefiniment, etait une calamite de plus ajoutee aux autres calamites publiques. La ruine des theatres etait imminente. M. Victor Hugo sentit l'urgence de leur situation et leur vint en aide. Il convoqua une reunion speciale des representants de Paris dans le 1er bureau, leur demanda d'appuyer un projet de decret qu'il se chargeait de presenter et qui allouait une subvention d'un million aux theatres, pour les mettre a meme de rouvrir. La proposition fut vivement debattue. Un membre accusa l'auteur du projet de decret de vouloir faire du bruit. M. Victor Hugo s'ecria:
Ce que je veux, ce n'est pas du bruit, comme vous dites, c'est du pain! du pain pour les artistes, du pain pour les ouvriers, du pain pour les vingt mille familles que les theatres alimentent! Ce que je veux, c'est le commerce, c'est l'industrie, c'est le travail, vivifies par ces ruisseaux de seve qui jaillissent des theatres de Paris! c'est la paix publique, c'est la serenite publique, c'est la splendeur de la ville de Paris, c'est l'eclat des lettres et des arts, c'est la venue des etrangers, c'est la circulation de l'argent, c'est tout ce que repandent d'activite, de joie, de sante, de richesse, de civilisation, de prosperite, les theatres de Paris ouverts. Ce que je ne veux pas, c'est le deuil, c'est la detresse, c'est l'agitation, c'est l'idee de revolution et d'epouvante que contiennent ces mots lugubres: Les theatres de Paris sont fermes! Je l'ai dit a une autre epoque et dans une occasion pareille, et permettez-moi de le redire: Les theatres fermes, c'est le drapeau noir deploye.
Eh bien, je voudrais que vous, vous les representants de Paris, vous vinssiez dire a cette portion de la majorite qui vous inquiete: Osez deployer ce drapeau noir! osez abandonner les theatres! Mais, sachez-le bien, qui laisse fermer les theatres fait fermer les boutiques! Sachez-le bien, qui laisse fermer les theatres de Paris, fait une chose que nos plus redoutables annees n'ont pas faite; que l'invasion n'a pas faite, que 93 n'a pas faite! Qui ferme les theatres de Paris eteint le feu qui eclaire, pour ne plus laisser resplendir que le feu qui incendie! Osez prendre cette responsabilite!
Messieurs, cette question des theatres est maintenant un cote, un cote bien douloureux, de la grande question des detresses publiques. Ce que nous invoquons ici, c'est encore le principe de l'assistance. Il y a la, autour de nous, je vous le repete, vingt mille familles qui nous demandent de ne pas leur oter leur pain! Le plus deplorable temoignage de la durete des temps que nous traversons, c'est que les theatres, qui n'avaient jamais fait partie que de notre gloire, font aujourd hui partie de notre misere.
Je vous en conjure, reflechissez-y. Ne desertez pas ce grand interet. Faites de moi ce que vous voudrez; je suis pret a monter a la tribune, je suis pret a combattre, a la poupe, a la proue, ou l'on voudra, n'importe; mais ne reculons pas! Sans vous, je ne suis rien; avec vous, je ne crains rien! Je vous supplie de ne pas repousser la proposition.
La proposition, appuyee par la presque unanimite des representants de la Seine et adoptee par le comite de l'interieur, fut acceptee par le gouvernement, qui reduisit a six cent mille francs la subvention proposee. M. Victor Hugo, nomme president et rapporteur d'une commission speciale chargee d'examiner le projet de decret, et composee de MM. Leon de Maleville, Bixio et Evariste Bavoux, deposa au nom du comite de l'interieur et lut en seance publique, le 17 juillet, le rapport suivant:
Citoyens representants,
Dans les graves conjonctures ou nous sommes, en examinant le projet de subvention aux theatres de Paris, votre comite de l'interieur et la commission qu'il a nommee ont eu le courage d'ecarter toutes les hautes considerations d'art, de litterature, de gloire nationale, qui viendraient si naturellement en aide au projet, que nous conservons du reste, et que nous ferons certainement valoir a l'occasion dans des temps meilleurs; le comite, dis-je, a eu le courage d'ecarter toutes ces considerations pour ne se preoccuper de la mesure proposee qu'au point de vue de l'utilite politique.
C'est a ce point de vue unique d'une grande et evidente utilite politique et immediate, que nous avons l'honneur de vous proposer l'adoption de la mesure.
Les theatres de Paris sont peut-etre les rouages principaux de ce mecanisme complique qui met en mouvement le luxe de la capitale et les innombrables industries que ce luxe engendre et alimente; mecanisme immense et delicat, que les bons gouvernements entretiennent avec soin, qui ne s'arrete jamais sans que la misere naisse a l'instant meme, et qui, s'il venait jamais a se briser, marquerait l'heure fatale ou les revolutions sociales succedent aux revolutions politiques.
Les theatres de Paris, messieurs, donnent une notable impulsion a l'industrie parisienne, qui, a son tour, communique la vie a l'industrie des departements. Toutes les branches du commerce recoivent quelque chose du theatre. Les theatres de Paris font vivre directement dix mille familles, trente ou quarante metiers divers, occupant chacun des centaines d'ouvriers, et versent annuellement dans la circulation une somme qui, d'apres des chiffres incontestables, ne peut guere etre evaluee a moins de vingt ou trente millions.
La cloture des theatres de Paris est donc une veritable catastrophe commerciale qui a toutes les proportions d'une calamite publique. Les faire vivre, c'est vivifier toute la capitale. Vous avez accorde, il y a peu de jours, cinq millions a l'industrie du batiment; accorder aujourd'hui un subside aux theatres, c'est appliquer le meme principe, c'est pourvoir aux memes necessites politiques. Si vous refusiez aujourd'hui ces six cent mille francs a une industrie utile, vous auriez dans un mois plusieurs millions a ajouter a vos aumones.
D'autres considerations font encore ressortir l'importance politique de la mesure qui rouvrirait nos theatres. A une epoque comme la notre, ou les esprits se laissent entrainer, dans cette espece de lassitude et de desoeuvrement qui suit les revolutions, a toutes les emotions, et quelquefois a toutes les violences de la fievre politique, les representations dramatiques sont une distraction souhaitable, et peuvent etre une heureuse et puissante diversion. L'experience a prouve que, pour le peuple parisien en particulier, il faut le dire a la louange de ce peuple si intelligent, le theatre est un calmant efficace et souverain.
Ce peuple, pareil a tant d'egards au peuple athenien, se tourne toujours volontiers, meme dans les jours d'agitation, vers les joies de l'intelligence et de l'esprit. Peu d'attroupements resistent a un theatre ouvert; aucun attroupement ne resisterait a un spectacle gratis.
L'utilite politique de la mesure de la subvention aux theatres est donc demontree. Il importe que les theatres de Paris rouvrent et se soutiennent, et l'etat consulte un grand interet public en leur accordant un subside qui leur permettra de vivre jusqu'a la saison d'hiver, ou leur prosperite renaitra, nous l'esperons, et sera a la fois un temoignage et un element de la prosperite generale.
Cela pose, ce grand interet politique une fois constate, votre comite a du rechercher les moyens d'arriver surement a ce but: faire vivre les theatres jusqu'a l'hiver. Pour cela, il fallait avant tout qu'aucune partie de la somme votee par vous ne put etre detournee de sa destination, et consacree, par exemple, a payer les dettes que les theatres ont contractees depuis cinq mois qu'ils luttent avec le plus honorable courage contre les difficultes de la situation. Cet argent est destine a l'avenir et non au passe. Il ne pourra etre revendique par aucun creancier. Votre comite vous propose de declarer les sommes allouees aux theatres par le decret incessibles et insaisissables.
Les sommes ne seraient versees aux directeurs des theatres que sous des conditions acceptees par eux, ayant toutes pour objet la meilleure exploitation de chaque theatre en particulier, et que les directeurs seraient tenus d'observer sous peine de perdre leur droit a l'allocation.
Quant aux sommes en elles-memes, votre comite en a examine soigneusement la repartition. Cette repartition a ete modifiee pour quelques theatres, d'accord avec M. le ministre de l'interieur, et toujours dans le but d'utilite positive qui a preoccupe votre comite.
L'allocation de 170,000 francs a ete conservee a l'Opera dont la prosperite se lie si etroitement a la paix de la capitale. La part du Vaudeville a ete portee a 24,000 francs, sous la condition que les directeurs ne negligeront rien pour rendre a ce theatre son ancienne prosperite, et pour y ramener la troupe excellente que tout Paris y applaudissait dans ces derniers temps.
Un theatre oublie a ete retabli dans la nomenclature, c'est le theatre Beaumarchais, c'est-a-dire le theatre special du 8e arrondissement et du faubourg Saint-Antoine. L'assemblee s'associera a la pensee qui a voulu favoriser la reouverture de ce theatre.
Voici cette repartition, telle qu'elle est indiquee et arretee dans l'expose des motifs qui vous a ete distribue ce matin:
Pour l'Opera, Theatre de la Nation 170,000 fr.
Pour le Theatre de la Republique 105,000
Pour l'Opera-Comique 80,000
Pour l'Odeon 45,000
Pour le Gymnase 30,000
Pour la Porte-Saint-Martin 35,000
Pour le Vaudeville 24,000
Pour les Varietes 24,000
Pour le Theatre Montansier 15,000
Pour l'Ambigu-Comique 25,000
Pour la Gaite 25,000
Pour le Theatre-Historique 27,000
Pour le Cirque 4,000
Pour les Folies-Dramatiques 11,000
Pour les Delassements-Comiques 11,000
Pour le Theatre Beaumarchais 10,000
Pour le Theatre Lazary 4,000
Pour le Theatre des Funambules 5,000
Pour le Theatre du Luxembourg 5,000
Pour les theatres de la banlieue 10,000
Pour l'Hippodrome 5,000
Pour eventualites 10,000
Total 680,000 fr.
Le comite a cru necessaire d'ajouter aux subventions reparties une somme de 10,000 francs destinee a des allocations eventuelles qu'il est impossible de ne pas prevoir en pareille matiere.
Afin de multiplier les precautions et de rendre tout abus impossible, votre comite, d'accord avec le ministre, vous propose d'ordonner, par l'article 2 du decret, que la distribution de la somme afferente a chaque theatre sera faite de quinzaine en quinzaine, par cinquiemes, jusqu'au 1er octobre. Les deux tiers au moins de la somme seront affectes au payement des artistes, employes et gagistes des theatres. Enfin, le ministre rendra compte de mois en mois de l'execution du decret a votre comite de l'interieur.
Un decret special avait ete presente pour le Theatre de la Nation; le comite, ne voyant aucun motif a ce double emploi, a fondu les deux decrets en un seul.
Le credit total alloue par les deux decrets ainsi reunis s'eleve a 680,000 francs.
Par toutes les considerations que nous venons d'exposer devant vous, nous esperons, messieurs, que vous voudrez bien voter ce decret dont vous avez deja reconnu et declare l'urgence. Il faut que tous les symptomes de la confiance et de la securite reparaissent; il faut que les theatres rouvrent; il faut que la population reprenne sa serenite en retrouvant ses plaisirs. Ce qui distrait les esprits les apaise. Il est temps de remettre en mouvement tous les moteurs du luxe, du commerce, de l'industrie, c'est-a-dire tout ce qui produit le travail, tout ce qui detruit la misere; les theatres sont un de ces moteurs.
Que les etrangers se sentent rappeles a Paris par le calme retabli; qu'on voie des passants dans les rues la nuit, des voitures qui roulent, des boutiques ouvertes, des cafes eclaires; qu'on puisse rentrer tard chez soi; les theatres vous restitueront toutes ces libertes de la vie parisienne, qui sont les indices memes de la tranquillite publique. Il est temps de rendre sa physionomie vivante, animee, paisible, a cette grande ville de Paris, qui porte avec accablement, depuis un mois bientot, le plus douloureux de tous les deuils, le deuil de la guerre civile!
Et permettez au rapporteur de vous le dire en terminant, messieurs, ce que vous ferez en ce moment sera utile pour le present et fecond pour l'avenir. Ce ne sera pas un bienfait perdu; venez en aide au theatre, le theatre vous le rendra. Votre encouragement sera pour lui un engagement. Aujourd'hui, la societe secourt le theatre, demain le theatre secourra la societe. Le theatre, c'est la sa fonction et son devoir, moralise les masses en meme temps qu'il enrichit la cite. 11 peut beaucoup sur les imaginations; et, dans des temps serieux comme ceux ou nous sommes, les auteurs dramatiques, libres desormais, comprendront plus que jamais, n'en doutez pas, que faire du theatre une chaire de verite et une tribune d'honnetete, pousser les coeurs vers la fraternite, elever les esprits aux sentiments genereux par le spectacle des grandes choses, infiltrer dans le peuple la vertu et dans la foule la raison, enseigner, apaiser, eclairer, consoler, c'est la plus pure source de la renommee, c'est la plus belle forme de la gloire!
La subvention aux theatres fut votee. Les theatres rouvrirent.
NOTE 4
SECOURS AUX TRANSPORTES
14 aout 1848.
Immediatement apres les journees de juin, M. Victor Hugo se preoccupa du sort fait aux transportes. Il appela tous les hommes de bonne volonte, dans toutes les nuances de l'assemblee, a leur venir en aide. Il organisa dans ce but une reunion speciale en dehors de tous les partis.
Voici en quels termes le fait est raconte dans la Presse du 14 aout 1848:
"Tous les hommes politiques ne sont pas en declin, heureusement! Au premier rang de ceux qu'on a vus grandir par le courage qu'ils ont deploye sous la grele des balles dans les tristes journees de juin, par la fermete conciliante qu'ils ont apportee a la tribune, et enfin par l'elan d'une fraternite sincere telle que nous la concevons, telle que nous la ressentons, nous aimons a signaler un de nos illustres amis, Victor Hugo, devant lequel plus d'une barricade s'est abaissee, et que la liberte de la presse a trouve debout a la tribune au jour des interpellations adressees a M. le general Cavaignac.
"M. Victor Hugo vient encore de prendre une noble initiative dont nous ne saurions trop le feliciter. Il s'agit de visiter les detenus de juin. Cette proposition a motive la reunion spontanee d'un certain nombre de representants dans l'un des bureaux de l'assemblee nationale; nous en empruntons les details au journal l'Evenement:
"La reunion se composait deja de MM. Victor Hugo, Lagrange, l'eveque
de Langres, Montalembert, David (d'Angers), Galy-Gazalat, Felix
Pyat, Edgar Quinet, La Rochejaquelein, Demesmay, Mauvais, de Voguee,
Cremieux, de Falloux, Xavier Durrieu, Considerant, le general Laydet,
Vivien, Portalis, Chollet, Jules Favre, Wolowski, Babaud-Laribiere,
Antony Thouret.
"M. Victor Hugo a expose l'objet de la reunion. Il a dit:
"Qu'au milieu des reunions qui se sont produites au sein de l'assemblee, et qui s'occupent toutes avec un zele louable, et selon leur opinion consciencieuse, des grands interets politiques du pays, il serait utile qu'une reunion se format qui n'eut aucune couleur politique, qui resumat toute sa pensee dans le seul mot fraternite, et qui eut pour but unique l'apaisement des haines et le soulagement des miseres nees de la guerre civile.
"Cette reunion se composerait d'hommes de toutes les nuances, qui oublieraient, en y entrant, a quel parti ils appartiennent, pour ne se souvenir que des souffrances du peuple et des plaies de la France. Elle aurait, sans le vouloir et sans le chercher, un but politique de l'ordre le plus eleve; car soulager les malheurs de la guerre civile dans le present, c'est eteindre les fureurs de la guerre civile dans l'avenir. L'assemblee nationale est animee des intentions les plus patriotiques; elle veut punir les vrais coupables et amender les egares, mais elle ne veut rien au dela de la severite strictement necessaire, et, certainement, a cote de sa severite, elle cherchera toujours les occasions de faire sentir sa paternite. La reunion projetee provoquerait, selon les faits connus et les besoins qui se manifesteraient, la bonne volonte genereuse de l'assemblee.
"Cette reunion ne se compose encore que de membres qui se sont spontanement rapproches et qui appartiennent a toutes les opinions representees dans l'assemblee; mais elle admettrait avec empressement tous les membres qui auraient du temps a donner aux travaux de fraternite qu'elle s'impose. Son premier soin serait de visiter les forts, en ayant soin de ne s'immiscer dans aucune des attributions du pouvoir judiciaire ou du pouvoir administratif. Elle se preoccuperait de tout ce qui peut, sans desarmer, bien entendu, ni enerver l'action de la loi, adoucir la situation des prisonniers et le sort de leurs familles.
"En ce qui touche ces malheureuses familles, la reunion rechercherait les moyens d'assurer l'execution du decret qui leur reserve le droit de suivre les transportes, et qui, evidemment n'a pas voulu que ce droit fut illusoire ou onereux pour les familles pauvres. Le general Cavaignac, consulte par M. Victor Hugo, a pleinement approuve cette pensee, a compris que la prudence s'y concilierait avec l'intention fraternelle et l'unite politique, et a promis de faciliter, par tous les moyens en son pouvoir, l'acces et la visite des prisons aux membres de la reunion; ce sera pour eux une occupation fatigante et penible, mais que le sentiment du bien qu'ils pourront faire leur rendra douce.
"En terminant, M. Victor Hugo a exprime le voeu que la reunion mit a sa tete et choisit pour son president l'homme venerable qu'elle compte parmi ses membres, et qui joint au caractere sacre de representant le caractere sacre d'eveque, M. Parisis, eveque de Langres. Ainsi le double but evangelique et populaire sera admirablement exprime par la personne meme de son president. La fraternite est le premier mot de l'evangile et le dernier mot de la democratie."
"La reunion a completement adhere a ces genereuses paroles. Elle a aussitot constitue son bureau, qui est ainsi compose:
"President, M. Parisis, eveque de Langres; vice-president, M. Victor
Hugo; secretaire, M. Xavier Durrieu.
"La reunion s'est separee, apres avoir charge MM. Parisis, Victor Hugo et Xavier Durrieu de demander au general Cavaignac, pour les membres de la reunion, l'autorisation de se rendre dans les forts et les prisons de Paris."
NOTE 5.
LA QUESTION DE DISSOLUTION
En janvier 1849, la question de dissolution se posa. L'assemblee constituante discuta la proposition Rateau. Dans la discussion prealable des bureaux, M. Victor Hugo prononca, le 15 janvier, un discours que la stenographie a conserve. Le voici:
M. VICTOR HUGO.—Posons la question.
Deux souverainetes sont en presence.
Il y a d'un cote l'assemblee, de l'autre le pays
D'un cote l'assemblee. Une assemblee qui a rendu a Paris, a la France, a l'Europe, au monde entier, un service, un seul, mais il est considerable; en juin, elle a fait face a l'emeute, elle a sauve la democratie. Car une portion du peuple n'a pas le droit de revolte contre le peuple tout entier. C'est la le titre de cette assemblee. Ce titre serait plus beau si la victoire eut ete moins dure. Les meilleurs vainqueurs sont les vainqueurs clements. Pour ma part, j'ai combattu l'insurrection anarchique et j'ai blame la repression soldatesque. Du reste, cette assemblee, disons-le, a plutot essaye de grandes choses qu'elle n'en a fait. Elle a eu ses fautes et ses torts, ce qui est l'histoire des assemblees et ce qui est aussi l'histoire des hommes. Un peu de bon, pas mal de mediocre, beaucoup de mauvais. Quant a moi, je ne veux me rappeler qu'une chose, la conduite vaillante de l'assemblee en juin, son courage, le service rendu. Elle a bien fait son entree; il faut maintenant qu'elle fasse bien sa sortie.
De l'autre cote, dans l'autre plateau de la balance, il y a le pays. Qui doit l'emporter? (Reclamations.) Oui, messieurs, permettez-moi de le dire dans ma conviction profonde, c'est le pays qui demande votre abdication. Je suis net, je ne cherche pas a etre nomme commissaire, je cherche a dire la verite. Je sais que chaque parti a une pente a s'intituler le pays. Tous, tant que nous sommes, nous nous enivrons bien vite de nous-memes et nous avons bientot fait de crier: Je suis la France! C'est un tort quand on est fort, c'est un ridicule quand on est petit. Je tacherai de ne point donner dans ce travers, j'userai fort peu des grands mots; mais, dans ma conviction loyale, voici ce que je pense: L'an dernier, a pareille epoque, qui est-ce qui voulait la reforme? Le pays. Cette annee, qui est-ce qui veut la dissolution de la chambre? Le pays. Oui, messieurs, le pays nous dit: retirez-vous. Il s'agit de savoir si l'assemblee repondra: je reste.
Je dis qu'elle ne le peut pas, et j'ajoute qu'elle ne le doit pas.
J'ajoute encore ceci. Le pays doit du respect a l'assemblee, mais l'assemblee doit du respect au pays.
Messieurs, ce mot, le pays, est un formidable argument; mais il n'est pas dans ma nature d'abuser d'aucun argument. Vous allez voir que je n'abuse pas de celui-ci.
Suffit-il que la nation dise brusquement, inopinement, a une assemblee, a un chef d'etat, a un pouvoir: va-t'en! pour que ce pouvoir doive s'en aller?
Je reponds: non!
Il ne suffit pas que la nation ait pour elle la souverainete, il faut qu'elle ait la raison.
Voyons si elle a la raison.
Il y a en republique deux cas, seulement deux cas ou le pays peut dire a une assemblee de se dissoudre. C'est lorsqu'il a devant lui une assemblee legislative dont le terme est arrive, ou une assemblee constituante dont le mandat est epuise.
Hors de la, le pays, le pays lui-meme peut avoir la force, il n'a pas le droit.
L'assemblee legislative dont la duree constitutionnelle n'est pas achevee, l'assemblee constituante dont le mandat n'est pas accompli ont le droit, ont le devoir de repondre au pays lui-meme: non! et de continuer, l'une sa fonction, l'autre son oeuvre.
Toute la question est donc la. Je la precise, vous voyez. La Constituante de 1848 a-t-elle epuise son mandat? a-t-elle termine son oeuvre? Je crois que oui, vous croyez que non.
UNE VOIX.—L'assemblee n'a point epuise son mandat.
M. VICTOR HUGO.—Si ceux qui veulent maintenir l'assemblee parviennent a me prouver qu'elle n'a point fait ce qu'elle avait a faire, et que son mandat n'est point accompli, je passe de leur bord a l'instant meme.
Examinons.
Qu'est-ce que la constituante avait a faire? Une constitution.
La constitution est faite.
LE MEME MEMBRE.—Mais, apres la constitution, il faut que l'assemblee fasse les lois organiques.
M. VICTOR HUGO.—Voici le grand argument, faire les lois organiques!
Entendons-nous.
Est-ce une necessite ou une convenance?
Si les lois organiques participent du privilege de la constitution, si, comme la constitution, qui n'est sujette qu'a une seule reserve, la sanction du peuple et le droit de revision, si comme la constitution, dis-je, les lois organiques sont souveraines, inviolables, au-dessus des assemblees legislatives, au-dessus des codes, placees a la fois a la base et au faite, oh! alors, il n'y a pas de question, il n'y a rien a dire, il faut les faire, il y a necessite. Vous devez repondre au pays qui vous presse: attendez! nous n'avons pas fini! les lois organiques ont besoin de recevoir de nous le sceau du pouvoir constituant. Et alors, si cela est, si nos adversaires ont raison, savez-vous ce que vous avez fait vendredi en repoussant la proposition Rateau? vous avez manque a votre devoir!
Mais si les lois organiques par hasard ne sont que des lois comme les autres, des lois modifiables et revocables, des lois que la prochaine assemblee legislative pourra citer a sa barre, juger et condamner, comme le gouvernement provisoire a condamne les lois de la monarchie, comme vous avez condamne les decrets du gouvernement provisoire, si cela est, ou est la necessite de les faire? a quoi bon devorer le temps de la France pour jeter quelques lois de plus a cet appetit de revocation qui caracterise les nouvelles assemblees?
Ce n'est donc plus qu'une question de convenance. Mon Dieu! je suis de bonne composition, si nous vivions dans un temps calme, et si cela vous etait bien agreable, cela me serait egal. Oui, vous trouvez convenable que les redacteurs du texte soient aussi les redacteurs du commentaire, que ceux qui ont fait le livre fassent aussi les notes, que ceux qui ont bati l'edifice pavent aussi les rues a l'entour, que le theoreme constitutionnel fasse penetrer son unite dans tous ses corollaires; apres avoir ete legislateurs constituants, il vous plait d'etre legislateurs organiques; cela est bien arrange, cela est plus regulier, cela va mieux ainsi. En un mot, vous voulez faire les lois organiques; pourquoi? pour la symetrie.
Ah! ici, messieurs, je vous arrete. Pour une assemblee constituante, ou il n'y a plus de necessite il n'y a plus de droit. Car du moment ou votre droit s'eclipse, le droit du pays reparait.
Et ne dites pas que si l'on admet le droit de la nation en ce moment, il faudra l'admettre toujours, a chaque instant et dans tous les cas, que dans six mois elle dira au president de se demettre et que dans un an elle criera a la legislative de se dissoudre. Non! la constitution, une fois sanctionnee par le peuple, protegera le president et la legislative. Reflechissez. Voyez l'abime qui separe les deux situations. Savez-vous ce qu'il faut en ce moment pour dissoudre l'assemblee constituante? Un vote, une boule dans la boite du scrutin. Et savez-vous ce qu'il faudrait pour dissoudre l'assemblee legislative? Une revolution.
Tenez, je vais me faire mieux comprendre encore: faites une hypothese, reculez de quelques mois en arriere, reportez-vous a l'epoque ou vous etiez en plein travail de constitution, et supposez qu'en ce moment-la, au milieu de l'oeuvre ebauchee, le pays, impatient ou egare, vous eut crie: Assez! le mandant brise le mandat; retirez-vous!
Savez-vous, moi qui vous parle en ce moment, ce que je vous eusse dit alors?
Je vous eusse dit: Resistez!
Resister! a qui? a la France?
Sans doute.
Notre devoir eut ete de dire au peuple:—Tu nous as donne un mandat, nous ne te le rapporterons pas avant de l'avoir rempli. Ton droit n'est plus en toi, mais en nous. Tu te revoltes contre toi-meme; car nous, c'est toi. Tu es souverain, mais tu es factieux. Ah! tu veux refaire une revolution? tu veux courir de nouveau les chances anarchiques et monarchiques? Eh bien! puisque tu es a la fois le plus fort et le plus aveugle, rouvre le gouffre, si tu l'oses, nous y tomberons, mais tu y tomberas apres nous.
Voila ce que vous eussiez dit, et vous ne vous fussiez pas separes.
Oui, messieurs, il faut savoir dans l'occasion resister a tous les souverains, aux peuples aussi bien qu'aux rois. Le respect de l'histoire est a ce prix.
Eh bien! moi, qui il y a trois mois vous eusse dit: resistez! aujourd'hui je vous dis: cedez!
Pourquoi?
Je viens de vous l'expliquer.
Parce qu'il y a trois mois le droit etait de votre cote, et qu'aujourd'hui il est du cote du pays.
Et ces dix ou onze lois organiques que vous voulez faire, savez-vous? vous ne les ferez meme pas, vous les baclerez. Ou trouverez-vous le calme, la reflexion, l'attention, le temps pour examiner les questions, le temps pour les laisser murir? Mais telle de ces lois est un code! mais c'est la societe tout entiere a refaire! Onze lois organiques, mais il y en a pour onze mois! Vous aurez vecu presque un an. Un an, dans des temps comme ceux-ci, c'est un siecle, c'est la une fort belle longevite revolutionnaire. Contentez-vous-en.
Mais on insiste, on s'irrite, on fait appel a nos fiertes. Quoi! nous nous retirons parce qu'un flot d'injures monte jusqu'a nous! Nous cedons a un quinze mai moral! l'assemblee nationale se laisse chasser! Messieurs, l'assemblee chassee! Comment? par qui? Non, j'en appelle a la dignite de vos consciences, vous ne vous sentez pas chasses! Vous n'avez pas donne les mains a votre honte! Vous vous retirez, non devant les voies de fait des partis, non devant les violences des factions, mais devant la souverainete de la nation. L'assemblee se laisser chasser! Ah! ce degre d'abaissement rendrait sa condamnation legitime, elle la meriterait pour y avoir consenti! Il n'en est rien, messieurs, et la preuve, c'est qu'elle s'en irait meprisee, et qu'elle s'en ira respectee!
Messieurs, je crois avoir ruine les objections les unes apres les autres. Me voici revenu a mon point de depart, le pays a pour lui le droit, et il a pour lui la raison. Considerez qu'il souffre, qu'il est, depuis un an bientot, etendu sur le lit de douleur d'une revolution; il veut changer de position, passez-moi cette comparaison vulgaire, c'est un malade qui veut se retourner du cote droit sur le cote gauche.
UN MEMBRE ROYALISTE.—Non, du cote gauche sur le cote droit. (Sourires.)
M. VICTOR HUGO.—C'est vous qui le dites, ce n'est pas moi. (On rit.) Je ne veux, moi, ni anarchie ni monarchie. Messieurs, soyons des hommes politiques et considerons la situation. Elle nous dicte notre conduite. Je ne suis pas de ceux qui ont fait la republique, je ne l'ai pas choisie, mais je ne l'ai pas trahie. J'ai la confiance que dans toutes mes paroles vous sentez l'honnete homme. Votre attention me prouve que vous voyez bien que c'est une conscience qui vous parle, je me sens le droit de m'adresser a votre coeur de bons citoyens. Voici ce que je vous dirai: Vous avez sauve le present, maintenant ne compromettez pas l'avenir! Savez-vous quel est le mal du pays en ce moment? C'est l'inquietude, c'est l'anxiete, c'est le doute du lendemain. Eh bien, vous les chefs du pays, ses chefs momentanes, mais reels, donnez-lui le bon exemple, montrez de la confiance, dites-lui que vous croyez au lendemain, et prouvez-le-lui! Quoi! vous aussi, vous auriez peur! Quoi! vous aussi, vous diriez: que va-t-il arriver? Vous craindriez vos successeurs! La constituante redouterait la legislative? Non, votre heure est fixee et la sienne est venue, les temps qui approchent ne vous appartiennent pas. Sachez le comprendre noblement. Deferez au voeu de la France. Ne passez pas de la souverainete a l'usurpation. Je le repete, donnons le bon exemple, retirons-nous a temps et a propos, et croyons tous au lendemain! Ne disons pas, comme je l'ai entendu declarer, que notre disparition sera une revolution. Comment! democrates, vous n'auriez pas foi dans la democratie? Eh bien, moi patriote, j'ai foi dans la patrie. Je voterai pour que l'assemblee se separe au terme le plus prochain.
NOTE 6
ACHEVEMENT DU LOUVRE
Fevrier 1849.
M. VICTOR HUGO.—Je suis favorable au projet. J'y vois deux choses, l'interet de l'etat, l'interet de la ville de Paris.
Certes, creer dans la capitale une sorte d'edifice metropolitain de l'intelligence, installer la pensee la ou etait la royaute, remplacer une puissance par une puissance, ou etait la splendeur du trone mettre le rayonnement du genie, faire succeder a la grandeur du passe ce qui fait la grandeur du present et ce qui fera la beaute de l'avenir, conserver a cette metropole de la pensee ce nom de Louvre, qui veut dire souverainete et gloire; c'est la, messieurs, une idee haute et belle. Maintenant, est-ce une idee utile?
Je n'hesite pas; je reponds: Oui.
Quoi! vivifier Paris, embellir Paris, ajouter encore a la haute idee de civilisation que Paris represente, donner d'immenses travaux sous toutes les formes a toutes les classes d'ouvriers, depuis l'artisan jusqu'a l'artiste, donner du pain aux uns, de la gloire aux autres, occuper et nourrir le peuple avec une idee, lorsque les ennemis de la paix publique cherchent a l'occuper, je ne dis pas a le nourrir, avec des passions, est-ce que ce n'est pas la une pensee utile?
Mais l'argent? cela coutera fort cher. Messieurs, entendons-nous, j'aime la gloire du pays, mais sa bourse me touche. Non-seulement je ne veux pas grever le budget, mais je veux, a tout prix, l'alleger. Si le projet, quoiqu'il me semble beau et utile, devait entrainer une charge pour les contribuables, je serais le premier a le repousser. Mais, l'expose des motifs vous le dit, on peut faire face a la depense par des alienations peu regrettables d'une portion du domaine de l'etat qui coute plus qu'elle ne rapporte.
J'ajoute ceci. Cet ete, vous votiez des sommes considerables pour des resultats nuls, uniquement dans l'intention de faire travailler le peuple. Vous compreniez si bien la haute importance morale et politique du travail, que la seule pensee d'en donner vous suffisait. Quoi! vous accordiez des travaux steriles, et aujourd'hui vous refuseriez des travaux utiles?
Le projet peut etre ameliore. Ainsi, il faudrait conserver toutes les menuiseries de la bibliotheque actuelle, qui sont fort belles et fort precieuses. Ce sont la des details. Je signale une lacune plus importante. Selon moi, il faudrait completer la pensee du projet en installant l'institut dans le Louvre, c'est-a-dire en faisant sieger le senat des intelligences au milieu des produits de l'esprit humain. Representez-vous ce que serait le Louvre alors! D'un cote une galerie de peinture comparable a la galerie du Vatican, de l'autre une bibliotheque comparable a la bibliotheque d'Alexandrie; tout pres cette grande nouveaute des temps modernes, le palais de l'Industrie; toute connaissance humaine reunie et rayonnant dans un monument unique; au centre l'institut, comme le cerveau de ce grand corps.
Les visiteurs de toutes les parties du monde accourraient a ce monument comme a une Mecque de l'intelligence. Vous auriez ainsi transforme le Louvre. Je dis plus, vous n'auriez pas seulement agrandi le palais, vous auriez agrandi l'idee qu'il contenait.
Cette creation, ou l'on trouvera tous les magnifiques progres de l'art contemporain, dotera, sans qu'il en coute un sou aux contribuables, d'une richesse de plus la ville de Paris, et la France d'une gloire de plus. J'appuie le projet.
NOTE 7
SECOURS AUX ARTISTES
3 avril 1849.
Le discours sur les encouragements dus aux arts, prononce par M. Victor Hugo, le 11 novembre 1848, fut combattu, notamment par l'honorable M. Charlemagne, comme exagerant les besoins et les miseres des artistes et des lettres. Peu de mois s'ecoulerent, la question des arts revint devant l'assemblee le 3 avril 1849, et M. Victor Hugo, appele a la tribune par quelques mots de M. Guichard, fut amene a dire:
Les besoins des artistes n'ont jamais ete plus imperieux. Et, messieurs, puisque je suis monte a cette tribune,—c'est l'occasion que M. Guichard m'a offerte qui m'y a fait monter,—je ne voudrais pas en descendre sans vous rappeler un souvenir qui aura peut-etre quelque influence sur vos votes dans la portion de cette discussion qui touche plus particulierement aux interets des lettres et des arts.
Il y a quelques mois, lorsque je discutais a cette meme place et que je combattais certaines reductions speciales qui portaient sur le budget des arts et des lettres, je vous disais que ces reductions, dans certains cas, pouvaient etre funestes, qu'elles pouvaient entrainer bien des detresses, qu'elles pouvaient amener meme des catastrophes. On trouva a cette epoque qu'il y avait quelque exageration dans mes paroles.
Eh bien, messieurs, il m'est impossible de ne pas penser en ce moment, et c'est ici le lieu de le dire, a ce rare et celebre artiste qui vient de disparaitre si fatalement, qu'un secours donne a propos, qu'un travail commande a temps aurait pu sauver.
PLUSIEURS MEMBRES.—Nommez-le!
M. VICTOR HUGO.—Antonin Moine.
M. LEON FAUCHER.—Je demande la parole.
M. VICTOR HUGO.—Oui, messieurs, j'insiste. Ceci merite votre attention. Ce grand artiste, je le dis avec une amere et profonde douleur, a trouve plus facile de renoncer a la vie que de lutter contre la misere. (Mouvement.)
Eh bien! que ce soit la un grave et douloureux enseignement. Je le depose dans vos consciences. Je m'adresse a la generosite connue et prouvee de cette assemblee. Je l'ai deja trouvee, nous l'avons tous trouvee sympathique et bienveillante pour les artistes. En ce moment, ce n'est pas un reproche que je fais a personne, c'est un fait que je constate. Je dis que ce fait doit rester dans vos esprits, et que, dans la suite de la discussion, quand vous aurez a voter, soit a propos du budget de l'interieur, soit a propos du budget de l'instruction publique, sur certaines reductions que je ne qualifie pas d'avance, mais qui peuvent etre mal entendues, qui peuvent etre deplorables, vous vous souviendrez que des reductions fatales peuvent, pour faire gagner quelques ecus au tresor public, faire perdre a la France de grands artistes. (Sensation.)
CONSEILS DE GUERRE
NOTE 8
L'ETAT DE SIEGE
28 septembre 1848.
Tant que dura l'etat de siege, et a quelque epoque que ce fut, M. Victor Hugo regarda comme de son devoir de lui resister sous quelque forme qu'il se presentat. Un jour, le 28 septembre 1848, il recut en pleine seance de l'assemblee constituante un ordre de comparution comme temoin devant un conseil de guerre, concu en ces termes:
"Cedule.
"La presente devra etre apportee en venant deposer.
"REPUBLIQUE FRANCAISE.
"Liberte, Egalite, Fraternite.
"Greffe du 2e conseil de guerre permanent de la 1re division militaire, seant a Paris, 37, rue du Cherche-Midi.
"Nous, de Beurmann, capitaine-rapporteur pres le 2e conseil de guerre de la 1re division militaire, requerons le sieur Hugo, Victor, representant du peuple, rue d'Isly, 5, a Paris, de comparaitre a l'audience du 2e conseil de guerre permanent, le 28 du courant 1848, a midi, pour y deposer en personne sur les faits relatifs aux nommes Turmel et Long, insurges. Le temoin est prevenu que, faute par lui de se conformer a la presente assignation, il y sera contraint par les voies de droit.
"Donne a Paris, le 20 du mois de septembre, an 1848.
"Le rapporteur, DE BEURMANN."
La forme imperative de cette requisition et les dernieres lignes contenant la menace d'une contrainte par les voies de droit, adressee a un representant inviolable, dictaient a M. Victor Hugo son devoir. C'etait, comme il le dit quelques jours apres au ministre de la guerre en lui reprochant le fait, l'etat de siege penetrant jusque dans l'assemblee. M. Victor Hugo refusa d'obeir a ce qu'il appela, le lendemain meme, en presence du conseil, cette etrange intimation. Il savait, en outre, que sa deposition ne pouvait malheureusement etre d'aucune utilite aux accuses. Deux heures plus tard, nouvelle injonction de comparaitre apportee par un gendarme dans l'enceinte meme de l'assemblee. Nouveau refus de M. Victor Hugo. Dans la soiree, une priere de venir deposer comme temoin lui est transmise de la part des accuses eux-memes. Apres avoir constate son refus au tribunal militaire, M. Victor Hugo se rendit au desir des accuses, et comparut, le lendemain, devant le conseil; mais il commenca par protester contre l'empietement que l'etat de siege s'etait permis sur l'inviolabilite du representant.
Voici en quels termes la Gazette des Tribunaux rend compte de cette audience:
2e CONSEIL DE GUERRE DE PARIS
Presidence de M. DESTAING, colonel du 61e regiment de ligne.
Audience du 29 septembre.
INSURRECTION DE JUIN.—AFFAIRE DU CAPITAINE TURMEL ET DU LIEUTENANT
LONG, DE LA 7e LEGION.—DEPOSITION DE M. VICTOR HUGO.—INCIDENT.
Un public plus nombreux qu'hier attend l'ouverture de la salle d'audience, appele non-seulement par l'interet qu'inspire l'affaire soumise au conseil, mais plus encore par l'incident souleve a la fin de la derniere audience au sujet de la deposition de M. Victor Hugo, qui doit comparaitre aujourd'hui comme temoin.
L'audience a ete ouverte a onze heures et quelques minutes. Apres avoir ordonne l'introduction des deux accuses Turmel et Long, M. le president demande a l'huissier d'appeler M. Victor Hugo, representant du peuple. L'huissier annonce que M. Victor Hugo ne s'est pas encore presente.
M. LE PRESIDENT.—M. Victor Hugo m'a fait prevenir qu'il se presenterait a l'ouverture de l'audience; il viendra vraisemblablement. En attendant, monsieur le commissaire du gouvernement, vous avez la parole.
M. d'Hennezel, substitut du commissaire du gouvernement, expose les faits qui resultent des debats; et a peine a-t-il prononce quelques phrases que l'huissier annonce l'arrivee de M. Victor Hugo. M. Hugo s'approche.
M. LE PRESIDENT.—Veuillez nous dire vos nom, prenoms, profession et domicile.
M. VICTOR HUGO (Marques d'attention).—Avant de vous repondre, monsieur le president, j'ai a dire un mot. En venant deposer devant le conseil, je suis convenu avec M. le president de l'assemblee nationale que j'expliquerais sous quelles reserves je me presente. Je dois cette explication a l'assemblee nationale, dont j'ai l'honneur d'etre membre, et au mandat de representant, dont le respect doit etre impose aux autorites constituees plus encore, s'il est possible, qu'aux simples citoyens. Que le conseil, du reste, ne voie pas dans mes paroles autre chose que l'accomplissement d'un devoir. Personne plus que moi n'honore la glorieuse epaulette que vous portez, et je ne cherche pas, certes, a vous rendre plus difficile la penible mission que vous accomplissez.
Hier, en pleine seance, au milieu de l'assemblee, au moment d'un scrutin, j'ai recu par estafette l'injonction de me rendre immediatement devant le conseil. Je n'ai tenu aucun compte de cette etrange intimation. Je ne devais pas le faire, car il va sans dire que personne n'a le droit d'enlever le representant du peuple a ses travaux. L'exercice des fonctions de representant est sacre; il constitue comme il impose un droit, un devoir inviolable. Je n'ai donc pas tenu compte de l'injonction qui m'etait faite.
Vers la fin de la seance de l'assemblee, qui s'etait prolongee au dela de celle du conseil de guerre, j'ai recu, toujours dans l'assemblee, une nouvelle sommation non moins irreguliere que la premiere. Je pouvais n'y pas repondre, car, au moment meme ou je parle, les comites de l'assemblee nationale sont reunis, et c'est la qu'est ma place, et non ici.
Je me presente cependant, parce que la priere m'en la ete faite. Je dis la priere, en ce qui concerne les defenseurs, dont l'intervention m'a decide, parce que jamais je ne ferai defaut a la priere que l'on m'adressera au nom de malheureux accuses. Je dois le dire, cependant, je ne sais pas pourquoi la defense insiste pour mon audition. Ma deposition est absolument sans importance, et ne peut pas plus etre utile a la defense qu'a l'accusation.
M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT.—C'est le ministere public aussi, qui, comme la defense, a insiste; le ministere public, qui demandera a M. le president la permission de vous repondre.
M. VICTOR HUGO.—Rien n'etait plus facile que de concilier les droits de la representation nationale et les exigences de la justice, c'etait de demander l'autorisation de M. le president de l'assemblee, et de s'entendre sur l'heure.
M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT.—Permettez-moi de dire un mot au nom de la loi dont je suis l'organe et au-dessus de laquelle personne ne peut se placer. L'article 80 du code d'instruction criminelle est formel, absolu, personne ne peut s'y soustraire, et tout individu cite regulierement est oblige de se presenter, sous peine d'amende et meme de contrainte par corps. L'assemblee, qui fait des lois, doit assurement obeissance aux lois existantes. M. Galy-Cazalat, qui avait des devoirs a remplir non moins importants que ceux de l'illustre poete que nous citions comme temoin, s'est rendu ici sans arguer d'empechements. Nous le repetons donc, la loi est une; elle doit etre egale pour tout le monde dans ses exigences, comme elle l'est dans sa protection.
M. VICTOR HUGO.—Les paroles de M. le commissaire du gouvernement m'obligent a une courte reponse. La loi, si elle a des exigences, a aussi des exceptions. Sur beaucoup de points, le representant du peuple se trouve protege par des exceptions nombreuses, et cela dans l'unique interet du peuple dont il resume la souverainete. Je maintiens donc qu'aucun pouvoir ne peut arracher le representant de son siege au moment ou il delibere et ou le sort du pays peut dependre du vote qu'il va deposer dans l'urne.
LE DEFENSEUR DES PREVENUS.—Puisque c'est moi qui, en insistant hier pour que le temoin fut appele devant vous, ai provoque l'incident qu'il plait a M. Victor Hugo de prolonger, je demande, a mon tour, au conseil, a dire quelques mots pour revendiquer la responsabilite de ce qui a ete fait a ma priere par le ministere public, et rappeler les veritables droits de chacun ici.
M. Victor Hugo proteste, en son nom et au nom de l'assemblee nationale, contre cet appel de votre justice, qu'il considere comme une violation de son droit de representant.
La question, dit-il, a ete deja jugee. C'est une erreur; elle ne l'a jamais ete, parce que dans des circonstances pareilles elle n'a jamais ete soulevee. Ce qui a ete juge, le voici: c'est que lorsqu'un representant ou un depute est appele pendant le cours de la session d'une assemblee legislative a remplir d'autres fonctions qui, pendant un long temps, l'enleveraient a ses devoirs de legislateur, il doit etre dispense de ces fonctions. Ainsi pour le jury, ainsi pour les devoirs d'un magistrat qui est appele a choisir entre la chambre et le palais. Mais lorsqu'un accuse reclame un temoignage d'ou depend sa liberte, ou son honneur peut-etre; lorsque ce temoignage peut etre donne dans l'intervalle qui separe le commencement d'un scrutin de sa fin; lorsque, au pire, il retardera d'une heure un discours, important sans doute, mais qui peut attendre, que, de par la qualite de representant, en opposant pour tout titre quatre lignes de M. le president de l'assemblee nationale, on puisse refuser ce temoignage, c'est ce que personne n'aurait soutenu, c'est ce que je m'etonne que M. Victor Hugo ait soutenu le premier.
M. Victor Hugo, continue l'honorable defenseur, proteste, au nom de l'assemblee nationale; moi, comme defenseur contribuant a l'administration de la justice, je proteste au nom de la justice meme. Jamais je n'admettrai qu'en venant ici M. le representant Victor Hugo fasse un acte de complaisance. Nous n'acceptons pas l'aumone de son temoignage, la justice commande et ne sollicite pas.
M. VICTOR HUGO.—Je ne refuse point de venir ici, mais je soutiens que personne n'a le droit d'arracher un representant a ses fonctions legislatives; je n'admets point que l'on puisse violer ainsi la souverainete du peuple. Je n'entends point engager ici une discussion sur cette grave question, elle trouvera sa place dans une autre enceinte. Je suis le premier a reconnaitre l'elevation des sentiments du defenseur, mais ce que je veux maintenant, c'est mon droit de representant. Pour le moment, ce n'est pas un refus, ce n'est qu'une question d'heure choisie. Je suis pret, monsieur le president, a repondre a vos questions.
LE DEFENSEUR.—M. Victor Hugo a ecrit sur les derniers jours d'un condamne a mort des pages qui resteront comme l'une des oeuvres les plus belles qui soient sorties de l'esprit humain. Les angoisses des accuses Turmel et Long ne sont pas aussi terribles que celles du condamne, mais elles demandent aussi a n'etre pas prolongees. Eh bien! si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, etait venu hier ici, les accuses auraient ete juges hier, et votre tribunal n'eut pas ete dans la necessite de s'assembler une seconde fois. Les accuses n'auraient pas passe une nuit cruelle sous le poids d'une accusation qui peut entrainer la peine des travaux forces.
M. VICTOR HUGO.—J'ai dit en commencant, et je regrette que le defenseur paraisse l'oublier, que jamais un accuse ne me trouverait sourd a son appel. Je devais maintenir, vis-a-vis de quelque autorite que ce soit, l'inviolabilite des deliberations de l'assemblee, qui tient en ses mains les destinees de la France. Maintenant, j'ajoute que, si j'avais pu penser que ma deposition servit la cause des malheureux accuses, je n'aurais pas attendu la citation, j'aurais demande moi-meme, et comme un droit alors, que le conseil m'entendit. Mais ma deposition n'est d'aucune importance, comme ont pu en juger les defenseurs eux-memes, qui ont lu ma declaration ecrite. Je n'avais donc point a hesiter. Je devais preferer a une comparution absolument inutile a l'accuse l'accomplissement du plus serieux de tous les devoirs dans la plus grave de toutes les conjonctures; je devais en outre resister a l'acte inqualifiable qu'avait ose, vis-a-vis d'un representant, se permettre la justice d'exception sous laquelle Paris est place en ce moment.
M. LE PRESIDENT.—Permettez-moi de vous adresser la question: Quels sont vos nom et prenoms?
M. VICTOR HUGO.—Victor Hugo.
M. LE PRESIDENT.—Votre profession?
M. VICTOR HUGO.—Homme de lettres et representant du peuple.
M. LE PRESIDENT.—Votre lieu de naissance?
M. VICTOR HUGO.—Besancon.
M. LE PRESIDENT.—Votre domicile actuel?
M. VICTOR HUGO.—Rue d'Isly, 5.
M. LE PRESIDENT.—Votre domicile precedent?
M. VICTOR HUGO.—Place Royale, 6.
M. LE PRESIDENT.—Que savez-vous sur l'accuse Turmel?
M. VICTOR HUGO.—Je pourrais dire que je ne sais rien. Ma deposition devant M. le juge d'instruction a ete faite dans un moment ou mes souvenirs etaient moins confus, et elle serait plus utile que mes paroles actuelles a la manifestation de la verite. Cependant, voila ce que je crois me rappeler. Nous venions d'attaquer une barricade de la rue Saint-Louis, d'ou partait depuis le matin une fusillade assez vive qui nous avait coute beaucoup de braves gens; cette barricade enlevee et detruite, je suis alle seul vers une autre barricade placee en travers de la rue Vieille-du-Temple, et tres forte. Voulant avant tout eviter l'effusion du sang, j'ai aborde les insurges; je les ai supplies, puis sommes, au nom de l'assemblee nationale dont mes collegues et moi avions recu un mandat, de mettre bas les armes; ils s'y sont refuses.
M. Villain de Saint-Hilaire, adjoint au maire, qui a montre en cette occasion un rare courage, vint me rejoindre a cette barricade, accompagne d'un garde national, homme de coeur et de resolution, et dont je regrette de ne pas savoir le nom, pour m'engager a ne pas prolonger des pourparlers desormais inutiles, et dont ils craignaient quelque resultat funeste. Voyant que mes efforts ne reussissaient pas, je cedai a leurs prieres.
Nous nous retirames a quelque distance pour deliberer sur les mesures que nous avions a prendre. Nous etions derriere l'angle d'une maison. Un groupe de gardes nationaux amena un prisonnier. Comme, depuis quelque temps, j'avais vu beaucoup de prisonniers, je ne pourrais me rappeler si j'ai vu celui-ci.
M. LE PRESIDENT au temoin.—Regardez l'accuse, le reconnaissez-vous?
(Les deux accuses Turmel et Long se levent et se tournent vers Victor Hugo.)
M. VICTOR HUGO, montrant Long.—Je n'ai pas l'honneur de connaitre monsieur. Quant a l'autre accuse, je crois le reconnaitre, il etait amene par un groupe de gardes nationaux. Il vit a mon insigne que j'etais representant.—Citoyen representant, s'ecria-t-il, je suis innocent, faites-moi mettre en liberte.—Mais tous furent unanimes a me dire que c'etait un homme tres dangereux, et qu'il commandait une des barricades qui nous faisaient face. Ce que voyant, je laissai la justice suivre son cours, et on l'emmena.
M. LE PRESIDENT.—Vos souvenirs sont parfaitement fideles. Maintenant vous pouvez retourner a vos travaux legislatifs. Quant a nous, nous avons fait notre devoir, la loi est satisfaite, personne n'a le droit de se mettre au-dessus d'elle.
M. VICTOR HUGO.—Il y a eu confusion dans l'esprit de la defense et du ministere public, et je regretterais de voir cette confusion s'introduire dans l'esprit du conseil. J'ai toujours ete pret, et je l'ai prouve surabondamment, a venir eclairer la justice. C'etait simplement, s'il faut que je le dise encore, une question d'heure a choisir. Mais j'ai toujours nie, et je nierai toujours, que quelque autorite que ce puisse etre, autorite necessairement inferieure a l'assemblee nationale, puisse penetrer jusqu'au representant inviolable, le saisir dans l'enceinte de l'assemblee, l'arracher aux deliberations, et lui imposer un pretendu devoir autre que son devoir de legislateur. Le jour ou cette monstrueuse usurpation serait toleree, il n'y aurait plus de liberte des assemblees, il n'y aurait plus de souverainete du peuple, il n'y aurait plus rien! rien que l'arbitraire et le despotisme et l'abaissement de tout dans le pays. Quant a moi, je ne verrai jamais ce jour-la. (Mouvement.)
M. LE PRESIDENT.—Notre devoir est de faire executer les lois, quelque eleve que soit le caractere des personnes appelees devant la justice.
M. VICTOR HUGO.—Ce ne serait point la executer les lois, ce serait les violer toutes a la fois. Je persiste dans ma protestation.
(M. Victor Hugo se retire au milieu d'un mouvement de curiosite qui l'accompagne au dehors de la salle d'audience.)
M. LE PRESIDENT au commissaire du gouvernement.—Vous avez la parole.
M. d'Hennezel soutient l'accusation contre les deux accuses.
M'es Madier de Montjau et Briquet defendent les accuses.
Le conseil entre dans la salle des deliberations, et, apres une heure ecoulee, M. le president prononce un jugement qui declare Turmel et Long non coupables sur la question d'attentat, mais coupables d'avoir pris part a un mouvement insurrectionnel, etant porteurs d'armes apparentes.
En consequence, Turmel est condamne a deux annees de prison, et Long a une annee de la meme peine, en vertu de l'article 5 de la loi du 24 mai 1834, modifie par l'article 463 du Code penal.
—La grave question soulevee par l'honorable M. Victor Hugo devant le conseil de guerre a ete, a son retour dans le sein de l'assemblee, l'objet de discussions assez animees qui se sont engagees dans la salle des conferences. Les principes poses par M. Victor Hugo ont ete vivement soutenus par les membres les plus competents de l'assemblee. On annoncait quecet incident ferait l'objet d'une lettre que le president de l'assemblee devait adresser au president du conseil de guerre.
CONSEIL D'ETAT
1849
NOTE 9
LA LIBERTE DU THEATRE
En 1849, la commission du conseil d'etat, formee pour preparer la loi sur les theatres, fit appel a l'experience des personnes que leurs etudes ou leur profession interessent particulierement a la prosperite et a la dignite de l'art theatral. Six seances furent consacrees a entendre trente et une personnes, parmi lesquelles onze auteurs dramatiques ou compositeurs, trois critiques, sept directeurs, huit comediens. M. Victor Hugo fut entendu dans les deux seances du 17 et du 30 septembre. Nous donnons ici ces deux seances recueillies par la stenographie et publiees par les soins du conseil d'etat.
Seance du 17 septembre.—Presidence de M. Vivien.
M. VICTOR HUGO.—Mon opinion sur la matiere qui se discute maintenant devant la commission est ancienne et connue; je l'ai meme en partie publiee. J'y persiste plus que jamais. Le temps ou elle prevaudra n'est pas encore venu. Cependant, comme, dans ma conviction profonde, le principe de la liberte doit finir par triompher sur tous les points, j'attache de l'importance a la maniere serieuse dont la commission du conseil d'etat etudie les questions qui lui sont soumises; ce travail preparatoire est utile, et je m'y associe volontiers. Je ne laisserai echapper, pour ma part, aucune occasion de semer des germes de liberte. Faisons notre devoir, qui est de semer les idees; le temps fera le sien, qui est de les feconder.
Je commencerai par dire a la commission que, dans la question des theatres, question tres grande et tres serieuse, il n'y a que deux interets qui me preoccupent. A la verite, ils embrassent tout. L'un est le progres de l'art, l'autre est l'amelioration du peuple.
J'ai dans le coeur une certaine indifference pour les formes politiques, et une inexprimable passion pour la liberte. Je viens de vous le dire, la liberte est mon principe, et, partout ou elle m'apparait, je plaide ou je lutte pour elle.
Cependant si, dans la question theatrale, vous trouvez un moyen qui ne soit pas la liberte, mais qui me donne le progres de l'art et l'amelioration du peuple, j'irai jusqu'a vous sacrifier le grand principe pour lequel j'ai toujours combattu, je m'inclinerai et je me tairai. Maintenant, pouvez-vous arriver a ces resultats autrement que par la liberte?
Vous touchez, dans la matiere speciale qui vous occupe, a la grande, a l'eternelle question qui reparait sans cesse, et sous toutes les formes, dans la vie de l'humanite. Les deux grands principes qui la dominent dans leur lutte perpetuelle, la liberte, l'autorite, sont en presence dans cette question-ci comme dans toutes les autres. Entre ces deux principes, il vous faudra choisir, sauf ensuite a faire d'utiles accommodements entre celui que vous choisirez et celui que vous ne choisirez pas. Il vous faudra choisir; lequel prendrez-vous? Examinons.
Dans la question des theatres, le principe de l'autorite a ceci pour lui et contre lui qu'il a deja ete experimente. Depuis que le theatre existe en France, le principe d'autorite le possede. Si l'on a constate ses inconvenients, on a aussi constate ses avantages, on les connait. Le principe de liberte n'a pas encore ete mis a l'epreuve.
M. LE PRESIDENT.—Il a ete mis a l'epreuve de 1791 a 1806.
M. VICTOR HUGO.—Il fut proclame en 1791, mais non realise; on etait en presence de la guillotine. La liberte germait alors, elle ne regnait pas. Il ne faut point juger des effets de la liberte des theatres par ce qu'elle a pu produire pendant la premiere revolution.
Le principe de l'autorite a pu, lui, au contraire, produire tous ses fruits; il a eu sa realisation la plus complete dans un systeme ou pas un detail n'a ete omis. Dans ce systeme, aucun spectacle ne pouvait s'ouvrir sans autorisation. On avait ete jusqu'a specifier le nombre de personnages qui pouvaient paraitre en scene dans chaque theatre, jusqu'a interdire aux uns de chanter, aux autres de parler; jusqu'a regler, en de certains cas, le costume et meme le geste; jusqu'a introduire dans les fantaisies de la scene je ne sais quelle rigueur hierarchique.
Le principe de l'autorite, realise si completement, qu'a-t-il produit? On va me parler de Louis XIV et de son grand regne. Louis XIV a porte le principe de l'autorite, sous toutes ses formes, a son plus haut degre de splendeur. Je n'ai a parler ici que du theatre. Eh bien! le theatre du dix-septieme siecle eut ete plus grand sans la pression du principe d'autorite. Ce principe a arrete l'essor de Corneille et froisse son robuste genie. Moliere s'y est souvent soustrait, parce qu'il vivait dans la familiarite du grand roi dont il avait les sympathies personnelles. Moliere n'a ete si favorise que parce qu'il etait valet de chambre tapissier de Louis XIV; il n'eut point fait sans cela le quart de ses chefs-d'oeuvre. Le sourire du maitre lui permettait l'audace. Chose bizarre a dire, c'est sa domesticite qui a fait son independance; si Moliere n'eut pas ete valet, il n'eut pas ete libre.
Vous savez qu'un des miracles de l'esprit humain avait ete declare immoral par les contemporains; il fallut un ordre formel de Louis XIV pour qu'on jouat Tartuffe. Voila ce qu'a fait le principe de l'autorite dans son plus beau siecle. Je passerai sur Louis XV et sur son temps; c'est une epoque de complete degradation pour l'art dramatique. Je range les tragedies de Voltaire parmi les oeuvres les plus informes que l'esprit humain ait jamais produites. Si Voltaire n'etait pas, a cote de cela, un des plus beaux genies de l'humanite, s'il n'avait pas produit, entre autres grands resultats, ce resultat admirable de l'adoucissement des moeurs, il serait au niveau de Campistron.
Je ne triomphe donc pas du dix-huitieme siecle; je le pourrais, mais je m'abstiens. Remarquez seulement que le chef-d'oeuvre dramatique qui marque la fin de ce siecle, le Mariage de Figaro, est du a la rupture du principe d'autorite. J'arrive a l'empire. Alors l'autorite avait ete restauree dans toute sa splendeur, elle avait quelque chose de plus eclatant encore que l'autorite de Louis XIV, il y avait alors un maitre qui ne se contentait pas d'etre le plus grand capitaine, le plus grand legislateur, le plus grand politique, le plus grand prince de son temps, mais qui voulait etre le plus grand organisateur de toutes choses. La litterature, l'art, la pensee ne pouvaient echapper a sa domination, pas plus que tout le reste. Il a eu, et je l'en loue, la volonte d'organiser l'art. Pour cela il n'a rien epargne, il a tout prodigue. De Moscou il organisait le Theatre-Francais. Dans le moment meme ou la fortune tournait et ou il pouvait voir l'abime s'ouvrir, il s'occupait de reglementer les soubrettes et les crispins.
Eh bien, malgre tant de soins et tant de volonte, cet homme, qui pouvait gagner la bataille de Marengo et la bataille d'Austerlitz, n'a pu faire faire un chef-d'oeuvre. Il aurait donne des millions pour que ce chef-d'oeuvre naquit; il aurait fait prince celui qui en aurait honore son regne. Un jour, il passait une revue. Il y avait la dans les rangs un auteur assez mediocre qui s'appelait Barjaud. Personne ne connait plus ce nom. On dit a l'empereur:—Sire, M. Barjaud est la.—Monsieur Barjaud, dit-il aussitot, sortez des rangs.—Et il lui demanda ce qu'il pouvait faire pour lui.
M. SCRIBE.—M. Barjaud demanda une sous-lieutenance, ce qui ne prouve pas qu'il eut la vocation des lettres. Il fut tue peu de temps apres, ce qui aurait empeche son talent (s'il avait eu du talent) d'illustrer le regne imperial.
M. VICTOR HUGO,—Vous abondez dans mon sens. D'apres ce que l'empereur faisait pour des mediocrites, jugez de ce qu'il eut fait pour des talents, jugez de ce qu'il eut fait pour des genies! Une de ses passions eut ete de faire naitre une grande litterature. Son gout litteraire etait superieur, le Memorial de Sainte-Helene le prouve. Quand l'empereur prend un livre, il ouvre Corneille.
Eh bien! cette litterature qu'il souhaitait si ardemment pour en couronner son regne, lui ce grand createur, il n'a pu la creer. Qu'ont produit, dans le domaine de l'art, tant d'efforts, tant de perseverance, tant de magnificence, tant de volonte? Qu'a produit ce principe de l'autorite, si puissamment applique par l'homme qui le faisait en quelque sorte vivant? Rien.
M. SCRIBE.—Vous oubliez les Templiers de M. Raynouard.
M. VICTOR HUGO.—Je ne les oublie pas. Il y a dans cette piece un beau vers.
Voila, au point de vue de l'art sous l'empire, ce que l'autorite a produit, c'est-a-dire rien de grand, rien de beau.
J'en suis venu a me dire, pour ma part, en voyant ces resultats, que l'autorite pourrait bien ne pas etre le meilleur moyen de faire fructifier l'art; qu'il fallait peut-etre songer a quelque autre chose. Nous verrons tout a l'heure a quoi.
Le point de vue de l'art epuise, passons a l'autre, au point de vue de la moralisation et de l'instruction du peuple. C'est un cote de la question qui me touche infiniment.
Qu'a fait le principe d'autorite a ce point de vue? et que vaut-il? Je me borne toujours au theatre. Le principe d'autorite voulait et devait vouloir que le theatre contribuat, pour sa part, a enseigner au peuple tous les respects, les devoirs moraux, la religion, le principe monarchique qui dominait alors, et dont je suis loin de meconnaitre la puissance civilisatrice. Eh bien, je prends le theatre tel qu'il a ete au siecle par excellence de l'autorite, je le prends dans sa personnification francaise la plus illustre, dans l'homme que tous les siecles et tous les temps nous envieront, dans Moliere. J'observe; que vois-je? Je vois le theatre echapper completement a la direction que lui donne l'autorite. Moliere preche, d'un bout a l'autre de ses oeuvres, la lutte du valet contre le maitre, du fils contre le pere, de la femme contre le mari, du jeune homme contre le vieillard, de la liberte contre la religion.
Nous disons, nous: Dans Tartuffe, Moliere n'a attaque que l'hypocrisie. Tous ses contemporains le comprirent autrement.
Le but de l'autorite etait-il atteint? Jugez vous-memes. Il etait completement tourne; elle avait ete radicalement impuissante. J'en conclus qu'elle n'a pas en elle la force necessaire pour donner au peuple, au moins par l'intermediaire du theatre, l'enseignement le meilleur selon elle.
Voyez, en effet. L'autorite veut que le theatre exhorte toutes les desobeissances. Sous la pression des idees religieuses, et meme devotes, toute la comedie qui sort de Moliere est sceptique; sous la pression des idees monarchiques, toute la tragedie qui sort de Corneille est republicaine. Tous deux, Corneille et Moliere, sont declares, de leur vivant, immoraux, l'un par l'academie, l'autre par le parlement.
Et voyez comme le jour se fait, voyez comme la lumiere vient! Corneille et Moliere, qui ont fait le contraire de ce que voulait leur imposer le principe d'autorite sous la double pression religieuse et monarchique, sont-ils immoraux vraiment? L'academie dit oui, le parlement dit oui, la posterite dit non. Ces deux grands poetes ont ete deux grands philosophes. Ils n'ont pas produit au theatre la vulgaire morale de l'autorite, mais la haute morale de l'humanite. C'est cette morale, cette morale superieure et splendide, qui est faite pour l'avenir et que la courte vue des contemporains qualifie toujours d'immoralite.
Aucun genie n'echappe a cette loi, aucun sage, aucun juste! L'accusation d'immoralite a successivement atteint et quelquefois martyrise tous les fondateurs de la sagesse humaine, tous les revelateurs de la sagesse divine. C'est au nom de la morale qu'on a fait boire la cigue a Socrate et qu'on a cloue Jesus au gibet.
Je reprends, et je resume ce que je viens de dire.
Le principe d'autorite, seul et livre a lui-meme, a-t-il su faire fructifier l'art? Non. A-t-il su imprimer au theatre une direction utile dans son sens a l'amelioration du peuple? Non.
Qu'a-t-il fait donc? Rien, ou, pour mieux dire, il a comprime les genies, il a gene les chefs-d'oeuvre.
Maintenant, voulez-vous que je descende de cette region elevee, ou je voudrais que les esprits se maintinssent toujours, pour traiter au point de vue purement industriel la question que vous etudiez? Ce point de vue est pour moi peu considerable, et je declare que le nombre des faillites n'est rien pour moi a cote d'un chef-d'oeuvre cree ou d'un progres intellectuel ou moral du peuple obtenu. Cependant, je ne veux point negliger completement ce cote de la question, et je demanderai si le principe de l'autorite a ete du moins bon pour faire prosperer les entreprises dramatiques? Non. Il n'a pas meme obtenu ce mince resultat. Je n'en veux pour preuve que les dix-huit annees du dernier regne. Pendant ces dix-huit annees, l'autorite a tenu dans ses mains les theatres par le privilege et par la distinction des genres. Quel a ete le resultat?
L'empereur avait juge qu'il y avait beaucoup trop de theatres dans Paris; qu'il y en avait plus que la population de la ville n'en pouvait porter. Par un acte d'autorite despotique, il supprima une partie de ces theatres, il emonda en bas et conserva en haut. Voila ce que fit un homme de genie. La derniere administration des beaux-arts a retranche en haut et multiplie en bas. Cela seul suffit pour faire juger qu'au grand esprit de gouvernement avait succede le petit esprit. Qu'avez-vous vu pendant les dix-huit annees de la deplorable administration qui s'est continuee, en depit des chocs de la politique, sous tous les ministres de l'interieur? Vous avez vu perir successivement ou s'amoindrir toutes les scenes vraiment litteraires.
Chaque fois qu'un theatre montrait quelques velleites de litterature, l'administration faisait des efforts inouis pour le faire rentrer dans des genres miserables. Je caracterise cette administration d'un mot: point de debouches a la pensee elevee, multiplication des spectacles grossiers; les issues fermees en haut, ouvertes en bas. Il suffisait de demander a exploiter un spectacle-concert, un spectacle de marionnettes, de danseurs de corde, pour obtenir la permission d'attirer et de depraver le public. Les gens de lettres, au nom de l'art et de la litterature, avaient demande un second Theatre-Francais; on leur a repondu par une derision, on leur a donne l'Odeon!
Voila comment l'administration comprenait son devoir; voila comment le principe de l'autorite a fonctionne depuis vingt ans. D'une part, il a comprime l'essor de la pensee; de l'autre, il a developpe l'essor, soit des parties infimes de l'intelligence, soit des interets purement materiels. Il a fonde la situation actuelle, dans laquelle nous avons vu un nombre de theatres hors de toute proportion avec la population parisienne, et crees par des fantaisies sans motifs. Je n'epuise pas les griefs. On a dit beaucoup de choses sur la maniere dont on trafiquait des privileges. J'ai peu de gout a ce genre de recherches. Ce que je constate, c'est qu'on a developpe outre mesure l'industrie miserable pour refouler le developpement de l'art.
Maintenant qu'une revolution est survenue, qu'arrive-t-il? C'est que, du moment qu'elle a eclate, tous ces theatres factices sortis du caprice d'un commis, de pis encore quelquefois, sont tombes sur les bras du gouvernement. Il faut, ou les laisser mourir, ce qui est une calamite pour une multitude de malheureux qu'ils nourrissent, ou les entretenir a grands frais, ce qui est une calamite pour le budget. Voila les fruits des systemes fondes sur le principe de l'autorite. Ces resultats, je les ai enumeres longuement. Ils ne me satisfont guere. Je sens la necessite d'en venir a un systeme fonde sur autre chose que le principe d'autorite.
Or, ici, il n'y a pas deux solutions. Du moment ou vous renoncez au principe d'autorite, vous etes contraints de vous tourner vers le principe de liberte.
Examinons maintenant la question des theatres au point de vue de la liberte.
Je veux pour le theatre deux libertes qui sont toutes deux dans l'air de ce siecle, liberte d'industrie, liberte de pensee.
Liberte d'industrie, c'est-a-dire point de privileges; liberte de pensee, c'est-a-dire point de censure.
Commencons par la liberte d'industrie; nous examinerons l'autre question une autre fois. Le temps nous manque aujourd'hui.
Voyons comment nous pourrions organiser le systeme de la liberte. Ici, je dois supposer un peu; rien n'existe.
Je suis oblige de revenir a mon point de depart, car il ne faut pas le perdre de vue un seul instant. La grande pensee de ce siecle, celle qui doit survivre a toutes les autres, a toutes les formes politiques, quelles qu'elles soient, celle qui sera le fondement de toutes les institutions de l'avenir, c'est la liberte. Je suppose donc que la liberte penetre dans l'industrie theatrale, comme elle a penetre dans toutes les autres industries, puis je me demande si elle satisfera au progres de l'art, si elle produira la renovation du peuple. Voici d'abord comment je comprendrais que la liberte de l'industrie theatrale fut proclamee.
Dans la situation ou sont encore les esprits et les questions politiques, aucune liberte ne peut exister sans que le gouvernement y ait pris sa part de surveillance et d'influence. La liberte d'enseignement ne peut, a mon sens, exister qu'a cette condition; il en est de meme de la liberte theatrale. L'etat doit d'autant mieux intervenir dans ces deux questions, qu'il n'y a pas la seulement un interet materiel, mais un interet moral de la plus haute importance.
Quiconque voudra ouvrir un theatre le pourra en se soumettant aux conditions de police que voici … aux conditions de cautionnement que voici … aux garanties de diverses natures que voici … Ce sera le cahier des charges de la liberte.
Ces mesures ne suffisent pas. Je rapprochais tout a l'heure la liberte des theatres de la liberte de l'enseignement; c'est que le theatre est une des branches de l'enseignement populaire. Responsable de la moralite et de l'instruction du peuple, l'etat ne doit point se resigner a un role negatif, et, apres avoir pris quelques precautions, regarder, laisser aller. L'etat doit installer, a cote des theatres libres, des theatres qu'il gouvernera, et ou la pensee sociale se fera jour.
Je voudrais qu'il y eut un theatre digne de la France pour les celebres poetes morts qui l'ont honoree; puis un theatre pour les auteurs vivants. Il faudrait encore un theatre pour le grand opera, un autre pour l'opera-comique. Je subventionnerais magnifiquement ces quatre theatres.
Les theatres livres a l'industrie personnelle sont toujours forces a une certaine parcimonie. Une piece coute 100,000 francs a monter, ils reculeront; vous, vous ne reculerez pas. Un grand acteur met a haut prix ses pretentions, un theatre libre pourrait marchander et le laisser echapper; vous, vous ne marchanderez pas. Un ecrivain de talent travaille pour un theatre libre, il recoit tel droit d'auteur; vous lui donnez le double, il travaillera pour vous. Vous aurez ainsi dans les theatres de l'etat, dans les theatres nationaux, les meilleures pieces, les meilleurs comediens, les plus beaux spectacles. En meme temps, vous, l'etat, qui ne speculez pas, et qui, a la rigueur, en presence d'un grand but de gloire et d'utilite a atteindre, n'etes pas force de gagner de l'argent, vous offrirez au peuple ces magnifiques spectacles au meilleur marche possible.
Je voudrais que l'homme du peuple, pour dix sous, fut aussi bien assis au parterre, dans une stalle de velours, que l'homme du monde a l'orchestre, pour dix francs. De meme que je voudrais le theatre grand pour l'idee, je voudrais la salle vaste pour la foule. De cette facon vous auriez, dans Paris, quatre magnifiques lieux de rendez-vous, ou le riche et le pauvre, l'heureux et le malheureux, le parisien et le provincial, le francais et l'etranger, se rencontreraient tous les soirs, meleraient fraternellement leur ame, et communieraient, pour ainsi dire, dans la contemplation des grandes oeuvres de l'esprit humain. Que sortirait-il de la? L'amelioration populaire et la moralisation universelle.
Voila ce que feraient les theatres nationaux. Maintenant, que feraient les theatres libres? Vous allez me dire qu'ils seraient ecrases par une telle concurrence. Messieurs, je respecte la liberte, mais je gouverne et je tiens le niveau eleve. C'est a la liberte de s'en arranger.
Les depenses des theatres nationaux vous effrayent peut-etre; c'est a tort. Fussent-elles enormes, j'en reponds, bien que mon but ne soit pas de creer une speculation en faveur de l'etat, le resultat financier ne lui sera pas desavantageux. Les hommes speciaux vous diraient que l'etat fera avec ces etablissements de bonnes affaires. Il arrivera alors ce resultat singulier et heureux qu'avec un chef-d'oeuvre un poete pourra gagner presque autant d'argent qu'un agent de change par un coup de bourse.
Surtout, ne l'oubliez pas, aux hommes de talent et de genie qui viendront a moi, je dirai:—Je n'ai pas seulement pour but de faire votre fortune et d'encourager l'art en vous protegeant; j'ai un but plus eleve encore. Je veux que vous fassiez des chefs-d'oeuvre, s'il est possible, mais je veux surtout que vous amelioriez le peuple de toutes les classes. Versez dans la population des idees saines; faites que vos ouvrages ne sortent pas d'une certaine ligne que voici, et qui me parait la meilleure.—C'est la un langage que tout le monde comprendra; tout esprit consciencieux, toute ame honnete sentira l'importance de la mission. Vous aurez un theatre qui attirera la foule et qui repandra les idees civilisatrices, l'heroisme, le devouement, l'abnegation, le devoir, l'amour du pays parla reproduction vraie, animee ou meme patriotiquement exaltee, des grands faits de notre histoire.
Et savez-vous ce qui arrivera? Vous n'attirerez pas seulement le peuple a vos theatres, vous y attirerez l'etranger. Pas un homme riche en Europe qui ne soit tenu de venir a vos theatres completer son education francaise et litteraire. Ce sera la une source de richesse pour la France et pour Paris. Vos magnifiques subventions, savez-vous qui les payera? L'Europe. L'argent de l'etranger affluera chez vous; vous ferez a la gloire nationale, une avance que l'admiration europeenne vous remboursera.
Messieurs, au moment ou nous sommes, il n'y a qu'une seule nation qui soit en etat de donner des produits litteraires au monde entier, et cette nation, c'est la nation francaise. Vous avez donc la un monopole immense, un monopole que l'univers civilise subit depuis dix-huit ans. Les ministres qui nous ont gouvernes n'ont eu qu'une seule pensee: comprimer la litterature francaise a l'interieur, la sacrifier au dehors, la laisser systematiquement spolier dans un royaume voisin par la contrefacon. Je favoriserais, au contraire, cet admirable monopole sous toutes ses formes, et je le repandrais sur le monde entier; je creerais a Paris des foyers lumineux qui eclaireraient toutes les nations, et vers lesquels toutes les nations se tourneraient.
Ce n'est pas tout. Pour achever l'oeuvre, je voudrais des theatres speciaux pour le peuple; ces theatres, je les mettrais a la charge, non de l'etat, mais de la ville de Paris. Ce seraient des theatres crees a ses frais et bien choisis par son administration municipale parmi les theatres deja existants, et des lors subventionnes par elle. Je les appellerais theatres municipaux.
La ville de Paris est interessee, sous tous les rapports, a l'existence de ces theatres. Ils developperaient les sentiments moraux et l'instruction dans les classes inferieures; ils contribueraient a faire regner le calme dans cette partie de la population, d'ou sortent parfois des commotions si fatales a la ville.
Je l'ai dit plus haut d'une maniere generale en me faisant le plagiaire de l'empereur Napoleon, je le repete ici en appliquant surtout mon assertion aux classes inferieures de la population parisienne: le peuple francais, la population parisienne principalement, ont beaucoup du peuple athenien; il faut quelque chose pour occuper leur imagination. Les theatres municipaux seront des especes de derivatifs, qui neutraliseront les bouillonnements populaires. Avec eux, le peuple parisien lira moins de mauvais pamphlets, boira moins de mauvais vins, hantera moins de mauvais lieux, fera moins de revolutions violentes.
L'interet de la ville est patent; il est naturel qu'elle fasse les frais de ces fondations. Elle ferait appel a des auteurs sages et distingues, qui produiraient sur la scene des pieces elementaires, tirees surtout de notre histoire nationale. Vous avez vu une partie de cette pensee realisee par le Cirque; on a eu tort de le laisser fermer.
Les theatres municipaux seraient repartis entre les differents quartiers de la capitale, et places surtout dans les quartiers les moins riches, dans les faubourgs. Ainsi, a la charge de l'etat, quatre theatres nationaux pour la France et pour l'Europe; a la charge de la ville, quatre theatres municipaux pour le peuple des faubourgs; a cote de ce haut enseignement de l'etat, les theatres libres; voila mon systeme.
Selon moi, de ce systeme, qui est la liberte, sortiraient la grandeur de l'art et l'amelioration du peuple, qui sont mes deux buts. Vous avez vu ce qu'avait produit, pour ces deux grands buts, le systeme base sur l'autorite, c'est-a-dire le privilege et la censure. Comparez et choisissez.
M. LE PRESIDENT.—Vous admettez le regime de la liberte, mais vous faites aux theatres libres une condition bien difficile. Ils seront ecrases par ceux de l'etat.
M. VICTOR HUGO.—Le role des theatres libres est loin d'etre nul a cote des theatres de l'etat. Ces theatres lutteront avec les votres. Quoique vous soyez le gouvernement, vous vous trompez quelquefois. Il vous arrive de repousser des oeuvres remarquables; les theatres libres accueilleront ces oeuvres-la. Ils profiteront des erreurs que vous aurez commises, et les applaudissements du public que vous entendrez dans les salles seront pour vous des reproches et vous stimuleront.
On va me dire: Les theatres libres, qui auront peine a faire concurrence au gouvernement, chercheront, pour reussir, les moyens les plus facheux; ils feront appel au devergondage de l'imagination ou aux passions populaires; pour attirer le public, ils speculeront sur le scandale; ils feront de l'immoralite et ils feront de la politique; ils joueront des pieces extravagantes, excentriques, obscenes, et des comedies aristophanesques. S'il y a dans tout cela quelque chose de criminel, on pourra le reprimer par les moyens legaux; sinon, ne vous en inquietez pas. Je suis un de ceux qui ont eu l'inconvenient ou l'honneur, depuis Fevrier, d'etre quelquefois mis sur le theatre. Que m'importe! J'aime mieux ces plaisanteries, inoffensives apres tout, que telles calomnies repandues contre moi par un journal dans ses cinquante mille exemplaires.
Quand on me met sur la scene, j'ai tout le monde pour moi; quand on me travestit dans un journal, j'ai contre moi les trois quarts des lecteurs. Et cependant je ne m'inquiete pas de la liberte de la presse, je ne fais point de proces aux journaux qui me travestissent, je ne leur ecris pas meme de lettres avec un huissier pour facteur. Sachez donc accepter et comprendre la liberte de la pensee sous toutes ses formes, la liberte du theatre comme la liberte de la presse; c'est l'air meme que vous respirez. Contentez-vous, quand les theatres libres ne depassent point certaines bornes que la loi peut preciser, de leur faire une noble et puissante guerre avec vos theatres nationaux et municipaux; la victoire vous restera.
M. SCRIBE.—Les genereuses idees que vient d'emettre M. Victor Hugo sont en partie les miennes; mais il me semble qu'elles gagneraient a etre realisees dans un systeme moins complique. Le systeme de M. Victor Hugo est double, et ses deux parties semblent se contredire. Dans ce systeme, ou la moitie des theatres serait privilegiee et l'autre moitie libre, il y aurait deux choses a craindre: ou bien les theatres du gouvernement et de la ville ne donneraient que des pieces officielles ou personne n'irait, ou bien ils pourraient a leur gre user des ressources immenses de leurs subventions; dans ce cas, les theatres libres seraient evidemment ecrases.
Pourquoi, alors, permettre a ceux-ci de soutenir une lutte inegale, qui doit fatalement se terminer par leur ruine? Si le principe de liberte n'est pas bon en haut, pourquoi serait-il bon en bas? Je voudrais, et sans invoquer d'autres motifs que ceux que vient de me fournir M. Hugo, que tous les theatres fussent places entre les mains du gouvernement.
M. VICTOR HUGO.—Je ne pretends nullement etablir des theatres privilegies; dans ma pensee, le privilege disparait. Le privilege ne cree que des theatres factices. La liberte vaudra mieux; elle fonctionnera pour l'industrie theatrale comme pour toutes les autres. La demande reglera la production. La liberte est la base de tout mon systeme, il est franc et complet; mais je veux la liberte pour tout le monde, aussi bien pour l'etat que pour les particuliers. Dans mon systeme, l'etat a tous les droits de l'individu; il peut fonder un theatre comme il peut creer un journal. Seulement il a plus de devoirs encore. J'ai indique comment l'etat, pour remplir ses devoirs, devait user de la liberte commune; voila tout.
M. LE PRESIDENT.—Voulez-vous me permettre de vous questionner sur un detail? Admettriez-vous dans votre systeme le principe du cautionnement?
M. VICTOR HUGO.—J'en ai deja dit un mot tout a l'heure; je l'admettrais, et voici pourquoi. Je ne veux compromettre les interets de personne, principalement des pauvres et des faibles, et les comediens, en general, sont faibles et pauvres. Avec le systeme de la liberte industrielle il se presentera plus d'un aventurier qui dira:—Je vais louer un local, engager des acteurs; si je reussis, je payerai; si je ne reussis pas, je ne payerai personne.—Or c'est ce que je ne veux point. Le cautionnement repondra. Il aura un autre usage, le payement des amendes qui pourront etre infligees aux directeurs. A mon avis, la liberte implique la responsabilite; c'est pourquoi je veux le cautionnement.
M. LE PRESIDENT.—On a propose devant la commission d'etablir, dans l'hypothese ou la liberte industrielle serait proclamee, des conditions qui empecheraient d'etablir, sous le nom de theatres, de veritables echoppes, conditions de construction, conditions de dimension, etc.
M. VICTOR HUGO.—Ces conditions sont de celles que je mettrais a l'etablissement des theatres.
M. SCRIBE.—Elles me paraissent parfaitement sages.
M. LE PRESIDENT.—On avait propose aussi d'interdire le melange des representations theatrales avec d'autres industries, par exemple les cafes-spectacles.
M. ALEXANDRE DUMAS.—C'est une affaire de police.
M. LE CONSEILLER DUFRESNE.—Comment seront administres, dans le systeme de M. Hugo, les theatres subventionnes?
M. VICTOR HUGO.—Vous me demandez comment je ferais administrer, dans mon systeme, les theatres subventionnes, c'est-a-dire les theatres nationaux et les theatres municipaux.
Je commence par vous dire que, quoi que l'on fasse, le resultat d'un systeme est toujours au-dessous de ce que l'on en attend. Je ne vous promets donc pas la perfection, mais une amelioration immense. Pour la realiser, il est necessaire de choisir avec un soin extreme les hommes qui voudront diriger ce que j'appellerais volontiers les theatres-ecoles. Avec de mauvais choix l'institution ne vaudrait pas grand'chose. Il arrivera peut-etre quelquefois qu'on se trompera; le ministere, au lieu de prendre Corneille, pourra prendre M. Campistron; quand il choisira mal, ce seront les theatres libres qui corrigeront le mal, et alors vous aurez le Theatre-Francais ailleurs qu'au Theatre-Francais. Mais cela ne durera pas longtemps.
Je voudrais, a la tete des theatres du gouvernement, des directeurs independants les uns des autres, surbordonnes tous quatre au directeur, ou, pour mieux dire, au ministre des arts, et se faisant, pour ainsi dire, concurrence entre eux. Ils seraient retribues par le gouvernement et auraient un certain interet dans les benefices de leurs theatres.
M. MELESVILLE.—Qui est-ce qui nommera et qui est-ce qui destituera les directeurs?
M. VICTOR Huco.—Le ministre competent les nommera, et ce sera lui aussi qui les destituera. Il en sera pour eux comme pour les prefets.
M. MELESVILLE.—Vous leur faites la une position singuliere. Supposez un homme honorable, distingue, qui aura administre avec succes la Comedie-Francaise; un ministre lui a demande une piece d'une certaine couleur politique, le ministre suivant sera defavorable a cette couleur politique. Le directeur, malgre tout son merite et son service, sera immediatement destitue.
M. ALEXANDRE DUMAS.—C'est un danger commun a tous les fonctionnaires.
Seance du 30 septembre.—Presidence de M. Vivien.
M. LE PRESIDENT.—Un seul systeme repressif parait possible avec le regime legal actuel, c'est celui qui confie la repression aux tribunaux ordinaires.
On a deja signale les dangers de ce systeme; les juges ne peuvent souvent saisir le delit, parce que, pour l'apprecier en pleine connaissance de cause, il faudrait avoir assiste a la representation; puis, quand viendrait la repression, souvent il serait trop tard; representee devant douze aquinze cents personnes reunies ensemble, une piece dangereuse peut avoir produit un mal irreparable, et le proces ne ferait souvent qu'aggraver et propager le scandale. Il parait impossible d'organiser la censure repressive. Aussi, en Angleterre, ou la liberte existe sous toutes ses formes, la censure preventive est admise et exercee avec une grande severite et un arbitraire absolu.
M. VICTOR HUGO.—Nulle comparaison a faire, selon moi, entre la question du theatre en Angleterre et la question du theatre en France.
En Angleterre, le theatre, a l'heure qu'il est, n'existe plus, pour ainsi dire. Tout le theatre anglais est dans Shakespeare, comme toute la poesie espagnole est dans le Romancero. Depuis Shakespeare, rien. Deux theatres defrayent Londres, qui est deux fois plus grand que Paris. De la le peu de souci des anglais pour leur theatre. Ils l'ont abandonne a cette espece de pruderie publique, qui est si puissante en Angleterre, qui y gene tant de libertes, et qu'on appelle le cant.
Or, ou Londres a deux theatres, Paris en a vingt; ou l'Angleterre n'a que Shakespeare (pardon d'employer ce diminutif pour un si grand homme!), nous avons Moliere, Corneille, Rotrou, Racine, Voltaire, Le Sage, Regnard, Marivaux, Diderot, Beaumarchais et vingt autres. Cette liberte theatrale, qui peut n'etre pour les anglais qu'une affaire de pruderie, doit etre pour nous une affaire de gloire. C'est bien different.
Je laisse donc l'Angleterre, et je reviens a la France.
Les esprits serieux sont assez d'accord maintenant pour convenir qu'il faut livrer les theatres a une exploitation libre, moyennant certaines restrictions imposees par la loi en vue de l'interet public; mais ils sont assez d'accord aussi pour demander le maintien de la censure preventive en l'ameliorant autant que possible.
J'espere qu'ils arriveront bientot a cette solution plus large et plus vraie, la liberte litteraire des theatres a cote de la liberte industrielle.
Pour resumer en deux mots l'etat de la legislation litteraire, je dirai que c'est desordre et arbitraire. Je voudrais arriver a pouvoir la resumer dans ces deux mots, organisation et liberte. Pour en venir la, il faudrait faire autrement qu'on n'a fait jusqu'ici. Tout ce qui, dans notre legislation, se rattache a la litterature, a ete etrangement compris jusqu'a ce jour. Vous avez entendu des hommes qui se croient serieux dire pendant trente ans, dans nos assemblees politiques, que c'etaient la des questions frivoles.
A mon avis, il n'y a pas de questions plus graves, et je voudrais qu'on les coordonnat dans un ensemble complet, qu'on fit un code special pour les choses de l'intelligence et de la pensee.
Ce code reglerait d'abord la propriete litteraire, car c'est une chose inouie de penser que, seuls en France, les lettres sont en dehors du droit commun; que la propriete de leurs oeuvres leur est deniee par la societe dans un temps donne et confisquee sur leurs enfants.
Vous sentez l'importance et la necessite de defendre la propriete aujourd'hui. Eh bien, commencez donc par reconnaitre la premiere et la plus sacree de toutes, celle qui n'est ni une transmission, ni une acquisition, mais une creation, la propriete litteraire.
Cessez de traiter l'ecrivain comme un paria, renoncez a ce vieux communisme que vous appelez le domaine public, cessez de voler les poetes et les artistes au nom de l'etat, reconciliez-les avec la societe par la propriete.
Cela fait, organisez.
Il vous sera desormais facile, a vous, l'etat, de donner a la classe des gens de lettres, je ne dirai pas une certaine direction, mais une certaine impulsion.
Favorisez en elle le developpement de cet excellent esprit d'association, qui, a l'heure qu'il est, se manifeste partout, et qui a deja commence a unir les gens de lettres, et, en particulier, les auteurs dramatiques. L'esprit d'association est l'esprit de notre temps; il cree des societes dans la societe. Si ces societes sont excentriques a la societe, elles l'ebranlent et lui nuisent; si elles lui sont concentriques, elles la servent et la soutiennent.
Le dernier gouvernement n'a point compris ces questions. Pendant vingt annees, il a fait tous ses efforts pour dissoudre les associations precieuses qui avaient commence a se former. Il aurait du, au contraire, faire tous ses efforts pour en tirer l'element de prosperite et de sagesse qu'elles renferment. Lorsque vous aurez reconnu et organise ces associations, les delits speciaux, les delits de profession qui echappent a la societe trouveront en elles une repression rapide et tres efficace.
Le systeme actuel, le voici; il est detestable. En principe, c'est l'etat qui regit la liberte litteraire des theatres; mais l'etat est un etre de raison, le gouvernement l'incarne et le represente; mais le gouvernement a autre chose a faire que de s'occuper des theatres, il s'en repose sur le ministre de l'interieur. Le ministre de l'interieur est un personnage bien occupe; il se fait remplacer par le directeur des beaux-arts. La besogne deplait au directeur des beaux-arts, qui la passe au bureau de censure.
Admirez ce systeme qui commence par l'etat et qui finit par un commis! Si bien que cette espece de balayeur d'ordures dramatiques, qu'on appelle un censeur, peut dire, comme Louis XIV: L'etat, c'est moi!
La liberte de la pensee dans un journal, vous la respectez en la surveillant; vous la confiez au jury. La liberte de la pensee sur le theatre, vous l'insultez en la reprimant; vous la livrez a la censure.
Y a-t-il au moins un grand interet qui excuse cela? Point.
Quel bien la censure appliquee au theatre a-t-elle produit depuis trente ans? A-t-elle empeche une allusion politique de se faire jour? Jamais. En general, elle a plutot eveille qu'endormi l'instinct qui pousse le public a faire, au theatre, de l'opposition en riant.
Au point de vue politique, elle ne vous a donc rendu aucun service. En a-t-elle rendu au point de vue moral? Pas davantage.
Rappelez vos souvenirs. A-t-elle empeche des theatres de s'etablir uniquement pour l'exploitation d'un certain cote des appetits les moins nobles de la foule? Non. Au point de vue moral, la censure n'a ete bonne a rien; au point de vue politique, bonne a rien. Pourquoi donc y tenez-vous?
Il y a plus. Comme la censure est reputee veiller aux moeurs publiques, le peuple abdique sa propre autorite, sa propre surveillance, il fait volontiers cause commune avec les licences du theatre contre les persecutions de la censure. Ainsi que je l'ai dit un jour a l'assemblee nationale, de juge il se fait complice.
La difficulte meme de creer des censeurs montre combien la censure est un labeur impossible. Ces fonctions si difficiles, si delicates, sur lesquelles pese une responsabilite si enorme, elles devraient logiquement etre exercees par les hommes les plus eminents en litterature. En trouverait-on parmi eux qui les accepteraient? Ils rougiraient seulement de se les entendre proposer. Vous n'aurez donc jamais pour les remplir que des hommes sans valeur personnelle, et j'ajouterai, des hommes qui s'estiment peu; et ce sont ces hommes que vous faites arbitres, de quoi? De la litterature! Au nom de quoi? De la morale!
Les partisans de la censure nous disent:—Oui, elle a ete mal exercee jusqu'ici, mais on peut l'ameliorer.—Comment l'ameliorer? On n'indique guere qu'un moyen, faire exercer la censure par des personnages considerables, des membres de l'institut, de l'assemblee nationale, et autres, qui fonctionneront, au nom du gouvernement, avec une certaine independance, dit-on, une certaine autorite, et, a coup sur, une grande honorabilite. Il n'y a a cela qu'une petite objection, c'est que c'est impossible.
Tenez, nous avons vu pendant dix-huit ans un corps de l'etat, tres haut place, remplir des fonctions beaucoup moins choquantes pour la susceptibilite des esprits, l'institut de France jugeant d'une maniere prealable, et a un simple point de vue de convenance locale, les ouvrages qui devaient etre presentes a l'exposition annuelle de peinture.
Cette reunion d'hommes distingues, eminents, illustres, a echoue a la tache; elle n'avait aucune autorite, elle etait bafouee chaque annee, et elle a remercie la revolution de Fevrier, qui lui a rendu le service de la destituer de cet emploi. Croyez-moi, n'accouplez jamais ce mot, qui est si noble, l'institut de France, avec ce mot qui l'est si peu, la censure.
Dans votre comite de censure mettrez-vous des membres de l'assemblee nationale elus par cette assemblee? Mais d'abord j'espere que l'assemblee refuserait tout net; et puis, si elle y consentait, en quoi elle aurait grand tort, la majorite vous enverrait des hommes de parti qui vous feraient de belle besogne.
Pour commission de censure, vous bornerez-vous a prendre la commission des theatres? Il y a un element qui y serait necessaire. Eh bien! cet element n'y sera pas. Je veux parler des auteurs dramatiques. Tous refuseront, comptez-y. Que sera alors votre commission de censure? Ce que serait une commission de marine sans marins.
Difficultes sur difficultes. Mais je suppose votre commission composee, soit; fonctionnera-t-elle? Point. Vous figurez-vous un representant du peuple, un conseiller d'etat, un conseiller a la cour de cassation, allant dans les theatres et s'occupant de savoir si telle piece n'est pas faite plutot pour eveiller des appetits sensuels que des idees elevees? Vous les figurez-vous assistant aux repetitions et faisant allonger les jupes des danseuses? Pour ne parler que de la censure du manuscrit, vous les figurez-vous marchandant avec l'auteur la suppression d'un coq-a-l'ane ou d'un calembour?
Vous me direz: Cette commission ne jugera qu'en appel. De deux choses l'une: ou elle jugera en appel sur tous les details qui feront difficulte entre l'auteur et les censeurs inferieurs, et l'auteur ne s'entendra jamais avec les censeurs inferieurs, autant, alors, ne faire qu'un degre; ou bien elle se bornera, sans entrer dans les details, a accorder ou a refuser l'autorisation. Alors la tyrannie sera plus grande qu'elle n'a jamais ete.
Tenez, renoncons a la censure et acceptons resolument la liberte.
C'est le plus simple, le plus digne et le plus sur.
En depit de tout sophisme contraire, j'avoue qu'en presence de la liberte de la presse, je ne puis redouter la liberte des theatres. La liberte de la presse presente, a mon avis, dans une mesure beaucoup plus considerable, tous les inconvenients de la liberte du theatre.
Mais liberte implique responsabilite. A tout abus il faut la repression. Pour la presse, je viens de le rappeler, vous avez le jury; pour le theatre, qu'aurez-vous?
La cour d'assises? Les tribunaux ordinaires? Impossible.
Les delits que l'on peut commettre par la voie du theatre sont de toutes sortes. Il y a ceux que peut commettre volontairement un auteur en ecrivant dans une piece des choses contraires aux moeurs; il y a ensuite les delits de l'acteur, ceux qu'il peut commettre en ajoutant aux paroles par des gestes ou des inflexions de voix un sens reprehensible qui n'est pas celui de l'auteur.
Il y a les delits du directeur; par exemple, des exhibitions de nudites sur la scene; puis les delits du decorateur, de certains emblemes dangereux ou seditieux meles a une decoration; puis ceux du costumier, puis ceux du coiffeur, oui, du coiffeur! un toupet peut etre factieux, une paire de favoris a fait defendre Vautrin. Enfin il y a les delits du public; un applaudissement qui accentue un vers, un sifflet qui va plus haut que l'acteur et plus loin que l'auteur.
Comment votre jury, compose de bons bourgeois, se tirera-t-il de la?
Comment demelera-t-il ce qui est a celui-ci et ce qui est a celui-la? le fait de l'auteur, le fait du comedien et le fait du public? Quelquefois le delit sera un sourire, une grimace, un geste. Transporterez-vous les jures au theatre, pour en juger? Ferez-vous sieger la cour d'assises au parterre?
Supposez-vous, ce qui, du reste, ne sera pas, que les jurys en general, se defiant de toutes ces difficultes, et voulant arriver a une repression efficace, justement parce qu'ils n'entendent pas grand'chose aux delits de theatre, suivront aveuglement les indications du ministere public et condamneront sans broncher sur oui-dire? Alors savez-vous ce que vous aurez fait? Vous aurez cree la pire des censures, la censure de la peur. Les directeurs, tremblant devant des arrets qui seraient leur ruine, mutileront la pensee et supprimeront la liberte.
Vous etes places entre deux systemes impossibles: la censure preventive, que je vous defie d'organiser convenablement; la censure repressive, la seule admissible maintenant, mais qui echappe aux moyens du droit commun.
Je ne vois qu'une maniere de sortir de cette double impossibilite.
Pour arriver a la solution, reprenons le systeme theatral tel que je vous l'ai indique. Vous avez un certain nombre de theatres subventionnes, tous les autres sont livres a l'industrie privee; a Paris, il y a quatre theatres subventionnes par le gouvernement et quatre par la ville.
L'etat normal de Paris ne comporte pas plus de seize theatres. Sur ces seize theatres, la moitie sera donc sous l'influence directe du gouvernement ou de la ville; l'autre moitie fonctionnera sous l'empire des restrictions de police et autres, que dans votre loi vous imposerez a l'industrie theatrale.
Pour alimenter tous ces theatres et ceux de la province, dont la position sera analogue, vous aurez la corporation des auteurs dramatiques, corporation composee d'environ trois cents personnes et ayant un syndicat.
Cette corporation a le plus serieux interet a maintenir le theatre dans la limite ou il doit rester pour ne point troubler la paix de l'etat et l'honnetete publique. Cette corporation, par la nature meme des choses, a sur ses membres un ascendant disciplinaire considerable. Je suppose que l'etat reconnait cette corporation, et qu'il en fait son instrument. Chaque annee elle nomme dans son sein un conseil de prud'hommes, un jury. Ce jury, elu au suffrage universel, se composera de huit ou dix membres. Ce seront toujours, soyons-en surs, les personnages les plus consideres et les plus considerables de l'association. Ce jury, que vous appellerez jury de blame ou de tout autre nom que vous voudrez, sera saisi, soit sur la plainte de l'autorite publique, soit sur celle de la commission dramatique elle-meme, de tous les delits de theatre commis par les auteurs, les directeurs, les comediens. Compose d'hommes speciaux, investi d'une sorte de magistrature de famille, il aura la plus grande autorite, il comprendra parfaitement la matiere, il sera severe dans la repression, et il saura superposer la peine au delit.
Le jury dramatique juge les delits. S'il les reconnait, il les blame; s'il blame deux fois, il y a lieu a la suspension de la piece et a une amende considerable, qui peut, si elle est infligee a un auteur, etre prelevee sur les droits d'auteur recueillis par les agents de la societe.
Si un auteur est blame trois fois, il y a lieu a le rayer de la liste des associes. Cette radiation est une peine tres grave; elle n'atteint pas seulement l'auteur dans son honneur, elle l'atteint dans sa fortune, elle implique pour lui la privation a peu pres complete de ses droits de province.