Actes et Paroles, Volume 1
[Note: Ce discours, du reste assez mal accueilli, fut prononce dans la discussion de l'adresse en reponse au discours de la couronne, a propos du paragraphe 6 de cette adresse, qui etait ainsi concu: "Nous croyons, avec votre majeste, que la paix du monde est assuree. Elle est essentielle a tous les gouvernements et a tous les peuples. Cet universel besoin est la garantie des bons rapports qui existent entre les etats. Nos voeux accompagneront les progres que chaque pays pourra accomplir, dans son action propre et independante. Une ere nouvelle de civilisation et de liberte s'ouvre pour les etats italiens. Nous secondons de toute notre sympathie et de toutes nos esperances le pontife magnanime qui l'inaugure avec autant de sagesse que de courage, et les souverains qui suivent, comme lui, cette voie de reformes pacifiques ou marchent de concert les gouvernements et les peuples." Le paragraphe ainsi redige fut adopte a l'unanimite. A cette epoque, l'Italie criait: Vivo, Pio nono! Pie IX etait revolutionnaire. On a pu mesurer depuis la distance qu'il y avait entre le pape des Droits de l'homme et le pape du Syllabus. (Note de l'editeur.)]
13 janvier 1848.
Messieurs,
Les annees 1846 et 1847 ont vu se produire un evenement considerable.
Il y a, a l'heure ou nous parlons, sur le trone de saint Pierre un homme, un pape, qui a subitement aboli toutes les haines, toutes les defiances, je dirais presque toutes les heresies et tous les schismes; qui s'est fait admirer a la fois, j'adopte sur ce point pleinement les paroles de notre noble et eloquent collegue M. le comte de Montalembert, qui s'est fait admirer a la fois, non seulement des populations qui vivent dans l'eglise romaine, mais de l'Angleterre non catholique, mais de la Turquie non chretienne, qui a fait faire, enfin, en un jour, pourrait-on dire, un pas a la civilisation humaine. Et cela comment? De la facon la plus calme, la plus simple et la plus grande, en communiant publiquement, lui pape, avec les idees des peuples, avec les idees d'emancipation et de fraternite. Contrat auguste; utile et admirable alliance de l'autorite et de la liberte, de l'autorite sans laquelle il n'y a pas de societe, de la liberte sans laquelle il n'y a pas de nation. (Mouvement.)
Messieurs les pairs, ceci est digne de vos meditations. Approfondissez cette grande chose.
Cet homme qui tient dans ses mains les clefs de la pensee de tant d'hommes, il pouvait fermer les intelligences, il les a ouvertes. Il a pose l'idee d'emancipation et de liberte sur le plus haut sommet ou l'homme puisse poser une lumiere. Ces principes eternels que rien n'a pu souiller et que rien ne pourra detruire, qui ont fait notre revolution et lui ont survecu, ces principes de droit, d'egalite, de devoir reciproque, qui, il y a cinquante ans, etaient un moment apparus au monde, toujours grands sans doute, mais farouches, formidables et terribles sous le bonnet rouge, Pie IX les a transfigures, il vient de les montrer a l'univers rayonnants de mansuetude, doux et venerables sous la tiare. C'est que c'est la leur veritable couronne en effet! Pie IX enseigne la route bonne et sure aux rois, aux peuples, aux hommes d'etat, aux philosophes, a tous. Graces lui soient rendues! Il s'est fait l'auxiliaire evangelique, l'auxiliaire supreme et souverain, de ces hautes verites sociales que le continent, a notre grand et serieux honneur, appelle les idees francaises. Lui, le maitre des consciences, il s'est fait le serviteur de la raison. Il est venu, revolutionnaire rassurant, faire voir aux nations, a la fois eblouies et effrayees par les evenements tragiques, les conquetes, les prodiges militaires et les guerres de geants qui ont rempli la fin du dernier siecle et le commencement de celui-ci, il est venu, dis-je, faire voir aux nations que, pour feconder le sillon ou germe l'avenir des peuples libres, il n'est pas necessaire de verser le sang, il suffit de repandre les idees; que l'evangile contient toutes les chartes; que la liberte de tous les peuples comme la delivrance de tous les esclaves etait dans le coeur du Christ et doit etre dans le coeur de l'eveque; que, lorsqu'il le veut, l'homme de paix est un plus grand conquerant que l'homme de guerre, et un conquerant meilleur; que celui-la qui a dans l'ame la vraie charite divine, la vraie fraternite humaine, a en meme temps dans l'intelligence le vrai genie politique, et qu'en un mot, pour qui gouverne les hommes, c'est la meme chose d'etre saint et d'etre grand. (Adhesion.)
Messieurs, je ne parlerai jamais de l'ancienne papaute, de l'antique papaute, qu'avec veneration et respect; mais je dis cependant que l'apparition d'un tel pape est un evenement immense. (Interruption.)
Oui, j'y insiste, un pape qui adopte la revolution francaise (bruit), qui en fait la revolution chretienne, et qui la mele a cette benediction qu'il repand du haut du balcon Quirinal sur Rome et sur l'univers, urbi et orbi, un pape qui fait cette chose extraordinaire et sublime, n'est pas seulement un homme, il est un evenement.
Evenement social, evenement politique. Social, car il en sortira toute une phase de civilisation nouvelle; politique, car il en sortira une nouvelle Italie.
Ou plutot, je le dis, le coeur plein de reconnaissance et de joie, il en sortira la vieille Italie.
Ceci est l'autre aspect de ce grand fait europeen. (Interruption.
Beaucoup de pairs protestent.)
Oui, messieurs, je suis de ceux qui tressaillent en songeant que Rome, cette vieille et feconde Rome, cette metropole de l'unite, apres avoir enfante l'unite de la foi, l'unite du dogme, l'unite de la chretiente, entre en travail encore une fois, et va enfanter peut-etre, aux acclamations du monde, l'unite de l'Italie. (Mouvements divers.)
Ce nom merveilleux, ce mot magique, l'Italie, qui a si longtemps exprime parmi les hommes la gloire des armes, le genie conquerant et civilisateur, la grandeur des lettres, la splendeur des arts, la double domination par le glaive et par l'esprit, va reprendre, avant un quart de siecle peut-etre, sa signification sublime, et redevenir, avec l'aide de Dieu et de celui qui n'aura jamais ete mieux nomme son vicaire, non-seulement le resume d'une grande histoire morte, mais le symbole d'un grand peuple vivant!
Aidons de toutes nos forces a ce desirable resultat. (Interruption. Les protestations redoublent.) Et puis, en outre, comme une pensee patriotique est toujours bonne, ayons ceci present a l'esprit, que nous, les mutiles de 1815, nous n'avons rien a perdre a ces remaniements providentiels de l'Europe, qui tendent a rendre aux nations leur forme naturelle et necessaire. (Mouvement.)
Je ne veux pas faire rentrer la chambre dans le detail de toutes ces questions. Au point ou la discussion est arrivee, avec la fatigue de l'assemblee, ce qu'on aurait pu dire hier n'est plus possible aujourd'hui; je le regrette, et je me borne a indiquer l'ensemble de la question, et a en marquer le point culminant. Il importe qu'il parte de la tribune francaise un encouragement grave, serieux, puissant, a ce noble pape, et a cette noble nation! un encouragement aux princes intelligents qui suivent le pretre inspire, un decouragement aux autres, s'il est possible! (Agitation.)
Ne l'oublions pas, ne l'oublions jamais, la civilisation du monde a une aieule qui s'appelle la Grece, une mere qui s'appelle l'Italie, et une fille ainee qui s'appelle la France. Ceci nous indique, a nous chambres francaises, notre droit qui ressemble beaucoup a notre devoir.
Messieurs les pairs, en d'autres temps nous avons tendu la main a la Grece, tendons aujourd'hui la main a l'Italie. (Mouvements divers.—Aux voix! aux voix!)
REUNIONS ELECTORALES
1848-1849
I
LETTRE AUX ELECTEURS
20 juin 1848.
Des electeurs ecrivent a M. Victor Hugo pour lui proposer la candidature a l'assemblee nationale constituante. Il repond:
Messieurs,
J'appartiens a mon pays, il peut disposer de moi.
J'ai un respect, exagere peut-etre, pour la liberte du choix; trouvez bon que je pousse ce respect jusqu'a ne pas m'offrir.
J'ai ecrit trente-deux volumes, j'ai fait jouer huit pieces de theatre; j'ai parle six fois a la chambre des pairs, quatre fois en 1846, le 14 fevrier, le 20 mars, le 1er avril, le 5 juillet, une fois en 1847, le 14 juin, une fois en 1848, le 13 janvier. Mes discours sont au Moniteur.
Tout cela est au grand jour. Tout cela est livre a tous. Je n'ai rien a y retrancher, rien a y ajouter.
Je ne me presente pas. A quoi bon? Tout homme qui a ecrit une page en sa vie est naturellement presente par cette page s'il y a mis sa conscience et son coeur.
Mon nom et mes travaux ne sont peut-etre pas absolument inconnus de mes concitoyens. Si mes concitoyens jugent a propos, dans leur liberte et dans leur souverainete, de m'appeler a sieger, comme leur representant, dans l'assemblee qui va tenir en ses mains les destinees de la France et de l'Europe, j'accepterai avec recueillement cet austere mandat. Je le remplirai avec tout ce que j'ai en moi de devouement, de desinteressement et de courage.
S'ils ne me designent pas, je remercierai le ciel, comme ce spartiate, qu'il se soit trouve dans ma patrie neuf cents citoyens meilleurs que moi.
En ce moment, je me tais, j'attends et j'admire les grandes actions que fait la providence.
Je suis pret,—si mes concitoyens songent a moi et m'imposent ce grand devoir public, a rentrer dans la vie politique;—sinon, a rester dans la vie litteraire.
Dans les deux cas, et quel que soit le resultat, je continuerai a donner, comme je le fais depuis vingt-cinq ans, mon coeur, ma pensee, ma vie et mon ame a mon pays.
Recevez, messieurs, l'assurance fraternelle de mon devouement et de ma cordialite.
II
PLANTATION DE L'ARBRE DE LA LIBERTE
PLACE DES VOSGES
C'est avec joie que je me rends a l'appel de mes concitoyens et que je viens saluer au milieu d'eux les esperances d'emancipation, d'ordre et de paix qui vont germer, melees aux racines de cet arbre de la liberte. C'est un beau et vrai symbole pour la liberte qu'un arbre! La liberte a ses racines dans le coeur du peuple, comme l'arbre dans le coeur de la terre; comme l'arbre, elle eleve et deploie ses rameaux dans le ciel; comme l'arbre, elle grandit sans cesse et couvre les generations de son ombre. (Acclamations.)
Le premier arbre de la liberte a ete plante, il y a dix-huit cents ans, par Dieu meme sur le Golgotha. (Acclamations.) Le premier arbre de la liberte, c'est cette croix sur laquelle Jesus-Christ s'est offert en sacrifice pour la liberte, l'egalite et la fraternite du genre humain. (Bravos et longs applaudissements.)
La signification de cet arbre n'a point change depuis dix-huit siecles; seulement, ne l'oublions pas, a temps nouveaux devoirs nouveaux. La revolution que nos peres ont faite il y a soixante ans a ete grande par la guerre, la revolution que vous faites aujourd'hui doit etre grande par la paix. La premiere a detruit, la seconde doit organiser. L'oeuvre d'organisation est le complement necessaire de l'oeuvre de destruction; c'est la ce qui rattache intimement 1848 a 1789. Fonder, creer, produire, pacifier; satisfaire a tous les droits, developper tous les grands instincts de l'homme, pourvoir a tous les besoins des societes; voila la tache de l'avenir. Or, dans les temps ou nous sommes, l'avenir vient vite. (Applaudissements.)
On pourrait presque dire que l'avenir n'est plus demain, il commence des aujourd'hui. (Bravo!) A l'oeuvre donc, a l'oeuvre, travailleurs par le bras, travailleurs par l'intelligence, vous tous qui m'ecoutez et qui m'entourez! mettez a fin cette grande oeuvre de l'organisation fraternelle de tous les peuples, conduits au meme but, rattaches a la meme idee, et vivant du meme coeur. Soyons tous des hommes de bonne volonte, ne menageons ni notre peine ni nos sueurs. Repandons sur le peuple qui nous entoure, et de la sur le monde entier, la sympathie, la charite et la fraternite. Depuis trois siecles, le monde imite la France. Depuis trois siecles, la France est la premiere des nations. Et savez-vous ce que veut dire ce mot, la premiere des nations? Ce mot veut dire, la plus grande; ce mot veut dire aussi, la meilleure. (Acclamations.)
Mes amis, mes freres, mes concitoyens, etablissons dans le monde entier, par la grandeur de nos exemples, l'empire de nos idees! Que chaque nation soit heureuse et fiere de ressembler a la France! (Bravo!)
Unissons-nous dans une pensee commune, et repetez avec moi ce cri: Vive la liberte universelle! Vive la republique universelle! (Vive la republique! Vive Victor Hugo!—Longues acclamations.)
III
REUNION DES AUTEURS DRAMATIQUES
Je suis profondement touche des sympathies qui m'environnent. Des voix aimees, des confreres celebres m'ont glorifie bien au dela du peu que je vaux. Permettez-moi de les remercier de cette cordiale eloquence a laquelle je dois les applaudissements qui ont accueilli mon nom; permettez-moi, en meme temps, de m'abstenir de tout ce qui pourrait ressembler a une sollicitation de suffrages. Puisque la nation est en train de chercher son ideal, voici quel serait le mien en fait d'elections. Je voudrais les elections libres et pures; libres, en ce qui touche les electeurs; pures, en ce qui touche les candidats.
Personnellement, je ne me presente pas. Mes raisons, vous les connaissez, je les ai publiees; elles sont toutes puisees dans mon respect pour la liberte electorale. Je dis aux electeurs: Choisissez qui vous voudrez et comme vous voudrez; quant a moi, j'attends, et j'applaudirai au resultat quel qu'il soit. Je serai fier d'etre choisi, satisfait d'etre oublie. (Approbation.)
Ce n'est pas que je n'aie aussi, moi, mes ambitions. J'ai une ambition pour mon pays,—c'est qu'il soit puissant, heureux, riche, prospere, glorieux, sous cette simple formule, Liberte, egalite, fraternite; c'est qu'il soit le plus grand dans la paix, comme il a ete le plus grand dans la guerre. (Bravo! bravo!) Et puis, j'ai une ambition pour moi,—c'est de rester ecrivain libre et simple citoyen.
Maintenant, s'il arrive que mon pays, connaissant ma pensee et ma conscience qui sont publiques depuis vingt-cinq ans, m'appelle, dans sa confiance, a l'assemblee nationale et m'assigne un poste ou il faudra veiller et peut-etre combattre, j'accepterai son vote comme un ordre et j'irai ou il m'enverra. Je suis a la disposition de mes concitoyens. Je suis candidat a l'assemblee nationale comme tout soldat est candidat au champ de bataille. (Acclamations.)
Le mandat de representant du peuple sera a la fois un honneur et un danger; il suffit que ce soit un honneur pour que je ne le sollicite pas, il suffit que ce soit un danger pour que je ne le refuse pas. (Longues acclamations.)
Vous m'avez compris. Maintenant je vais vous parler de vous.
Il y a, en ce moment, en France, a Paris, deux classes d'ouvriers qui, toutes deux, ont droit a etre representees dans l'assemblee nationale. L'une … a Dieu ne plaise que je parle autrement qu'avec la plus cordiale effusion de ces braves ouvriers qui ont fait de si grandes choses et qui en feront de plus grandes encore. Je ne suis pas de ceux qui les flattent, mais je suis de ceux qui les aiment. Ils sauront completer la haute idee qu'ils ont donnee au monde de leur bon sens et de leur vertu. Ils ont montre le courage pendant le combat, ils montreront la patience apres la victoire. Cette classe d'ouvriers, dis-je, a fait de grandes choses, elle sera noblement et largement representee a l'assemblee constituante, et, pour ma part, je reserve aux ouvriers de Paris dix places sur mon bulletin.
Mais je veux, je veux pour l'honneur de la France, que l'autre classe d'ouvriers, les ouvriers de l'intelligence, soit aussi noblement et largement representee. Le jour ou l'on pourrait dire: Les ecrivains, les poetes, les artistes, les hommes de la pensee, sont absents de la representation nationale, ce serait une sombre et fatale eclipse, et l'on verrait diminuer la lumiere de la France! (Bravo!)
Il faut que tous les ouvriers aient leurs representants a l'assemblee nationale, ceux qui font la richesse du pays et ceux qui font sa grandeur; ceux qui remuent les paves et ceux qui remuent les esprits! (Acclamations.)
Certes, c'est quelque chose que d'avoir construit les barricades de fevrier sous la mousqueterie et la fusillade, mais c'est quelque chose aussi que d'etre sans cesse, sans treve, sans relache, debout sur les barricades de la pensee, expose aux haines du pouvoir et a la mitraille des partis. (Applaudissements.)Les ouvriers, nos freres, ont lutte trois jours; nous, travailleurs de l'intelligence, nous avons lutte vingt ans.
Avisez donc a ce grand interet. Que l'un de vous parle pour vous, que votre drapeau, qui est le drapeau meme de la civilisation, soit tenu au milieu de la melee par une main ferme et illustre. Faites prevaloir les idees! Montrez que la gloire est une force! (Bravo!) Meme quand les revolutions ont tout renverse, il y a une puissance qui reste debout, la pensee. Les revolutions brisent les couronnes, mais n'eteignent pas les aureoles. (Longs applaudissements.)
Un des auteurs presents ayant demande a M. Victor Hugo ce qu'il ferait si un club marchait sur l'assemblee constituante, M. Victor Hugo replique:
Je prie M. Theodore Muret de ne point oublier que je ne me presente pas; je vais lui repondre cependant, mais je lui repondrai comme electeur et non comme candidat. (Mouvement d'attention.) Dans un moment ou le systeme electoral le plus large et le plus liberal que les hommes aient jamais pu, je ne dis pas realiser, mais rever, appelle tous les citoyens a deposer leur vote, tous, depuis le premier jusqu'au dernier,—je me trompe, il n'y a plus maintenant ni premier, ni dernier,—tous, veux-je dire, depuis ce qu'on appelait autrefois le premier jusqu'a ce qu'on appelait autrefois le dernier; dans un moment ou de tous ces votes reunis va sortir l'assemblee definitive, l'assemblee supreme qui sera, pour ainsi dire, la majeste visible de la France, s'il etait possible qu'a l'heure ou ce senat prendra possession de la plenitude legitime de son autorite souveraine, il existat dans un coin quelconque de Paris une fraction, une coterie, un groupe d'hommes, je ne dirai pas assez coupables, mais assez insenses, pour oser, dans un paroxysme d'orgueil, mettre leur petite volonte face a face et de front avec la volonte auguste de cette assemblee qui sera le pays meme, je me precipiterais au-devant d'eux, et je leur crierais: Malheureux! arretez-vous, vous allez devenir de mauvais citoyens! (Bravo! bravo!) Et s'il ne m'etait pas donne de les retenir, s'ils persistaient dans leur tentative d'usurpation impie, oh! alors je donnerais, s'il le fallait, tout le sang que j'ai dans les veines, et je n'aurais pas assez d'imprecations dans la voix, pas assez d'indignation dans l'ame, pas assez de colere dans le coeur, pour ecraser l'insolence des dictatures sous la souverainete de la nation! (Immenses acclamations.)
IV
VICTOR HUGO A SES CONCITOYENS
Mes concitoyens,
Je reponds a l'appel des soixante mille electeurs qui m'ont spontanement honore de leurs suffrages aux elections de la Seine. Je me presente a votre libre choix.
Dans la situation politique telle qu'elle est, on me demande toute ma pensee. La voici:
Deux republiques sont possibles.
L'une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoleon et dressera la statue de Marat, detruira l'institut, l'ecole polytechnique et la legion d'honneur, ajoutera a l'auguste devise: Liberte, Egalite, Fraternite, l'option sinistre: ou la Mort; fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, aneantira le credit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain de chacun, abolira la propriete et la famille, promenera des tetes sur des piques, remplira les prisons par le soupcon et les videra par le massacre, mettra l'Europe en feu et la civilisation en cendre, fera de la France la patrie des tenebres, egorgera la liberte, etouffera les arts, decapitera la pensee, niera Dieu; remettra en mouvement ces deux, machines fatales qui ne vont pas l'une sans l'autre, la planche aux assignats et la bascule de la guillotine; en un mot, fera froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et, apres l'horrible dans le grand que nos peres ont vu, nous montrera le monstrueux dans le petit.
L'autre sera la sainte communion de tous les francais des a present, et de tous les peuples un jour, dans le principe democratique; fondera une liberte sans usurpations et sans violences, une egalite qui admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternite, non de moines dans un couvent, mais d'hommes libres; donnera a tous l'enseignement comme le soleil donne la lumiere, gratuitement; introduira la clemence dans la loi penale et la conciliation dans la loi civile; multipliera les chemins de fer, reboisera une partie du territoire, en defrichera une autre, decuplera la valeur du sol; partira de ce principe qu'il faut que tout homme commence par le travail et finisse par la propriete, assurera en consequence la propriete comme la representation du travail accompli, et le travail comme l'element de la propriete future; respectera l'heritage, qui n'est autre chose que la main du pere tendue aux enfants a travers le mur du tombeau; combinera pacifiquement, pour resoudre le glorieux probleme du bien-etre universel, les accroissements continus de l'industrie, de la science, de l'art et de la pensee; poursuivra, sans quitter terre pourtant et sans sortir du possible et du vrai, la realisation sereine de tous les grands reves des sages; batira le pouvoir sur la meme base que la liberte, c'est-a-dire sur le droit; subordonnera la force a l'intelligence; dissoudra l'emeute et la guerre, ces deux formes de la barbarie; fera de l'ordre la loi des citoyens, et de la paix la loi des nations; vivra et rayonnera; grandira la France, conquerra le monde; sera, en un mot, le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait.
De ces deux republiques, celle-ci s'appelle la civilisation, celle-la s'appelle la terreur. Je suis pret a devouer ma vie pour etablir l'une et empecher l'autre.
V
SEANCE DES CINQ ASSOCIATIONS
D'ART ET D'INDUSTRIE
29 mai 1848.
M. VICTOR HUGO.—Il y a un mois, j'avais cru devoir, par respect pour l'initiative electorale, m'abstenir de toute candidature personnelle; mais en meme temps, vous vous le rappelez, j'ai declare que, le jour ou le danger apparaitrait sur l'assemblee nationale, je me presenterais. Le danger s'est montre, je me presente. (On applaudit.)
Il y a un mois, l'un de vous me fit cette question que j'acceptai avec douleur:—S'il arrivait que des insenses osassent violer l'assemblee nationale, que pensez-vous qu'il faudrait faire? J'acceptai, je le repete, la question avec douleur, et je repondis sans hesiter, sur-le-champ: Il faudrait se lever tous comme un seul homme, et—ce furent mes propres paroles—ecraser l'insolence des dictatures sous la souverainete de la nation.
Ce que je demandais il y a un mois, trois cent mille citoyens armes l'ont fait il y a quinze jours.
Avant cet evenement, qui est un attentat et qui est une catastrophe, s'offrir a la candidature, ce n'etait qu'un droit, et l'on peut toujours s'abstenir d'un droit. Aujourd'hui c'est un devoir, et l'on n'abdique pas le devoir. Abdiquer le devoir, c'est deserter. Vous le voyez, je ne deserte pas. (Adhesion.)
Depuis l'epoque dont je vous parle, en quelques semaines, les lineaments confus des questions politiques se sont eclaircis, les evenements ont brusquement eclaire d'un jour providentiel l'interieur de toutes les pensees, et, a l'heure qu'il est, la situation est d'une eclatante simplicite. Il n'y a plus que deux questions: la vie ou la mort. D'un cote, il y a les hommes qui veulent la liberte, l'ordre, la paix, la famille, la propriete, le travail, le credit, la securite commerciale, l'industrie florissante, le bonheur du peuple, la grandeur de la patrie, en un mot, la prosperite de tous composee du bien-etre de chacun. De l'autre cote, il y a les hommes qui veulent l'abime. Il y a les hommes qui ont pour reve et pour ideal d'embarquer la France sur une espece de radeau de la Meduse ou l'on se devorerait en attendant la tempete et la nuit! (Mouvement.)
Je n'ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas de ces hommes-la, que je n'en serai jamais! (Non! non! nous le savons!) Je lutterai de front jusqu'a mon dernier souffle contre ces mauvais citoyens qui voudraient imposer la guerre a la France par l'emeute et la dictature au peuple par la terreur. Ils me trouveront toujours la, debout, devant eux, comme citoyen a la tribune, ou comme soldat dans la rue. (Tres bien! tres bien!)
Ce que je veux, vous le savez. Je l'ai dit il y a peu de jours. Je l'ai dit a mon pays tout entier. Je l'ai dit en prenant toutes mes convictions dans mon ame, en essayant d'arracher du coeur de tous les honnetes gens la parole que chacun pense et que personne n'ose dire. Eh bien, cette parole, je l'ai dite! Mon choix est fait; vous le connaissez. Je veux une republique qui fasse envie a tous les peuples, et non une republique qui leur fasse horreur! Je veux, moi, et vous aussi vous voulez une republique si noble, si pure, si honnete, si fraternelle, si pacifique que toutes les nations soient tentees de l'imiter et de l'adopter. Je veux une republique si sainte et si belle que, lorsqu'on la comparera a toutes les autres formes de gouvernement, elle les fasse evanouir rien que par la comparaison. Je veux une republique telle que toutes les nations en regardant la France ne disent pas seulement: Qu'elle est grande! mais disent encore: Qu'elle est heureuse! (Applaudissements.)
Ne vous y trompez pas,—et je voudrais que mes paroles depassassent cette enceinte etroite, et peut-etre la depasseront-elles,—la propagande de la republique est toute dans la beaute de son developpement regulier, et la propagande de la republique, c'est sa vie meme. Pour que la republique s'etablisse a jamais en France, il faut qu'elle s'etablisse hors de France, et pour qu'elle s'etablisse hors de France il faut qu'elle se fasse accepter par la conscience du genre humain. (Bravo! bravo!)
Vous connaissez maintenant le fond de mon coeur. Toute ma pensee, je pourrais la resumer en un seul mot; ce mot, le voici: haine vigoureuse de l'anarchie, tendre et profond amour du peuple. (Vive et unanime adhesion.) J'ajoute ceci, et tout ce que j'ai ecrit, et tout ce que j'ai fait dans ma vie publique est la pour le prouver, pas une page n'est sortie de ma plume depuis que j'ai l'age d'homme, pas un mot n'est sorti de ma bouche qui ne soit d'accord avec les paroles que je prononce en ce moment. (Oui! oui! c'est vrai!) Vous le savez tous, vous, mes amis, mes confreres, mes freres, je suis aujourd'hui l'homme que j'etais hier, l'avocat devoue de cette grande famille populaire qui a souffert trop longtemps; le penseur ami des travailleurs, le travailleur ami des penseurs; l'ecrivain qui veut pour l'ouvrier, non l'aumone qui degrade, mais le travail qui honore. (Tres bien!) Je suis l'homme qui, hier, defendait le peuple au milieu des riches, et qui, demain, defendrait, s'il le fallait, les riches au milieu du peuple. (Nouvelle adhesion.) C'est ainsi que je comprends, avec tous les devoirs qu'il contient, ce mot sublime qui m'apparait ecrit par la main de Dieu meme, au-dessus de toutes les nations, dans la lumiere eternelle des cieux, FRATERNITE! (Acclamations.)
M. PAULIN regrette que le citoyen Victor Hugo, dont il admire l'immense talent, ait cru devoir signaler le danger de l'anarchie sans parler du danger de la reaction. Il pense que la revolution de fevrier n'est pas une revolution politique, mais une revolution sociale. Il demande au citoyen Victor Hugo s'il est d'avis que le proletariat doive disparaitre de la societe.
M. VICTOR HUGO.—Disparaitre, comme l'esclavage a disparu! disparaitre a jamais! mais non en ramenant, sous une autre forme, le servage et la mainmorte! (Sensation.)
Je n'ai pas deux paroles; je disais tout a l'heure que je suis aujourd'hui l'homme que j'etais hier. Mon Dieu! bien avant de faire partie d'un corps politique, il y a quinze ans, je disais ceci dans un livre imprime: "Si, a moi qui ne suis rien dans l'etat, la parole m'etait donnee sur les affaires du pays, je la demanderais seulement sur l'ordre du jour, et je sommerais les gouvernements de substituer les questions sociales aux questions politiques."
Il y a quinze ans que j'imprimais cela. Quelques annees apres la publication des paroles que je viens de rappeler, j'ai fait partie d'un corps politique … Je m'interromps, permettez-moi d'etre sobre d'apologies retrospectives, je ne les aime pas. Je pense d'ailleurs que lorsqu'un homme, depuis vingt-cinq ans, a jete sur douze ou quinze cent mille feuilles sa pensee au vent, il est difficile qu'il ajoute quelque chose a cette grande profession de foi, et quand je rappelle ce que j'ai dit, je le fais avec une candeur entiere, avec la certitude que rien dans mon passe ne peut dementir ce que je dis a present. Cela bien etabli, je continue.
Lorsque je faisais partie de la chambre des pairs, il arriva, un jour, qu'a propos des falsifications commerciales, dans un bureau ou je siegeais, plusieurs des questions qui viennent d'etre soulevees furent agitees. Voici ce que je dis alors; je cite:
"Qui souffre de cet etat de choses? la France au dehors, le peuple au dedans; la France blessee dans sa prosperite et dans son honneur, le peuple froisse dans son existence et dans son travail. En ce moment, messieurs, j'emploie ce mot, le peuple, dans une de ses acceptions les plus restreintes et les plus usitees, pour designer specialement la classe nombreuse et laborieuse qui fait la base meme de la societe, cette classe si digne d'interet parce qu'elle travaille, si digne de respect parce qu'elle souffre. Je ne le cache pas, messieurs, et je sais bien qu'en vous parlant ainsi je ne fais qu'eveiller vos plus genereuses sympathies, j'eprouve pour l'homme de cette classe un sentiment cordial et fraternel. Ce sentiment, tout esprit qui pense le partage. Tous, a des degres divers, nous sommes des ouvriers dans la grande oeuvre sociale. Eh bien! je le declare, ceux qui travaillent avec le bras et avec la main sont sous la garde de ceux qui travaillent avec la pensee." (Applaudissements.)
Voila de quelle maniere je parlais a la chambre aristocratique dont j'avais l'honneur de faire partie. (Mouvements en sens divers.) Ce mot, j'avais l'honneur, ne saurait vous choquer. Vous n'attendez pas de moi un autre langage; lorsque ce pouvoir etait debout, j'ai pu le combattre; aujourd'hui qu'il est tombe, je le respecte. (Tres bien! Profonde sensation.)
Toutes les questions qui interessent le bien-etre du peuple, la dignite du peuple, l'education due au peuple, ont occupe ma vie entiere. Tenez, entrez dans le premier cabinet de lecture venu, lisez quinze pages intitulees Claude Gueux, que je publiais il y a quatorze ans, en 1834, et vous y verrez ce que je suis pour le peuple, et ce que le peuple est pour moi.
Oui, le proletariat doit disparaitre; mais je ne suis pas de ceux qui pensent que la propriete disparaitra. Savez-vous, si la propriete etait frappee, ce qui serait tue? Ce serait le travail.
Car, qu'est-ce que c'est que le travail? C'est l'element generateur de la propriete. Et qu'est-ce que c'est que la propriete? C'est le resultat du travail. (Oui! oui!) Il m'est impossible de comprendre la maniere dont certains socialistes ont pose cette question. Ce que je veux, ce que j'entends, c'est que l'acces de la propriete soit rendu facile a l'homme qui travaille, c'est que l'homme qui travaille soit sacre pour celui qui ne travaille plus. Il vient une heure ou l'on se repose. Qu'a l'heure ou l'on se repose, on se souvienne de ce qu'on a souffert lorsqu'on travaillait, qu'on s'en souvienne pour ameliorer sans cesse le sort des travailleurs! Le but d'une societe bien faite, le voici: elargir et adoucir sans cesse la montee, autrefois si rude, qui conduit du travail a la propriete, de la condition penible a la condition heureuse, du proletariat a l'emancipation, des tenebres ou sont les esclaves a la lumiere ou sont les hommes libres. Dans la civilisation vraie, la marche de l'humanite est une ascension continuelle vers la lumiere et la liberte! (Acclamation.)
M. PAULIN n'a jamais songe a attaquer les sentiments de M. Victor Hugo, mais il aurait voulu entendre sortir de sa bouche le grand mot, Association, le mot qui sauvera la republique et fera des hommes une famille de freres. (On applaudit.)
M. VICTOR HUGO.—Ici encore, a beaucoup d'egards, nous pouvons nous entendre. Je n'attache pas aux mots autant d'efficacite que vous. Je ne crois pas qu'il soit donne a un mot de sauver le monde; cela n'est donne qu'aux choses, et, entre les choses, qu'aux idees. (C'est vrai! tres bien!)
Je prends donc l'association, non comme un mot, mais comme une idee, et je vais vous dire ce que j'en pense.
J'en pense beaucoup de bien; pas tout le bien qu'on en dit, parce qu'il n'est pas donne a l'homme, je le repete, de rencontrer ni dans le monde physique, ni dans le monde moral, ni dans le monde politique, une panacee. Cela serait trop vite fini si, avec une idee ou le mot qui la represente, on pouvait resoudre toutes les questions et dire: embrassons-nous. Dieu impose aux hommes un plus severe labeur. Il ne suffit pas d'avoir l'idee, il faut encore en extraire le fait. C'est la le grand et douloureux enfantement. Pendant qu'il s'accomplit, il s'appelle revolution; quand il est accompli, l'enfantement de la societe, comme l'enfantement de la femme, s'appelle delivrance. (Sensation.) En ce moment, nous sommes dans la revolution; mais, je le pense comme vous, la delivrance viendra! (Bravo!)
Maintenant, entendons-nous.
Remarquez que, si je n'ai pas prononce le mot association, j'ai souvent prononce le mot societe. Or, au fond de ces deux mots, societe, association, qu'y a-t-il? La meme idee: fraternite.
Je veux l'association comme vous, vous voulez la societe comme moi.
Nous sommes d'accord.
Oui, je veux que l'esprit d'association penetre et vivifie toute la cite. C'est la mon ideal; mais il y a deux manieres de comprendre cet ideal.
Les uns veulent faire de la societe humaine une immense famille.
Les autres veulent en faire un immense monastere.
Je suis contre le monastere et pour la famille. (Mouvement.
Applaudissements.)
Il ne suffit pas que les hommes soient associes, il faut encore qu'ils soient sociables.
J'ai lu les ecrits de quelques socialistes celebres, et j'ai ete surpris de voir que nous avions, au dix-neuvieme siecle, en France, tant de fondateurs de couvents. (On rit.)
Mais, ce que je n'aurais jamais cru ni reve, c'est que ces fondateurs de couvents eussent la pretention d'etre populaires.
Je n'accorde pas que ce soit un progres pour un homme de devenir un moine, et je trouve etrange qu'apres un demi-siecle de revolutions faites contre les idees monastiques et feodales, nous y revenions tout doucement, avec les interpretations du mot association. (Tres bien!) Oui, l'association, telle que je la vois expliquee dans les ecrits accredites de certains socialistes,—moi ecrivain un peu benedictin, qui ai feuillete le moyen age, je la connais; elle existait a Cluny, a Citeaux, elle existe a la Trappe. Voulez-vous en venir la? Regardez-vous comme le dernier mot des societes humaines le monastere de l'abbe de Rance? Ah! c'est un spectacle admirable! Rien au monde n'est plus beau; c'est l'abnegation a la plus haute puissance, ces hommes ne faisant rien pour eux-memes, faisant tout pour le prochain, mieux encore, faisant tout pour Dieu! Je ne sache rien de plus beau. Je ne sache rien de moins humain. (Sensation.) Si vous voulez trancher de cette maniere heroique les questions humaines, soyez surs que vous n'atteindrez pas votre but. Quoique cela soit beau, je crois que cela est mauvais. Oui, une chose peut a la fois etre belle et mauvaise! et je vous invite, vous tous penseurs, a reflechir sur ce point. Les meilleurs esprits, les plus sages en apparence, peuvent se tromper, et, voyant une chose belle, dire: elle est bonne. Eh bien! non, le couvent, qui est beau, n'est pas bon! non, la vie monastique, qui est sublime, n'est pas applicable! Il ne faut pas rever l'homme autrement que Dieu ne l'a fait. Pour lui donner des perfections impossibles, vous lui oteriez ses qualites naturelles. (Bravo!) Pensez-y bien, l'homme devenu un moine, perdant son nom, sa tradition de famille, tous ses liens de nature, ne comptant plus que comme un chiffre, ce n'est plus un homme, car ce n'est plus un esprit, car ce n'est plus une liberte! Vous croyez l'avoir fait monter bien haut, regardez, vous l'avez fait tomber bien bas. Sans doute, il faut limiter l'egoisme; mais, dans la vie telle que la providence l'a faite a notre infirmite, il ne faut pas exagerer l'oubli de soi-meme. L'oubli de soi-meme, bien compris, s'appelle abnegation; mal compris, il s'appelle abrutissement. Socialistes, songez-y! les revolutions peuvent changer la societe, mais elles ne changent pas le coeur humain. Le coeur humain est a la fois ce qu'il y a de plus tendre et ce qu'il y a de plus resistant. Prenez garde a votre etrange progres! il va droit contre la volonte de Dieu. N'otez pas au peuple la famille pour lui donner le monastere! (Applaudissements prolonges_.)
M. TAYLOR fait remarquer que M. Victor Hugo sera, sans nul doute, d'autant plus dispose a defendre ce fecond principe de l'association, que c'est l'association qui l'a d'abord choisi pour son candidat, qu'il parlait tout a l'heure devant une association des associations, et que c'est, en realite, de l'association qu'il tiendra le mandat que les artistes et les ouvriers veulent lui confier, au nom de l'art et du travail.
M. AUBRY.—Beaucoup de personnes que je connais, qui sont loin d'avoir l'instruction necessaire pour juger les causes et les effets, m'ont demande,—lorsque je proposais le grand nom de M. Victor Hugo, que je verrais avec bonheur a la chambre,—m'ont demande pourquoi, en promettant de combattre les hommes qui veulent etre, il n'avait pas parle de combattre les hommes qui ont ete. Dans ce moment, la classe ouvriere craint plus les individus qui se cachent que les individus qui se sont montres … Les republicains qui ont attente a l'assemblee le 15 mai … je me trompe, ce ne sont pas des republicains! (Bravo! bravo! Applaudissements); les individus qui se montrent, on les ecrase sous le poids du mepris; pour ceux qui se cachent, nous desirons que nos representants viennent dire: Nous les combattrons. (Approbation.)
M. VICTOR HUGO.—J'ai ecoute avec attention, et, chose remarquable, chez un orateur si jeune qui parle avec une facilite si distinguee, qui dit si clairement sa pensee, je n'ai pu la saisir tout entiere. Je vais toutefois essayer de la preciser. Il va voir avec quelle sincerite j'aborde toutes les hypotheses.
Il m'a semble qu'il designait comme dangereux, j'emprunte ses propres expressions, non-seulement ceux qui veulent etre, mais ceux qui ont ete.
Je commence par lui dire: Entendez-vous parler de la famille qui vient d'etre brisee par un mouvement populaire? Si vous dites oui, rien ne m'est plus facile que de repondre; remarquez que vous ne me genez pas du tout en disant oui.
M. AUBRY.—En parlant ainsi, je n'ai pas voulu parler des personnes, mais des systemes; non de M. Louis-Philippe, ni de M. Blanqui (sourires), mais du systeme de Louis-Philippe et du systeme de Blanqui.
M. VICTOR HUGO.—Vous me mettez trop a mon aise. S'il ne s'agit que des systemes, je repondrai par des faits.
J'ai ete trois ans pair de France; j'ai parle six fois comme pair; j'ai donne, dans une lettre que les journaux ont publiee, les dates de mes discours. Pourquoi ai-je donne ces dates? C'est afin que chacun put recourir au Moniteur. Pourquoi ai-je donne avec une tranquillite profonde ces six dates aux millions de lecteurs des journaux de Paris et de la France? C'est que je savais que pas une des paroles que j'ai prononcees alors ne serait hors de propos aujourd'hui; c'est que les six discours que j'ai prononces devant les pairs de France, je pourrais les redire tous demain devant l'assemblee nationale. La etait le secret de ma tranquillite.
Voulez-vous plus de details? Voulez-vous que je vous dise quels ont ete les sujets de ces six discours?
(De toutes parts: Oui! oui!)
Le premier discours, prononce le 14 fevrier 1846, a ete consacre aux ouvriers, au peuple, dont nous voyons ici une honorable et grave deputation. Une loi avait ete presentee qui tendait a nier le droit que l'artiste industriel a sur son oeuvre. J'ai combattu la disposition mauvaise que cette loi contenait; je l'ai fait rejeter.
Le second discours a ete prononce le 20 mars de la meme annee, les journaux l'ont cite il y a quelques jours; c'etait pour la Pologne. Le 1er avril suivant, j'ai parle pour la troisieme fois. C'etait encore pour le peuple; c'etait sur la question de la probite commerciale, sur les marques de fabrique. Deux mois apres, les 2 et 5 juillet, j'ai repris la parole; c'etait pour la defense et la protection de notre littoral; je signalais aux chambres ce fait grave que les cotes d'Angleterre sont herissees de canons, et que les cotes de France sont desarmees.
Le cinquieme discours date du 14 juin 1847. Ce jour-la, a propos de la petition d'un proscrit, je me suis leve pour dire au gouvernement du roi Louis-Philippe ce que je regrette de n'avoir pu dire ces jours passes au gouvernement de la republique: que c'est une chose odieuse de bannir et de proscrire ceux que la destinee a frappes. J'ai demande hautement—il n'y a pas encore un an de cela—que la famille de l'empereur rentrat en France. La chambre me l'a refuse, la providence me l'a accorde. (Mouvement prolonge.)
Le sixieme discours, prononce le 13 janvier dernier, etait sur l'Italie, sur l'unite de l'Italie, sur la revolution francaise, mere de la revolution italienne. Je parlais a trois heures de l'apres-midi; j'affirmais qu'une grande revolution allait s'accomplir dans la peninsule italienne. La chambre des pairs disait non, et, a la meme minute, le 13 janvier, a trois heures, pendant que je parlais, le premier tocsin de l'insurrection sonnait a Palerme. (Nouveau mouvement.) C'est la derniere fois que j'ai parle.
L'independance de ma pensee s'est produite sous bien d'autres formes encore; je rappelle un souvenir que les auteurs dramatiques n'ont peut-etre pas oublie. Dans une circonstance memorable pour moi, c'etait la premiere fois que je recueillais des gages de la sympathie populaire, dans un proces intente a propos du drame le Roi s'amuse, dont le gouvernement avait suspendu les representations, je pris la parole. Personne n'a attaque avec plus d'energie et de resolution le gouvernement d'alors; vous pouvez relire mon discours.
Voila des faits. Passerons-nous aux personnes? Vous me donnez bien de la force. Non, je n'attaquerai pas les personnes; non, je ne ferai pas cette lachete de tourner le dos a ceux qui s'en vont, et de tourner le visage a ceux qui arrivent; jamais, jamais! personne ne me verra suivre, comme un vil courtisan, les flatteurs du peuple, moi qui n'ai pas suivi les flatteurs des rois! (Explosion de bravos.) Flatteurs de rois, flatteurs du peuple, vous etes les memes hommes, j'ai pour vous un mepris profond.
Je voudrais que ma voix fut entendue sur le boulevard, je voudrais que ma parole parvint aux oreilles de tout ce loyal peuple repandu en ce moment dans les carrefours, qui ne veut pas de proscription, lui qui a ete proscrit si longtemps! Depuis un mois, il y a deux jours ou j'ai regrette de ne pas etre de l'assemblee nationale; le 15 mai, pour m'opposer au crime de lese-majeste populaire commis par l'emeute, a la violation du domicile de la nation; et le 25 mai, pour m'opposer au decret de bannissement. Je n'etais pas la lorsque cette loi inique et inutile a ete votee par les hommes memes qui soutenaient la dynastie il y a quatre mois! Si j'y avais ete, vous m'auriez vu me lever, l'indignation dans l'ame et la paleur au front. J'aurais dit: Vous faites une loi de proscription! mais votre loi est invalide! mais votre loi est nulle! Et, tenez, la providence met la, sous vos yeux, la preuve eclatante de la misere de cette espece de lois. Vous avez ici deux princes,—je dis princes a dessein,—vous avez deux princes de la famille Bonaparte, et vous etes forces de les appeler a voter sur cette loi, eux qui sont sous le coup d'une-loi pareille! et, en votant sur la loi nouvelle, ils violent, Dieu soit loue, la loi ancienne! Et ils sont la au milieu de vous comme une protestation vivante de la toute-puissance divine contre cette chose faible et violente qu'on appelle la toute-puissance humaine! (Acclamation.)
Voila ce que j'aurais dit. Je regrette de n'avoir pu le dire; et, soyez tranquilles, si l'occasion se represente, je la saisirai; j'en prends a la face du peuple l'engagement. Je ne permettrai pas qu'en votre nom on fasse des actions honteuses. Je fletrirai les actes et je demasquerai les hommes. (Bravo!) Non, je n'attaquerai jamais les personnes d'aucun parti malheureux! Je n'attaquerai jamais les vaincus! J'ai l'habitude de traiter les questions par l'amour et non par la haine. (Sensation.) J'ai l'instinct de chercher le cote noble, doux et conciliant, et non le cote irritant des choses. Je n'ai jamais manque a cette habitude de ma vie entiere, je n'y manquerai pas aujourd'hui. Et pourquoi y manquerais-je? dans quel but? Dans un but de candidature! Est-ce que vous croyez que j'ai l'ambition d'etre depute a l'assemblee nationale? J'ai l'ambition du pompier qui voit une maison qui brule, et qui dit: Donnez-moi un seau d'eau! (Bravo! bravo!)
M. AUBRAY.—Ce que mes amis demandent, c'est precisement de voir stigmatiser ces memes individus qui ont vote la loi de proscription, dont nous ne voulons pas. S'ils ont proscrit la famille de Louis-Philippe, c'est qu'ils craignent de la voir revenir, eux qui lui doivent tout, et qui se sont montres si ingrats. Ces hommes devraient etre marques d'un fer rouge a l'epaule. Nous n'en voulons pas, parce qu'ils ont un systeme tenebreux. Ils en ont donne la preuve en votant cette loi.
M. VICTOR HUGO.—Je ferai ce que j'ai fait, toujours fait, je resterai independant, dusse-je rester isole. Je ne suis rien qu'un esprit pensif, solitaire et serieux. L'homme qui aime la solitude ne craint pas l'isolement.
Je suis resolu a toujours agir selon cette lumiere qui est dans mon ame, et qui me montre le juste et le vrai. Soyez tranquilles, je ne serai jamais ni dupe ni complice des folies d'aucun parti. J'ai bien assez, nous avons tous bien assez des fautes personnelles qui tiennent a notre humanite, sans prendre encore le fardeau et la responsabilite des fautes d'autrui. Ce que je sais de pire au monde, c'est la faute en commun. Vous me verrez me jeter sans le moindre calcul tantot au-devant des nouveaux partis qui veulent refaire un mauvais passe, tantot au-devant des vieux partis qui veulent, eux aussi, refaire un passe pire encore! (Emotion et adhesion.)
Je ne veux pas plus d'une politique qui a abaisse la France, que je ne veux d'une politique qui l'a ensanglantee. Je combattrai l'intrigue comme la violence, de quelque part qu'elles viennent; et, quant a ce que vous appelez la reaction, je repousse la reaction comme je repousse l'anarchie. (Applaudissements.)
En ce moment, les veritables ennemis de la chose publique sont ceux qui disent: Il faut entretenir l'agitation dans la rue, faire une emeute desarmee et indefinie, que le marchand ne vende plus, que l'acheteur n'achete plus, que le consommateur ne consomme plus, que les faillites privees amenent la faillite publique, que les boutiques se ferment, que l'ouvrier chome, que le peuple soit sans travail et sans pain, qu'il mendie, qu'il traine sa detresse sur le pave des rues; alors tout s'ecroulera!—Non, ce plan affreux ne reussira pas! non, la France ne perira pas de misere! un tel sort n'est pas fait pour elle! Non, la grande nation qui a survecu a Waterloo n'expirera pas dans une banqueroute! (Emotion profonde. Bravo! bravo!)
UN MEMBRE.—Que M. Victor Hugo dise: Je ne suis pas un republicain rouge, ni un republicain blanc, mais un republicain tricolore.
M. VICTOR HUGO.—Ce que vous me dites, je l'ai imprime il y a trois jours.
Il me semble qu'il est impossible d'etre plus clair et plus net que dans cette publication. Je ne voudrais pas qu'un seul de vous ecrivit mon nom sur son bulletin et dit le lendemain: je me suis trompe. Savez-vous pourquoi je ne crie pas bien haut: je suis republicain? C'est parce que beaucoup trop de gens le crient. Savez-vous pourquoi j'ai une sorte de pudeur et de scrupule a faire cet etalage de republicanisme? C'est que je vois des gens qui ne sont rien moins que republicains faire plus de bruit que vous qui etes convaincus. Il y a une chose sur laquelle je defie qui que ce soit, c'est le sentiment democratique. Il y a vingt ans que je suis democrate. Je suis un democrate de la veille. Est-ce que vous aimeriez mieux le mot que la chose? Moi, je vous donne la chose, qui vaut mieux que le mot! (Applaudissements.)
M. MARLET, au nom des artistes-peintres, demande l'appui de M. Victor Hugo dans toutes les questions qui interessent l'election, le concours, les droits des artistes et les franchises de l'art.
M. VICTOR HUGO declare qu'ici encore son passe repond de son avenir, et que pour defendre les libertes et les droits de l'art et des artistes depuis vingt ans il n'a pas attendu qu'on le lui demandat. Il continuera d'etre ce qu'il a toujours ete, le defenseur et l'ami des artistes. Ils peuvent compter sur lui.
L'assemblee proclame, a l'unanimite, Victor Hugo candidat des associations reunies.
VI
SEANCE DES ASSOCIATIONS
APRES LE MANDAT ACCOMPLI
Mai 1849.
Je vous rapporte un double mandat, le mandat de president de l'association que vous voulutes bien, il y a un an, me confier a l'unanimite, le mandat de representant que vos votes, egalement unanimes, m'ont confere a la meme epoque. Je rappelle cette unanimite qui est pour moi un cher et glorieux souvenir.
Messieurs, nous venons de traverser une annee laborieuse. Grace a la toute-puissante volonte de la nation, nettement signifiee aux partis par le suffrage universel, un gouvernement serieux, regulier, normal, fonctionnant selon la liberte et la loi, peut desormais tout faire refleurir parmi nous, le travail, la paix, le commerce, l'industrie, l'art; c'est-a-dire remettre la France en pleine possession de tous les elements de la civilisation.
C'est la, messieurs, un grand pas en avant; mais ce pas ne s'est point accompli sans peine et sans labeur. Il n'est pas un bon citoyen qui n'ait pousse a la roue dans ce retour a la vie sociale; tous l'ont fait, avec des forces inegales sans doute, mais avec une egale bonne volonte. Quant a moi, l'humble part que j'ai prise dans les grands evenements survenus depuis un an, je ne vous la dirai pas; vous la savez, votre bienveillance meme se l'exagere. Ce sera ma gloire, un jour, de n'avoir pas ete etranger a ces grands faits, a ces grands actes. Toute ma conduite politique depuis une annee peut se resumer en un seul mot; j'ai defendu energiquement, resolument, de ma poitrine comme de ma parole, dans les douloureuses batailles de la rue comme dans les luttes ameres de la tribune, j'ai defendu l'ordre contre l'anarchie, et la liberte contre l'arbitraire. (Oui! oui! c'est vrai!)
Cette double loi, qui, pour moi, est une loi unique, cette double loi de ma conduite, dont je n'ai pas devie un seul instant, je l'ai puisee dans ma conscience, et il me semble aussi, messieurs, que je l'ai puisee dans la votre! (Unanime adhesion.) Permettez-moi de dire cela, car l'unanimite de vos suffrages il y a un an, et l'unanimite de vos adhesions en ce moment, nous fait en quelque sorte, a vous, les mandants, et a moi, le mandataire, une ame commune. (Oui! oui!) Je vous rapporte mon mandat rempli loyalement. J'ai fait de mon mieux, j'ai fait, non tout ce que j'ai voulu, mais tout ce que j'ai pu, et je reviens au milieu de vous avec la grave et austere serenite du devoir accompli. (Applaudissements.)
ASSEMBLEE CONSTITUANTE
1848
I
ATELIERS NATIONAUX
[Note: Ce discours fut prononce quatre jours avant la fatale insurrection du 24 juin. Il ouvrit la discussion sur le decret suivant, qui fut adopte par l'assemblee.
ART. 1. L'allocation de 3 millions demandee par M. le ministre des travaux publics pour les ateliers nationaux lui est accordee d'urgence.
ART. 2. Chaque allocation nouvelle affectee au meme emploi ne pourra exceder le chiffre de 1 million.
ART. 3. Les pouvoirs de la commission chargee de l'examen du present decret sont continues jusqu'a ce qu'il en soit autrement ordonne par l'assemblee.]
20 juin 1848.
Messieurs,
Je ne monte pas a cette tribune pour ajouter de la passion aux debats qui vous agitent, ni de l'amertume aux contestations qui vous divisent. Dans un moment ou tout est difficulte, ou tout peut etre danger, je rougirais d'apporter volontairement des embarras au gouvernement de mon pays. Nous assistons a une solennelle et decisive experience; j'aurais honte de moi s'il pouvait entrer dans ma pensee de troubler par des chicanes, dans l'heure si difficile de son etablissement, cette majestueuse forme sociale, la republique, que nos peres ont vue grande et terrible dans le passe, et que nous voulons tous voir grande et bienfaisante dans l'avenir. Je tacherai donc, dans le peu que j'ai a dire a propos des ateliers nationaux, de ne point perdre de vue cette verite, qu'a l'epoque delicate et grave ou nous sommes, s'il faut de la fermete dans les actes, il faut de la conciliation dans les paroles.
La question des ateliers nationaux a deja ete traitee a diverses reprises devant vous avec une remarquable elevation d'apercus et d'idees. Je ne reviendrai pas sur ce qui a ete dit. Je m'abstiendrai des chiffres que vous connaissez tous. Dans mon opinion, je le declare franchement, la creation des ateliers nationaux a pu etre, a ete une necessite; mais le propre des hommes d'etat veritables, c'est de tirer bon parti des necessites, et de convertir quelquefois les fatalites memes d'une situation en moyens de gouvernement. Je suis oblige de convenir qu'on n'a pas tire bon parti de cette necessite-ci.
Ce qui me frappe au premier abord, ce qui frappe tout homme de bon sens dans cette institution des ateliers nationaux, telle qu'on l'a faite, c'est une enorme force depensee en pure perte. Je sais que M. le ministre des travaux publics annonce des mesures; mais, jusqu'a ce que la realisation de ces mesures ait serieusement commence, nous sommes bien obliges de parler de ce qui est, de ce qui menace d'etre peut-etre longtemps encore; et, dans tous les cas, notre controle a le droit de remonter aux fautes faites, afin d'empecher, s'il se peut, les fautes a faire.
Je dis donc que ce qu'il y a de plus clair jusqu'a ce jour dans les ateliers nationaux, c'est une enorme force depensee en pure perte; et a quel moment? Au moment ou la nation epuisee avait besoin de toutes ses ressources, de la ressource des bras autant que de la ressource des capitaux. En quatre mois, qu'ont produit les ateliers nationaux? Rien.
Je ne veux pas entrer dans la nomenclature des travaux qu'il etait urgent d'entreprendre, que le pays reclamait, qui sont presents a tous vos esprits; mais examinez ceci. D'un cote une quantite immense de travaux possibles, de l'autre cote une quantite immense de travailleurs disponibles. Et le resultat? neant! (Mouvement.)
Neant, je me trompe; le resultat n'a pas ete nul, il a ete facheux; facheux doublement, facheux au point de vue des finances, facheux au point de vue de la politique.
Toutefois, ma severite admet des temperaments; je ne vais pas jusqu'au point ou vont ceux qui disent avec une rigueur trop voisine peut-etre de la colere pour etre tout a fait la justice:—Les ateliers nationaux sont un expedient fatal. Vous avez abatardi les vigoureux enfants du travail, vous avez ote a une partie du peuple le gout du labeur, gout salutaire qui contient la dignite, la fierte, le respect de soi-meme et la sante de la conscience. A ceux qui n'avaient connu jusqu'alors que la force genereuse du bras qui travaille, vous avez appris la honteuse puissance de la main tendue; vous avez deshabitue les epaules de porter le poids glorieux du travail honnete, et vous avez accoutume les consciences a porter le fardeau humiliant de l'aumone. Nous connaissions deja le desoeuvre de l'opulence, vous avez cree le desoeuvre de la misere, cent fois plus dangereux pour lui-meme et pour autrui. La monarchie avait les oisifs, la republique aura les faineants.—(Assentiment marque.)
Ce langage rude et chagrin, je ne le tiens pas precisement, je ne vais pas jusque-la. Non, le glorieux peuple de juillet et de fevrier ne s'abatardira pas. Cette faineantise fatale a la civilisation est possible en Turquie; en Turquie et non pas en France. Paris ne copiera pas Naples; jamais, jamais Paris ne copiera Constantinople. Jamais, le voulut-on, jamais on ne parviendra a faire de nos dignes et intelligents ouvriers qui lisent et qui pensent, qui parlent et qui ecoutent, des lazzaroni en temps de paix et des janissaires pour le combat. Jamais! (Sensation.)
Ce mot le voulut-on, je viens de le prononcer; il m'est echappe. Je ne voudrais pas que vous y vissiez une arriere-pensee, que vous y vissiez une accusation par insinuation. Le jour ou je croirai devoir accuser, j'accuserai, je n'insinuerai pas. Non, je ne crois pas, je ne puis croire, et je le dis en toute sincerite, que cette pensee monstrueuse ait pu germer dans la tete de qui que ce soit, encore moins d'un ou de plusieurs de nos gouvernants, de convertir l'ouvrier parisien en un condottiere, et de creer dans la ville la plus civilisee du monde, avec les elements admirables dont se compose la population ouvriere, des pretoriens de l'emeute au service de la dictature. (Mouvement prolonge.)
Cette pensee, personne ne l'a eue, cette pensee serait un crime de lese-majeste populaire! (C'est vrai!) Et malheur a ceux qui la concevraient jamais! malheur a ceux qui seraient tentes de la mettre a execution! car le peuple, n'en doutez pas, le peuple, qui a de l'esprit, s'en apercevrait bien vite, et ce jour-la il se leverait comme un seul homme contre ces tyrans masques en flatteurs, contre ces despotes deguises en courtisans, et il ne serait pas seulement severe, il serait terrible. (Tres bien! tres bien!)
Je rejette cet ordre d'idees, et je me borne a dire qu'independamment de la funeste perturbation que les ateliers nationaux font peser sur nos finances, les ateliers nationaux tels qu'ils sont, tels qu'ils menacent de se perpetuer, pourraient, a la longue,—danger qu'on vous a deja signale, et sur lequel j'insiste,—alterer gravement le caractere de l'ouvrier parisien.
Eh bien, je suis de ceux qui ne veulent pas qu'on altere le caractere de l'ouvrier parisien; je suis de ceux qui veulent que cette noble race d'hommes conserve sa purete; je suis de ceux qui veulent qu'elle conserve sa dignite virile, son gout du travail, son courage a la fois plebeien et chevaleresque; je suis de ceux qui veulent que cette noble race, admiree du monde entier, reste admirable.
Et pourquoi est-ce que je le veux? Je ne le veux pas seulement pour l'ouvrier parisien, je le veux pour nous; je le veux a cause du role que Paris remplit dans l'oeuvre de la civilisation universelle.
Paris est la capitale actuelle du monde civilise….
UNE VOIX.—C'est connu! (On rit.)
M. VICTOR HUGO.—Sans doute, c'est connu! J'admire l'interruption! il serait rare et curieux que Paris fut la capitale du monde et que le monde n'en sut rien. (Tres bien!—On rit.) Je poursuis. Ce que Rome etait autrefois, Paris l'est aujourd'hui. Ce que Paris conseille, l'Europe le medite; ce que Paris commence, l'Europe le continue. Paris a une fonction dominante parmi les nations. Paris a le privilege d'etablir a certaines epoques, souverainement, brusquement quelquefois, de grandes choses: la liberte de 89, la republique de 92, juillet 1830, fevrier 1848; et ces grandes choses, qui est-ce qui les fait? Les penseurs de Paris qui les preparent, et les ouvriers de Paris qui les executent. (Interruptions diverses.)
Voila pourquoi je veux que l'ouvrier de Paris reste ce qu'il est, un noble et courageux travailleur, soldat de l'idee au besoin, de l'idee et non de l'emeute (sensation), l'improvisateur quelquefois temeraire des revolutions, mais l'initiateur genereux, sense, intelligent et desinteresse des peuples. C'est la le grand role de l'ouvrier parisien. J'ecarte donc de lui avec indignation tout ce qui peut le corrompre.
De la mon opposition aux ateliers nationaux.
Il est necessaire que les ateliers nationaux se transforment promptement d'une institution nuisible en une institution utile.
QUELQUES VOIX.—Les moyens?
M. VICTOR HUGO.—Tout a l'heure, en commencant, ces moyens, je vous les ai indiques; le gouvernement les enumerait hier, je vous demande la permission de ne pas vous les repeter.
PLUSIEURS MEMBRES.—Continuez! continuez!
M. VICTOR HUGO.—Trop de temps deja a ete perdu; il importe que les mesures annoncees soient le plus tot possible des mesures accomplies. Voila ce qui importe. J'appelle sur ce point l'attention de l'assemblee et de ses delegues au pouvoir executif.
Je voterai le credit sous le benefice de ces observations.
Que demain il nous soit annonce que les mesures dont a parle M. le ministre des travaux publics sont en pleine execution, que cette voie soit largement suivie, et mes critiques disparaissent. Est-ce que vous croyez qu'il n'est pas de la plus haute importance de stimuler le gouvernement lorsque le temps se perd, lorsque les forces de la France s'epuisent?
En terminant, messieurs, permettez-moi d'adresser du haut de cette tribune, a propos des ateliers nationaux…—ceci est dans le sujet, grand Dieu! et les ateliers nationaux ne sont qu'un triste detail d'un triste ensemble…—permettez-moi d'adresser du haut de cette tribune quelques paroles a cette classe de penseurs severes et convaincus qu'on appelle les socialistes (Oh! oh!—Ecoutez! ecoutez!) et de jeter avec eux un coup d'oeil rapide sur la question generale qui trouble, a cette heure, tous les esprits et qui envenime tous les evenements, c'est-a-dire sur le fond reel de la situation actuelle.
La question, a mon avis, la grande question fondamentale qui saisit la France en ce moment et qui emplira l'avenir, cette question n'est pas dans un mot, elle est dans un fait. On aurait tort de la poser dans le mot republique, elle est dans le fait democratie; fait considerable, qui doit engendrer l'etat definitif des societes modernes et dont l'avenement pacifique est, je le declare, le but de tout esprit serieux.
C'est parce que la question est dans le fait democratie et non dans le mot republique, qu'on a eu raison de dire que ce qui se dresse aujourd'hui devant nous avec des menaces selon les uns, avec des promesses selon les autres, ce n'est pas une question politique, c'est une question sociale.
Representants du peuple, la question est dans le peuple. Je le disais il y a un an a peine dans une autre enceinte, j'ai bien le droit de le redire aujourd'hui ici; la question, depuis longues annees deja, est dans les detresses du peuple, dans les detresses des campagnes qui n'ont point assez de bras, et des villes qui en ont trop, dans l'ouvrier qui n'a qu'une chambre ou il manque d'air, et une industrie ou il manque de travail, dans l'enfant qui va pieds nus, dans la malheureuse jeune fille que la misere ronge et que la prostitution devore, dans le vieillard sans asile, a qui l'absence de la providence sociale fait nier la providence divine; la question est dans ceux qui souffrent, dans ceux qui ont froid et qui ont faim. La question est la. (Oui! oui!)
Eh bien,—socialiste moi-meme, c'est aux socialistes impatients que je m'adresse,—est-ce que vous croyez que ces souffrances ne nous prennent pas le coeur? est-ce que vous croyez qu'elles nous laissent insensibles? est-ce que vous croyez qu'elles n'eveillent pas en nous le plus tendre respect, le plus profond amour, la plus ardente et la plus poignante sympathie? Oh! comme vous vous tromperiez! (Sensation.) Seulement, en ce moment, au moment ou nous sommes, voici ce que nous vous disons.
Depuis le grand evenement de fevrier, par suite de ces ebranlements profonds qui ont amene des ecroulements necessaires, il n'y a plus seulement la detresse de cette portion de la population qu'on appelle plus specialement le peuple, il y a la detresse generale de tout le reste de la nation. Plus de confiance, plus de credit, plus d'industrie, plus de commerce; la demande a cesse, les debouches se ferment, les faillites se multiplient, les loyers et les fermages ne se payent plus, tout a flechi a la fois; les familles riches sont genees, les familles aisees sont pauvres, les familles pauvres sont affamees.
A mon sens, le pouvoir revolutionnaire s'est mepris. J'accuse les fausses mesures, j'accuse aussi et surtout la fatalite des circonstances.
Le probleme social etait pose. Quant a moi, j'en comprenais ainsi la solution: n'effrayer personne, rassurer tout le monde, appeler les classes jusqu'ici desheritees, comme on les nomme, aux jouissances sociales, a l'education, au bien-etre, a la consommation abondante, a la vie a bon marche, a la propriete rendue facile….
PLUSIEURS MEMBRES.—Tres bien!
DE TOUTES PARTS.—Nous sommes d'accord, mais par quels moyens?
M. VICTOR HUGO.—En un mot, faire descendre la richesse. On a fait le contraire; on a fait monter la misere.
Qu'est-il resulte de la? Une situation sombre ou tout ce qui n'est pas en perdition est en peril, ou tout ce qui n'est pas en peril est en question; une detresse generale, je le repete, dans laquelle la detresse populaire n'est plus qu'une circonstance aggravante, qu'un episode dechirant du grand naufrage.
Et ce qui ajoute encore a mon inexprimable douleur, c'est que d'autres jouissent et profitent de nos calamites. Pendant que Paris se debat dans ce paroxysme, que nos ennemis, ils se trompent! prennent pour l'agonie, Londres est dans la joie, Londres est dans les fetes, le commerce y a triple, le luxe, l'industrie, la richesse s'y sont refugies. Oh! ceux qui agitent la rue, ceux qui jettent le peuple sur la place publique, ceux qui poussent au desordre et a l'insurrection, ceux qui font fuir les capitaux et fermer les boutiques, je puis bien croire que ce sont de mauvais logiciens, mais je ne puis me resigner a penser que ce sont decidement de mauvais francais, et je leur dis, et je leur crie: En agitant Paris, en remuant les masses, en provoquant le trouble et l'emeute, savez-vous ce que vous faites? Vous construisez la force, la grandeur, la richesse, la puissance, la prosperite et la preponderance de l'Angleterre. (Mouvement prolonge.)
Oui, l'Angleterre, a l'heure ou nous sommes, s'assied en riant au bord de l'abime ou la France tombe. (Sensation.) Oh! certes, les miseres du peuple nous touchent; nous sommes de ceux qu'elles emeuvent le plus douloureusement. Oui, les miseres du peuple nous touchent, mais les miseres de la France nous touchent aussi! Nous avons une pitie profonde pour l'ouvrier avarement et durement exploite, pour l'enfant sans pain, pour la femme sans travail et sans appui, pour les familles proletaires depuis si longtemps lamentables et accablees; mais nous n'avons pas une pitie moins grande pour la patrie qui saigne sur la croix des revolutions, pour la France, pour notre France sacree qui, si cela durait, perdrait sa puissance, sa grandeur et sa lumiere, aux yeux de l'univers. (Tres bien!) Il ne faut pas que cette agonie se prolonge; il ne faut pas que la ruine et le desastre saisissent tour a tour et renversent toutes les existences dans ce pays.
UNE VOIX.—Le moyen?
M. VICTOR HUGO.—Le moyen, je viens de le dire, le calme dans la rue, l'union dans la cite, la force dans le gouvernement, la bonne volonte dans le travail, la bonne foi dans tout. (Oui! c'est vrai!)
Il ne faut pas, dis-je, que cette agonie se prolonge; il ne faut pas que toutes les existences soient tour a tour renversees. Et a qui cela profiterait-il chez nous? Depuis quand la misere du riche est-elle la richesse du pauvre? Dans un tel resultat je pourrais bien voir la vengeance des classes longtemps souffrantes, je n'y verrais pas leur bonheur. (Tres bien!)
Dans cette extremite, je m'adresse du plus profond et du plus sincere de mon coeur aux philosophes initiateurs, aux penseurs democrates, aux socialistes, et je leur dis: Vous comptez parmi vous des coeurs genereux, des esprits puissants et bienveillants, vous voulez comme nous le bien de la France et de l'humanite. Eh bien, aidez-nous! aidez-nous! Il n'y a plus seulement la detresse des travailleurs, il y a la detresse de tous. N'irritez pas la ou il faut concilier, n'armez pas une misere contre une misere, n'ameutez pas un desespoir contre un desespoir. (Tres bien!)
Prenez garde! deux fleaux sont a votre porte, deux monstres attendent et rugissent la, dans les tenebres, derriere nous et derriere vous, la guerre civile et la guerre servile (agitation), c'est-a-dire le lion et le tigre; ne les dechainez pas! Au nom du ciel, aidez-nous!
Toutes les fois que vous ne mettez pas en question la famille et la propriete, ces bases saintes sur lesquelles repose toute civilisation, nous admettons avec vous les instincts nouveaux de l'humanite; admettez avec nous les necessites momentanees des societes. (Mouvement.)
M. FLOCON, ministre de l'agriculture et du commerce.—Dites les necessites permanentes.
UNE VOIX.—Les necessites eternelles.
M. VICTOR HUGO.—J'entends dire les necessites eternelles. Mon opinion, ce me semble, etait assez claire pour etre comprise. (Oui! oui!) Il va sans dire que l'homme qui vous parle n'est pas un homme qui nie et met en doute les necessites eternelles des societes. J'invoque la necessite momentanee d'un peril immense et imminent, et j'appelle autour de ce grand peril tous les bons citoyens, quelle que soit leur nuance, quelle que soit leur couleur, tous ceux qui veulent le bonheur de la France et la grandeur du pays, et je dis a ces penseurs auxquels je m'adressais tout a l'heure: Puisque le peuple croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur d'etre aimes et ecoutes de lui, oh! je vous en conjure, dites-lui de ne point se hater vers la rupture et la colere, dites-lui de ne rien precipiter, dites-lui de revenir a l'ordre, aux idees de travail et de paix, car l'avenir est pour tous, car l'avenir est pour le peuple! Il ne faut qu'un peu de patience et de fraternite; et il serait horrible que, par une revolte d'equipage, la France, ce premier navire des nations, sombrat en vue de ce port magnifique que nous apercevons tous dans la lumiere et qui attend le genre humain. (Tres bien! tres bien!)
II
POUR LA LIBERTE DE LA PRESSE
CONTRE L'ARRESTATION DES ECRIVAINS
[Note: M. Crespel-Delatouche avait interpelle le gouvernement sur la suppression de onze journaux frappes d'interdit le 25 juin, sur l'arrestation et la detention au secret, dix jours durant, du directeur de l'un des journaux supprimes, M. Emile de Girardin, etc. Les mesures attaquees furent defendues par le ministre de la justice; elles furent combattues par les representants Vesin, Valette, Dupont (de Bussac), Germain Sarrut et Lenglet. Le general Cavaignac, apres le discours de Victor Hugo, declara qu'il ne voulait entrer dans aucune explication et qu'il laissait a l'assemblee le soin de le defendre ou de l'accuser. L'assemblee declara la discussion close et passa a l'ordre du jour. (Note de l'editeur.)]
M. VICTOR HUGO.—Je sens que l'assemblee est impatiente de clore le debat, aussi ne dirai-je que quelques mots. (Parlez! parlez!)
Je suis de ceux qui pensent aujourd'hui plus que jamais, depuis hier surtout, que le devoir d'un bon citoyen, dans les circonstances actuelles, est de s'abstenir de tout ce qui peut affaiblir le pouvoir dont l'ordre social a un tel besoin. (Tres bien!)
Je renonce donc a entrer dans ce que cette discussion pourrait avoir d'irritant, et ce sacrifice m'est d'autant plus facile que j'ai le meme but que vous, le meme but que le pouvoir executif; ce but que vous comprenez, il peut se resumer en deux mots, armer l'ordre social et desarmer ses ennemis. (Adhesion.)
Ma pensee est, vous le voyez, parfaitement claire, et je demande au gouvernement la permission de lui adresser une question; car il est resulte un doute dans mon esprit des paroles de M. le ministre de la justice.
Sommes-nous dans l'etat de siege, ou sommes-nous dans la dictature?
C'est la, a mon sens, la question.
Si nous sommes dans l'etat de siege, les journaux supprimes ont le droit de reparaitre en se conformant aux lois. Si nous sommes dans la dictature, il en est autrement.
M. DEMOSTHENE OLLIVIER.—Qui donc aurait donne la dictature?
M. VICTOR HUGO.—Je demande au chef du pouvoir executif de s'expliquer.
Quant a moi, je pense que la dictature a dure justement, legitimement, par l'imperieuse necessite des circonstances, pendant quatre jours. Ces quatre jours passes, l'etat de siege suffisait.
L'etat de siege, je le declare, est necessaire, mais l'etat de siege est une situation legale et definie, et il me parait impossible de conceder au pouvoir executif la dictature indefinie, lorsque vous n'avez pretendu lui donner que l'etat de siege.
Maintenant, si le pouvoir executif ne croit pas l'autorite dont l'assemblee l'a investi suffisante, qu'il le declare et que l'assemblee avise. Quant a moi, dans une occasion ou il s'agit de la premiere et de la plus essentielle de nos libertes, je ne manquerai pas a la defense de cette liberte. Defendre aujourd'hui la societe, demain la liberte, les defendre l'une avec l'autre, les defendre l'une par l'autre, c'est ainsi que je comprends mon mandat comme representant, mon droit comme citoyen et mon devoir comme ecrivain. (Mouvement.)
Si le pouvoir donc desire etre investi d'une autorite dictatoriale, qu'il le dise, et que l'assemblee decide.
LE GENERAL CAVAIGNAC, chef du pouvoir executif, president du conseil.—Ne craignez rien, monsieur, je n'ai pas besoin de tant de pouvoir; j'en ai assez, j'en ai trop de pouvoir; calmez vos craintes. (Marques d'approbation.)
M. VICTOR HUGO.—Dans votre interet meme, permettez-moi de vous le dire, a vous homme du pouvoir, moi homme de la pensee…. (Interruption prolongee.)
J'ai besoin d'expliquer une expression sur laquelle l'assemblee pourrait se meprendre.
Quand je dis homme de la pensee, je veux dire homme de la presse, vous l'avez tous compris. (Oui! oui!)
Eh bien, dans l'interet de l'avenir encore plus que dans l'interet du present, quoique l'interet du present me preoccupe autant qu'aucun de vous, croyez-le bien, je dis au pouvoir executif: Prenez garde! l'immense autorite dont vous etes investi….
LE GENERAL CAVAIGNAC.—Mais non!
UN MEMBRE A GAUCHE.—Faites une proposition. (Rumeurs diverses.)
M. LE PRESIDENT.—Il est impossible de continuer a discuter si l'on se livre a des interpellations particulieres.
M. VICTOR HUGO.—Que le pouvoir me permette de le lui dire,—je reponds a l'interruption de l'honorable general Cavaignac,—dans les circonstances actuelles, avec la puissance considerable dont il est investi, qu'il prenne garde a la liberte de la presse, qu'il respecte cette liberte! Que le pouvoir se souvienne que la liberte de la presse est l'arme de cette civilisation que nous defendons ensemble. La liberte de la presse etait avant vous, elle sera apres vous. (Agitation.)
Voila ce que je voulais repondre a l'interruption de l'honorable general Cavaignac.
Maintenant je demande au pouvoir de se prononcer sur la maniere dont il entend user de l'autorite que nous lui avons confiee. Quant a moi, je crois que les lois existantes, energiquement appliquees, suffisent. Je n'adopte pas l'opinion de M. le ministre de la justice, qui semble penser que nous nous trouvons dans une sorte d'interregne legal, et qu'il faut attendre, pour user de la repression judiciaire, qu'une nouvelle loi soit faite par vous. Si ma memoire ne me trompe pas, le 24 juin, l'honorable procureur general pres la cour d'appel de Paris a declare obligatoire la loi sur la presse du 16 juillet 1828. Remarquez cette contradiction. Y a-t-il pour la presse une legislation en vigueur? Le procureur general dit oui, le ministre de la justice dit non. (Mouvement.) Je suis de l'avis du procureur general.
La presse, a l'heure qu'il est, et jusqu'au vote d'une loi nouvelle, est sous l'empire de la legislation de 1828. Dans ma pensee, si l'etat de siege seul existe, si nous ne sommes pas en pleine dictature, les journaux supprimes ont le droit de reparaitre en se conformant a cette legislation. (Agitation.) Je pose la question ainsi et je demande qu'on s'explique sur ce point. Je repete que c'est une question de liberte, et j'ajoute que les questions de liberte doivent etre dans une assemblee nationale, dans une assemblee populaire comme celle-ci, traitees, je ne dis pas avec menagement, je dis avec respect. (Adhesion.)
Quant aux journaux, je n'ai pas a m'expliquer sur leur compte, je n'ai pas d'opinion a exprimer sur eux, cette opinion serait peut-etre pour la plupart d'entre eux tres severe. Vous comprenez que plus elle est severe, plus je dois la taire; je ne veux pas prendre la parole pour les attaquer quand ils n'ont pas la parole pour se defendre. (Mouvement.) Je me sers a regret de ces termes, les journaux supprimes; l'expression supprimes ne me parait ni juste, ni politique; suspendus etait le veritable mot dont le pouvoir executif aurait du se servir. (Signe d'assentiment de M. le ministre de la justice.) Je n'attaque pas en ce moment le pouvoir executif, je le conseille. J'ai voulu et je veux rester dans les limites de la discussion la plus moderee. Les discussions moderees sont les discussions utiles. (Tres bien!)
J'aurais pu dire, remarquez-le, que le pouvoir avait attente a la propriete, a la liberte de la pensee, a la liberte de la personne d'un ecrivain; qu'il avait tenu cet ecrivain neuf jours au secret, onze jours dans un etat de detention qui est reste inexplique. (Mouvements divers.)
Je n'ai pas voulu entrer et je n'entrerai pas dans ce cote irritant, je le repete, de la question. Je desire simplement obtenir une explication, afin que les journaux puissent savoir, a l'issue de cette seance, ce qu'ils peuvent attendre du pouvoir qui gouverne le pays.
Dans ma conviction, les laisser reparaitre sous l'empire rigide de la loi, ce serait a la fois une mesure de vraie justice et une mesure de bonne politique; de justice, cela n'a pas besoin d'etre demontre; de bonne politique, car il est evident pour moi qu'en presence de l'etat de siege, et sous la pression des circonstances actuelles, ces journaux modereraient d'eux-memes la premiere explosion de leur liberte. Or c'est cette explosion qu'il serait utile d'amortir dans l'interet de la paix publique. L'ajourner, ce n'est que la rendre plus dangereuse par la longueur meme de la compression. (Mouvement.) Pesez ceci, messieurs.
Je demande formellement a l'honorable general Cavaignac de vouloir bien nous dire s'il entend que les journaux interdits peuvent reparaitre immediatement sous l'empire des lois existantes, ou s'ils doivent, en attendant une legislation nouvelle, rester dans l'etat ou ils sont, ni vivants ni morts, non pas seulement entraves par l'etat de siege, mais confisques par la dictature. (Mouvement prolonge.)
III
L'ETAT DE SIEGE
[Note: Le representant Lichtenberger avait fait une proposition relative a la levee de l'etat de siege avant la discussion sur le projet de constitution. Le comite de la justice, par l'organe de son rapporteur, disait qu'il n'y avait pas lieu de prendre en consideration la proposition. Le representant Ledru-Rollin la defendit, le representant Saureau la defendit egalement, le representant Demanet parla dans le meme sens. Le general Cavaignac, president du conseil, presenta dans ce debat des considerations a la suite desquelles Victor Hugo demanda la parole. La discussion fut close apres son discours. La proposition du representant Lichtenberger ne fut pas adoptee. (Note de l'editeur.)]
2 septembre 1848.
M. VICTOR HUGO.—Au point ou la discussion est arrivee, il semblerait utile de remettre la continuation dela discussion a lundi. (Non! non! Parlez! parlez!) Je crois que l'assemblee ne voudra pas fermer la discussion avant qu'elle soit epuisee. (Non! non!)
Je ne veux, dis-je, repondre qu'un mot au chef du pouvoir executif, mais il me parait impossible de ne pas replacer la question sur son veritable terrain.
Pour que la constitution soit sainement discutee, il faut deux choses: que l'assemblee soit libre, et que la presse soit libre. (Interruption.)
Ceci est, a mon avis, le veritable point de la question; l'etat de siege implique-t-il la suppression de la liberte de la presse? Le pouvoir executif dit oui; je dis non. Qui a tort? Si l'assemblee hesite a prononcer, l'histoire et l'avenir jugeront.
L'assemblee nationale a donne au pouvoir executif l'etat de siege pour comprimer l'insurrection, et des lois pour reprimer la presse. Lorsque le pouvoir executif confond l'etat de siege avec la suspension des lois, il est dans une erreur profonde, et il importe qu'il soit averti. (A gauche: Tres bien!)
Ce que nous avons a dire au pouvoir executif, le voici:
L'assemblee nationale a pretendu empecher la guerre civile, mais non interdire la discussion; elle a voulu desarmer les bras, mais non baillonner les consciences. (Approbation a gauche.)
Pour pacifier la rue, vous avez l'etat de siege; pour contenir la presse, vous avez les tribunaux. Mais ne vous servez pas de l'etat de siege contre la presse; vous vous trompez d'arme, et, en croyant defendre la societe, vous blessez la liberte. (Mouvement.)
Vous combattez pour des principes sacres, pour l'ordre, pour la famille, pour la propriete; nous vous suivrons, nous vous aiderons dans le combat; mais nous voulons que vous combattiez avec les lois.
Une voix.—Qui, nous?
M. VICTOR HUGO.—Nous, l'assemblee tout entiere. (A gauche: Tres bien! tres bien!)
Il m'est impossible de ne pas rappeler que la distinction a ete faite plusieurs fois et comprise et accueillie par vous tous, entre l'etat de siege et la suspension des lois.
L'etat de siege est un etat defini et legal, on l'a dit deja; la suspension des lois est une situation monstrueuse dans laquelle la chambre ne peut pas vouloir placer la France (mouvement), dans laquelle une grande assemblee ne voudra jamais placer un grand peuple! (Nouveau mouvement.)
Je ne puis admettre que le pouvoir executif comprenne ainsi son mandat. Quant a moi, je le declare, j'ai pretendu lui donner l'etat de siege, je l'ai arme de toute la force sociale pour la defense de l'ordre, je lui ai donne toute la somme de pouvoir que mon mandat me permettait de lui conferer; mais je ne lui ai pas donne la dictature, mais je ne lui ai pas livre la liberte de la pensee, mais je n'ai pas pretendu lui attribuer la censure et la confiscation! (Approbation sur plusieurs bancs. Reclamations sur d'autres.) C'est la censure et la confiscation qui, a l'heure qu'il est, pesent sur les organes de la pensee publique. (Oui! tres bien!) C'est la une situation incompatible avec la discussion de la constitution. Il importe, je le repete, que la presse soit libre, et la liberte de la presse n'importe pas moins a la bonte et a la duree de la constitution que la liberte de l'assemblee elle-meme.
Pour moi, ces deux points sont indivisibles, sont inseparables, et je n'admettrais pas que l'assemblee elle-meme fut suffisamment libre, c'est-a-dire suffisamment eclairee (exclamations) si la presse n'etait pas libre a cote d'elle, et si la liberte des opinions exterieures ne melait pas sa lumiere a la liberte de vos deliberations.
Je demande que M. le president du conseil vienne nous dire de quelle facon il entend definitivement l'etat de siege (Il l'a dit!); que l'on sache si M. le president du conseil entend par etat de siege la suspension des lois. Quant a moi, qui crois l'etat de siege necessaire, si cependant il etait defini de cette facon, je voterais a l'instant meme contre son maintien, car je crois qu'a la pla d'un peril passager, l'emeute, nous mettrions un immense malheur, l'abaissement de la nation. (Mouvement.) Que l'etat de siege soit maintenu et que la loi soit respectee, voila ce que je demande, voila ce que veut la societe qui entend conserver l'ordre, voila ce que veut la conscience publique qui entend conserver la liberte. (Aux voix! La cloture!)
IV
LA PEINE DE MORT
[Note: Ce discours fut prononce dans la discussion de l'article 5 du projet de constitution. Cet article etait ainsi concu: La peine de mort est abolie en matiere politique. Les representants Coquerel, Koenig et Buvignier proposaient par amendement de rediger ainsi cet article 5: La peine de mort est abolie. Dans la seance du 18 septembre cet amendement fut repousse par 498 voix contre 216.]
15 septembre 1848.
Je regrette que cette question, la premiere de toutes peut-etre, arrive au milieu de vos deliberations presque a l'improviste, et surprenne les orateurs non prepares.
Quant a moi, je dirai peu de mots, mais, ils partiront du sentiment d'une conviction profonde et ancienne.
Vous venez de consacrer l'inviolabilite du domicile, nous vous demandons de consacrer une inviolabilite plus haute et plus sainte encore, l'inviolabilite de la vie humaine.
Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France et pour la France, est necessairement un pas dans la civilisation. Si elle n'est point un pas dans la civilisation, elle n'est rien. (Tres bien! tres bien!)
Eh bien, songez-y, qu'est-ce que la peine de mort? La peine de mort est le signe special et eternel de la barbarie. (Mouvement.) Partout ou la peine de mort est prodiguee, la barbarie domine; partout ou la peine de mort est rare, la civilisation regne. (Sensation.)
Messieurs, ce sont la des faits incontestables. L'adoucissement de la penalite est un grand et serieux progres. Le dix-huitieme siecle, c'est la une partie de sa gloire, a aboli la torture; le dix-neuvieme siecle abolira la peine de mort. (Vive adhesion. Oui! oui!)
Vous ne l'abolirez pas peut-etre aujourd'hui; mais, n'en doutez pas, demain vous l'abolirez, ou vos successeurs l'aboliront. (Nous l'abolirons!—Agitation.)
Vous ecrivez en tete du preambule de votre constitution: "En presence de Dieu", et vous commenceriez par lui derober, a ce Dieu, ce droit qui n'appartient qu'a lui, le droit de vie et de mort. (Tres bien! tres bien!) Messieurs, il y a trois choses qui sont a Dieu et qui n'appartiennent pas a l'homme: l'irrevocable, l'irreparable, l'indissoluble. Malheur a l'homme s'il les introduit dans ses lois! (Mouvement.) Tot ou tard elles font plier la societe sous leur poids, elles derangent l'equilibre necessaire des lois et des moeurs, elles otent a la justice humaine ses proportions; et alors il arrive ceci, reflechissez-y, messieurs, que la loi epouvante la conscience. (Sensation.)
Je suis monte a cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot decisif, selon moi; ce mot, le voici. (Ecoutez! ecoutez!)
Apres fevrier, le peuple eut une grande pensee, le lendemain du jour ou il avait brule le trone, il voulut bruler l'echafaud. (Tres bien!—D'autres voix: Tres mal!)
Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondement, a la hauteur de son grand coeur. (A gauche: Tres bien!) On l'empecha d'executer cette idee sublime.
Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer la premiere pensee du peuple, vous avez renverse le trone. Maintenant consacrez l'autre, renversez l'echafaud. (Applaudissements a gauche. Protestations a droite.)
Je vote l'abolition pure, simple et definitive de la peine de mort.
V
POUR LA LIBERTE DE LA PRESSE ET CONTRE L'ETAT DE SIEGE
[Note: L'etat de siege fut leve le lendemain de ce discours.]
11 octobre 1848.
Si je monte a la tribune, malgre l'heure avancee, malgre les signes d'impatience d'une partie de l'assemblee (Non! non! Parlez!), c'est que je ne puis croire que, dans l'opinion de l'assemblee, la question soit jugee. (Non! elle ne l'est pas!) En outre, l'assemblee considerera le petit nombre d'orateurs qui soutiennent en ce moment la liberte de la presse, et je ne doute pas que ces orateurs ne soient proteges, dans cette discussion, par ce double respect que ne peuvent manquer d'eveiller, dans une assemblee genereuse, un principe si grand et une minorite si faible. (Tres bien!)
Je rappellerai a l'honorable ministre de la justice que le comite de legislation avait emis le voeu que l'etat de siege fut leve, afin que la presse fut ce que j'appelle mise en liberte.
M. ABBATUCCI.—Le comite n'a pas dit cela.
M. VICTOR HUGO.—Je n'irai pas aussi loin que votre comite de legislation, et je dirai a M. le ministre de la justice qu'il serait, a mon sens, d'une bonne politique d'alleger peu a peu l'etat de siege, et de le rendre de jour en jour moins pesant, afin de preparer la transition, et d'amener par degres insensibles l'heure ou l'etat de siege pourrait etre leve sans danger. (Adhesion sur plusieurs bancs.)
Maintenant, j'entre dans la question de la liberte de la presse, et je dirai a M. le ministre de la justice que, depuis la derniere discussion, cette question a pris des aspects nouveaux. Pour ma part, plus nous avancons dans l'oeuvre de la constitution, plus je suis frappe de l'inconvenient de discuter la constitution en l'absence de la liberte de la presse. (Bruit et interruptions diverses.)
Je dis dans l'absence de la liberte de la presse, et je ne puis caracteriser autrement une situation dans laquelle les journaux ne sont point places et maintenus sous la surveillance et la sauvegarde des lois, mais laisses a la discretion du pouvoir executif. (C'est vrai!)
Eh bien, messieurs, je crains que, dans l'avenir, la constitution que vous discutez ne soit moralement amoindrie. (Denegation. Adhesion sur plusieurs bancs.)
M. DUPIN (de la Nievre).—Ce ne sera pas faute d'amendements et de critiques.
M. VICTOR HUGO.—Vous avez pris, messieurs, deux resolutions graves dans ces derniers temps; par l'une, a laquelle je ne me suis point associe, vous avez soumis la republique a cette perilleuse epreuve d'une assemblee unique; par l'autre, a laquelle je m'honore d'avoir concouru, vous avez consacre la plenitude de la souverainete du peuple, et vous avez laisse au pays le droit et le soin de choisir l'homme qui doit diriger le gouvernement du pays. (Rumeurs.) Eh bien, messieurs, il importait dans ces deux occasions que l'opinion publique, que l'opinion du dehors put prendre la parole, la prendre hautement et librement, car c'etaient la, a coup sur, des questions qui lui appartenaient. (Tres bien!) L'avenir, l'avenir immediat de votre constitution amene d'autres questions graves. Il serait malheureux qu'on put dire que, tandis que tous les interets du pays elevent la voix pour reclamer ou pour se plaindre, la presse est baillonnee. (Agitation.)
Messieurs, je dis que la liberte de la presse importe a la bonne discussion de votre constitution. Je vais plus loin (Ecoutez! ecoutez!), je dis que la liberte de la presse importe a la liberte meme de l'assemblee. (Tres bien!) C'est la une verite…. (Interruption.)
LE PRESIDENT.—Ecoutez, messieurs, la question est des plus graves.
M. VICTOR HUGO.—Il me semble que, lorsque je cherche a demontrer a l'assemblee que sa liberte, que sa dignite meme sont interessees a la plenitude de la liberte de la presse, les interrupteurs pourraient faire silence. (Tres bien!)
Je dis que la liberte de la presse importe a la liberte de cette assemblee, et je vous demande la permission d'affirmer cette verite comme on affirme une verite politique, en la generalisant.
Messieurs, la liberte de la presse est la garantie de la liberte des assemblees. (Oui! oui!)
Les minorites trouvent dans la presse libre l'appui qui leur est souvent refuse dans les deliberations interieures. Pour prouver ce que j'avance, les raisonnements abondent, les faits abondent egalement. (Bruit.)
VOIX A GAUCHE.—Attendez le silence! C'est un parti pris!
M. VICTOR HUGO.—Je dis que les minorites trouvent dans la presse libre …—et, messieurs, permettez-moi de vous rappeler que toute majorite peut devenir minorite, ainsi respectons les minorites (vive adhesion);—les minorites trouvent dans la presse libre l'appui qui leur manque souvent dans les deliberations interieures. Et voulez-vous un fait? Je vais vous en citer un qui est certainement dans la memoire de beaucoup d'entre vous.
Sous la restauration, un jour, un orateur energique de la gauche, Casimir Perier, osa jeter a la chambre des deputes cette parole hardie: Nous sommes six dans cette enceinte et trente millions au dehors. (Mouvement.)
Messieurs, ces paroles memorables, ces paroles qui contenaient l'avenir, furent couvertes, au moment ou l'orateur les prononca, par les murmures de la chambre entiere, et le lendemain par les acclamations de la presse unanime. (Tres bien! tres bien! Mouvement prolonge.)
Eh bien, voulez-vous savoir ce que la presse libre a fait pour l'orateur libre? (Ecoutez!) Ouvrez les lettres politiques de Benjamin Constant, vous y trouverez ce passage remarquable:
"En revenant a son banc, le lendemain du jour ou il avait parle ainsi, Casimir Perier me dit: "Si l'unanimite de la presse n'avait pas fait contre-poids a l'unanimite de la chambre, j'aurais peut-etre ete decourage."
Voila ce que peut la liberte de la presse, voila l'appui qu'elle peut donner! c'est peut-etre a la liberte de la presse que vous avez du cet homme courageux qui, le jour ou il le fallut, sut etre bon serviteur de l'ordre parce qu'il avait ete bon serviteur de la liberte.
Ne souffrez pas les empietements du pouvoir; ne laissez pas se faire autour de vous cette espece de calme faux qui n'est pas le calme, que vous prenez pour l'ordre et qui n'est pas l'ordre; faites attention a cette verite que Cromwell n'ignorait pas, et que Bonaparte savait aussi: Le silence autour des assemblees, c'est bientot le silence dans les assemblees. (Mouvement.)
Encore un mot.
Quelle etait la situation de la presse a l'epoque de la terreur?… (Interruption.)
Il faut bien que je vous rappelle des analogies, non dans les epoques, mais dans la situation de la presse. La presse alors etait, comme aujourd'hui, libre de droit, esclave de fait. Alors, pour faire taire la presse, on menacait de mort les journalistes; aujourd'hui on menace de mort les journaux. (Mouvement.) Le moyen est moins terrible, mais il n'est pas moins efficace.
Qu'est-ce que c'est que cette situation? c'est la censure. (Agitation.) C'est la censure, c'est la pire, c'est la plus miserable de toutes les censures; c'est celle qui attaque l'ecrivain dans ce qu'il a de plus precieux au monde, dans sa dignite meme; celle qui livre l'ecrivain aux tatonnements, sans le mettre a l'abri des coups d'etat. (Agitation croissante.) Voila la situation dans laquelle vous placez la presse aujourd'hui.
M. FLOCON.—Je demande la parole.
M. VICTOR HUGO.—Eh quoi! messieurs, vous raturez la censure dans votre constitution et vous la maintenez dans votre gouvernement! A une epoque comme celle ou nous sommes, ou il y a tant d'indecision dans les esprits…. (Bruit.)
LE PRESIDENT.—Il s'agit d'une des libertes les plus cheres au pays; je reclame pour l'orateur le silence et l'attention de l'assemblee. (Tres bien! tres bien!)
M. VICTOR HUGO.—Je fais remarquer aux honorables membres qui m'interrompent en ce moment qu'ils outragent deux libertes a la fois, la liberte de la presse, que je defends, et la liberte de la tribune, que j'invoque.
Comment! il n'est pas permis de vous faire remarquer qu'au moment ou vous venez de declarer que la censure etait abolie, vous la maintenez! (Bruit. Parlez! parlez!) Il n'est pas permis de vous faire remarquer qu'au moment ou le peuple attend des solutions, vous lui donnez des contradictions! Savez-vous ce que c'est que les contradictions en politique? Les contradictions sont la source des malentendus, et les malentendus sont la source des catastrophes. (Mouvement.)
Ce qu'il faut en ce moment aux esprits divises, incertains de tout, inquiets de tout, ce ne sont pas des hypocrisies, des mensonges, de faux semblants politiques, la liberte dans les theories, la censure dans la pratique; non, ce qu'il faut a tous dans ce doute et dans cette ombre ou sont les consciences, c'est un grand exemple en haut, c'est dans le gouvernement, dans l'assemblee nationale, la grande et fiere pratique de la justice et de la verite! (Agitation prolongee.)
M. le ministre de la justice invoquait tout a l'heure la necessite. Je prends la liberte de lui faire observer que la necessite est l'argument des mauvaises politiques; que, dans tous les temps, sous tous les regimes, les hommes d'etat, condamnes par une insuffisance, qui ne venait pas d'eux quelquefois, qui venait des circonstances memes, se sont appuyes sur cet argument de la necessite. Nous avons vu deja, et souvent, sous le regime anterieur, les gouvernants recourir a l'arbitraire, au despotisme, aux suspensions de journaux, aux incarcerations d'ecrivains. Messieurs, prenez garde! vous faites respirer a la republique le meme air qu'a la monarchie. Souvenez-vous que la monarchie en est morte. (Mouvement.)
Messieurs, je ne dirai plus qu'un mot…. (Interruption.)
L'assemblee me rendra cette justice que des interruptions systematiques ne m'ont pas empeche de protester jusqu'au bout en faveur de la liberte de la presse.
Messieurs, des temps inconnus s'approchent; preparons-nous a les recevoir avec toutes les ressources reunies de l'etat, du peuple, de l'intelligence, de la civilisation francaise, et de la bonne conscience des gouvernants. Toutes les libertes sont des forces; ne nous laissons pas plus depouiller de nos libertes que nous ne nous laisserions depouiller de nos armes la veille du combat.
Prenons garde aux exemples que nous donnons! Les exemples que nous donnons sont inevitablement, plus tard, nos ennemis ou nos auxiliaires; au jour du danger, ils se levent et ils combattent pour nous ou contre nous.
Quant a moi, si le secret de mes votes valait la peine d'etre explique, je vous dirais: J'ai vote l'autre jour contre la peine de mort; je vote aujourd'hui pour la liberte.
Pourquoi? C'est que je ne veux pas revoir 93! c'est qu'en 93 il y avait l'echafaud, et il n'y avait pas la liberte.
J'ai toujours ete, sous tous les regimes, pour la liberte, contre la compression. Pourquoi? C'est que la liberte reglee par la loi produit l'ordre, et que la compression produit l'explosion. Voila pourquoi je ne veux pas de la compression et je veux de la liberte. (Mouvement. Longue agitation).
VI
QUESTION DES ENCOURAGEMENTS AUX LETTRES ET AUX ARTS
10 novembre 1848.
M. LE PRESIDENT.—L'ordre du jour appelle la discussion du budget rectifie de 1848.
M. VICTOR HUGO.—Personne plus que moi, messieurs (Plus haut! plus haut!), n'est penetre de la necessite, de l'urgente necessite d'alleger le budget; seulement, a mon avis, le remede a l'embarras de nos finances n'est pas dans quelques economies chetives et detestables; ce remede serait, selon moi, plus haut et ailleurs; il serait dans une politique intelligente et rassurante, qui donnerait confiance a la France, qui ferait renaitre l'ordre, le travail et le credit … (agitation) et qui permettrait de diminuer, de supprimer meme les enormes depenses speciales qui resultent des embarras de la situation. C'est la, messieurs, la veritable surcharge du budget, surcharge qui, si elle se prolongeait et s'aggravait encore, et si vous n'y preniez garde, pourrait, dans un temps donne, faire crouler l'edifice social.
Ces reserves faites, je partage, sur beaucoup de points, l'avis de votre comite des finances.
J'ai deja vote, et je continuerai de voter la plupart des reductions proposees, a l'exception de celles qui me paraitraient tarir les sources memes de la vie publique, et de celles qui, a cote d'une amelioration financiere douteuse, me presenteraient une faute politique certaine.
C'est dans cette derniere categorie que je range les reductions proposees par le comite des finances sur ce que j'appellerai le budget special des lettres, des sciences et des arts.
Ce budget devrait, pour toutes les raisons ensemble, etre reuni dans une seule administration et tenu dans une seule main. C'est un vice de notre classification administrative que ce budget soit reparti entre deux ministeres, le ministere de l'instruction publique et le ministere de l'interieur.
Ceci m'obligera, dans le peu que j'ai a dire, d'effleurer quelquefois le ministere de l'interieur. Je pense que l'assemblee voudra bien me le permettre, pour la clarte meme de la demonstration. Je le ferai, du reste, avec une extreme reserve.
Je dis, messieurs, que les reductions proposees sur le budget special des sciences, des lettres et des arts sont mauvaises doublement. Elles sont insignifiantes au point de vue financier, et nuisibles a tous les autres points de vue.
Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d'une telle evidence, que c'est a peine si j'ose mettre sous les yeux de l'assemblee le resultat d'un calcul de proportion que j'ai fait. Je ne voudrais pas eveiller le rire de l'assemblee dans une question serieuse; cependant, il m'est impossible de ne pas lui soumettre une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui a le merite d'eclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et palpable.
Que penseriez-vous, messieurs, d'un particulier qui aurait 1,500 francs de revenu, qui consacrerait tous les ans a sa culture intellectuelle, pour les sciences, les lettres et les arts, une somme bien modeste, 5 francs, et qui, dans un jour de reforme, voudrait economiser sur son intelligence six sous? (Rire approbatif.)
Voila, messieurs, la mesure exacte de l'economie proposee. (Nouveau rire.) Eh bien! ce que vous ne conseilleriez pas a un particulier, au dernier des habitants d'un pays civilise, on ose le conseiller a la France. (Mouvement.)
Je viens de vous montrer a quel point l'economie serait petite; je vais vous montrer maintenant combien le ravage serait grand.
Pour vous edifier sur ce point, je ne sache rien de plus eloquent que la simple nomenclature des institutions, des etablissements, des interets que les reductions proposees atteignent dans le present et menacent dans l'avenir.
J'ai dresse cette nomenclature; je demande a l'assemblee la permission de la lui lire, cela me dispensera de beaucoup de developpements. Les reductions proposees atteignent:
Le college de France,
Le museum,
Les bibliotheques,
L'ecole des chartes,
L'ecole des langues orientales,
La conservation des archives nationales,
La surveillance de la librairie a l'etranger … (Ruine
complete de notre librairie, le champ livre a la contrefacon!)
L'ecole de Rome,
L'ecole des beaux-arts de Paris,
L'ecole de dessin de Dijon,
Le conservatoire,
Les succursales de province,
Les musees des Thermes et de Cluny,
Nos musees de peinture et de sculpture,
La conservation des monuments historiques.
Les reformes menacent pour l'annee prochaine:
Les facultes des sciences et des lettres,
Les souscriptions aux livres,
Les subventions aux societes savantes,
Les encouragements aux beaux-arts.
En outre,—ceci touche au ministere de l'interieur, mais la chambre me permettra de le dire, pour que le tableau soit complet,—les reductions atteignent des a present et menacent pour l'an prochain les theatres. Je ne veux vous en dire qu'un mot en passant. On propose la suppression d'un commissaire sur deux; j'aimerais mieux la suppression d'un censeur et meme de deux censeurs. (On rit.)
UN MEMBRE.—Il n'y a plus de censure!
UN MEMBRE, a gauche.—Elle sera bientot retablie!
M. VICTOR HUGO.—Enfin le rapport reserve ses plus dures paroles et ses menaces les plus serieuses pour les indemnites et secours litteraires. Oh! voila de monstrueux abus! Savez-vous, messieurs, ce que c'est que les indemnites et les secours litteraires? C'est l'existence de quelques familles pauvres entre les plus pauvres, honorables entre les plus honorables.
Si vous adoptiez les reductions proposees, savez-vous ce qu'on pourrait dire? On pourrait dire: Un artiste, un poete, un ecrivain celebre travaille toute sa vie, il travaille sans songer a s'enrichir, il meurt, il laisse a son pays beaucoup de gloire a la seule condition de donner a sa veuve et a ses enfants un peu de pain. Le pays garde la gloire et refuse le pain. (Sensation.)
Voila ce qu'on pourrait dire, et voila ce qu'on ne dira pas; car, a coup sur, vous n'entrerez pas dans ce systeme d'economies qui consternerait l'intelligence et qui humilierait la nation. (C'est vrai!)
Vous le voyez, ce systeme, comme vous le disait si bien notre honorable collegue M. Charles Dupin, ce systeme attaque tout; ce systeme ne respecte rien, ni les institutions anciennes, ni les institutions modernes; pas plus les fondations liberales de Francois Ier que les fondations liberales de la Convention. Ce systeme d'economies ebranle d'un seul coup tout cet ensemble d'institutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du developpement de la pensee francaise.
Et quel moment choisit-on? C'est ici, a mon sens, la faute politique grave que je vous signalais en commencant; quel moment choisit-on pour mettre en question toutes ces institutions a la fois? Le moment ou elles sont plus necessaires que jamais, le moment ou, loin de les restreindre, il faudrait les etendre et les elargir.
Eh! quel est, en effet, j'en appelle a vos consciences, j'en appelle a vos sentiments a tous, quel est le grand peril de la situation actuelle? L'ignorance. L'ignorance encore plus que la misere. (Adhesion.)
L'ignorance qui nous deborde, qui nous assiege, qui nous investit de toutes parts. C'est a la faveur de l'ignorance que certaines doctrines fatales passent de l'esprit impitoyable des theoriciens dans le cerveau confus des multitudes. Le communisme n'est qu'une forme de l'ignorance. Le jour ou l'ignorance disparaitrait, les sophismes s'evanouiraient. Et c'est dans un pareil moment, devant un pareil danger, qu'on songerait a attaquer, a mutiler, a ebranler toutes ces institutions qui ont pour but special de poursuivre, de combattre, de detruire l'ignorance!
Sur ce point, j'en appelle, je le repete, au sentiment de l'assemblee. Quoi! d'un cote la barbarie dans la rue, et de l'autre le vandalisme dans le gouvernement! (Mouvement.) Messieurs, il n'y a pas que la prudence materielle au monde, il y a autre chose que ce que j'appellerai la prudence brutale. Les precautions grossieres, les moyens de police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des societes civilisees.
On pourvoit a l'eclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait tres bien, des reverberes dans les carrefours, dans les places publiques; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral, et qu'il faut allumer des flambeaux pour les esprits? (Approbation et rires.)
Puisque l'assemblee m'a interrompu, elle me permettra d'insister sur ma pensee.
Oui, messieurs, j'y insiste. Un mal moral, un mal moral profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est etrange a dire, n'est autre chose que l'exces des tendances materielles. Eh bien, comment combattre le developpement des tendances materielles? Par le developpement des tendances intellectuelles. Il faut oter au corps et donner a l'ame. (Oui! oui! Sensation.)
Quand je dis: il faut oter au corps et donner a l'ame, vous ne vous meprenez pas sur mon sentiment. (Non! non!) Vous me comprenez tous; je souhaite passionnement, comme chacun de vous, l'amelioration du sort materiel des classes souffrantes; c'est la, selon moi, le grand, l'excellent progres auquel nous devons tous tendre de tous nos voeux comme hommes et de tous nos efforts comme legislateurs.
Mais si je veux ardemment, passionnement, le pain de l'ouvrier, le pain du travailleur, qui est mon frere, a cote du pain de la vie je veux le pain de la pensee, qui est aussi le pain de la vie. Je veux multiplier le pain de l'esprit comme le pain du corps. (Interruption au centre.)
Il me semble, messieurs, que ce sont la les questions que souleve naturellement ce budget de l'instruction publique discute en ce moment. (Oui! oui!)
Eh bien, la grande erreur de notre temps, c'a ete de pencher, je dis plus, de courber, l'esprit des hommes vers la recherche du bien-etre materiel, et de le detourner par consequent du bien-etre religieux et du bien-etre intellectuel. (C'est vrai!) La faute est d'autant plus grande que le bien-etre materiel, quoi qu'on fasse, quand meme tous les progres qu'on reve, et que je reve aussi, moi, seraient realises, le bien-etre materiel ne peut et ne pourra jamais etre que le partage de quelques-uns, tandis que le bien-etre religieux, c'est-a-dire la croyance, le bien-etre intellectuel, c'est-a-dire l'education, peuvent etre donnes a tous.
D'ailleurs le bien-etre materiel ne pourrait etre le but supreme de l'homme en ce monde qu'autant qu'il n'y aurait pas d'autre vie, et c'est la une affirmation desolante, c'est la un mensonge affreux qui ne doit pas sortir des institutions sociales. (Tres bien!—Mouvement prolonge.)
Il importe, messieurs, de remedier au mal; il faut redresser, pour ainsi dire, l'esprit de l'homme; il faut, et c'est la la grande mission, la mission speciale du ministere de l'instruction publique, il faut relever l'esprit de l'homme, le tourner vers Dieu, vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, vers le desinteresse et le grand. C'est la, et seulement la, que vous trouverez la paix de l'homme avec lui-meme, et par consequent la paix de l'homme avec la societe. (Tres bien!)
Pour arriver a ce but, messieurs, que faudrait-il faire? Precisement tout le contraire de ce qu'ont fait les precedents gouvernements; precisement tout le contraire de ce que vous propose votre comite des finances. Outre l'enseignement religieux, qui tient le premier rang parmi les institutions liberales, il faudrait multiplier les ecoles, les chaires, les bibliotheques, les musees, les theatres, les librairies.
Il faudrait multiplier les maisons d'etudes pour les enfants, les maisons de lecture pour les hommes, tous les etablissements, tous les asiles ou l'on medite, ou l'on s'instruit, ou l'on se recueille, ou l'on apprend quelque chose, ou l'on devient meilleur; en un mot, il faudrait faire penetrer de toutes parts la lumiere dans l'esprit du peuple; car c'est par les tenebres qu'on le perd. (Tres bien!)
Ce resultat, vous l'aurez quand vous voudrez. Quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel; ce mouvement, vous l'avez deja; il ne s'agit que de l'utiliser et de le diriger; il ne s'agit que de bien cultiver le sol.
La question de l'intelligence, j'appelle sur ce point l'attention de l'assemblee, la question de l'intelligence est identiquement la meme que la question de l'agriculture.
L'epoque ou vous etes est une epoque riche et feconde; ce ne sont pas, messieurs, les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents, ce ne sont pas les grandes aptitudes; ce qui manque, c'est l'impulsion sympathique, c'est l'encouragement enthousiaste d'un grand gouvernement. (C'est vrai!)
Ce gouvernement, j'aurais souhaite que la monarchie le fut; elle n'a pas su l'etre. Eh bien, ce conseil affectueux que je donnais loyalement a la monarchie, je le donne loyalement a la republique. (Mouvement.)
Je voterai contre toutes les reductions que je viens de vous signaler, et qui amoindriraient l'eclat utile des lettres, des arts et des sciences.
Je ne dirai plus qu'un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous etes tombes dans une meprise regrettable; vous avez cru faire une economie d'argent, c'est une economie de gloire que vous faites. (Nouveau mouvement.) Je la repousse pour la dignite de la France, je la repousse pour l'honneur de la republique. (Tres bien! Tres bien!)
VII
LA SEPARATION DE L'ASSEMBLEE
[Note: L'assemblee constituante discutait sur les propositions relatives soit a la convocation de l'assemblee legislative, soit a la modification du decret du 15 decembre concernant les lois organiques. Jules Favre venait de prononcer un discours tres eloquent, tres vehement, pour prouver que l'assemblee constituante avait droit et devoir de rester reunie, quand Victor Hugo monta a la tribune. La dissolution fut votee.]
29 janvier 1849.
J'entre immediatement dans le debat, et je le prends au point ou le dernier orateur l'a laisse.
L'heure s'avance, et j'occuperai peu de temps cette tribune.
Je ne suivrai pas l'honorable orateur dans les considerations politiques de diverse nature qu'il a successivement parcourues; je m'enfermerai dans la discussion du droit de cette assemblee a se maintenir ou a se dissoudre. Il a cherche a passionner le debat, je chercherai a le calmer. (Chuchotements a gauche.)
Mais si, chemin faisant, je rencontre quelques-unes des questions politiques qui touchent a celles qu'il a soulevees, l'honorable et eloquent orateur peut etre assure que je ne les eviterai pas.
N'en deplaise a l'honorable orateur, je suis de ceux qui pensent que cette assemblee a recu un mandat tout a la fois illimite et limite. (Exclamations.)
M. LE PRESIDENT.—J'invite tous les membres de l'assemblee au silence.
On doit ecouter M. Victor Hugo comme on a ecoute M. Jules Favre.
M. VICTOR HUGO.—Illimite quant a la souverainete, limite quant a l'oeuvre a accomplir. (Tres bien! Mouvement.) Je suis de ceux qui pensent que l'achevement de la constitution epuise le mandat, et que le premier effet de la constitution votee doit etre, dans la logique politique, de dissoudre la constituante.
Et, en effet, messieurs, qu'est-ce que c'est qu'une assemblee constituante? c'est une revolution agissant et deliberant avec un horizon indefini devant elle. Et qu'est-ce que c'est qu'une constitution? C'est une revolution accomplie et desormais circonscrite. Or peut-on se figurer une telle chose: une revolution a la fois terminee par le vote de la constitution et continuant par la presence de la constituante? C'est-a-dire, en d'autres termes, le definitif proclame et le provisoire maintenu; l'affirmation et la negation en presence? Une constitution qui regit la nation et qui ne regit pas le parlement! Tout cela se heurte et s'exclut. (Sensation.)
Je sais qu'aux termes de la constitution vous vous etes attribue la mission de voter ce qu'on a appele les lois organiques. Je ne dirai donc pas qu'il ne faut pas les faire; je dirai qu'il faut en faire le moins possible. Et pourquoi? Les lois organiques font-elles partie de la constitution? participent-elles de son privilege et de son inviolabilite? Oh! alors votre droit et votre devoir est de les faire toutes. Mais les lois organiques ne sont que des lois ordinaires; les lois organiques ne sont que des lois comme toutes les autres, qui peuvent etre modifiees, changees, abrogees sans formalites speciales, et qui, tandis que la constitution, armee par vous, se defendra, peuvent tomber au premier choc de la premiere assemblee legislative. Cela est incontestable. A quoi bon les multiplier, alors, et les faire toutes dans des circonstances ou il est a peine possible de les faire viables? Une assemblee constituante ne doit rien faire qui ne porte le caractere de la necessite. Et, ne l'oublions pas, la ou une assemblee comme celle-ci n'imprime pas le sceau de sa souverainete, elle imprime le sceau de sa faiblesse.
Je dis donc qu'il faut limiter a un tres petit nombre les lois organiques que la constitution vous impose le devoir de faire.
J'aborde, pour la traverser rapidement, car, dans les circonstances ou nous sommes, il ne faut pas irriter un tel debat, j'aborde la question delicate que j'appellerai la question d'amour-propre, c'est-a-dire le conflit qu'on cherche a elever entre le ministere et l'assemblee a l'occasion de la proposition Rateau. Je repete que je traverse cette question rapidement; vous en comprenez tous le motif, il est puise dans mon patriotisme et dans le votre. Je dis seulement, et je me borne a ceci, que cette question ainsi posee, que ce conflit, que cette susceptibilite, que tout cela est au-dessous de vous. (Oui! oui!—Adhesion.) Les grandes assemblees comme celle-ci ne compromettent pas la paix du pays par susceptibilite, elles se meuvent et se gouvernent par des raisons plus hautes. Les grandes assemblees, messieurs, savent envisager l'heure de leur abdication politique avec dignite et liberte; elles n'obeissent jamais, soit au jour de leur avenement, soit au jour de leur retraite, qu'a une seule impulsion, l'utilite publique. C'est la le sentiment que j'invoque et que je voudrais eveiller dans vos ames.
J'ecarte donc comme renverses par la discussion les trois arguments puises, l'un dans la nature de notre mandat, l'autre dans la necessite de voter les lois organiques, et le troisieme dans la susceptibilite de l'assemblee en face du ministere.
J'arrive a une derniere objection qui, selon moi, est encore entiere, et qui est au fond du discours remarquable que vous venez d'entendre. Cette objection, la voici:
Pour dissoudre l'assemblee, nous invoquons la necessite politique. Pour la maintenir, on nous oppose la necessite politique. On nous dit: Il faut que l'assemblee constituante reste a son poste; il faut qu'elle veille sur son oeuvre; il importe qu'elle ne livre pas la democratie organisee par elle, qu'elle ne livre pas la constitution a ce courant qui emporte les esprits vers un avenir inconnu.
Et la-dessus, messieurs, on evoque je ne sais quel fantome d'une assemblee menacante pour la paix publique; on suppose que la prochaine assemblee legislative (car c'est la le point reel de la question, j'y insiste, et j'y appelle votre attention), on suppose que la prochaine assemblee legislative apportera avec elle les bouleversements et les calamites, qu'elle perdra la France au lieu de la sauver.
C'est la toute la question, il n'y en a pas d'autre; car si vous n'aviez pas cette crainte et cette anxiete, vous mes collegues de la majorite, que j'honore et auxquels je m'adresse, si vous n'aviez pas cette crainte et cette anxiete, si vous etiez tranquilles sur le sort de la future assemblee, a coup sur votre patriotisme vous conseillerait de lui ceder la place.
C'est donc la, a mon sens, le point veritable de la question. Eh bien, messieurs, j'aborde cette objection. C'est pour la combattre que je suis monte a cette tribune. On nous dit: Savez-vous ce que sera, savez-vous ce que fera la prochaine assemblee legislative? Et l'on conclut, des inquietudes qu'on manifeste, qu'il faut maintenir l'assemblee constituante.
Eh bien, messieurs, mon intention est de vous montrer ce que valent ces arguments comminatoires; je le ferai en tres peu de paroles, et par un simple rapprochement, qui est maintenant de l'histoire, et qui, a mon sens, eclaire singulierement tout ce cote de la question. (Ecoutez! Ecoutez!—Profond silence.)
Messieurs, il y a moins d'un an, en mars dernier, une partie du gouvernement provisoire semblait croire a la necessite de se perpetuer. Des publications officielles, placardees au coin des rues, affirmaient que l'education politique de la France n'etait pas faite, qu'il etait dangereux de livrer au pays, dans l'etat des choses, l'exercice de sa souverainete, et qu'il etait indispensable que le pouvoir qui etait alors debout prolongeat sa duree. En meme temps, un parti, qui se disait le plus avance, une opinion qui se proclamait exclusivement republicaine, qui declarait avoir fait la republique, et qui semblait penser que la republique lui appartenait, cette opinion jetait le cri d'alarme, demandait hautement l'ajournement des elections, et denoncait aux patriotes, aux republicains, aux bons citoyens, l'approche d'un danger immense et imminent. Cet immense danger qui approchait, messieurs,—c'etait vous. (Tres bien! tres bien!) C'etait l'assemblee nationale a laquelle je parle en ce moment. (Nouvelle approbation.)
Ces elections fatales, qu'il fallait ajourner a tout prix pour le salut public, et qu'on a ajournees, ce sont les elections dont vous etes sortis. (Profonde sensation.)
Eh bien, messieurs, ce qu'on disait, il y a dix mois, de l'assemblee constituante, on le dit aujourd'hui de l'assemblee legislative.
Je laisse vos esprits conclure, je vous laisse interroger vos consciences, et vous demander a vous-memes ce que vous avez ete, et ce que vous avez fait. Ce n'est pas ici le lieu de detailler tous vos actes; mais ce que je sais, c'est que la civilisation, sans vous, eut ete perdue, c'est que la civilisation a ete sauvee par vous. Or sauver la civilisation, c'est sauver la vie a un peuple. Voila ce que vous avez fait, voila comment vous avez repondu aux propheties sinistres qui voulaient retarder votre avenement. (Vive et universelle approbation.)
Messieurs, j'insiste. Ce qu'on disait, avant, de vous, on le dit aujourd'hui de vos successeurs; aujourd'hui, comme alors, on fait de l'assemblee future un peril; aujourd'hui, comme alors, on se defie de la France, on se defie du peuple, on se defie du souverain. D'apres ce que valaient les craintes du passe, jugez ce que valent les craintes du present. (Mouvement.)
On peut l'affirmer hautement, l'assemblee legislative repondra aux previsions mauvaises comme vous y avez repondu vous-memes, par son devouement au bien public.
Messieurs, dans les faits que je viens de citer, dans le rapprochement que je viens de faire, dans beaucoup d'autres actes que je ne veux pas rappeler, car j'apporte a cette discussion une moderation profonde (C'est vrai.), dans beaucoup d'autres actes, qui sont dans toutes les memoires, il n'y a pas seulement la refutation d'un argument, il y a une evidence, il y a un enseignement. Cette evidence, cet enseignement, les voici: c'est que depuis onze mois, chaque fois qu'il s'agit de consulter le pays, on hesite, on recule, on cherche des faux-fuyants. (Oui! oui! non! non!)
M. DE LAROCHEJAQUELEIN.—On insulte constamment au suffrage universel.
UN MEMBRE.—Mais on a avance l'epoque de l'election du president.
M. VICTOR HUGO.—Je suis certain qu'en ce moment je parle a la conscience de l'assemblee.
Et savez-vous ce qu'il y a au fond de ces hesitations? Je le dirai. (Rumeurs.—Parlez! parlez!) Mon Dieu, messieurs, ces murmures ne m'etonnent ni ne m'intimident. (Exclamations.)
Ceux qui sont a cette tribune y sont pour entendre des murmures, de meme que ceux qui sont sur ces bancs y sont pour entendre des verites. Nous avons ecoute vos verites, ecoutez les notres. (Mouvement prolonge.)
Messieurs, je dirai ce qu'il y avait au fond de ces hesitations, et je le dirai hautement, car la liberte de la tribune n'est rien sans la franchise de l'orateur. Ce qu'il y a au fond de tout cela, de tous ces actes que je rappelle, ce qu'il y a, c'est une crainte secrete du suffrage universel.
Et, je vous le dis, a vous qui avez fonde le gouvernement republicain sur le suffrage universel, a vous qui avez ete longtemps le pouvoir tout entier, je vous le dis: il n'y a rien de plus grave en politique qu'un gouvernement qui tient en defiance son principe. (Profonde sensation.)
Il vous appartient et il est temps de faire cesser cet etat de choses. Le pays veut etre consulte. Montrez de la confiance au pays, le pays vous rendra de la confiance. C'est par ces mots de conciliation que je veux finir. Je puise dans mon mandat le droit et la force vous conjurer, au nom de la France qui attend et s'inquiete … (exclamations diverses), au nom de ce noble et genereux peuple de Paris, qu'on entraine de nouveau aux agitations politiques….
UNE voix.—C'est le gouvernement qui l'agite!
M. VICTOR HUGO.—Au nom de ce bon et genereux peuple de Paris, qui a tant souffert et qui souffre encore, je vous conjure de ne pas prolonger une situation qui est l'agonie du credit, du commerce, de l'industrie et du travail. (C'est vrai!) Je vous conjure de fermer vous-memes, en vous retirant, la phase revolutionnaire, et d'ouvrir la periode legale. Je vous conjure de convoquer avec empressement, avec confiance, vos successeurs. Ne tombez pas dans la faute du gouvernement provisoire. L'injure que les partis passionnes vous ont faite avant votre arrivee, ne la faites pas, vous legislateurs, a l'assemblee legislative! Ne soupconnez pas, vous qui avez ete soupconnes; n'ajournez pas, vous qui avez ete ajournes! (Mouvement.) La majorite comprendra, je n'en doute pas, que le moment est enfin venu ou la souverainete de cette assemblee doit rentrer et s'evanouir dans la souverainete de la nation.
S'il en etait autrement, messieurs, s'il etait possible, ce que dans mon respect pour l'assemblee je suis loin de conjecturer, s'il etait possible que cette assemblee se decidat a prolonger indefiniment son mandat … (rumeurs et denegations); s'il etait possible, dis-je, que l'assemblee prolongeat—vous ne voulez pas indefiniment, soit!—prolongeat un mandat desormais discute; s'il etait possible qu'elle ne fixat pas de date et de terme a ses travaux; s'il etait possible qu'elle se maintint dans la situation ou elle est aujourd'hui vis-a-vis du pays,—il est temps encore de vous le dire, l'esprit de la France, qui anime et vivifie cette assemblee, se retirerait d'elle. (Reclamations.) Cette assemblee ne sentirait plus battre dans son sein le coeur de la nation. Il pourrait lui etre encore donne de durer, mais non de vivre. La vie politique ne se decrete pas. (Mouvement prolonge.)
VIII
LA LIBERTE DU THEATRE
[Note: Ce discours fut prononce dans la discussion du budget, apres un discours dans lequel le representant Jules Favre demanda pour les theatres l'abolition de toute censure.]
3 avril 1849.
Je regrette que cette grave question, qui divise les meilleurs esprits, surgisse d'une maniere si inopinee. Pour ma part, je l'avoue franchement, je ne suis pas pret a la traiter et a l'approfondir comme elle devrait etre approfondie; mais je croirais manquer a un de mes plus serieux devoirs, si je n'apportais ici ce qui me parait etre la verite et le principe.
Je n'etonnerai personne dans cette enceinte en declarant que je suis partisan de la liberte du theatre.
Et d'abord, messieurs, expliquons-nous sur ce mot. Qu'entendons-nous par la? Qu'est-ce que c'est que la liberte du theatre?
Messieurs, a proprement parler, le theatre n'est pas et ne peut jamais etre libre. Il n'echappe a une censure que pour retomber sous une autre, car c'est la le veritable noeud de la question, c'est sur ce point que j'appelle specialement l'attention de M. le ministre de l'interieur. Il existe deux sortes de censures. L'une, qui est ce que je connais au monde de plus respectable et de plus efficace, c'est la censure exercee au nom des idees eternelles d'honneur, de decence et d'honnetete, au nom de ce respect qu'une grande nation a toujours pour elle-meme, c'est la censure exercee par les moeurs publiques. (Mouvements en sens divers. Agitation.)
L'autre censure, qui est, je ne veux pas me servir d'expressions trop severes, qui est ce qu'il y a de plus malheureux et de plus maladroit, c'est la censure exercee par le pouvoir.
Eh bien! quand vous detruisez la liberte du theatre, savez-vous ce que vous faites? Vous enlevez le theatre a la premiere de ces deux censures, pour le donner a la seconde.
Croyez-vous y avoir gagne?
Au lieu de la censure du public, de la censure grave, austere, redoutee, obeie, vous avez la censure du pouvoir, la censure deconsideree et bravee. Ajoutez-y le pouvoir compromis. Grave inconvenient.
Et savez-vous ce qui arrive encore? C'est que, par une reaction toute naturelle, l'opinion publique, qui serait si severe pour le theatre libre, devient tres indulgente pour le theatre censure. Le theatre censure lui fait l'effet d'un opprime. (C'est vrai! c'est vrai!)
Il ne faut pas se dissimuler qu'en France, et je le dis a l'honneur de la generosite de ce pays, l'opinion publique finit toujours tot ou tard par prendre parti pour ce qui lui parait etre une liberte en souffrance.
Eh bien, je ne dis pas seulement il n'est pas moral, je dis il n'est pas adroit, il n'est pas habile, il n'est pas politique de mettre le public du cote des licences theatrales; le public, mon Dieu! il a toujours dans l'esprit un fonds d'opposition, l'allusion lui plait, l'epigramme l'amuse; le public se met en riant de moitie dans les licences du theatre.
Voila ce que vous obtenez avec la censure. La censure, en retirant au public sa juridiction naturelle sur le theatre, lui retire en meme temps le sentiment de son autorite et de sa responsabilite; du moment ou il cesse d'etre juge, il devient complice. (Mouvement.)
Je vous invite, messieurs, a reflechir sur les inconvenients de la censure ainsi consideree. Il arrive que le public finit tres promptement par ne plus voir dans les exces du theatre que des malices presque innocentes, soit contre l'autorite, soit contre la censure elle-meme; il finit par adopter ce qu'il aurait reprouve, et par proteger ce qu'il aurait condamne. (C'est vrai!)
J'ajoute ceci: la repression penale n'est plus possible, la societe est desarmee, son droit est epuise, elle ne peut plus rien contre les delits qui peuvent se commettre pour ainsi dire a travers la censure. Il n'y a plus, je le repete, de repression penale. Le propre de la censure, et ce n'est pas la son moindre inconvenient, c'est de briser la loi en s'y substituant. Le manuscrit une fois censure, tout est dit, tout est fini. Le magistrat n'a rien a faire ou le censeur a travaille. La loi ne passe pas ou la police a passe.
Quant a moi, ce que je veux, pour le theatre comme pour la presse, c'est la liberte, c'est la legalite.
Je resume mon opinion en un mot que j'adresse aux gouvernants et aux legislateurs: par la liberte, vous placez les licences et les exces du theatre sous la censure du public; par la censure, vous les mettez sous sa protection. Choisissez. (Longue agitation.)
ASSEMBLEE LEGISLATIVE 1849-1851
I
LA MISERE
[Note: M. de Melun avait propose a l'assemblee legislative, au debut de ses travaux, de "nommer dans les bureaux une commission de trente membres, pour preparer et examiner les lois relatives a la prevoyance et a l'assistance publique". Le rapport sur cette proposition fut depose a la seance du 23 juin 1849. La discussion s'ouvrit le 9 juillet suivant.
Victor Hugo prit le premier la parole. Il parla en faveur de la proposition, et demanda que la pensee en fut elargie et etendue.
Ce debat fut caracterise par un incident utile a rappeler. Victor Hugo avait dit: "Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut detruire la misere." Son assertion souleva de nombreuses denegations sur les bancs du cote droit. M. Poujoulat interrompit l'orateur: "C'est une erreur profonde!" s'ecria-t-il. Et M. Benoit d'Azy soutint, aux applaudissements de la droite et du centre, qu'il etait impossible de faire disparaitre la misere.
La proposition de M. de Melun fut votee a l'unanimite. (Note de l'editeur.)]
9 juillet 1849.
Messieurs, je viens appuyer la proposition de l'honorable M. de Melun. Je commence par declarer qu'une proposition qui embrasserait l'article 13 de la constitution tout entier serait une oeuvre immense sous laquelle succomberait la commission qui voudrait l'entreprendre; mais ici, il ne s'agit que de preparer une legislation qui organise la prevoyance et l'assistance publique, c'est ainsi que l'honorable rapporteur a entendu la proposition, c'est ainsi que je la comprends moi-meme, et c'est a ce titre que je viens l'appuyer.
Qu'on veuille bien me permettre, a propos des questions politiques que souleve cette proposition, quelques mots d'eclaircissement.
Messieurs, j'entends dire a tout instant, et j'ai entendu dire encore tout a l'heure autour de moi, au moment ou j'allais monter a cette tribune, qu'il n'y a pas deux manieres de retablir l'ordre. On disait que dans les temps d'anarchie il n'y a de remede souverain que la force, qu'en dehors de la force tout est vain et sterile, et que la proposition de l'honorable M. de Melun et toutes autres propositions analogues doivent etre tenues a l'ecart, parce qu'elles ne sont, je repete le mot dont on se servait, que du socialisme deguise. (Interruption a droite.)
Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses dites en public, a cette tribune, que murmurees sourdement; et si je cite ces conversations, c'est que j'espere amener a la tribune, pour s'expliquer, ceux qui ont exprime les idees que je viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au grand jour. (Murmures a droite.)
J'ajouterai, messieurs, qu'on allait encore plus loin. (Interruption.)
VOIX A DROITE.—Qui? qui? Nommez qui a dit cela!
M. VICTOR HUGO.—Que ceux qui ont ainsi parle se nomment eux-memes, c'est leur affaire. Qu'ils aient a la tribune le courage de leurs opinions de couloirs et de commissions. Quant a moi, ce n'est pas mon role de reveler des noms qui se cachent. Les idees se montrent, je combats les idees; quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. (Agitation.) Messieurs, vous le savez, les choses qu'on ne dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la foule, les paroles secretes sont pour le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secretes quand il s'agit de l'avenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles secretes, je les devoile; les influences cachees, je les demasque; c'est mon devoir. (L'agitation redouble.) Je continue donc. Ceux qui parlaient ainsi ajoutaient que "faire esperer au peuple un surcroit de bien-etre et une diminution de malaise, c'est promettre l'impossible; qu'il n'y a rien a faire, en un mot, que ce qui a deja ete fait par tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables; que tout le reste est declamation et chimere, et que la repression suffit pour le present et la compression pour l'avenir". (Violents murmures.—De nombreuses interpellations sont adressees a l'orateur par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre.)
Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait eclater une telle unanimite de protestations.
M. LE PRESIDENT DUPIN.—L'assemblee a en effet manifeste son sentiment. Le president n'a rien a ajouter. (Tres bien! tres bien!)
M. VICTOR HUGO.—Ce n'est pas la ma maniere de comprendre le retablissement de l'ordre…. (Interruption a droite.)
UNE VOIX.—Ce n'est la maniere de personne.
M. NOEL PARFAIT.—On l'a dit dans mon bureau. (Cris a droite.)
M. DUFOURNEL, a M. Parfait.—Citez! dites qui a parle ainsi!
M. DE MONTALEMBERT.—Avec la permission de l'honorable M. Victor Hugo, je prends la liberte de declarer…. (Interruption.)
VOIX NOMBREUSES.—A la tribune! a la tribune!
M. DE MONTALEMBERT, a la tribune.—Je prends la liberte de declarer que l'assertion de l'honorable M. Victor Hugo est d'autant plus mal fondee que la commission a ete unanime pour approuver la proposition de M. de Melun, et la meilleure preuve que j'en puisse donner, c'est qu'elle a choisi pour rapporteur l'auteur meme de la proposition. (Tres bien! tres bien!)
M. VICTOR HUGO.—L'honorable M. de Montalembert repond a ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas dit que la commission n'eut pas ete unanime pour adopter la proposition; j'ai seulement dit, et je le maintiens, que j'avais entendu souvent, et notamment au moment ou j'allais monter a la tribune, les paroles auxquelles j'ai fait allusion, et que, comme pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, j'avais le droit et le devoir d'en faire des objections publiques, fut-ce en depit d'elles-memes, afin de pouvoir les mettre a neant. Vous voyez que j'ai eu raison, car des le premier mot, la honte les prend et elles s'evanouissent. (Bruyantes reclamations a droite. Plusieurs membres interpellent vivement l'orateur au milieu du bruit.)
M. LE PRESIDENT.—L'orateur n'a nomme personne en particulier, mais ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne puis voir dans l'interruption qui se produit qu'un dementi universel de cette assemblee. Je vous engage a rentrer dans la question meme.
M. VICTOR HUGO.—Je n'accepterai le dementi de l'assemblee que lorsqu'il me sera donne par les actes et non par les paroles. Nous verrons si l'avenir me donne tort; nous verrons si l'on fera autre chose que de la compression et de la repression; nous verrons si la pensee qu'on desavoue aujourd'hui ne sera pas la politique qu'on arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que l'unanimite meme que je viens de provoquer dans cette assemblee est une chose excellente…. (Bruit.—Interruption.)
Eh bien, messieurs, transportons cette nature d'objections au dehors de cette enceinte, et desinteressons les membres de cette assemblee. Et maintenant, ceci pose, il me sera peut-etre permis de dire que, quant a moi, je ne crois pas que le systeme qui combine la repression avec la compression, et qui s'en tient la, soit l'unique maniere, soit la bonne maniere de retablir l'ordre. (Nouveaux murmures.)
J'ai dit que je desinteresse completement les membres de l'assemblee…. (Bruit.)
M. LE PRESIDENT.—L'assemblee est desinteressee; c'est une objection que l'orateur se fait a lui-meme et qu'il va refuter. (Rires.—Rumeurs.)
M. VICTOR HUGO.—M. le president se trompe. Sur ce point encore j'en appelle a l'avenir. Nous verrons. Du reste, comme ce n'est pas la le moins du monde une objection que je me fais a moi-meme, il me suffit d'avoir provoque la manifestation unanime de l'assemblee, en esperant que l'assemblee s'en souviendra, et je passe a un autre ordre d'idees.
J'entends dire egalement tous les jours…. (Interruption.) Ah! messieurs, sur ce cote de la question, je ne crains aucune interruption, car vous reconnaitrez vous-memes que c'est la aujourd'hui le grand mot de la situation; j'entends dire de toutes parts que la societe vient encore une fois de vaincre,—et qu'il faut profiter de la victoire. (Mouvement.) Messieurs, je ne surprendrai personne dans cette enceinte en disant que c'est aussi la mon sentiment.
Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblee; votre temps si precieux se perdait en de steriles et dangereuses luttes de paroles; toutes les questions, les plus serieuses, les plus fecondes, disparaissaient devant la bataille a chaque instant livree a la tribune et offerte dans la rue. (C'est vrai!) Aujourd'hui le calme s'est fait, le terrorisme s'est evanoui, la victoire est complete. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter! Mais savez-vous comment?
Il faut profiter du silence impose aux passions anarchiques pour donner la parole aux interets populaires. (Sensation.) Il faut profiter de l'ordre reconquis pour relever le travail, pour creer sur une vaste echelle la prevoyance sociale, pour substituer a l'aumone qui degrade (denegations a droite) l'assistance qui fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des etablissements de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le travailleur, pour donner cordialement, en ameliorations de toutes sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont jamais promis! Voila comment il faut profiter de la victoire. (Oui! oui! Mouvement prolonge.)
Il faut profiter de la disparition de l'esprit de revolution pour faire reparaitre l'esprit de progres! Il faut profiter du calme pour retablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la paix veritable, la paix definitive, la paix faite dans les esprits et dans les coeurs! Il faut, en un mot, que la defaite de la demagogie soit la victoire du peuple! (Vive adhesion.)
Voila ce qu'il faut faire de la victoire, et voila comment il faut en profiter. (Tres bien! tres bien!)
Et, messieurs, considerez le moment ou vous etes. Depuis dix-huit mois, on a vu le neant de bien des reves. Les chimeres qui etaient dans l'ombre en sont sorties, et le grand jour les a eclairees; les fausses theories ont ete sommees de s'expliquer, les faux systemes ont ete mis au pied du mur; qu'ont-ils produit? Rien. Beaucoup d'illusions se sont evanouies dans les masses, et, en s'evanouissant, ont fait crouler les popularites sans base et les haines sans motif. L'eclaircissement vient peu a peu; le peuple, messieurs, a l'instinct du vrai comme il a l'instinct du juste, et, des qu'il s'apaise, le peuple est le bon sens meme; la lumiere penetre dans son esprit; en meme temps la fraternite pratique, la fraternite qu'on ne decrete pas, la fraternite qu'on n'ecrit pas sur les murs, la fraternite qui nait du fond des choses et de l'identite reelle des destinees humaines, commence a germer dans toutes les ames, dans l'ame du riche comme dans l'ame du pauvre; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin des dissensions civiles. (Oui! oui!) La societe veut se remettre en marche apres cette halte au bord d'un abime. Eh bien! messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus clairement indique par la providence pour accomplir, apres tant de coleres et de malentendus, la grande oeuvre qui est votre mission, et qui peut, tout entiere, s'exprimer dans un seul mot: Reconciliation. (Sensation prolongee.)
Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit a ce but.
Voila, selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut, du reste, etre modifiee en bien et perfectionnee.
Donner a cette assemblee pour objet principal l'etude du sort des classes souffrantes, c'est-a-dire le grand et obscur probleme pose par Fevrier, environner cette etude de solennite, tirer de cette etude approfondie toutes les ameliorations pratiques et possibles; substituer une grande et unique commission de l'assistance et de la prevoyance publique a toutes les commissions secondaires qui ne voient que le detail et auxquelles l'ensemble echappe; placer cette commission tres haut, de maniere a ce qu'on l'apercoive du pays entier (mouvement); reunir les lumieres eparses, les experiences disseminees, les efforts divergents, les devouements, les documents, les recherches partielles, les enquetes locales, toutes les bonnes volontes en travail, et leur creer ici un centre, un centre ou aboutiront toutes les idees et d'ou rayonneront toutes les solutions; faire sortir piece a piece, loi a loi, mais avec ensemble, avec maturite, des travaux de la legislature actuelle le code coordonne et complet, le grand code chretien de la prevoyance et de l'assistance publique; en un mot, etouffer les chimeres d'un certain socialisme sous les realites de l'evangile (vive approbation); voila, messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voila pourquoi je l'appuie energiquement. (M. de Melun fait un signe d'adhesion a l'orateur.)
Je viens de dire: les chimeres d'un certain socialisme, et je ne veux rien retirer de cette expression, qui n'est pas meme severe, qui n'est que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce a dire que, dans cet amas de notions confuses, d'aspirations obscures, d'illusions inouies, d'instincts irreflechis, de formules incorrectes, qu'on designe sous ce nom vague et d'ailleurs fort peu compris de socialisme, il n'y ait rien de vrai, absolument rien de vrai?
Messieurs, s'il n'y avait rien de vrai, il n'y aurait aucun danger. La societe pourrait dedaigner et attendre. Pour que l'imposture ou l'erreur soient dangereuses, pour qu'elles penetrent dans les masses, pour qu'elles puissent percer jusqu'au coeur meme de la societe, il faut qu'elles se fassent une arme d'une partie quelconque de la realite. La verite ajustee aux erreurs, voila le peril. En pareille matiere, la quantite de danger se mesure a la quantite de verite contenue dans les chimeres. (Mouvement.)
Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le precisement pour trouver le remede, il y a au fond du socialisme une partie des realites douloureuses de notre temps et de tous les temps (chuchotements); il y a le malaise eternel propre a l'infirmite humaine; il y a l'aspiration a un sort meilleur, qui n'est pas moins naturelle a l'homme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne peut etre trouve que dans l'autre. (Vive et unanime adhesion.) Il y a des detresses tres vives, tres vraies, tres poignantes, tres guerissables. Il y a enfin, et ceci est tout a fait propre a notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnee a l'homme par nos revolutions, qui ont constate si hautement et place si haut la dignite humaine et la souverainete populaire; de sorte que l'homme du peuple aujourd'hui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misere resultant du fait et de sa grandeur resultant du droit. (Profonde sensation.)
C'est tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, c'est tout cela qui s'y mele aux passions mauvaises, c'est tout cela qui en fait la force, c'est tout cela qu'il faut en oter.
VOIX NOMBREUSES.—Comment?
M. VICTOR HUGO.—En eclairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui est juste. (C'est vrai!) Une fois cette operation faite, faite consciencieusement, loyalement, honnetement, ce que vous redoutez dans le socialisme disparait. En lui retirant ce qu'il a de vrai, vous lui retirez ce qu'il a de dangereux. Ce n'est plus qu'un informe nuage d'erreurs que le premier souffle emportera. (Mouvements en sens divers.)
Trouvez bon, messieurs, que je complete ma pensee. Je vois a l'agitation de l'assemblee que je ne suis pas pleinement compris. La question qui s'agite est grave. C'est la plus grave de toutes celles qui peuvent etre traitees devant vous.
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut detruire la misere. (Reclamations.—Violentes denegations a droite.)
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis detruire. (Nouveaux murmures a droite.) La misere est une maladie du corps social comme la lepre etait une maladie du corps humain; la misere peut disparaitre comme la lepre a disparu. (Oui! oui! a gauche.) Detruire la misere! oui, cela est possible. Les legislateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse; car, en pareille matiere, tant que le possible n'est pas fait, le devoir n'est pas rempli. (Sensation universelle.)
La misere, messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir ou elle en est, la misere? Voulez-vous savoir jusqu'ou elle peut aller, jusqu'ou elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen age, je dis en France, je dis a Paris, et au temps ou nous vivons? Voulez-vous des faits?
Il y a dans Paris … (L'orateur s'interrompt.)
Mon Dieu, je n'hesite pas a les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais necessaires a reveler; et tenez, s'il faut dire toute ma pensee, je voudrais qu'il sortit de cette assemblee, et au besoin j'en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquete sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits eclatassent au grand jour. Comment veut-on guerir le mal si l'on ne sonde pas les plaies? (Tres bien! tres bien!)
Voici donc ces faits.
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'emeute soulevait naguere si aisement, il y a des rues, des maisons, des cloaques, ou des familles, des familles entieres, vivent pele-mele, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vetements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramasses dans la fange du coin des bornes, espece de fumier des villes, ou des creatures humaines s'enfouissent toutes vivantes pour echapper au froid de l'hiver. (Mouvement.)
Voila un fait. En voici d'autres. Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misere n'epargne pas plus les professions liberales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim a la lettre, et l'on a constate, apres sa mort, qu'il n'avait pas mange depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore? Le mois passe, pendant la recrudescence du cholera, on a trouve une mere et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les debris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon! (Sensation.)
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont la des choses qui ne doivent pas etre; je dis que la societe doit depenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonte, pour que de telles choses ne soient pas! Je dis que de tels faits, dans un pays civilise, engagent la conscience de la societe tout entiere; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu! (Sensation prolongee.)
Voila pourquoi je suis penetre, voila pourquoi je voudrais penetrer tous ceux qui m'ecoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n'est qu'un premier pas, mais il est decisif. Je voudrais que cette assemblee, majorite et minorite, n'importe, je ne connais pas, moi, de majorite et de minorite en de telles questions; je voudrais que cette assemblee n'eut qu'une seule ame pour marcher a ce grand but, a ce but magnifique, a ce but sublime, l'abolition de la misere! (Bravo!—Applaudissements.)
Et, messieurs, je ne m'adresse pas seulement a votre generosite, je m'adresse a ce qu'il y a de plus serieux dans le sentiment politique d'une assemblee de legislateurs. Et, a ce sujet, un dernier mot, je terminerai par la.
Messieurs, comme je vous le disais tout a l'heure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de l'armee et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l'etat ebranle encore une fois. Vous n'avez recule devant aucun peril, vous n'avez hesite devant aucun devoir. Vous avez sauve la societe reguliere, le gouvernement legal, les institutions, la paix publique, la civilisation meme. Vous avez fait une chose considerable … Eh bien! vous n'avez rien fait! (Mouvement.)
Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre materiel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolide! (Tres bien! tres bien!—Vive et unanime adhesion.) Vous n'avez rien fait tant que le peuple souffre! (Bravos a gauche.) Vous n'avez rien fait tant qu'il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui desespere! Vous n'avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l'age et qui travaillent peuvent etre sans pain! tant que ceux qui sont vieux, et qui ont travaille peuvent etre sans asile! tuant que l'usure devore nos campagnes, tant qu'on meurt de faim dans nos villes (mouvement prolonge), tant qu'il n'y a pas des lois fraternelles, des lois evangeliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnetes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de coeur! (Acclamation.) Vous n'avez rien fait, tant que l'esprit de revolution a pour auxiliaire la souffrance publique! Vous n'avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette oeuvre de destruction et de tenebres qui se continue souterrainement, l'homme mechant a pour collaborateur fatal l'homme malheureux!
Vous le voyez, messieurs, je le repete en terminant, ce n'est pas seulement a votre generosite que je m'adresse, c'est a votre sagesse, et je vous conjure d'y reflechir. Messieurs, songez-y, c'est l'anarchie qui ouvre les abimes, mais c'est la misere qui les creuse. (C'est vrai! c'est vrai!) Vous avez fait des lois contre l'anarchie, faites maintenant des lois contre la misere! (Mouvement prolonge sur tous les bancs.—L'orateur descend de la tribune et recoit les felicitations de ses collegues.)
II
L'EXPEDITION DE ROME
[Note: Le triste episode de l'expedition contre Rome est trop connu pour qu'il soit necessaire de donner un long sommaire a ce discours. Tout le monde se rappelle que l'assemblee constituante avait vote un credit de 1,200,000 francs pour les premieres depenses d'un corps expeditionnaire en destination de l'Italie, sur la declaration expresse du pouvoir executif que cette force devait proteger la peninsule contre les envahissements de l'Autriche. On se rappelle aussi qu'en apprenant l'attaque de Rome par les troupes francaises sous les ordres du general Oudinot, l'assemblee constituante vota un ordre du jour qui prescrivait au pouvoir executif de ramener a sa pensee primitive l'expedition detournee de son but.
Des que l'assemblee legislative, dont la majorite etait sympathique a la destruction de la republique romaine, fut reunie, ordre fut donne au general Oudinot d'attaquer Rome et de l'enlever coute que coute.—La ville fut prise, et le pape restaure.
Le president de la Republique francaise ecrivit a son aide de camp, M. Edgar Ney, une lettre, qui fut rendue publique, ou il manifestait son desir d'obtenir du pape des institutions en faveur de la population des Etats romains.
Le pape ne tint aucun compte de la recommandation de son restaurateur, et publia une bulle qui consacrait le despotisme le plus absolu du gouvernement clerical dans son domaine temporel.
La question romaine, deja debattue plusieurs fois dans le soin de l'assemblee legislative, y fut agitee de nouveau, a propos d'une demande de credits supplementaires, dans les seances du 18 et du 19 octobre 1849.
C'est dans cette discussion que M. Thuriot de la Rosiere soutint que
Rome et la papaute etaient la propriete indivise de la catholicite.
Victor Hugo soutint, au contraire, la these "si chere a l'Italie, dit-il, de la secularisation et de la nationalite". (Note de l'editeur.)]
15 octobre 1849.
M. VICTOR HUGO. (Profond silence.)—Messieurs, j'entre tout de suite dans la question.
Une parole de M. le ministre des affaires etrangeres qui interpretait hier, en dehors de la realite, selon moi, le vote de l'assemblee constituante, m'impose le devoir, a moi qui ai vote l'expedition romaine, de retablir d'abord les faits. Aucune ombre ne doit etre laissee par nous, volontairement du moins, sur ce vote qui a entraine et qui entrainera encore tant d'evenements. Il importe d'ailleurs, dans une affaire aussi grave, et je pense en cela comme l'honorable rapporteur de la commission, de bien preciser le point d'ou nous sommes partis, pour faire mieux juger le point ou nous sommes arrives.
Messieurs, apres la bataille de Novare, le projet de l'expedition de Rome fut apporte a l'assemblee constituante. M. le general de Lamoriciere monta a cette tribune, et nous dit: L'Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo,—je cite ici en substance des paroles que tous vous pouvez retrouver dans le Moniteur,—l'Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo, l'Autriche est maitresse de l'Italie, maitresse de la situation; l'Autriche va marcher sur Rome comme elle a marche sur Milan, elle va faire a Rome ce qu'elle a fait a Milan, ce qu'elle a fait partout, proscrire, emprisonner, fusiller, executer. Voulez-vous que la France assiste les bras croises a ce spectacle? Si vous ne le voulez pas, devancez l'Autriche, allez a Rome.—M. le president du conseil s'ecria: La France doit aller a Rome pour y sauvegarder la liberte et l'humanite. —M. le general de Lamoriciere ajouta: Si nous ne pouvons y sauver la republique, sauvons-y du moins la liberte.—L'expedition romaine fut votee.
L'assemblee constituante n'hesita pas, messieurs. Elle vota l'expedition de Rome dans ce but d'humanite et de liberte que lui montrait M. le president du conseil; elle vota l'expedition romaine afin de faire contre-poids a la bataille de Novare; elle vota l'expedition romaine afin de mettre l'epee de la France la ou allait tomber le sabre de l'Autriche (mouvement); elle vota l'expedition romaine….—j'insiste sur ce point, pas une autre explication ne fut donnee, pas un mot de plus ne fut dit; s'il y eut des votes avec restriction mentale, je les ignore (on rit);—…l'assemblee constituante vota, nous votames l'expedition romaine, afin qu'il ne fut pas dit que la France etait absente, quand, d'une part, l'interet de l'humanite, et, d'autre part, l'interet de sa grandeur l'appelaient, afin d'abriter en un mot contre l'Autriche Rome et les hommes engages dans la republique romaine, contre l'Autriche qui, dans cette guerre qu'elle fait aux revolutions, a l'habitude de deshonorer, toutes ses victoires, si cela peut s'appeler des victoires, par d'inqualifiables indignites! (Longs applaudissements a gauche. Violents murmures a droite.—L'orateur, se tournant vers la droite).
Vous murmurez! Cette expression trop faible, vous la trouvez trop forte! Ah! de telles interruptions me font sortir du coeur l'indignation que j'y refoulais! Comment! la tribune anglaise a fletri ces indignites aux applaudissements de tous les partis, et la tribune de France serait moins libre que la tribune d'Angleterre! (Ecoutez! ecoutez!) Eh bien! je le declare, et je voudrais que ma parole, en ce moment, empruntat a cette tribune un retentissement europeen, les exactions, les extorsions d'argent, les spoliations, les fusillades, les executions en masse, la potence dressee pour des hommes heroiques, la bastonnade donnee a des femmes, toutes ces infamies mettent le gouvernement autrichien au pilori de l'Europe! (Tonnerre d'applaudissements.)
Quant a moi, soldat obscur, mais devoue, de l'ordre et de la civilisation, je repousse de toutes les forces de mon coeur indigne ces sauvages auxiliaires, ces Radetzki et ces Haynau (mouvement), qui pretendent, eux aussi, servir cette sainte cause, et qui font a la civilisation cette abominable injure de la defendre par les moyens de la barbarie! (Nouvelles acclamations.)
Je viens de vous rappeler, messieurs, dans quel sens l'expedition de Rome fut votee. Je le repete, c'est un devoir que j'ai rempli. L'assemblee constituante n'existe plus, elle n'est plus la pour se defendre; son vote est, pour ainsi dire, entre vos mains, a votre discretion; vous pouvez attacher a ce vote telles consequences qu'il vous plaira. Mais s'il arrivait, ce qu'a Dieu ne plaise, que ces consequences fussent decidement fatales a l'honneur de mon pays, j'aurais du moins retabli, autant qu'il etait en moi, l'intention purement humaine et liberale de l'assemblee constituante, et la pensee de l'expedition protestera contre le resultat de l'expedition. (Bravos.)
Maintenant, comment l'expedition a devie de son but, vous le savez tous; je n'y insiste pas, je traverse rapidement des faits accomplis que je deplore, et j'arrive a la situation.
La situation, la voici:
Le 2 juillet, l'armee est entree dans Rome. Le pape a ete restaure purement et simplement; il faut bien que je le dise. (Mouvement.) Le gouvernement clerical, que pour ma part je distingue profondement du gouvernement pontifical tel que les esprits eleves le comprennent, et tel que Pie IX un moment avait semble le comprendre, le gouvernement clerical a ressaisi Rome. Un triumvirat en a remplace un autre. Les actes de ce gouvernement clerical, les actes de cette commission des trois cardinaux, vous les connaissez, je ne crois pas devoir les detailler ici; il me serait difficile de les enumerer sans les caracteriser, et je ne veux pas irriter cette discussion. (Rires ironiques a droite.)
Il me suffira de dire que des ses premiers pas l'autorite clericale, acharnee aux reactions, animee du plus aveugle, du plus funeste et du plus ingrat esprit, blessa les coeurs genereux et les hommes sages, et alarma tous les amis intelligents du pape et de la papaute. Parmi nous l'opinion s'emut. Chacun des actes de cette autorite fanatique, violente, hostile a nous-memes, froissa dans Rome l'armee et en France la nation. On se demanda si c'etait pour cela que nous etions alles a Rome, si la France jouait la un role digne d'elle, et les regards irrites de l'opinion commencerent a se tourner vers notre gouvernement. (Sensation.)
C'est en ce moment qu'une lettre parut, lettre ecrite par le president de la republique a l'un de ses officiers d'ordonnance envoye par lui a Rome en mission.
M. DESMOUSSEAUX DE GIVRE.—Je demande la parole. (On rit.)
M. VICTOR HUGO.—Je vais, je crois, satisfaire l'honorable M. de Givre. Messieurs, pour dire ma pensee tout entiere, j'aurais prefere a cette lettre un acte de gouvernement delibere en conseil.
M. DESMOUSSEAUX DE GIVRE.—Non pas! non pas! Ce n'est pas la ma pensee! (Nouveaux rires prolonges.)
M. VICTOR HUGO.—Eh bien! je dis ma pensee et non la votre. J'aurais donc prefere a cette lettre un acte du gouvernement.—Quant a la lettre en elle-meme, je l'aurais voulue plus murie et plus meditee, chaque mot devait y etre pese; la moindre trace de legerete dans un acte grave cree un embarras; mais, telle qu'elle est, cette lettre, je le constate, fut un evenement. Pourquoi? Parce que cette lettre n'etait autre chose qu'une traduction de l'opinion, parce qu'elle donnait une issue au sentiment national, parce qu'elle rendait a tout le monde le service de dire tres haut ce que chacun pensait, parce qu'enfin cette lettre, meme dans sa forme incomplete, contenait toute une politique. (Nouveau mouvement.)
Elle donnait une base aux negociations pendantes; elle donnait au saint-siege, dans son interet, d'utiles conseils et des indications genereuses; elle demandait les reformes et l'amnistie; elle tracait au pape, auquel nous avons rendu le service, un peu trop grand peut-etre, de le restaurer sans attendre l'acclamation de son peuple… (sensation prolongee) elle tracait au pape le programme serieux d'un gouvernement de liberte. Je dis gouvernement de liberte, car, moi, je ne sais pas traduire autrement le mot gouvernement liberal. (Rires d'approbation.)
Quelques jours apres cette lettre, le gouvernement clerical, ce gouvernement que nous avons rappele, retabli, releve, que nous protegeons et que nous gardons a l'heure qu'il est, qui nous doit d'etre en ce moment, le gouvernement clerical publiait sa reponse.
Cette reponse, c'est le Motu proprio, avec l'amnistie pour post-scriptum.
Maintenant, qu'est-ce que c'est que le Motu proprio? (Profond silence.)
Messieurs, je ne parlerai, en aucun cas, du chef de la chretiente autrement qu'avec un respect profond; je n'oublie pas que, dans une autre enceinte, j'ai glorifie son avenement; je suis de ceux qui ont cru voir en lui, a cette epoque, le don le plus magnifique que la providence puisse faire aux nations, un grand homme dans un pape. J'ajoute que maintenant la pitie se joint au respect. Pie IX, aujourd'hui, est plus malheureux que jamais; dans ma conviction, il est restaure, mais il n'est pas libre. Je ne lui impute pas l'acte inqualifiable emane de sa chancellerie, et c'est ce qui me donne le courage de dire a cette tribune, sur le Motu proprio, toute ma pensee. Je le ferai en deux mots.
L'acte de la chancellerie romaine a deux faces, le cote politique qui regle les questions de liberte, et ce que j'appellerai le cote charitable, le cote chretien, qui regle la question de clemence. En fait de liberte politique, le saint-siege n'accorde rien. En fait de clemence, il accorde moins encore; il octroie une proscription en masse. Seulement il a la bonte de donner a cette proscription le nom d'amnistie. (Rires et longs applaudissements.)
Voila, messieurs, la reponse faite par le gouvernement clerical a la lettre du president de la republique.
Un grand eveque a dit, dans un livre fameux, que le pape a ses deux mains toujours ouvertes, et que de l'une decoule incessamment sur le monde la liberte, et de l'autre la misericorde. Vous le voyez, le pape a ferme ses deux mains. (Sensation prolongee.)
Telle est, messieurs, la situation. Elle est toute dans ces deux faits, la lettre du president et le Motu proprio, c'est-a-dire la demande de la France et la reponse du saint-siege.
C'est entre ces deux faits que vous allez prononcer. Quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise pour attenuer la lettre du president, pour elargir le Motu proprio, un intervalle immense les separe. L'une dit oui, l'autre dit non. (Bravo! bravo!—On rit.) Il est impossible de sortir du dilemme pose par la force des choses, il faut absolument donner tort a quelqu'un. Si vous sanctionnez la lettre, vous reprouvez le Motu proprio; si vous acceptez le Motu proprio, vous desavouez la lettre. (C'est cela!) Vous avez devant vous, d'un cote, le president de la republique reclamant la liberte du peuple romain au nom de la grande nation qui, depuis trois siecles, repand a flots la lumiere et la pensee sur le monde civilise; vous avez, de l'autre, le cardinal Antonelli refusant au nom du gouvernement clerical. Choisissez!
Selon le choix que vous ferez, je n'hesite pas a le dire, l'opinion de la France se separera de vous ou vous suivra. (Mouvement.) Quant a moi, je ne puis croire que votre choix soit douteux. Quelle que soit l'attitude du cabinet, quoi que dise le rapport de la commission, quoi que semblent penser quelques membres influents de la majorite, il est bon d'avoir present a l'esprit que le Motu proprio a paru peu liberal au cabinet autrichien lui-meme, et il faut craindre de se montrer plus satisfait que le prince de Schwartzenberg. (Longs eclats de rire.) Vous etes ici, messieurs, pour resumer et traduire en actes et en lois le haut bon sens de la nation; vous ne voudrez pas attacher un avenir mauvais a cette grave et obscure question d'Italie; vous ne voudrez pas que l'expedition de Rome soit, pour le gouvernement actuel, ce que l'expedition d'Espagne a ete pour la restauration. (Sensation.)
Ne l'oublions pas, de toutes les humiliations, celles que la France supporte le plus malaisement, ce sont celles qui lui arrivent a travers la gloire de notre armee. (Vive emotion.) Dans tous les cas, je conjure la majorite d'y reflechir, c'est une occasion decisive pour elle et pour le pays, elle assumera par son vote une haute responsabilite politique.
J'entre plus avant dans la question, messieurs. Reconcilier Rome avec la papaute, faire rentrer, avec l'adhesion populaire, la papaute dans Rome, rendre cette grande ame a ce grand corps, ce doit etre la desormais, dans l'etat ou les faits accomplis ont amene la question, l'oeuvre de notre gouvernement, oeuvre difficile, sans nul doute, a cause des irritations et des malentendus, mais possible, et utile a la paix du monde. Mais pour cela, il faut que la papaute, de son cote, nous aide et s'aide elle-meme. Voila trop longtemps deja qu'elle s'isole de la marche de l'esprit humain et de tous les progres du continent. Il faut qu'elle comprenne son peuple et son siecle…. (Explosion de murmures a droite.—Longue et violente interruption.)
M. VICTOR HUGO.—Vous murmurez! vous m'interrompez….
A DROITE.—Oui! Nous nions ce que vous dites.
M. VICTOR HUGO.—Eh bien! je vais dire ce que je voulais taire! A vous la faute! (Fremissement d'attention dans l'assemblee.) Comment! mais, messieurs, dans Rome, dans cette Rome qui a si longtemps guide les peuples lumineusement, savez-vous ou en est la civilisation? Pas de legislation, ou, pour mieux dire, pour toute legislation, je ne sais quel chaos de lois feodales et monacales, qui produisent fatalement la barbarie des juges criminels et la venalite des juges civils. Pour Rome seulement, quatorze tribunaux d'exception. (Applaudissements.—Parlez! parlez!) Devant ces tribunaux, aucune garantie d'aucun genre pour qui que ce soit! les debats sont secrets, la defense orale est interdite. Des juges ecclesiastiques jugent les causes laiques et les personnes laiques. (Mouvement prolonge.)
Je continue.
La haine du progres en toute chose. Pie VII avait cree une commission de vaccine, Leon XII l'a abolie. Que vous dirai-je? La confiscation loi de l'etat, le droit d'asile en vigueur, les juifs parques et enfermes tous les soirs comme au quinzieme siecle, une confusion inouie, le clerge mele a tout! Les cures font des rapports de police. Les comptables des deniers publics, c'est leur regle, ne doivent pas de compte au tresor, mais a Dieu seul. (Longs eclats de rire.) Je continue. (Parlez! parlez!)
Deux censures pesent sur la pensee, la censure politique et la censure clericale; l'une garrotte l'opinion, l'autre baillonne la conscience. (Profonde sensation.) On vient de retablir l'inquisition. Je sais bien qu'on me dira que l'inquisition n'est plus qu'un nom; mais c'est un nom horrible et je m'en defie, car a l'ombre d'un mauvais nom il ne peut y avoir que de mauvaises choses! (Explosion d'applaudissements.) Voila la situation de Rome. Est-ce que ce n'est pas la un etat de choses monstrueux? (Oui! oui! oui!)
Messieurs, si vous voulez que la reconciliation si desirable de Rome avec la papaute se fasse, il faut que cet etat de choses finisse; il faut que le pontificat, je le repete, comprenne son peuple, comprenne son siecle; il faut que l'esprit vivant de l'evangile penetre et brise la lettre morte de toutes ces institutions devenues barbares. Il faut que la papaute arbore ce double drapeau cher a l'Italie: Secularisation et nationalite!
Il faut que la papaute, je ne dis pas prepare des a present, mais du moins ne se comporte pas de facon a repousser a jamais les hautes destinees qui l'attendent le jour, le jour inevitable, de l'affranchissement et de l'unite de l'Italie. (Explosion de bravos.) Il faut enfin qu'elle se garde de son pire ennemi; or, son pire ennemi, ce n'est pas l'esprit revolutionnaire, c'est l'esprit clerical. L'esprit revolutionnaire ne peut que la rudoyer, l'esprit clerical peut la tuer. (Rumeurs a droite.—Bravos a gauche.)
Voila, selon moi, messieurs, dans quel sens le gouvernement francais doit influer sur les determinations du gouvernement romain. Voila dans quel sens je souhaiterais une eclatante manifestation de l'assemblee, qui, repoussant le Motu proprio et adoptant la lettre du president, donnerait a notre diplomatie un inebranlable point d'appui. Apres ce qu'elle a fait pour le saint-siege, la France a quelque droit d'inspirer ses idees. Certes, on aurait a moins le droit de les imposer. (Protestation a droite.—Voix diverses: Imposer vos idees! Ah! ah! essayez!)
Ici l'on m'arrete encore. Imposer vos idees! me dit-on; y pensez-vous? Vous voulez donc contraindre le pape? Est-ce qu'on peut contraindre le pape? Comment vous y prendrez-vous pour contraindre le pape?
Messieurs, si nous voulions contraindre et violenter le pape en effet, l'enfermer au chateau Saint-Ange ou l'amener a Fontainebleau … (longue interruption, chuchotements) … l'objection serait serieuse et la difficulte considerable.
Oui, j'en conviens sans nulle hesitation, la contrainte est malaisee vis-a-vis d'un tel adversaire; la force materielle echoue et avorte en presence de la puissance spirituelle. Les bataillons ne peuvent rien contre les dogmes; je dis ceci pour un cote de l'assemblee, et j'ajoute, pour l'autre cote, qu'ils ne peuvent rien non plus contre les idees. (Sensation.) Il y a deux chimeres egalement absurdes, c'est l'oppression d'un pape et la compression d'un peuple. (Nouveau mouvement.)
Certes, je ne veux pas que nous essayions la premiere de ces chimeres; mais n'y a-t-il pas moyen d'empecher le pape de tenter la seconde?
Quoi! messieurs, le pape livre Rome au bras seculier! L'homme qui dispose de l'amour et de la foi a recours a la force brutale, comme s'il n'etait qu'un malheureux prince temporel! Lui, l'homme de lumiere, il veut replonger son peuple dans la nuit! Ne pouvez-vous l'avertir? On pousse le pape dans une voie fatale; on le conseille aveuglement pour le mal; ne pouvons-nous le conseiller energiquement pour le bien? (C'est vrai!)
Il y a des occasions, et celle-ci en est une, ou un grand gouvernement doit parler haut. Serieusement, est-ce la contraindre le pape? est-ce la le violenter? (Non! non! a gauche.—Si! si! a droite.)
Mais vous-memes, vous qui nous faites l'objection, vous n'etes contents qu'a demi, apres tout; le rapport de la commission en convient, il vous reste beaucoup de choses a demander au saint-pere. Les plus satisfaits d'entre vous veulent une amnistie. S'il refuse, comment vous y prendrez-vous? Exigerez-vous cette amnistie? l'imposerez-vous, oui ou non? (Sensation.)
UNE VOIX A DROITE.—Non! (Mouvement.)
M. VICTOR HUGO.—Non? Alors vous laisserez les gibets se dresser dans Rome, vous presents, a l'ombre du drapeau tricolore? (Fremissement sur toits les bancs.—A la droite.) Eh bien! je le dis a votre honneur, vous ne le ferez pas! Cette parole imprudente, je ne l'accepte pas; elle n'est pas sortie de vos coeurs. (Violent tumulte a droite.)
LA MEME VOIX.—Le pape fera ce qu'il voudra, nous ne le contraindrons pas!
M. VICTOR HUGO.—Eh bien! alors, nous le contraindrons, nous! Et s'il refuse l'amnistie, nous la lui imposerons. (Longs applaudissements a gauche.)
Permettez-moi, messieurs, de terminer par une consideration qui vous touchera, je l'espere, car elle est puisee uniquement dans l'interet francais. Independamment du soin de notre honneur, independamment du bien que nous voulons faire, selon le parti ou nous inclinons, soit au peuple romain, soit a la papaute, nous avons un interet a Rome, un interet serieux, pressant, sur lequel nous serons tous d'accord, et cet interet, le voici: c'est de nous en aller le plus tot possible. (Denegations a droite.)
Nous avons un interet immense a ce que Rome ne devienne pas pour la France une espece d'Algerie (Mouvement.—A droite: Bah!), avec tous les inconvenients de l'Algerie sans la compensation d'etre une conquete et un empire a nous; une espece d'Algerie, dis-je, ou nous enverrions indefiniment nos soldats et nos millions, nos soldats, que nos frontieres reclament, nos millions, dont nos miseres ont besoin (Bravo! a gauche.—Murmures a droite), et ou nous serions forces de bivouaquer, jusques a quand? Dieu le sait! toujours en eveil, toujours en alerte, et a demi paralyses au milieu des complications europeennes. Notre interet, je le repete, sitot que l'Autriche aura quitte Bologne, est de nous en aller de Rome le plus tot possible. (C'est vrai! c'est vrai! a gauche.—Denegations a droite.)
Eh bien! pour pouvoir evacuer Rome, quelle est la premiere condition? C'est d'etre surs que nous n'y laissons pas une revolution derriere nous. Qu'y a-t-il donc a faire pour ne pas laisser la revolution derriere nous? C'est de la terminer pendant que nous y sommes. Or comment termine-t-on une revolution? Je vous l'ai deja dit une fois et je vous le repete, c'est en l'acceptant dans ce qu'elle a de vrai, en la satisfaisant dans ce qu'elle a de juste. (Mouvement.)
Notre gouvernement l'a pense, et je l'en loue, et c'est dans ce sens qu'il a pese sur le gouvernement du pape. De la la lettre du president. Le saint-siege pense le contraire; il veut, lui aussi, terminer la revolution, mais par un autre moyen, par la compression, et il a donne le Motu proprio. Or qu'est-il arrive? Le Motu proprio et l'amnistie, ces calmants si efficaces, ont souleve l'indignation du peuple romain; a l'heure qu'il est, une agitation profonde trouble Rome, et, M. le ministre des affaires etrangeres ne me dementira pas, demain, si nous quittions Rome, sitot la porte refermee derriere le dernier de nos soldats, savez-vous ce qui arriverait? Une revolution eclaterait, plus terrible que la premiere, et tout serait a recommencer. (Oui! oui! a gauche.—Non! non! a droite.)
Voila, messieurs, la situation que le gouvernement clerical s'est faite et nous a faite.
Vraiment! est-ce que vous n'avez pas le droit d'intervenir, et d'intervenir energiquement, encore un coup, dans une situation qui est la votre apres tout? Vous voyez que le moyen employe par le saint-siege pour terminer les revolutions est mauvais; prenez-en un meilleur, prenez le seul bon, je viens de vous l'indiquer. C'est a vous de voir si vous etes d'humeur et si vous vous sentez de force a avoir hors de chez vous, indefiniment, un etat de siege sur les bras! C'est a vous de voir s'il vous convient que la France soit au Capitole pour y recevoir la consigne du parti pretre!
Quant a moi, je ne le veux pas, je ne veux ni de cette humiliation pour nos soldats, ni de cette ruine pour nos finances, ni de cet abaissement pour notre politique. (Sensation.)
Messieurs, deux systemes sont en presence: le systeme des concessions sages, qui vous permet de quitter Rome; le systeme de compression, qui vous condamne a y rester. Lequel preferez-vous?
Un dernier mot, messieurs. Songez-y, l'expedition de Rome, irreprochable a son point de depart, je crois l'avoir demontre, peut devenir coupable par le resultat. Vous n'avez qu'une maniere de prouver que la constitution n'est pas violee, c'est de maintenir la liberte du peuple romain. (Mouvement prolonge.)
Et, sur ce mot liberte, pas d'equivoque. Nous devons laisser dans Rome, en nous retirant, non pas telle ou telle quantite de franchises municipales, c'est-a-dire ce que presque toutes les villes d'Italie avaient au moyen age, le beau progres vraiment! (On rit.—Bravo!) mais la liberte vraie, la liberte serieuse, la liberte propre au dix-neuvieme siecle, la seule qui puisse etre dignement garantie par ceux qui s'appellent le peuple francais a ceux qui s'appellent le peuple romain, cette liberte qui grandit les peuples debout et qui releve les peuples tombes, c'est-a-dire la liberte politique. (Sensation.)
Et qu'on ne nous dise pas, en se bornant a des affirmations et sans donner de preuves, que ces transactions liberales, que ce systeme de concessions sages, que cette liberte fonctionnant en presence du pontificat, souverain dans l'ordre spirituel, limite dans l'ordre temporel, que tout cela n'est pas possible!
Car alors je repondrai: Messieurs, ce qui n'est pas possible, ce n'est pas cela! ce qui n'est pas possible, je vais vous le dire. Ce qui n'est pas possible, c'est qu'une expedition entreprise, rrous disait-on, dans un but d'humanite et de liberte, aboutisse au retablissement du saint-office! Ce qui n'est pas possible, c'est que nous n'ayons pas meme secoue sur Rome ces idees genereuses et liberales que la France porte partout avec elle dans les plis de son drapeau! Ce qui n'est pas possible, c'est qu'il ne sorte de notre sang verse ni un droit ni un pardon! c'est que la France soit allee a Rome, et qu'aux gibets pres, ce soit comme si l'Autriche y avait passe! Ce qui n'est pas possible, c'est d'accepter le Motu proprio et l'amnistie du triumvirat des cardinaux! c'est de subir cette ingratitude, cet avortement, cet affront! c'est de laisser souffleter la France par la main qui devait la benir! (Longs applaudissements.)
Ce qui n'est pas possible, c'est que cette France ait engage une des choses les plus grandes et les plus sacrees qu'il y ait dans le monde, son drapeau; c'est qu'elle ait engage ce qui n'est pas moins grand ni moins sacre, sa responsabilite morale devant les nations; c'est qu'elle ait prodigue son argent, l'argent du peuple qui souffre; c'est qu'elle ait verse, je le repete, le glorieux sang de ses soldats; c'est qu'elle ait fait tout cela pour rien!…. (Sensation inexprimable.) Je me trompe, pour de la honte!
Voila ce qui n'est pas possible!
(Explosion de bravos et d'applaudissements. L'orateur descend de la tribune et recoit les felicitations d'une foule de representants, parmi lesquels on remarque MM. Dupin, Cavaignac et Larochejaquelein. La seance est suspendue vingt minutes.)
III
REPONSE A M. DE MONTALEMBERT
20 octobre 1849.
M. VICTOR HUGO. (Un profond silence s'etablit.)—Messieurs, hier, dans un moment ou j'etais absent, l'honorable M. de Montalembert a dit que les applaudissements d'une partie de cette assemblee, des applaudissements sortis de coeurs emus par les souffrances d'un noble et malheureux peuple, que ces applaudissements etaient mon chatiment. Ce chatiment, je l'accepte (sensation), et je m'en honore. (Longs applaudissements a gauche.)
Il est d'autres applaudissements que je laisse a qui veut les prendre. (Mouvement a droite.) Ce sont ceux des bourreaux de la Hongrie et des oppresseurs de l'Italie. (Bravo! bravo! a gauche.)
Il fut un temps, que M. de Montalembert me permette de le lui dire avec un profond regret pour lui-meme, il fut un temps ou il employait mieux son beau talent. (Denegations a droite.) Il defendait la Pologne comme je defends l'Italie. J'etais avec lui alors; il est contre moi aujourd'hui. Cela tient a une raison bien simple, c'est qu'il a passe du cote de ceux qui oppriment, et que, moi, je reste du cote de ceux qui sont opprimes. (Applaudissements a gauche.)
IV
LA LIBERTE DE L'ENSEIGNEMENT
[Note: Le parti catholique, en France, avait obtenu de M. Louis Bonaparte que le ministere de l'instruction publique fut confie a M. de Falloux.
L'assemblee legislative, ou le parti du passe arrivait en majorite, etait a peine reunie que M. de Falloux presentait un projet de loi sur l'enseignement. Ce projet, sous pretexte d'organiser la liberte d'enseigner, etablissait, en realite, le monopole de l'instruction publique en faveur du clerge. Il avait ete prepare par une commission extra-parlementaire choisie par le gouvernement, et ou dominait l'element catholique. Une commission de l'assemblee, inspiree du meme esprit, avait combine les innovations de la loi de telle facon que l'enseignement laique disparaissait devant l'enseignement catholique.
La discussion sur le principe general de la loi s'ouvrit le 14 janvier 1850.—Toute la premiere seance et la moitie de la seconde journee du debat furent occupees par un tres habile discours de M. Barthelemy Saint-Hilaire.
Apres lui, M. Parisis, eveque de Langres, vint a la tribune donner son assentiment a la loi proposee, sous quelques reserves toutefois, et avec certaines restrictions.
M. Victor Hugo, dans cette meme seance, repondit au representant du parti catholique.
C'est dans ce discours que le mot droit de l'enfant a ete prononce pour la premiere fois. (Note de l'editeur.)]
15 janvier 1850.
Messieurs, quand une discussion est ouverte qui touche a ce qu'il y a de plus serieux dans les destinees du pays, il faut aller tout de suite, et sans hesiter, au fond de la question.
Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout a l'heure ce que je ne veux pas.
Messieurs, a mon sens, le but, difficile a atteindre et lointain sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l'enseignement, le voici. (Plus haut! plus haut!)
Messieurs, toute question a son ideal. Pour moi, l'ideal de cette question de l'enseignement, le voici. L'instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire au premier degre seulement, gratuite a tous les degres. (Murmures a droite.—Applaudissements a gauche,) L'instruction primaire obligatoire, c'est le droit de l'enfant, (mouvement) qui, ne vous y trompez pas, est plus sacre encore que le droit du pere et qui se confond avec le droit de l'etat.
Je reprends. Voici donc, selon moi, l'ideal de la question. L'instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un grandiose enseignement public, donne et regle par l'etat, partant de l'ecole de village et montant de degre en degre jusqu'au college de France, plus haut encore, jusqu'a l'institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes a toutes les intelligences. Partout ou il y a un champ, partout ou il y a un esprit, qu'il y ait un livre. Pas une commune sans une ecole, pas une ville sans un college, pas un chef-lieu sans une faculte. Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste reseau d'ateliers intellectuels, lycees, gymnases, colleges, chaires, bibliotheques, melant leur rayonnement sur la surface du pays, eveillant partout les aptitudes et echauffant partout les vocations. En un mot, l'echelle de la connaissance humaine dressee fermement par la main de l'etat, posee dans l'ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant a la lumiere. Aucune solution de continuite. Le coeur du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (Longs applaudissements.)
Voila comme je comprendrais l'education publique nationale. Messieurs, a cote de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les esprits de tout ordre, offerte par l'etat, donnant a tous, pour rien, les meilleurs maitres et les meilleures methodes, modele de science et de discipline, normale, francaise, chretienne, liberale, qui eleverait, sans nul doute, le genie national a sa plus haute somme d'intensite, je placerais sans hesiter la liberte d'enseignement, la liberte d'enseignement pour les instituteurs prives, la liberte d'enseignement pour les corporations religieuses, la liberte d'enseignement pleine, entiere, absolue, soumise aux lois generales comme toutes les autres libertes, et je n'aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l'etat pour surveillant, parce que je lui donnerais l'enseignement gratuit de l'etat pour contre-poids. (Bravo! a gauche.—Murmures a droite.)
Ceci, messieurs, je le repete, est l'ideal de la question. Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas pres d'y atteindre, car la solution du probleme contient une question financiere considerable, comme tous les problemes sociaux du temps present.
Messieurs, cet ideal, il etait necessaire de l'indiquer, car il faut toujours dire ou l'on tend. Il offre d'innombrables points de vue, mais l'heure n'est pas venue de le developper. Je menage les instants de l'assemblee, et j'aborde immediatement la question dans sa realite positive actuelle. Je la prends ou elle en est aujourd'hui au point relatif de maturite ou les evenements d'une part, et d'autre part la raison publique, l'ont amenee.
A ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle, je veux, je le declare, la liberte de l'enseignement, mais je veux la surveillance de l'etat, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l'etat laique, purement laique, exclusivement laique. L'honorable M. Guizot l'a dit avant moi, en matiere d'enseignement, l'etat n'est pas et ne peut pas etre autre chose que laique.
Je veux, dis-je, la liberte de l'enseignement sous la surveillance de l'etat, et je n'admets, pour personnifier l'etat dans cette surveillance si delicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrieres les plus graves, mais n'ayant aucun interet, soit de conscience, soit de politique, distinct de l'unite nationale. C'est vous dire que je n'introduis, soit dans le conseil superieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni eveques, ni delegues d'eveques. J'entends maintenir, quant a moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire separation de l'eglise et de l'etat qui etait l'utopie de nos peres, et cela dans l'interet de l'eglise comme dans l'interet de l'etat. (Acclamation a gauche.—Protestation a droite.)
Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne veux pas:
Je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.
Pourquoi?
Messieurs, cette loi est une arme.
Une arme n'est rien par elle-meme, elle n'existe que par la main qui la saisit.
Or quelle est la main qui se saisira de cette loi?
La est toute la question. Messieurs, c'est la main du parti clerical. (C'est vrai!—Longue agitation.)
Messieurs, je redoute cette main, je veux briser cette arme, je repousse ce projet.
Cela dit, j'entre dans la discussion.
J'aborde tout de suite, et de front, une objection qu'on fait aux opposants places a mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravite.
On nous dit: Vous excluez le clerge du conseil de surveillance de l'etat; vous voulez donc proscrire l'enseignement religieux?
Messieurs, je m'explique. Jamais on ne se meprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.
Loin que je veuille proscrire l'enseignement religieux, entendez-vous bien? il est, selon moi, plus necessaire aujourd'hui que jamais. Plus l'homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. (Mouvement.)
Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n'y a qu'un malheur, c'est une certaine tendance a tout mettre dans cette vie. (Sensation.) En donnant a l'homme pour fin et pour but la vie terrestre et materielle, on aggrave toutes les miseres par la negation qui est au bout, on ajoute a l'accablement des malheureux le poids insupportable du neant, et de ce qui n'etait que la souffrance, c'est-a-dire la loi de Dieu, on fait le desespoir, c'est-a-dire la loi de l'enfer. (Long mouvement.) De la de profondes convulsions sociales. (Oui! oui!)
Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n'en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincerite, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par tous les moyens possibles, ameliorer dans cette vie le sort materiel de ceux qui souffrent; mais la premiere des ameliorations, c'est de leur donner l'esperance. (Bravos a droite.) Combien s'amoindrissent nos miseres finies quand il s'y mele une esperance infinie! (Tres bien! tres bien!)
Notre devoir a tous, qui que nous soyons, les legislateurs comme les eveques, les pretres comme les ecrivains, c'est de repandre, c'est de depenser, c'est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l'energie sociale pour combattre et detruire la misere (Bravo! a gauche), et en meme temps de faire lever toutes les tetes vers le ciel (Bravo! a droite), de diriger toutes les ames, de tourner toutes les attentes vers une vie ulterieure ou justice sera faite et ou justice sera rendue. Disons-le bien haut, personne n'aura injustement ni inutilement souffert. La mort est une restitution. (Tres bien! a droite.—Mouvement.) La loi du monde materiel, c'est l'equilibre; la loi du monde moral, c'est l'equite. Dieu se retrouve a la fin de tout. Ne l'oublions pas et enseignons-le a tous, il n'y aurait aucune dignite a vivre et cela n'en vaudrait pas la peine, si nous devions mourir tout entiers. Ce qui allege le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend l'homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, a la fois humble et grand, digne de l'intelligence, digne de la liberte, c'est d'avoir devant soi la perpetuelle vision d'un monde meilleur rayonnant a travers les tenebres de cette vie. (Vive et unanime approbation.)
Quant a moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce moment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d'autorite, qu'il me soit permis de le dire ici et de le declarer, je le proclame du haut de cette tribune, j'y crois profondement, a ce monde meilleur; il est pour moi bien plus reel que cette miserable chimere que nous devorons et que nous appelons la vie; il est sans cesse devant mes yeux; j'y crois de toutes les puissances de ma conviction, et, apres bien des luttes, bien des etudes et bien des epreuves, il est la supreme certitude de ma raison, comme il est la supreme consolation de mon ame. (Profonde sensation.)
Je veux donc, je veux sincerement, fermement, ardemment, l'enseignement religieux, mais je veux l'enseignement religieux de l'eglise et non l'enseignement religieux d'un parti. Je le veux sincere et non hypocrite. (Bravo! bravo!) Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre, je ne veux pas meler le pretre au professeur. Ou, si je consens a ce melange, moi legislateur, je le surveille, j'ouvre sur les seminaires et sur les congregations enseignantes l'oeil de l'etat, et, j'y insiste, de l'etat laique, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unite.
Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes voeux, ou la liberte complete de l'enseignement pourra etre proclamee, et en commencant je vous ai dit a quelles conditions, jusqu'a ce jour-la, je veux l'enseignement de l'eglise en dedans de l'eglise et non au dehors. Surtout je considere comme une derision de faire surveiller, au nom de l'etat, par le clerge l'enseignement du clerge. En un mot, je veux, je le repete, ce que voulaient nos peres, l'eglise chez elle et l'etat chez lui. (Oui! oui!)
L'assemblee voit deja clairement pourquoi je repousse le projet de loi; mais j'acheve de m'expliquer.
Messieurs, comme je vous l'indiquais tout a l'heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique, c'est une loi strategique. (Chuchotements.)
Je m'adresse, non, certes, au venerable eveque de Langres, non a quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon redige, du moins inspire le projet de loi, a ce parti a la fois eteint et ardent, au parti clerical. Je ne sais pas s'il est dans le gouvernement, je ne sais pas s'il est dans l'assemblee (mouvement); mais je le sens un peu partout. (Nouveau mouvement.) Il a l'oreille fine, il m'entendra. (On rit.) Je m'adresse donc au parti clerical, et je lui dis: Cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me defie de vous. Instruire, c'est construire. (Sensation.) Je me defie de ce que vous construisez. (Tres bien! tres bien!)
Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'ame des enfants, le developpement des intelligences neuves qui s'ouvrent a la vie, l'esprit des generations nouvelles, c'est-a-dire l'avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l'avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)
Il ne me suffit pas que les generations nouvelles nous succedent, j'entends qu'elles nous continuent. Voila pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a ete fait par nos peres soit defait par vous. Apres cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolonge.)
Votre loi est une loi qui a un masque. (Bravo!)
Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C'est une pensee d'asservissement qui prend les allures de la liberte. C'est une confiscation intitulee donation. Je n'en veux pas. (Applaudissements a gauche.)
C'est votre habitude. Quand vous forgez une chaine, vous dites: Voici une liberte! Quand vous faites une proscription, vous criez: Voila une amnistie! (Nouveaux applaudissements.)
Ah! je ne vous confonds pas avec l'eglise, pas plus que je ne confonds le gui avec le chene. Vous etes les parasites de l'eglise, vous etes la maladie de l'eglise. (On rit.) Ignace est l'ennemi de Jesus. (Vive approbation a gauche.) Vous etes, non les croyants, mais les sectaires d'une religion que vous ne comprenez pas. Vous etes les metteurs en scene de la saintete. Ne melez pas l'eglise a vos affaires, a vos combinaisons, a vos strategies, a vos doctrines, a vos ambitions. Ne l'appelez pas votre mere pour en faire votre servante. (Profonde sensation.) Ne la tourmentez pas sous le pretexte de lui apprendre la politique. Surtout ne l'identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites. M. l'eveque de Langres vous l'a dit. (On rit.)
Voyez comme elle deperit depuis qu'elle vous a! Vous vous faites si peu aimer que vous finiriez par la faire hair! En verite, je vous le dis (on rit), elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n'y serez plus, on y reviendra. Laissez-la, cette venerable eglise, cette venerable mere, dans sa solitude, dans son abnegation, dans son humilite. Tout cela compose sa grandeur! Sa solitude lui attirera la foule, son abnegation est sa puissance, son humilite est sa majeste. (Vive adhesion.)
Vous parlez d'enseignement religieux! Savez-vous quel est le veritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu'il ne faut pas troubler? C'est la soeur de charite au chevet du mourant. C'est le frere de la Merci rachetant l'esclave. C'est Vincent de Paul ramassant l'enfant trouve. C'est l'eveque de Marseille au milieu des pestiferes. C'est l'archeveque de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s'inquietant peu de recevoir la mort, pourvu qu'il apporte la paix. (Bravo!) Voila le veritable enseignement religieux, l'enseignement religieux reel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l'humanite, fait encore plus de chretiens que vous n'en defaites! (Longs applaudissements a gauche.)
Ah! nous vous connaissons! nous connaissons le parti clerical. C'est un vieux parti qui a des etats de service. (On rit.) C'est lui qui monte la garde a la porte de l'orthodoxie. (On rit.) C'est lui qui a trouve pour la verite ces deux etais merveilleux, l'ignorance et l'erreur. C'est lui qui fait defense a la science et au genie d'aller au dela du missel et qui veut cloitrer la pensee dans le dogme. Tous les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits malgre lui. Son histoire est ecrite dans l'histoire du progres humain, mais elle est ecrite au verso. (Sensation.) Il s'est oppose a tout. (On rit.)
C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les etoiles ne tomberaient pas. C'est lui qui a applique Campanella vingt-sept fois a la question pour avoir affirme que le nombre des mondes etait infini et entrevu le secret de la creation. C'est lui qui a persecute Harvey pour avoir prouve que le sang circulait. De par Josue, il a enferme Galilee; de par saint Paul, il a emprisonne Christophe Colomb. (Sensation.) Decouvrir la loi du ciel, c'etait une impiete; trouver un monde, c'etait une heresie. C'est lui qui a anathematise Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Moliere au nom de la morale et de la religion. Oh! oui, certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui etes le parti clerical, nous vous connaissons. Voila longtemps deja que la conscience humaine se revolte contre vous et vous demande: Qu'est-ce que vous me voulez? Voila longtemps deja que vous essayez de mettre un baillon a l'esprit humain. (Acclamations a gauche.)
Et vous voulez etre les maitres de l'enseignement! Et il n'y a pas un poete, pas un ecrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez! Et tout ce qui a ete ecrit, trouve, reve, deduit, illumine, imagine, invente par les genies, le tresor de la civilisation, l'heritage seculaire des generations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez! Si le cerveau de l'humanite etait la devant vos yeux, a votre discretion, ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures! (Oui! oui!) Convenez-en! (Mouvement prolonge.)
Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d'un bout a l'autre une emanation superieure, un livre qui est pour l'univers ce que le koran est pour l'islamisme, ce que les vedas sont pour l'Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine eclairee par toute la sagesse divine, un livre que la veneration des peuples appelle le Livre, la Bible! Eh bien! votre censure a monte jusque-la! Chose inouie! des papes ont proscrit la Bible! Quel etonnement pour les esprits sages, quelle epouvante pour les coeurs simples, de voir l'index de Rome pose sur le livre de Dieu! (Vive adhesion a gauche.)
Et vous reclamez la liberte d'enseigner! Tenez, soyons sinceres, entendons-nous sur la liberte que vous reclamez; c'est la liberte de ne pas enseigner. (Applaudissements a gauche.—Vives reclamations a droite.)
Ah! vous voulez qu'on vous donne des peuples a instruire! Fort bien.—Voyons vos eleves. Voyons vos produits. (On rit.) Qu'est-ce que vous avez fait de l'Italie? Qu'est-ce que vous avez fait de l'Espagne? Depuis des siecles vous tenez dans vos mains, a votre discretion, a votre ecole, sous votre ferule, ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres; qu'en avez-vous fait? (Mouvement.)
Je vais vous le dire. Grace a vous, l'Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu'avec une inexprimable douleur filiale, l'Italie, cette mere des genies et des nations, qui a repandu sur l'univers toutes les plus eblouissantes merveilles de la poesie et des arts, l'Italie, qui a appris a lire au genre humain, l'Italie aujourd'hui ne sait pas lire! (Profonde sensation.)
Oui, l'Italie est de tous les etats de l'Europe celui ou il y a le moins de natifs sachant lire! (Reclamations a droite.—Cris violents.)
L'Espagne, magnifiquement dotee, l'Espagne, qui avait recu des romains sa premiere civilisation, des arabes sa seconde civilisation, de la providence, et malgre vous, un monde, l'Amerique; l'Espagne a perdu, grace a vous, grace a votre joug d'abrutissement, qui est un joug de degradation et d'amoindrissement (applaudissements a gauche), l'Espagne a perdu ce secret de la puissance qu'elle tenait des romains, ce genie des arts qu'elle tenait des arabes, ce monde qu'elle tenait de Dieu, et, en echange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a recu de vous l'inquisition. (Mouvement.)
L'inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd'hui de rehabiliter avec une timidite pudique dont je les honore. (Longue hilarite a gauche.—Reclamations a droite.) L'inquisition, qui a brule sur le bucher ou etouffe dans les cachots cinq millions d'hommes! (Denegations a droite.) Lisez l'histoire! L'inquisition, qui exhumait les morts pour les bruler comme heretiques (C'est vrai!), temoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L'inquisition, qui declarait les enfants des heretiques, jusqu'a la deuxieme generation, infames et incapables d'aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrets, ceux qui auraient denonce leur pere! (Long mouvement.) L'inquisition, qui, a l'heure ou je parle, tient encore dans la bibliotheque vaticane les manuscrits de Galilee clos et scelles sous le scelle de l'index! (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l'Espagne de ce que vous lui otiez et de ce que vous lui donniez, vous l'avez surnommee la Catholique! (Rumeurs a droite.)
Ah! savez-vous? vous avez arrache a l'un de ses plus grands hommes ce cri douloureux qui vous accuse: "J'aime mieux qu'elle soit la Grande que la Catholique!" (Cris a droite. Longue interruption.—Plusieurs membres interpellent violemment l'orateur.)
Voila vos chefs-d'oeuvre! Ce foyer qu'on appelait l'Italie, vous l'avez eteint. Ce colosse qu'on appelait l'Espagne, vous l'avez mine. L'une est en cendres, l'autre est en ruine. Voila ce que vous avez fait de deux grands peuples. Qu'est-ce que vous voulez faire de la France? (Mouvement prolonge.)
Tenez, vous venez de Rome; je vous fais compliment. Vous avez eu la un beau succes, (Rires et bravos a gauche.) Vous venez de baillonner le peuple romain; maintenant vous voulez baillonner le peuple francais. Je comprends, cela est encore plus beau, cela tente. Seulement, prenez garde! c'est malaise. Celui-ci est un lion tout a fait vivant. (Agitation.)
A qui en voulez-vous donc? Je vais vous le dire. Vous en voulez a la raison humaine. Pourquoi? Parce qu'elle fait le jour. (Oui! oui! Non! non!)
Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune? C'est cette enorme quantite de lumiere libre que la France degage depuis trois siecles, lumiere toute faite de raison, lumiere aujourd'hui plus eclatante que jamais, lumiere qui fait de la nation francaise la nation eclairante, de telle sorte qu'on apercoit la clarte de la France sur la face de tous les peuples de l'univers. (Sensation.) Eh bien, cette clarte de la France, cette lumiere libre, cette lumiere directe, cette lumiere qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voila ce que vous voulez eteindre, voila ce que nous voulons conserver! (Oui! oui!—Bravos a gauche.)
Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu'elle confisque l'enseignement primaire, parce qu'elle degrade l'enseignement secondaire, parce qu'elle abaisse le niveau de la science, parce qu'elle diminue mon pays. (Sensation.)
Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de coeur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, pour une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traites de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme par votre loi! (Vifs applaudissements a gauche.)
Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d'adresser ici, du haut de la tribune, au parti clerical, au parti qui nous envahit (Ecoutez! ecoutez!), un conseil serieux. (Rumeurs a droite.)