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Actes et Paroles, Volume 1

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Ce n'est pas l'habilete qui lui manque. Quand les circonstances l'aident, il est fort, tres fort, trop fort! (Mouvement.) Il sait l'art de maintenir une nation dans un etat mixte et lamentable, qui n'est pas la mort, mais qui n'est plus la vie. (C'est vrai!) Il appelle cela gouverner. (Rires.) C'est le gouvernement par la lethargie. (Nouveaux rires.)

Mais qu'il y prenne garde, rien de pareil ne convient a la France. C'est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, a cette France, l'ideal que voici: la sacristie souveraine, la liberte trahie, l'intelligence vaincue et liee, les livres dechires, le prone remplacant la presse, la nuit faite dans les esprits par l'ombre des soutanes, et les genies mates par les bedeaux! (Acclamations a gauche.—Denegations furieuses a droite.)

C'est vrai, le parti clerical est habile; mais cela ne l'empeche pas d'etre naif. (Hilarite.) Quoi! il redoute le socialisme! Quoi! il voit monter le flot, a ce qu'il dit, et il lui oppose, a ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle a claire-voie! Il voit monter le flot, et il s'imagine que la societe sera sauvee parce qu'il aura combine, pour la defendre, les hypocrisies sociales avec les resistances materielles, et qu'il aura mis un jesuite partout ou il n'y a pas un gendarme! (Rires et applaudissements.) Quelle pitie!

Je le repete, qu'il y prenne garde, le dix-neuvieme siecle lui est contraire. Qu'il ne s'obstine pas, qu'il renonce a maitriser cette grande epoque pleine d'instincts profonds et nouveaux, sinon il ne reussira qu'a la courroucer, il developpera imprudemment le cote redoutable de notre temps, et il fera surgir des eventualites terribles. Oui, avec ce systeme qui fait sortir, j'y insiste, l'education de la sacristie et le gouvernement du confessionnal…. (Longue interruption. Cris: A l'ordre! Plusieurs membres de la droite se levent. M. le president et M. Victor Hugo echangent un colloque gui ne parvient pas jusqu'a nous. Violent tumulte. L'orateur reprend, en se tournant vers la droite:)

Messieurs, vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberte de l'enseignement; tachez de vouloir un peu la liberte de la tribune. (On rit. Le bruit s'apaise.)

Avec ces doctrines qu'une logique inflexible et fatale entraine, malgre les hommes eux-memes, et feconde pour le mal, avec ces doctrines qui font horreur quand on les regarde dans l'histoire…. (Nouveaux cris: A l'ordre. L'orateur s'interrompant:) Messieurs, le parti clerical, je vous l'ai dit, nous envahit. Je le combats, et au moment ou ce parti se presente une loi a la main, c'est mon droit de legislateur d'examiner cette loi et d'examiner ce parti. Vous ne m'empecherez pas de le faire. (Tres bien!) Je continue.

Oui, avec ce systeme-la, cette doctrine-la et cette histoire-la, que le parti clerical le sache, partout ou il sera, il engendrera des revolutions; partout, pour eviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. (Sensation.) Voila ce qui fait du parti qui s'intitule parti catholique un serieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent egalement pour les nations le bouleversement anarchique et l'assoupissement sacerdotal, jettent le cri d'alarme. Pendant qu'il en est temps encore, qu'on y songe bien! (Clameurs a droite.)

Vous m'interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix. Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnete homme! (Ecoutez! ecoutez!) Ah ca, messieurs, est-ce que je vous serais suspect, par hasard?

CRIS A DROITE.—Oui! oui!

M. VICTOR HUGO.—Quoi! je vous suis suspect! Vous le dites?

CRIS A DROITE.—Oui! oui!

(Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se leve et interpelle l'orateur impassible a la tribune.)

Eh bien! sur ce point, il faut s'expliquer. (Le silence se retablit.) C'est en quelque sorte un fait personnel. Vous ecouterez, je le pense, une explication que vous avez provoquee vous-memes. Ah! je vous suis suspect! Et de quoi? Je vous suis suspect! Mais l'an dernier, je defendais l'ordre en peril comme je defends aujourd'hui la liberte menacee! comme je defendrai l'ordre demain, si le danger revient de ce cote-la. (Mouvement.)

Je vous suis suspect! Mais vous etais-je suspect quand j'accomplissais mon mandat de representant de Paris, en prevenant l'effusion du sang dans les barricades de juin? (Bravos a gauche. Nouveaux cris a droite. Le tumulte recommence.)

Eh bien! vous ne voulez pas meme entendre une voix qui defend resolument la liberte! Si je vous suis suspect, vous me l'etes aussi. Entre nous le pays jugera. (Tres bien! tres bien!)

Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-etre un de ceux qui ont eu le bonheur de rendre a la cause de l'ordre, dans les temps difficiles, dans un passe recent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier, je ne les rappelle pas. Mais au moment ou je parle, j'ai le droit de m'y appuyer. (Non! non!—Si! si!)

Eh bien! appuye sur ce passe, je le declare, dans ma conviction, ce qu'il faut a la France, c'est l'ordre, mais l'ordre vivant, qui est le progres; c'est l'ordre tel qu'il resulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple; c'est l'ordre se faisant a la fois dans les faits et dans les idees par le plein rayonnement de l'intelligence nationale. C'est tout le contraire de votre loi! (Vive adhesion a gauche.)

Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberte et non la compression, la croissance continue et non l'amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le neant! (Bravo! a gauche.) Quoi! voila les lois que vous nous apportez! Quoi! vous gouvernants, vous legislateurs, vous voulez vous arreter! vous voulez arreter la France! Vous voulez petrifier la pensee humaine, etouffer le flambeau divin, materialiser l'esprit! (Oui! oui! Non! non!) Mais vous ne voyez donc pas les elements memes du temps ou vous etes. Mais vous etes donc dans votre siecle comme des etrangers! (Profonde sensation.)

Quoi! c'est dans ce siecle, dans ce grand siecle des nouveautes, des avenements, des decouvertes, des conquetes, que vous revez l'immobilite! (Tres bien!) C'est dans le siecle de l'esperance que vous proclamez le desespoir! (Bravo!) Quoi! vous jetez a terre, comme des hommes de peine fatigues, la gloire, la pensee, l'intelligence, le progres, l'avenir, et vous dites: C'est assez! n'allons pas plus loin; arretons-nous! (Denegations a droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s'accroit, se transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous! (Mouvement.)

Ah! vous voulez vous arreter! Eh bien! je vous le repete avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les ecroulements, je vous avertis la mort dans l'ame (on rit a droite), vous ne voulez pas du progres? vous aurez les revolutions! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insenses pour dire: L'humanite ne marchera pas, Dieu repond par la terre qui tremble!

(Longs applaudissements a gauche. L'orateur, descendant de la tribune, est entoure par une foule de membres qui le felicitent. L'assemblee se separe en proie a une vive emotion.)

V

LA DEPORTATION

[Note: Par son message du 31 octobre 1849, M. Louis Bonaparte avait congedie un ministere independant et charge un ministere subalterne de l'execution de sa pensee.

Quelques jours apres, M. Rouher, ministre de la justice, presenta un projet de loi sur la deportation.

Ce projet contenait deux dispositions principales, la deportation simple dans l'ile de Pamanzi et les Marquises, et la deportation compliquee de la detention dans une enceinte fortifiee, la citadelle de Zaoudzi, pres l'ile Mayotte.

La commission nommee par l'assemblee adopta la pensee du projet, l'emprisonnement dans l'exil. Elle l'aggrava meme en ce sens qu'elle autorisait l'application retroactive de la loi aux condamnes anterieurement a sa promulgation. Elle substitua l'ile de Noukahiva a l'ile de Pamanzi, et la forteresse de Vaithau, iles Marquises, a la citadelle de Zaoudzi.

C'etait bien la ce que le deporte Troncon-Ducoudray avait qualifie la guillotine seche.

M. Victor Hugo prit la parole contre cette loi dans la seance du 5 avril 1850.

Le lendemain du jour ou ce discours fut prononce, une souscription fut faite pour le repandre dans toute la France. M. Emile de Girardin demanda qu'une medaille fut frappee a l'effigie de l'orateur, et portat pour inscription la date, 5 avril 1850, et ces paroles extraites du discours:

"Quand les hommes mettent dans une loi l'injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l'ont faite."

Le gouvernement permit la medaille, mais defendit l'inscription. (Note de l'editeur.)]

5 avril 1850.

Messieurs, parmi les journees de fevrier, journees qu'on ne peut comparer a rien dans l'histoire, il y eut un jour admirable, ce fut celui ou cette voix souveraine du peuple qui, a travers les rumeurs confuses de la place publique, dictait les decrets du gouvernement provisoire, prononca cette grande parole: La peine de mort est abolie en matiere politique. (Tres bien!) Ce jour-la, tous les coeurs genereux, tous les esprits serieux tressaillirent. Et en effet, voir le progres sortir immediatement, sortir calme et majestueux d'une revolution toute fremissante; voir surgir au-dessus des masses emues le Christ vivant et couronne; voir du milieu de cet immense ecroulement de lois humaines se degager dans toute sa splendeur la loi divine (Bravo!); voir la multitude se comporter comme un sage; voir toutes ces passions, toutes ces intelligences, toutes ces ames, la veille encore pleines de colere, toutes ces bouches qui venaient de dechirer des cartouches, s'unir et se confondre dans un seul cri, le plus beau qui puisse etre pousse par la voix humaine: Clemence! c'etait la, messieurs, pour les philosophes, pour les publicistes, pour l'homme chretien, pour l'homme politique, ce fut pour la France et pour l'Europe un magnifique spectacle. Ceux memes que les evenements de fevrier froissaient dans leurs interets, dans leurs sentiments, dans leurs affections, ceux memes qui gemissaient, ceux memes qui tremblaient, applaudirent et reconnurent que les revolutions peuvent meler le bien a leurs explosions les plus violentes, et qu'elles ont cela de merveilleux qu'il leur suffit d'une heure sublime pour effacer toutes les heures terribles. (Sensation.)

Du reste, messieurs, ce triomphe subit et eblouissant, quoique partiel, du dogme qui prescrit l'inviolabilite de la vie humaine, n'etonna pas ceux qui connaissent la puissance des idees. Dans les temps ordinaires, dans ce qu'on est convenu d'appeler les temps calmes, faute d'apercevoir le mouvement profond qui se fait sous l'immobilite apparente de la surface, dans les epoques dites epoques paisibles, on dedaigne volontiers les idees; il est de bon gout de les railler. Reve, declamation, utopie! s'ecrie-t-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont materiels, plus ils sont estimes. On ne fait cas que des gens d'affaires, des esprits pratiques, comme on dit dans un certain jargon (Tres bien!), et de ces hommes positifs, qui ne sont, apres tout, que des hommes negatifs. (C'est vrai!)

Mais qu'une revolution eclate, les hommes d'affaires, les gens habiles, qui semblaient des colosses, ne sont plus que des nains; toutes les realites qui n'ont plus la proportion des evenements nouveaux s'ecroulent et s'evanouissent; les faits materiels tombent, et les idees grandissent jusqu'au ciel. (Mouvement.)

C'est ainsi, par cette soudaine force d'expansion que les idees acquierent en temps de revolution, que s'est faite cette grande chose, l'abolition de la peine de mort en matiere politique.

Messieurs, cette grande chose, ce decret fecond qui contient en germe tout un code, ce progres, qui etait plus qu'un progres, qui etait un principe, l'assemblee constituante l'a adopte et consacre. Elle l'a place, je dirais presque au sommet de la constitution, comme une magnifique avance faite par l'esprit de la revolution a l'esprit de la civilisation, comme une conquete, mais surtout comme une promesse, comme une sorte de porte ouverte qui laisse penetrer, au milieu des progres obscurs et incomplets du present, la lumiere sereine de l'avenir.

Et en effet, dans un temps donne, l'abolition de la peine capitale en matiere politique doit amener et amenera necessairement, par la toute-puissance de la logique, l'abolition pure et simple de la peine de mort! (Oui! oui!)

Eh bien, messieurs, cette promesse, il s'agit aujourd'hui de la retirer! cette conquete, il s'agit d'y renoncer! ce principe, c'est-a-dire la chose qui ne recule pas, il s'agit de le briser! cette journee memorable de fevrier, marquee par l'enthousiasme d'un grand peuple et par l'enfantement d'un grand progres, il s'agit de la rayer de l'histoire! Sous le titre modeste de loi sur la deportation, le gouvernement nous apporte et votre commission vous propose d'adopter un projet de loi que le sentiment public, qui ne se trompe pas, a deja traduit et resume en une seule ligne, que voici: La peine de mort est retablie en matiere politique. (Bravos a gauche.—Denegations a droite.—Il n'est pas question de cela!—On comble une lacune du code! voila tout.—C'est pour remplacer la peine capitale!)

Vous l'entendez, messieurs, les auteurs du projet, les membres de la commission, les honorables chefs de la majorite se recrient et disent:—Il n'est pas question de cela le moins du monde. Il y a une lacune dans le code penal, on veut la remplir, rien de plus; on veut simplement remplacer la peine de mort.—N'est-ce pas? C'est bien la ce qu'on a dit? On veut donc simplement remplacer la peine de mort, et comment s'y prend-on? On combine le climat … Oui, quoi que vous fassiez, messieurs, vous aurez beau chercher, choisir, explorer, aller des Marquises a Madagascar, et revenir de Madagascar aux Marquises, aux Marquises, que M. l'amiral Bruat appelle le tombeau des europeens, le climat du lieu de deportation sera toujours, compare a la France, un climat meurtrier, et l'acclimatement, deja tres difficile pour des personnes libres, satisfaites, placees dans les meilleures conditions d'activite et d'hygiene, sera impossible, entendez-vous bien? absolument impossible pour de malheureux detenus. (C'est vrai!)

Je reprends. On veut donc simplement remplacer la peine de mort. Et que fait-on? On combine le climat, l'exil et la prison. Le climat donne sa malignite, l'exil son accablement, la prison son desespoir; au lieu d'un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacee. (Profonde sensation.) Ah! quittez ces precautions de paroles, quittez cette phraseologie hypocrite; soyez du moins sinceres, et dites avec nous: La peine de mort est retablie! (Bravo! a gauche.)

Oui, retablie; oui, c'est la peine de mort! et, je vais vous le prouver tout a l'heure, moins terrible en apparence, plus horrible en realite! (C'est vrai! c'est cela.)

Mais, voyons, discutons froidement. Apparemment vous ne voulez pas faire seulement une loi severe, vous voulez faire aussi une loi executable, une loi qui ne tombe pas en desuetude le lendemain de sa promulgation? Eh bien! pesez ceci:

Quand vous deposez un exces de severite dans la loi, vous y deposez l'impuissance. (Oui! oui! c'est vrai!) Vouloir faire rendre trop a la severite de la loi, c'est le plus sur moyen de ne lui faire rendre rien. Savez-vous pourquoi? C'est parce que la peine juste a, au fond de toutes les consciences, de certaines limites qu'il n'est pas au pouvoir du legislateur de deplacer. Le jour ou, par votre ordre, la loi veut transgresser cette limite, cette limite sacree, cette limite tracee dans l'equite de l'homme par le doigt meme de Dieu, la loi rencontre la conscience qui lui defend de passer outre. D'accord avec l'opinion, avec l'etat des esprits, avec le sentiment public, avec les moeurs, la loi peut tout. En lutte avec ces forces vives de la societe et de la civilisation, elle ne peut rien. Les tribunaux hesitent, les jurys acquittent, les textes defaillent et meurent sous l'oeil stupefait des juges. (Mouvement.) Songez-y, messieurs, tout ce que la penalite construit en dehors de la justice s'ecroule promptement, et, je le dis pour tous les partis, eussiez-vous bati vos iniquites en granit, a chaux et a ciment, il suffira pour les jeter a terre d'un souffle (Oui! oui!), de ce souffle qui sort de toutes les bouches et qu'on appelle l'opinion. (Sensation.) Je le repete, et voici la formule du vrai dans cette matiere: Toute loi penale a de moins en puissance ce qu'elle a de trop en severite. (C'est vrai!)

Mais je suppose que je me trompe dans mon raisonnement, raisonnement, remarquez-le bien, que je pourrais appuyer d'une foule de preuves. J'admets que je me trompe. Je suppose que cette nouveaute penale ne tombera pas immediatement en desuetude. Je vous accorde qu'apres avoir vote une pareille loi, vous aurez ce grand malheur de la voir executee. C'est bien. Maintenant, permettez-moi deux questions: Ou est l'opportunite d'une telle loi? ou en est la necessite? L'opportunite? nous dit-on. Oubliez-vous les attentats d'hier, de tous les jours, le 15 mai, le 23 juin, le 13 juin? La necessite? Mais est-ce qu'il n'est pas necessaire d'opposer a ces attentats, toujours possibles, toujours flagrants, une repression enorme, une immense intimidation? La revolution de fevrier nous a ote la guillotine. Nous faisons comme nous pouvons pour la remplacer; nous faisons de notre mieux. (Mouvement prolonge.)

Je m'en apercois. (On rit.)

Avant d'aller plus loin, un mot d'explication.

Messieurs, autant que qui que ce soit, et j'ai le droit de le dire, et je crois l'avoir prouve, autant que qui que ce soit, je repousse et je condamne, sous un regime de suffrage universel, les actes de rebellion et de desordre, les recours a la force brutale. Ce qui convient a un grand peuple souverain de lui-meme, a un grand peuple intelligent, ce n'est pas l'appel aux armes, c'est l'appel aux idees. (Sensation.) Pour moi, et ce doit etre, du reste, l'axiome de la democratie, le droit de suffrage abolit le droit d'insurrection. C'est en cela que le suffrage universel resout et dissout les revolutions. (Applaudissements.)

Voila le principe, principe incontestable et absolu; j'y insiste. Pourtant, je dois le dire, dans l'application penale, les incertitudes naissent. Quand de funestes et deplorables violations de la paix publique donnent lieu a des poursuites juridiques, rien n'est plus difficile que de preciser les faits et de proportionner la peine au delit. Tous nos proces politiques l'ont prouve.

Quoi qu'il en soit, la societe doit se defendre. Je suis sur ce point pleinement d'accord avec vous. La societe doit se defendre, et vous devez la proteger. Ces troubles, ces emeutes, ces insurrections, ces complots, ces attentats, vous voulez les empecher, les prevenir, les reprimer. Soit; je le veux comme vous.

Mais est-ce que vous avez besoin d'une penalite nouvelle pour cela? Lisez le code. Voyez-y la definition de la deportation. Quel immense pouvoir pour l'intimidation et pour le chatiment!

Tournez-vous donc vers la penalite actuelle! remarquez tout ce qu'elle remet de terrible entre vos mains!

Quoi! voila un homme, un homme que le tribunal special a condamne! un homme frappe pour le plus incertain de tous les delits, un delit politique, par la plus incertaine de toutes les justices, la justice politique!…. (Rumeurs a droite.—Longue interruption.)

Messieurs, je m'etonne de cette interruption. Je respecte toutes les juridictions legales et constitutionnelles; mais quand je qualifie la justice politique en general comme je viens de le faire, je ne fais que repeter ce qu'a dit dans tous les siecles la philosophie de tous les peuples, et je ne suis que l'echo de l'histoire.

Je poursuis.

Voila un homme que le tribunal special a condamne.

Cet homme, un arret de deportation vous le livre. Remarquez ce que vous pouvez en faire, remarquez le pouvoir que la loi vous donne! Je dis le code penal actuel, la loi actuelle, avec sa definition de la deportation.

Cet homme, ce condamne, ce criminel selon les uns, ce heros selon les autres, car c'est la le malheur des temps…. (Explosion de murmures a droite.)

M. LE PRESIDENT.—Quand la justice a prononce, le criminel est criminel pour tout le monde, et ne peut etre un heros que pour ses complices. (Bravos a droite.)

M. VICTOR HUGO.—Je ferai remarquer ceci a monsieur le president Dupin: le marechal Ney, juge en 1815, a ete declare criminel par la justice. Il est un heros, pour moi, et je ne suis pas son complice. (Longs applaudissements a gauche.)

Je reprends. Ce condamne, ce criminel selon les uns, ce heros selon les autres, vous le saisissez; vous le saisissez au milieu de sa renommee, de son influence, de sa popularite; vous l'arrachez a tout, a sa femme, a ses enfants, a ses amis, a sa famille, a sa patrie; vous le deracinez violemment de tous ses interets et de toutes ses affections; vous le saisissez encore tout plein du bruit qu'il faisait et de la clarte qu'il repandait, et vous le jetez dans les tenebres, dans le silence, a on ne sait quelle distance effrayante du sol natal. (Sensation.) Vous le tenez la, seul, en proie a lui-meme, a ses regrets, s'il croit avoir ete un homme necessaire a son pays; a ses remords, s'il reconnait avoir ete un homme fatal. Vous le tenez la, libre, mais garde, nul moyen d'evasion, garde par une garnison qui occupe l'ile, garde par un stationnaire qui surveille la cote, garde par l'ocean, qui ouvre entre cet homme et la patrie un gouffre de quatre mille lieues. Vous tenez cet homme la, incapable de nuire, sans echos autour de lui, ronge par l'isolement, par l'impuissance et par l'oubli, decouronne, desarme, brise, aneanti!

Et cela ne vous suffit pas! (Mouvement.)

Ce vaincu, ce proscrit, ce condamne de la fortune, cet homme politique detruit, cet homme populaire terrasse, vous voulez l'enfermer! Vous voulez faire cette chose sans nom qu'aucune legislation n'a encore faite, joindre aux tortures de l'exil les tortures de la prison! multiplier une rigueur par une cruaute! (C'est vrai!) Il ne vous suffit pas d'avoir mis sur cette tete la voute du ciel tropical, vous voulez y ajouter encore le plafond du cabanon! Cet homme, ce malheureux homme, vous voulez le murer vivant dans une forteresse qui, a cette distance, nous apparait avec un aspect si funebre, que vous qui la construisez, oui, je vous le dis, vous n'etes pas surs de ce que vous batissez la, et que vous ne savez pas vous-memes si c'est un cachot ou si c'est un tombeau! (Mouvement prolonge.)

Vous voulez que lentement, jour par jour, heure par heure, a petit feu, cette ame, cette intelligence, cette activite,—cette ambition, soit!—ensevelie toute vivante, toute vivante, je le repete, a quatre mille lieues de la patrie, sous ce soleil etouffant, sous l'horrible pression de cette prison-sepulcre, se torde, se creuse, se devore, desespere, demande grace, appelle la France, implore l'air, la vie, la liberte, et agonise et expire miserablement! Ah! c'est monstrueux! (Profonde sensation.) Ah! je proteste d'avance au nom de l'humanite! Ah! vous etes sans pitie et sans coeur! Ce que vous appelez une expiation, je l'appelle un martyre; et ce que vous appelez une justice, je l'appelle un assassinat! (Acclamations a gauche.)

Mais levez-vous donc, catholiques, pretres, eveques, hommes de la religion qui siegez dans cette assemblee et que je vois au milieu de nous! levez-vous, c'est votre role! Qu'est-ce que vous faites sur vos bancs? Montez a cette tribune, et venez, avec l'autorite de vos saintes croyances, avec l'autorite de vos saintes traditions, venez dire a ces inspirateurs de mesures cruelles, a ces applaudisseurs de lois barbares, a ceux qui poussent la majorite dans cette voie funeste, dites-leur que ce qu'ils font la est mauvais, que ce qu'ils font la est detestable, que ce qu'ils font la est impie! (Oui! oui!) Rappelez-leur que c'est une loi de mansuetude que le Christ est venu apporter au monde, et non une loi de cruaute; dites-leur que le jour ou l'Homme-Dieu a subi la peine de mort, il l'a abolie (Bravo! a gauche); car il a montre que la folle justice humaine pouvait frapper plus qu'une tete innocente, qu'elle pouvait frapper une tete divine! (Sensation.)

Dites aux auteurs, dites aux defenseurs de ce projet, dites a ces grands politiques que ce n'est pas en faisant agoniser des miserables dans une cellule, a quatre mille lieues de leur pays, qu'ils apaiseront la place publique; que, bien au contraire, ils creent un danger, le danger d'exasperer la pitie du peuple et de la changer en colere. (Oui! oui!) Dites a ces hommes d'etre humains; ordonnez-leur de redevenir chretiens; enseignez-leur que ce n'est pas avec des lois impitoyables qu'on defend les gouvernements et qu'on sauve les societes; que ce qu'il faut aux temps douloureux que nous traversons, aux coeurs et aux esprits malades, ce qu'il faut pour resoudre une situation qui resulte surtout de beaucoup de malentendus et de beaucoup de definitions mal faites, ce ne sont pas des mesures de represailles, de reaction, de rancune et d'acharnement, mais des lois genereuses, des lois cordiales, des lois de concorde et de sagesse, et que le dernier mot de la crise sociale ou nous sommes, je ne me lasserai pas de le repeter, non! ce n'est pas la compression, c'est la fraternite; car la fraternite, avant d'etre la pensee du peuple, etait la pensee de Dieu! (Nouvelles acclamations.)

Vous vous taisez!—Eh bien! je continue. Je m'adresse a vous, messieurs les ministres, je m'adresse a vous, messieurs les membres de la commission. Je presse de plus pres encore l'idee de votre citadelle, ou de votre forteresse, puisqu'on choque votre sensibilite en appelant cela une citadelle. (On rit.)

Quand vous aurez institue ce penitentiaire des deportes, quand vous aurez cree ce cimetiere, avez-vous essaye de vous imaginer ce qui arriverait la-bas? Avez-vous la moindre idee de ce qui s'y passera? Vous etes-vous dit que vous livriez les hommes frappes par la justice politique a l'inconnu et a ce qu'il y a de plus horrible dans l'inconnu? Etes-vous entres avec vous-memes dans le detail de tout ce que renferme d'abominable cette idee, cette affreuse idee de la reclusion dans la deportation? (Murmures a droite.)

Tenez, en commencant, j'ai essaye de vous indiquer et de caracteriser d'un mot ce que serait ce climat, ce que serait cet exil, ce que serait ce cabanon. Je vous ai dit que ce seraient trois bourreaux. Il y en a un quatrieme que j'oubliais, c'est le directeur du penitencier. Vous etes-vous rappele Jeannet, le bourreau de Sinnamari? Vous etes-vous rendu compte de ce que serait, je dirais presque necessairement, l'homme quelconque qui acceptera, a la face du monde civilise, la charge morale de cet odieux etablissement des iles Marquises, l'homme qui consentira a etre le fossoyeur de cette prison et le geolier de cette tombe? (Long mouvement.)

Vous etes-vous figure, si loin de tout controle et de tout redressement, dans cette irresponsabilite complete, avec une autorite sans limite et des victimes sans defense, la tyrannie possible d'une ame mechante et basse? Messieurs, les Sainte-Helene produisent les Hudson Lowe. (Bravo!) Eh bien! vous etes-vous represente toutes les tortures, tous les raffinements, tous les desespoirs qu'un homme qui aurait le temperament de Hudson Lowe pourrait inventer pour des hommes qui n'auraient pas l'aureole de Napoleon?

Ici, du moins, en France, a Doullens, au Mont-Saint-Michel…. (L'orateur s'interrompt. Mouvement d'attention.)

Et puisque ce nom m'est venu a la bouche, je saisis cette occasion pour annoncer a M. le ministre de l'interieur que je compte prochainement lui adresser une question sur des faits monstrueux qui se seraient accomplis dans cette prison du Mont-Saint-Michel. (Chuchotements.—A gauche: Tres bien!—L'orateur reprend.) Dans nos prisons de France, a Doullens, au Mont-Saint-Michel, qu'un abus se produise, qu'une iniquite se tente, les journaux s'inquietent, l'assemblee s'emeut, et le cri du prisonnier parvient au gouvernement et au peuple, repercute par le double echo de la presse et de la tribune. Mais dans votre citadelle des iles Marquises, le patient sera reduit a soupirer douloureusement:

Ah! si le peuple le savait! (Tres bien!) Oui, la, la-bas, a cette epouvantable distance, dans ce silence, dans cette solitude muree, ou n'arrivera et d'ou ne sortira aucune voix humaine, a qui se plaindra le miserable prisonnier? qui l'entendra? Il y aura entre sa plainte et vous le bruit de toutes les vagues de l'ocean. (Sensation profonde.)

Messieurs, l'ombre et le silence de la mort peseront sur cet effroyable bagne politique.

Rien n'en transpirera, rien n'en arrivera jusqu'a vous, rien! … si ce n'est de temps en temps, par intervalles, une nouvelle lugubre qui traversera les mers, qui viendra frapper en France et en Europe, comme un glas funebre, sur le timbre vivant et douloureux de l'opinion, et qui vous dira: Tel condamne est mort! (Agitation.)

Ce condamne, ce sera, car a cette heure supreme on ne voit plus que le merite d'un homme, ce sera un publiciste celebre, un historien renomme, un ecrivain illustre, un orateur fameux. Vous preterez l'oreille a ce bruit sinistre, vous calculerez le petit nombre de mois ecoules, et vous frissonnerez! (Long mouvement.—A gauche: Ils riront!)

Ah! vous le voyez bien! c'est la peine de mort! la peine de mort desesperee! c'est quelque chose de pire que l'echafaud! c'est la peine de mort sans le dernier regard au ciel de la patrie! (Bravos repetes a gauche.)

Vous ne le voudrez pas! vous rejetterez la loi! (Mouvement.) Ce grand principe, l'abolition de la peine de mort en matiere politique, ce genereux principe tombe de la large main du peuple, vous ne voudrez pas le ressaisir! Vous ne voudrez pas le reprendre furtivement a la France, qui, loin d'en attendre de vous l'abolition, en attend de vous le complement! Vous ne voudrez pas raturer ce decret, l'honneur de la revolution de fevrier! Vous ne voudrez pas donner un dementi a ce qui etait plus meme que le cri de la conscience populaire, a ce qui etait le cri de la conscience humaine! (Vive adhesion a gauche.—Murmures a droite.)

Je sais, messieurs, que toutes les fois que nous tirons de ce mot, la conscience, tout ce qu'on en doit tirer, selon nous, nous avons le malheur de faire sourire de bien grands politiques. (A droite: C'est vrai!—A gauche: Ils en conviennent!) Dans le premier moment, ces grands politiques ne nous croient pas incurables, ils prennent pitie de nous, ils consentent a traiter cette infirmite dont nous sommes atteints, la conscience, et ils nous opposent avec bonte la raison d'etat. Si nous persistons, oh! alors ils se fachent, ils nous declarent que nous n'entendons rien aux affaires, que nous n'avons pas le sens politique, que nous ne sommes pas des hommes serieux, et … comment vous dirai-je cela? ma foi! ils nous disent un gros mot, la plus grosse injure qu'ils puissent trouver, ils nous appellent poetes! (On rit.)

Ils nous affirment que tout ce que nous croyons trouver dans notre conscience, la foi au progres, l'adoucissement des lois et des moeurs, l'acceptation des principes degages par les revolutions, l'amour du peuple, le devouement a la liberte, le fanatisme de la grandeur nationale, que tout cela, bon en soi sans doute, mene, dans l'application, droit aux deceptions et aux chimeres, et que, sur toutes ces choses, il faut s'en rapporter, selon l'occasion et la conjoncture, a ce que conseille la raison d'etat. La raison d'etat! ah! c'est la le grand mot! et tout a l'heure je le distinguais au milieu d'une interruption.

Messieurs, j'examine la raison d'etat, je me rappelle tous les mauvais conseils qu'elle a deja donnes. J'ouvre l'histoire, je vois dans tous les temps toutes les bassesses, toutes les indignites, toutes les turpitudes, toutes les lachetes, toutes les cruautes que la raison d'etat a autorisees ou qu'elle a faites. Marat l'invoquait aussi bien que Louis XI; elle a fait le deux septembre apres avoir fait la Saint-Barthelemy; elle a laisse sa trace dans les Cevennes, et elle l'a laissee a Sinnamari; c'est elle qui a dresse les guillotines de Robespierre, et c'est elle qui dresse les potences de Haynau! (Mouvement.)

Ah! mon coeur se souleve! Ah! je ne veux, je ne veux, moi, ni de la politique de la guillotine, ni de la politique de la potence, ni de Marat, ni de Haynau, ni de votre loi de deportation! (Bravos prolonges.) Et quoi qu'on fasse, quoi qu'il arrive, toutes les fois qu'il s'agira de chercher une inspiration ou un conseil, je suis de ceux qui n'hesiteront jamais entre cette vierge qu'on appelle la conscience et cette prostituee qu'on appelle la raison d'etat. (Immense acclamation a gauche.)

Je ne suis qu'un poete, je le vois bien!

Messieurs, s'il etait possible, ce qu'a Dieu ne plaise, ce que j'eloigne pour ma part de toutes mes forces, s'il etait possible que cette assemblee adoptat la loi qu'on lui propose, il y aurait, je le dis a regret, il y aurait un spectacle douloureux a mettre en regard de la memorable journee que je vous rappelais en commencant. Ce serait une epoque de calme defaisant a loisir ce qu'a fait de grand et de bon, dans une sorte d'improvisation sublime, une epoque de tempete. (Tres bien!) Ce serait la violence dans le senat, contrastant avec la sagesse dans la place publique. (Bravo a gauche.) Ce serait les hommes d'etat se montrant aveugles et passionnes la ou les hommes du peuple se sont montres intelligents et justes! (Murmures a droite.) Oui, intelligents et justes! Messieurs, savez-vous ce que faisait le peuple de fevrier en proclamant la clemence? Il fermait la porte des revolutions. Et savez-vous ce que vous faites en decretant les vengeances? Vous la rouvrez. (Mouvement prolonge.)

Messieurs, cette loi, dit-on, n'aura pas d'effet retroactif et est destinee a ne regir que l'avenir. Ah! puisque vous prononcez ce mot, l'avenir, c'est precisement sur ce mot et sur ce qu'il contient que je vous engage a reflechir. Voyons, pour qui faites-vous cette loi? Le savez-vous? (Agitation sur tous les bancs.)

Messieurs de la majorite, vous etes victorieux en ce moment, vous etes les plus forts, mais etes-vous surs de l'etre toujours? (Longue rumeur a droite.)

Ne l'oubliez pas, le glaive de la penalite politique n'appartient pas a la justice, il appartient au hasard. (L'agitation redouble.) Il passe au vainqueur avec la fortune. Il fait partie de ce hideux mobilier revolutionnaire que tout coup d'etat heureux, que toute emeute triomphante trouve dans la rue et ramasse le lendemain de la victoire, et il a cela de fatal, ce terrible glaive, que chaque parti est destine tour a tour a le tenir dans sa main et a le sentir sur sa tete. (Sensation generale.)

Ah! quand vous combinez une de ces lois de vengeance (Non! non! a droite), que les partis vainqueurs appellent lois de justice dans la bonne foi de leur fanatisme (mouvement), vous etes bien imprudents d'aggraver les peines et de multiplier les rigueurs. (Nouveau mouvement.) Quant a moi, je ne sais pas moi-meme, dans cette epoque de trouble, l'avenir qui m'est reserve. Je plains d'une pitie fraternelle toutes les victimes actuelles, toutes les victimes possibles de nos temps revolutionnaires. Je hais et je voudrais briser tout ce qui peut servir d'arme aux violences. Or cette loi que vous faites est une loi redoutable qui peut avoir d'etranges contre-coups, c'est une loi perfide dont les retours sont inconnus. Et peut-etre, au moment ou je vous parle, savez-vous qui je defends contre vous? C'est vous! (Profonde sensation.)

Oui, j'y insiste, vous ne savez pas vous-memes ce qu'a un jour donne, ce que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de vous! (Agitation inexprimable. Les interruptions se croisent.)

Vous vous recriez de ce cote, vous ne croyez pas a mes paroles. (A droite: Non! non!) Voyons. Vous pouvez fermer les yeux a l'avenir; mais les fermerez-vous au passe? L'avenir se conteste, le passe ne se recuse pas. Eh bien! tournez la tete, regardez a quelques annees en arriere. Supposez que les deux revolutions survenues depuis vingt ans aient ete vaincues par la royaute, supposez que votre loi de deportation eut existe alors, Charles X aurait pu l'appliquer a M. Thiers, et Louis-Philippe a M. Odilon Barrot. (Applaudissements a gauche.)

M. ODILON BARROT, se levant.—Je demande a l'orateur la permission de l'interrompre.

M. VICTOR HUGO.—Volontiers.

M. ODILON BARROT.—Je n'ai jamais conspire; j'ai soutenu le dernier la monarchie; je ne conspirerai jamais, et aucune justice ne pourra pas plus m'atteindre dans l'avenir qu'elle n'aurait pu m'atteindre dans le passe. (Tres bien! a droite.)

M. VICTOR HUGO.—M. Odilon Barrot, dont j'honore le noble caractere, s'est mepris sur le sens de mes paroles. Il a oublie qu'au moment ou je parlais, je ne parlais pas de la justice juste, mais de la justice injuste, de la justice politique, de la justice des partis. Or la justice injuste frappe l'homme juste, et pouvait et peut encore frapper M. Odilon Barrot. C'est ce que j'ai dit, et c'est ce que je maintiens. (Reclamations a droite.)

Quand je vous parle des revanches de la destinee et de tout ce qu'une pareille loi peut contenir de contrecoups, vous murmurez. Eh bien! j'insiste encore! et je vous previens seulement que, si vous murmurez maintenant, vous murmurerez contre l'histoire. (Le silence se retablit.—Ecoutez!)

De tous les hommes qui ont dirige le gouvernement ou domine l'opinion depuis soixante ans, il n'en est pas un, pas un, entendez-vous bien? qui n'ait ete precipite, soit avant, soit apres. Tous les noms qui rappellent des triomphes rappellent aussi des catastrophes; l'histoire les designe par des synonymes ou sont empreintes leurs disgraces, tous, depuis le captif d'Olmutz, qui avait ete La Fayette, jusqu'au deporte de Sainte-Helene, qui avait ete Napoleon. (Mouvement.)

Voyez et reflechissez. Qui a repris le trone de France en 1814? L'exile de Hartwell. Qui a regne apres 1830? Le proscrit de Reichenau, redevenu aujourd'hui le banni de Claremont. Qui gouverne en ce moment? Le prisonnier de Ham. (Profonde sensation.) Faites des lois de proscription maintenant! (Bravo! a gauche.)

Ah! que ceci vous instruise! Que la lecon des uns ne soit pas perdue pour l'orgueil des autres!

L'avenir est un edifice mysterieux que nous batissons nous-memes de nos propres mains dans l'obscurite, et qui doit plus tard nous servir a tous de demeure. Un jour vient ou il se referme sur ceux qui l'ont bati. Ah! puisque nous le construisons aujourd'hui pour l'habiter demain, puisqu'il nous attend, puisqu'il nous saisira sans nul doute, composons-le donc, cet avenir, avec ce que nous avons de meilleur dans l'ame, et non avec ce que nous avons de pire; avec l'amour, et non avec la colere!

Faisons-le rayonnant et non tenebreux! faisons-en un palais et non une prison!

Messieurs, la loi qu'on vous propose est mauvaise, barbare, inique. Vous la repousserez. J'ai foi dans votre sagesse et dans votre humanite. Songez-y au moment du vote. Quand les hommes mettent dans une loi l'injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l'ont faite. (Mouvement general et prolonge.)

Un dernier mot, ou, pour mieux dire, une derniere priere, une derniere supplication.

Ah! croyez-moi, je m'adresse a vous tous, hommes de tous les partis qui siegez dans cette enceinte, et parmi lesquels il y a sur tous ces bancs tant de coeurs eleves et tant d'intelligences genereuses, croyez-moi, je vous parle avec une profonde conviction et une profonde douleur, ce n'est pas un bon emploi de notre temps que de faire des lois comme celle-ci! (Tres bien! c'est vrai!) Ce n'est pas un bon emploi de notre temps que de nous tendre les uns aux autres des embuches dans une penalite terrible et obscure, et de creuser pour nos adversaires des abimes de misere et de souffrance ou nous tomberons peut-etre nous-memes! (Agitation.)

Mon Dieu! quand donc cesserons-nous de nous menacer et de nous dechirer? Nous avons pourtant autre chose a faire! Nous avons autour de nous les travailleurs qui demandent des ateliers, les enfants qui demandent des ecoles, les vieillards qui demandent des asiles, le peuple qui demande du pain, la France qui demande de la gloire! (Bravo! a gauche.—On rit a droite.)

Nous avons une societe nouvelle a faire sortir des entrailles de la societe ancienne, et, quant a moi, je suis de ceux qui ne veulent sacrifier ni l'enfant ni la mere. (Mouvement.) Ah! nous n'avons pas le temps de nous hair! (Nouveau mouvement.)

La haine depense de la force, et, de toutes les manieres de depenser de la force, c'est la plus mauvaise. (Tres bien! bravo!) Reunissons fraternellement tous nos efforts, au contraire, dans un but commun, le bien du pays. Au lieu d'echafauder peniblement des lois d'irritation et d'animosite, des lois qui calomnient ceux qui les font (mouvement), cherchons ensemble, et cordialement, la solution du redoutable probleme de civilisation qui nous est pose, et qui contient, selon ce que nous en saurons faire, les catastrophes les plus fatales ou le plus magnifique avenir. (Bravo! a gauche.)

Nous sommes une generation predestinee, nous touchons a une crise decisive, et nous avons de bien plus grands et de bien plus effrayants devoirs que nos peres. Nos peres n'avaient que la France a servir; nous, nous avons la France a sauver. Non, nous n'avons pas le temps de nous hair! (Mouvement prolonge.) Je vote contre le projet de loi! (Acclamations a gauche et longs applaudissements.—La seance est suspendue, pendant que tout le cote gauche en masse descend et vient feliciter l'orateur au pied de la tribune.)

VI

LE SUFFRAGE UNIVERSEL

[Note: Ce discours fut prononce durant la discussion du projet qui devint la funeste loi du 31 mai 1850. Ce projet avait ete prepare, de complicite avec M. Louis Bonaparte, par une commission speciale de dix-sept membres. (Note de l'editeur.)]

20 mai 1850.

Messieurs, la revolution de fevrier, et, pour ma part, puisqu'elle semble vaincue, puisqu'elle est calomniee, je chercherai toutes les occasions de la glorifier dans ce qu'elle a fait de magnanime et de beau (Tres bien! tres bien!), la revolution de fevrier avait eu deux magnifiques pensees. La premiere, je vous la rappelais l'autre jour, ce fut de monter jusqu'aux sommets de l'ordre politique et d'en arracher la peine de mort; la seconde, ce fut d'elever subitement les plus humbles regions de l'ordre social au niveau des plus hautes et d'y installer la souverainete.

Double et pacifique victoire du progres qui, d'une part, relevait l'humanite, qui, d'autre part, constituait le peuple, qui emplissait de lumiere en meme temps le monde politique et le monde social, et qui les regenerait et les consolidait tous deux a la fois, l'un par la clemence, l'autre par l'egalite. (Bravo! a gauche.)

Messieurs, le grand acte, tout ensemble politique et chretien, par lequel la revolution de fevrier fit penetrer son principe jusque dans les racines memes de l'ordre social, fut l'etablissement du suffrage universel, fait capital, fait immense, evenement considerable qui introduisit dans l'etat un element nouveau, irrevocable, definitif. Remarquez-en, messieurs, toute la portee. Certes, ce fut une grande chose de reconnaitre le droit de tous, de composer l'autorite universelle de la somme des libertes individuelles, de dissoudre ce qui restait des castes dans l'unite auguste d'une souverainete commune, et d'emplir du meme peuple tous les compartiments du vieux monde social; certes, cela fut grand. Mais, messieurs, c'est surtout dans son action sur les classes qualifiees jusqu'alors classes inferieures qu'eclate la beaute du suffrage universel. (Rires ironiques a droite.)

Messieurs, vos rires me contraignent d'y insister. Oui, le merveilleux cote du suffrage universel, le cote efficace, le cote politique, le cote profond, ce ne fut pas de lever le bizarre interdit electoral qui pesait, sans qu'on put deviner pourquoi,—mais c'etait la sagesse des grands hommes d'etat de ce temps-la (on rit a gauche),—qui sont les memes que ceux de ce temps-ci….—(nouveaux rires approba a gauche); ce ne fut pas, dis-je, de lever le bizarre interdit electoral qui pesait sur une partie de ce qu'on nommait la classe moyenne, et meme de ce qu'on nommait la classe elevee; ce ne fut pas de restituer son droit a l'homme qui etait avocat, medecin, lettre, administrateur, officier, professeur, pretre, magistrat, et qui n'etait pas electeur; a l'homme qui etait jure, et qui n'etait pas electeur; a l'homme qui etait membre de l'institut, et qui n'etait pas electeur; a l'homme qui etait pair de France, et qui n'etait pas electeur; non, le cote merveilleux, je le repete, le cote profond, efficace, politique du suffrage universel, ce fut d'aller chercher dans les regions douloureuses de la societe, dans les bas-fonds, comme vous dites, l'etre courbe sous le poids des negations sociales, l'etre froisse qui, jusqu'alors, n'avait eu d'autre espoir que la revolte, et de lui apporter l'esperance sous une autre forme (Tres bien!), et de lui dire: Vote! ne te bats plus! (Mouvement.) Ce fut de rendre sa part de souverainete a celui qui jusque-la n'avait eu que sa part de souffrance! Ce fut d'aborder dans ses tenebres materielles et morales l'infortune qui, dans les extremites de sa detresse, n'avait d'autre arme, d'autre defense, d'autre ressource que la violence, et de lui retirer la violence, et de lui remettre dans les mains, a la place de la violence, le droit! (Bravos prolonges.)

Oui, la grande sagesse de cette revolution de fevrier qui, prenant pour base de la politique l'evangile (a droite: Quelle impiete!), institua le suffrage universel, sa grande sagesse, et en meme temps sa grande justice, ce ne fut pas seulement de confondre et de dignifier dans l'exercice du meme pouvoir souverain le bourgeois et le proletaire; ce fut d'aller chercher dans l'accablement, dans le delaissement, dans l'abandon, dans cet abaissement qui conseille si mal, l'homme de desespoir, et de lui dire: Espere! l'homme de colere, et de lui dire: Raisonne! le mendiant, comme on l'appelle, le vagabond, comme on l'appelle, le pauvre, l'indigent, le desherite, le malheureux, le miserable, comme on l'appelle, et de le sacrer citoyen! (Acclamation a gauche.)

Voyez, messieurs, comme ce qui est profondement juste est toujours en meme temps profondement politique. Le suffrage universel, en donnant un bulletin a ceux qui souffrent, leur ote le fusil. En leur donnant la puissance, il leur donne le calme. Tout ce qui grandit l'homme l'apaise. (Mouvement.)

Le suffrage universel dit a tous, et je ne connais pas de plus admirable formule de la paix publique: Soyez tranquilles, vous etes souverains. (Sensation.)

Il ajoute: Vous souffrez? eh bien! n'aggravez pas vos souffrances, n'aggravez pas les detresses publiques par la revolte. Vous souffrez? eh bien! vous allez travailler vous-memes, des a present, au grand oeuvre de la destruction de la misere, par des hommes qui seront a vous, par des hommes en qui vous mettrez votre ame, et qui seront, en quelque sorte, votre main. Soyez tranquilles.

Puis, pour ceux qui seraient tentes d'etre recalcitrants, il dit:

—Avez-vous vote? Oui. Vous avez epuise votre droit, tout est dit. Quand le vote a parle, la souverainete a prononce. Il n'appartient pas a une fraction de defaire ni de refaire l'oeuvre collective. Vous etes citoyens, vous etes libres, votre heure reviendra, sachez l'attendre. En attendant, parlez, ecrivez, discutez, enseignez, eclairez; eclairez-vous, eclairez les autres. Vous avez a vous, aujourd'hui, la verite, demain la souverainete, vous etes forts. Quoi! deux modes d'action sont a votre disposition, le droit du souverain et le role du rebelle, vous choisiriez le role du rebelle! ce serait une sottise et ce serait un crime. (Applaudissements a gauche.)

Voila les conseils que donne aux classes souffrantes le suffrage universel. (Oui! oui! a gauche—Rires a droite.) Messieurs, dissoudre les animosites, desarmer les haines, faire tomber la cartouche des mains de la misere, relever l'homme injustement abaisse et assainir l'esprit malade par ce qu'il y a de plus pur au monde, le sentiment du droit librement exerce, reprendre a chacun le droit de force, qui est le fait naturel, et lui rendre en echange la part de souverainete, qui est le fait social, montrer aux souffrances une issue vers la lumiere et le bien-etre, eloigner les echeances revolutionnaires et donner a la societe, avertie, le temps de s'y preparer, inspirer aux masses cette patience forte qui fait les grands peuples, voila l'oeuvre du suffrage universel (sensation profonde), oeuvre eminemment sociale au point de vue de l'etat, eminemment morale au point de vue de l'individu.

Meditez ceci, en effet: sur cette terre d'egalite et de liberte, tous les hommes respirent le meme air et le meme droit. (Mouvement.) Il y a dans l'annee un jour ou celui qui vous obeit se voit votre pareil, ou celui qui vous sert se voit votre egal, ou chaque citoyen, entrant dans la balance universelle, sent et constate la pesanteur specifique du droit de cite, et ou le plus petit fait equilibre au plus grand. (Bravo! a gauche.—On rit a droite.) Il y a un jour dans l'annee ou le gagne-pain, le journalier, le manoeuvre, l'homme qui traine des fardeaux, l'homme qui casse des pierres au bord des routes, juge le senat, prend dans sa main, durcie par le travail, les ministres, les representants, le president de la republique, et dit: La puissance, c'est moi! Il y a un jour dans l'annee ou le plus imperceptible citoyen, ou l'atome social participe a la vie immense du pays tout entier, ou la plus etroite poitrine se dilate a l'air vaste des affaires publiques; un jour ou le plus faible sent en lui la grandeur de la souverainete nationale, ou le plus humble sent en lui l'ame de la patrie! (Applaudissements a gauche.—Rires et bruit a droite.) Quel accroissement de dignite pour l'individu, et par consequent de moralite! Quelle satisfaction, et par consequent quel apaisement! Regardez l'ouvrier qui va au scrutin. Il y entre, avec le front triste du proletaire accable, il en sort avec le regard d'un souverain. (Acclamations a gauche.—Murmures a droite.)

Or qu'est-ce que tout cela, messieurs? C'est la fin de la violence, c'est la fin de la force brutale, c'est la fin de l'emeute, c'est la fin du fait materiel, et c'est le commencement du fait moral. (Mouvement) C'est, si vous permettez que je rappelle mes propres paroles, le droit d'insurrection aboli par le droit de suffrage. (Sensation.)

Eh bien! vous, legislateurs charges par la providence de fermer les abimes et non de les ouvrir, vous qui etes venus pour consolider et non pour ebranler, vous, representants de ce grand peuple de l'initiative et du progres, vous, hommes de sagesse et de raison, qui comprenez toute la saintete de votre mission, et qui, certes, n'y faillirez pas, savez-vous ce que vient faire aujourd'hui cette loi fatale, cette loi aveugle qu'on ose si imprudemment vous presenter? (Profond silence.)

Elle vient, je le dis avec un fremissement d'angoisse, je le dis avec l'anxiete douloureuse du bon citoyen epouvante des aventures ou l'on precipite la patrie, elle vient proposer a l'assemblee l'abolition du droit de suffrage pour les classes souffrantes, et, par consequent, je ne sais quel retablissement abominable et impie du droit d'insurrection. (Mouvement prolonge.)

Voila toute la situation en deux mots. (Nouveau mouvement.)

Oui, messieurs, ce projet, qui est toute une politique, fait deux choses, il fait une loi, et il cree une situation.

Une situation grave, inattendue, nouvelle, menacante, compliquee, terrible.

Allons au plus presse. Le tour de la loi, consideree en elle-meme, viendra. Examinons d'abord la situation.

Quoi! apres deux annees d'agitation et d'epreuves, inseparables, il faut bien le dire, de toute grande commotion sociale, le but etait atteint!

Quoi! la paix etait faite! Quoi! le plus difficile de la solution, le procede, etait trouve, et, avec le procede, la certitude. Quoi! le mode de creation pacifique du progres etait substitue au mode violent; les impatiences et les coleres avaient desarme; l'echange du droit de revolte contre le droit de suffrage etait consomme; l'homme des classes souffrantes avait accepte, il avait doucement et noblement accepte. Nulle agitation, nulle turbulence. Le malheureux s'etait senti rehausse par la confiance sociale. Ce nouveau citoyen, ce souverain restaure, etait entre dans la cite avec une dignite sereine. (Applaudissements a gauche.—Depuis quelques instants, un bruit presque continuel, venant de certains bancs de la droite, se mele a la voix de l'orateur. M. Victor Hugo s'interrompt et se tourne vers la droite.)

Messieurs, je sais bien que ces interruptions calculees et systematiques (denegations a droite.—Oui! oui! a gauche) ont pour but de deconcerter la pensee de l'orateur (C'est vrai!) et de lui oter la liberte d'esprit, ce qui est une maniere de lui oter la liberte de la parole. (Tres bien!) Mais c'est la vraiment un triste jeu, et peu digne d'une grande assemblee. (Denegations a droite.) Quant a moi, je mets le droit de l'orateur sous la sauvegarde de la majorite vraie, c'est-a-dire de tous les esprits genereux et justes qui siegent sur tous les bancs et qui sont toujours les plus nombreux parmi les elus d'un grand peuple. (Tres bien! a gauche. —Silence a droite.)

Je reprends. La vie publique avait saisi le proletaire sans l'etonner ni l'enivrer. Les jours d'election etaient pour le pays mieux que des jours de fete, c'etaient des jours de calme. (C'est vrai!) En presence de ce calme, le mouvement des affaires, des transactions, du commerce, de l'industrie, du luxe, des arts, avait repris; les pulsations de la vie reguliere revenaient. Un admirable resultat etait obtenu. Un imposant traite de paix etait signe entre ce qu'on appelle encore le haut et le bas de la societe. (Oui! oui!)

Et c'est la le moment que vous choisissez pour tout remettre en question! Et ce traite signe, vous le dechirez! (Mouvement.) Et c'est precisement cet homme, le dernier sur l'echelle de vie, qui, maintenant, esperait remonter, peu a peu et tranquillement, c'est ce pauvre, c'est ce malheureux, naguere redoutable, maintenant reconcilie, apaise, confiant, fraternel, c'est lui que votre loi va chercher! Pourquoi? Pour faire une chose insensee, indigne, odieuse, anarchique, abominable! pour lui reprendre son droit de suffrage! pour l'arracher aux idees de paix, de conciliation, d'esperance, de justice, de concorde, et, par consequent, pour le rendre aux idees de violence! Mais quels hommes de desordre etes-vous donc? (Nouveau mouvement.)

Quoi! le port etait trouve, et c'est vous qui recommencez les aventures! Quoi! le pacte etait conclu, et c'est vous qui le violez!

Et pourquoi cette violation du pacte? pourquoi cette agression en pleine paix? pourquoi ces emportements? pourquoi cet attentat? pourquoi cette folie? Pourquoi? je vais vous le dire. C'est parce qu'il a plu au peuple, apres avoir nomme qui vous vouliez, ce que vous avez trouve fort bon, de nommer qui vous ne vouliez pas, ce que vous trouvez mauvais. C'est parce qu'il a juge dignes de son choix des hommes que vous jugiez dignes de vos insultes. C'est parce qu'il est presumable qu'il a la hardiesse de changer d'avis sur votre compte depuis que vous etes le pouvoir, et qu'il peut comparer les actes aux programmes, et ce qu'on avait promis avec ce qu'on a tenu. (C'est cela!) C'est parce qu'il est probable qu'il ne trouve pas votre gouvernement completement sublime. (Tres bien!—On rit.) C'est parce qu'il semble se permettre de ne pas vous admirer comme il convient. (Tres bien! tres bien!—Mouvement.) C'est parce qu'il ose user de son vote a sa fantaisie, ce peuple, parce qu'il parait avoir cette audace inouie de s'imaginer qu'il est libre, et que, selon toute apparence, il lui passe par la tete cette autre idee etrange qu'il est souverain. (Tres bien!) C'est, enfin, parce qu'il a l'insolence de vous donner un avis sous cette forme pacifique du scrutin et de ne pas se prosterner purement et simplement a vos pieds. (Mouvement.) Alors vous vous indignez, vous vous mettez en colere, vous declarez la societe en danger, vous vous ecriez: Nous allons te chatier, peuple! Nous allons te punir, peuple! Tu vas avoir affaire a nous, peuple!—Et comme ce maniaque de l'histoire, vous battez de verges l'ocean! (Acclamation a gauche.)

Que l'assemblee me permette ici une observation qui, selon moi, eclaire jusqu'au fond, et d'un jour vrai et rassurant, cette grande question du suffrage universel.

Quoi! le gouvernement veut restreindre, amoindrir, emonder, mutiler le suffrage universel! Mais y a-t-il bien reflechi? Mais voyons, vous, ministres, hommes serieux, hommes politiques, vous rendez-vous bien compte de ce que c'est que le suffrage universel? le suffrage universel vrai, le suffrage universel sans restrictions, sans exclusions, sans defiances, comme la revolution de fevrier l'a etabli, comme le comprennent et le veulent les hommes de progres? (Au banc des ministres: C'est de l'anarchie. Nous ne voulons pas de ca!)

Je vous entends, vous me repondez:—Nous n'en voulons pas! c'est le mode de creation de l'anarchie!—(Oui! oui! a droite.) Eh bien! c'est precisement tout le contraire. C'est le mode de creation du pouvoir. (Bravo! a gauche.) Oui, il faut le dire et le dire bien haut, et j'y insiste, ceci, selon moi, devrait eclairer toute cette discussion: ce qui sort du suffrage universel, c'est la liberte, sans nul doute, mais c'est encore plus le pouvoir que la liberte!

Le suffrage universel, au milieu de toutes nos oscillations orageuses, cree un point fixe. Ce point fixe, c'est la volonte nationale legalement manifestee; la volonte nationale, robuste amarre de l'etat, ancre d'airain qui ne casse pas et que viennent battre vainement tour a tour le flux des revolutions et le reflux des reactions! (Profonde sensation.)

Et, pour que le suffrage universel puisse creer ce point fixe, pour qu'il puisse degager la volonte nationale dans toute sa plenitude souveraine, il faut qu'il n'ait rien de contestable (C'est vrai! c'est cela!); il faut qu'il soit bien reellement le suffrage universel, c'est-a-dire qu'il ne laisse personne, absolument personne en dehors du vote; qu'il fasse de la cite la chose de tous, sans exception; car, en pareille matiere, faire une exception, c'est commettre une usurpation (Bravo! a gauche); il faut, en un mot, qu'il ne laisse a qui que ce soit le droit redoutable de dire a la societe: Je ne te connais pas! (Mouvement prolonge.)

A ces conditions, le suffrage universel produit le pouvoir, un pouvoir colossal, un pouvoir superieur a tous les assauts, meme les plus terribles; un pouvoir qui pourra etre attaque, mais qui ne pourra etre renverse, temoin le 15 mai, temoin le 23 juin (C'est vrai! c'est vrai!); un pouvoir invincible parce qu'il pose sur le peuple, comme Antee parce qu'il pose sur la terre! (Applaudissements a gauche.) Oui, grace au suffrage universel, vous creez et vous mettez au service de l'ordre un pouvoir ou se condense toute la force de la nation; un pouvoir pour lequel il n'y a qu'une chose qui soit impossible, c'est de detruire son principe, c'est de tuer ce qui l'a engendre. (Nouveaux applaudissements a gauche.)

Grace au suffrage universel, dans notre epoque ou flottent et s'ecroulent toutes les fictions, vous trouvez le fond solide de la societe. Ah! vous etes embarrasses du suffrage universel, hommes d'etat! ah! vous ne savez que faire du suffrage universel! Grand Dieu! c'est le point d'appui, l'inebranlable point d'appui qui suffirait a un Archimede politique pour soulever le monde! (Longue acclamation a gauche.)

Ministres, hommes qui nous gouvernez, en detruisant le caractere integral du suffrage universel, vous attentez au principe meme du pouvoir, du seul pouvoir possible aujourd'hui! Comment ne voyez-vous pas cela?

Tenez, voulez-vous que je vous le dise? Vous ne savez pas vous-memes ce que vous etes ni ce que vous faites. Je n'accuse pas vos intentions, j'accuse votre aveuglement. Vous vous croyez, de bonne foi, des conservateurs, des reconstructeurs de la societe, des organisateurs? Eh bien! je suis fache de detruire votre illusion; a votre insu, candidement, innocemment, vous etes des revolutionnaires! (Longue et universelle sensation.)

Oui! et des revolutionnaires de la plus dangereuse espece, des revolutionnaires de l'espece naive! (Hilarite generale.) Vous avez, et plusieurs d'entre vous l'ont deja prouve, ce talent merveilleux de faire des revolutions sans le voir, sans le vouloir et sans le savoir (nouvelle hilarite), en voulant faire autre chose! (On rit.—Tres bien! tres bien!) Vous nous dites: Soyez tranquilles! Vous saisissez dans vos mains, sans vous douter de ce que cela pese, la France, la societe, le present, l'avenir, la civilisation, et vous les laissez tomber sur le pave par maladresse! Vous faites la guerre a l'abime en vous y jetant tete baissee! (Long mouvement.—M. d'Hautpoul rit.)

Eh bien! l'abime ne s'ouvrira pas! (Sensation.) Le peuple ne sortira pas de son calme! Le peuple calme, c'est l'avenir sauve. (Applaudissements a gauche.—Rumeurs a droite.)

L'intelligente et genereuse population parisienne sait cela, voyez-vous, et, je le dis sans comprendre que de telles paroles puissent eveiller des murmures, Paris offrira ce grand et instructif spectacle que si le gouvernement est revolutionnaire, le peuple sera conservateur. (Bravo! bravo!—Rires a droite.)

Il a a conserver, en effet, ce peuple, non-seulement l'avenir de la France, mais l'avenir de toutes les nations! Il a a conserver le progres humain dont la France est l'ame, la democratie dont la France est le foyer, et ce travail magnifique que la France fait et qui, des hauteurs de la France, se repand sur le monde, la civilisation par la liberte! (Explosion de bravos.) Oui, le peuple sait cela, et quoi qu'on fasse, je le repete, il ne remuera pas. Lui qui a la souverainete, il saura aussi avoir la majeste. (Mouvement.) Il attendra, impassible, que son jour, que le jour infaillible, que le jour legal se leve! Comme il le fait deja depuis huit mois, aux provocations quelles qu'elles soient, aux agressions quelles qu'elles soient, il opposera la formidable tranquillite de la force, et il regardera, avec le sourire indigne et froid du dedain, vos pauvres petites lois, si furieuses et si faibles, defier l'esprit du siecle, defier le bon sens public, defier la democratie, et enfoncer leurs malheureux petits ongles dans le granit du suffrage universel! (Acclamation prolongee a gauche.)

Messieurs, un dernier mot. J'ai essaye de caracteriser la situation. Avant de descendre de cette tribune, permettez-moi de caracteriser la loi.

Cette loi, comme brandon revolutionnaire, les hommes du progres pourraient la redouter; comme moyen electoral, ils la dedaignent.

Ce n'est pas qu'elle soit mal faite, au contraire. Tout inefficace qu'elle est et qu'elle sera, c'est une loi savante, c'est une loi construite dans toutes les regles de l'art. Je lui rends justice. (On rit.)

Tenez, voyez, chaque detail est une habilete. Passons, s'il vous plait, cette revue instructive. (Nouveaux rires.—Tres bien!)

A la simple residence decretee par la constituante, elle substitue sournoisement le domicile. Au lieu de six mois, elle ecrit trois ans, et elle dit: C'est la meme chose. (Denegations a droite.) A la place du principe de la permanence des listes, necessaire a la sincerite de l'election, elle met, sans avoir l'air d'y toucher (on rit), le principe de la permanence du domicile, attentatoire au droit de l'electeur. Sans en dire un mot, elle biffe l'article 104 du code civil, qui n'exige pour la constatation du domicile qu'une simple declaration, et elle remplace cet article 104 par le cens indirectement retabli, et, a defaut du cens, par une sorte d'assujettissement electoral mal deguise de l'ouvrier au patron, du serviteur au maitre, du fils au pere. Elle cree ainsi, imprudence melee a tant d'habiletes, une sourde guerre entre le patron et l'ouvrier, entre le domestique et le maitre, et, chose coupable, entre le pere et le fils. (Mouvement.—C'est vrai!)

Ce droit de suffrage, qui, je crois l'avoir demontre, fait partie de l'entite du citoyen, ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n'est pas, ce droit qui fait plus que le suivre, qui s'incorpore a lui, qui respire dans sa poitrine, qui coule dans ses veines avec son sang, qui va, vient et se meut avec lui, qui est libre avec lui, qui nait avec lui pour ne mourir qu'avec lui, ce droit imperdable, essentiel, personnel, vivant, sacre (on rit a droite), ce droit, qui est le souffle, la chair et l'ame d'un homme, votre loi le prend a l'homme et le transporte a quoi? A la chose inanimee, au logis, au tas de pierres, au numero de la maison! Elle attache l'electeur a la glebe! (Bravos a gauche.—Murmures a droite.)

Je continue.

Elle entreprend, elle accomplit, comme la chose la plus simple du monde, cette enormite, de faire supprimer par le mandataire le titre du mandant. (Mouvement.) Quoi encore? Elle chasse de la cite legale des classes entieres de citoyens, elle proscrit en masse de certaines professions liberales, les artistes dramatiques, par exemple, que l'exercice de leur art contraint a changer de residence a peu pres tous les ans.

A DROITE.—Les comediens dehors! Eh bien! tantmieux.

M. VICTOR HUGO.—Je constate, et le Moniteur constatera que, lorsque j'ai deplore l'exclusion d'une classe de citoyens digne entre toutes d'estime et d'interet, de ce cote on a ri et on a dit: Tant mieux!

A DROITE.—Oui! oui!

M. TH. BAC.—C'est l'excommunication qui revient. Vos peres jetaient les comediens hors de l'eglise, vous faites mieux, vous les jetez hors de la societe. (Tres bien! a gauche.)

A DROITE.—Oui! oui!

M. VICTOR HUGO.—Passons. Je continue l'examen de votre loi. Elle assimile, elle identifie l'homme condamne pour delit commun et l'ecrivain frappe pour delit de presse. (A droite: Elle fait bien!) Elle les confond dans la meme indignite et dans la meme exclusion. (A droite: Elle a raison!) De telle sorte que si Voltaire vivait, comme le present systeme, qui cache sous un masque d'austerite transparente son intolerance religieuse et son intolerance politique (mouvement), ferait certainement condamner Voltaire pour offense a la morale publique et religieuse…. (A droite: Oui! oui! et l'on ferait tres bien!…—M. Thiers et M. de Montalembert s'agitent sur leur banc.)

M. TH. BAC.—Et Beranger! il serait indigne!

AUTRES voix.—Et M. Michel Chevalier!

M. VICTOR HUGO.—Je n'ai voulu citer aucun vivant. J'ai pris un des plus grands et des plus illustres noms qui soient parmi les peuples, un nom qui est une gloire de la France, et je vous dis: Voltaire tomberait sous votre loi, et vous auriez sur la liste des exclusions et des indignites le repris de justice Voltaire. (Long mouvement.)

A DROITE.—Et ce serait tres bien! (Inexprimable agitation sur tous les bancs.)

M. VICTOR HUGO reprend:—Ce serait tres bien, n'est-ce pas? Oui, vous auriez sur vos listes d'exclus et d'indignes le repris de justice Voltaire (nouveau mouvement), ce qui ferait grand plaisir a Loyola! (Applaudissements a gauche et longs eclats de rire.)

Que vous dirai-je? Cette loi construit, avec une adresse funeste, tout un systeme de formalites et de delais qui entrainent des decheances. Elle est pleine de pieges et de trappes ou se perdra le droit de trois millions d'hommes! (Vive sensation.) Messieurs, cette loi viole, ceci resume tout, ce qui est anterieur et superieur a la constitution, la souverainete de la nation. (Oui! oui!)

Contrairement au texte formel de l'article premier de cette constitution, elle attribue a une fraction du peuple l'exercice de la souverainete qui n'appartient qu'a l'universalite des citoyens, et elle fait gouverner feodalement trois millions d'exclus par six millions de privilegies. Elle institue des ilotes (mouvement), fait monstrueux! Enfin, par une hypocrisie qui est en meme temps une supreme ironie, et qui, du reste, complete admirablement l'ensemble des sincerites regnantes, lesquelles appellent les proscriptions romaines amnisties, et la servitude de l'enseignement liberte (Bravo!), cette loi continue de donner a ce suffrage restreint, a ce suffrage mutile, a ce suffrage privilegie, a ce suffrage des domicilies, le nom de suffrage universel! Ainsi, ce que nous discutons en ce moment, ce que je discute, moi, a cette tribune, c'est la loi du suffrage universel! Messieurs, cette loi, je ne dirai pas, a Dieu ne plaise! que c'est Tartuffe qui l'a faite, mais j'affirme que c'est Escobar qui l'a baptisee. (Vifs applaudissements et hilarite sur tous les bancs.)

Eh bien! j'y insiste, avec toute cette complication de finesses, avec tout cet enchevetrement de pieges, avec tout cet entassement de ruses, avec tout cet echafaudage de combinaisons et d'expedients, savez-vous si, par impossible, elle est jamais appliquee, quel sera le resultat de cette loi? Neant. (Sensation.)

Neant pour vous qui la faites. (A droite: C'est notre affaire!)

C'est que, comme je vous le disais tout a l'heure, votre projet de loi est temeraire, violent, monstrueux, mais il est chetif. Rien n'egale son audace, si ce n'est son impuissance. (Oui! c'est vrai!) Ah! s'il ne faisait pas courir a la paix publique l'immense risque que je viens de signaler a cette grande assemblee, je vous dirais: Mon Dieu! qu'on le vote! il ne pourra rien et il ne fera rien. Les electeurs maintenus vengeront les electeurs supprimes. La reaction aura recrute pour l'opposition. Comptez-y. Le souverain mutile sera un souverain indigne. (Vive approbation a gauche.)

Allez, faites! retranchez trois millions d'electeurs, retranchez-en quatre, retranchez-en huit millions sur neuf. Fort bien! Le resultat sera le meme pour vous, sinon pire. (Oui! oui!) Ce que vous ne retrancherez pas, ce sont vos fautes (mouvement); ce sont tous les contre-sens de votre politique de compression; c'est votre incapacite fatale (rires au banc des ministres); c'est votre ignorance du pays actuel; c'est l'antipathie qu'il vous inspire et l'antipathie que vous lui inspirez. (Nouveau mouvement.) Ce que vous ne retrancherez pas, c'est le temps qui marche, c'est l'heure qui sonne, c'est la terre qui tourne, c'est le mouvement ascendant des idees, c'est la progression decroissante des prejuges, c'est l'ecartement de plus en plus profond entre le siecle et vous, entre les jeunes generations et vous, entre l'esprit de liberte et vous, entre l'esprit de philosophie et vous. (Tres bien! tres bien!)

Ce que vous ne retrancherez pas, c'est ce fait invincible, que, pendant que vous allez d'un cote, la nation va de l'autre, que ce qui est pour vous l'orient est pour elle le couchant, et que vous tournez le dos a l'avenir, tandis que ce grand peuple de France, la face tout inondee de lumiere par l'aube de l'humanite nouvelle qui se leve, tourne le dos au passe! (Explosion de bravos a gauche.)

Tenez, faites-en votre sacrifice! que cela vous plaise ou non, le passe est le passe. (Bravos.) Essayez de raccommoder ses vieux essieux et ses vieilles roues, attelez-y dix-sept hommes d'etat si vous voulez. (Rire universel.) Dix-sept hommes d'etat de renfort! (Nouveaux rires prolonges.) Trainez-le au grand jour du temps present, eh bien! quoi! ce sera toujours le passe! On verra mieux sa decrepitude, voila tout. (Rires et applaudissements a gauche.—Murmures a droite.)

Je me resume et je finis.

Messieurs, cette loi est invalide, cette loi est nulle, cette loi est morte meme avant d'etre nee. Et savez-vous ce qui la tue? C'est qu'elle ment! (Profonde sensation.) C'est qu'elle est hypocrite dans le pays de la franchise, c'est qu'elle est deloyale dans le pays de l'honnetete! C'est qu'elle n'est pas juste, c'est qu'elle n'est pas vraie, c'est qu'elle cherche en vain a creer une fausse justice et une fausse verite sociales! Il n'y a pas deux justices et deux verites. Il n'y a qu'une justice, celle qui sort de la conscience, et il n'y a qu'une verite, celle qui vient de Dieu! Hommes qui nous gouvernez, savez-vous ce qui tue votre loi? C'est qu'au moment ou elle vient furtivement derober le bulletin, voler la souverainete dans la poche du faible et du pauvre, elle rencontre le regard severe, le regard terrible de la probite nationale! lumiere foudroyante sous laquelle votre oeuvre de tenebres s'evanouit. (Mouvement prolonge.)

Tenez, prenez-en votre parti. Au fond de la conscience de tout citoyen, du plus humble comme du plus grand, au fond de l'ame—j'accepte vos expressions—du dernier mendiant, du dernier vagabond, il y a un sentiment sublime, sacre, indestructible, incorruptible, eternel, le droit! (sensation) ce sentiment, qui est l'element de la raison de l'homme; ce sentiment, qui est le granit de la conscience humaine; le droit, voila le rocher sur lequel viennent echouer et se briser les iniquites, les hypocrisies, les mauvais desseins, les mauvaises lois, les mauvais gouvernements! Voila l'obstacle cache, invisible, obscurement perdu au plus profond des esprits, mais incessamment present et debout, auquel vous vous heurterez toujours, et que vous n'userez jamais, quoi que vous fassiez! (Non! non!) Je vous le dis, vous perdez vos peines. Vous ne le deracinerez pas! vous ne l'ebranlerez pas! Vous arracheriez plutot l'ecueil du fond de la mer que le droit du coeur du peuple! (Acclamations a gauche.)

Je vote contre le projet de loi. (La seance est suspendue au milieu d'une inexprimable agitation.)

VII

REPLIQUE A M. DE MONTALEMBERT

23 mai 1850.

M. VICTOR HUGO.—Je demande la parole pour un fait personnel. (Mouvement.)

M. LE PRESIDENT.—M. Victor Hugo a la parole.

M. VICTOR HUGO, a la tribune. (Profond silence.)

—Messieurs, dans des circonstances graves comme celles que nous traversons, les questions personnelles ne sont bonnes, selon moi, qu'a faire perdre du temps aux assemblees, et si trois honorables orateurs, M. Jules de Lasteyrie, un deuxieme dont le nom m'echappe (on rit a gauche, tous les regards se portent sur M. Bechard), et M. de Montalembert, n'avaient pas tous les trois, l'un apres l'autre, dirige contre moi, avec une persistance singuliere, la meme etrange allegation, je ne serais certes pas monte a cette tribune.

J'y monte en ce moment pour n'y dire qu'un mot. Je laisse de cote les attaques passionnees qui m'ont fait sourire. L'honorable general Cavaignac a dit noblement hier qu'il dedaignait de certains eloges; je dedaigne, moi, de certaines injures (sensation), et je vais purement et simplement au fait.

L'honorable M. de Lasteyrie a dit, et les deux honorables orateurs ont repete apres lui, avec des formes variees, que j'avais glorifie plus d'un pouvoir, et que par consequent mes opinions etaient mobiles, et que j'etais aujourd'hui en contradiction avec moi-meme.

Si mes honorables adversaires entendent faire allusion par la aux vers royalistes, inspires du reste par le sentiment le plus candide et le plus pur, que j'ai faits dans mon adolescence, dans mon enfance meme, quelques-uns avant l'age de quinze ans, ce n'est qu'une puerilite, et je n'y reponds pas. (Mouvement.) Mais si c'est aux opinions de l'homme qu'ils s'adressent, et non a celles de l'enfant (Tres bien! a gauche.—Rires a droite), voici ma reponse (Ecoutez! ecoutez!):

Je vous livre a tous, a tous mes adversaires, soit dans cette assemblee, soit hors de cette assemblee, je vous livre, depuis l'annee 1827, epoque ou j'ai eu age d'homme, je vous livre tout ce que j'ai ecrit, vers ou prose; je vous livre tout ce que j'ai dit a toutes les tribunes, non seulement a l'assemblee legislative, mais a l'assemblee constituante, mais aux reunions electorales, mais a la tribune de l'institut, mais a la tribune de la chambre des pairs. (Mouvement.)

Je vous livre, depuis cette epoque, tout ce que j'ai ecrit partout ou j'ai ecrit, tout ce que j'ai dit partout ou j'ai parle, je vous livre tout, sans rien retenir, sans rien reserver, et je vous porte a tous, du haut de cette tribune, le defi de trouver dans tout cela, dans ces vingt-trois annees de l'ame, de la vie et de la conscience d'un homme, toutes grandes ouvertes devant vous, une page, une ligne, un mot, qui, sur quelque question de principes que ce soit, me mette en contradiction avec ce que je dis et avec ce que je suis aujourd'hui! (Bravo! bravo!—Mouvement prolonge.)

Explorez, fouillez, cherchez, je vous ouvre tout, je vous livre tout; imprimez mes anciennes opinions en regard de mes nouvelles, je vous en defie. (Nouveau mouvement.)

Si ce defi n'est pas releve, si vous reculez devant ce defi, je le dis et je le declare une fois pour toutes, je ne repondrai plus a cette nature d'attaques que par un profond dedain, et je les livrerai a la conscience publique, qui est mon juge et le votre! (Acclamations a gauche.)

M. de Montalembert a dit,—en verite j'eprouve quelque pudeur a repeter de telles paroles,—il a dit que j'avais flatte toutes les causes et que je les avais toutes reniees. Je le somme de venir dire ici quelles sont les causes que j'ai flattees et quelles sont les causes que j'ai reniees.

Est-ce Charles X dont j'ai honore l'exil au moment de sa chute, en 1830, et dont j'ai honore la tombe apres sa mort, en 1836? (Sensation.)

VOIX A DROITE.—Antithese!

M. VICTOR HUGO.—Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j'ai fletri le vendeur et condamne l'acheteur? (Tous les yeux se tournent vers M. Thiers.)

M. LE PRESIDENT, s'adressant a la gauche.—Maintenant, vous etes satisfaits; faites silence. (Exclamations a gauche.)

M. VICTOR HUGO.—Monsieur Dupin, vous n'avez pas dit cela a la droite hier, quand elle applaudissait.

M. LE PRESIDENT.—Vous trouvez mauvais quand on rit, mais vous trouvez bon quand on applaudit. L'un et l'autre sont contraires au reglement. (Les applaudissements de la gauche redoublent.)

M. DE LA MOSKOWA.—Monsieur le president, rappelez-vous le principe de la libre defense des accuses.

M. VICTOR HUGO.—Je continue l'examen des causes que j'ai flattees et que j'ai reniees.

Est-ce Napoleon, pour la famille duquel j'ai demande la rentree sur le sol de la patrie, au sein de la chambre des pairs, contre des amis actuels de M. de Montalembert, que je ne veux pas nommer, et qui, tout couverts des bienfaits de l'empereur, levaient la main contre le nom de l'empereur? (Tous les regards cherchent M. de Montebello.)

Est-ce, enfin, madame la duchesse d'Orleans dont j'ai, l'un des derniers, le dernier peut-etre, sur la place de la Bastille, le 24 fevrier, a deux heures de l'apres-midi, en presence de trente mille hommes du peuple armes, proclame la regence, parce que je me souvenais de mon serment de pair de France? (Mouvement.) Messieurs, je suis en effet un homme etrange, je n'ai prete dans ma vie qu'un serment, et je l'ai tenu! (Tres bien! tres bien!)

Il est vrai que depuis que la republique est etablie, je n'ai pas conspire contre la republique; est-ce la ce qu'on me reproche? (Applaudissements a gauche.) Messieurs, je dirai a l'honorable M. de Montalembert: Dites donc quelles sont les causes que j'ai reniees; et, quant a vous, je ne dirai pas quelles sont les causes que vous avez flattees et que vous avez reniees, parce que je ne me sers pas legerement de ces mots-la. Mais je vous dirai quels sont les drapeaux que vous avez, tristement pour vous, abandonnes. Il y en a deux: le drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberte. (A gauche: Tres bien! tres bien!)

M. JULES DE LASTEYRIE.—Le drapeau de la Pologne, nous l'avons abandonne le 15 mai.

M. VICTOR HUGO.—Un dernier mot.

L'honorable M. de Montalembert m'a reproche hier amerement le crime d'absence. Je lui reponds:—Oui, quand je serai epuise de fatigue par une heure et demie de luttes contre MM. les interrupteurs ordinaires de la majorite (cris a droite), qui recommencent, comme vous voyez! (Rires a gauche.)

Quand j'aurai la voix eteinte et brisee, quand je ne pourrai plus prononcer une parole, et vous voyez que c'est a peine si je puis parler aujourd'hui (la voix de l'orateur est, en effet, visiblement alteree); quand je jugerai que ma presence muette n'est pas necessaire a l'assemblee; surtout quand il ne s'agira que de luttes personnelles, quand il ne s'agira que de vous et de moi, oui, monsieur de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de me foudroyer a votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce temps-la.

(Longs eclats de rire a gauche et applaudissements.) Oui, je pourrai n'etre pas present! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clerical (mouvement), attaquez les nationalites opprimees, la Hongrie suppliciee, l'Italie garrottee, Rome crucifiee (profonde sensation); attaquez le genie de la France par votre loi d'enseignement; attaquez le progres humain par votre loi de deportation; attaquez le suffrage universel par votre loi de mutilation; attaquez la souverainete du peuple, attaquez la democratie, attaquez la liberte, et vous verrez, ces jours-la, si je suis absent!

(Explosion de bravos.—L'orateur, en descendant de la tribune, est entoure d'une foule de membres qui le felicitent, et regagne sa place, suivi par les applaudissements de toute la gauche.—La seance est un moment suspendue.)

VIII

LA LIBERTE DE LA PRESSE

[Note: Depuis le 24 fevrier 1848, les journaux etaient affranchis de l'impot du timbre.

Dans l'espoir de tuer, sous une loi d'impot, la presse republicaine, M. Louis Bonaparte fit presenter a l'assemblee une loi fiscale, qui retablissait le timbre sur les feuilles periodiques.

Une entente cordiale, scellee par la loi du 31 mai, regnait alors entre le president de la republique et la majorite de la legislative. La commission nommee par la droite donna un assentiment complet a la loi proposee.

Sous l'apparence d'une simple disposition fiscale, le projet soulevait la grande question de la liberte de la presse.

C'est l'epoque ou M. Rouher disait: la catastrophe de Fevrier. (Note de l'editeur.)]

9 juillet 1850.

Messieurs, quoique les verites fondamentales, qui sont la base de toute democratie, et en particulier de la grande democratie francaise, aient recu le 31 mai dernier une grave atteinte, comme l'avenir n'est jamais ferme, il est toujours temps de les rappeler a une assemblee legislative. Ces verites, selon moi, les voici:

La souverainete du peuple, le suffrage universel, la liberte de la presse, sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c'est la meme chose sous trois noms differents. A elles trois, elles constituent notre droit public tout entier; la premiere en est le principe, la seconde en est le mode, la troisieme en est le verbe. La souverainete du peuple, c'est la nation a l'etat abstrait, c'est l'ame du pays. Elle se manifeste sous deux formes; d'une main, elle ecrit, c'est la liberte de la presse; de l'autre, elle vote, c'est le suffrage universel.

Ces trois choses, ces trois faits, ces trois principes, lies d'une solidarite essentielle, faisant chacun leur fonction, la souverainete du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse eclairant, se confondent dans une etroite et indissoluble unite, et cette unite, c'est la republique.

Et voyez comme toutes les verites se retrouvent et se rencontrent, parce qu'ayant le meme point de depart elles ont necessairement le meme point d'arrivee! La souverainete du peuple cree la liberte, le suffrage universel cree l'egalite, la presse, qui l'ait le jour dans les esprits, cree la fraternite. Partout ou ces trois principes, souverainete du peuple, suffrage universel, liberte de la presse, existent dans leur puissance et dans leur plenitude, la republique existe, meme sous le mot monarchie. La, ou ces trois principes sont amoindris dans leur developpement, opprimes dans leur action, meconnus dans leur solidarite, contestes dans leur majeste, il y a monarchie ou oligarchie, meme sous le mot republique.

Et c'est alors, comme rien n'est plus dans l'ordre, qu'on peut voir ce phenomene monstrueux d'un gouvernement renie par ses propres fonctionnaires. Or, d'etre renie a etre trahi il n'y a qu'un pas.

Et c'est alors que les plus fermes coeurs se prennent a douter des revolutions, ces grands evenements maladroits qui font sortir de l'ombre en meme temps de si hautes idees et de si petits hommes (applaudissements) des revolutions, que nous proclamons des bienfaits quand nous voyons leurs principes, mais qu'on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit leurs ministres! (Acclamations.)

Je reviens, messieurs, a ce que je disais.

Prenons-y garde et ne l'oublions jamais, nous legislateurs, ces trois principes, peuple souverain, suffrage universel, presse libre, vivent d'une vie commune. Aussi voyez comme ils se defendent reciproquement! La Liberte de la presse est-elle en peril, le suffrage universel se leve et la protege. Le suffrage universel est-il menace, la presse accourt et le defend. Messieurs, toute atteinte a la liberte de la presse, toute atteinte au suffrage universel est un attentat contre la souverainete nationale. La liberte mutilee, c'est la souverainete paralysee. La souverainete du peuple n'est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c'est lui oter l'action; entraver la liberte de la presse, c'est lui oter la parole.

Eh bien, messieurs, la premiere moitie de cette entreprise redoutable (mouvement) a ete faite le 31 mai dernier. On veut aujourd'hui faire la seconde. Tel est le but de la loi proposee. C'est le proces de la souverainete du peuple qui s'instruit, qui se poursuit et qu'on veut mener a fin. (Oui! oui! c'est cela!) Il m'est impossible, pour ma part, de ne pas avertir l'assemblee.

Messieurs, je l'avouerai, j'ai cru un moment que le cabinet renoncerait a cette loi.

Il me semblait, en effet, que la liberte de la presse etait deja toute livree au gouvernement. La jurisprudence aidant, on avait contre la pensee tout un arsenal d'armes parfaitement inconstitutionnelles, c'est vrai, mais parfaitement legales. Que pouvait-on desirer de plus et de mieux? La liberte de la presse n'etait-elle pas saisie au collet par des sergents de ville dans la personne du colporteur? traquee dans la personne du crieur et de l'afficheur? mise a l'amende dans la personne du vendeur? persecutee dans la personne du libraire? destituee dans la personne de l'imprimeur? emprisonnee dans la personne du gerant? Il ne lui manquait qu'une chose, malheureusement notre siecle incroyant se refuse a ce genre de spectacles utiles, c'etait d'etre brulee vive en place publique, sur un bon bucher orthodoxe, dans la personne de l'ecrivain. (Mouvement.)

Mais cela pouvait venir. (Rire approbatif a gauche.)

Voyez, messieurs, ou nous en etions, et comme c'etait bien arrange! De la loi des brevets d'imprimerie, sainement comprise, on faisait une muraille entre le journaliste et l'imprimeur. Ecrivez votre journal, soit; on ne l'imprimera pas. De la loi sur le colportage, dument interpretee, on faisait une murailleentre le journal et le public. Imprimez votre journal, soit; on ne le distribuera pas. (Tres bien!)

Entre ces deux murailles, double enceinte construite autour de la pensee, on disait a la presse: Tu es libre! (On rit.) Ce qui ajoutait aux satisfactions de l'arbitraire les joies de l'ironie. (Nouveaux rires.)

Quelle admirable loi en particulier que cette loi des brevets d'imprimeur! Les hommes opiniatres qui veulent absolument que les constitutions aient un sens, qu'elles portent un fruit, et qu'elles contiennent une logique quelconque, ces hommes-la se figuraient que cette loi de 1814 etait virtuellement abolie par l'article 8 de la constitution, qui proclame ou qui a l'air de proclamer la liberte de la presse. Ils se disaient, avec Benjamin Constant, avec M. Eusebe Salverte, avec M. Firmin Didot, avec l'honorable M. de Tracy, que cette loi des brevets etait desormais un non-sens; que la liberte d'ecrire, c'etait la liberte d'imprimer ou ce n'etait rien; qu'en affranchissant la pensee, l'esprit de progres avait necessairement affranchi du meme coup tous les procedes materiels dont elle se sert, l'encrier dans le cabinet de l'ecrivain, la mecanique dans l'atelier de l'imprimeur; que, sans cela, ce pretendu affranchissement de la pensee serait une derision. Ils se disaient que toutes les manieres de mettre l'encre en contact avec le papier appartiennent a la liberte; que l'ecritoire et la presse, c'est la meme chose; que la presse, apres tout, n'est que l'ecritoire elevee a sa plus haute puissance; ils se disaient que la pensee a ete creee par Dieu pour s'envoler en sortant du cerveau de l'homme, et que les presses ne font que lui donner ce million d'ailes dont parle l'Ecriture. Dieu l'a faite aigle, et Gutenberg l'a faite legion. (Applaudissements.) Que si cela est un malheur, il faut s'y resigner; car, au dix-neuvieme siecle, il n'y a plus pour les societes humaines d'autre air respirable que la liberte. Ils se disaient enfin, ces hommes obstines, que, dans un temps qui doit etre une epoque d'enseignement universel, que, pour le citoyen d'un pays vraiment libre,—a la seule condition de mettre a son oeuvre la marque d'origine, avoir une idee dans son cerveau, avoir une ecritoire sur sa table, avoir une presse dans sa maison, c'etaient la trois droits identiques; que nier l'un, c'etait nier les deux autres; que sans doute tous les droits s'exercent sous la reserve de se conformer aux lois, mais que les lois doivent etre les tutrices et non les geolieres de la liberte. (Vive approbation a gauche.)

Voila ce que se disaient les hommes qui ont cette infirmite de s'enteter aux principes, et qui exigent que les institutions d'un pays soient logiques et vraies. Mais, si j'en crois les lois que vous votez, j'ai bien peur que la verite ne soit une demagogue, que la logique ne soit une rouge (rires), et que ce ne soient la des opinions et un langage d'anarchistes et de factieux.

Voyez eu regard le systeme contraire! Comme tout s'y enchaine et s'y tient! Quelle bonne loi, j'y insiste, que cette loi des brevets d'imprimeur, entendue comme on l'entend, et pratiquee comme on la pratique! Quelle excellente chose que de proclamer en meme temps la liberte de l'ouvrier et la servitude de l'outil, de dire: La plume est a l'ecrivain, mais l'ecritoire est a la police; la presse est libre, mais l'imprimerie est esclave!

Et, dans l'application, quels beaux resultats! quels phenomenes d'equite! Jugez-en. Voici un exemple:

Il y a un an, le 13 juin, une imprimerie est saccagee. (Mouvement d'attention.) Par qui? Je ne l'examine pas en ce moment, je cherche plutot a attenuer le fait qu'a l'aggraver; il y a eu deux imprimeries visitees de cette facon, mais pour l'instant je me borne a une seule. Une imprimerie donc est mise a sac, devastee, ravagee de fond en comble.

Une commission, nommee par le gouvernement, commission dont l'homme qui vous parle etait membre, verifie les faits, entend des rapports d'experts, declare qu'il y a lieu a indemnite, et propose, si je ne me trompe, pour cette imprimerie specialement, un chiffre de 75,000 francs. La decision reparatrice se fait attendre. Au bout d'un an, l'imprimeur victime du desastre recoit enfin une lettre du ministre. Que lui apporte cette lettre? L'allocation de son indemnite? Non, le retrait de son brevet. (Sensation.)

Admirez ceci, messieurs! Des furieux devastent une imprimerie. Compensation: le gouvernement ruine l'imprimeur. (Nouveau mouvement.—En ce moment l'orateur s'interrompt. Il est tres pale et semble souffrant. On lui crie de toutes parts: Reposez-vous! M. de Larochejaquelein lui passe un flacon. Il le respire, et reprend au bout de quelques instants.)

Est-ce que tout cela n'etait pas merveilleux? Est-ce qu'il ne se degageait pas, de l'ensemble de tous ces moyens d'action places dans la main du pouvoir, toute l'intimidation possible? Est-ce que tout n'etait pas epuise la en fait d'arbitraire et de tyrannie, et y avait-il quelque chose au dela?

Oui, il y avait cette loi.

Messieurs, je l'avoue, il m'est difficile de parler avec sang-froid de ce projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu'un homme accoutume, depuis qu'il existe, a tout devoir a cette sainte et laborieuse liberte de la pensee, et, quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble que je vois frapper ma mere. (Mouvement.)

Je vais essayer pourtant d'analyser cette loi froidement.

Ce projet, messieurs, c'est la son caractere, cherche a faire obstacle de toute part a la pensee. Il fait peser sur la presse politique, outre le cautionnement ordinaire, un cautionnement d'un nouveau genre, le cautionnement eventuel, le cautionnement discretionnaire, le cautionnement de bon plaisir (rires et bravos), lequel, a la fantaisie du ministere public, pourra brusquement s'elever a des sommes monstrueuses, exigibles dans les trois jours. Au rebours de toutes les regles du droit criminel, qui presume toujours l'innocence, ce projet presume la culpabilite, et il condamne d'avance a la ruine un journal qui n'est pas encore juge. Au moment ou la feuille incriminee franchit le passage de la chambre d'accusation a la salle des assises, le cautionnement eventuel est la comme une sorte de muet aposte qui l'etrangle entre les deux portes. (Sensation profonde.) Puis, quand le journal est mort, il le jette aux jures, et leur dit: Jugez-le! (Tres bien!)

Ce projet favorise une presse aux depens de l'autre, et met cyniquement deux poids et deux mesures dans la main de la loi.

En dehors de la politique, ce projet fait ce qu'il peut pour diminuer la gloire et la lumiere de la France. Il ajoute des impossibilites materielles, des impossibilites d'argent, aux difficultes innombrables deja qui genent en France la production et l'avenement des talents. Si Pascal, si La Fontaine, si Montesquieu, si Voltaire, si Diderot, si Jean-Jacques, sont vivants, il les assujettit au timbre. Il n'est pas une page illustre qu'il ne fasse salir par le timbre. Messieurs, ce projet, quelle honte! pose la griffe malpropre du fisc sur la litterature! sur les beaux livres! sur les chefs-d'oeuvre! Ah! ces beaux livres, au siecle dernier, le bourreau les brulait, mais il ne les tachait pas. Ce n'etait plus que de la cendre; mais cette cendre immortelle, le vent venait la chercher sur les marches du palais de justice, et il l'emportait, et il la jetait dans toutes les ames, comme une semence de vie et de liberte! (Mouvement prolonge.)

Desormais les livres ne seront plus brules, mais marques. Passons.

Sous peine d'amendes folles, d'amendes dont le chiffre, calcule par le Journal des Debats lui-meme, peut varier de 2,500,000 francs a 10 millions pour une seule contravention (violentes denegations au banc de la commission et au banc des ministres); je vous repete que ce sont les calculs memes du Journal des Debats, que vous pouvez les retrouver dans la petition des libraires, et que ces calculs, les voici. (L'orateur montre un papier qu'il tient a la main.) Cela n'est pas croyable, mais cela est!—Sous la menace de ces amendes extravagantes (nouvelles denegations au banc de la commission:—Vous calomniez la loi), ce projet condamne au timbre toute edition publiee par livraisons, quelle qu'elle soit, de quelque ouvrage que ce soit, de quelque auteur que ce soit, mort ou vivant; en d'autres termes, il tue la librairie. Entendons-nous, ce n'est que la librairie francaise qu'il tue, car, du contrecoup, il enrichit la librairie belge. Il met sur le pave notre imprimerie, notre librairie, notre fonderie, notre papeterie, il detruit nos ateliers, nos manufactures, nos usines; mais il fait les affaires de la contre-facon; il ote a nos ouvriers leur pain et il le jette aux ouvriers etrangers. (Sensation profonde.)

Je continue.

Ce projet, tout empreint de certaines rancunes, timbre toutes les pieces de theatre sans exception, Corneille aussi bien que Moliere. Il se venge du Tartuffe sur Polyeucte. (Rires et applaudissements.)

Oui, remarquez-le bien, j'y insiste, il n'est pas moins hostile a la production litteraire qu'a la polemique politique, et c'est la ce qui lui donne son cachet de loi clericale. Il poursuit le theatre autant que le journal, et il voudrait briser dans la main de Beaumarchais le miroir ou Basile s'est reconnu. (Bravos a gauche.)

Je poursuis.

Il n'est pas moins maladroit que malfaisant. Il supprime d'un coup, a Paris seulement, environ trois cents recueils speciaux, inoffensifs et utiles, qui poussaient les esprits vers les etudes sereines et calmantes. (C'est vrai! c'est vrai!)

Enfin, ce qui complete et couronne tous ces actes de lese-civilisation, il rend impossible cette presse populaire des petits livres, qui est le pain a bon marche des intelligences. (Bravo! a gauche.—A droite: Plus de petits livres! tant mieux! tant mieux!)

En revanche, il cree un privilege de circulation au profit de cette miserable coterie ultramontaine a laquelle est livree desormais l'instruction publique. (Oui! oui!) Montesquieu sera entrave, mais le pere Loriquet sera libre.

Messieurs, la haine pour l'intelligence, c'est la le fond de ce projet. Il se crispe, comme une main d'enfant en colere, sur quoi? Sur la pensee du publiciste, sur la pensee du philosophe, sur la pensee du poete, sur le genie de la France. (Bravo! bravo!)

Ainsi, la pensee et la presse opprimees sous toutes les formes, le journal traque, le livre persecute, le theatre suspect, la litterature suspecte, les talents suspects, la plume brisee entre les doigts de l'ecrivain, la librairie tuee, dix ou douze grandes industries nationales detruites, la France sacrifiee a l'etranger, la contrefacon belge protegee, le pain ote aux ouvriers, le livre ote aux intelligences, le privilege de lire vendu aux riches et retire aux pauvres (mouvement), l'eteignoir pose sur tous les flambeaux du peuple, les masses arretees, chose impie! dans leur ascension vers la lumiere, toute justice violee, le jury destitue et remplace par les chambres d'accusation, la confiscation retablie par l'enormite des amendes, la condamnation et l'execution avant le jugement, voila ce projet! (Longue acclamation.)

Je ne le qualifie pas, je le raconte. Si j'avais a le caracteriser, je le ferais d'un mot: c'est tout le bucher possible aujourd'hui. (Mouvement.—Protestations a droite.)

Messieurs, apres trente-cinq annees d'education du pays par la liberte de la presse; alors qu'il est demontre par l'eclatant exemple des Etats-Unis, de l'Angleterre et de la Belgique, que la presse libre est tout a la fois le plus evident symptome et l'element le plus certain de la paix publique; apres trente-cinq annees, dis-je, de possession de la liberte de la presse; apres trois siecles de toute-puissance intellectuelle et litteraire, c'est la que nous en sommes! Les expressions me manquent, toutes les inventions de la restauration sont depassees; en presence d'un projet pareil, les lois de censure sont de la clemence, la loi de justice et d'amour est un bienfait, je demande qu'on eleve une statue a M. de Peyronnet! (Rires et bravos a gauche.—Murmures a droite.)

Ne vous meprenez pas! ceci n'est pas une injure, c'est un hommage. M. de Peyronnet a ete laisse en arriere de bien loin par ceux qui ont signe sa condamnation, de meme que M. Guizot a ete bien depasse par ceux qui l'ont mis en accusation. (Oui, c'est vrai! a gauche.) M. de Peyronnet, dans cette enceinte, je lui rends cette justice, et je n'en doute pas, voterait contre cette loi avec indignation, et, quant a M. Guizot, dont le grand talent honorerait toutes les assemblees, si jamais il fait partie de celle-ci, ce sera lui, je l'espere, qui deposera sur cette tribune l'acte d'accusation de M. Baroche. (Acclamation prolongee.)

Je reprends.

Voila donc ce projet, messieurs, et vous appelez cela une loi! Non! ce n'est pas la une loi! Non! et j'en prends a temoin l'honnetete des consciences qui m'ecoutent, ce ne sera jamais la une loi de mon pays! C'est trop, c'est decidement trop de choses mauvaises et trop de choses funestes! Non! non! cette robe de jesuite jetee sur tant d'iniquites, vous ne nous la ferez pas prendre pour la robe de la loi! (Bravos.)

Voulez-vous que je vous dise ce que c'est que cela, messieurs? c'est une protestation de notre gouvernement contre nous-memes, protestation qui est dans le coeur de la loi, et que vous avez entendue hier sortir du coeur du ministre! (Sensation.) Une protestation du ministere et de ses conseillers contre l'esprit de notre siecle et l'instinct de notre pays; c'est-a-dire une protestation du fait contre l'idee, de ce qui n'est que la matiere du gouvernement contre ce qui en est la vie, de ce qui n'est que le pouvoir contre ce qui est la puissance, de ce qui doit passer contre ce qui doit rester; une protestation de quelques hommes chetifs, qui n'ont pas meme a eux la minute qui s'ecoule, contre la grande nation et contre l'immense avenir! (Applaudissements.)

Encore si cette protestation n'etait que puerile, mais c'est qu'elle est fatale! Vous ne vous y associerez pas, messieurs, vous en comprendrez le danger, vous rejetterez cette loi!

Je veux l'esperer, quant a moi. Les clairvoyants de la majorite,—et, le jour ou ils voudront se compter serieusement, ils s'apercevront qu'ils sont les plus nombreux,—les clairvoyants de la majorite finiront par l'emporter sur les aveugles, ils retiendront a temps un pouvoir qui se perd; et, tot ou tard, de cette grande assemblee, destinee a se retrouver un jour face a face avec la nation, on verra sortir le vrai gouvernement du pays.

Le vrai gouvernement du pays, ce n'est pas celui qui nous propose de telles lois. (Non! non!—A droite: Si! si!)

Messieurs, dans un siecle comme le notre, pour une nation comme la France, apres trois revolutions qui ont fait surgir une foule de questions capitales de civilisation dans un ordre inattendu, le vrai gouvernement, le bon gouvernement est celui qui accepte toutes les conditions du developpement social, qui observe, etudie, explore, experimente, qui accueille l'intelligence comme un auxiliaire et non comme une ennemie, qui aide la verite a sortir de la melee des systemes, qui fait servir toutes les libertes a feconder toutes les forces, qui aborde de bonne foi le probleme de l'education pour l'enfant et du travail pour l'homme! Le vrai gouvernement est celui auquel la lumiere qui s'accroit ne fait pas mal, et auquel le peuple qui grandit ne fait pas peur! (Acclamation a gauche.)

Le vrai gouvernement est celui qui met loyalement a l'ordre du jour, pour les approfondir et pour les resoudre sympathiquement, toutes ces questions si pressantes et si graves de credit, de salaire, de chomage, de circulation, de production et de consommation, de colonisation, de desarmement, de malaise et de bien-etre, de richesse et de misere, toutes les promesses de la constitution, la grande question du peuple, en un mot!

Le vrai gouvernement est celui qui organise, et non celui qui comprime! celui qui se met a la tete de toutes les idees, et non celui qui se met a la suite de toutes les rancunes! Le vrai gouvernement de la France au dix-neuvieme siecle, non, ce n'est pas, ce ne sera jamais celui qui va en arriere! (Sensation.)

Messieurs, en des temps comme ceux-ci, prenez garde aux pas en arriere!

On vous parle beaucoup de l'abime, de l'abime qui est la, beant, ouvert, terrible, de l'abime ou la societe peut tomber.

Messieurs, il y a un abime, en effet; seulement il n'est pas devant vous, il est derriere vous.

Vous n'y marchez pas, vous y reculez. (Applaudissements a gauche.)

L'avenir ou une reaction insensee nous conduit est assez prochain et assez visible pour qu'on puisse en indiquer des a present les redoutables lineaments. Ecoutez! il est temps encore de s'arreter. En 1829, on pouvait eviter 1830. En 1847, on pouvait eviter 1848. Il suffisait d'ecouter ceux qui disaient aux deux monarchies entrainees: Voila le gouffre!

Messieurs, j'ai le droit de parler ainsi. Dans mon obscurite, j'ai ete de ceux qui ont fait ce qu'ils ont pu, j'ai ete de ceux qui ont averti les deux monarchies, qui l'ont fait loyalement, qui l'ont fait inutilement, mais qui l'ont fait avec le plus ardent et le plus sincere desir de les sauver. (Clameurs et denegations a droite.)

Vous le niez! Eh bien! je vais vous citer une date. Lisez mon discours du 12 juin 1847 a la chambre des pairs; M. de Montebello, lui, doit s'en souvenir.

(M. de Montebello baisse la tete et garde le silence. Le calme se retablit.)

C'est la troisieme fois que j'avertis; sera-ce la troisieme fois que j'echouerai? Helas! je le crains.

Hommes qui nous gouvernez, ministres!—et en parlant ainsi je m'adresse non-seulement aux ministres publics que je vois la sur ce banc, mais aux ministres anonymes, car en ce moment il y a deux sortes de gouvernants, ceux qui se montrent et ceux qui se cachent (rires et bravos), et nous savons tous que M. le president de la republique est un Numa qui a dix-sept Egeries (explosion de rires), [Note: La commission qui proposait la loi, de connivence avec le president, se composait de dix-sept membres.]—ministres! ce que vous faites, le savez-vous? Ou vous allez, le voyez-vous? Non!

Je vais vous le dire.

Ces lois que vous nous demandez, ces lois que vous arrachez a la majorite, avant trois mois, vous vous apercevrez d'une chose, c'est qu'elles sont inefficaces, que dis-je inefficaces? aggravantes pour la situation.

La premiere election que vous tenterez, la premiere epreuve que vous ferez de votre suffrage remanie, tournera, on peut vous le predire, et de quelque facon que vous vous y preniez, a la confusion de la reaction. Voila pour la question electorale.

Quant a la presse, quelques journaux ruines ou morts enrichiront de leurs depouilles ceux qui survivront. Vous trouvez les journaux trop irrites et trop forts. Admirable effet de votre loi! dans trois mois, vous aurez double leur force. Il est vrai que vous aurez double aussi leur colere. (Oui! oui!—Profonde sensation.) O hommes d'etat! (On rit.)

Voila pour les journaux.

Quant au droit de reunion, fort bien! les assemblees populaires seront resorbees par les societes secretes. Vous ferez rentrer ce qui veut sortir. Repercussion inevitable. Au lieu de la salle Martel et de la salle Valentino, ou vous etes presents dans la personne de votre commissaire de police, au lieu de ces reunions en plein air ou tout s'evapore, vous aurez partout de mysterieux foyers de propagande ou tout s'aigrira, ou ce qui n'etait qu'une idee deviendra une passion, ou ce qui n'etait que de la colere deviendra de la haine.

Voila pour le droit de reunion.

Ainsi, vous vous serez frappes avec vos propres lois, vous vous serez blesses avec vos propres armes!

Les principes se dresseront de toutes parts contre vous; persecutes, ce qui les fera forts; indignes, ce qui les fera terribles! (Mouvement.)

Vous direz: Le peril s'aggrave.

Vous direz: Nous avons frappe le suffrage universel, cela n'a rien fait. Nous avons frappe le droit de reunion, cela n'a rien fait. Nous avons frappe la liberte de la presse, cela n'a rien fait. Il faut extirper le mal dans sa racine.

Et alors, pousses irresistiblement, comme de malheureux hommes possedes, subjugues, traines par la plus implacable de toutes les logiques, la logique des fautes qu'on a faites (Bravo!), sous la pression de cette voix fatale qui vous criera: Marchez! marchez toujours!—que ferez-vous?

Je m'arrete. Je suis de ceux qui avertissent, mais je m'impose silence quand l'avertissement peut sembler une injure. Je ne parle en ce moment que par devoir et avec affliction. Je ne veux pas sonder un avenir qui n'est peut-etre que trop prochain. (Sensation.) Je ne veux pas presser douloureusement et jusqu'a l'epuisement des conjectures les consequences de toutes vos fautes commencees. Je m'arrete. Mais je dis que c'est une epouvante pour les bons citoyens de voir le gouvernement s'engager sur une pente connue au bas de laquelle il y a le precipice.

Je dis qu'on a deja vu plus d'un gouvernement descendre cette pente, mais qu'on n'en a vu aucun la remonter. Je dis que nous en avons assez, nous qui ne sommes pas le gouvernement, qui ne sommes que la nation, des imprudences, des provocations, des reactions, des maladresses qu'on fait par exces d'habilete et des folies qu'on fait par exces de sagesse! Nous en avons assez des gens qui nous perdent sous pretexte qu'ils sont des sauveurs! Je dis que nous ne voulons plus de revolutions nouvelles. Je dis que, de meme que tout le monde a tout a gagner au progres, personne n'a plus rien a gagner aux revolutions. (Vive et profonde adhesion.)

Ah! il faut que ceci soit clair pour tous les esprits! il est temps d'en finir avec ces eternelles declamations qui servent de pretexte a toutes les entreprises contre nos droits, contre le suffrage universel, contre la liberte de la presse, et meme, temoin certaines applications du reglement, contre la liberte de la tribune. Quant a moi, je ne me lasserai jamais de le repeter, et j'en saisirai toutes les occasions, dans l'etat ou est aujourd'hui la question politique, s'il y a des revolutionnaires dans l'assemblee, ce n'est pas de ce cote. (L'orateur montre la gauche.)

Il est des verites sur lesquelles il faut toujours insister et qu'on ne saurait remettre trop souvent sous les yeux du pays; a l'heure ou nous sommes, les anarchistes, ce sont les absolutistes; les revolutionnaires, ce sont les reactionnaires! (Oui! oui! a gauche.—Une inexprimable agitation regne dans l'assemblee.)

Quant a nos adversaires jesuites, quant a ces zelateurs de l'inquisition, quant a ces terroristes de l'eglise (applaudissements), qui ont pour tout argument d'objecter 93 aux hommes de 1850, voici ce que j'ai a leur dire:

Cessez de nous jeter a la tete la terreur et ces temps ou l'on disait: Divin coeur de Marat! divin coeur de Jesus! Nous ne confondons pas plus Jesus avec Marat que nous ne le confondons avec vous! Nous ne confondons pas plus la Liberte avec la Terreur que nous ne confondons le christianisme avec la societe de Loyola; que nous ne confondons la croix du Dieu-agneau et du Dieu-colombe avec la sinistre banniere de saint Dominique; que nous ne confondons le divin supplicie du Golgotha avec les bourreaux des Cevennes et de la Saint-Barthelemy, avec les dresseurs de gibets de la Hongrie, de la Sicile et de la Lombardie (agitation); que nous ne confondons la religion, notre religion de paix et d'amour, avec cette abominable secte, partout deguisee et partout devoilee, qui, apres avoir preche le meurtre des rois, preche l'oppression des nations (Bravo! bravo!); qui assortit ses infamies aux epoques qu'elle traverse, faisant aujourd'hui par la calomnie ce qu'elle ne peut plus faire par le bucher, assassinant les renommees parce qu'elle ne peut bruler les hommes, diffamant le siecle parce qu'elle ne peut plus decimer le peuple, odieuse ecole de despotisme, de sacrilege et d'hypocrisie, qui dit beatement des choses horribles, qui mele des maximes de mort a l'evangile et qui empoisonne le benitier! (Mouvement prolonge.—Une voix a droite: Envoyez l'orateur a Bicetre!)

Messieurs, reflechissez dans votre patriotisme, reflechissez dans votre raison. Je m'adresse en ce moment a cette majorite vraie, qui s'est plus d'une fois fait jour sous la fausse majorite, a cette majorite qui n'a pas voulu de la citadelle ni de la retroactivite dans la loi de deportation, a cette majorite qui vient de mettre a neant la loi des maires. C'est a cette majorite qui peut sauver le pays que je parle. Je ne cherche pas a convaincre ici ces theoriciens du pouvoir qui l'exagerent, et qui, en l'exagerant, le compromettent, qui font de la provocation en artistes, pour avoir le plaisir de faire ensuite de la compression (rires et bravos); et qui, parce qu'ils ont arrache quelques peupliers du pave de Paris, s'imaginent etre de force a deraciner la presse du coeur du peuple! (Bravo! bravo!)

Je ne cherche pas a convaincre ces hommes d'etat du passe, infiltres depuis trente ans de tous les vieux virus de la politique, ni ces personnages fervents qui excommunient la presse en masse, qui ne daignent meme pas distinguer la bonne de la mauvaise, et qui affirment que le meilleur des journaux ne vaut pas le pire des predicateurs. (Rires.)

Non, je me detourne de ces esprits extremes et fermes. C'est vous que j'adjure, vous legislateurs nes du suffrage universel, et qui, malgre la funeste loi recemment votee, sentez la majeste de votre origine, et je vous conjure de reconnaitre et de proclamer par un vote solennel, par un vote qui sera un arret, la puissance et la saintete de la pensee. Dans cette tentative contre la presse, tout le peril est pour la societe. (Oui! oui!) Quel coup pretend-on porter aux idees avec une telle loi, et que leur veut-on? Les comprimer? Elles sont incompressibles. Les circonscrire? Elles sont infinies. Les etouffer? Elles sont immortelles. (Longue sensation.) Oui! elles sont immortelles! Un orateur de ce cote l'a nie un jour, vous vous en souvenez, dans un discours ou il me repondait; il s'est ecrie que ce n'etaient pas les idees qui etaient immortelles, que c'etaient les dogmes, parce que les idees sont humaines, disait-il, et que les dogmes sont divins. Ah! les idees aussi sont divines! et, n'en deplaise a l'orateur clerical…. (Violente interruption a droite.—M. de Montalembert s'agite.)

A DROITE.—A l'ordre! c'est intolerable. (Cris.)

M. LE PRESIDENT.—Est-ce que vous pretendez que M. de Montalembert n'est pas representant au meme titre que vous? (Bruit.) Les personnalites sont defendues.

UNE VOIX A GAUCHE.—M. le president s'est reveille.

M. CHARRAS.—Il ne dort que lorsqu'on attaque la revolution.

UNE VOIX A GAUCHE.—Vous laissez insulter la republique!

M. LE PRESIDENT.—La republique ne souffre pas et ne se plaint pas.

M. VICTOR HUGO.—Je n'ai pas suppose un instant, messieurs, que cette qualification put sembler une injure a l'honorable orateur auquel je l'adressais. Si elle lui semble une injure, je m'empresse de la retirer.

M. LE PRESIDENT.—Elle m'a paru inconvenante.

(M. de Montalembert se leve pour repondre.)

VOIX A DROITE.—Parlez! parlez!

A GAUCHE.—Ne vous laissez pas interrompre, monsieur Victor Hugo!

M. LE PRESIDENT.—Monsieur de Montalembert, laissez achever le discours; n'interrompez pas. Vous parlerez apres.

VOIX A DROITE.—Parlez! parlez!

VOIX A GAUCHE.—Non! non!

M. LE PRESIDENT, a M. Victor Hugo.—Consentez-vous a laisser parler
M. de Montalembert?

M. VICTOR HUGO.—J'y consens.

M. LE PRESIDENT.—M. Victor Hugo y consent.

M. CHARRAS, et autres membres.—A la tribune!

M. LE PRESIDENT.—Il est en face de vous!

M. DE MONTALEMBERT, de sa place.—J'accepte pour moi, monsieur le president, ce que vous disiez tout a l'heure de la republique. A travers tout ce discours, dirige surtout contre moi, je ne souffre de rien et ne me plains de rien. (Approbation a droite.—Reclamations a gauche.)

M. VICTOR HUGO.—L'honorable M. de Montalembert se trompe quand il suppose que c'est a lui que s'adresse ce discours. Ce n'est pas a lui personnellement que je m'adresse; mais, je n'hesite pas a le dire, c'est a son parti; et quant a son parti, puisqu'il me provoque lui-meme a cette explication, il faut bien que je le lui dise…. (Rires bruyants a droite.)

M. PISCATORY.—Il n'a pas provoque.

M. LE PRESIDENT.—Il n'a pas provoque du tout.

M. VICTOR HUGO.—Vous ne voulez donc pas que je reponde?…. (A gauche: Non! ils ne veulent pas! c'est leur tactique.)

M. VICTOR HUGO.—Combien avez-vous de poids et de mesures? Voulez-vous, oui ou non, que je reponde? (Parlez!) Eh! bien, alors, ecoutez!

VOIX DIVERSES A DROITE.—On ne vous a rien dit, et nous ne voulons pas que vous disiez qu'on vous a provoque.

A GAUCHE.—Si! si! parlez, monsieur Victor Hugo!

M. VICTOR HUGO.—Non, je n'apercois pas M. de Montalembert au milieu des dangers de ma patrie, j'apercois son parti tout au plus; et, quant a son parti, puisqu'il veut que je le lui dise, il faut bien qu'il sache…. (Interruption a droite.)

QUELQUES VOIX A DROITE.—Il ne vous l'a pas demande.

M. VICTOR HUGO.—Puisqu'il veut que je le lui dise, il faut bien qu'il sache…. (Nouvelle interruptions.)

M. LE PRESIDENT.—M. de Montalembert n'a rien demande, vous n'avez donc rien a repondre!

A GAUCHE.—Les voila qui reculent maintenant! ils ont peur que vous ne repondiez. Parlez!

M. VICTOR HUGO.—Comment! je consens a etre interrompu, et vous ne me laissez pas repondre? Mais c'est un abus de majorite, et rien de plus.

Que m'a dit M. de Montalembert? Que c'etait contre lui que je parlais. (Interruption a droite.)

Eh bien! je lui reponds, j'ai le droit de lui repondre, et vous, vous avez le devoir de m'ecouter.

VOIX A DROITE.—Comment donc!

M. VICTOR HUGO.—Sans aucun doute, c'est votre devoir. (Marques d'assentiment de tous les cotes.)

J'ai le droit de lui repondre que ce n'est pas a lui que je m'adressais, mais a son parti; et, quant a son parti, il faut bien qu'il le sache, les temps ou il pouvait etre un danger public sont passes.

VOIX A DROITE.—Eh bien! alors, laissez-le tranquille.

M. LE PRESIDENT, a l'orateur.—Vous n'etes plus du tout dans la discussion de la loi.

UN MEMBRE A L'EXTREME GAUCHE.—Le president trouble l'orateur.

M. LE PRESIDENT.—Le president fait ce qu'il peut pour ramener l'orateur a la question. (Vives denegations a gauche.)

M. VICTOR HUGO.—C'est une oppression! La majorite m'a invite a repondre; veut-elle, oui ou non, que je reponde? (Parlez donc!) Ce serait deja fait.

Il m'est impossible d'accepter la question posee ainsi. Que j'aie fait un discours contre M. de Montalembert, non. Je veux et je dois expliquer que ce n'est pas contre M. de Montalembert que j'ai parle, mais contre son parti.

Maintenant, je dois dire, puisque j'y suis provoque….

A DROITE.—Non! non!—A GAUCHE.—Si! si!

M. VICTOR HUGO.—Je dois dire, puisque j'y suis provoque….

A DROITE.—Non! non!—A GAUCHE.—Si! si!

M. LE PRESIDENT, s'adressant a la droite.—Ca ne finira pas! Il est evident que c'est vous qui etes dans ce moment-ci les indisciplinables de l'assemblee. Vous etes intolerables de ce cote-ci maintenant.

PLUSIEURS MEMBRES A DROITE.—Non! non!

M. VICTOR HUGO, s'adressant a la droite.—Exigez-vous, oui ou non, que je reste sous le coup d'une inculpation de M. de Montalembert?

A DROITE.—Il n'a rien dit!

M. VICTOR HUGO.—Je repete pour la troisieme, pour la quatrieme fois que je ne veux pas accepter cette situation que M. de Montalembert veut me faire. Si vous voulez m'empecher, de force, de repondre, il le faudra bien, je subirai la violence et je descendrai de cette tribune; mais autrement, vous devez me laisser m'expliquer, et ce n'est pas une minute de plus ou de moins qui importe.

Eh bien! j'ai dit a M. de Montalembert que ce n'etait pas a lui que je m'adressais, mais a son parti. Et quant a ce parti…. (Nouvelle interruption a droite.)—Vous tairez-vous?

(Le silence se retablit. L'orateur reprend:)

Et quant au parti jesuite, puisque je suis provoque a m'expliquer sur son compte (bruit a droite); quant a ce parti qui, a l'insu meme de la reaction, est aujourd'hui l'ame de la reaction; a ce parti aux yeux duquel la pensee est une contravention, la lecture un delit, l'ecriture un crime, l'imprimerie un attentat (bruit)! quant a ce parti qui ne comprend rien a ce siecle, dont il n'est pas; qui appelle aujourd'hui la fiscalite sur notre presse, la censure sur nos theatres, l'anatheme sur nos livres, la reprobation sur nos idees, la repression sur nos progres, et qui, en d'autres temps, eut appele la proscription sur nos tetes (C'est cela! bravo!), a ce parti d'absolutisme, d'immobilite, d'imbecillite, de silence, de tenebres, d'abrutissement monacal; a ce parti qui reve pour la France, non l'avenir de la France, mais, le passe de l'Espagne; il a beau rappeler complaisamment ses titres historiques a l'execration des hommes; il a beau remettre a neuf ses vieilles doctrines rouillees de sang humain; il a beau etre parfaitement capable de tous les guet-apens sur tout ce qui est la justice et le droit; il a beau etre le parti qui a toujours fait les besognes souterraines et qui a toujours accepte dans tous les temps et sur tous les echafauds la fonction de bourreau masque; il a beau se glisser traitreusement dans notre gouvernement, dans notre diplomatie, dans nos ecoles, dans notre urne electorale, dans nos lois, dans toutes nos lois, et en particulier dans celle qui nous occupe; il a beau etre tout cela et faire tout cela, qu'il le sache bien, et je m'etonne d'avoir pu moi-meme croire un moment le contraire, oui, qu'il le sache bien, les temps ou il pouvait etre un danger public sont passes! (Oui! oui!).

Oui, enerve comme il l'est, reduit a la ressource des petits hommes et a la misere des petits moyens, oblige d'user pour nous attaq de cette liberte de la presse qu'il voudrait tuer, et qui le tue (applaudissements)! heretique lui-meme dans les moyens qu'il emploie, condamne a s'appuyer, dans la politique, sur des voltairiens qui le raillent, et dans la banque sur des juifs qu'il brulerait de si bon coeur (explosion de rire et d'applaudissements)! balbutiant en plein dix-neuvieme siecle son infame eloge de l'inquisition, au milieu des haussements d'epaules et des eclats de rire, le parti jesuite ne peut plus etre parmi nous qu'un objet d'etonnement, un accident, un phenomene, une curiosite (rires), un miracle, si c'est la le mot qui lui plait (rire universel), quelque chose d'etrange et de hideux comme une orfraie qui volerait en plein midi (vive sensation), rien de plus. Il fait horreur, soit; mais il ne fait pas peur! Qu'il sache cela, et qu'il soit modeste! Non, il ne fait pas peur! Non, nous ne le craignons pas! Non, le parti jesuite n'egorgera pas la liberte, il fait trop grand jour pour cela. (Longs applaudissements.)

Ce que nous craignons, ce dont nous tremblons, ce qui nous fait peur, c'est le jeu redoutable que joue le gouvernement, qui n'a pas les memes interets que ce parti et qui le sert, et qui emploie contre les tendances de la societe toutes les forces de la societe.

Messieurs, au moment de voter sur ce projet insense, considerez ceci.

Tout, aujourd'hui, les arts, les sciences, les lettres, la philosophie, la politique, les royaumes qui se font republiques, les nations qui tendent a se changer en familles, les hommes d'instinct, les hommes de foi, les hommes de genie, les masses, tout aujourd'hui va dans le meme sens, au meme but, par la meme route, avec une vitesse sans cesse accrue, avec une sorte d'harmonie terrible qui revele l'impulsion directe de Dieu. (Sensation.)

Le mouvement au dix-neuvieme siecle, dans ce grand dix-neuvieme siecle, n'est pas seulement le mouvement d'un peuple, c'est le mouvement de tous les peuples. La France va devant, et les nations la suivent. La providence nous dit: Allez! et sait ou nous allons.

Nous passons du vieux monde au monde nouveau. Ah! nos gouvernants, ah! ceux qui revent d'arreter l'humanite dans sa marche et de barrer le chemin a la civilisation, ont-ils bien reflechi a ce qu'ils font? Se sont-ils rendu compte de la catastrophe qu'ils peuvent amener, de l'effroyable Fampoux [Note: On se rappelle la catastrophe de chemin de fer a Fampoux.] social qu'ils preparent, quand, au milieu du plus prodigieux mouvement d'idees qui ait encore emporte le genre humain, au moment ou l'immense et majestueux convoi passe a toute vapeur, ils viennent furtivement, chetivement, miserablement mettre de pareilles lois dans les roues de la presse, cette formidable locomotive de la pensee universelle! (Profonde emotion.)

Messieurs, croyez-moi, ne nous donnez pas le spectacle de la lutte des lois contre les idees. (Bravo! a gauche.—Une voix a droite: Et ce discours coutera 25 francs a la France!)

Et, a ce propos, comme il faut que vous connaissiez pleinement quelle est la force a laquelle s'attaque et se heurte le projet de loi, comme il faut que vous puissiez juger des chances de succes que peut avoir, dans ses entreprises contre la liberte, le parti de la peur,—car il y a en France et en Europe un parti de la peur (sensation), c'est lui qui inspire la politique de compression, et, quant a moi, je ne demande pas mieux que de n'avoir pas a le confondre avec le parti de l'ordre,—comme il faut que vous sachiez ou l'on vous mene, a quel duel impossible on vous entraine, et contre quel adversaire, permettez-moi un dernier mot.

Messieurs, dans la crise que nous traversons, crise salutaire, apres tout, et qui se denouera bien, c'est ma conviction, on s'ecrie de tous les cotes: Le desordre moral est immense, le peril social est imminent.

On cherche autour de soi avec anxiete, on se regarde, et l'on se demande:

Qui est-ce qui fait tout ce ravage? Qui est-ce qui fait tout le mal? quel est le coupable? qui faut-il punir? qui faut-il frapper?

Le parti de la peur, en Europe, dit: C'est la France. En France, il dit: C'est Paris. A Paris, il dit: C'est la presse. L'homme froid qui observe et qui pense dit: Le coupable, ce n'est pas la presse, ce n'est pas Paris, ce n'est pas la France; le coupable, c'est l'esprit humain! (Mouvement.)

C'est l'esprit humain. L'esprit humain qui a fait les nations ce qu'elles sont; qui, depuis l'origine des choses, scrute, examine, discute, debat, doute, contredit, approfondit, affirme et poursuit sans relache la solution du probleme eternellement pose a la creature par le createur. C'est l'esprit humain qui, sans cesse persecute, combattu, comprime, refoule, ne disparait que pour reparaitre, et, passant d'une besogne a l'autre, prend successivement de siecle en siecle la figure de tous les grands agitateurs! C'est l'esprit humain qui s'est nomme Jean Huss, et qui n'est pas mort sur le bucher de Constance (Bravo!); qui s'est nomme Luther, et qui a ebranle l'orthodoxie; qui s'est nomme Voltaire, et qui a ebranle la foi; qui s'est nomme Mirabeau, et qui a ebranle la royaute! (Longue sensation.) C'est l'esprit humain qui, depuis que l'histoire existe, a transforme les societes et les gouvernements selon une loi de plus en plus acceptable par la raison, qui a ete la theocratie, l'aristocratie, la monarchie, et qui est aujourd'hui la democratie. (Applaudissements.) C'est l'esprit humain qui a ete Babylone, Tyr, Jerusalem, Athenes, Rome, et qui est aujourd'hui Paris; qui a ete tour a tour, et quelquefois tout ensemble, erreur, illusion, heresie, schisme, protestation, verite; c'est l'esprit humain qui est le grand pasteur des generations, et qui, en somme, a toujours marche vers le juste, le beau et le vrai, eclairant les multitudes, agrandissant les ames, dressant de plus en plus la tete du peuple vers le droit et la tete de l'homme vers Dieu. (Explosion de bravos.)

Eh bien! je m'adresse au parti de la peur, non dans cette chambre, mais partout ou il est en Europe, et je lui dis: Regardez bien ce que vous voulez faire; reflechissez a l'oeuvre que vous entreprenez, et, avant de la tenter, mesurez-la. Je suppose que vous reussissiez. Quand vous aurez detruit la presse, il vous restera quelque chose a detruire, Paris. Quand vous aurez detruit Paris, il vous restera quelque chose a detruire, la France. Quand vous aurez detruit la France, il vous restera quelque chose a tuer, l'esprit humain. (Mouvement prolonge.)

Oui, je le dis, que le grand parti europeen de la peur mesure l'immensite de la tache que, dans son heroisme, il veut se donner. (Rires et bravos.) Il aurait aneanti la presse jusqu'au dernier journal, Paris jusqu'au dernier pave, la France jusqu'au dernier hameau, il n'aurait rien fait. (Mouvement.) Il lui resterait encore a detruire quelque chose qui est toujours debout, au-dessus des generations et en quelque sorte entre l'homme et Dieu, quelque chose qui a ecrit tous les livres, invente tous les arts, decouvert tous les mondes, fonde toutes les civilisations; quelque chose qui reprend toujours, sous la forme revolution, ce qu'on lui refuse sous la forme progres; quelque chose qui est insaisissable comme la lumiere et inaccessible comme le soleil, et qui s'appelle l'esprit humain! (Acclamations prolongees.)

(Un grand nombre de membres de la gauche quittent leurs places et viennent feliciter l'orateur. La seance est suspendue.)

IX

REVISION DE LA CONSTITUTION

[Note: M. Louis Bonaparte, voulant se perpetuer, proposait la revision de la constitution. M. Victor Hugo la combattit.

Ce discours fut prononce apres la belle harangue de M. Michel (de
Bourges) sur la meme question.

Les debats semblaient epuises par le discours du representant du Cher; M. Victor Hugo les ranima en imprimant un nouveau tour a la discussion. M. Michel (de Bourges) avait use de menagements infinis; il avait ete ecoute avec calme. M. Victor Hugo, laissant de cote les precautions oratoires, entra dans le vif de la question. Il attaqua la reaction de face. Apres lui, la discussion, detournee de son terrain par M. Baroche, fut close.

La proposition de revision fut rejetee. (Note de l'editeur.)]

17 juillet 1851.

M. Victor Hugo (profond silence).—Messieurs, avant d'accepter ce debat, il m'est impossible de ne pas renouveler les reserves deja faites par d'autres orateurs. Dans la situation actuelle, la loi du 31 mai etant debout, plus de quatre millions d'electeurs etant rayes,—resultat que je ne veux pas qualifier a cette tribune, car tout ce que je dirais serait trop faible pour moi et trop fort pour vous, mais qui finira, nous l'esperons, par inquieter, par eclairer votre sagesse,—le suffrage universel, toujours vivant de droit, etant supprime de fait, nous ne pouvons que dire aux auteurs des diverses propositions qui investissent en ce moment la tribune:

Que nous voulez-vous?

Quelle est la question?

Que demandez-vous?

La revision de la constitution?

Par qui?

Par le souverain!

Ou est-il?

Nous ne le voyons pas. Qu'en a-t-on fait? (Mouvement.)

Quoi! une constitution a ete faite par le suffrage universel, et vous voulez la faire defaire par le suffrage restreint!

Quoi! ce qui a ete edifie par la nation souveraine, vous voulez le faire renverser par une fraction privilegiee!

Quoi! cette fiction d'un pays legal, temerairement pose en face de la majestueuse realite du peuple souverain, cette fiction chetive, cette fiction fatale, vous voulez la retablir, vous voulez la restaurer, vous voulez vous y confier de nouveau!

Un pays legal, avant 1848, c'etait imprudent. Apres 1848, c'est insense! (Sensation.)

Et puis, un mot.

Quel peut etre, dans la situation presente, tant que la loi du 31 mai n'est pas abrogee, purement et simplement abrogee, entendez-vous bien, ainsi que toutes les autres lois de meme nature et de meme portee qui lui font cortege et qui lui pretent main-forte, loi du colportage, loi contre le droit de reunion, loi contre la liberte de la presse,—quel peut etre le succes de vos propositions?

Qu'en attendez-vous?

Qu'en esperez-vous?

Quoi! c'est avec la certitude d'echouer devant le chiffre immuable de la minorite, gardienne inflexible de la souverainete du peuple, de la minorite, cette fois constitutionnellement souveraine et investie de tous les droits de la majorite, de la minorite, pour mieux dire, devenue elle-meme majorite! quoi! c'est sans aucun but realisable devant les yeux, car personne ne suppose la violation de l'article 111, personne ne suppose le crime … (mouvements divers) quoi! c'est sans aucun resultat parlementaire possible que vous, qui vous dites des hommes pratiques, des hommes positifs, des hommes serieux, qui faites a votre modestie cette violence de vous decerner a vous-memes, et a vous seuls, le titre d'hommes d'etat; c'est sans aucun resultat parlementaire possible, je le repete, que vous vous obstinez a un debat si orageux et si redoutable! Pourquoi? pour les orages du debat! (Bravo! bravo!) Pour agiter la France, pour faire bouillonner les masses, pour reveiller les coleres, pour paralyser les affaires, pour multiplier les faillites, pour tuer le commerce et l'industrie! Pour le plaisir! (Profonde sensation.)

Fort bien! le parti de l'ordre a la fantaisie de faire du desordre, c'est un caprice qu'il se passe. Il est le gouvernement, il a la majorite dans l'assemblee, il lui plait de troubler le pays, il veut quereller, il veut discuter, il est le maitre!

Soit! Nous protestons; c'est du temps perdu, un temps precieux; c'est la paix publique gravement troublee. Mais puisque cela vous plait, puisque vous le voulez, que la faute retombe sur qui s'obstine a la commettre. Soit, discutons.

J'entre immediatement dans le debat. (Rumeur a droite. Cris: La cloture! M. Mole, assis au fond de la salle, se leve, traverse tout l'hemicycle, fait signe a la droite, et sort. On ne le suit pas. Il rentre. On rit a gauche. L'orateur continue.)

Messieurs, je commence par le declarer, quelles que soient les protestations de l'honorable M. de Falloux, les protestations de l'honorable M. Berryer, les protestations de l'honorable M. de Broglie, quelles que soient ces protestations tardives, qui ne peuvent suffire pour effacer tout ce qui a ete dit, ecrit et fait depuis deux ans,—je le declare, a mes yeux, et, je le dis sans crainte d'etre dementi, aux yeux de la plupart des membres qui siegent de ce cote (l'orateur designe la gauche), votre attaque contre la republique francaise est une attaque contre la revolution francaise!

Contre la revolution francaise tout entiere, entendez-vous bien; depuis la premiere heure qui a sonne en 1789 jusqu'a l'heure ou nous sommes! (A gauche: Oui! oui! c'est cela!)

Nous ne distinguons pas, nous. A moins qu'il n'y ait pas de logique au monde, la revolution et la republique sont indivisibles. L'une est la mere, l'autre est la fille. L'une est le mouvement humain qui se manifeste, l'autre est le mouvement humain qui se fixe. La republique, c'est la revolution fondee. (Vive approbation.).

Vous vous debattez vainement contre ces realites; on ne separe pas 89 de la republique, on ne separe pas l'aube du soleil. (Interruption a droite.—Bravos a gauche.) Nous n'acceptons donc pas vos protestations. Votre attaque contre la republique, nous la tenons pour une attaque contre la revolution, et c'est ainsi, quant a moi, que j'entends la qualifier a la face du pays. Non, nous ne prenons pas le change! Je ne sais pas si, comme on l'a dit, il y a des masques dans cette enceinte [note: Mot de M. de Morny.], mais j'affirme qu'il n'y aura pas de dupes! (Rumeurs a droite.)

Cela dit, j'aborde la question.

Messieurs, en admettant que les choses, depuis 1848, eussent suivi un cours naturel et regulier dans le sens vrai et pacifique de la democratie s'elargissant de jour en jour et du progres, apres trois annees d'essai loyal de la constitution, j'aurais compris qu'on dit:

—La constitution est incomplete. Elle fait timidement ce qu'il fallait faire resolument. Elle est pleine de restrictions et de definitions obscures. Elle ne declare aucune liberte entiere. Elle n'a fait faire, en matiere penale, de progres qu'a la penalite politique elle n'a aboli qu'une moitie de la peine de mort. Elle contient en germe les empietements du pouvoir executif, la censure pour certains travaux de l'esprit, la police entravant le penseur et genant le citoyen. Elle ne degage pas nettement la liberte individuelle. Elle ne degage pas nettement la liberte de l'industrie. (A gauche: C'est cela!—Murmures a droite.)

Elle a maintenu la magistrature inamovible et nommee par le pouvoir executif, c'est-a-dire la justice sans racines dans le peuple. (Rumeurs a droite.)

Que signifient ces murmures? Comment! vous discutez la republique, et nous ne pourrions pas discuter la magistrature! Vous discutez le peuple, vous discutez le superieur, et nous ne pourrions pas discuter l'inferieur! vous discutez le souverain, nous ne pourrions pas discuter le juge!

M. LE PRESIDENT.—Je fais remarquer que ce qui est permis cette semaine ne le sera pas la semaine prochaine; mais c'est la semaine de la tolerance. (Rires d'approbation a droite.)

M. DE PANAT.—C'est la semaine des saturnales!

M. VICTOR HUGO.—Monsieur le president, ce que vous venez de dire n'est pas serieux. (A gauche: Tres bien!)

Je reprends, et j'insiste.

J'aurais donc compris qu'on dit: La constitution a des fautes et des lacunes; elle maintient la magistrature inamovible et nommee par le pouvoir executif, c'est-a-dire, je le repete, la justice sans racines dans le peuple. Or il est de principe que toute justice emane du souverain.

En monarchie, la justice emane du roi; en republique, la justice doit emaner du peuple. (Sensation.)

Par quel procede? Par le suffrage universel choisissant librement les magistrats parmi les licencies en droit. J'ajoute qu'en republique il est aussi impossible d'admettre le juge inamovible que le legislateur inamovible. (Mouvement prolonge.)

J'aurais compris qu'on dit: La constitution s'est bornee a affirmer la democratie; il faut la fonder. Il faut que la republique soit en surete dans la constitution, comme dans une citadelle. Il faut au suffrage universel des extensions et des applications nouvelles. Ainsi, par exemple, la constitution cree l'omnipotence d'une assemblee unique, c'est-a-dire d'une majorite, et nous en voyons aujourd'hui le redoutable inconvenient, sans donner pour contre-poids a cette omnipotence la faculte laissee a la minorite de deferer, dans de certains cas graves et selon des formes faciles a regler d'avance, une sorte d'arbitrage decisoire entre elle et la majorite au suffrage universel directement invoque, directement consulte; mode d'appel au peuple beaucoup moins violent et beaucoup plus parfait que l'ancien procede monarchique constitutionnel, qui consistait a briser le parlement.

J'aurais compris qu'on dit…. (Interruption et rumeurs a droite.)

Messieurs, il m'est impossible de ne pas faire une remarque que je soumets a la conscience de tous. Votre attitude, en ce moment, contraste etrangement avec l'attitude calme et digne de ce cote de l'assemblee (la gauche). (Vives reclamations sur les bancs de la majorite.—Allons donc! Allons donc!—La cloture! La cloture!—Le silence se retablit. L'orateur reprend:)

J'aurais compris qu'on dit: Il faut proclamer plus completement et developper plus logiquement que ne le fait la constitution les quatre droits essentiels du peuple: Le droit a la vie materielle, c'est-a-dire, dans l'ordre economique, le travail assure….

M. GRESLAN.—C'est le droit au travail!

M. VICTOR HUGO continuant.—… L'assistance organisee, et, dans l'ordre penal, la peine de mort abolie;

Le droit a la vie intellectuelle et morale, c'est-a-dire l'enseignement gratuit, la conscience libre, la presse libre, la parole libre, l'art et la science libres (Bravos);

Le droit a la liberte, c'est-a-dire l'abolition de tout ce qui est entrave au mouvement et au developpement moral, intellectuel, physique et industriel de l'homme;

Enfin, le droit a la souverainete, c'est-a-dire le suffrage universel dans toute sa plenitude, la loi faite et l'impot vote par des legislateurs elus et temporaires, la justice rendue par des juges elus et temporaires…. (Exclamations a droite.)

A GAUCHE.—Ecoutez! ecoutez!

PLUSIEURS MEMBRES A DROITE.—Parlez! parlez!

M. VICTOR HUGO reprenant.—… La commune administree par des magistrats elus et temporaires; le jury progressivement etendu, elargi et developpe; le vote direct du peuple entier, par oui ou par non, dans de certaines grandes questions politiques ou sociales, et cela apres discussion prealable et approfondie de chaque question au sein de l'assemblee nationale plaidant alternativement, par la voix de la majorite et par la voix de la minorite, le oui et le non devant le peuple, juge souverain. (Rumeurs a droite.—Longue et vive approbation a gauche.)

Messieurs, en supposant que la nation et son gouvernement fussent vis-a-vis l'un de l'autre dans les conditions correctes et normales que j'indiquais tout a l'heure, j'aurais compris qu'on dit cela, et qu'on ajoutat:

La constitution de la republique francaise doit etre la charte meme du progres humain au dix-neuvieme siecle, le testament immortel de la civilisation, la bible politique des peuples. Elle doit approcher aussi pres que possible de la verite sociale absolue. Il faut reviser la constitution.

Oui, cela, je l'aurais compris.

Mais qu'en plein dix-neuvieme siecle, mais qu'en face des nations civilisees, mais qu'en presence de cet immense regard du genre humain, qui est fixe de toutes parts sur la France, parce que la France porte le flambeau, on vienne dire: Ce flambeau que la France porte et qui eclaire le monde, nous allons l'eteindre!…. (Denegations a droite.)

Qu'on vienne dire: Le premier peuple du monde a fait trois revolutions comme les dieux d'Homere faisaient trois pas. Ces trois revolutions qui n'en font qu'une, ce n'est pas une revolution locale, c'est la revolution humaine; ce n'est pas le cri egoiste d'un peuple, c'est la revendication de la sainte equite universelle, c'est la liquidation des griefs generaux de l'humanite depuis que l'histoire existe (Vive approbation a gauche.—Rires a droite); c'est, apres les siecles de l'esclavage, du servage, de la theocratie, de la feodalite, de l'inquisition, du despotisme sous tous les noms, du supplice humain sous toutes les formes, la proclamation auguste des droits de l'homme! (Acclamation.)

Apres de longues epreuves, cette revolution a enfante en France la republique; en d'autres termes, le peuple francais, en pleine possession de lui-meme et dans le majestueux exercice de sa toute-puissance, a fait passer de la region des abstractions dans la region des faits, a constitue et institue, et definitivement et absolument etabli la forme de gouvernement la plus logique et la plus parfaite, la republique, qui est pour le peuple une sorte de droit naturel comme la liberte pour l'homme. (Murmures a droite.—Approbation a gauche.) Le peuple francais a taille dans un granit indestructible et pose au milieu meme du vieux continent monarchique la premiere assise de cet immense edifice de l'avenir, qui s'appellera un jour les Etats-Unis d'Europe! (_Mouvement. Long eclat de rire a droite.)

[Note: Ce mot, les Etats-Unis d'Europe, fit un effet d'etonnement. Il etait nouveau. C'etait la premiere fois qu'il etait prononce a la tribune. Il indigna la droite, et surtout l'egaya. Il y eut une explosion de rires, auxquels se melaient des apostrophes de toutes sortes. Le representant Bancel en saisit au passage quelques-unes, et les nota. Les voici:

M. de Montalembert.—Les Etats-Unis d'Europe! C'est trop fort. Hugo est fou.

M. Mole.—Les Etats-Unis d'Europe! Voila une idee! Quelle extravagance!

_M. Quentin-Bauchard.—Ces poetes! (Note de l'editeur.)]

Cette revolution, inouie dans l'histoire, c'est l'ideal des grands philosophes realise par un grand peuple, c'est l'education des nations par l'exemple de la France. Son but, son but sacre, c'est le bien universel, c'est une sorte de redemption humaine. C'est l'ere entrevue par Socrate, et pour laquelle il a bu la cigue; c'est l'oeuvre faite par Jesus-Christ, et pour laquelle il a ete mis en croix! (Vives reclamations a droite.—Cris: A l'ordre!—Applaudissements repetes a gauche. Longue et generale agitation.)

M. DE FONTAINE ET PLUSIEURS AUTRES.—C'est un blaspheme!

M. DE HEECKEREN [Note: Plus tard senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.].—On devrait avoir le droit de siffler, si on applaudit des choses comme celles-la!

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, qu'on dise ce que je viens de dire ou du moins qu'on le voie,—car il est impossible de ne pas le voir, la revolution francaise, la republique francaise, Bonaparte l'a dit, c'est le soleil!—qu'on le voie donc et qu'on ajoute: Eh bien! nous allons detruire tout cela, nous allons supprimer cette revolution, nous allons jeter bas cette republique, nous allons arracher des mains de ce peuple le livre du progres et y raturer ces trois dates: 1792, 1830, 1848; nous allons barrer le passage a cette grande insensee, qui fait toutes ces choses sans nous demander conseil, et qui s'appelle la providence. Nous allons faire reculer la liberte, la philosophie, l'intelligence, les generations; nous allons faire reculer la France, le siecle, l'humanite en marche; nous allons faire reculer Dieu! (Profonde sensation.) Messieurs, qu'on dise cela, qu'on reve cela, qu'on s'imagine cela, voila ce que j'admire jusqu'a la stupeur, voila ce que je ne comprends pas. (A gauche: Tres bien! tres bien!—Rires a droite.)

Et qui etes-vous pour faire de tels reves? Qui etes-vous pour tenter de telles entreprises? Qui etes-vous pour livrer de telles batailles? Comment vous nommez-vous? Qui etes-vous?

Je vais vous le dire.

Vous vous appelez la monarchie, et vous etes le passe.

La monarchie!

Quelle monarchie? (Rires et bruit a droite.)

M. EMILE DE GIRARDIN, au pied de la tribune.—Ecoutez donc, messieurs! nous vous avons ecoutes hier.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, me voici dans la realite ardente du debat.

Ce debat, ce n'est pas nous qui l'avons voulu, c'est vous. Vous devez, dans votre loyaute, le vouloir entier, complet, sincere. La question republique ou monarchie est posee. Personne n'a plus le pouvoir, personne n'a plus le droit de l'eluder. Depuis plus de deux ans, cette question, sourdement et audacieusement agitee, fatigue la republique; elle pese sur le present, elle obscurcit l'avenir. Le moment est venu de s'en delivrer. Oui, le moment est venu de la regarder en face, le moment est venu de voir ce qu'elle contient. Cartes sur table! Disons tout. (Ecoutez! ecoutez!—Profond silence.)

Deux monarchies sont en presence. Je laisse de cote tout ce qui, aux yeux memes de ceux qui le proposent ou le sous-entendent, ne serait que transition et expedient. La fusion a simplifie la question. Deux monarchies sont en presence.—Deux monarchies seulement se croient en posture de demander la revision a leur benefice, et d'escamoter a leur profit la souverainete du peuple.

Ces deux monarchies sont: la monarchie de principe, c'est-a-dire la legitimite; et la monarchie de gloire, comme parlent certains journaux privilegies (rires et chuchotements), c'est-a-dire l'empire.

Commencons par la monarchie de principe. A l'anciennete d'abord.

Messieurs, avant d'aller plus loin, je le dis une fois pour toutes, quand je prononce, dans cette discussion, ce mot monarchie, je mets a part et hors du debat les personnes, les princes, les exiles, pour lesquels je n'ai au fond du coeur que la sympathie qu'on doit a des francais et le respect qu'on doit a des proscrits; sympathie et respect qui seraient bien plus profonds encore, je le declare, si ces exiles n'etaient pas un peu proscrits par leurs amis. (Tres bien! tres bien!)

Je reprends. Dans cette discussion, donc, c'est uniquement de la monarchie principe, de la monarchie dogme, que je parle; et une fois les personnes mises a part, n'ayant plus en face de moi que le dogme royaute, j'entends le qualifier, moi legislateur, avec toute la liberte de la philosophie et toute la severite de l'histoire.

Et d'abord, entendons-nous sur ces mots, dogme et principe. Je nie que la monarchie soit ni puisse etre un principe ni un dogme. Jamais la monarchie n'a ete qu'un fait. (Rumeurs sur plusieurs bancs.)

Oui, je le repete en depit des murmures, jamais la possession d'un peuple par un homme ou par une famille n'a ete et n'a pu etre autre chose qu'un fait. (Nouvelles rumeurs.)

Jamais,—et, puisque les murmures persistent, j'insiste,—jamais ce soi-disant dogme en vertu duquel,—et ce n'est pas l'histoire du moyen age que je vous cite, c'est l'histoire presque contemporaine, celle sur laquelle un siecle n'a pas encore passe,—jamais ce soi-disant dogme en vertu duquel il n'y a pas quatrevingts ans de cela, un electeur de Hesse vendait des hommes tant par tete au roi d'Angleterre pour les faire tuer dans la guerre d'Amerique (denegations irritees), les lettres existent, les preuves existent, on vous les montrera quand vous voudrez … (le silence se retablit) jamais, dis-je, ce pretendu dogme n'a pu etre autre chose qu'un fait, presque toujours violent, souvent monstrueux. (A gauche: C'est vrai! c'est vrai!)

Je le declare donc, et je l'affirme au nom de l'eternelle moralite humaine, la monarchie est un fait, rien de plus. Or, quand le fait n'est plus, il n'en survit rien, et tout est dit. Il en est autrement du droit. Le droit, meme quand il ne s'appuie plus sur le fait, meme quand il n'a plus l'autorite materielle, conserve l'autorite morale, et il est toujours le droit. C'est ce qui fait que d'une republique etouffee il reste un droit, tandis que d'une monarchie ecroulee il ne reste qu'une ruine. (Applaudissements.) Cessez donc, vous legitimistes, de nous adjurer au point de vue du droit. Vis-a-vis du droit du peuple, qui est la souverainete, il n'y pas d'autre droit que le droit de l'homme, qui est la liberte. (Tres bien!) Hors de la, tout est chimere. Dire le droit du roi, dans le grand siecle ou nous sommes, et a cette grande tribune ou nous parlons, c'est prononcer un mot vide de sens.

Mais, si vous ne pouvez parler au nom du droit, parlerez-vous au nom du fait? Invoquerez-vous l'utilite? C'est beaucoup moins superbe, c'est quitter le langage du maitre pour le langage du serviteur; c'est se faire bien petit. Mais soit! Examinons. Direz-vous que la stabilite politique nait de l'heredite royale? Direz-vous que la democratie est mauvaise pour un etat, et que la royaute est meilleure? Voyons, je ne vais pas me mettre a feuilleter ici l'histoire, la tribune n'est pas un pupitre a in-folio;—je reste dans les faits vivants, actuels, presents a toutes les memoires. Parlez, quels sont vos griefs contre la republique de 1848? Les emeutes? Mais la monarchie avait les siennes. L'etat des finances? Mon Dieu! je n'examine pas, ce n'est pas le moment, si depuis trois ans les finances de la republique ont ete bien democratiquement conduites….

A DROITE.—Non! fort heureusement pour elles!

M. VICTOR HUGO.—… Mais la monarchie constitutionnelle coutait fort cher; mais les gros budgets, c'est la monarchie constitutionnelle qui les a inventes. Je dis plus, car il faut tout dire, la monarchie proprement dite, la monarchie de principe, la monarchie legitime, qui se croit ou se pretend synonyme de stabilite, de securite, de prosperite, de propriete, la vieille monarchie historique de quatorze siecles, messieurs, faisait quelquefois, faisait volontiers banqueroute! (Rires et applaudissements.)

Sous Louis XIV, je vous cite la belle epoque, le grand siecle, le grand regne, sous Louis XIV, on voit de temps en temps palir, c'est Boileau qui le dit, le rentier

A l'aspect d'un arret qui retranche un quartier.

Or, quels que soient les euphemismes d'un ecrivain satirique qui flatte un roi, un arret qui retranche un quartier aux rentiers, messieurs, c'est la banqueroute. (A gauche: Tres bien!—Rumeurs a droite.—Et les assignats?)

Sous le regent, la monarchie empoche, ce n'est pas le mot noble, c'est le mot vrai (on rit), empoche trois cent cinquante millions par l'alteration des monnaies; c'etait le temps ou on pendait une servante pour cinq sous. Sous Louis XV, neuf banqueroutes en soixante ans.

UNE VOIX AU FOND A DROITE.—Et les pensions des poetes!

M. Victor Hugo s'arrete.

A GAUCHE.—Meprisez cela! Dedaignez! Ne repondez pas!

M. VICTOR HUGO.—Je repondrai a l'honorable interrupteur que, trompe par certains journaux, il fait allusion a une pension qui m'a ete offerte par le roi Charles X, et que j'ai refusee.

M. DE FALLOUX.—Je vous demande pardon, vous l'aviez sur la cassette du roi. (Rumeurs a gauche.)

M. BAC.—Meprisez ces injures!

M. DE FALLOUX.—Permettez-moi de dire un mot.

M. VICTOR HUGO.—Vous voulez que je raconte le fait? il m'honore; je le veux bien.

M. DE FALLOUX.—Je vous demande pardon…. (A gauche: C'est de la personnalite!—On cherche le scandale!—Laissez parler!—N'interrompez pas!—A l'ordre! a l'ordre!)

M. DE FALLOUX.—L'assemblee a pu observer que je n'ai pas cesse, depuis le commencement de la seance, de garder moi-meme le plus profond silence, et meme, de temps en temps, d'engager mes amis a le garder comme moi. Je demande seulement la permission de rectifier un fait materiel.

M. VICTOR HUGO.—Parlez!

M. DE FALLOUX.—L'honorable M. Victor Hugo a dit: "Je n'ai jamais touche de pension de la monarchie….".

M. VICTOR HUGO.—Non, je n'ai pas dit cela. (Vives reclamations a droite, melees d'applaudissements et de rires ironiques.)

PLUSIEURS MEMBRES A GAUCHE, a M. Victor Hugo.—Ne repondez pas!

M. SOUBIES, a la droite.—Attendez les explications, au moins; vos applaudissements sont indecents!

M. FRICHON, a M. de Falloux.—Ancien ministre de la republique, vous la trahissez.

M. LAMARQUE.—C'est le venin des jesuites!

M. VICTOR HUGO, s'adressant a M. de Falloux, au milieu du bruit:—Je prie M. de Falloux d'obtenir de ses amis qu'ils veuillent bien permettre qu'on lui reponde. (Bruit confus.)

M. DE FALLOUX.—Je fais ce que je puis.

A L'EXTREME GAUCHE.—Faites donc faire silence a droite, monsieur le president!

M. LE PRESIDENT.—On fait du bruit des deux cotes. (A l'orateur.) Vous voulez toujours tirer parti, a votre avantage, des interruptions; je les condamne, mais je constate qu'il y a autant de bruit a gauche qu'a droite. (Violentes reclamations et protestations a l'extreme gauche.—Les membres assis sur les bancs inferieurs de la gauche font des efforts pour ramener le silence.)

UN MEMBRE A GAUCHE.—Vous n'avez d'oreilles que pour notre cote.

M. LE PRESIDENT.—On interrompt des deux cotes. (Non! non!—Si! si!) Je vois, je constate…. (Nouvelles exclamations bruyantes sur les memes bancs a gauche.)

Je constate que, depuis cinq minutes, M. Schoelcher et M. Grevy reclament le silence. (Exclamations et protestations nouvelles a gauche.—M. Schoelcher prononce quelques mots que le bruit nous empeche de saisir.)

Je constate que vous-memes reclamez le silence depuis plusieurs minutes, monsieur Schoelcher et monsieur Grevy, je vous rends cette justice.

M. SCHOELCHER.—Nous le reclamons, parce que nous nous sommes promis de tout entendre.

UN MEMBRE A L'EXTREME GAUCHE.—Le Moniteur repondra a M. le president.

M. LE PRESIDENT.—On peut nier un fait qui se passe dans un bureau, mais on ne peut pas nier un fait qui se passe a la face de l'assemblee. (De vives apostrophes sont adressees de la gauche a M. le president.)

Il vous tarde de prendre vos allures accoutumees! (Exclamations a l'extreme gauche.)

UN MEMBRE.—C'est a vous qu'il tarde de reprendre les votres….

D'AUTRES MEMBRES.—Ce sont des provocations.

M. LE PRESIDENT.—Je demande le silence des deux cotes.

M. ARNAUD (de l'Ariege.)—Ce sont des personnalites.

M. SAVATIER-LAROCHE.—Ce sont des provocations qu'on cherche a rendre injurieuses.

M. LE PRESIDENT.—Voulez-vous faire silence et ecouter l'orateur? (Le silence se retablit.)

M. VICTOR HUGO.—Je remercie l'honorable M. de Falloux. Je ne cherchais pas l'occasion de parler de moi. Il me la donne a propos d'un fait qui m'honore. (A la droite.) Ecoutez ce que j'ai a vous dire. Vous avez ri les premiers; vous etes loyaux, je le pense, et je vous predis que vous ne rirez pas les derniers. (Sensation.)

UN MEMBRE A L'EXTREME DROITE.—Si!

M. VICTOR HUGO, a l'interrupteur.—En ce cas vous ne serez pas loyal. (Bravos a gauche.—Un profond silence s'etablit.)

J'avais dix-neuf ans….

UN MEMBRE A DROITE.—Ah! bon, j'etais si jeune! (Longs murmures a gauche.—Cris: C'est indecent!)

M. VICTOR HUGO, se tournant vers l'interrupteur.—L'homme capable d'une si inqualifiable interruption doit avoir le courage de se nommer. Je le somme de se nommer. (Applaudissements a gauche.—Silence a droite.—Personne ne se nomme.)

Il se tait. Je le constate.

(Les applaudissements de la gauche redoublent.—Silence consterne a droite.)

M. VICTOR HUGO, reprenant.—J'avais dix-neuf ans; je publiai un volume en vers. Louis XVIII, qui etait un roi lettre, vous le savez, le lut et m'envoya une pension de deux mille francs. Cet acte fut spontane de la part du roi, je le dis a son honneur et au mien; je recus cette pension sans l'avoir demandee. La lettre que vous avez dans les mains, monsieur de Falloux, le prouve. (M. de Falloux fait un signe d'assentiment.—Mouvement a droite.)

M. DE LAROCHEJAQUELEIN.—C'est tres bien, monsieur Victor Hugo!

M. VICTOR HUGO.—Plus tard, quelques annees apres, Charles X regnait, je fis une piece de theatre, Marion de Lorme; la censure interdit la piece, j'allai trouver le roi, je lui demandai de laisser jouer ma piece, il me recut avec bonte, mais refusa de lever l'interdit. Le lendemain, rentre chez moi, je recus de la part du roi l'avis que, pour me dedommager de cet interdit, ma pension etait elevee de deux mille francs a six mille. Je refusai. (Long mouvement.) J'ecrivis au ministre que je ne voulais rien que ma liberte de poete mon independance d'ecrivain. (Applaudissements prolonges a gauche.—Sensation meme a droite.)

C'est la la lettre que vous tenez entre les mains. (Bravo! bravo!)
Je dis dans cette lettre que je n'offenserai jamais le roi Charles X.
J'ai tenu parole, vous le savez. (Profonde sensation.)

M. DE LAROCHEJAQUELEIN.—C'est vrai! dans de bien admirables vers!

M. VICTOR HUGO, a la droite.—Vous voyez, messieurs, que vous ne riez plus et que j'avais raison de remercier M. de Falloux. (Oui! oui! Long mouvement.—Un membre rit au fond de la salle.)

A GAUCHE.—Allons donc! c'est indecent!

PLUSIEURS MEMBRES DE LA DROITE, a M. Victor Hugo.—Vous avez bien fait.

M. SOUBIES.—Celui qui a ri aurait accepte le tout.

M. VICTOR HUGO.—Je disais donc que la monarchie faisait quelquefois banqueroute. Je rappelais que, sous le regent, la monarchie avait empoche trois cent cinquante millions par l'alteration des monnaies. Je continue. Sous Louis XV, neuf banqueroutes.

Voulez-vous que je vous rappelle celles qui me viennent a l'esprit? Les deux banqueroutes Desmaretz, les deux banqueroutes des freres Paris, la banqueroute du Visa et la banqueroute du Systeme…. Est-ce assez de banqueroutes comme cela? Vous en faut-il encore? (Longue hilarite a gauche.)

En voici d'autres du meme regne; la banqueroute du cardinal Fleury, la banqueroute du controleur general Silhouette, la banqueroute de l'abbe Terray! Je nomme ces banqueroutes de la monarchie du nom des ministres qu'elles deshonorent dans l'histoire. Messieurs, le cardinal Dubois definissait la monarchie: Un gouvernement fort, parce qu'il fait banqueroute quand il veut. (Nouveaux rires.)

Eh bien! la republique de 1848, elle, a-t-elle fait banqueroute? Non, quoique, du cote de ce que je suis bien force d'appeler la monarchie, on le lui ait peut-etre un peu conseille. (On rit encore a gauche, et meme a droite.)

Messieurs, la republique, qui n'a pas fait banqueroute, et qui, on peut l'affirmer, si on la laisse dans sa franche et droite voie de probite populaire, ne fera pas, ne fera jamais banqueroute (A gauche: Non! non!), la republique de 1848 a-t-elle fait la guerre europeenne? Pas davantage.

Son attitude a peut-etre ete meme un peu trop pacifique, et, je le dis dans l'interet meme de la paix, son epee a demi tiree eut suffi pour faire rengainer bien des grands sabres.

Que lui reprochez-vous donc, messieurs les chefs des partis monarchiques, qui n'avez pas encore reussi, qui ne reussirez jamais a laver notre histoire contemporaine tout eclaboussee de sang par 1815? (Mouvement.) On a parle de 1793, j'ai le droit de parler de 1815! (Vive approbation a gauche.)

Que lui reprochez-vous donc, a la republique de 1848? Mon Dieu! il y a des accusations banales qui trainent dans tous vos journaux, et qui ne sont pas encore usees, a ce qu'il parait, et que je retrouv ce matin meme dans une circulaire pour la revision totale, "les commissaires de M. Ledru-Rollin! les quarante-cinq centimes! les conferences socialistes du Luxembourg!"—Le Luxembourg! ah! oui, le Luxembourg! voila le grand grief! Tenez, prenez garde au Luxembourg; n'allez pas trop de ce cote-la, vous finiriez par y rencontrer le spectre du marechal Ney! (Longue acclamation.—Applaudissements prolonges a gauche.)

M. DE RESSEGUIER.—Vous y trouveriez votre fauteuil de pair de France!

M. LE PRESIDENT.—Vous n'avez pas la parole, monsieur de Resseguier.

UN MEMBRE A DROITE.—La Convention a guillotine vingt-cinq generaux!

M. DE RESSEGUIER.—Votre fauteuil de pair de France! (Bruit.)

M. LE PRESIDENT.—N'interrompez pas.

M. VICTOR HUGO.—Je crois, Dieu me pardonne, que M. de Resseguier me reproche d'avoir siege parmi les juges du marechal Ney! (Exclamations a droite.—Rires ironiques et approbatifs a gauche.)

M. DE RESSEGUIER.—Vous vous meprenez….

M. LE PRESIDENT.—Veuillez vous asseoir; gardez le silence, vous n'avez pas la parole.

M. DE RESSEGUIER, s'adressant a l'orateur.—Vous vous meprenez formellement….

M. LE PRESIDENT.—Monsieur de Resseguier, je vous rappelle a l'ordre formellement.

M. DE RESSEGUIER.—Vous vous meprenez avec intention.

M. LE PRESIDENT.—Je vous rappellerai a l'ordre avec inscription au proces-verbal, si vous meprisez tous mes avertissements.

M. VICTOR HUGO.—Hommes des anciens partis, je ne triomphe pas de ce qui est votre malheur, et, je vous le dis sans amertume, vous ne jugez pas votre temps et votre pays avec une vue juste, bienveillante et saine. Vous vous meprenez aux phenomenes contemporains. Vous criez a la decadence. Il y a une decadence en effet, mais, je suis bien force de vous l'avouer, c'est la votre. (Rires a gauche.—Murmures a droite.)

Parce que la monarchie s'en va, vous dites: La France s'en va! C'est une illusion d'optique. France et monarchie, c'est deux. La France demeure, la France grandit, sachez cela! (Tres bien!—Rires a droite.)

Jamais la France n'a ete plus grande que de nos jours; les etrangers le savent, et, chose triste a dire et que vos rires confirment, vous l'ignorez!

Le peuple francais a l'age de raison, et c'est precisement le moment que vous choisissez pour taxer ses actes de folie. Vous reniez ce siecle tout entier, son industrie vous semble materialiste, sa philosophie vous semble immorale, sa litterature vous semble anarchique. (Rires ironiques a droite.—Oui! oui!) Vous voyez, vous continuez de confirmer mes paroles. Sa litterature vous semble anarchique, et sa science vous parait impie. Sa democratie, vous la nommez demagogie. (Oui! oui! a droite.)

Dans vos jours d'orgueil, vous declarez que notre temps est mauvais, et que, quant a vous, vous n'en etes pas. Vous n'etes pas de ce siecle. Tout est la. Vous en tirez vanite. Nous en prenons acte.

Vous n'etes pas de ce siecle, vous n'etes plus de ce monde, vous etes morts! C'est bien! je vous l'accorde! (Rires et bravos.)

Mais, puisque vous etes morts, ne revenez pas, laissez tranquilles les vivants. (Rire general.)

M. DE TINGUY, a l'orateur.—Vous nous supposez morts! monsieur le vicomte?

M. LE PRESIDENT.—Vous ressuscitez, vous, monsieur de Tinguy!

M. DE TINGUY.—Je ressuscite le vicomte!

M. VICTOR HUGO, croisant les bras et regardant la droite en face.—Quoi! vous voulez reparaitre! (Nouvelle explosion d'hilarite et de bravos!)

Quoi! vous voulez recommencer! Quoi! ces experiences redoutables qui devorent les rois, les princes, le faible comme Louis XVI, l'habile et le fort comme Louis-Philippe, ces experiences lamentables qui devorent les familles nees sur le trone, des femmes augustes, des veuves saintes, des enfants innocents, vous n'en avez pas assez! il vous en faut encore. (Sensation.)

Mais vous etes donc sans pitie et sans memoire!! Mais, royalistes, nous vous demandons grace pour ces infortunees familles royales!

Quoi! vous voulez rentrer dans cette serie de faits necessaires, dont toutes les phases sont prevues et pour ainsi dire marquees d'avance comme des etapes inevitables! Vous voulez rentrer dans ces engrenages formidables de la destinee! (Mouvement.) Vous voulez rentrer dans ce cycle terrible, toujours le meme, plein d'ecueils, d'orages et de catastrophes, qui commence par des reconciliations platrees de peuple a roi, par des restaurations, par les Tuileries rouvertes, par des lampions allumes, par des harangues et des fanfares, par des sacres et des fetes; qui se continue par des empietements du trone sur le parlement, du pouvoir sur le droit, de la royaute sur la nation, par des luttes dans les chambres, par des resistances dans la presse, par des murmures dans l'opinion, par des proces ou le zele emphatique et maladroit des magistrats qui veulent plaire avorte devant l'energie des ecrivains (vifs applaudissements a gauche); qui se continue par des violations de chartes ou trempent les majorites complices (Tres bien!), par des lois de compression, par des mesures d'exception, par des exactions de police d'une part, par des societes secretes et des conspirations de l'autre,—et qui finit….—Mon Dieu! cette place que vous traversez tous les jours pour venir a ce palais ne vous dit donc rien? (Interruption.—A l'ordre! a l'ordre!) Mais frappez du pied ce pave qui est a deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore; frappez du pied ce pave fatal, et vous en ferez sortir, a votre choix, l'echafaud qui precipite la vieille monarchie dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royaute nouvelle dans l'exil! (Applaudissements prolonges a gauche.—Murmures. Exclamations.)

M. LE PRESIDENT.—Mais qui menacez-vous donc la? Est-ce que vous menacez quelqu'un? Ecartez cela!

M. VICTOR HUGO.—C'est un avertissement.

M. LE PRESIDENT.—C'est un avertissement sanglant; vous passez toutes les bornes, et vous oubliez la question de la revision. C'est une diatribe, ce n'est pas un discours.

M. VICTOR HUGO.—Comment! il ne me sera pas permis d'invoquer l'histoire!

UNE VOIX A GAUCHE, s'adressant au president.—On met la constitution et la republique en question, et vous ne laissez pas parler!

M. LE PRESIDENT.—Vous tuez les vivants et vous evoquez les morts; ce n'est pas de la discussion. (Interruption prolongee.—Rires approbatifs a droite.)

M. VICTOR HUGO.—Comment, messieurs, apres avoir fait appel, dans les termes les plus respectueux, a vos souvenirs; apres vous avoir parle de femmes augustes, de veuves saintes, d'enfants innocents; apres avoir fait appel a votre memoire, il ne me sera pas permis, dans cette enceinte, apres ce qui a ete entendu ces jours passes, il ne me sera pas permis d'invoquer l'histoire comme un avertissement, entendez-le bien, mais non comme une menace? il ne me sera pas permis de dire que les restaurations commencent d'une maniere qui semble triomphante et finissent d'une maniere fatale? il ne me sera pas permis de vous dire que les restaurations commencent par l'eblouissement d'elles-memes, et finissent par ce qu'on a appele des catastrophes, et d'ajouter que si vous frappez du pied ce pave fatal qui est a deux pas de vous, a deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore, vous en ferez sortir, a votre choix, l'echafaud qui precipite la vieille monarchie dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royaute nouvelle dans l'exil! (Rumeurs a droite.—Bravos a gauche) il ne me sera pas permis de dire cela! Et on appelle cela une discussion libre! (Vive approbation et applaudissements a gauche.)

M. EMILE DE GIRARDIN.—Elle l'etait hier!

M. VICTOR HUGO.—Ah! je proteste! Vous voulez etouffer ma voix; mais on l'entendra cependant…. (Reclamations a droite.) On l'entendra.

Les hommes habiles qui sont parmi vous, et il y en a, je ne fais nulle difficulte d'en convenir….

UNE VOIX A DROITE.—Vous etes bien bon!

M. VICTOR HUGO.—Les hommes habiles qui sont parmi vous se croient forts en ce moment, parce qu'ils s'appuient sur une coalition des interets effrayes. Etrange point d'appui que la peur! mais, pour faire le mal, c'en est un.—Messieurs, voici ce que j'ai a dire a ces hommes habiles. Avant peu, et quoi que vous fassiez, les interets se rassureront; et, a mesure qu'ils reprendront confiance, vous la perdrez.

Oui, avant peu, les interets comprendront qu'a l'heure qu'il est, qu'au dix-neuvieme siecle, apres l'echafaud de Louis XVI….

M. DE MONTEBELLO.—Encore!

M. VICTOR HUGO.—… Apres l'ecroulement de Napoleon, apres l'exil de Charles X, apres la chute de Louis-Philippe, apres la revolution francaise, en un mot, c'est-a-dire apres le renouvellement complet, absolu, prodigieux, des principes, des croyances, des opinions, des situations, des influences et des faits, c'est la republique qui est la terre ferme, et c'est la monarchie qui est l'aventure. (Applaudissements.)

Mais l'honorable M. Berryer vous disait hier: Jamais la France ne s'accommodera de la democratie!

A DROITE.—Il n'a pas dit cela!

UNE VOIX A DROITE.—Il a dit de la republique.

M. DE MONTEBELLO.—C'est autre chose.

M. MATHIEU BOURDON.—C'est tout different.

M. VICTOR HUGO.—Cela m'est egal! j'accepte votre version. M. Berryer nous a dit: Jamais la France ne s'accommodera de la republique.

Messieurs, il y a trente-sept ans, lors de l'octroi de la charte de Louis XVIII, tous les contemporains l'attestent, les partisans de la monarchie pure, les memes qui traitaient Louis XVIII de revolutionnaire et Chateaubriand de jacobin (hilarite), les partisans de la monarchie pure s'epouvantaient de la monarchie representative, absolument comme les partisans de la monarchie representative s'epouvantent aujourd'hui de la republique.

On disait alors: C'est bon pour l'Angleterre! exactement comme M. Berryer dit aujourd'hui: C'est bon pour l'Amerique! (Tres bien! tres bien!)

On disait: La liberte de la presse, les discussions de la tribune, des orateurs d'opposition, des journalistes, tout cela, c'est du desordre; jamais la France ne s'y fera! Eh bien! elle s'y est faite!

M. DE TINGUY.—Et defaite.

M. VICTOR HUGO.—La France s'est faite au regime parlementaire, elle se fera de meme au regime democratique. C'est un pas en avant. Voila tout. (Mouvement.)

Apres la royaute representative, on s'habituera au surcroit de mouvement des moeurs democratiques, de meme qu'apres la royaute absolue on avait fini par s'habituer au surcroit d'excitation des moeurs liberales, et la prosperite publique se degagera a travers les agitations republicaines, comme elle se degageait a travers les agitations constitutionnelles; elle se degagera agrandie et affermie. Les aspirations populaires se regleront comme les passions bourgeoises se sont reglees. Une grande nation comme la France finit toujours par retrouver son equilibre. Sa masse est l'element de sa stabilite.

Et puis, il faut bien vous le dire, cette presse libre, cette tribune souveraine, ces comices populaires, ces multitudes faisant cercle autour d'une idee, ce peuple, auditoire tumultueux et tribunal patient, ces legions de votes gagnant des batailles la ou l'emeute en perdait, ces tourbillons de bulletins qui couvrent la France a un jour donne, tout ce mouvement qui vous effraye n'est autre chose que la fermentation meme du progres (Tres bien!), fermentation utile, necessaire, saine, feconde, excellente! Vous prenez cela pour la fievre? C'est la vie. (Longs applaudissements.)

Voila ce que j'ai a repondre a M. Berryer.

Vous le voyez, messieurs, ni l'utilite, ni la stabilite politique, ni la securite financiere, ni la prosperite publique, ni le droit, ni le fait, ne sont du cote de la monarchie dans ce debat.

Maintenant, car il faut bien en venir la, quelle est la moralite de cette agression contre la constitution, qui masque une agression contre la republique?

Messieurs, j'adresse ceci en particulier aux anciens, aux chefs vieillis, mais toujours preponderants, du parti monarchique actuel, a ces chefs qui ont fait, comme nous, partie de l'assemblee constituante, a ces chefs avec lesquels je ne confonds pas, je le declare, la portion jeune et genereuse de leur parti, qui ne les suit qu'a regret.

Du reste, je ne veux certes offenser personne, j'honore tous les membres de cette assemblee, et s'il m'echappait quelque parole qui put froisser qui que ce soit parmi mes collegues, je la retire d'avance. Mais enfin, pourtant, il faut bien que je le dise, il y a eu des royalistes autrefois….

M. CALLET.—Vous en savez quelque chose. (Exclamations a gauche.—N'interrompez pas!)

M. CHARRAS, a M. Victor Hugo.—Descendez de la tribune.

M. VICTOR HUGO.—C'est evident! il n'y a plus de liberte de tribune! (Reclamations a droite.)

M. LE PRESIDENT.—Demandez a M. Michel (de Bourges) si la liberte de la tribune est supprimee.

M. SOUBIES.—Elle doit exister pour tous et non pour un seul.

M. LE PRESIDENT.—Monsieur, l'assemblee est la meme; les orateurs changent. C'est a l'orateur a faire l'auditeur, on vous l'a dit avant-hier; c'est M. Michel (de Bourges) qui vous l'a dit.

M. LAMARQUE.—Il a dit le contraire.

M. LE PRESIDENT.—C'est ma variante.

M. MICHEL (de Bourges), de sa place.—Monsieur le president, voulez-vous me permettre un mot? (Signe d'assentiment de M. le president.)

Vous avez change les termes de ce que j'ai dit hier. Ce que j'ai dit ne vient pas de moi; c'est le plus grand orateur du dix-septieme siecle qui l'a dit, c'est Bossuet. Il n'a pas dit que l'orateur faisait l'auditeur; il a dit que c'etait l'auditeur qui faisait l'orateur. (A gauche: Tres bien! tres bien!)

M. LE PRESIDENT.—En renversant les termes de la proposition, il y a une verite qui est la meme; c'est qu'il y a une reaction necessaire de l'orateur sur l'assemblee et de l'assemblee sur l'orateur. C'est Royer-Collard lui-meme qui, desesperant de faire ecouter certaines choses, disait aux orateurs: Faites qu'on vous ecoute.

Je declare qu'il m'est impossible de procurer le meme silence a tous les orateurs, quand ils sont aussi dissemblables. (Hilarite bruyante sur les bancs de la majorite.—Rumeurs et interpellations diverses a gauche.)

M. EMILE DE GIRARDIN.—Est-ce que l'injure est permise?

M. CHARRAS.—C'est une impertinence.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, a la citation de Royer-Collard que vient de me faire notre honorable president, je repondrai par une citation de Sheridan, qui disait:—Quand le president cesse de proteger l'orateur, c'est que la liberte de la tribune n'existe plus. —(Applaudissements repetes a gauche.)

M. ARNAUD (de l'Ariege).—Jamais on n'a vu une pareille partialite.

M. VICTOR HUGO.—Eh bien! messieurs, que vous disais-je? Je vous disais,—et je rattache cela a l'agression dirigee aujourd'hui contre la republique, et je pretends tirer la moralite de cette agression—je vous disais: Il y a eu des royalistes autrefois. Ces royalistes-la, dont des hasards de famille ont pu meler des traditions a l'enfance de plusieurs d'entre nous, a la mienne en particulier, puisqu'on me le rappelle sans cesse; ces royalistes-la, nos peres les ont connus, nos peres les ont combattus. Eh bien! ces royalistes-la, quand ils confessaient leurs principes, c'etait le jour du danger, non le lendemain! (A gauche.—Tres bien! tres bien!)

M. VICTOR HUGO.—Ce n'etaient pas des citoyens, soit; mais c'etaient des chevaliers. Ils faisaient une chose odieuse, insensee, abominable, impie, la guerre civile; mais ils la faisaient, ils ne la provoquaient pas! (Vive approbation a gauche.)

Ils avaient devant eux, debout, toute jeune, toute terrible, toute fremissante, cette grande et magnifique et formidable revolution francaise qui envoyait contre eux les grenadiers de Mayence, et qui trouvait plus facile d'avoir raison de l'Europe que de la Vendee.

M. DE LA ROCHEJAQUELEIN.—C'est vrai!

M. VICTOR HUGO.—Ils l'avaient devant eux, et ils lui tenaient tete. Ils ne rusaient pas avec elle, ils ne se faisaient pas renards devant le lion! (Applaudissements a gauche.—M. de la Rochejaquelein fait un signe d'assentiment.)

M. VICTOR HUGO, a M. de la Rochejaquelein.—Ceci s'adresse a vous et a votre nom; c'est un hommage que je rends aux votres.

Ils ne venaient pas lui derober, a cette revolution, l'un apres l'autre, et pour s'en servir contre elle, ses principes, ses conquetes, ses armes! ils cherchaient a la tuer, non a la voler! (Bravos a gauche.)

Ils jouaient franc jeu, en hommes hardis, en hommes convaincus, en hommes sinceres qu'ils etaient; et ils ne venaient pas en plein midi, en plein soleil, ils ne venaient pas en pleine assemblee de la nation, balbutier: Vive le roi! apres avoir crie vingt-sept fois dans un seul jour: Vive la Republique! (Acclamations a gauche.—Bravos prolonges.)

M. EMILE DE GIRARDIN.—Ils n'envoyaient pas d'argent pour les blesses de Fevrier.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, je resume d'un mot tout ce que je viens de dire. La monarchie de principe, la legitimite, est morte en France. C'est un fait qui a ete et qui n'est plus.

La legitimite restauree, ce serait la revolution a l'etat chronique, le mouvement social remplace par les commotions periodiques. La republique, au contraire, c'est le progres fait gouvernement. (Approbation.)

Finissons de ce cote.

M. LEO DE LABORDE.—Je demande la parole. (Mouvement prolonge.)

M. MATHIEU BOURDON.—La legitimite se reveille.

(M. de Falloux se leve.)

A GAUCHE.—Non! non! n'interrompez pas! n'interrompez pas!

(M. de Falloux s'approche de la tribune.—Agitation bruyante.)

A GAUCHE, a l'orateur.—Ne laissez pas parler! ne laissez pas parler!

M. VICTOR HUGO.—Je ne permets pas l'interruption.

(M. de Falloux monte au bureau aupres du president, et echange avec lui quelques paroles.)

M. VICTOR HUGO.—L'honorable M. de Falloux oublie tellement les droits de l'orateur, que ce n'est plus a l'orateur qu'il demande la permission de l'interrompre, c'est au president.

M. DE FALLOUX, revenant au pied de la tribune.—Je vous demande la permission de vous interrompre.

M. VICTOR HUGO.—Je ne vous la donne pas.

M. LE PRESIDENT.—Vous avez la parole, monsieur Victor Hugo.

M. VICTOR HUGO.—Mais des publicistes d'une autre couleur, des journaux d'une autre nuance, qui expriment bien incontestablement la pensee du gouvernement, car ils sont vendus dans les rues avec privilege et a l'exclusion de tous les autres, ces journaux nous crient:

—Vous avez raison; la legitimite est impossible, la monarchie de droit divin et de principe est morte; mais l'autre, la monarchie de gloire, l'empire, celle-la est non-seulement possible, mais necessaire.

Voila le langage qu'on nous tient.

Ceci est l'autre cote de la question monarchie. Examinons.

Et d'abord, la monarchie de gloire, dites-vous! Tiens! vous avez de la gloire? Montrez-nous-la! (Hilarite.) Je serais curieux de voir de la gloire sous ce gouvernement-ci! (Rires et applaudissements a gauche.)

Voyons! votre gloire, ou est-elle? Je la cherche. Je regarde autour de moi. De quoi se compose-t-elle?

M. LEPIC.—Demandez a votre pere!

M. VICTOR HUGO.—Quels en sont les elements? Qu'est-ce que j'ai devant moi? Qu'est-ce que nous avons devant les yeux? Toutes nos libertes prises au piege l'une apres l'autre et garrottees; le suffrage universel trahi, livre, mutile; les programmes socialistes aboutissant a une politique jesuite; pour gouvernement, une immense intrigue (mouvement), l'histoire dira peut-etre un complot … (vive sensation) je ne sais quel sous-entendu inoui qui donne a la republique l'empire pour but, et qui fait de cinq cent mille fonctionnaires une sorte de franc-maconnerie bonapartiste au milieu de la nation! toute reforme ajournee ou bafouee, les impots improportionnels et onereux au peuple maintenus ou retablis, l'etat de siege pesant sur cinq departements, Paris et Lyon mis en surveillance, l'amnistie refusee, la transportation aggravee, la deportation votee, des gemissements a la kasbah de Bone, des tortures a Belle-Isle, des casemates ou l'on ne veut pas laisser pourrir des matelas, mais ou on laisse pourrir des hommes! … (sensation) la presse traquee, le jury trie, pas assez de justice et beaucoup trop de police, la misere en bas, l'anarchie en haut, l'arbitraire, la compression, l'iniquite! au dehors, le cadavre de la republique romaine! (Bravos a gauche.)

VOIX A DROITE.—C'est le bilan de la republique.

M. LE PRESIDENT.—Laissez donc; n'interrompez pas. Cela constate que la tribune est libre. Continuez. (Tres bien! tres bien! a gauche.)

M. CHARRAS.—Libre malgre vous.

M. VICTOR HUGO.—… La potence, c'est-a-dire l'Autriche (mouvement), debout sur la Hongrie, sur la Lombardie, sur Milan, sur Venise; la Sicile livree aux fusillades; l'espoir des nationalites dans la France detruit; le lien intime des peuples rompu; partout le droit foule aux pieds, au nord comme au midi, a Cassel comme a Palerme; une coalition de rois latente et qui n'attend que l'occasion; notre diplomatie muette, je ne veux pas dire complice; quelqu'un qui est toujours lache devant quelqu'un qui est toujours insolent; la Turquie laissee sans appui contre le czar et forcee d'abandonner les proscrits; Kossuth, agonisant dans un cachot de l'Asie Mineure; voila ou nous en sommes! La France baisse la tete, Napoleon tressaille de honte dans sa tombe, et cinq ou six mille coquins crient: Vive l'empereur! Est-ce tout cela que vous appelez votre gloire, par hasard? (Profonde agitation.)

M. DE LADEVANSAYE.—C'est la republique qui nous a donne tout cela!

M. LE PRESIDENT.—C'est aussi au gouvernement de la republique qu'on reproche tout cela!

M. VICTOR HUGO.—Maintenant, votre empire, causons-en, je le veux bien. (Rires a gauche.)

M. VIEILLARD [Note: Senateur, sous l'empire, a 30,000 francs par an.]—Personne n'y songe, vous le savez bien.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, des murmures tant que vous voudrez, mais pas d'equivoques. On me crie: Personne ne songe a l'empire. J'ai pour habitude d'arracher les masques.

Personne ne songe a l'empire, dites-vous? Que signifient donc ces cris payes de: Vive l'empereur? Une simple question: Qui les paye?

Personne ne songe a l'empire, vous venez de l'entendre! Que signifient donc ces paroles du general Changarnier, ces allusions aux pretoriens en debauche applaudies par vous? Que signifient ces paroles de M. Thiers, egalement applaudies par vous: L'empire est fait?

Que signifie ce petitionnement ridicule et mendie pour la prolongation des pouvoirs?

Qu'est-ce que la prolongation, s'il vous plait? C'est le consulat a vie. Ou mene le consulat a vie? A l'empire! Messieurs, il y a la une intrigue! Une intrigue, vous dis-je! J'ai le droit de la fouiller. Je la fouille. Allons! le grand jour sur tout cela!

Il ne faut pas que la France soit prise par surprise et se trouve, un beau matin, avoir un empereur sans savoir pourquoi! (Applaudissements.)

Un empereur! Discutons un peu la pretention.

Quoi! parce qu'il y a eu un homme qui a gagne la bataille de Marengo, et qui a regne, vous voulez regner, vous qui n'avez gagne que la bataille de Satory! (Rires.)

A GAUCHE.—Tres bien! tres bien!—Bravo!

M. EMILE DE GIRARDIN.—Il l'a perdue.

M. FERDINAND BARROT [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.]—Il y a trois ans qu'il gagne une bataille, celle de l'ordre contre l'anarchie.

M. VICTOR HUGO.—Quoi! parce que, il y a dix siecles de cela, Charlemagne, apres quarante annees de gloire, a laisse tomber sur la face du globe un sceptre et une epee tellement demesures que personne ensuite n'a pu et n'a ose y toucher,—et pourtant il y a eu dans l'intervalle des hommes qui se sont appeles Philippe-Auguste, Francois Ier, Henri IV, Louis XIV! Quoi! parce que, mille ans apres, car il ne faut pas moins d'une gestation de mille annees a l'humanite pour reproduire de pareils hommes, parce que, mille ans apres, un autre genie est venu, qui a ramasse ce glaive et ce sceptre, et qui s'est dresse debout sur le continent, qui a fait l'histoire gigantesque dont l'eblouissement dure encore, qui a enchaine la revolution en France et qui l'a dechainee en Europe, qui a donne a son nom, pour synonymes eclatants, Rivoli, Iena, Essling, Friedland, Montmirail! Quoi! parce que, apres dix ans d'une gloire immense, d'une gloire presque fabuleuse a force de grandeur, il a, a son tour, laisse tomber d'epuisement ce sceptre et ce glaive qui avaient accompli tant de choses colossales, vous venez, vous, vous voulez, vous, les ramasser apres lui, comme il les a ramasses, lui, Napoleon, apres Charlemagne, et prendre dans vos petites mains ce sceptre des titans, cette epee des geants! Pour quoi faire? (Longs applaudissements.) Quoi! apres Auguste, Augustule! Quoi! parce que nous avons eu Napoleon le Grand, il faut que nous ayons Napoleon le Petit! (La gauche applaudit, la droite crie. La seance est interrompue pendant plusieurs minutes. Tumulte inexprimable.)

A GAUCHE.—Monsieur le president, nous avons ecoute M. Berryer; la droite doit ecouter M. Victor Hugo. Faites taire la majorite.

M. SAVATIER-LAROCHE.—On doit le respect aux grands orateurs. (A gauche: Tres bien!)

M. DE LA MOSKOWA [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.]—M. le president devrait faire respecter le gouvernement de la republique dans la personne du president de la republique.

M. LEPIC [Note: Plus tard, aide de camp de l'empereur.]—On deshonore la republique!

M. DE LA MOSKOWA.—Ces messieurs crient: Vive la republique! et insultent le president.

M. ERNEST DE GIRARDIN.—Napoleon Bonaparte a eu six millions de suffrages; vous insultez l'elu du peuple! (Vive agitation au banc des ministres.—M. le president essaye en vain de se faire entendre au milieu du bruit.)

M. DE LA MOSKOWA.—Et, sur les bancs des ministres, pas un mot d'indignation n'eclate a de pareilles paroles!

M. BAROCHE, ministre des affaires etrangeres [Note: President du conseil d'etat de l'empire, a 150,000 francs par an.]—Discutez, mais n'insultez pas.

M. LE PRESIDENT.—Vous avez le droit de contester l'abrogation de l'art. 45 en termes de droit, mais vous n'avez pas le droit d'insulter! (Les applaudissements de l'extreme gauche redoublent et couvrent la voix de M. le president.)

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.—Vous discutez des projets qu'on n'a pas, et vous insultez! (Les applaudissements de l'extreme gauche continuent.)

UN MEMBRE DE L'EXTREME GAUCHE.—Il fallait defendre la republique hier quand on l'attaquait!

M. LE PRESIDENT.—L'opposition a affecte de couvrir d'applaudissements et mon observation et celle de M. le ministre, que la mienne avait precedee.

Je disais a M. Victor Hugo qu'il a parfaitement le droit de contester la convenance de demander la revision de l'art. 45 en termes de droit, mais qu'il n'a pas le droit de discuter, sous une forme insultante, une candidature personnelle qui n'est pas en jeu.

VOIX A L'EXTREME GAUCHE.—Mais si, elle est en jeu.

M. CHARRAS.—Vous l'avez vue vous-meme a Dijon, face a face.

M. LE PRESIDENT.—Je vous rappelle a l'ordre ici, parce que je suis president; a Dijon, je respectais les convenances, et je me suis tu.

M. CHARRAS.—On ne les a pas respectees envers vous.

M. VICTOR HUGO.—Je reponds a M. le ministre et a M. le president, qui m'accusent d'offenser M. le president de la republique, qu'ayant le droit constitutionnel d'accuser M. le president de la republique, j'en userai le jour ou je le jugerai convenable, et je ne perdrai pas mon temps a l'offenser; mais ce n'est pas l'offenser que de dire qu'il n'est pas un grand homme. (Vives reclamations sur quelques bancs de la droite.)

M. BRIFFAUT.—Vos insultes ne peuvent aller jusqu'a lui.

M. DE CAULAINCOURT.—Il y a des injures qui ne peuvent l'atteindre, sachez-le bien!

M. LE PRESIDENT.—Si vous continuez apres mon avertissement, je vous rappellerai a l'ordre.

M. VICTOR HUGO.—Voici ce que j'ai a dire, et M. le president ne m'empechera pas de completer mon explication. (Vive agitation.)

Ce que nous demandons a M. le president responsable de la republique, ce que nous attendons de lui, ce que nous avons le droit d'attendre fermement de lui, ce n'est pas qu'il tienne le pouvoir en grand homme, c'est qu'il le quitte en honnete homme.

A GAUCHE.—Tres bien! tres bien!

M. CLARY [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.] Ne le calomniez pas, en attendant.

M. VICTOR HUGO.—Ceux qui l'offensent, ce sont ceux de ses amis qui laissent entendre que le deuxieme dimanche de mai il ne quittera pas le pouvoir purement et simplement, comme il le doit, a moins d'etre un seditieux.

VOIX A GAUCHE.—Et un parjure!

M. VIEILLARD [Note: Senateur de l'empire.]—Ce sont la des calomnies,
M. Victor Hugo le sait bien.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs de la majorite, vous avez supprime la liberte de la presse; voulez-vous supprimer la liberte de la tribune? (Mouvement.) Je ne viens pas demander de la faveur, je viens demander de la franchise. Le soldat qu'on empeche de faire son devoir brise son epee; si la liberte de la tribune est morte, dites-le-moi, afin que je brise mon mandat. Le jour ou la tribune ne sera plus libre, j'en descendrai pour n'y plus remonter. (A droite: Le beau malheur!) La tribune sans liberte n'est acceptable que pour l'orateur sans dignite. (Profonde sensation.)

Eh bien! si la tribune est respectee, je vais voir. Je continue.

Non! apres Napoleon le Grand, je ne veux pas de Napoleon le Petit!

Allons! respectez les grandes choses. Treve aux parodies! Pour qu'on puisse mettre un aigle sur les drapeaux, il faut d'abord avoir un aigle aux Tuileries! Ou est l'aigle? (Longs applaudissements.)

M. LEON FAUCHER.—L'orateur insulte le president de la republique. (Oui! oui! a droite.)

M. LE PRESIDENT.—Vous offensez le president de la republique. (Oui! oui! a droite.—M. Abbatucci [Note: Ministre de la justice de l'empire, 120,000 francs par an.] gesticule vivement.)

M. VICTOR HUGO.—Je reprends.

Messieurs, comme tout le monde, comme vous tous, j'ai tenu dans mes mains ces journaux, ces brochures, ces pamphlets imperialistes ou cesaristes, comme on dit aujourd'hui. Une idee me frappe, et il m'est impossible de ne pas la communiquer a l'assemblee. (Agitation. L'orateur poursuit:) Oui, il m'est impossible de ne pas la laisser deborder devant cette assemblee. Que dirait ce soldat, ce grand soldat de la France, qui est couche la, aux Invalides, et a l'ombre duquel on s'abrite, et dont on invoque si souvent et si etrangement le nom? que dirait ce Napoleon qui, parmi tant de combats prodigieux, est alle, a huit cents lieues de Paris, provoquer la vieille barbarie moscovite a ce grand duel de 1812? que dirait ce sublime esprit qui n'entrevoyait qu'avec horreur la possibilite d'une Europe cosaque, et qui, certes, quels que fussent ses instincts d'autorite, lui preferait l'Europe republicaine? que dirait-il, lui! si, du fond de son tombeau, il pouvait voir que son empire, son glorieux et belliqueux empire, a aujourd'hui pour panegyristes, pour apologistes, pour theoriciens et pour reconstructeurs, qui? des hommes qui, dans notre epoque rayonnante et libre, se tournent vers le nord avec un desespoir qui serait risible, s'il n'etait monstrueux? des hommes qui, chaque fois qu'ils nous entendent prononcer les mots democratie, liberte, humanite, progres, se couchent a plat ventre avec terreur et se collent l'oreille contre terre pour ecouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon russe!

(Longs applaudissements a gauche. Clameurs a droite.—Toute la droite se leve et couvre de ses cris les dernieres paroles de l'orateur.—A l'ordre! a l'ordre! a l'ordre.)

(Plusieurs ministres se levent sur leurs bancs et protestent avec vivacite contre les paroles de l'orateur. Le tumulte va croissant. Des apostrophes violentes sont lancees a l'orateur par un grand nombre de membres. MM. Bineau [Note: Senateur, 30,000 francs, et ministre des finances de l'empire, 120,000 francs; total, 150,000 francs par an.], le general Gourgaud et plusieurs autres representants siegeant sur les premiers bancs de la droite se font remarquer par leur animation.)

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES. [Note: Le meme Baroche.] —Vous savez bien que cela n'est pas vrai! Au nom de la France, nous protestons!

M. DE RANCE. [Note: Commissaire general de police de l'empire, a 40,000 francs par an.]—Nous demandons le rappel a l'ordre.

M. DE CROUSEILHES, ministre de l'instruction publique. [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.]—Faites une application personnelle de vos paroles! A qui les appliquez-vous? Nommez! nommez!

M. LE PRESIDENT.—Je vous rappelle a l'ordre, monsieur Yictor Hugo, parce que, malgre mes avertissements, vous ne cessez pas d'insulter.

QUELQUES VOIX A DROITE.—C'est un insulteur a gages!

M. CHAPOT.—Que l'orateur nous dise a qui il s'adresse.

M. DE STAPLANDE.—Nommez ceux que vous accusez, si vous en avez le courage! (Agitation tumultueuse.)

VOIX DIVERSES A DROITE.—Vous etes un infame calomniateur.—C'est une lachete et une insolence. (A l'ordre! a l'ordre!)

M. LE PRESIDENT.—Avec le bruit que vous faites, vous avez empeche d'entendre le rappel a l'ordre que j'ai prononce.

M. VICTOR HUGO.—Je demande a m'expliquer. (Murmures bruyants et prolonges.)

M. DE HEECKEREN [Note: Senateur de l'empire.]—Laissez, laissez-le jouer sa piece!

M. LEON FAUCHER, ministre de l'interieur.—L'orateur…. (Interruption a gauche.) L'orateur….

A GAUCHE.—Vous n'avez pas la parole!

M. LE PRESIDENT.—Laissez M. Victor Hugo s'expliquer. Il est rappele a l'ordre.

M. LE MINISTRE DE L'INTERIEUR.—Comment! messieurs, un orateur pourra insulter ici le president de la republique…. (Bruyante interruption a gauche.)

M. VICTOR HUGO.—Laissez-moi m'expliquer! je ne vous cede pas la parole.

M. LE PRESIDENT.—Vous n'avez pas la parole. Ce n'est pas a vous a faire la police de l'assemblee. M. Victor Hugo est rappele a l'ordre; il demande a s'expliquer; je lui donne la parole, et vous rendrez la police impossible si vous voulez usurper mes fonctions.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, vous allez voir le danger des interruptions precipitees. (Plus haut! plus haut!) J'ai ete rappele a l'ordre, et un honorable membre que je n'ai pas l'honneur de connaitre….

UN MEMBRE sort des bancs de la droite, vient jusqu'au pied de la tribune et dit:

—C'est moi.

M. VICTOR HUGO.—Qui, vous?

L'INTERRUPTEUR.—Moi!

M. VICTOR HUGO.—Soit. Taisez-vous.

L'INTERRUPTEUR.—Nous n'en voulons pas entendre davantage. La mauvaise litterature fait la mauvaise politique. Nous protestons au nom de la langue francaise et de la tribune francaise. Portez tout ca a la Porte-Saint-Martin, monsieur Victor Hugo.

M. VICTOR HUGO.—Vous savez mon nom, a ce qu'il parait, et moi je ne sais pas le votre. Comment vous appelez-vous?

L'INTERRUPTEUR.—Bourbousson.

M. VICTOR HUGO.—C'est plus que je n'esperais. (Long eclat de rire sur tous les bancs. L'interrupteur regagne sa place.)

M. VICTOR HUGO, reprenant …—Donc, monsieur Bourbousson dit qu'il faudrait m'appliquer la censure.

VOIX A DROITE.—Oui! oui!

M. VICTOR HUGO.—Pourquoi? Pour avoir qualifie comme c'est mon droit, … (denegations a droite) pour avoir qualifie les auteurs des pamphlets cesaristes … (Reclamations a droite.—M. Victor Hugo se penche vers le stenographe du Moniteur et lui demande communication immediate de la phrase de son discours qui a provoque l'emotion de rassemblee.)

VOIX A DROITE.—M. Victor Hugo n'a pas le droit de faire changer la phrase au Moniteur.

M. LE PRESIDENT.—L'assemblee s'est soulevee contre les paroles qui ont du etre recueillies par le stenographe du Moniteur. Le rappel a l'ordre s'applique a ces paroles, telles que vous les avez prononcees, et qu'elles resteront certainement. Maintenant, en vous expliquant, si vous les changez, l'assemblee sera juge.

M. VICTOR HUGO.—Comme le stenographe du Moniteur les a recueillies de ma bouche … (Interruptions diverses.)

PLUSIEURS MEMBRES.—Vous les avez changees!—Vous avez parle au stenographe! (Bruit confus.)

M. DE PANAT, questeur, et autres membres.—Vous n'avez rien a craindre. Les paroles paraitront au Moniteur comme elles sont sorties de la bouche de l'orateur.

M. VICTOR HUGO.—Messieurs, demain, quand vous lirez le Moniteur … (rumeurs a droite) quand vous y lirez cette phrase que vous avez interrompue et que vous n'avez pas entendue, cette phrase dans laquelle je dis que Napoleon s'etonnerait, s'indignerait de voir que son empire, son glorieux empire, a aujourd'hui pour theoriciens et pour reconstructeurs, qui? des hommes qui, chaque fois que nous prononcons les mots democratie, liberte, humanite, progres, se couchent a plat ventre avec terreur, et se collent l'oreille contre terre pour ecouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon russe….

VOIX A DROITE.—A qui appliquez-vous cela?

M. VICTOR HUGO.—J'ai ete rappele a l'ordre pour cela!

M. DE TREVENEUC.—A quel parti vous adressez-vous? VOIX A GAUCHE.—A
Romieu! au Spectre rouge!

M. LE PRESIDENT, a M. Victor Hugo.—Vous ne pouvez pas isoler une phrase de votre discours entier. Et tout cela est venu a la suite d'une comparaison insultante entre l'empereur qui n'est plus et le president de la republique qui existe. (Agitation prolongee.—Un grand nombre de membres descendent dans l'hemicycle; ce n'est qu'avec peine que, sur l'ordre de M. le president, les huissiers font reprendre les places et ramenent un peu de silence.)

M. VICTOR HUGO.—Vous reconnaitrez demain la verite de mes paroles.

VOIX A DROITE.—Vous avez dit: Vous.

M. VICTOR HUGO.—Jamais, et je le dis du haut de cette tribune, jamais il n'est entre dans mon esprit un seul instant de s'adresser a qui que ce soit dans l'assemblee. (Reclamations et rires bruyants a droite.)

M. LE PRESIDENT.—Alors l'insulte reste tout entiere pour M. le president de la republique.

M. DE HEECKEREN [Footnote: Senateur.].—S'il ne s'agit pas de nous, pourquoi nous le dire, et ne pas reserver la chose pour l'Evenement?

M. VICTOR HUGO, se tournant vers M. le president. —Vous voyez bien que la majorite se pretend insultee. Ce n'est pas du president de la Republique qu'il s'agit maintenant!

M. LE PRESIDENT.—Vous l'avez traine aussi bas que possible….

M. VICTOR HUGO.—Ce n'est pas la la question!

M. LE PRESIDENT.—Dites que vous n'avez pas voulu insulter M. le president de la republique dans votre parallele, a la bonne heure! (L'agitation continue; des apostrophes d'une extreme violence, sont adressees a l'orateur et echangees entre plusieurs membres de droite et de gauche. M. Lefebvre-Durufle, s'approchant de la tribune, remet a l'orateur une feuille de papier qu'il le prie de lire.)

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