Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870
The Project Gutenberg eBook of Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870
Title: Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870
Author: Victor Hugo
Release date: July 1, 2005 [eBook #8453]
Most recently updated: September 20, 2014
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team
Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and
the Online Distributed Proofreading Team
OEUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO
ACTES ET PAROLES II
PENDANT L'EXIL 1852-1870
CE QUE C'EST QUE L'EXIL
I
Le droit incarne, c'est le citoyen; le droit couronne, c'est le legislateur. Les republiques anciennes se representaient le droit assis dans la chaise curule, ayant en main ce sceptre, la loi, et vetu de cette pourpre, l'autorite. Cette figure etait vraie, et l'ideal n'est pas autre aujourd'hui. Toute societe reguliere doit avoir a son sommet le droit sacre et arme, sacre par la justice, arme de la liberte.
Dans ce qui vient d'etre dit, le mot force n'a pas ete prononce. La force existe pourtant; mais elle n'existe pas hors du droit; elle existe dans le droit.
Qui dit droit dit force.
Qu'y a-t-il donc hors du droit?
La violence.
Il n'y a qu'une necessite, la verite; c'est pourquoi il n'y a qu'une force, le droit. Le succes en dehors de la verite et du droit est une apparence. La courte vue des tyrans s'y trompe; un guet-apens reussi leur fait l'effet d'une victoire, mais cette victoire est pleine de cendre; le criminel croit que son crime est son complice; erreur; son crime est son punisseur; toujours l'assassin se coupe a son couteau; toujours la trahison trahit le traitre; les delinquants, sans qu'ils s'en doutent, sont tenus au collet par leur forfait, spectre invisible; jamais une mauvaise action ne vous lache; et fatalement, par un itineraire inexorable, aboutissant aux cloaques de sang pour la gloire et aux abimes de boue pour la honte, sans remission pour les coupables, les Dix-huit Brumaire conduisent les grands a Waterloo et les Deux-Decembre trainent les petits a Sedan.
Quand ils depouillent et decouronnent le droit, les hommes de violence et les traitres d'etat ne savent ce qu'ils font.
II
L'exil, c'est la nudite du droit. Rien de plus terrible. Pour qui? Pour celui qui subit l'exil? Non, pour celui qui l'inflige. Le supplice se retourne et mord le bourreau.
Un reveur qui se promene seul sur une greve, un desert autour d'un songeur, une tete vieillie et tranquille autour de laquelle tournent des oiseaux de tempete, etonnes, l'assiduite d'un philosophe au lever rassurant du matin, Dieu pris a temoin de temps en temps en presence des rochers et des arbres, un roseau qui non seulement pense, mais medite, des cheveux qui de noirs deviennent gris et de gris deviennent blancs dans la solitude, un homme qui se sent de plus en plus devenir une ombre, le long passage des annees sur celui qui est absent, mais qui n'est pas mort, la gravite de ce desherite, la nostalgie de cet innocent, rien de plus redoutable pour les malfaiteurs couronnes.
Quoi que fassent les tout-puissants momentanes, l'eternel fond leur resiste. Ils n'ont que la surface de la certitude, le dessous appartient aux penseurs. Vous exilez un homme. Soit. Et apres? Vous pouvez arracher un arbre de ses racines, vous n'arracherez pas le jour du ciel. Demain, l'aurore.
Pourtant, rendons cette justice aux proscripteurs; ils sont logiques, parfaits, abominables. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour aneantir le proscrit.
Parviennent-ils a leur but? reussissent-ils? sans doute.
Un homme tellement ruine qu'il n'a plus que son honneur, tellement depouille qu'il n'a plus que sa conscience, tellement isole qu'il n'a plus pres de lui que l'equite, tellement renie qu'il n'a plus avec lui que la verite, tellement jete aux tenebres qu'il ne lui reste plus que le soleil, voila ce que c'est qu'un proscrit.
III
L'exil n'est pas une chose materielle, c'est une chose morale. Tous les coins de terre se valent. Angulus ridet. Tout lieu de reverie est bon, pourvu que le coin soit obscur et que l'horizon soit vaste.
En particulier l'archipel de la Manche est attrayant; il n'a pas de peine a ressembler a la patrie, etant la France. Jersey et Guernesey sont des morceaux de la Gaule, cassee au huitieme siecle par la mer. Jersey a eu plus de coquetterie que Guernesey; elle y a gagne d'etre plus jolie et moins belle. A Jersey la foret s'est faite jardin; a Guernesey le rocher est reste colosse. Plus de grace ici, plus de majeste la. A Jersey on est en Normandie, a Guernesey on est en Bretagne. Un bouquet grand comme la ville de Londres, c'est Jersey. Tout y est parfum, rayon, sourire; ce qui n'empeche pas les visites de la tempete. Celui qui ecrit ces pages a quelque part qualifie Jersey "une idylle en pleine mer". Aux temps paiens, Jersey a ete plus romaine et Guernesey plus celtique; on sent a Jersey Jupiter et a Guernesey Teutates. A Guernesey, la ferocite a disparu, mais la sauvagerie est restee. A Guernesey, ce qui fut jadis druidique est maintenant huguenot; ce n'est plus Moloch, mais c'est Calvin; l'eglise est froide, le paysage est prude, la religion a de l'humeur. Somme toute, deux iles charmantes; l'une aimable, l'autre reveche.
Un jour la reine d'Angleterre, plus que la reine d'Angleterre, la duchesse de Normandie, venerable et sacree six jours sur sept, fit une visite, avec salves, fumee, vacarme et ceremonie, a Guernesey. C'etait un dimanche, le seul jour de la semaine qui ne fut pas a elle. La reine, devenue brusquement "cette femme", violait le repos du Seigneur. Elle descendit sur le quai au milieu de la foule muette. Pas un front ne se decouvrit. Un seul homme la salua, le proscrit qui parle ici.
Il ne saluait pas une reine; mais une femme.
L'ile devote fut bourrue. Ce puritanisme a sa grandeur.
Guernesey est faite pour ne laisser au proscrit que de bons souvenirs; mais l'exil existe en dehors du lieu d'exil. Au point de vue interieur, on peut dire: il n'y a pas de bel exil.
L'exil est le pays severe; la tout est renverse, inhabitable, demoli et gisant, hors le devoir, seul debout, qui, comme un clocher d'eglise dans une ville ecroulee, parait plus haut de toute cette chute autour de lui.
L'exil est un lieu de chatiment.
De qui?
Du tyran.
Mais le tyran se defend.
IV
Attendez-vous a tout, vous qui etes proscrit. On vous jette au loin, mais on ne vous lache pas. Le proscripteur est curieux et son regard se multiplie sur vous. Il vous fait des visites ingenieuses et variees. Un respectable pasteur protestant s'assied a votre foyer, ce protestantisme emarge a la caisse Tronsin-Dumersan; un prince etranger qui baragouine se presente, c'est Vidocq qui vient vous voir; est-ce un vrai prince? oui; il est de sang royal, et aussi de la police; un professeur gravement doctrinaire s'introduit chez vous, vous le surprenez lisant vos papiers. Tout est permis contre vous; vous etes hors la loi, c'est-a-dire hors l'equite, hors la raison, hors le respect, hors la vraisemblance; on se dira autorise par vous a publier vos conversations, et l'on aura soin qu'elles soient stupides; on vous attribuera des paroles que vous n'avez pas dites, des lettres que vous n'avez pas ecrites, des actions que vous n'avez pas faites. On vous approche pour mieux choisir la place ou l'on vous poignardera; l'exil est a claire-voie; on y regarde comme dans une fosse aux betes; vous etes isole, et guette.
N'ecrivez pas a vos amis de France; il est permis d'ouvrir vos lettres; la cour de cassation y consent; defiez-vous de vos relations de proscrit, elles aboutissent a des choses obscures; cet homme qui vous sourit a Jersey vous dechire a Paris; celui-ci qui vous salue sous son nom vous insulte sous un pseudonyme; celui-la, a Jersey meme, ecrit contre les hommes de l'exil des pages dignes d'etre offertes aux hommes de l'empire, et auxquelles du reste il rend justice en les dediant aux banquiers Pereire. Tout cela est tout simple, sachez-le. Vous etes au lazaret. Si quelqu'un d'honnete vient vous voir, malheur a lui. La frontiere l'attend, et l'empereur est la sous sa forme gendarme. On mettra des femmes nues pour chercher sur elles un livre de vous, et si elles resistent, si elles s'indignent, on leur dira: ce n'est pas pour votre peau!
Le maitre, qui est le traitre, vous entoure de qui bon lui semble; le prescripteur dispose de la qualite de proscrit; il en orne ses agents; aucune securite; prenez garde a vous; vous parlez a un visage, c'est un masque qui entend; votre exil est hante par ce spectre, l'espion.
Un inconnu, tres mysterieux, vient vous parler bas a l'oreille; il vous declare que, si vous le voulez, il se charge d'assassiner l'empereur; c'est Bonaparte qui vous offre de tuer Bonaparte. A vos banquets de fraternite, quelqu'un dans un coin criera: Vive Marat! vive Hebert! vive la guillotine! Avec un peu d'attention vous reconnaitrez la voix de Carlier. Quelquefois l'espion mendie; l'empereur vous demande l'aumone par son Pietri; vous donnez, il rit; gaite de bourreau. Vous payez les dettes d'auberge de cet exile, c'est un agent; vous payez le voyage de ce fugitif, c'est un sbire; vous passez la rue, vous entendez dire: Voila le vrai tyran! C'est de vous qu'on parle; vous vous retournez; qui est cet homme? on vous repond: c'est un proscrit. Point. C'est un fonctionnaire. Il est farouche et paye. C'est un republicain signe Maupas. Coco se deguise en Scaevola.
Quant aux inventions, quant aux impostures, quant aux turpitudes, acceptez-les. Ce sont les projectiles de l'empire.
Surtout ne reclamez pas. On rirait. Apres la reclamation, l'injure recommencera, la meme, sans meme prendre la peine de varier; a quoi bon changer de bave? celle d'hier est bonne.
L'outrage continuera, sans relache, tous les jours, avec la tranquillite infatigable et la conscience satisfaite de la roue qui tourne et de la venalite qui ment. De represailles point; l'injure se defend par sa bassesse; la platitude sauve l'insecte. L'ecrasement de zero est impossible. Et la calomnie, sure de l'impunite, s'en donne a coeur joie; elle descend a de si niaises indignites que l'abaissement de la dementir depasse le degout de l'endurer.
Les insulteurs ont pour public les imbeciles. Cela fait un gros rire.
On en vient a s'etonner que vous ne trouviez pas tout naturel d'etre calomnie. Est-ce que vous n'etes pas la pour cela? O homme naif, vous etes cible. Tel personnage est de l'academie pour vous avoir insulte; tel autre a la croix pour le meme acte de bravoure, l'empereur l'a decore sur le champ d'honneur de la calomnie; tel autre, qui s'est distingue aussi par des affronts d'eclat, est nomme prefet. Vous outrager est lucratif. Il faut bien que les gens vivent. Dame! pourquoi etes-vous exile?
Soyez raisonnable. Vous etes dans votre tort. Qui vous forcait de trouver mauvais le coup d'etat? Quelle idee avez-vous eue de combattre pour le droit? Quel caprice vous a passe par la tete de vous revolter du cote de la loi? Est-ce qu'on prend la defense du droit et de la loi quand ils n'ont plus personne pour eux? Voila bien les demagogues! s'enteter, perseverer, persister, c'est absurde. Un homme poignarde le droit et assassine la loi. Il est probable qu'il a ses raisons. Soyez avec cet homme. Le succes le fait juste. Soyez avec le succes puisque le succes devient le droit. Tout le monde vous en saura gre. Nous ferons votre eloge. Au lieu d'etre proscrit vous serez senateur, et vous n'aurez pas la figure d'un idiot.
Osez-vous douter du bon droit de cet homme? mais vous voyez bien qu'il a reussi! Vous voyez bien que les juges qui l'avaient mis en accusation lui pretent serment! Vous voyez bien que les pretres, les soldats, les eveques, les generaux, sont avec lui! Vous croyez avoir plus de vertu que tout cela! vous voulez tenir tete a tout cela! Allons donc! D'un cote tout ce qui est respecte, tout ce qui est respectable, tout ce qui est venere, tout ce qui est venerable, de l'autre, vous! C'est inepte; et nous vous bafouons, et nous faisons bien. Mentir contre une brute est permis. Tous les honnetes gens sont contre vous; et nous, les calomniateurs, nous sommes avec les honnetes gens. Voyons, reflechissez, rentrez en vous-meme. Il fallait bien sauver la societe. De qui? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas? Plus de guerre, plus d'echafaud, l'abolition de la peine de mort, l'enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire! C'etait affreux. Et que d'utopies abominables! la femme de mineure faite majeure, cette moitie du genre humain admise au suffrage universel, le mariage libere par le divorce; l'enfant pauvre instruit comme l'enfant riche, l'egalite resultant de l'education; l'impot diminue d'abord et supprime enfin par la destruction des parasitismes, par la mise en location des edifices nationaux, par l'egout transforme en engrais, par la repartition des biens communaux, par le defrichement des jacheres, par l'exploitation de la plus-value sociale; la vie a bon marche, par l'empoissonnement des fleuves; plus de classes, plus de frontieres, plus de ligatures, la republique d'Europe, l'unite monetaire continentale, la circulation decuplee decuplant la richesse; que de folies! il fallait bien se garer de tout cela! Quoi! la paix serait faite parmi les hommes, il n'y aurait plus d'armee, il n'y aurait plus de service militaire! Quoi! la France serait cultivee de facon a pouvoir nourrir deux cent cinquante millions d'hommes; il n'y aurait plus d'impot, la France vivrait de ses rentes! Quoi! la femme voterait, l'enfant aurait un droit devant le pere, la mere de famille ne serait plus une sujette et une servante, le mari n'aurait plus le droit de tuer sa femme! Quoi! le pretre ne serait plus le maitre! Quoi! il n'y aurait plus de batailles, il n'y aurait plus de soldats, il n'y aurait plus de bourreaux, il n'y aurait plus de potences et de guillotines! mais c'est epouvantable! il fallait nous sauver. Le president l'a fait; vive l'empereur!—Vous lui resistez; nous vous dechirons; nous ecrivons sur vous des choses quelconques. Nous savons bien que ce que nous disons n'est pas vrai, mais nous protegeons la societe, et la calomnie qui protege la societe est d'utilite publique. Puisque la magistrature est avec le coup d'etat, la justice y est aussi; puisque le clerge est avec le coup d'etat, la religion y est aussi; la religion et la justice sont des figures immaculees et saintes; la calomnie qui leur est utile participe de l'honneur qu'on leur doit; c'est une fille publique, soit, mais elle sert des vierges. Respectez-la.
Ainsi raisonnent les insulteurs.
Ce que le proscrit a de mieux a faire, c'est de penser a autre chose.
V
Puisqu'il est au bord de la mer, qu'il en profite. Que cette mobilite sous l'infini lui donne la sagesse. Qu'il medite sur l'emeute eternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la verite. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu'il regarde la vague cracher sur le rocher, et qu'il se demande ce que cette salive y gagne et ce que ce granit y perd.
Non, pas de revolte contre l'injure, pas de depense d'emotion, pas de represailles, ayez une tranquillite severe. La roche ruisselle, mais ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit par etre un lustre. A un ruban d'argent sur la rose, on reconnait que la chenille a passe.
Le crachat au front du Christ, quoi de plus beau!
Un pretre, un certain Segur, a appele Garibaldi poltron. Et, en verve de metaphore, il ajoute: Comme la lune.—Garibaldi poltron comme la lune! Ceci plait a la pensee. Et il en decoule des consequences. Achille est lache, donc Thersite est brave; Voltaire est stupide, donc Segur est profond.
Que le proscrit fasse son devoir, et qu'il laisse la diatribe faire sa besogne.
Que le proscrit traque, trahi, hue, aboye, mordu, se taise.
C'est grand le silence.
Aussi bien vouloir eteindre l'injure, c'est l'attiser. Tout ce que l'on jette a la calomnie lui est combustible. Elle emploie a son metier sa propre honte. La contredire, c'est la satisfaire. Au fond, la calomnie estime profondement le calomnie. C'est elle qui souffre; elle meurt du dedain. Elle aspire a l'honneur d'un dementi. Ne le lui accordez pas. Etre souffletee lui prouverait qu'on l'apercoit. Elle montrerait sa joue toute chaude en disant: Donc j'existe!
VI
D'ailleurs, pourquoi et de quoi les proscrits se plaindraient-ils? Regardez toute l'histoire. Les grands hommes sont encore plus insultes qu'eux.
L'outrage est une vieille habitude humaine; jeter des pierres plait aux mains faineantes; malheur a tout ce qui depasse le niveau; les sommets ont la propriete de faire venir d'en haut la foudre et d'en bas la lapidation. C'est presque leur faute; pourquoi sont-ils des sommets? Ils attirent le regard et l'affront. Ce passant, l'envieux, n'est jamais absent de la rue et a pour fonction la haine; et toujours on le rencontre, petit et furieux, dans l'ombre des hauts edifices.
Les specialistes auraient des etudes a faire dans la recherche des causes d'insomnie des grands hommes. Homere dort, bonus dormitat; ce sommeil est pique par Zoile. Eschyle sent sur sa peau la cuisson d'Eupolis et de Cratinus; ces infiniment petits abondent; Virgile a sur lui Moevius; Horace, Licilius; Juvenal, Codrus; Dante a Cecchi; Shakespeare a Green; Rotrou a Scuderi, et Corneille a l'academie; Moliere a Donneau de Vise, Montesquieu a Desfontaines, Buffon a Labeaumelle, Jean-Jacques a Palissot, Diderot a Nonotte, Voltaire a Freron. La gloire, lit dore ou il y a des punaises.
L'exil n'est pas la gloire, mais il a avec la gloire cette ressemblance, la vermine. L'adversite n'est pas une chose qu'on laisse tranquille. Voir le sommeil du juste banni deplait aux ramasseurs de miettes sous les tables de Neron ou de Tibere. Comment, il dort! il est donc heureux! mordons-le!
Un homme terrasse, gisant, balaye dehors (ce qui est tout simple; quand Vitellius est l'idole, Juvenal est l'ordure), un expulse, un desherite, un vaincu, on est jaloux de cela. Chose bizarre, les proscrits ont des envieux. Cela se comprendrait des hautes vertus enviant les hautes infortunes, de Caton enviant Regulus, de Thraseas enviant Brutus, de Rabbe enviant Barbes. Mais point. Ce sont les vils qui se melent d'etre jaloux des altiers; ce qui est importune par la fiere protestation du vaincu, c'est la nullite plate et vaine. Gustave Planche jalouse Louis Blanc, Baculard jalouse Milton, et Jocrisse jalouse Eschyle.
L'insulteur antique ne suivait que le char du vainqueur, l'insulteur actuel suit la claie du vaincu. Le vaincu saigne. Les insulteurs ajoutent leur boue a ce sang. Soit. Qu'ils aient cette joie.
Cette joie parait d'autant plus reelle qu'elle n'est point haie du maitre et qu'elle est habituellement payee. Les fonds secrets s'epanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux proscrits, ont deux auxiliaires; premierement, l'envie, deuxiemement, la corruption.
Quand on dit ce que c'est que l'exil, il faut entrer un peu dans le detail. L'indication de certains rongeurs speciaux fait partie du sujet, et nous avons du penetrer dans cette entomologie.
VII
Tels sont les petits cotes de l'exil, voici les grands:
Songer, penser, souffrir.
Etre seul et sentir qu'on est avec tous; execrer le succes du mal, mais plaindre le bonheur du mechant; s'affermir comme citoyen et se purifier comme philosophe; etre pauvre, et reparer sa ruine avec son travail; mediter et premediter, mediter le bien et premediter le mieux; n'avoir d'autre colere que la colere publique, ignorer la haine personnelle; respirer le vaste air vivant des solitudes, s'absorber dans la grande reverie absolue; regarder ce qui est en haut sans perdre de vue ce qui est en bas; ne jamais pousser la contemplation de l'ideal jusqu'a l'oubli du tyran; constater en soi le magnifique melange de l'indignation qui s'accroit et de l'apaisement qui augmente; avoir deux ames, son ame et la patrie.
Une chose est douce, c'est la pitie d'avance; tenir la clemence prete pour le coupable quand il sera terrasse et agenouille; se dire qu'on ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste a faire aux vaincus de l'avenir, quels qu'ils soient, et aux fugitifs inconnus une promesse d'hospitalite. La colere desarme devant l'ennemi accable. Celui qui ecrit ces lignes a habitue ses compagnons d'exil a lui entendre dire:—Si jamais, le lendemain d'une revolution, Bonaparte en fuite frappe a ma porte et me demande asile, pas un cheveu ne tombera de sa tete.
Ces meditations, compliquees de tous les dechainements de l'adversite, plaisent a la conscience du proscrit. Elles ne l'empechent pas de faire son devoir. Loin de la. Elles l'y encouragent. Sois d'autant plus severe aujourd'hui que tu seras plus compatissant demain; foudroie le puissant en attendant que tu secoures le suppliant. Plus tard, tu ne mettras a ton amnistie qu'une condition, le repentir. Aujourd'hui tu as affaire au crime heureux. Frappe.
Creuser le precipice a l'ennemi vainqueur, preparer l'asile a l'ennemi vaincu, combattre avec l'espoir de pouvoir pardonner, c'est la le grand effort et le grand reve de l'exil. Ajoutez a cela le devouement a la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime de ne pas etre inutile. Blesse lui-meme, saignant lui-meme, il s'oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu'il fait des songes; non; il cherche la realite. Disons plus, il la trouve. Il rode dans le desert et il songe aux villes, aux tumultes, aux fourmillements, aux miseres, a tout ce qui travaille, a la pensee, a la charrue, a l'aiguille, aux doigts rouges de l'ouvriere sans feu dans la mansarde, au mal qui pousse la ou l'on ne seme pas le bien, au chomage du pere, a l'ignorance de l'enfant, a la croissance des mauvaises herbes dans les cerveaux laisses incultes, aux rues le soir, aux pales reverberes, aux offres que la faim peut faire aux passants, aux extremites sociales, a la triste fille qui se prostitue, hommes, par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le probleme, la solution eclora. Il reve sans relache. Ses pas le long de la mer ne sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l'abime. Il regarde l'infini, il ecoute l'ignore. La grande voix sombre lui parle. Toute la nature en foule s'offre a ce solitaire. Les analogies severes l'enseignent et le conseillent. Fatal, persecute, pensif, il a devant lui les nuees, les souffles, les aigles; il constate que sa destinee est tonnante et noire comme les nuees, que ses persecuteurs sont vains comme les souffles, et que son ame est libre comme les aigles.
Un exile est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le va-et-vient des papillons. L'ete il s'epanouit dans la douce joie des etres; il a une foi inebranlable dans la bonte secrete et infinie, etant pueril au point de croire en Dieu; il fait du printemps sa maison; les entrelacements des branches, pleins de charmants antres verts, sont la demeure de son esprit; il vit en avril, il habite floreal; il regarde les jardins et les prairies, emotion profonde; il guette les mysteres d'une touffe de gazon; il etudie ces republiques, les fourmis et les abeilles; il compare les melodies diverses joutant pour l'oreille d'un Virgile invisible dans la georgique des bois; il est souvent attendri jusqu'aux larmes parce que la nature est belle; la sauvagerie des halliers l'attire, et il en sort doucement effare; les attitudes des rochers l'occupent; il voit a travers sa reverie les petites filles de trois ans courir sur la greve, leurs pieds nus dans la mer, leurs jupes retroussees a deux bras, montrant a la fecondite immense leur ventre innocent; l'hiver, il emiette du pain sur la neige pour les oiseaux. De temps en temps on lui ecrit: Vous savez, telle penalite est abolie; vous savez, telle tete ne sera pas coupee. Et il leve les mains au ciel.
VIII
Contre cet homme dangereux les gouvernements se pretent main-forte. Ils s'accordent reciproquement entre eux la persecution des proscrits, les internements, les expulsions, quelquefois les extraditions. Les extraditions! oui, les extraditions. Il en fut question a Jersey, en 1855. Les exiles purent voir, le 18 octobre, amarre au quai de Saint-Helier, un navire de la marine imperiale, l'Ariel, qui venait les chercher; Victoria offrait les proscrits a Napoleon; d'un trone a l'autre on se fait de ces politesses.
Le cadeau n'eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait; mais le peuple de Londres le prenait mal. Il se mit a gronder. Ce peuple est ainsi fait; son gouvernement peut etre caniche, lui il est dogue. Le dogue, c'est un lion dans un chien; la majeste dans la probite, c'est le peuple anglais.
Ce bon et fier peuple montra les dents; Palmerston et Bonaparte durent se contenter de l'expulsion. Les proscrits s'emurent mediocrement. Ils recurent avec un sourire la signification officielle, un peu baragouinee. Soit, dirent les proscrits. Expioulcheune. Cette prononciation les satisfit.
A cette epoque, si les gouvernements etaient de connivence avec le prescripteur, on sentait entre les proscrits et les peuples une complicite superbe. Cette solidarite, d'ou resultera l'avenir, se manifestait sous toutes les formes, et l'on en trouvera les marques a chacune des pages de ce livre. Elle eclatait a l'occasion d'un passant quelconque, d'un homme isole, d'un voyageur reconnu sur une route; faits imperceptibles sans doute, et de peu d'importance, mais significatifs. En voici un qui merite peut-etre qu'on s'en souvienne.
IX
En l'ete de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire possible a un crime. Il etait sur le sommet de sa montagne, car on arrive en haut de la honte; rien ne lui faisait plus obstacle; il etait infame et supreme; pas de victoire plus complete, car il semblait avoir vaincu les consciences. Majestes et altesses, tout etait a ses pieds ou dans ses bras; Windsor, le Kremlin, Schoenbrunn et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries; on avait tout, la gloire politique, M. Rouher; la gloire militaire, M. Bazaine; et la gloire litteraire, M. Nisard; on etait accepte par de grands caracteres, tels que MM. Vieillard et Merimee; le Deux-Decembre avait pour lui la duree, les quinze annees de Tacite, grande mortalis oevi spatium; l'empire etait en plein triomphe et en plein midi, s'etalant. On se moquait d'Homere sur les theatres et de Shakespeare a l'academie. Les professeurs d'histoire affirmaient que Leonidas et Guillaume Tell n'avaient jamais existe; tout etait en harmonie; rien ne detonnait, et il y avait accord entre la platitude des idees et la soumission des hommes; la bassesse des doctrines etait egale a la fierte des personnages; l'avilissement faisait loi; une sorte d'Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de Victoria, composee de liberte selon Palmerston et d'empire selon Troplong; plus qu'une alliance, presque un baiser. Le grand juge d'Angleterre rendait des arrets de complaisance; le gouvernement britannique se declarait le serviteur du gouvernement imperial, et, comme on vient de le voir, lui prouvait sa subordination par des expulsions, des proces, des menaces d'alien-bill, et de petites persecutions, format anglais. Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l'Angleterre, mais elle regnait; la France esclave, l'Angleterre domestique, telle etait la situation. Quant a l'avenir, il etait masque. Mais le present etait de l'opprobre a visage decouvert, et, de l'aveu de tous, c'etait magnifique. A Paris, l'exposition universelle resplendissait et eblouissait l'Europe; il y avait la des merveilles; entre autres, sur un piedestal, le canon Krupp, et l'empereur des francais felicitait le roi de Prusse.
C'etait le grand moment prospere.
Jamais les proscrits n'avaient ete plus mal vus. Dans certains journaux anglais, on les appelait "les rebelles".
Dans ce meme ete, un jour du mois de juillet, un passager faisait la traversee de Guernesey a Southampton. Ce passager etait un de ces "rebelles" dont on vient de parler. Il etait representant du peuple en 1851 et avait ete exile le 2 decembre. Ce passager, dont le nom est inutile a dire ici, car il n'a ete que l'occasion du fait que nous allons raconter, s'etait embarque le matin meme, a Saint-Pierre-Port, sur le bateau-poste Normandy. La traversee de Guernesey a Southampton est de sept ou huit heures.
C'etait l'epoque ou le khedive, apres avoir salue Napoleon, venait saluer Victoria, et, ce jour-la meme, la reine d'Angleterre offrait au vice-roi d'Egypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de Sheerness, voisine de Southampton.
Le passager dont nous venons de parler etait un homme a cheveux blancs, silencieux, attentif a la mer. Il se tenait debout pres du timonier.
Le Normandy avait quitte Guernesey a dix heures du matin; il etait environ trois heures de l'apres-midi; on approchait des Needles, qui marquent l'extremite sud de l'ile de Wight; on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui sortent de l'ocean comme les clochers d'une prodigieuse cathedrale engloutie; on allait entrer dans la riviere de Southampton; le timonier commencait a manoeuvrer a babord.
Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout a coup il s'entendit appeler par son nom; il se retourna; il avait devant lui le capitaine du navire.
Ce capitaine etait a peu pres du meme age que lui; il se nommait Harvey; il avait de robustes epaules, d'epais favoris blancs, la face halee et fiere, l'oeil gai.
—Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous desiriez voir la flotte anglaise?
Le passager n'avait pas exprime ce voeu, mais il avait entendu des femmes temoigner vivement ce desir autour de lui.
Il se borna a repondre:
—Mais, capitaine, ce n'est pas votre itineraire.
Le capitaine reprit:
—Ce sera mon itineraire si vous le voulez.
Le passager eut un mouvement de surprise.
—Changer votre route?
—Oui.
—Pour m'etre agreable?
—Oui.
—Un vaisseau francais ne ferait pas cela pour moi!
—Ce qu'un vaisseau francais ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais le fera.
Et il reprit:
—Seulement, pour ma responsabilite devant mes chefs, ecrivez-moi sur mon livre votre volonte.
Et il presenta son livre de bord au passager, qui ecrivit sous sa dictee: "Je desire voir la flotte anglaise". et signa.
Un moment apres, le steamer obliquait a tribord, laissait a gauche les Aiguilles et la riviere de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness.
Le spectacle etait beau en effet. Toutes les batteries melaient leurs fumees et leurs tonnerres; les silhouettes des massifs navires cuirasses s'echelonnaient les unes derriere les autres dans une brume rougeatre, vaste pele-mele de matures apparues et disparues; le Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salue par les hurrahs; cette course a travers la flotte anglaise dura plus de deux heures.
Vers sept heures, quand le Normandy arriva a Southampton, il etait pavoise.
Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du Courrier de l'Europe, l'attendait sur le port; il s'etonna du navire pavoise.
—Pour qui donc avez-vous pavoise, capitaine? Pour le khedive?
Le capitaine repondit:
—Pour le proscrit.
Pour le proscrit. Traduisez: Pour la France.
Nous n'aurions pas raconte ce fait, s'il n'empruntait une grandeur singuliere a la fin du capitaine Harvey.
Cette fin, la voici.
Trois ans apres cette revue de Sheerness, tres peu de temps apres avoir remis a son passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton a Guernesey. Une brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey etait debout sur la passerelle du steamer, et manoeuvrait avec precaution, a cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient.
Le Normandy etait un tres grand navire, le plus beau peut-etre des bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large; il etait "jeune", comme disent les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait ete construit en 1863.
Le brouillard s'epaississait, on etait sorti de la riviere de Southampton, on etait en pleine mer, a environ quinze milles au dela des Aiguilles. Le packet avancait lentement. Il etait quatre heures du matin.
L'obscurite etait absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait a peine la pointe des mats.
Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.
Tout a coup dans la brume une noirceur surgit; fantome et montagne, un promontoire d'ombre courant dans l'ecume et trouant les tenebres. C'etait la Mary, grand steamer a helice, venant d'Odessa, allant a Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de ble; vitesse enorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.
Nul moyen d'eviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu'on ait acheve de les voir, on est mort.
La Mary, lancee a toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l'eventra.
Du choc, elle-meme, avariee, s'arreta.
Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d'equipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.
La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, ralait.
Le navire n'avait pas de cloisons etanches; les ceintures de sauvetage manquaient.
Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:
—Silence tous, et attention! Les canots a la mer. Les femmes d'abord, les passagers ensuite. L'equipage apres. Il y a soixante personnes a sauver.
On etait soixante et un. Mais il s'oubliait.
On detacha les embarcations: Tous s'y precipitaient. Cette hate pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maitres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule eperdue d'horreur. Dormir, et tout a coup, et tout de suite, mourir, c'est affreux.
Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce bref dialogue s'echangeait dans les tenebres:
—Mecanicien Locks?
—Capitaine?
—Comment est le fourneau?
—Noye.
—Le feu?
—Eteint.
—La machine?
—Morte.
Le capitaine cria:
—Lieutenant Ockleford?
Le lieutenant repondit:
—Present.
Le capitaine reprit:
—Combien avons-nous de minutes?
—Vingt.
—Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque a son tour.
Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets?
—Oui, capitaine.
—Brulez la cervelle a tout homme qui voudrait passer avant une femme.
Tous se turent. Personne ne resista; cette foule sentant au-dessus d'elle cette grande ame.
La Mary, de son cote, avait mis ses embarcations a la mer, et venait au secours de ce naufrage qu'elle avait fait.
Le sauvetage s'opera avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de tristes egoismes; il y eut aussi de pathetiques devouements [note: Voir aux Notes.].
Harvey, impassible a son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s'occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres a la catastrophe. On eut dit que le naufrage lui obeissait.
A un certain moment il cria:
—Sauvez Clement.
Clement, c'etait le mousse. Un enfant.
Le navire decroissait lentement dans l'eau profonde.
On hatait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary.
—Faites vite, criait le capitaine.
A la vingtieme minute le steamer sombra.
L'avant plongea d'abord, puis l'arriere.
Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et entra immobile dans l'abime. On vit, a travers la brume sinistre, cette statue noire s'enfoncer dans la mer.
Ainsi finit le capitaine Harvey.
Qu'il recoive ici l'adieu du proscrit.
Pas un marin de la Manche ne l'egalait. Apres s'etre impose toute sa vie le devoir d'etre un homme, il usa en mourant du droit d'etre un heros.
X
Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est tout. A outrance? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colere de l'honnete homme ne va pas au dela du necessaire. Le proscrit execre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S'il la connait, il ne l'attaque que dans la proportion du devoir.
Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure ecrivain et a une litterature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoleon III eut ete un academicien convenable; l'academie sous l'empire avait, par politesse sans doute, suffisamment abaisse son niveau pour que l'empereur put en etre; l'empereur eut pu se croire la parmi ses pairs litteraires, et sa majeste n'eut aucunement depare celle des quarante.
A l'epoque ou l'on annoncait la candidature de l'empereur a un fauteuil vacant, un academicien de notre connaissance, voulant rendre a la fois justice a l'historien de Cesar et a l'homme de Decembre, avait d'avance redige ainsi son bulletin de vote: Je vote pour l'admission de M. Louis Bonaparte a l'academie et au bagne.
On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.
Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. La son inflexibilite commence. La il cesse d'etre ce que dans le jargon politique on nomme "un homme pratique". De la ses resignations a tout, aux violences, aux injures, a la ruine, a l'exil. Que voulez-vous qu'il y fasse? Il a dans la bouche la verite qui, au besoin, parlerait malgre lui.
Parler par elle et pour elle, c'est la son fier bonheur.
Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'ideal, les hommes d'etat l'appellent le chimerique.
Les hommes d'etat ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.
A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont "chimeriques".
En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la verite, ils ont contre eux la realite.
Examinons.
Le proscrit est un homme chimerique. Soit. C'est un voyant aveugle; voyant du cote de l'absolu, aveugle du cote du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l'ecoutait, on irait aux abimes. Ses conseils sont des conseils d'honnetete et de perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui donnent tort.
Voyons les faits.
John Brown est vaincu a Harper's Ferry. Les hommes d'etat disent: Pendez-le. Le proscrit dit: Respectez-le. On pend John Brown; l'Union se disloque, la guerre du Sud eclate. John Brown epargne, c'etait l'Amerique epargnee.
Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou l'homme chimerique?
Deuxieme fait. Maximilien est pris a Queretaro. Les hommes pratiques disent: Fusillez-le. L'homme chimerique dit: Graciez-le. On fusille Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L'heroique lutte du Mexique perd son supreme lustre, la clemence hautaine. Maximilien gracie, c'etait le Mexique desormais inviolable, c'etait cette nation, qui avait constate son independance par la guerre, constatant par la civilisation sa souverainete; c'etait, sur le front de ce peuple, apres le casque, la couronne.
Cette fois encore, l'homme chimerique voyait juste.
Troisieme fait. Isabelle est detronee. Que va devenir l'Espagne? republique ou monarchie? Sois monarchie! disent les hommes d'etat! Sois republique! dit le proscrit. L'homme chimerique n'est pas ecoute, les hommes pratiques l'emportent; l'Espagne se fait monarchie. Elle tombe d'Isabelle en Amedee, et d'Amedee en Alphonse, en attendant Carlos; ceci ne regarde que l'Espagne. Mais voici qui regarde le monde: cette monarchie en quete d'un monarque donne pretexte a Hohenzollern; de la l'embuscade de la Prusse, de la l'egorgement de la France, de la Sedan, de la la honte et la nuit.
Supposez l'Espagne republique, nul pretexte a un guet-apens, aucun
Hohenzollern possible, pas de catastrophes.
Donc le conseil du proscrit etait sage.
Si par hasard on decouvrait un jour cette chose etrange que la verite n'est pas imbecile, que l'esprit de compassion et de delivrance a du bon, que l'homme fort c'est l'homme droit, et que c'est la raison qui a raison!
Aujourd'hui, au milieu des calamites, apres la guerre etrangere, apres la guerre civile, en presence des responsabilites encourues de deux cotes, le proscrit d'autrefois songe aux proscrits d'aujourd'hui, il se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passe lui eclaire l'avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande l'amnistie.
Est-ce un aveugle? est-ce un voyant?
XI
En decembre 1851, quand celui qui ecrit ces lignes arriva chez l'etranger, la vie eut d'abord quelque durete. C'est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi.
Cette esquisse sommaire de "ce que c'est que l'exil" ne serait pas complete si ce cote materiel de l'existence du proscrit n'etait pas indique, en passant, et du reste, avec la sobriete convenable.
De tout ce que cet exile avait possede il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu annuel. Son theatre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, etait supprime. La hative vente a l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il avait neuf personnes a nourrir.
Il avait a pourvoir aux deplacements, aux voyages, aux emmenagements nouveaux, aux mouvements d'un groupe dont il etait le centre, a tout l'inattendu d'une existence desormais arrachee de terre et maniable a tous les vents; un proscrit, c'est un deracine. Il fallait conserver la dignite de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne souffrit.
De la une necessite immediate de travail.
Disons que la premiere maison d'exil, Marine-Terrace, etait louee au prix tres modere de quinze cents francs par an.
Le marche francais etait ferme a ses publications.
Ses premiers editeurs belges imprimerent tous ses livres sans lui rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des Oeuvres oratoires. Napoleon le Petit fit seul exception. Quant aux Chatiments, ils couterent a l'auteur deux mille cinq cents francs. Cette somme, confiee a l'editeur Samuel, n'a jamais ete remboursee. Le produit total de toutes les editions des Chatiments a ete pendant dix-huit ans confisque par les editeurs etrangers.
Les journaux royalistes anglais faisaient sonner tres haut l'hospitalite anglaise, melangee, on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions, du reste comme l'hospitalite belge. Ce que l'hospitalite anglaise avait de complet, c'etait sa tendresse pour les livres des exiles. Elle reimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement le plus cordial au benefice des editeurs anglais. L'hospitalite pour le livre allait jusqu'a oublier l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l'hospitalite britannique, permet ce genre d'oubli. Le devoir d'un livre est de laisser mourir de faim l'auteur, temoin Chatterton, et d'enrichir l'editeur. Les Chatiments en particulier ont ete vendus et se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire Jeffs. Le theatre anglais n'etait pas moins hospitalier pour les pieces francaises que la librairie anglaise pour les livres francais. Aucun droit d'auteur n'a jamais ete paye pour Ruy Blas, joue plus de deux cents fois en Angleterre.
Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste de Londres reprochait aux proscrits d'abuser de l'hospitalite anglaise.
Cette presse a souvent appele celui qui ecrit ces lignes, avare.
Elle l'appelait aussi "ivrogne", abandonned drinker.
Ces details font partie de l'exil.
XII
Cet exile ne se plaint de rien. Il a travaille. Il a reconstruit sa vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.
Y a-t-il du merite a etre proscrit? Non. Cela revient a demander: Y a-t-il du merite a etre honnete homme? Un proscrit est un honnete homme qui persiste dans l'honnetete. Voila tout.
Il y a telle epoque ou cette persistance est rare. Soit. Cette rarete ote quelque chose a l'epoque, mais n'ajoute rien a l'honnete homme.
L'honnetete, comme la virginite, existe en dehors de l'eloge. Vous etes pur parce que vous etes pur. L'hermine n'a aucun merite a etre blanche.
Un representant proscrit pour le peuple fait un acte de probite. Il a promis, il tient sa promesse. Il la tient au dela meme de la promesse, comme doit faire tout homme scrupuleux. C'est en cela que le mandat imperatif est inutile; le mandat imperatif a le tort de mettre un mot degradant sur une chose noble, qui est l'acceptation du devoir; en outre, il omet l'essentiel, qui est le sacrifice; le sacrifice, necessaire a accomplir, impossible a imposer. L'engagement reciproque, la main de l'elu mise dans la main de l'electeur, le mandant et le mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de defendre le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux forces meles, telle est la verite. Cela etant, le representant doit faire son devoir, et le peuple le sien. C'est la dette de la conscience acquittee des deux cotes. Mais quoi, se devouer jusqu'a l'exil? Sans doute. Alors c'est beau; non, c'est simple. Tout ce qu'on peut dire du representant proscrit, c'est qu'il n'a pas trompe sur la qualite de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n'y a aucune gloire a ne point vendre a faux poids.
Le representant honnete homme execute le contrat. Il doit aller, et il va, jusqu'au bout de l'honneur et de la conscience. La il trouve le precipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.
Y meurt-il? Non, il y vit.
XIII
Resumons-nous.
Ce genre d'existence, l'exil, a, on le voit, une certaine variete d'aspects.
C'est de cette vie, agitee si l'on regarde la destinee, tranquille si l'on regarde l'ame, qu'a vecu, de 1851 a 1870, du Deux-Decembre au Quatre-Septembre, l'absent qui rend aujourd'hui compte a son pays de son absence par la publication de ce livre. Cette absence a dure dix-neuf ans et neuf mois. Qu'a-t-il fait pendant ces longues annees? Il a essaye de ne pas etre inutile. La seule belle chose de cette absence, c'est que lui, miserable, les miseres sont venues le trouver; les naufrages ont demande secours a ce naufrage. Non seulement les individus, mais les peuples; non seulement les peuples, mais les consciences; non seulement les consciences, mais les verites. Il lui a ete donne de tendre la main du haut de son ecueil a l'ideal tombe dans le gouffre; il lui semblait par moments que l'avenir en detresse tachait d'aborder a son rocher. Qu'etait-il pourtant? Peu de chose. Un effort vivant. En presence de toutes les mauvaises forces conjurees et triomphantes, qu'est-ce qu'une volonte?
Rien, si elle represente l'egoisme; tout, si elle represente le droit.
La plus inexpugnable des positions resulte du plus profond des ecroulements; il suffit que l'homme ecroule soit un homme juste; insistons-y, si cet homme a raison, il est bon qu'il soit accable, ruine, spolie, expatrie, bafoue, insulte, renie, calomnie et qu'il resume en lui toutes les formes de la defaite et de la faiblesse; alors il est tout-puissant. Il est indomptable ayant en lui la droiture; il est invincible ayant pour lui la realite. Quelle force que ceci: n'etre rien! N'avoir plus rien a soi, n'avoir plus rien sur soi, c'est la meilleure condition de combat. Cette absence d'armure prouve l'invulnerable. Pas de situation plus haute que celle-la, etre tombe pour la justice. En face de l'empereur se dresse le proscrit. L'empereur damne, le proscrit condamne. L'un dispose des codes et des juges; l'autre dispose des verites. Oui, il est bon d'etre tombe. La chute de ce qui a ete la prosperite fait l'autorite d'un homme; votre pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle; quand cela vous quitte, vous etes debarrasse, et vous vous sentez libre et maitre; rien ne vous gene desormais; en vous retirant tout on vous a tout donne; tout est permis a qui tout est defendu; vous n'etes plus contraint d'etre academique et parlementaire; vous avez la redoutable aisance du vrai, sauvagement superbe. La puissance du proscrit se compose de deux elements; l'un qui est l'injustice de sa destinee, l'autre qui est la justice de sa cause. Ces deux forces contradictoires s'appuient l'une sur l'autre; situation formidable et qui peut se resumer en deux mots:
Hors la loi, dans le droit.
Le tyran qui vous attaque rencontre pour premier adversaire sa propre iniquite, c'est-a-dire lui-meme, et pour deuxieme adversaire votre conscience, c'est-a-dire Dieu.
Combat, certes, inegal. Defaite certaine du tyran. Allez devant vous, justicier.
Ce sont ces realites que, dans les premieres pages de cette introduction, nous avons essaye d'exprimer en cette ligne:
L'exil, c'est la nudite du droit.
XIV
C'est pourquoi celui qui ecrit ceci a ete pendant ces dix-neuf annees content et triste; content de lui-meme, triste d'autrui; content de se sentir honnete, triste du crime a extension indefinie qui d'ame en ame gagnait la conscience publique et avait fini par s'appeler la satisfaction des interets. Il etait indigne et accable de ce malheur national qu'on appelait la prosperite de l'empire. Les joies d'orgie sont miseres. Une prosperite qui est la dorure d'un forfait ment et couve une calamite. L'oeuf du Deux-Decembre est Sedan.
C'etaient la les douleurs du proscrit, douleurs pleines de devoirs. Il pressentait l'avenir et denoncait dans l'etourdissement des fetes l'approche des catastrophes. Il entendait le pas des evenements auquel sont sourds les heureux. Les catastrophes sont arrivees, ayant en elles la double force d'impulsion qui leur venait de Bonaparte et de Bismarck, d'un guet-apens punissant l'autre. En somme, l'empire est tombe et la France se relevera. Dix milliards et deux provinces, c'est notre rancon. C'est cher, et nous avons droit au remboursement. En attendant, soyons calmes; l'empire de moins, c'est l'honneur de plus. La situation actuelle est bonne. Mieux vaut la France mutilee par une voie de fait qu'amoindrie par un deshonneur. C'est la difference d'une plaie a un virus. On guerit de la plaie, on meurt de la peste. La France eut agonise par l'empire. La honte bue, c'est la France morte. Aujourd'hui la honte est vomie, la France vivra. Le peuple n'a plus rien en lui que de sain et de robuste, a present que le 18 brumaire et le 2 decembre sont recraches.
Dans la solitude ou il meditait l'avenir, les preoccupations de l'exile etaient severes, mais sereines; ses desespoirs etaient meles d'esperances. Il avait, on vient de le voir, la melancolie du malheur public, et en meme temps la joie altiere de se sentir proscrit. L'exil etait pour cet homme une joie, parce qu'il etait une puissance. Une bulle dit de Luther excommunie, mais indompte: Stat coram pontifice sicut Satanas coram Jehovah. La comparaison est juste, et le proscrit qui parle ici le reconnait. Par-dessus le silence fait en France, par-dessus la tribune aplatie, par-dessus la presse baillonnee, le proscrit, libre comme le Satan du vrai devant le Jehovah du faux, pouvait prendre la parole et la prenait. Il defendait le suffrage universel contre le plebiscite, le peuple contre la foule, la gloire contre le reitre, la justice contre le juge, le flambeau contre le bucher, et Dieu contre le pretre. De la ce long cri qui remplit ce livre. De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le verra, les detresses s'adressaient a lui, sachant qu'il ne reculait devant aucun devoir. Les opprimes voyaient en lui l'accusateur public du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d'etre une ame, et, pour remplir cette fonction, d'etre une voix. Une ame probe et une voix libre, il a ete cela. Il entendait des appels a l'horizon, et du fond de son isolement il y repondait. C'est la ce qu'on va lire. Toutes les persecutions des maitres se dechainaient sur lui, et il y avait, et il y a encore, sur son nom une inexprimable condensation de haine; mais qu'est-ce que cela fait, et qu'importe? Il n'en a pas moins eu le fier bonheur d'etre proscrit vingt ans, et de tenir tete, lui solitaire a toutes les multitudes, lui desarme a toutes les legions, lui reveur a tous les meurtriers, lui banni a tous les despotes, lui atome a tous les colosses, n'ayant en lui que cette seule force, un rayon de lumiere.
Cette lumiere, c'etait, nous l'avons dit, le droit, l'eternel droit.
Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu'il faut a un front de quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vecu de cette vie hautaine. Il a ete l'expulse, le traque, le chasse. Il a ete abandonne de tous et n'a abandonne personne. Il a connu l'excellence du desert; c'est au desert qu'est l'echo. La on entend la clameur des peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la fixite de son regard, il a tache de travailler au bien. Il a laisse tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tete, n'ayant, lui, d'autre souci que la calamite publique. Il a habite un ecueil, il a reve, medite, songe, tranquille sous une nuee de colere et de menaces; et il se declare satisfait; car de quoi peut-on se plaindre quand on a eu vingt ans aupres de soi et avec soi, la justice, la raison, la conscience, la verite, le droit, et la mer aux bruits immenses?
Et dans toute cette ombre il a ete aime. La haine n'a pas ete seule sur lui; un sombre amour rayonnait jusqu'a sa solitude; il a senti la profonde chaleur du peuple doux et triste, l'ouverture des coeurs s'est faite de son cote, il remercie l'immense ame humaine. Il a ete aime de loin et de pres. Il a eu autour de lui d'intrepides compagnons d'epreuve, obstines au devoir, opiniatres au juste et au vrai, combattants indignes et souriants; cet illustre Vacquerie, cet admirable Paul Meurice, ce stoique Schoelcher, et Ribeyrolles, et Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi, mon Victor….—Je m'arrete. Laissez-moi me souvenir.
XV
Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette longue nuit faite par l'exil, il n'a pas perdu de vue Paris un seul instant.
Il le constate, et, lui qui a ete si longtemps l'habitant de l'obscurite, il a le droit de le constater, meme dans l'assombrissement de l'Europe, meme dans l'occultation de la France, Paris ne s'eclipse pas. Cela tient a ce que Paris est la frontiere de l'avenir.
Frontiere visible de l'inconnu. Toute la quantite de Demain qui peut etre entrevue dans Aujourd'hui. C'est la Paris.
Qui cherche des yeux le Progres, apercoit Paris.
Il y a des villes noires; Paris est la ville de lumiere.
Le philosophe la distingue au fond de ses songes.
XVI
Voir vivre cette ville, assister a cette grandeur, c'est la pour l'esprit une emotion poignante. Aucun milieu n'est plus vaste; aucune perspective n'est plus inquietante et plus sublime. Ceux qui, par les hasards quelconques de la vie, ont quitte la vision de Paris pour la vision de l'ocean, n'ont eprouve, en changeant de spectacle, aucune hausse d'infini. D'ailleurs, passer de l'horizon des hommes a l'horizon des choses, cela n'efface rien. Ce reve en arriere, auquel s'opiniatre la memoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace. L'espace n'en fait pas ce qu'il veut. Le vent en marche jour et nuit, les quatre ouragans qui alternent a jamais, les bises, les bourrasques, les rafales, n'emportent pas la silhouette des deux tours jumelles, et ne dispersent pas l'arc de triomphe, le gothique beffroi aux tocsins, et la haute colonnade roulee autour du dome souverain; et, derriere les derniers lointains de l'abime, au-dessus du bouleversement des ecumes et des navires, au milieu des rayons, des nuees et des souffles, s'ebauche au fond des brumes l'immense fantome de la cite immobile. Auguste apparition au banni. Paris, etant une idee autant qu'une ville, a l'ubiquite. Les parisiens ont Paris, et le monde l'a. On voudrait en sortir qu'on ne pourrait; Paris est respirable. Quiconque vit, meme sans le connaitre, l'a en soi. A plus forte raison ceux qui l'ont connu. La distraction sauvage de l'ocean se complique de ce souvenir, egal aux tempetes. Quelque orage que fasse la mer, Paris a 93. L'evocation se fait d'elle-meme, les toits semblent surgir parmi les flots, la ville se recomposee dans toute cette onde, et ce tremblement infini s'y ajoute. Dans la cohue des Koules on croit entendre bruire la fourmiliere des rues. Charme farouche. On regarde la mer et on voit Paris. Les grandes paix que comportent ces espaces ne contrarient pas ce songe. Les vastes oublis qui vous environnent n'y font rien; la pensee arrive au calme, mais a un calme qui admet ce trouble; l'epaisse enveloppe des tenebres laisse passer la lueur qui vient de derriere l'horizon, et qui est Paris. On y pense, donc on le possede. Il se mele, indistinct, aux diffusions muettes de la meditation. L'apaisement sublime du ciel constelle ne suffit pas a dissoudre au fond d'un esprit cette grande figure de la cite supreme. Ces monuments, cette histoire, ce peuple en travail, ces femmes qui sont des deesses, ces enfants qui sont des heros, ces revolutions commencant par la colere et finissant par le chef-d'oeuvre, cette toute-puissance sacree d'un tourbillon d'intelligences, ces exemples tumultueux, cette vie, cette jeunesse; tout cela est present a l'absent; et Paris reste inoubliable, et Paris demeure ineffacable et insubmersible, meme pour l'homme abime dans l'ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la serenite eternelle, et qui a dans l'ame la stupeur profonde des etoiles.
Novembre 1875.
PENDANT L'EXIL
1852
Commencement de l'exil. Belgique.—Depart de Belgique.—Angleterre. Arrivee a Jersey. Declaration de guerre des proscrits a l'empire. Fraternite des vaincus de France et des vaincus de Pologne.
I
EN QUITTANT LA BELGIQUE
A Anvers, le 1er aout 1852.
En decembre 1851, Victor Hugo fut un des cinq representants du peuple elus par la gauche pour diriger la resistance et combattre le coup d'etat. Ce comite des Cinq lutta depuis le 2 decembre jusqu'au 6, et dut changer vingt-sept fois d'asile. Le massacre des boulevards, le jeudi 4, assura la victoire du crime et ota toute chance de succes aux defenseurs de la loi. Victor Hugo, cache dans Paris, et en communication avec les principaux hommes des faubourgs, voulut rester le plus longtemps possible a la disposition du peuple et epuiser jusqu'a la derniere chance de resistance. Le 11, tout espoir etait evanoui. Victor Hugo ne quitta Paris que ce jour-la. Il alla a Bruxelles. La il ecrivit l'Histoire d'un crime et Napoleon le Petit. Ceci fit faire au gouvernement belge une loi, la loi Faider. Cette loi, faite expres pour Victor Hugo, decretait des penalites contre la pensee libre et declarait sacres et inviolables en Belgique tous les princes, crimes compris. Elle s'appela du nom de son inventeur, un nomme Faider. Ce Faider etait, a ce qu'il parait, magistrat. Victor Hugo dut chercher un autre asile. Le 1er aout, il s'embarqua a Anvers pour l'Angleterre. Les proscrits francais, refugies en Belgique, vinrent l'accompagner jusqu'a l'embarquement. L'elite des liberaux belges se joignit aux proscrits francais. Il y eut une sorte de separation solennelle entre ces hommes, dont plusieurs devaient mourir dans l'exil. On adressa a Victor Hugo des paroles d'adieu, auxquelles il repondit:
Freres proscrits, amis belges,
En repondant a tant de cordiales paroles qui s'adressent a moi, souffrez que je ne parle pas de moi et trouvez bon que je m'oublie. Qu'importe ce qui m'arrive! J'ai ete exile de France pour avoir combattu le guet-apens de decembre et m'etre collete avec la trahison; je suis exile de Belgique pour avoir fait Napoleon le Petit. Eh bien! je suis banni deux fois, voila tout. M. Bonaparte m'a traque a Paris, il me traque a Bruxelles; le crime se defend; c'est tout simple. J'ai fait mon devoir, et je continuerai de faire mon devoir. N'en parlons plus. Certes, je souffre de vous quitter, mais est-ce que nous ne sommes pas faits pour souffrir? Mon coeur saigne; laissons-le saigner. Ne nous appelons-nous pas les sacrifies?
Permettez donc que je laisse de cote, ce qui me touche, pour remercier Madier-Montjau de ses genereuses effusions, Charras de ses grandes et belles paroles, Deschanel de sa noble et charmante eloquence, Dussoubs et Agricol Perdiguier de leur adieu touchant, et vous-memes, nos amis de Belgique, de vos fraternelles sympathies si fermement exprimees; je ne sache rien de mieux, au moment de quitter cette terre hospitaliere, au moment de nous separer peut-etre pour ne plus nous revoir, qu'une derniere malediction a Louis Bonaparte et une derniere acclamation a la republique.
Vive la republique, amis!
(On crie de toutes parts: Vive la republique! L'orateur reprend:)
Il y a des gens qui disent: La republique est morte. Eh bien! si elle est morte, que le monde, absorbe a cette heure dans l'assouvissement joyeux et brutal des interets materiels, detourne un moment la tete, et qu'il regarde l'exil saluer le tombeau!
Proscrits, si la republique est morte, veillons le cadavre! allumons nos ames, et laissons-les se consumer comme des cierges autour du cercueil; restons inclines devant l'idee morte, et, apres avoir ete ses soldats pour la defendre, soyons ses pretres pour l'ensevelir.
Mais non, la republique n'est pas morte!
Citoyens, je le declare, elle n'a jamais ete plus vivante. Elle est dans les catacombes, ce qui est bon. Ceux-la seuls la croient morte qui prennent les catacombes pour le tombeau. Amis, les catacombes ne sont pas le sepulcre, les catacombes sont le berceau. Le christianisme en est sorti la tiare en tete; la republique en sortira l'aureole au front. La republique morte, grand Dieu! mais elle est immortelle! Mais a quel moment dit-on cela! au moment ou elle a, en France seulement, deux mille massacres, douze cents supplicies, dix mille deportes, quarante mille proscrits! La republique morte! mais regardez donc autour de vous. La terre d'exil, les pontons, les bagnes, Bellisle, Mazas, l'Afrique, Cayenne, les fosses du Champ de Mars, le cimetiere Montmartre, sont pleins de sa vie! Citoyens, la democratie, la liberte, la republique est notre religion a nous. Eh bien! passez-moi cette expression, les martyrs sont le combustible des religions. Plus il y en a dans le brasier, plus la flamme monte, plus l'idee grandit, plus, la verite illumine. A cette heure, proscrits, je le repete, la republique est plus vivante et plus eblouissante que jamais, ayant pour splendeur toutes vos miseres.
Et, au besoin, je n'en voudrais pas d'autre preuve que ce reflet d'on ne sait quelle aurore qui eclaire en ce moment tous vos visages, a vous, bannis, qui m'entourez. Qu'y a-t-il en effet dans vos yeux et sur vos fronts? La joie. La sainte joie des victimes. Sans compter la ville natale evanouie, la fortune perdue, le travail brise, le pain qui manque, les habitudes rompues, le foyer detruit, chacun de vous a au coeur un pere, une mere, des freres, des enfants, dont il a fallu se separer, une femme aimee et quittee, quelque amour meurtri et saignant; vous souffrez, vous vous tordez sur ces charbons ardents; mais vous levez la tete, et votre oeil dit: nous sommes contents. C'est que vous savez que la republique, votre foi, votre idee-patrie, puise une vie nouvelle dans vos tortures. Vos douleurs sont une affirmation. Le bucher flamboie; le martyr rayonne.
Vive la republique, citoyens!
(On crie: Vive la republique! Une voix dit: Un mot aux amis belges! Victor Hugo continue:)
Je viens d'entendre une voix me crier: un mot aux amis belges! Est-ce que vous croyez par hasard que je vais les oublier? (Non! non!) Les oublier dans cet adieu! eux qui nous ont suivis jusqu'ici, eux qui nous entourent a cette heure de leur foule intelligente et cordiale, eux qui blament si energiquement les faiblesses de leur gouvernement, les oublier! jamais! Petite nation, ils se sont conduits comme un grand peuple. Ils sont accourus au-devant de nous,—vous vous en souvenez, bannis!—quand nous arrivions a leur frontiere apres le 2 decembre, proscrits, chasses, poursuivis, la sueur au front, l'oreille encore pleine de la rumeur du combat, la glorieuse boue des barricades a nos habits! ils n'ont pas repousse notre adversite; ils n'ont pas eu peur de notre contagion; gloire a eux! ils ont fait, grandement et simplement, asseoir a leur foyer cette espece de pestiferes qu'on appelle les vaincus.
Amis belges, j'arrive donc a vous sans transition. Vous etes nos hotes, c'est-a-dire nos freres. On n'a pas besoin de transition pour tendre la main a des freres.
L'un de vous, tout a l'heure, ce vaillant Louis Labarre, songeant a M. Bonaparte, attestait en termes eloquents votre nationalite, et jurait de mourir pour la defendre. C'est bien; je l'approuve. Nous tous francais qui sommes ici, nous l'approuvons.
Oui, si M. Bonaparte arrive, si M. Bonaparte vous envahit, s'il vient une nuit,—c'est son heure,—heurter vos frontieres, trainant a sa suite, ou, pour mieux dire, poussant devant lui,—marcher en tete n'est pas sa maniere,—poussant devant lui ce qu'il appelle aujourd'hui la France, cette armee maintenant denationalisee, ces regiments dont il a fait des hordes, ces pretoriens qui ont viole l'assemblee nationale, ces janissaires qui ont sabre la constitution, ces soldats du boulevard Montmartre, qui auraient pu etre des heros et dont il a fait des brigands; s'il arrive a vos frontieres, cet homme, declarant la Belgique pachalik, vous apportant la honte a vous qui etes l'honneur, vous apportant l'esclavage a vous qui etes la liberte, vous apportant le vol a vous qui etes la probite, oh! levez-vous, belges, levez-vous tous! recevez Louis Bonaparte comme vos aieux les nerviens ont recu Caligula! courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues; prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines; sautez sur la vieille epee d'Arteveld, sautez sur le vieux baton ferre de Coppenole, remettez, s'il le faut, des boulets de marbre dans la grosse couleuvrine de Gand; vous en trouverez a Notre-Dame de Hal! criez aux armes! ce n'est pas Annibal qui est aux portes, c'est Schinderhannes! Sonnez le tocsin, battez le rappel; faites la guerre des plaines, faites la guerre des murailles, faites la guerre des buissons; luttez pied a pied, defendez-vous, frappez, mourez; souvenez-vous de vos peres qui ont voulu vous leguer la gloire, souvenez-vous de vos enfants auxquels vous devez leguer la liberte! Empruntez a Waterloo son cri funebre: la Belgique meurt et ne se rend pas!
Si le Bonaparte vient, faites cela!
Mais, belges, si, un jour, le front dans la lumiere, agitant au vent joyeux des revolutions un drapeau d'une seule couleur sur lequel, vous lirez: Fraternite des Peuples. Etats-Unis d'Europe,—grande, libre, fiere, tendre, sereine, des epis et des lauriers dans les mains, la France, la vraie France vient a vous, oh! levez-vous encore cette fois, belges, mais pour remplacer le baton ferre par le rameau fleuri! levez-vous, mais pour aller au-devant de la France, et pour lui dire: Salut!
Levez-vous pour lui tendre la main, a notre mere, comme nous, ses fils, nous vous la tendons, et pour lui ouvrir les bras comme nous vous les ouvrons. Car cette France-la, ce ne sera pas la conquerante, ce sera l'initiatrice; ce ne sera pas la France qui subjugue, ce sera la France qui delivre; ce ne sera pas la France des Bonapartes, ce sera la France des nations!
Recevez-la comme une grande amie. Accueillez-la, cette victorieuse, comme, proscrite, vous l'avez accueillie. Car c'est elle que vous acclamez en ce moment; car c'est la France qui est ici. C'est elle qui, a cette heure, quelquefois meurtrie par vos gouvernants, toujours relevee et consolee par vous, pleure a la porte de vos villes sous la blouse de l'ouvrier ou sous le sarrau de toile du laboureur exile.
Amis, la persecution et la douleur, c'est aujourd'hui; les Etats-Unis d'Europe, les Peuples-Freres, c'est demain. Lendemain inevitable pour nos ennemis, infaillible pour nous. Amis, quelles que soient les angoisses et les duretes du moment qui passe, fixons notre pensee sur ce lendemain splendide, deja visible pour elle, sur cette immense echeance de la liberte et de la fraternite. C'est dans cette contemplation que vous puisez votre calme, proscrits de France. Quelquefois, comme je vous le rappelais tout a l'heure, dans la nuit lugubre ou vous etes, on s'etonne de voir dans vos yeux tant de lumiere. Cette lumiere, c'est la clarte de l'avenir dont vous etes pleins.
Citoyens francais et belges, en face des tyrans, levons haut les nationalites; en presence de la democratie, inclinons-les. La democratie, c'est la grande patrie. Republique universelle, c'est patrie universelle. Au jour venu, contre les despotes, les nationalites et les patries devront pousser le cri de guerre; l'oeuvre faite, l'unite, la sainte unite humaine deposera au front de toutes les nations le baiser de paix. Montons d'echelon en echelon, d'initiation en initiation, de douleur en douleur, de misere en misere, aux grandes formules. Que chaque degre franchi elargisse l'horizon. Il y a quelque chose qui est au-dessus de l'allemand, du belge, de l'italien, de l'anglais, du francais, c'est le citoyen; il y a quelque chose qui est au-dessus du citoyen, c'est l'homme. La fin des nations, c'est l'unite, comme la fin des racines, c'est l'arbre, comme la fin des vents, c'est le ciel, comme la fin des fleuves, c'est la mer. Peuples! il n'y a qu'un peuple. Vive la republique universelle!
II
EN ARRIVANT A JERSEY
Le 5 aout 1852.
Victor Hugo ne fit que traverser l'Angleterre. Le 5 aout, il debarqua a Jersey. Il fut recu a son arrivee par le groupe des proscrits francais, qui l'attendaient sur le quai de Saint-Helier.
Citoyens,
Je vous remercie de votre fraternelle bienvenue. Je la rapproche avec attendrissement de l'adieu de nos amis de Belgique. J'ai quitte la France sur le quai d'Anvers, je la retrouve sur la jetee de Saint-Helier.
Amis, je viens de voir en Belgique un touchant spectacle: toutes les divisions oubliees, toutes les nuances republicaines reconciliees; une concorde profonde, tous les systemes rallies au drapeau de l'Idee, le rapprochement des proscrits dans les bras de l'affliction; chacun cherchant son adversaire pour en faire son ami, et son ennemi, pour en faire son frere; toutes les rancunes evanouies dans le doux et fier sourire du malheur; j'ai vu cela, j'en viens, j'en ai le coeur plein, c'est beau. Oui, toutes les mains venant les unes au-devant des autres, tous les democrates et tous les socialistes ne faisant plus qu'un seul republicain; pas un regard farouche, pas un front a l'ecart; nulle exclusion; tous les passes honnetes s'acceptant, toutes les dates de l'epreuve fraternisant, toutes les natures les plus diverses mises d'accord, toutes, depuis les militants jusqu'aux philosophes, depuis Charras, l'homme de guerre, jusqu'a Agricol Perdiguier, l'homme de paix; depuis ceux qui, enfants de troupe de l'Idee, ont eu le bonheur de naitre et de grandir dans la foi republicaine, jusqu'a ceux qui, comme moi, nes dans d'autres rangs, ont monte de progres en progres, d'horizon en horizon, de sacrifice en sacrifice, a la democratie pure.
J'ai vu cela, je le repete, et c'est a nous, les nouveaux venus, d'en feliciter la republique.
Je dis les nouveaux venus, car nous autres, les republicains d'apres Fevrier, nous sommes, je le sais et j'y insiste, les ouvriers de la derniere heure; mais on peut s'en vanter, quand cette derniere heure a ete l'heure de la persecution, l'heure des larmes, l'heure du sang, l'heure du combat, l'heure de l'exil.
J'ai vu en Belgique l'admirable spectacle de la souffrance doucement et fermement supportee. Tous prennent part aux amertumes de l'epreuve comme a un banquet commun. Ils s'aiment et ils croient. Oh! vous qui etes leurs freres, laissez-moi, par une derniere illusion, prolonger ici l'adieu que je leur ai fait! Laissez-moi glorifier ces hommes qui souffrent si bien! ces ouvriers arraches a la ville qui nourrissait leur corps et illuminait leur intelligence, ces paysans deracines du champ natal; et les autres non moins meritants, lettres, professeurs, artistes, avocats, notaires, medecins, car toutes les professions ont eu tous les courages; laissez-moi glorifier ces bannis, ces chasses, ces persecutes, et, au milieu de tous, ces representants du peuple qui, apres avoir lutte trois ans a la tribune contre une coalition de reactions, de trahisons et de haines, ont lutte quatre jours dans la rue contre une armee! Ces representants, je les ai connus, ils sont mes amis, laissez-moi vous en parler, permettez-moi ces effusions, je les ai vus dans les melees; je les ai vus sur le penchant des catastrophes; j'ai vu leur calme dans les barricades; j'ai vu, ce qui est plus rare que le courage militaire, leur front intrepide dans les luttes parlementaires, pendant que l'avenir mysterieux les menacait, pendant que les fureurs de la majorite s'acharnaient sur eux, pendant que la presse monarchique, c'est-a-dire anarchique, les insultait, que les journaux bonapartistes, complices des premeditations sinistres de l'Elysee, leur prodiguaient a dessein la boue et l'injure, et que la calomnie les faisait bons pour la proscription.
Je les ai vus ensuite apres l'ecroulement, dans la peine, dans la grande epreuve, conduisant au desert de l'exil la lugubre colonne des sacrifies, et, moi qui les aimais, je les ai admires.
Voila ce que j'ai vu en Belgique, voila, je le sais, ce que je vais revoir ici. Car ce grand exemple de la concorde des proscrits, dont la France a besoin, ce beau spectacle de la fraternite pratiquee devant lequel tombent les calomnies, la Belgique, certes, n'est point la seule a le donner. Il se retrouve sur tous les autres radeaux de la Meduse, sur tous les autres points ou les naufrages de la proscription se sont groupes; il se retrouve particulierement a Jersey. Je vous en remercie, amis, au nom de notre malheur!
Oh! scellons, consolidons, cimentons cette concorde! abjurons toute dissidence et tout desaccord! puisque nous n'avons plus qu'une couleur a notre drapeau, la pourpre, n'ayons plus qu'un sentiment dans nos ames, la fraternite! La France, je le repete, a besoin de nous savoir unis. Divises, nous la troublons; unis, nous la rassurons. Soyons unis pour etre forts, et soyons unis pour etre heureux!
Heureux! quel mot! Et peut-on le prononcer, helas, quand la patrie est loin, quand la liberte est morte? Oui, si l'on aime. S'aimer dans l'affliction, c'est le bonheur du malheur.
Et comment ne nous aimerions-nous pas? Y a-t-il quelque douleur qui n'ait pas ete egalement partagee a tous? Nous avons le meme malheur et la meme esperance. Nous avons sur la tete le meme ciel et le meme exil. Ce que vous pleurez, je le pleure; ce que vous regrettez, je le regrette; ce que vous esperez, je l'attends. Etant pareils par le sort, comment ne serions-nous pas freres par l'esprit? La larme que nous avons dans les yeux s'appelle France, le rayon que nous avons dans la pensee s'appelle republique. Aimons-nous! Souffrir ensemble, c'est deja s'aimer. L'adversite, en percant nos coeurs du meme glaive, les a traverses du meme amour.
Aimons-nous pour la patrie absente! aimons-nous pour la republique egorgee! aimons-nous contre l'ennemi commun!
Notre but, c'est un seul peuple; notre point de depart, ce doit etre une seule ame. Ebauchons l'unite par l'union.
Citoyens, vive la republique! Proscrits, vive la France!
III
DECLARATION A PROPOS DE L'EMPIRE
Jersey, 31 octobre 1852.
AU PEUPLE
Citoyens,
L'empire va se faire. Faut-il voter? Faut-il continuer de s'abstenir?
Telle est la question qu'on nous adresse.
Dans le departement de la Seine, un certain nombre de republicains, de ceux qui, jusqu'a ce jour, se sont abstenus, comme ils le devaient, de prendre part, sous quelque forme que ce fut, aux actes du gouvernement de M. Bonaparte, sembleraient aujourd'hui ne pas etre eloignes de penser qu'a l'occasion de l'empire une manifestation opposante de la ville de Paris, par la voie du scrutin, pourrait etre utile, et que le moment serait peut-etre venu d'intervenir dans le vote. Ils ajoutent que, dans tous les cas, le vote pourrait etre un moyen de recensement pour le parti republicain; grace au vote, on se compterait.
Ils nous demandent conseil.
Notre reponse sera simple; et ce que nous dirons pour Paris, peut etre dit pour tous les departements.
Nous ne nous arreterons point a faire remarquer que M. Bonaparte ne s'est pas decide a se declarer empereur sans avoir au prealable arrete avec ses complices le nombre de voix dont il lui convient de depasser les 7,500,000 de son 20 decembre. A l'heure qu'il est, huit millions, neuf millions, dix millions, son chiffre est fait. Le scrutin n'y changera rien. Nous ne prendrons pas la peine de vous rappeler ce que c'est que le "suffrage universel" de M. Bonaparte, ce que c'est que les scrutins de M. Bonaparte. Manifestation de la ville de Paris ou de la ville de Lyon, recensement du parti republicain, est-ce que cela est possible? Ou sont les garanties du scrutin? ou est le controle? ou sont les scrutateurs? ou est la liberte? Songez a toutes ces derisions. Qu'est-ce qui sort de l'urne? la volonte de M. Bonaparte. Pas autre chose. M. Bonaparte a les clefs des boites dans sa main, les Oui et les Non dans sa main, le vote dans sa main. Apres le travail des prefets et des maires termine, ce gouvernant de grands chemins s'enferme tete-a-tete avec le scrutin, et le depouille. Pour lui, ajouter ou retrancher des voix, alterer un proces-verbal, inventer un total, fabriquer un chiffre, qu'est-ce que c'est? un mensonge, c'est-a-dire peu de chose; un faux, c'est-a-dire rien.
Restons dans les principes, citoyens. Ce que nous avons a vous dire, le voici:
M. Bonaparte trouve que l'instant est venu de s'appeler majeste. Il n'a pas restaure un pape pour le laisser a rien faire; il entend etre sacre et couronne. Depuis le 2 decembre, il a le fait, le despotisme; maintenant il veut le mot, l'empire. Soit.
Nous, republicains, quelle est notre fonction? quelle doit etre notre attitude?
Citoyens, Louis Bonaparte est hors la loi; Louis Bonaparte est hors l'humanite. Depuis dix mois que ce malfaiteur regne, le droit a l'insurrection est en permanence et domine toute la situation. A l'heure ou nous sommes, un perpetuel appel aux armes est au fond des consciences. Or, soyons tranquilles, ce qui se revolte dans toutes les consciences arrive bien vite a armer tous les bras.
Amis et freres! en presence de ce gouvernement infame, negation de toute morale, obstacle a tout progres social, en presence de ce gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la republique et violateur des lois, de ce gouvernement ne de la force et qui doit perir par la force, de ce gouvernement eleve par le crime et qui doit etre terrasse par le droit, le francais digne du nom de citoyen ne sait pas, ne veut pas savoir s'il y a quelque part des semblants de scrutin, des comedies de suffrage universel et des parodies d'appel a la nation; il ne s'informe pas s'il y a des hommes qui votent et des hommes qui font voter, s'il y a un troupeau qu'on appelle le senat et qui delibere et un autre troupeau qu'on appelle le peuple et qui obeit; il ne s'informe pas si le pape va sacrer au maitre-autel de Notre-Dame l'homme qui,—n'en doutez pas, ceci est l'avenir inevitable,—sera ferre au poteau par le bourreau;—en presence de M. Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne fait qu'une chose et n'a qu'une chose a faire: charger son fusil et attendre l'heure.
IV
BANQUET POLONAIS
ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION DE POLOGNE
29 novembre 1852.
Proscrits de Pologne,
Vous prononcez mon nom au milieu de cette fete, destinee a honorer vos grandes luttes. Vous me faites appel. Je me leve.
Cette solennite m'est chere. Elle m'est chere doublement, et savez-vous pourquoi, citoyens? ce n'est pas seulement parce qu'elle rappelle a nos memoires votre heroique reveil de 1830, c'est aussi, c'est surtout parce qu'elle glorifie une revolution, au jour, presqu'a l'heure ou la servitude vote l'empire.
Oui, ceci me plait, ceci me convient. Cette communion, a laquelle j'assiste, cette communion de la France exilee et de la Pologne proscrite dans un illustre souvenir, dans une date memorable, a le haut caractere d'un acte de foi. Oui, citoyens, c'est au moment ou il semble que les cercueils se ferment qu'il faut affirmer la vie.
Qu'aujourd'hui, ici, dans cette ile, a l'instant ou, en France, on salue empereur le bandit du 2 decembre, que vos voix genereuses, que vos paroles inspirees, que vos chants patriotiques repondent, comme un echo de la conscience humaine, a ces acclamations infames!
Et maintenant, permettez-moi de me recueillir en presence de la date qui nous rassemble et que je vois inscrite sur ce mur.
La Pologne! le 29 novembre 1830! quelle nation! quel anniversaire! Citoyens, aujourd'hui, tout au travers de cet amas enorme de contrats execrables qui constituent ce que les chancelleries appellent le droit public actuel de l'Europe, au milieu de ces brocantages de territoires, de ces achats de peuples, de ces ventes de nations, au milieu de ce tas odieux de parchemins scelles de tous les sceaux imperiaux et royaux qui a pour premiere page le traite de partage, de 1772 et pour derniere page le traite de partage de 1815, on voit un trou, un trou profond, terrible, menacant, une plaie beante qui perce la liasse de part en part. Et ce trou, qui l'a fait? le sabre de la Pologne. En combien de coups? en un seul. Et quel jour? le 29 novembre 1830.
Le 29 novembre 1830, la Pologne a senti que le moment etait venu d'empecher la prescription de sa nationalite, et ce jour-la, elle a donne ce coup de sabre effrayant.
Depuis, ce sabre a ete brise. L'ordre, on a dit ce mot hideux, l'ordre a regne a Varsovie! Ce peuple, qui etait un heros, est redevenu un esclave et a repris sa souquenille de galerien. Des princes dignes du bagne ont remis a la chaine ce forcat digne de l'aureole.
O polonais, vous avez presque le droit de vous tourner vers nous, fils de l'Europe, avec amertume. Mon coeur se serre en songeant a vous. Le traite de 1772, perpetre et commis a la face de la France, en pleine lumiere de la philosophie et de la civilisation, dans ce plein midi que Voltaire et Rousseau faisaient sur le monde, le traite de 1772 est la grande tache du dix-huitieme siecle comme le 2 decembre est la grande honte du dix-neuvieme. Pendant toute une longue periode historique,—et je n'ai pas attendu ce jour pour le dire, je le rappelais le 19 mars 1846 a l'assemblee politique dont je faisais partie,—depuis les premieres annees de Henri II jusqu'aux dernieres annees de Louis XIV, la Pologne a couvert le continent, periodiquement epouvante par la crue formidable des turcs. L'Europe a vecu, a grandi, a pense, s'est developpee, a ete heureuse, est devenue Europe derriere ce boulevard. La barbarie, maree montante, ecumait sur la Pologne comme l'ocean sur la falaise, et la Pologne disait a la barbarie comme la falaise a l'ocean: tu n'iras pas plus loin. Cela a dure trois cents ans.
Quelle a ete la recompense? Un beau jour, l'Europe, que la Pologne avait sauvee de la Turquie, a livre la Pologne a la Russie. Et, aveuglement qui est un chatiment! en commettant un crime, l'Europe ne s'est pas apercue qu'elle faisait une sottise. La situation continentale avait change; la menace ne venait plus du meme cote. Le dix-huitieme siecle, preparation en toute chose du dix-neuvieme, est marque par la decroissance du sultan et par la croissance du czar. L'Europe ne s'etait pas rendu compte de ce phenomene. Pierre Ier, et son rude precepteur Charles XII, avaient change la Moscovie en Russie. Dans la seconde moitie du dix-huitieme siecle, la Turquie s'en allait, la Russie arrivait. La gueule ouverte desormais, ce n'etait plus la Turquie, c'etait la Russie. Le rugissement sourd qu'on entendait ne venait plus de Stamboul, il venait de Petersbourg. Le peril s'etait deplace, mais la Pologne etait restee. Chose frappante, elle etait providentiellement placee aussi bien pour resister aux russes que pour repousser les turcs. Cette situation etant donnee, en 1772, qu'a fait l'Europe? La Pologne etait la sentinelle. L'Europe l'a livree. A qui? a l'ennemi.
Et qui a fait cette chose sans nom? les diplomates, les cervelles politiques du temps, les hommes d'etat de profession. Or, ce n'est pas seulement ingrat, c'est inepte. Ce n'est pas seulement infame, c'est bete.
Aujourd'hui, l'Europe porte la peine du crime. A son tour, le cadavre de la Pologne livre l'Europe a la Russie.
Et la Russie, citoyens, est un bien autre peril que n'etait la Turquie. Toutes deux sont l'Asie; mais la Turquie etait l'Asie chaude, coloree, ardente, la lave qui met le feu, mais qui peut feconder; la Russie est l'Asie froide, l'Asie pale et glacee, l'Asie morte, la pierre du sepulcre qui tombe et ne se releve plus. La Turquie, ce n'etait que l'islamisme; c'etait feroce, mais cela n'avait pas de systeme. La Russie est quelque chose d'autrement redoutable, c'est le passe debout, qui s'obstine a vivre et a epouser le present. Mieux vaut la morsure d'un leopard que l'etreinte d'un spectre. La Turquie n'attaquait qu'une forme de civilisation, le christianisme, forme dont la face catholique est deja morte; la Russie, elle, veut etouffer toute la civilisation d'un coup et a la fois dans la democratie. Ce qu'elle veut tuer, c'est la revolution, c'est le progres, c'est l'avenir. Il semble que le despotisme russe se soit dit: j'ai un ennemi, l'esprit humain.
Je resume ceci d'un mot. Apres les turcs, la Grece a survecu; l'Europe ne survivrait pas apres les russes.
O polonais, je vous le dis du fond de l'ame, je vous admire. Vous etes les aines de la persecution. Cette coupe d'amertume ou nous buvons aujourd'hui, nous y trouvons la trace de vos levres. Vous portez les chevrons de l'exil. Vos freres sont en Siberie comme les notres sont en Afrique. Bannis de Pologne, les proscrits de France vous saluent.
Nous saluons ton histoire, peuple polonais, bon peuple! Leve la tete dans ton accablement. Tu es grand, gisant sur le fumier russe. O Job des nations, tes plaies, sont des gloires.
Nous saluons ton histoire et l'histoire de tous les peuples qui ont souffert et qui ont lutte.
Cette reunion, cette date auguste, 29 novembre 1830, evoquent a nos yeux tous les grands souvenirs revolutionnaires, tous les grands hommes liberateurs, et, dans notre reconnaissance religieuse et profonde, nous convions Kosciuszko, Washington, Bolivar, Botzaris, tous les vaillants lutteurs du progres, tous les glorieux martyrs de l'idee, a ces saintes agapes de la proscription. Ici, dans cette salle, est-ce qu'il ne vous semble pas comme a moi les voir au-dessus de nos tetes? Est-ce qu'il n'y a pas la, autour de cette date splendide, comme une nuee lumineuse ou ces triomphateurs, nos vrais ancetres, nous apparaissent et nous sourient? Regardez-les, contemplez-les comme moi, ces transfigures! Eux aussi ont souffert. Au jour mysterieux qui sort de la tombe, ceux qui n'etaient que des hommes deviennent des demi-dieux, et les couronnes d'epines qui faisaient saigner le front des vivants se changent en couronnes de lauriers et font rayonner le front des fantomes.
Citoyens, cinq nations sont ici representees, la Pologne, la Hongrie, l'Allemagne, l'Italie et la France, cinq nations illustres devant le genre humain, aujourd'hui couchees dans la fosse.
Les hommes de despotisme en fremissent de joie. Leur joie a tort. Je ne me lasserai jamais de le redire, quoique assassinees, ces grandes nations ne sont pas mortes. Les tyrans, qui n'ont pas d'ame, ne savent pas que les peuples en ont une.
Quand les tyrans ont scelle sur un peuple la pierre du tombeau, qu'est-ce qu'ils ont fait? Ils croient avoir enferme une nation dans la tombe, ils y ont enferme une idee. Or, la tombe ne fait rien a qui ne meurt pas, et l'idee est immortelle. Citoyens, un peuple n'est pas une chair; un peuple est une pensee! Qu'est-ce que la Pologne? c'est l'independance. Qu'est-ce que l'Allemagne? c'est la vertu. Qu'est-ce que la Hongrie? c'est l'heroisme. Qu'est-ce que l'Italie? c'est la gloire. Qu'est-ce que la France? c'est la liberte. Citoyens, le jour ou l'independance, la vertu, l'heroisme, la gloire et la liberte mourront, ce jour-la, ce jour-la seulement, la Pologne, l'Allemagne, la Hongrie, l'Italie et la France seront mortes.
Ce jour-la, citoyens, l'ame du monde aurait disparu.
Or, l'ame du monde, c'est Dieu.
Citoyens, buvons a l'idee qui ne meurt pas! buvons aux peuples qui ressuscitent!
1853
Les proscrits meurent.—La guerre eclate. Paroles d'esperance sur les tombeaux et sur les peuples.
I
SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET AU CIMETIERE SAINT-JEAN, A JERSEY
20 avril 1853.
Victor Hugo a Jersey habitait une solitude, une maison appelee
Marine-Terrace, isolee au bord de la mer.
Cependant les proscrits commencaient a mourir. Un homme ne doit pas etre mis dans la tombe sans qu'une parole soit dite qui aille de lui a Dieu.
Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demanderent de dire, au nom de tous, cette parole.
Citoyens,
L'homme auquel nous sommes venus dire l'adieu supreme, Jean Bousquet, de Tarn-et-Garonne, fut un energique soldat de la democratie. Nous l'avons vu, proscrit inflexible, deperir douloureusement au milieu de nous. Le mal le rongeait; il se sentait lentement empoisonne par le souvenir de tout ce qu'on laisse derriere soi; il pouvait revoir les etres absents, les lieux aimes, sa ville, sa maison; il pouvait revoir la France, il n'avait qu'un mot a dire, cette humiliation execrable que M. Bonaparte appelle amnistie ou grace s'offrait a lui, il l'a chastement repoussee, et il est mort. Il avait trente-quatre ans. Maintenant le voila! (L'orateur montre la fosse.)
Je n'ajouterai pas un eloge a cette simple vie, a cette grande mort. Qu'il repose en paix, dans cette fosse obscure ou la terre va le couvrir, et ou son ame est allee retrouver les esperances eternelles du tombeau!
Qu'il dorme ici, ce republicain, et que le peuple sache qu'il y a encore des coeurs fiers et purs, devoues a sa cause! Que la republique sache qu'on meurt plutot que de l'abandonner! Que la France sache qu'on meurt parce qu'on ne la voit plus!
Qu'il dorme, ce patriote, au pays de l'etranger! Et nous, ses compagnons de lutte et d'adversite, nous qui lui avons ferme les yeux, a sa ville natale, a sa famille, a ses amis, s'ils nous demandent: Ou est-il? nous repondrons: Mort dans l'exil! comme les soldats repondaient au nom de Latour d'Auvergne: Mort au champ d'honneur!
Citoyens! aujourd'hui, en France, les apostasies sont en joie. La vieille terre du 14 juillet et du 10 aout assiste a l'epanouissement hideux des turpitudes et a la marche triomphale des traitres. Pas une indignite qui ne recoive immediatement une recompense. Ce maire a viole la loi, on le fait prefet; ce soldat a deshonore le drapeau, on le fait general; ce pretre a vendu la religion, on le fait eveque; ce juge a prostitue la justice, on le fait senateur; cet aventurier, ce prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles reculerait un filou jusqu'aux horreurs devant lesquelles reculerait un assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares, banquets, danses, harangues, applaudissements, genuflexions. Les servilites viennent feliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont leurs fetes; eh bien! nous aussi nous avons les notres. Quand un de nos compagnons de bannissement, devore par la nostalgie, epuise par la fievre lente des habitudes rompues et des affections brisees, apres avoir bu jusqu'a la lie toutes les agonies de la proscription, succombe enfin et meurt, nous suivons sa biere couverte d'un drap noir; nous venons au bord de la fosse; nous nous mettons a genoux, nous aussi, non devant le succes, mais devant le tombeau; nous nous penchons sur notre frere enseveli et nous lui disons:—Ami! nous te felicitons d'avoir ete vaillant, nous te felicitons d'avoir ete genereux et intrepide, nous te felicitons d'avoir ete fidele, nous te felicitons d'avoir donne a ta foi jusqu'au dernier souffle de ta bouche, jusqu'au dernier battement de ton coeur, nous te felicitons d'avoir souffert, nous te felicitons d'etre mort!—Puis nous relevons la tete, et nous nous en allons le coeur plein d'une sombre joie. Ce sont la les fetes de l'exil.
Telle est la pensee austere et sereine qui est au fond de toutes nos ames; et devant ce sepulcre, devant ce gouffre ou il semble que l'homme s'engloutit, devant cette sinistre apparence du neant, nous nous sentons consolides dans nos principes et dans nos certitudes; l'homme convaincu n'a jamais le pied plus ferme que sur la terre, mouvante du tombeau; et, l'oeil fixe sur ce mort, sur cet etre evanoui, sur cette ombre qui a passe, croyants inebranlables, nous glorifions celle qui est immortelle et celui qui est eternel, la liberte et Dieu!
Oui, Dieu! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot, sans que ce mot vivant y soit tombe. Les morts le reclament, et ce n'est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du progres, les hommes de la democratie, les hommes de la revolution savent que la destinee de l'ame est double, et l'abnegation qu'ils montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondement sur l'autre. Leur foi dans ce grand et mysterieux avenir resiste meme au spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 decembre le clerge catholique asservi. Le papisme romain en ce moment epouvante la conscience humaine. Ah! je le dis, et j'ai le coeur plein d'amertume, en songeant a tant d'abjection et de honte, ces pretres, qui, pour de l'argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l'amour des biens temporels, benissent et glorifient le parjure, le meurtre et la trahison, ces eglises ou l'on chante Te Deum au crime couronne, oui, ces eglises, oui, ces pretres suffiraient pour ebranler les plus fermes convictions dans les ames les plus profondes, si l'on n'apercevait, au-dessus de l'eglise, le ciel, et, au-dessus du pretre, Dieu!
Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu de semer, pour qu'elle germe dans toutes les consciences, une grave et solennelle parole.
Citoyens, a l'heure ou nous sommes, heure fatale et qui sera comptee dans les siecles, le principe absolutiste, le vieux principe du passe, triomphe par toute l'Europe; il triomphe comme il lui convient de triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot, par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les supplices. Le despotisme, ce Moloch entoure d'ossements, celebre a la face du soleil ses effroyables mysteres sous le pontificat sanglant des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie, potences en Lombardie, potences en Sicile; en France, la guillotine, la deportation et l'exil. Rien que dans les etats du pape, et je cite le pape qui s'intitule le roi de douceur, rien que dans les etats du pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes, le chiffre est authentique, sont morts fusilles ou pendus, sans compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et les oubliettes. Au moment ou je parle, le continent, comme aux plus odieux temps de l'histoire, est encombre d'echafauds et de cadavres; et, le jour ou la revolution voudrait se faire un drapeau des linceuls de toutes les victimes, l'ombre de ce drapeau noir couvrirait l'Europe.
Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, a ruisseaux, a torrents, democrates, c'est le votre.
Eh bien, citoyens, en presence de cette saturnale de massacre et de meurtre, en presence de ces infames tribunaux ou siegent des assassins en robe de juges, en presence de tous ces cadavres chers et sacres, en presence de cette lugubre et feroce victoire des reactions, je le declare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m'en ont donne le mandat, et j'ajoute au nom de tous les proscrits republicains, car pas une voix de vrai republicain ayant quelque autorite ne me dementira, je le declare devant ce cercueil d'un proscrit, le deuxieme que nous descendons dans la fosse depuis dix jours, nous les exiles, nous les victimes, nous abjurons, au jour inevitable et prochain du grand denument revolutionnaire, nous abjurons toute volonte, tout sentiment, toute idee de represailles sanglantes!
Les coupables seront chaties, certes, tous les coupables, et chaties severement, il le faut; mais pas une tete ne tombera; pas une goutte de sang, pas une eclaboussure d'echafaud ne tachera la robe immaculee de la republique de Fevrier. La tete meme du brigand de decembre sera respectee avec horreur par le progres. La revolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplacant sa pourpre d'empereur par la casaque de forcat. Non, nous ne repliquerons pas a l'echafaud par l'echafaud. Nous repudions la vieille et inepte loi du talion. Comme la monarchie, le talion fait partie du passe; nous repudions le passe. La peine de mort, glorieusement abolie par la republique en 1848, odieusement retablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous, abolie a jamais. Nous avons emporte dans l'exil le depot sacre du progres; nous le rapporterons a la France fidelement. Ce que nous demandons a l'avenir, ce que nous voulons de lui, c'est la justice, ce n'est pas la vengeance. D'ailleurs, de meme que pour avoir a jamais le degout des orgies, il suffisait aux spartiates d'avoir vu des esclaves ivres de vin, a nous republicains, pour avoir a jamais horreur des echafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.
Oui, nous le declarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey a la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette libre Angleterre qui nous ecoute, les hommes de la revolution, quoi qu'en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en France, non comme des exterminateurs, mais comme des freres! Nous prenons a temoin de nos paroles ce ciel sacre qui rayonne au-dessus de nos tetes et qui ne verse dans nos ames que des pensees de concorde et de paix! nous attestons ce mort qui est la dans cette fosse et qui, pendant que je parle, murmure a voix basse dans son suaire: Oui, freres, repoussez la mort! je l'ai acceptee pour moi, je n'en veux pas pour autrui!
La republique, c'est l'union, l'unite, l'harmonie, la lumiere, le travail creant le bien-etre, la suppression des conflits d'homme a homme et de nation a nation, la fin des exploitations inhumaines, l'abolition de la loi de mort, et l'etablissement de la loi de vie.
Citoyens, cette pensee est dans vos esprits, et je n'en suis que l'interprete; le temps des sanglantes et terribles necessites revolutionnaires est passe; pour ce qui reste a faire, l'indomptable loi du progres suffit. D'ailleurs, soyons tranquilles, tout combat avec nous dans les grandes batailles qui nous restent a livrer; batailles dont l'evidente necessite n'altere pas la serenite des penseurs; batailles dans lesquelles l'energie revolutionnaire egalera l'acharnement monarchique; batailles dans lesquelles la force unie au droit terrassera la violence alliee a l'usurpation; batailles superbes, glorieuses, enthousiastes, decisives, dont l'issue n'est pas douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de la democratie. Citoyens, l'epoque de la dissolution du vieux monde est arrivee. Les antiques despotismes sont condamnes par la loi providentielle; le temps, ce fossoyeur courbe dans l'ombre, les ensevelit; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le neant. Dieu jette les annees sur les trones comme nous jetons les pelletees de terre sur les cercueils.
Et maintenant, freres, au moment de nous separer, poussons le cri de triomphe, poussons le cri du reveil; comme je vous le disais il y a quelques mois a propos de la Pologne, c'est sur les tombes qu'il faut parler de resurrection. Certes, l'avenir, un avenir prochain, je le repete, nous promet en France la victoire de l'idee democratique, l'avenir nous promet la victoire de l'idee sociale; mais il nous promet plus encore, il nous promet sous tous les climats, sous tous les soleils, dans tous les continents, en Amerique aussi bien qu'en Europe, la fin de toutes les oppressions et de tous les esclavages. Apres les rudes epreuves que nous subissons, ce qu'il nous faut, ce n'est pas seulement l'emancipation de telle ou telle classe qui a souffert trop longtemps, l'abolition de tel ou tel privilege, la consecration de tel ou tel droit; cela, nous l'aurons; mais cela ne nous suffit pas; ce qu'il nous faut, ce que nous obtiendrons, n'en doutez pas, ce que pour ma part, du fond de cette nuit sombre de l'exil, je contemple d'avance avec l'eblouissement de la joie, citoyens, c'est la delivrance de tous les peuples, c'est l'affranchissement de tous les hommes! Amis, nos souffrances engagent Dieu. Il nous en doit le prix. Il est debiteur fidele, il s'acquittera. Ayons donc une foi virile, et faisons avec transport notre sacrifice. Opprimes de toutes les nations, offrez vos plaies; polonais, offrez vos miseres; hongrois, offrez votre gibet; italiens, offrez votre croix; heroiques deportes de Cayenne et d'Afrique, nos freres, offrez votre chaine; proscrits, offrez votre proscription; et toi, martyr, offre ta mort a la liberte du genre humain.
II
SUR LA TOMBE DE LOUISE JULIEN
CIMETIERE DE SAINT-JEAN
26 juillet 1853.
Citoyens,
Trois cercueils en quatre mois.
La mort se hate, et Dieu nous delivre un a un.
Nous ne t'accusons pas, nous te remercions, Dieu puissant qui nous rouvres, a nous exiles, les portes de la patrie eternelle!
Cette fois, l'etre inanime et cher que nous apportons a la tombe, c'est une femme.
Le 21 janvier dernier, une femme fut arretee chez elle par le sieur Boudrot, commissaire de police a Paris. Cette femme, jeune encore, elle avait trente-cinq ans; mais estropiee et infirme, fut envoyee a la prefecture et enfermee dans la cellule no. 1, dite cellule d'essai. Cette cellule, sorte de cage de sept a huit pieds carres a peu pres, sans air et sans jour, la malheureuse prisonniere l'a peinte d'un mot; elle l'appelle: cellule-tombeau; elle dit, je cite ses propres paroles: " C'est dans cette cellule-tombeau, qu'estropiee, malade, j'ai passe vingt et un jours, collant mes levres d'heure en heure contre le treillage pour aspirer un peu d'air vital et ne pas mourir." [Note: Voir les Bagnes d'Afrique et la Transportation de decembre, par Ch. Ribeyrolles, p. 199.]—Au bout de ces vingt et un jours, le 14 fevrier, le gouvernement de decembre mit cette femme dehors et l'expulsa. Il la jeta a la fois hors de la prison et hors de la patrie. La proscrite sortait du cachot d'essai avec les germes de la phthisie. Elle quitta la France et gagna la Belgique. Le denument la forca de voyager toussant, crachant le sang, les poumons malades, en plein hiver, dans le nord, sous la pluie et la neige, dans ces affreux wagons decouverts qui deshonorent les riches entreprises des chemins de fer. Elle arriva a Ostende; elle etait chassee de France, la Belgique la chassa. Elle passa en Angleterre. A peine debarquee a Londres, elle se mit au lit. La maladie contractee dans le cachot, aggravee par le voyage force de l'exil, etait devenue menacante. La proscrite, je devrais dire la condamnee a mort, resta gisante deux mois et demi. Puis, esperant un peu de printemps et de soleil, elle vint a Jersey. On se souvient encore de l'y avoir vue arriver par une froide matinee pluvieuse, a travers les brumes de la mer, ralant et grelottant sous sa pauvre robe de toile toute mouillee. Peu de jours apres son arrivee, elle se coucha; elle ne s'est plus relevee.
Il y a trois jours elle est morte.
Vous me demanderez ce qu'etait cette femme et ce qu'elle avait fait pour etre traitee ainsi; je vais vous le dire.
Cette femme, par des chansons patriotiques, par de sympathiques et cordiales paroles, par de bonnes et civiques actions, avait rendu celebre, dans les faubourgs de Paris, le nom de Louise Julien sous lequel le peuple la connaissait et la saluait. Ouvriere, elle avait nourri sa mere malade; elle l'a soignee et soutenue dix ans. Dans les jours de lutte civile, elle faisait de la charpie; et, boiteuse et se trainant, elle allait dans les ambulances, et secourait les blesses de tous les partis. Cette femme du peuple etait un poete, cette femme du peuple etait un esprit; elle chantait la republique, elle aimait la liberte, elle appelait ardemment l'avenir fraternel de toutes les nations et de tous les hommes; elle croyait a Dieu, au peuple, au progres, a la France; elle versait autour d'elle, comme un vase, dans les esprits des proletaires, son grand coeur plein d'amour et de foi. Voila ce que faisait cette femme. M. Bonaparte l'a tuee.
Ah! une telle tombe n'est pas muette; elle est pleine de sanglots, de gemissements et de clameurs.
Citoyens, les peuples, dans le legitime orgueil de leur toute-puissance et de leur droit, construisent avec le granit et le marbre des edifices sonores, des enceintes majestueuses, des estrades sublimes, du haut desquelles parle leur genie, du haut desquelles se repandent a flots dans les ames les eloquences saintes du patriotisme, du progres et de la liberte; les peuples, s'imaginant qu'il suffit d'etre souverains pour etre invincibles, croient inaccessibles et imprenables ces citadelles de la parole, ces forteresses sacrees de l'intelligence humaine et de la civilisation, et ils disent: la tribune est indestructible. Ils se trompent; ces tribunes-la peuvent etre renversees. Un traitre vient, des soldats arrivent, une bande de brigands se concerte, se demasque, fait feu, et le sanctuaire est envahi, et la pierre et le marbre sont disperses, et le palais, et le temple, ou la grande nation parlait au monde, s'ecroule, et l'immonde tyran vainqueur s'applaudit, bat des mains, et dit: C'est fini. Personne ne parlera plus. Pas une voix ne s'elevera desormais. Le silence est fait.—Citoyens! a son tour le tyran se trompe. Dieu ne veut pas que le silence se fasse; Dieu ne veut pas que la liberte, qui est son verbe, se taise. Citoyens! au moment ou les despotes triomphants croient la leur avoir otee a jamais, Dieu redonne la parole aux idees. Cette tribune detruite, il la reconstruit. Non au milieu de la place publique, non avec le granit et le marbre, il n'en a pas besoin. Il la reconstruit dans la solitude; il la reconstruit avec l'herbe du cimetiere, avec l'ombre des cypres, avec le monticule sinistre que font les cercueils caches sous terre; et de cette solitude, de cette herbe, de ces cypres, de ces cercueils disparus, savez-vous ce qui sort, citoyens? Il en sort le cri dechirant de l'humanite, il en sort la denonciation et le temoignage, il en sort l'accusation inexorable qui fait palir l'accuse couronne, il en sort la formidable protestation des morts! Il en sort la voix vengeresse, la voix inextinguible, la voix qu'on n'etouffe pas, la voix qu'on ne baillonne pas!—Ah! M. Bonaparte a fait taire la tribune; c'est bien; maintenant qu'il fasse donc taire le tombeau!
Lui et ses pareils n'auront rien fait tant qu'on entendra sortir un soupir d'une tombe, et tant qu'on verra rouler une larme dans les yeux augustes de la pitie.
Pitie! ce mot que je viens de prononcer, il a jailli du plus profond de mes entrailles devant ce cercueil, cercueil d'une femme, cercueil d'une soeur, cercueil d'une martyre! Pauline Roland en Afrique, Louise Julien a Jersey, Francesca Maderspach a Temeswar, Blanca Teleki a Pesth, tant d'autres, Rosalie Gobert, Eugenie Guillemot, Augustine Pean, Blanche Clouart, Josephine Prabeil, Elisabeth Parles, Marie Reviel, Claudine Hibruit, Anne Sangla, veuve Combescure, Armantine Huet, et tant d'autres encore, soeurs, meres, filles, epouses, proscrites, exilees, transportees, torturees, suppliciees, crucifiees, o pauvres femmes! Oh! quel sujet de larmes profondes et d'inexprimables attendrissements! Faibles, souffrantes, malades, arrachees a leurs familles, a leurs maris, a leurs parents, a leurs soutiens, vieilles quelquefois et brisees par l'age, toutes ont ete des heroines, plusieurs ont ete des heros! Oh! ma pensee en ce moment se precipite dans ce sepulcre et baise les pieds froids de cette morte dans son cercueil! Ce n'est pas une femme que je venere dans Louise Julien, c'est la femme; la femme de nos jours, la femme digne de devenir citoyenne; la femme telle que nous la voyons autour de nous, dans tout son devouement, dans toute sa douceur, dans tout son sacrifice, dans toute sa majeste! Amis, dans les temps futurs, dans cette belle, et paisible, et tendre, et fraternelle republique sociale de l'avenir, le role de la femme sera grand; mais quel magnifique prelude a ce role que de tels martyres si vaillamment endures! Hommes et citoyens, nous avons dit plus d'une fois dans notre orgueil:—Le dix-huitieme siecle a proclame le droit de l'homme; le dix-neuvieme proclamera le droit de la femme;—mais, il faut l'avouer, citoyens, nous ne nous sommes point hates; beaucoup, de considerations, qui etaient graves, j'en conviens, et qui voulaient etre murement examinees, nous ont arretes; et a l'instant ou je parle, au point meme ou le progres est parvenu, parmi les meilleurs republicains, parmi les democrates les plus vrais et les plus purs, bien des esprits excellents hesitent encore a admettre dans l'homme et dans la femme l'egalite de l'ame humaine, et, par consequent, l'assimilation, sinon l'identite complete, des droits civiques. Disons-le bien haut, citoyens, tant que la prosperite a dure, tant que la republique a ete debout, les femmes, oubliees par nous, se sont oubliees elles-memes; elles se sont bornees a rayonner comme la lumiere; a echauffer les esprits, a attendrir les coeurs, a eveiller les enthousiasmes, a montrer du doigt a tous le bon, le juste, le grand et le vrai. Elles n'ont rien ambitionne au dela. Elles qui, par moment, sont, l'image, de la patrie vivante, elles qui pouvaient etre l'ame de la cite, elles ont ete simplement l'ame de la famille. A l'heure de l'adversite, leur attitude a change, elles ont cesse d'etre modestes; a l'heure de l'adversite, elles nous ont dit:—Nous ne savons pas si nous, avons droit a votre puissance, a votre liberte, a votre grandeur; mais ce que nous savons, c'est que nous avons droit a votre misere. Partager vos souffrances, vos accablements, vos denuments, vos detresses, vos renoncements, vos exils, votre abandon si vous etes sans asile, votre faim si vous etes sans pain, c'est la le droit de la femme, et nous le reclamons.—O mes freres! et les voila qui nous suivent dans le combat, qui nous accompagnent dans la proscription, et qui nous devancent dans le tombeau!
Citoyens, puisque cette fois encore vous avez voulu que je parlasse en votre nom, puisque votre mandat donne a ma voix l'autorite qui manquerait a une parole isolee; sur la tombe de Louise Julien, comme il y a trois mois, sur la tombe de Jean Bousquet, le dernier cri que je veux jeter, c'est le cri de courage, d'insurrection et d'esperance!
Oui, des cercueils comme celui de cette noble femme qui est la signifient et predisent la chute prochaine des bourreaux, l'inevitable ecroulement des despotismes et des despotes. Les proscrits meurent l'un apres l'autre; le tyran creuse leur fosse; mais a un jour venu, citoyens, la fosse tout a coup attire et engloutit le fossoyeur!
O morts qui m'entourez et qui m'ecoutez, malediction a Louis Bonaparte! O morts, execration a cet homme! Pas d'echafauds quand viendra la victoire, mais une longue et infamante expiation a ce miserable! Malediction sous tous les cieux, sous tous les climats, en France, en Autriche, en Lombardie, en Sicile, a Rome, en Pologne, en Hongrie, malediction aux violateurs du droit humain et de la loi divine! Malediction aux pourvoyeurs des pontons, aux dresseurs des gibets, aux destructeurs des familles, aux tourmenteurs des peuples! Malediction aux proscripteurs des peres, des meres et des enfants! Malediction aux fouetteurs de femmes! Proscrits! soyons implacables dans ces solennelles et religieuses revendications du droit et de l'humanite. Le genre humain a besoin de ces cris terribles; la conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la pitie. Execrer les bourreaux, c'est consoler les victimes. Maudire les tyrans, c'est benir les nations.
III
VINGT-TROISIEME ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION POLONAISE
29 novembre 1853, a Jersey.
Proscrits, mes freres!
Tout marche, tout avance, tout approche, et, je vous le dis avec une joie profonde, deja se font jour et deviennent visibles les symptomes precurseurs du grand avenement. Oui, rejouissez-vous, proscrits de toutes les nations, ou, pour mieux dire, proscrits de la grande nation unique, de cette nation qui sera le genre humain et qui s'appellera Republique universelle.—Rejouissez-vous! l'an dernier, nous ne pouvions qu'invoquer l'esperance; cette annee, nous pouvons presque attester la realite. L'an dernier, a pareille epoque, a pareil jour, nous nous bornions a dire: l'Idee ressuscitera. Cette annee, nous pouvons dire: l'Idee ressuscite!
Et comment ressuscite-t-elle? de quelle facon? par qui? c'est la ce qu'il faut admirer.
Citoyens, il y a en Europe un homme qui pese sur l'Europe; qui est tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate, obei dans la caserne, adore dans le monastere, chef de la consigne et du dogme, et qui met en mouvement, pour l'ecrasement des libertes du continent, un empire de la force de soixante millions d'hommes. Ces soixante millions d'hommes, il les tient dans sa main, non comme des hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des outils. En sa double qualite ecclesiastique et militaire, il met un uniforme a leurs ames comme a leurs corps; il dit: marchez! et il faut marcher; il dit: croyez! et il faut croire. Cet homme s'appelle en politique l'Absolu, et en religion l'Orthodoxe; il est l'expression supreme de la toute-puissance humaine; il torture, comme bon lui semble, des peuples entiers; il n'a qu'a faire un signe, et il le fait, pour vider la Pologne dans la Siberie; il croise, mele et noue tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes; il a ete a Rome, et lui, pape grec, il a donne le baiser d'alliance au pape latin; il regne a Berlin, a Munich, a Dresde, a Stuttgart, a Vienne, comme a Saint-Petersbourg; il est l'ame de l'empereur d'Autriche et la volonte du roi de Prusse; la vieille Allemagne n'est plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble a l'ancien roi des rois; c'est l'Agamemnon de cette guerre de Troie que les hommes du passe font aux hommes de l'avenir; c'est la menace sauvage de l'ombre a la lumiere, du nord au midi. Je viens de vous le dire, et je resume d'un mot ce monstre de l'omnipotence: empereur comme Charles-Quint, pape comme Gregoire VII, il tient dans ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en knout.
Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent a des hommes de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est a cette heure l'homme veritable du despotisme. Il en est la tete; Louis Bonaparte n'en est que le masque.
Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d'un decret du destin, Europe republicaine ou Europe cosaque, c'est Nicolas de Russie qui incarne l'Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-a-vis de la Revolution.
Citoyens, c'est ici qu'il faut se recueillir. Les choses necessaires arrivent toujours; mais par quelle voie? c'est la ce qui est admirable, et j'appelle sur ceci votre attention.
Nicolas de Russie semblait avoir triomphe; le despotisme, vieil edifice restaure, dominait de nouveau l'Europe, plus solide en apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poete anglais, que Shakespeare appelle le "soldat de Dieu ", la France etait a terre, desarmee, garrottee, vaincue. Il paraissait qu'il n'y avait plus qu'a jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont deux pensees, l'absolutisme et la conquete. La premiere satisfaite, Nicolas a songe a la seconde. Il avait a cote de lui, a son ombre, j'ai presque dit a ses pieds, un prince amoindri, un empire vieillissant, un peuple affaibli par son peu d'adherence a la civilisation europeenne. Il s'est dit: c'est le moment; et il a etendu son bras vers Constantinople, et il a allonge sa serre vers cette proie. Oubliant toute dignite, toute pudeur, tout respect de lui-meme et d'autrui, il a montre brusquement a l'Europe les plus cyniques nudites de l'ambition. Lui, colosse, il s'est acharne sur une ruine; il s'est rue sur ce qui tombait, et il s'est dit avec joie: Prenons Constantinople; c'est facile, injuste et utile.
Citoyens, qu'est-il arrive?
Le sultan s'est dresse.
Nicolas, par sa ruse et sa violence, s'est donne pour adversaire le desespoir, cette grande force. La revolution, foudre endormie, etait la. Or,—ecoutez ceci, car c'est grand:—il s'est trouve que, froisse, humilie, navre, pousse a bout, ce turc, ce prince chetif, ce prince debile, ce moribond, ce fantome sur lequel le czar n'avait qu'a souffler, ce petit sultan, soufflete par Mentschikoff et cravache par Gortschakoff, s'est jete sur la foudre et l'a saisie.
Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tete, et les roles sont changes, et voici Nicolas qui tremble!—et voici les trones qui s'emeuvent, et voici les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse qui s'en vont de Constantinople, et voici les legions polonaise, hongroise et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie, la Hongrie qui fremissent, voici la Circassie qui se leve, voici la Pologne qui frissonne; car tous, peuples et rois, ont reconnu cette chose eclatante qui flamboie et qui rayonne a l'orient, et ils savent bien que ce qui brille en ce moment dans la main desesperee de la Turquie, ce n'est pas le vieux sabre ebreche d'Othman, c'est l'eclair splendide des revolutions!
Oui, citoyens, c'est la revolution qui vient de passer le Danube!
Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.
Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les luttes, battez des mains a cet ebranlement immense qui commence a peine, et que rien maintenant n'arretera. Toutes les nations qu'on croyait mortes dressent la tete en ce moment. Reveil des peuples, reveil de lions.
Cette guerre a eclate au sujet d'un sepulcre dont tout le monde voulait les clefs. Quel sepulcre et quelles clefs? C'est la ce que les rois ignorent. Citoyens, ce sepulcre, c'est la grande tombe ou est enfermee la Republique, deja debout dans les tenebres et toute prete a sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sepulcre, dans quelles mains tomberont-elles? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais c'est le peuple qui les aura.
C'est fini, j'y insiste, desormais les negociations, les notes, les protocoles, les ultimatum, les armistices, les platrages de paix eux-memes n'y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est entame s'achevera. Le sultan, dans son desespoir, a saisi la revolution, et la revolution le tient. Il ne depend plus de lui-meme a present de se delivrer de l'aide redoutable qu'il s'est donnee. Il le voudrait qu'il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour auxiliaire, l'archange l'emporte sur ses ailes.
Chose frappante! il est peut-etre dans la destinee du sultan de faire crouler tous les trones. (Une voix: Y compris le sien.)
Et cette oeuvre a laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar qui l'aura provoquee! Cet ecroulement des trones, d'ou sortira la confederation des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui l'aura voulu, mais qui l'aura cause. L'Europe cosaque aura fait surgir l'Europe republicaine. A l'heure qu'il est, citoyens, le grand revolutionnaire de l'Europe,—c'est Nicolas de Russie.
N'avais-je pas raison de vous dire: admirez de quelle facon la providence s'y prend!
Oui, la providence nous emporte vers l'avenir a travers l'ombre. Regardez, ecoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le mouvement de tout commence a devenir formidable? Le sinistre sabbat de l'absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangees de gibets chancellent a l'horizon, les cimetieres entrevus paraissent et disparaissent, les fosses ou sont les martyrs se soulevent, tout se hate dans ce tourbillon de tenebres. Il semble qu'on entend ce cri mysterieux: "Hourrah! hourrah! les rois vont vite!"
Proscrits, attendons l'heure. Elle va bientot sonner, preparons-nous. Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-memes. Alors, pas un coeur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de cette tombe qu'on appelle l'exil; nous agiterons tous les sanglants et sacres souvenirs, et, dans les dernieres profondeurs, les masses se leveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progres vaincront; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c'est le suaire dans lequel les rois ont essaye d'ensevelir la liberte!
Citoyens, du fond de cette adversite ou nous sommes encore, envoyons une acclamation a l'avenir. Saluons, au dela de toutes ces convulsions et de toutes ces guerres, saluons l'aube benie des Etats-Unis d'Europe! Oh! ce sera la une realisation splendide! Plus de frontieres, plus de douanes, plus de guerres, plus d'armees, plus de proletariat, plus d'ignorance, plus de misere; toutes les exploitations coupables supprimees, toutes les usurpations abolies; la richesse decuplee, le probleme du bien-etre resolu par la science; le travail, droit et devoir; la concorde entre les peuples, l'amour entre les hommes; la penalite resorbee par l'education; le glaive brise comme le sabre; tous les droits proclames et mis hors d'atteinte, le droit de l'homme a la souverainete, le droit de la femme a l'egalite, le droit de l'enfant a la lumiere; la pensee, moteur unique, la matiere, esclave unique; le gouvernement resultant de la superposition des lois de la societe aux lois de la nature, c'est-a-dire pas d'autre gouvernement que le droit de l'Homme;—voila ce que sera l'Europe demain peut-etre, citoyens, et ce tableau qui vous fait tressaillir de joie n'est qu'une ebauche tronquee et rapide. O proscrits, benissons nos peres dans leurs tombes, benissons ces dates glorieuses qui rayonnent sur ces murailles, benissons la sainte marche des idees. Le passe appartient aux princes; il s'appelle Barbarie; l'avenir appartient aux peuples; il s'appelle Humanite!
1854
La peine de mort.—Un gibet a Guernesey. Complaisances anglaises. —Evocation de l'avenir. Misere.—Nostalgie. Encore un qui meurt. —Desastres en Crimee. Bassesse dans le parlement. Attitude du proscrit devant le proscripteur.
I
AUX HABITANTS DE GUERNESEY
Janvier 1854.
Une condamnation a mort est prononcee dans les iles de la Manche.
Victor Hugo intervient.
Peuple de Guernesey,
C'est un proscrit qui vient a vous.
C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamne. L'homme qui est dans l'exil tend la main a l'homme qui est dans le sepulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et ecoutez-moi.
Le mardi 18 octobre 1853, a Guernesey, un homme, John-Charles Tapner, est entre la nuit chez une femme, Mme Saujon, et l'a tuee; puis il l'a volee, et il a mis le feu au cadavre et a la maison, esperant que le premier forfait s'en irait dans la fumee du second. Il s'est trompe. Les crimes ne sont pas complaisants, et l'incendie a refuse de cacher l'assassinat. La providence n'est pas une receleuse; elle a livre le meurtrier.
Le proces fait a Tapner a jete un jour hideux sur plusieurs autres crimes. Depuis un certain temps des mains, tout de suite disparues, avaient mis le feu a diverses maisons dans l'ile; les presomptions se sont fixees sur Tapner, et il a paru vraisemblable que tous les precedents incendies dussent se resumer dans le sanglant incendiaire du 18 octobre.
Cet homme a ete juge; juge avec une impartialite et un scrupule qui honorent votre libre et integre magistrature. Treize audiences ont ete employees a l'examen des faits et a la formation lente de la conviction des juges. Le 3 janvier l'arret a ete rendu a l'unanimite; et a neuf heures du soir, en audience publique et solennelle, votre honorable chef-magistrat, le bailli de Guernesey, d'une voix brisee et eteinte, tremblant d'une emotion dont je le glorifie, a declare a l'accuse "que la loi punissant de mort le meurtre", il devait, lui John-Charles Tapner, se preparer a mourir, qu'il serait pendu, le 27 janvier prochain, sur le lieu meme de son crime, et que, la ou il avait tue, il serait tue.
Ainsi, a ce moment ou nous sommes, il y a, au milieu de vous, au milieu de nous, habitants de cet archipel, un homme qui, dans cet avenir plein d'heures obscures pour tous les autres hommes, voit distinctement sa derniere heure; en cet instant, dans cette minute ou nous respirons librement, ou nous allons et venons, ou nous parlons et sourions, il y a, a quelques pas de nous, et le coeur se serre en y songeant, il y a dans une geole, sur un grabat de prison, un homme, un miserable homme frissonnant, qui vit l'oeil fixe sur un jour de ce mois, sur le 27 janvier, spectre qui grandit et qui approche. Le 27 janvier, masque pour nous tous comme tous les autres jours qui nous attendent, ne montre qu'a cet homme son visage, la face sinistre de la mort.
Guernesiais, Tapner est condamne a mort; en presence du texte des codes, votre magistrature a fait, son devoir; elle a rempli, pour me servir des propres termes du chef-magistrat, "son obligation"; mais prenez garde. Ceci est le talion. Tu as tue, tu seras tue. Devant la loi humaine, c'est juste; devant la loi divine, c'est redoutable.
Peuple de Guernesey, rien n'est petit quand il s'agit de l'inviolabilite humaine. Le monde civilise vous demande la vie de cet homme.
Qui suis-je? rien. Mais a-t-on besoin d'etre quelque chose pour supplier? est-il necessaire d'etre grand pour crier grace? Hommes des iles de la Manche, nous proscrits de France, nous vivons au milieu de vous, nous vous aimons. Nous voyons vos voiles passer a l'horizon dans les crepuscules des tempetes, et nous vous envoyons nos benedictions et nos prieres. Nous sommes vos freres. Nous vous estimons, nous vous honorons; nous venerons en vous le travail, le courage, les nuits passees a la mer pour nourrir la femme et les enfants, les mains calleuses du matelot, le front hale du laboureur, la France dont nous sommes les fils et dont vous etes les petits-fils, l'Angleterre dont vous etes les citoyens et dont nous sommes les hotes.
Permettez-nous donc de vous adresser la parole, puisque nous sommes assis a votre foyer, et de vous payer votre hospitalite en cooperation cordiale. Permettez-nous de nous attrister de tout ce qui pourrait assombrir votre doux pays.
Le plongeur se precipite au fond de la mer et rapporte une poignee de gravier. Nous autres, nous sommes les souffrants, nous sommes les eprouves, c'est-a-dire les penseurs; les reveurs, si vous voulez.—Nous plongeons au fond des choses, nous tachons de toucher Dieu, et nous rapportons une poignee de verites.
La premiere des verites, la voici: tu ne tueras pas.
Et cette parole est absolue; elle a ete dite pour la loi, aussi bien que pour l'individu.
Guernesiais, ecoutez ceci:
Il y a une divinite horrible, tragique, execrable, paienne. Cette divinite s'appelait Moloch chez les hebreux et Teutates chez les celtes; elle s'appelle a present la peine de mort. Elle avait autrefois pour pontife, dans l'orient, le mage, et, dans l'occident, le druide; son pretre aujourd'hui, c'est le bourreau. Le meurtre legal a remplace le meurtre sacre. Jadis elle a rempli votre ile de sacrifices humains; et elle en a laisse partout les monuments, toutes ces pierres lugubres ou la rouille des siecles a efface la rouille du sang, qu'on rencontre a demi ensevelies dans l'herbe au sommet de vos collines et sur lesquelles la ronce siffle au vent du soir. Aujourd'hui, en cette annee dont elle epouvante l'aurore, l'idole monstrueuse reparait parmi vous; elle vous somme de lui obeir; elle vous convoque a jour fixe, pour la celebration de son mystere, et, comme autrefois, elle reclame de vous, de vous qui avez lu l'evangile, de vous qui avez l'oeil fixe sur le calvaire, elle reclame un sacrifice humain! Lui obeirez-vous? redeviendrez-vous paiens le 27 janvier 1854 pendant deux heures? paiens pour tuer un homme! paiens pour perdre une ame! paiens pour mutiler la destinee du criminel en lui retranchant le temps du repentir! Ferez-vous cela? Serait-ce la le progres? Ou en sont les hommes si le sacrifice humain est encore possible? Adore-t-on encore a Guernesey l'idole, la vieille idole du passe, qui tue en face de Dieu qui cree? A quoi bon lui avoir ote le peulven si c'est pour lui rendre la potence?
Quoi! commuer une peine, laisser a un coupable la chance du remords et de la reconciliation, substituer au sacrifice humain l'expiation intelligente, ne pas tuer un homme, cela est-il donc si malaise? Le navire est-il donc si en detresse qu'un homme y soit de trop? un criminel repentant pese-t-il donc tant a la societe humaine qu'il faille se hater de jeter par-dessus le bord dans l'ombre de l'abime cette creature de Dieu?
Guernesiais! la peine de mort recule aujourd'hui partout et perd chaque jour du terrain; elle s'en va devant le sentiment humain. En 1830, la chambre des deputes de France en reclamait l'abolition, par acclamation; la constituante de Francfort l'a rayee des codes en 1848; la constituante de Rome l'a supprimee en 1849; notre constituante de Paris ne l'a maintenue qu'a une majorite imperceptible; je dis plus, la Toscane, qui est catholique, l'a abolie; la Russie, qui est barbare, l'a abolie; Otahiti, qui est sauvage, l'a abolie. Il semble que les tenebres elles-memes n'en veulent plus. Est-ce que vous en voulez, vous, hommes de ce bon pays?
Il depend de vous que la peine de mort soit abolie de fait a Guernesey; il depend de vous qu'un homme ne soit pas "pendu jusqu'a ce que mort s'ensuive" le 27 janvier; il depend de vous que ce spectacle effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne vous soit pas donne.
Votre constitution libre met a votre disposition tous les moyens d'accomplir cette oeuvre religieuse et sainte. Reunissez-vous legalement. Agitez pacifiquement l'opinion et les consciences. L'ile entiere peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser les maris, les enfants attendrir les peres, les hommes signer des requetes et des petitions. Adressez-vous a vos gouvernants et a vos magistrats dans les limites de la loi. Reclamez le sursis, reclamez la commutation de peine. Vous l'obtiendrez.
Levez-vous. Hatez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit sans cesse present. Que toute l'ile compte les minutes comme cet homme!
Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcee, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges, c'est le battement du coeur de ce miserable.
Un precedent est-il necessaire? en voici un:
En 1851, un homme, a Jersey, tua un autre homme. Un nomme Jacques Fouquet tira un coup de fusil a un nomme Derbyshire. Jacques Fouquet fut declare coupable successivement par les deux jurys. Le 27 aout 1851 la cour le condamna a mort. Devant l'imminence d'une execution capitale, l'ile s'emut. Un grand meeting eut lieu; seize cents personnes y assisterent. Des francais y parlerent aux applaudissements du genereux peuple jersiais. Une petition fut signee. Le 23 septembre, la grace de Fouquet arriva.
Maintenant, qu'est-il advenu de Fouquet?
Je vais vous le dire.
Fouquet vit et Fouquet se repent.
[Note: JACQUES FOUQUET.—On nous assure que Jacques Fouquet, condamne a mort par notre cour royale, comme coupable du crime de meurtre sur Frederic Derbyshire et dont la peine fut commuee par sa majeste en celle de la deportation perpetuelle, a ete transfere, il y a six mois, de la prison de Millbank ou il etait toujours reste, a Dartmore. Il est presque completement gueri du mal qu'il avait au cou, et sa conduite a ete telle a Millbank, que le gouverneur de cette prison regarde comme tres probable une nouvelle commutation de sa peine, et un bannissement aux possessions anglaises. (Chronique de Jersey, 7 janvier 1854.)]
Qu'est-ce que le gibet a a repondre a cela?
Guernesiais! ce qu'a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que
Jersey a obtenu, Guernesey l'obtiendra.
Dira-t-on qu'ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort semble justice? que le crime de Tapner est bien grand?
Plus le crime est grand, plus le temps doit etre mesure long au repentir.
Quoi! une femme aura ete assassinee, lachement tuee, lachement! une maison aura ete pillee, violee, incendiee, un meurtre aura ete accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d'autres actions perverses, un attentat aura ete commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle reparation, le chatiment accompagne de la reflexion, le rachat du mal par la penitence, l'agenouillement du criminel sous le crime et du condamne sous la peine, toute une vie de douleur et de purification; et parce qu'un matin, a un jour precis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura ete enfonce dans la terre, parce qu'une corde aura serre le cou d'un homme, parce qu'une ame se sera enfuie d'un corps miserable avec le hurlement du damne, tout sera bien!
Brievete chetive de la justice humaine!
Oh! nous sommes le dix-neuvieme siecle; nous sommes le peuple nouveau; nous sommes le peuple pensif, serieux, libre, intelligent, travailleur, souverain; nous sommes le meilleur age de l'humanite, l'epoque de progres, d'art, de science, d'amour, d'esperance, de fraternite; echafauds! qu'est-ce que vous nous voulez? O machines monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du neant, apparitions du passe, toi qui tiens a deux bras ton couperet triangulaire, toi qui secoues un squelette au bout d'une corde, de quel droit reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvieme siecle, en pleine vie? vous etes des spectres. Vous etes les choses de la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les tenebres offrent leurs services a la lumiere? Allez-vous-en. Pour civiliser l'homme, pour corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous, nous avons la pensee, l'enseignement, l'education patiente, l'exemple religieux, la clarte en haut, l'epreuve en bas, l'austerite, le travail, la clemence. Quoi! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinement surgir la peine de mort! Quoi! la ville souveraine, la ville centrale du genre humain, la ville du 14 juillet et du 10 aout, la ville ou dorment Rousseau et Voltaire, la metropole des revolutions, la cite-creche de l'idee, aura la Greve, la barriere Saint-Jacques, la Roquette! Et ce ne sera pas assez de cette contradiction abominable! et ce contre-sens sera peu! et cette horreur ne suffira pas! Et il faudra qu'ici aussi, dans cet archipel, parmi les falaises, les arbres et les fleurs, sous l'ombre des grandes nuees qui viennent du pole, l'echafaud se dresse, et domine, et constate son droit, et regne! ici! dans le bruit des vents, dans la rumeur eternelle des flots, dans la solitude de l'abime, dans la majeste de la nature! Allez-vous-en, vous dis-je! disparaissez! Qu'est-ce que vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi, gibet, en face de l'ocean?
Peuple de pecheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. Ne jetez pas l'ombre d'une potence sur votre ile charmante et benie. N'introduisez pas dans vos heroiques et incertaines aventures de mer ce mysterieux element de malheur. N'acceptez pas la solidarite redoutable de cet empietement du pouvoir humain sur le pouvoir divin. Qui sait? qui connait? qui a penetre l'enigme? Il y a des abimes dans les actions humaines, comme il y a des gouffres dans les flots. Songez aux jours d'orage, aux nuits d'hiver, aux forces irritees et obscures qui s'emparent de vous a de certains moments. Songez comme la cote de Serk est rude, comme les bas-fonds des Minquiers sont perfides, comme les ecueils de Pater-Noster sont mauvais. Ne faites pas souffler dans vos voiles le vent du sepulcre. N'oubliez pas, navigateurs, n'oubliez pas, pecheurs, n'oubliez pas, matelots, qu'il n'y a qu'une planche entre vous et l'eternite, que vous etes a la discretion des vagues qu'on ne sonde pas et de la destinee qu'on ignore, qu'il y a peut-etre des volontes dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes, qui savez si peu de chose et qui ne pouvez rien, vous etes toujours face a face avec l'infini et avec l'inconnu!
L'inconnu et l'infini, c'est la tombe.
N'ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.
Quoi donc! les voix de cet infini ne nous disent-elles rien? Est-ce que tous les mysteres ne nous entretiennent pas les uns des autres? Est-ce que la majeste de l'ocean ne proclame pas la saintete du tombeau?
Dans la tempete, dans l'ouragan, dans les coups d'equinoxe, quand les brises de la nuit balanceront l'homme mort aux poutres du gibet, est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette maudissant cette ile dans l'immensite?
Est-ce que vous ne songerez pas en fremissant, j'y insiste, que ce vent qui viendra souffler dans vos agres aura rencontre a son passage cette corde et ce cadavre, et que cette corde et ce cadavre lui auront parle?
Non! plus de supplices! nous, hommes de ce grand siecle, nous n'en voulons plus. Nous n'en voulons pas plus pour le coupable que pour le non coupable. Je le repete, le crime se rachete par le remords et non par un coup de hache ou un noeud coulant; le sang se lave avec les larmes et non avec le sang. Non! ne donnons plus de besogne au bourreau. Ayons ceci present a l'esprit, et que la conscience du juge religieux et honnete medite d'accord avec la notre: independamment du grand forfait contre l'inviolabilite de la vie humaine accompli aussi bien sur le brigand execute que sur le heros supplicie, tous les echafauds ont commis des crimes. Le code de meurtre est un scelerat masque avec ton masque, o justice, et qui tue et massacre impunement. Tous les echafauds portent des noms d'innocents et de martyrs. Non, nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guillotine s'appelle Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bucher s'appelle Jeanne d'Arc, la torture s'appelle Campanella, le billot s'appelle Thomas Morus, la cigue s'appelle Socrate, le gibet se nomme Jesus-Christ!
Oh! s'il y a quelque chose d'auguste dans ces enseignements de fraternite, dans ces doctrines de mansuetude et d'amour que toutes les bouches qui crient: religion, et toutes les bouches qui disent: democratie, que toutes les voix de l'ancien et du nouvel evangile sement et repandent aujourd'hui d'un bout, du monde a l'autre, les unes au nom de l'Homme-Dieu, les autres au nom de l'Homme-Peuple; si ces doctrines sont justes, si ces idees sont vraies; si le vivant est frere du vivant, si la vie de l'homme est venerable, si l'ame de l'homme est immortelle; si Dieu seul a le droit de retirer ce que Dieu seul a eu le pouvoir de donner; si la mere qui sent l'enfant remuer dans ses entrailles est un etre beni, si le berceau est une chose sacree, si le tombeau est une chose sainte,—insulaires de Guernesey, ne tuez pas cet homme!
Je dis: ne le tuez pas, car, sachez-le bien, quand on peut empecher la mort, laisser mourir, c'est tuer.
Ne vous etonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles. Laissez, je vous le dis, le proscrit interceder pour le condamne. Ne dites pas: que nous veut cet etranger? Ne dites pas au banni: de quoi te meles-tu? ce n'est pas ton affaire.—Je me mele des choses du malheur; c'est mon droit, puisque je souffre. L'infortune a pitie de la misere; la douleur se penche sur le desespoir.
D'ailleurs, cet homme et moi, n'avons-nous pas des souffrances qui se ressemblent? ne tendons-nous pas chacun les bras a ce qui nous echappe? moi banni, lui condamne, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumiere, lui vers la vie, moi vers la patrie?
Et,—l'on devrait reflechir a ceci,—l'aveuglement de la creature humaine qui proscrit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur la terre, que nous sommes frappes, nous les bannis de France, pour avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappe pour avoir commis un crime. La justice et l'iniquite se donnent la main dans les tenebres.
Mais qu'importe! pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur; c'est un etre fremissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frere. Je le defends.
L'adversite qui nous eprouve a parfois, outre l'epreuve, des utilites imprevues, et il arrive que nos proscriptions, expliquees par les choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et consolants.
Si ma voix est entendue, si elle n'est pas emportee comme un souffle vain dans le bruit du flot et de l'ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui separe les deux iles, si la semence de pitie que je jette a ce vent de mer germe dans les coeurs et fructifie, s'il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d'eveiller l'agitation salutaire d'ou sortiront-la peine commuee et le criminel penitent, s'il m'est donne a moi, le proscrit rejete et inutile, de me mettre en travers d'un tombeau qui s'ouvre, de barrer le passage a la mort, et de sauver la tete d'un homme, si je suis le grain de sable tombe de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prevaloir la vie sur la mort, si ma proscription a ete bonne a cela, si c'etait la le but mysterieux de la chute de mon foyer et de ma presence en ces iles, oh! alors tout est bien, je n'ai pas souffert, je remercie, je rends graces et je leve les mains au ciel, et, dans cette occasion ou eclatent toutes les volontes de la providence, ce sera votre triomphe, o Dieu, d'avoir fait benir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entiere, les hommes qui ne tuent point par l'homme qui a tue, la loi de misericorde et de vie par le meurtrier, et l'exil par l'exile!
Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n'est pas moi, qui ne suis que l'atome emporte n'importe dans quelle nuit par le souffle de l'adversite; ce qui s'adresse a vous aujourd'hui, je viens de vous le dire, c'est la civilisation tout entiere; c'est elle qui tend vers vous ses mains venerables. Si Beccaria proscrit etait au milieu de vous, il vous dirait: la peine capitale est impie; si Franklin banni vivait a votre foyer, il vous dirait: la loi qui tue est une loi funeste; si Filangieri refugie, si Vico exile, si Turgot expulse, si Montesquieu chasse, habitaient sous votre toit, ils vous diraient: l'echafaud est abominable; si Jesus-Christ, en fuite devant Caiphe, abordait votre ile, il vous dirait: ne frappez pas avec le glaive;—et a Montesquieu, a Turgot, a Vico, a Filangieri, a Beccaria, a Franklin vous criant: grace! a Jesus-Christ vous criant: grace! repondriez-vous: Non!
Non! c'est la reponse du mal. Non! c'est la reponse du neant. L'homme croyant et libre affirme la vie, affirme la pitie, la clemence et le pardon, prouve l'ame de la societe par la misericorde de la loi, et ne repond non! qu'a l'opprobre, au despotisme et a la mort.
Un dernier mot et j'ai fini.
A cette heure fatale de l'histoire ou nous sommes, car si grand que soit un siecle et si beau que soit un astre, ils ont leurs eclipses, a cette minute sinistre que nous traversons, qu'il y ait au moins un lieu sur la terre ou le progres couvert de plaies, jete aux tempetes, vaincu, epuise, mourant, se refugie et surnage! Iles de la Manche, soyez le radeau de ce naufrage sublime! Pendant que l'orient et l'occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les continents n'offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie, ambition, pendant que les grands empires etalent les passions basses, vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le regard du genre humain.
Oui, en ce moment ou le sang des hommes coule a ruisseaux a cause d'un homme, en ce moment ou l'Europe assiste a l'agonie heroique des turcs sous le talon du czar, triomphateur qu'attend le chatiment, en ce moment ou la guerre, evoquee par un caprice d'empereur, se leve de toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu'ici du moins, dans ce coin du monde, dans cette republique de marins et de paysans, on voie ce beau spectacle: un petit peuple brisant l'echafaud! Que la guerre soit partout, et ici la paix! Que la barbarie soit partout, et ici la civilisation! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit partout, et que la vie soit ici! Tandis que les rois, frappes de demence, font de l'Europe un cirque ou les hommes vont remplacer les tigres et s'entre-devorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher, entoure des calamites du monde et des tempetes du ciel, fasse un piedestal et un autel; un piedestal a l'Humanite, un autel a Dieu!
Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.
II
A LORD PALMERSTON
SECRETAIRE D'ETAT DE L'INTERIEUR EN ANGLETERRE
[Note: Voir aux Notes les extraits des journaux la Nation et l'Homme.]
La lettre qui precede avait emu l'ile de Guernesey. Des meetings avaient eu lieu, une adresse a la reine avait ete signee, les journaux anglais avaient reproduit en l'appuyant la demande de Victor Hugo pour la grace de Tapner. Le gouvernement anglais avait successivement accorde trois sursis. On pensait que l'execution n'aurait pas lieu. Tout a coup le bruit se repand que l'ambassadeur de France, M. Walewski, est alle voir lord Palmerston. Deux jours apres, Tapner est execute. L'execution eut lieu le 10 fevrier. Le 11, Victor Hugo ecrivit a lord Palmerston la lettre qu'on va lire:
Monsieur,
Je mets sous vos yeux une serie de faits qui se sont accomplis a
Jersey dans ces dernieres annees.
Il y a quinze ans, Caliot, assassin, fut condamne a mort et gracie. Il y a huit ans, Thomas Nicolle, assassin, fut condamne a mort et gracie. Il y a trois ans, en 1851, Jacques Fouquet, assassin, fut condamne a mort et gracie. Pour tous ces criminels la mort fut commuee en deportation. Pour obtenir ces graces, a ces diverses epoques, il a suffi d'une petition des habitants de l'ile.
J'ajoute qu'en 1851 on se borna egalement a deporter Edward Carlton, qui avait assassine sa femme dans des circonstances horribles.
Voila ce qui s'est passe depuis quinze ans dans l'ile d'ou je vous ecris.
Par suite de tous ces faits significatifs, on a efface les scellements du gibet sur le vieux Mont-Patibulaire de Saint-Helier, et il n'y a plus de bourreau a Jersey.
Maintenant quittons Jersey et venons a Guernesey.
Tapner, assassin, incendiaire et voleur, est condamne a mort. A l'heure qu'il est, monsieur, et au besoin les faits que je viens de vous citer suffiraient a le prouver, dans toutes les consciences saines et droites la peine de mort est abolie; Tapner condamne, un cri s'eleve, les petitions se multiplient; une, qui s'appuie energiquement sur le principe de l'inviolabilite de la vie humaine, est signee par six cents habitants les plus eclaires de l'ile. Notons ici que, des nombreuses sectes chretiennes qui se partagent les quarante mille habitants de Guernesey, trois ministres seulement [note: M. Pearce, M. Carey, M. Cockburn.] ont accorde leur signature a ces petitions. Tous les autres l'ont refusee. Ces hommes ignorent probablement que la croix est un gibet. Le peuple criait: grace! le pretre a crie: mort! Plaignons le pretre et passons. Les petitions vous sont remises, monsieur. Vous accordez un sursis. En pareil cas, sursis signifie commutation. L'ile respire; le gibet ne sera point dresse. Point. Le gibet se dresse. Tapner est pendu.
Apres reflexion.
Pourquoi?
Pourquoi refuse-t-on a Guernesey ce qu'on avait tant de fois accorde a Jersey? pourquoi la concession a l'une et l'affront a l'autre? pourquoi la grace ici et le bourreau la? pourquoi cette difference la ou il y avait parite? quel est le sens de ce sursis qui n'est plus qu'une aggravation? est-ce qu'il y aurait un mystere? a quoi a servi la reflexion?
Il se dit, monsieur, des choses devant lesquelles je detourne la tete. Non, ce qui se dit n'est pas. Quoi! une voix, la voix la plus obscure, ne pourrait pas, si c'est la voix d'un exile, demander grace, dans un coin perdu de l'Europe, pour un homme qui va mourir, sans que M. Bonaparte l'entendit! sans que M. Bonaparte intervint! sans que M. Bonaparte mit le hola! Quoi! M, Bonaparte qui a la guillotine de Belley, la guillotine de Draguignan et la guillotine de Montpellier, n'en aurait pas assez, et aurait l'appetit d'une potence a Guernesey! Quoi! dans cette affaire, vous auriez, vous monsieur, craint de faire de la peine au proscripteur en donnant raison au proscrit, l'homme pendu serait une complaisance, ce gibet serait une gracieusete, et vous auriez fait cela pour "entretenir l'amitie"! Non, non, non! je ne le crois pas, je ne puis le croire; je ne puis en admettre l'idee, quoique j'en aie le frisson!
En presence de la grande et genereuse nation anglaise, votre reine aurait le droit de grace et M. Bonaparte aurait le droit de veto! En meme temps qu'il y a un tout-puissant au ciel, il y aurait ce tout-puissant sur la terre!—Non!
Seulement il n'a pas ete possible aux journaux de France de parler de
Tapner. Je constate le fait, mais je n'en conclus rien.
Quoi qu'il en soit, vous avez ordonne, ce sont les termes de la depeche, que la justice "suivit son cours"; quoi qu'il en soit, tout est fini; quoi qu'il en soit, Tapner, apres trois sursis et trois reflexions [note: Du 27 janvier au 3 fevrier.—Du 3 fevrier au 6.—Du 6 au 10.], a ete pendu hier 10 fevrier, et,—si, par aventure, il y a quelque chose de fonde dans les conjectures que je repousse,—voici, monsieur, le bulletin de la journee. Vous pourriez, dans ce cas, le transmettre aux Tuileries. Ces details n'ont rien qui repugne a l'empire du Deux Decembre; il planera avec joie sur cette victoire. C'est un aigle a gibets.
Depuis quelques jours, le condamne etait frissonnant. Le lundi 6 on avait entendu ce dialogue entre lui et un visiteur:—Comment etes-vous?—J'ai plus peur de la mort que jamais.—Est-ce du supplice que vous avez peur?—Non, pas de cela … Mais quitter mes enfants! et il s'etait mis a pleurer. Puis il avait ajoute:—Pourquoi ne me laisse-t-on pas le temps de me repentir?
La derniere nuit, il a lu plusieurs fois le psaume 51. Puis, apres s'etre etendu un moment sur son lit, il s'est jete a genoux. Un assistant s'est approche et lui a dit:—Sentez-vous que vous avez besoin de pardon? Il a repondu: Oui. La meme personne a repris:—Pour qui priez-vous? Le condamne a dit: Pour mes enfants. Puis il a releve la tete, et l'on a vu son visage inonde de larmes, et il est reste a genoux. Entendant sonner quatre heures du matin, il s'est tourne et a dit aux gardiens:—J'ai encore quatre heures, mais ou ira ma miserable ame? Les apprets ont commence; on l'a arrange comme il fallait qu'il fut; le bourreau de Guernesey pratique peu; le condamne a dit tout bas au sous-sherif:—Cet homme saura-t-il bien faire la chose? —Soyez tranquille, a repondu le sous-sherif. Le procureur de la reine est entre; le condamne lui a tendu la main; le jour naissait, il a regarde la fenetre blanchissante du cachot et a murmure: Mes enfants! Et il s'est mis a lire un livre intitule: CROYEZ ET VIVEZ.
Des le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de la geole.
Un jardin etait attenant a la prison. On y avait dresse l'echafaud. Une breche avait ete faite au mur pour que le condamne passat. A huit heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents spectateurs "privilegies" etant dans le jardin, l'homme a paru a la breche. Il avait le front haut et le pas ferme; il etait pale; le cercle rouge de l'insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de s'ecouler l'avait vieilli de vingt annees. Cet homme de trente ans en paraissait cinquante. "Un bonnet de coton blanc profondement enfonce sur la tete et releve sur le front,—dit un temoin oculaire [note: Execution de J.-C. Tapner. (Imprime au bureau du Star de Guernesey.)],—vetu de la redingote brune qu'il portait aux debats, et chausse de vieilles pantoufles", il a fait le tour d'une partie du jardin dans une allee sablee expres. Les bordiers, le sherif, le lieutenant-sherif, le procureur de la reine, le greffier et le sergent de la reine l'entouraient. Il avait les mains liees; mal, comme vous allez voir. Pourtant, selon l'usage anglais, pendant que les mains etaient croisees par les liens sur la poitrine, une corde rattachait les coudes derriere le dos. Il marchait l'oeil fixe sur le gibet. Tout en marchant il disait a voix haute: Ah! mes pauvres enfants! A cote de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refuse de signer la demande en grace, pleurait. L'allee sablee menait a l'echelle. Le noeud pendait. Tapner a monte. Le bourreau tremblait; les bourreaux d'en bas sont quelquefois emus. Tapner s'est mis lui-meme sous le noeud coulant et y a passe son cou, et, comme il avait les mains peu attachees, voyant que le bourreau, tout egare, s'y prenait mal, il l'a aide. Puis, "comme s'il eut pressenti ce qui allait suivre",—dit le meme temoin,—il a dit: Liez-moi donc mieux les mains.—C'est inutile, a repondu le bourreau. Tapner etant ainsi debout dans le noeud coulant, les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son visage, et l'on n'a plus vu de cette face pale qu'une bouche qui priait. La trappe prete a s'ouvrir sous lui avait environ deux pieds carres. Apres quelques secondes, le temps de se retourner, l'homme des "hautes oeuvres" a presse le ressort de la trappe. Un trou s'est fait sous le condamne, il y est tombe brusquement, la corde s'est tendue, le corps a tourne, on a cru l'homme mort. "On pensa, dit le temoin, que Tapner avait ete tue roide par la rupture de la moelle epiniere." Il etait tombe de quatre pieds de haut, et de tout son poids, et c'etait un homme de haute taille; et le temoin ajoute: "Ce soulagement des coeurs oppresses ne dura pas deux minutes." Tout a coup, l'homme, pas encore cadavre et deja spectre, a remue; les jambes se sont elevees et abaissees l'une apres l'autre comme si elles essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu'on entrevoyait de la face est devenu horrible, les mains, presque deliees, s'eloignaient et se rapprochaient "comme pour demander assistance", dit le temoin. Le lien des coudes s'etait rompu a la secousse de la chute. Dans ces convulsions, la corde s'est mise a osciller, les coudes du miserable ont heurte le bord de la trappe, les mains s'y sont cramponnees, le genou droit s'y est appuye, le corps s'est souleve, et le pendu s'est penche sur la foule. Il est retombe, puis a recommence. Deux fois, dit le temoin. La seconde fois il s'est dresse a un pied de hauteur; la corde a ete un moment lache. Puis il a releve son bonnet et la foule a vu ce visage. Cela durait trop, a ce qu'il parait. Il a fallu finir. Le bourreau qui etait descendu, est remonte, et a fait, je cite toujours le temoin oculaire, "lacher prise au patient". La corde avait devie; elle etait sous le menton; le bourreau l'a remise sous l'oreille; apres quoi il a presse sur les deux epaules". [Note: Gazette de Guernesey, 11 fevrier.] Le bourreau et le spectre ont lutte un moment. Le bourreau a vaincu. Puis cet infortune, condamne lui-meme, s'est precipite dans le trou ou pendait Tapner, lui a etreint les deux genoux et s'est suspendu a ses pieds. La corde s'est balancee un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et la loi. Enfin, le bourreau a lui-meme "lache prise". C'etait fait. L'homme etait mort.
Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passees. Cela a ete complet, Si c'est un cri d'horreur qu'on a voulu, on l'a.
La ville etant batie en amphitheatre, on voyait cela de toutes les fenetres. Les regards plongeaient dans le jardin.
La foule criait: shame! shame! Des femmes sont tombees evanouies.
Pendant ce temps-la, Fouquet, le gracie de 1851, se repent. Le bourreau a fait de Tapner un cadavre; la clemence a refait de Fouquet un homme.
Dernier detail.
Entre le moment ou Tapner est tombe dans le trou de la trappe et l'instant ou le bourreau, ne sentant plus de fremissement, lui a lache les pieds, il s'est ecoule douze minutes. Douze minutes! Qu'on calcule combien cela fait de temps, si quelqu'un sait a quelle horloge se comptent les minutes de l'agonie!
Voila donc, monsieur, de quelle facon Tapner est mort.
Cette execution a coute cinquante mille francs. C'est un beau luxe. [Note: " L'executeur Rooks a deja coute pres de deux mille livres sterling au fisc." Gazette de Guernesey, 11 fevrier. Rooks n'avait encore pendu personne; Tapner est son coup d'essai. Le dernier gibet qu'ait vu Guernesey remonte a vingt-quatre ans. Il fut dresse pour un assassin nomme Beasse, execute le 3 novembre 1830.]
Quelques amis de la peine de mort disent qu'on aurait pu avoir cette strangulation pour "vingt-cinq livres sterling". Pourquoi lesiner? Cinquante mille francs! quand on y pense, ce n'est pas trop cher; il y a beaucoup de details dans cette chose-la.
On voit l'hiver, a Londres, dans de certains quartiers, des groupes d'etres pelotonnes dans les angles des rues, au coin des portes, passant ainsi les jours et les nuits, mouilles, affames, glaces, sans abri, sans vetements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces etres sont des vieillards, des enfants et des femmes; presque tous irlandais; comme vous, monsieur. Contre l'hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudite, contre la faim ils ont le tas d'ordures voisin. C'est sur ces indigences-la que le budget preleve les cinquante mille francs donnes au bourreau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.
Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent etre dans l'erreur. L'execution de Tapner n'a rien que de simple. C'est ainsi que cela doit se passer. Un nomme Tawel a ete pendu recemment par le bourreau de Londres, qu'une relation que j'ai sous les yeux qualifie ainsi: "Le maitre des executeurs, celui qui s'est acquis une celebrite sans rivale dans sa peu enviable profession." Eh bien, ce qui est arrive a Tapner etait arrive a Tawel.
[Note: "La trappe tomba, et le malheureux homme se livra tout d'abord a de violentes convulsions. Tout son corps frissonna. Les bras et les jambes se contracterent, puis retomberent; se contracterent encore, puis retomberent encore; se contracterent encore, et ce ne fut qu'apres ce troisieme effort que le pendu ne fut plus qu'un cadavre." (Execution of Tawel. Thorne's printing establishment. Charles Street.)]
On aurait tort de dire qu'aucune precaution n'avait ete prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zeles de la peine capitale avaient visite la potence deja toute prete dans le jardin. S'y connaissant, ils avaient remarque que "la corde etait grosse comme le pouce et le noeud coulant gros comme le poing". Avis avait ete donne au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi donc se plaindrait-on?
Tapner est reste une heure au gibet. L'heure ecoulee, on l'a detache; et le soir, a huit heures, on l'a enterre dans le cimetiere dit des etrangers, a cote du supplicie de 1830, Beasse.
Il y a encore un autre etre condamne. C'est la femme de Tapner. Elle s'est evanouie, deux fois en lui disant adieu; le second evanouissement a dure une demi-heure; on l'a crue morte.
Voila, monsieur, j'y insiste, de quelle facon est mort Tapner.
Un fait que je ne puis vous taire, c'est l'unanimite de la presse locale sur ce point:—Il n'y aura plus d'execution a mort dans ce pays, l'echafaud n'y sera plus tolere.
La Chronique de Jersey du 11 fevrier ajoute: "Le supplice a ete plus atroce que le crime."
J'ai peur que, sans le vouloir, vous n'ayez aboli la peine de mort a
Guernesey.
Je livre en outre a vos reflexions ce passage d'une lettre que m'ecrit un des principaux habitants de l'ile: "L'indignation etait au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de serieux serait arrive, on aurait tache de sauver celui qu'on torturait."
Je vous confie ces criailleries.
Mais revenons a Tapner.
La theorie de l'exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste, et se demande si c'est la ce qu'on appelle la justice "qui suit son cours".
Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a ete effroyable, mais le crime etait hideux. Il faut bien que la societe se defende, n'est-ce pas? ou en serions-nous si, etc., etc., etc.? L'audace des malfaiteurs n'aurait plus de bornes. On ne verrait qu'atrocites et guet-apens. Une repression est necessaire. Enfin, c'est votre avis, monsieur, les Tapner doivent etre pendus, a moins qu'ils ne soient empereurs.
Que la volonte des hommes d'etat soit faite!
Les ideologues, les reveurs, les etranges esprits chimeriques qui ont la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains cotes du probleme de la destinee.
Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n'en a-t-il pas tue trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards et d'enfants? pourquoi, au lieu de forcer une porte, n'a-t-il pas crochete un serment? pourquoi, au lieu de derober quelques schellings, n'a-t-il pas vole vingt-cinq millions? Pourquoi, au lieu de bruler la maison Saujon, n'a-t-il pas mitraille Paris? Il aurait un ambassadeur a Londres.
Il serait pourtant bon qu'on en vint a preciser un peu le point ou Tapner cesse d'etre un brigand et ou Schinderhannes commence a devenir de la politique.
Tenez, monsieur, c'est horrible. Nous habitons, vous et moi, l'infiniment petit. Je ne suis qu'un proscrit et vous n'etes qu'un ministre. Je suis de la cendre, vous etes de la poussiere. D'atome a atome on peut se parler. On peut d'un neant a l'autre se dire ses verites. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs actuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l'alliance de M. Bonaparte, quelque honneur qu'il y ait pour vous a mettre votre tete a cote de la sienne dans le bonnet qu'il porte, si retentissants et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l'affaire turque, monsieur, cette corde qu'on noue au cou d'un homme, cette trappe qu'on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu'il se cassera la colonne vertebrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement d'angoisse que le noeud etouffe, cette ame eperdue qui se cogne au crane sans pouvoir s'en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent un point d'appui, ces mains liees et muettes qui se joignent et qui crient au secours, et cet autre homme, cet homme de l'ombre, qui se jette sur ces palpitations supremes, qui se cramponne aux jambes du miserable et qui se pend au pendu, monsieur, c'est epouvantable. Et si par hasard les conjectures que j'ecarte avaient raison, si l'homme qui s'est accroche aux pieds de Tapner etait M. Bonaparte, ce serait monstrueux. Mais, je le repete, je ne crois pas cela. Vous n'avez obei a aucune influence; vous avez dit: que la justice "suive son cours"; vous avez donne cet ordre comme un autre; les rabachages sur la peine de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d'eau. Vous n'avez pas vu la gravite de l'acte. C'est une legerete d'homme d'etat; rien de plus. Monsieur, gardez vos etourderies pour la terre, ne les offrez pas a l'eternite. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-la; n'y jetez rien de vous. C'est une imprudence. Ces profondeurs-la, je suis plus pres que vous, je les vois. Prenez garde. Exsul sicut mortuus. Je vous parle de dedans le tombeau.
Bah! qu'importe! Un homme pendu; et puis apres? une ficelle que nous allons rouler, une charpente que nous allons declouer, un cadavre que nous allons enterrer, voila grand'chose. Nous tirerons le canon, un peu de fumee en orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre, ce cadavre, ce mechant gibet imperceptible, cette misere, c'est l'immensite. C'est la question sociale, plus haute que la question politique. C'est plus encore, c'est ce qui n'est plus la terre. Ce qui est peu de chose, c'est votre canon, c'est votre politique, c'est votre fumee. L'assassin qui du matin au soir devient l'assassine, voila ce qui est effrayant; une ame qui s'envole tenant le bout de corde du gibet, voila ce qui est, entre deux diners, formidable. Hommes d'etat, entre deux protocoles, entre deux sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce gante de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c'est? C'est l'infini qui apparait; c'est l'insondable et l'inconnu; c'est la grande ombre qui s'ouvre brusque et terrible sous votre petitesse.
Continuez. C'est bien. Qu'on voie les hommes du vieux monde a l'oeuvre. Puisque le passe s'obstine, regardons-le. Voyons successivement toutes ses figures: a Tunis, c'est le pal; chez le czar, c'est le knout; chez le pape, c'est le garrot; en France, c'est la guillotine; en Angleterre, c'est le gibet; en Asie et en Amerique, c'est le marche d'esclaves. Ah! tout cela s'evanouira! Nous les anarchistes, nous les demagogues, nous les buveurs de sang, nous vous le declarons, a vous les conservateurs et les sauveurs, la liberte humaine est auguste, l'intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacree, l'ame humaine est divine. Pendez maintenant!
Prenez garde. L'avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille societe est debout, mais morte, vous dis-je. Vous vous etes trompes. Vous avez mis la main dans les tenebres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancee. Vous tournez le dos a la vie; elle va tout a l'heure se lever derriere vous. Quand nous prononcons ces mots, progres, revolution, liberte, humanite, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la nuit ou nous sommes et ou vous etes. Vraiment, savez-vous ce que c'est que cette nuit? Apprenez-le, avant peu les idees en sortiront enormes et rayonnantes. La democratie, c'etait hier la France; ce sera demain l'Europe. L'eclipse actuelle masque le mysterieux agrandissement de l'astre.
Je suis, monsieur, votre serviteur,
VICTOR HUGO.
Marine-Terrace, 11 fevrier 1854.
III
CINQUIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848
24 fevrier 1854.
Citoyens,
Une date, c'est une idee qui se fait chiffre; c'est une victoire qui se condense et se resume dans un nombre lumineux, et qui flamboie a jamais dans la memoire des hommes.
Vous venez de celebrer le 24 Fevrier 1848; vous avez glorifie la date passee; permettez-moi de me tourner vers la date future.
Permettez-moi de me tourner vers cette journee, soeur encore ignoree du 24 Fevrier, qui donnera son nom a la prochaine revolution, et qui s'identifiera avec elle.
Permettez-moi d'envoyer a la date future toutes les aspirations de mon ame.
Qu'elle ait autant de grandeur que la date passee, et qu'elle ait plus de bonheur!
Que les hommes pour qui elle resplendira soient fermes et purs, qu'ils soient bons et grands, qu'ils soient justes, utiles et victorieux, et qu'ils aient une autre recompense que l'exil!
Que leur sort soit meilleur que le notre!
Citoyens! que la date future soit la date definitive!
Que la date future continue l'oeuvre de la date passee, mais qu'elle l'acheve!
Que, comme le 24 Fevrier, elle soit radieuse et fraternelle; mais qu'elle soit hardie et qu'elle aille au but! qu'elle regarde l'Europe de la facon dont Danton la regardait!
Que, comme Fevrier, elle abolisse la monarchie en France, mais qu'elle l'abolisse aussi sur le continent! qu'elle ne trompe pas l'esperance! que partout elle substitue le droit humain au droit divin! qu'elle crie aux nationalites: debout! Debout, Italie! debout, Pologne! debout, Hongrie! debout, Allemagne, debout, peuples, pour la liberte! Qu'elle embouche le clairon du reveil! qu'elle annonce le lever du jour! que, dans cette halte nocturne ou gisent les nations engourdies par je ne sais quel lugubre sommeil, elle sonne la diane des peuples!
Ah! l'instant s'avance! je vous l'ai deja dit et j'y insiste, citoyens! des que les chocs decisifs auront lieu, des que la France abordera directement la Russie et l'Autriche et les saisira corps a corps, quand la grande guerre commencera, citoyens! vous verrez la revolution luire. C'est a la revolution qu'il est reserve de frapper les rois du continent. L'empire est le fourreau, la republique est l'epee.
Donc, acclamons la date future! acclamons la revolution prochaine! souhaitons la bienvenue a cet ami mysterieux qui s'appelle demain!
Que la date future soit splendide! que la prochaine revolution soit invincible! qu'elle fonde les Etats-Unis d'Europe!
Que, comme Fevrier, elle ouvre a deux battants l'avenir, mais qu'elle ferme a jamais l'abominable porte du passe! que de toutes les chaines des peuples elle forge a cette porte, un verrou! et que ce verrou soit enorme comme a ete la tyrannie!
Que, comme Fevrier, elle releve et place sur l'autelle sublime trepied Liberte-Egalite-Fraternite, mais que sur ce trepied elle allume, de facon a en eclairer toute la terre, la grande flamme Humanite!
Qu'elle en eblouisse les penseurs, qu'elle en aveugle les despotes!
Que, comme Fevrier, elle renverse l'echafaud politique releve par le Bonaparte de decembre, mais qu'elle renverse aussi l'echafaud social! Ne l'oublions pas citoyens, c'est sur la tete du proletaire que l'echafaud social suspend son couperet. Pas de pain dans la famille, pas de lumiere dans le cerveau; de la la faute, de la la chute, de la le crime.
Un soir, a la nuit tombante, je me suis approche d'une guillotine qui venait de travailler dans la place de Greve. Deux poteaux soutenaient le couperet encore fumant. J'ai demande au premier poteau: Comment t'appelles-tu? il m'a repondu: Misere. J'ai demande au deuxieme poteau: Comment t'appelles-tu? Il m'a repondu: Ignorance.
Que la revolution prochaine, que la date future, arrache ces poteaux et brise cet echafaud!
Que, comme Fevrier, elle confirme le droit de l'homme, mais qu'elle proclame le droit de la femme et qu'elle decrete le droit de l'enfant; c'est-a-dire l'egalite pour l'une et l'education pour l'autre!
Que, comme Fevrier, elle repudie la confiscation et les violences, qu'elle ne depouille personne; mais qu'elle dote tout le monde! qu'elle ne soit pas faite contre les riches, mais qu'elle soit faite pour les pauvres! Oui! que, par une immense reforme economique, par le droit du travail mieux compris, par de larges institutions d'escompte et de credit, par le chomage rendu impossible, par l'abolition des douanes et des frontieres, par la circulation decuplee, par la suppression des armees permanentes, qui coutent a l'Europe quatre milliards par an, sans compter ce que coutent les guerres, par la complete mise en valeur du sol, par un meilleur balancement de la production et de la consommation, ces deux battements de l'artere sociale, par l'echange, source jaillissante de vie, par la revolution monetaire, levier qui peut soulever toutes les indigences, enfin, par une gigantesque creation de richesses toutes nouvelles que des a present la science entrevoit et affirme, elle fasse du bien-etre materiel, intellectuel et moral la dotation universelle!
Qu'elle broie, ecrase, efface, aneantisse, toutes les vieilles institutions deshonorees, c'est la sa mission politique; mais qu'elle fasse marcher de front sa mission sociale et qu'elle donne du pain aux travailleurs! Qu'elle preserve les jeunes ames de l'enseignement,—je me trompe,—de l'empoisonnement jesuitique et clerical, mais qu'elle etablisse et constitue sur une base colossale l'instruction gratuite et obligatoire! Savez-vous, citoyens, ce qu'il faut a la civilisation, pour qu'elle devienne l'harmonie? Des ateliers, et des ateliers! des ecoles, et des ecoles! L'atelier et l'ecole, c'est le double laboratoire d'ou sort la double vie, la vie du corps et la vie de l'intelligence. Qu'il n'y ait plus de bouches affamees! qu'il n'y ait plus de cerveaux tenebreux! Que ces deux locutions, honteuses, usuelles, presque proverbiales, que nous avons tous prononcees plus d'une fois dans notre vie:—cet homme n'a pas de quoi manger;—cet homme ne sait pas lire;—que ces deux locutions, qui sont comme les deux lueurs de la vieille misere eternelle, disparaissent du langage humain!
Qu'enfin, comme le 24 Fevrier, la grande date future, la revolution prochaine, fasse dans tous les sens des pas en avant, mais qu'elle ne fasse point un pas en arriere! qu'elle ne se croise pas les bras avant d'avoir fini! que son dernier mot soit: suffrage universel, bien-etre universel, paix universelle, lumiere universelle!
Quand on nous demande: qu'entendez-vous par Republique Universelle? nous entendons cela. Qui en veut? (Cri unanime:—Tout le monde!)
Et maintenant, amis, cette date que j'appelle, cette date qui, reunie au grand 24 Fevrier 1848 et a l'immense 22 septembre 1792, sera comme le triangle de feu de la revolution, cette troisieme date, cette date supreme, quand viendra-t-elle? quelle annee, quel mois, quel jour illustrera-t-elle? de quels chiffres se composera-t-elle dans la serie tenebreuse des nombres? sont-ils loin ou pres de nous, ces chiffres encore obscurs et destines a une si prodigieuse lumiere? Citoyens, deja, des a present, a l'heure ou je parle, ils sont ecrits sur une page du livre de l'avenir, mais cette page-la, le doigt de Dieu ne l'a pas encore tournee. Nous ne savons rien, nous meditons, nous attendons; tout ce que nous pouvons dire et repeter, c'est qu'il nous semble que la date liberatrice approche. On ne distingue pas le chiffre, mais on voit le rayonnement.
Proscrits! levons nos fronts pour que ce rayonnement les eclaire!
Levons nos fronts, pour que, si les peuples demandent:—Qu'est-ce donc qui blanchit de la sorte le haut du visage de ces hommes?—on puisse repondre:—C'est la clarte de la revolution qui vient!
Levons nos fronts, proscrits, et, comme nous l'avons fait si souvent dans notre confiance religieuse, saluons l'avenir!
L'avenir a plusieurs noms.
Pour les faibles, il se nomme l'impossible; pour les timides, il se nomme l'inconnu; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme l'ideal.
L'impossible!
L'inconnu!
Quoi! plus de misere pour l'homme, plus de prostitution pour la femme, plus d'ignorance pour l'enfant, ce serait l'impossible!
Quoi! les Etats-Unis d'Europe, libres et maitres chacun chez eux, mus et relies par une assemblee centrale, et communiant a travers les mers avec les Etats-Unis d'Amerique, ce serait l'inconnu!
Quoi! ce qu'a voulu Jesus-Christ, c'est l'impossible!
Quoi! ce qu'a fait Washington, c'est l'inconnu!
Mais on nous dit:—Et la transition! et les douleurs de l'enfantement! et la tempete du passage du vieux monde au monde nouveau! un continent qui se transforme! l'avatar d'un continent! Vous figurez-vous cette chose redoutable? la resistance desesperee des trones, la colere des castes, la furie des armees, le roi defendant sa liste civile, le pretre defendant sa prebende, le juge defendant sa paie, l'usurier defendant son bordereau, l'exploiteur defendant son privilege, quelles ligues! quelles luttes! quels ouragans! quelles batailles! quels obstacles! Preparez vos yeux a repandre des larmes; preparez vos veines a verser du sang! arretez-vous! reculez! …—Silence aux faibles et aux timides! l'impossible, cette barre de fer rouge, nous y mordrons; l'inconnu, ces tenebres, nous nous y plongerons; et nous te conquerrons, ideal!
Vive la revolution future!
IV
APPEL AUX CONCITOYENS
14 juin 1854.
Il devient urgent d'elever la voix et d'avertir les coeurs fideles et genereux. Que ceux qui sont dans le pays se souviennent de ceux qui sont hors du pays. Nous, les combattants de la proscription, nous sommes entoures de detresses heroiques et inouies. Le paysan souffre loin de son champ, l'ouvrier souffre loin de son atelier; pas de travail, pas de vetements, pas de souliers, pas de pain; et au milieu de tout cela des femmes et des enfants; voila ou en sont une foule de proscrits. Nos compagnons ne se plaignent pas, mais nous nous plaignons pour eux. Les despotes, M. Bonaparte en tete, ont fait ce qu'il faut, la calomnie, la police et l'intimidation aidant, pour empecher les secours d'arriver a ces inebranlables confesseurs de la democratie et de la liberte. En les affamant, on espere les dompter. Reve. Ils tomberont a leur poste.
En attendant, le temps se passe, les situations s'aggravent, et ce qui n'etait que de la misere devient de l'agonie. Le denument, la nostalgie et la faim deciment l'exil. Plusieurs sont morts deja. Les autres doivent-ils mourir?
Concitoyens de la republique universelle, secourir l'homme qui souffre, c'est le devoir; secourir l'homme qui souffre pour l'humanite, c'est plus que le devoir.
Vous tous qui etes restes dans vos patries et qui avez du moins ces deux choses qui font vivre, le pain et l'air natal, tournez vos yeux vers cette famille de l'exil qui lutte pour tous et qui ebauche dans les douleurs et dans l'epreuve la grande famille des peuples.
Que chacun donne ce qu'il pourra. Nous appelons nos freres au secours de nos freres.
V
SUR LA TOMBE DE FELIX BONY
21 septembre 1854.
Citoyens,
Encore un condamne a mort par l'exil qui vient de subir sa peine!
Encore un qui meurt tout jeune, comme Helin, comme Bousquet, comme
Louise Julien, comme Gaffney, comme Izdebski, comme Cauvet! Felix
Bony, qui est dans cette biere, avait vingt-neuf ans.
Et, chose poignante! les enfants tombent aussi! Avant d'arriver a cette sepulture, tout a l'heure, nous nous sommes arretes devant une autre fosse, fraichement ouverte comme celle-ci, ou nous avons depose le fils de notre compagnon d'exil Eugene Beauvais, pauvre enfant mort des douleurs de sa mere, et mort, helas! presque avant d'avoir vecu!
Ainsi, dans la douloureuse etape que nous faisons, le jeune homme et l'enfant roulent pele-mele sous nos pieds dans l'ombre.
Felix Bony avait ete soldat; il avait subi cette monstrueuse loi du sang qu'on appelle conscription et qui arrache l'homme a la charrue, pour le donner au glaive.
Il avait ete ouvrier; et, chomage, maladie, travail au rabais, exploitation, marchandage, parasitisme, misere, il avait traverse les sept cercles de l'enfer du proletaire. Comme vous le voyez, cet homme, si jeune encore, avait ete eprouve de tous les cotes, et l'infortune l'avait trouve solide.
Depuis le 2 decembre, il etait proscrit.
Pourquoi? pour quel crime?
Son crime, c'etait le mien a moi qui vous parle, c'etait le votre a vous qui m'ecoutez. Il etait republicain dans une republique; il croyait que celui qui a prete un serment doit le tenir, que, parce qu'on est ou qu'on se croit prince, on n'est pas dispense d'etre honnete homme, que les soldats doivent obeir aux constitutions, que les magistrats doivent respecter les lois; il avait ces idees etranges, et il s'est leve pour les soutenir; il a pris les armes, comme nous l'avons tous fait, pour defendre les lois; il a fait de sa poitrine le bouclier de la constitution; il a accompli son devoir, en un mot. C'est pour cela qu'il a ete frappe; c'est pour cela qu'il a ete banni; c'est pour cela qu'il a ete "condamne", comme parlent les juges infames qui rendent la justice au nom de l'accuse Louis Bonaparte.
Il est mort; mort de nostalgie comme les autres qui l'ont precede ici; mort d'epuisement, mort loin de sa ville natale, mort loin de sa vieille mere, mort loin de son petit enfant. Il a agonise, car l'agonie commence avec l'exil, il a agonise trois ans; il n'a pas flechi une heure. Vous l'avez tous connu, vous vous en souvenez! Ah! c'etait un vaillant et ferme coeur!
Qu'il repose dans cette paix severe! et qu'il trouve du moins dans le sepulcre la realisation sereine de ce qui fut son ideal pendant la vie. La mort, c'est la grande fraternite.
O proscrits, puisque c'est vrai que cet ami est mort, et que voila encore un des notres qui s'evanouit dans le cercueil, faisons l'appel dans nos rangs; serrons-nous devant la mort comme les soldats devant la mitraille; c'est le moment de pleurer et c'est le moment de sourire; c'est ici la paque supreme. Retrempons notre conscience republicaine, retrempons notre foi en Dieu et au progres dans ces tenebres ou nous descendrons tous peut-etre l'un apres l'autre avant d'avoir revu la chere terre de la patrie; asseyons-nous, cote a cote avec nos morts, a cette sainte cene de l'honneur, du devouement et du sacrifice; faisons la communion de la tombe.
Donc l'air de la proscription tue. On meurt ici, on meurt souvent, on meurt sans cesse. Le proscrit lutte, resiste, tient tete, s'assied au bord de la mer et regarde du cote de la France, et meurt. Les autres apres lui continuent le combat; seulement la breche de l'exil commence a s'encombrer de cadavres.
Tout est bien. Et ceci (montrant la fosse) rachete cela (l'orateur etend le bras du cote de la France). Pendant que tant d'hommes qui auraient la force s'ils voulaient acceptent la servitude, et, le bat sur le cou, subissent le triomphe du guet-apens, lache triomphe et lache soumission, pendant que les foules s'en vont dans la honte, les proscrits s'en vont dans la tombe.—Tout est bien.
O mes amis, quelle profonde douleur!
Ah! que du moins, en attendant le jour ou ils se leveront, en attendant le jour ou ils auront pudeur, en attendant le jour ou ils auront horreur, les peuples maintenant a terre, les uns garrottes, les autres abrutis, ce qui est pire, les autres prosternes, ce qui est pire encore, regardent passer, le front haut dans les tenebres, et s'enfoncer en silence dans le desert de l'exil cette fiere colonne de proscrits qui marche vers l'avenir, ayant en tete des cercueils!
L'avenir. Ce mot m'est venu. Savez-vous pourquoi? C'est qu'il sort naturellement de la pensee dans le lieu mysterieux ou nous sommes; c'est que c'est un bon endroit pour regarder l'avenir que le bord des fosses. De cette hauteur on voit loin dans la profondeur divine et loin dans l'horizon humain. Aujourd'hui que la Liberte, la Verite et la Justice ont les mains liees derriere le dos et sont battues de verges et sont fouettees en place publique, la Liberte par les soldats, la Verite par les pretres, la Justice par les juges; aujourd'hui que l'Idee venue de Dieu est suppliciee, Dieu est sur l'horizon humain, Dieu est sur la place publique ou on le fouette, et l'on peut dire, oui, l'on peut dire qu'il souffre et qu'il saigne avec nous. On a donc le droit de sonder la plaie humaine dans ce lieu des choses eternelles. D'ailleurs on n'importune pas la tombe, et surtout la tombe des martyrs, en parlant d'esperance. Eh bien! je vous le dis, et c'est surtout du haut de ce talus funebre qu'on le voit distinctement, esperez! Il y a partout des lueurs dans la nuit, lueur en Espagne, lueur en Italie, en Orient clarte; incendie, disent les myopes de la politique, et moi je dis, aurore!
Cette clarte de l'orient, si faible encore, c'est la l'inconnu, c'est la le mystere. Proscrits, ne la quittez pas des yeux un seul instant. C'est la que va se lever l'avenir.
Laissez-moi, avec la gravite qui sied en presence de l'auditeur funebre qui est la (l'orateur montre le cercueil), laissez-moi vous parler des evenements qui s'accomplissent et des evenements qui se preparent, librement, a coeur ouvert, comme il convient a ceux qui sont surs de l'avenir, etant surs du droit. On nous dit quelquefois:—Prenez garde. Vos paroles sont trop hardies. Vous manquez de prudence.—Est-ce qu'il est question de prudence aujourd'hui? il est question de courage. Aux heures de lutte a corps perdu, gloire a ceux qui ont des paroles sans precautions et des sabres sans fourreau!
D'ailleurs les rois sont entraines. Soyez tranquilles.
Il y a deux faits dans la situation presente; une alliance et une guerre.
Que nous veulent ces deux faits?
L'alliance? J'en conviens, nous regardons pour l'instant sans enthousiasme cette apparente intimite entre Fontenoy et Waterloo d'ou il semble qu'il soit sorti une espece d'Anglo-France; nous laissons, temoins froids et muets de ce spectacle, le choeur banal qui suit tous les corteges et qui se groupe a la porte de tous les succes, chanter, des deux cotes de la Manche, en se renvoyant les strophes de Paris a Londres, cette alliance admirable grace a laquelle se promenent aujourd'hui au soleil le chasseur de Vincennes bras dessus bras dessous avec le rifle-guard, le marin francais bras dessus bras dessous avec le marin anglais, la capote bleue bras dessus bras dessous avec l'habit rouge, et sans doute aussi, dans le sepulcre, Napoleon bras dessus bras dessous avec Hudson Lowe.
Nous sommes calmes devant cela. Mais qu'on ne se meprenne pas sur notre pensee. Nous, hommes de France, nous aimons les hommes d'Angleterre; les lignes jaunes ou vertes dont on barbouille les mappe-mondes n'existent pas pour nous; nous republicains- democrates-socialistes, nous repudions en meme temps que les clotures de caste a caste ces prejuges de peuple a peuple sortis des plus miserables tenebres du vieil aveuglement humain; nous honorons en particulier cette noble et libre nation anglaise qui fait dans le labeur commun de la civilisation un si magnifique travail; nous savons ce que vaut ce grand peuple qui a eu Shakespeare, Cromwell et Newton; nous sommes cordialement assis a son foyer, sans lui rien devoir, car c'est notre presence qui fait son honneur; entait de concorde, puisque c'est la la question, nous allons bien au dela de tout ce que revent les diplomaties, nous ne voulons pas seulement l'alliance de la France avec l'Angleterre; nous voulons l'alliance de l'Europe avec elle-meme, et de l'Europe avec l'Amerique, et du monde avec le monde! nous sommes les ennemis de la guerre; nous sommes les souffre-douleurs de la fraternite; nous sommes les agitateurs de la lumiere et de la vie; nous combattons la mort qui batit les echafauds et la nuit qui trace les frontieres; pour nous il n'y a des a present qu'un peuple comme il n'y aura dans l'avenir qu'un homme; nous voulons l'harmonie universelle dans le rayonnement universel; et nous tous qui sommes ici, tous! nous donnerions notre sang avec joie pour avancer d'une heure le jour ou sera donne le sublime baiser de paix des nations!
Donc que les amis de l'alliance anglo-francaise ne prennent pas le change sur mes paroles. Plus que qui que ce soit, j'y insiste, nous republicains, nous voulons ces alliances; car, je le repete, l'union parmi les peuples, et, plus encore, l'unite dans l'humanite, c'est la notre symbole. Mais ces unions, nous les voulons pures, intimes, profondes, fecondes; morales pour qu'elles soient reelles, honnetes pour qu'elles soient durables; nous les voulons fondees sur les interets sans nul doute, mais fondees plus encore sur toutes les fraternites du progres et de la liberte; nous voulons qu'elles soient en quelque sorte la resultante d'une majestueuse marche amicale dans la lumiere; nous les voulons sans humiliation d'un cote, sans abdication de l'autre, sans arriere-pensees pour l'avenir, sans spectres dans le passe; nous trouvons que le mepris entre les gouvernements, meme dissimule, est un mauvais ingredient pour cimenter l'estime entre les nations; en un mot, nous voulons sur les frontons radieux de ces alliances de peuple a peuple des statues de marbre et non des hommes de fange.
Nous voulons des federations signees Washington et non des platrages signes Bonaparte.
Les alliances comme celles que nous voyons en ce moment, nous les croyons mauvaises pour les deux parties, pour les deux peuples que nous admirons et que nous aimons, pour les deux gouvernements dont nous prenons moins de souci. Sait-on bien ce qu'on veut ici, et sait-on bien ce qu'on fera la? Nous disons qu'au fond, des deux cotes, on se defie quelque peu, et qu'on n'a pas tort; nous disons a ceux-ci qu'il y a toujours du cote d'un marchand l'affaire commerciale, et nous disons a ceux-la qu'il y a toujours du cote d'un traitre la trahison.
Comprend-on maintenant?
Autant l'alliance baclee nous laisse froids, autant la guerre pendante nous emeut. Oui, nous considerons avec un inexprimable melange d'esperance et d'angoisse cette derniere aventure des monarchies, ce coup de tete pour une clef qui a deja coute des millions d'or et des milliers d'hommes. Guerre d'intrigues plus encore que de melees, ou les turcs sont de plus en plus heroiques, ou le Deux-Decembre est de plus en plus lache, ou l'Autriche est de plus en plus russe; guerre meurtriere sans coups de canon, ou nos vaillants soldats, fils de l'atelier et de la chaumiere, meurent miserablement, helas! sans meme qu'il sorte de leurs pauvres cadavres la funebre aureole des batailles; guerre ou il n'y a pas encore eu d'autre vainqueur que la peste, ou le typhus seul a pu publier des bulletins, et ou il n'y a eu jusqu'ici d'Austerlitz que pour le cholera; guerre tenebreuse, obscure, inquiete, reculante, fatale; guerre mysterieuse que ceux-la memes qui la font ne comprennent pas, tant elle est pleine de la providence; redoutable enigme aveuglement posee par les rois, et dont la Revolution seule sait le mot!
A l'heure ou nous sommes, a l'instant precis ou je parle, en ce moment meme, citoyens, la peripetie de cette sombre lutte s'accomplit; l'avortement de la Baltique semble avoir eu son contre-coup de honte dans la mer Noire, et comme, apres tout, de tels peuples que la France et l'Angleterre ne peuvent pas etre indefiniment et impunement humilies dans leurs armees, le denoument se risque, la tentative se fait. Citoyens, cette guerre, qui a garde son secret devant Cronstadt, se demasquera-t-elle devant Sebastopol? a qui sera la chute? a qui sera le Te Deum? personne ne le sait encore. Mais quoi qu'il arrive, proscrits, quel que soit l'evenement, c'est le despotisme qui s'ecroule, soit sur Nicolas, soit sur Bonaparte. C'est, je repete mes paroles d'il y a un an, c'est le supplice de l'Europe qui finit. Le coup qui se frappe dans cette minute meme jettera bas necessairement dans un temps donne ou l'empereur de la Siberie, ou l'empereur de Cayenne; c'est-a-dire tous les deux; car l'un de ces deux poteaux de l'echafaud des peuples ne peut pas tomber sans entrainer l'autre.
Cependant que font les deux despotes? Ils sourient dans le calme imbecile de la miserable omnipotence humaine; ils sourient a l'avenir terrible! ils s'endorment dans la plenitude difforme et hideuse de leur absolutisme satisfait; ils n'ont meme pas la fantaisie des tristes gloires personnelles de la guerre, si faciles aux princes; ils n'ont pas meme souci des souffrances de ces douloureuses multitudes qu'ils appellent leurs armees. Pendant que, pour eux et par eux, des milliers d'hommes agonisent dans les ambulances sur les grabats du cholera, pendant que Varna est en flammes, pendant qu'Odessa fume sous le canon, pendant que Kola brule au nord et Sulina au midi, pendant qu'on ecrase de boulets et de bombes Silistrie, pendant que les sauvageries de Bomarsund repliquent aux ferocites de Sinope, tandis que les tours sautent, tandis que les vaisseaux flamboient et s'abiment, tandis que les "magasins de cadavres" des hopitaux russes regorgent, pendant les marches forcees de la Dobrudscha, pendant les desastres de Kustendji, pendant que des regiments entiers fondent et s'evanouissent dans le lugubre bivouac de Karvalik, que font les deux czars? L'un prend le frais a son palais d'ete; l'autre prend les bains de mer a Biarritz.
Troublons ces joies.
O peuples, au-dessus des combinaisons, des intrigues et des ententes, au-dessus des diplomaties, au-dessus des guerres, au-dessus de toutes les questions, question turque, question grecque, question russe, au-dessus de tout ce que les monarchies font ou revent, planent les crimes.
Ne laissons pas prescrire la protestation vengeresse; ne nous laissons pas distraire du but formidable. C'est toujours l'heure de dire: Neron est la! On pretend que les generations oublient. Eh bien! pour la saintete meme du droit, pour l'honneur meme de la conscience humaine, les victimes nous le demandent, les martyrs nous le crient du fond de leurs tombeaux, ravivons les souvenirs, et faisons de toutes les memoires des ulceres.
O peuples, le lugubre et menacant acte d'accusation, non! ne nous lassons jamais de le redire! En ce moment les autocrates et les tyrans du continent triomphent; ils ont mitraille a Palerme, mitraille a Brescia, mitraille a Berlin, mitraille a Vienne, mitraille a Paris; ils ont fusille a Ancone, fusille a Bologne, fusille a Rome, fusille a Arad, fusille a Vincennes, fusille au Champ de Mars; ils ont dresse le gibet a Pesth, le garrot a Milan, la guillotine a Belley; ils ont expedie les pontons, encombre les cachots, peuple les casemates, ouvert les oubliettes; ils ont donne au desert la fonction de bagne; ils ont appele a leur aide Tobolsk et ses neiges, Lambessa et ses fievres, l'ilot de la Mere et son typhus; ils ont confisque, ruine, sequestre, spolie; ils ont proscrit, banni, exile, expulse, deporte; quand cela a ete fait, quand ils ont eu bien mis le pied sur la gorge de l'humanite, quand ils ont entendu son dernier rale, ils ont dit tout joyeux: c'est fini!—Et maintenant les voila dans la salle du banquet. Les y voila, vainqueurs, enivres, tout-puissants, couronne en tete, lauriers au front. C'est le festin de la grande noce. C'est le mariage de la monarchie et du guet-apens, de la royaute et de l'assassinat, du droit divin et du faux serment, de tout ce qu'ils appellent auguste avec tout ce que nous appelons infame; mariage hideux et splendide; sous leurs pieds est la fanfare; toutes les trahisons et toutes les lachetes chantent l'epithalame. Oui, les despotes triomphent; oui, les despotes rayonnent; oui, eux et leurs sbires, eux et leurs complices, eux et leurs courtisans, eux et leurs courtisanes, ils sont fiers, heureux, contents, gorges, repus, glorieux; mais qu'est-ce que cela fait a la justice eternelle? Nations opprimees, l'heure approche. Regardez bien cette fete; les lampions et les lustres sont allumes, l'orchestre ne s'interrompt pas; les panaches et l'or et les diamants brillent; la valetaille en uniforme, en soutane ou en simarre se prosterne; les princes vetus de pourpre rient et se felicitent; mais l'heure va sonner, vous dis-je; le fond de la salle est plein d'ombre; et, voyez, dans cette ombre, dans cette ombre formidable, la Revolution, couverte de plaies, mais vivante, baillonnee, mais terrible, se dresse derriere eux, l'oeil fixe sur vous, peuples, et agite dans ses deux mains sanglantes au-dessus de leurs tetes des poignees de haillons arrachees aux linceuls des morts!