Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870
II
AUX CINQ REDACTEURS-FONDATEURS DU RAPPEL
[Note: Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Henri Rochefort, Charles Hugo,
Francois Hugo.]
Chers amis,
Ayant ete investi d'un mandat, qui est suspendu, mais non termine, je ne pourrais reparaitre, soit a la tribune, soit dans la presse politique, que pour y reprendre ce mandat au point ou il a ete interrompu, et pour exercer un devoir severe, et il me faudrait pour cela la liberte comme en Amerique. Vous connaissez ma declaration a ce sujet, et vous savez que, jusqu'a ce que l'heure soit venue, je ne puis cooperer a aucun journal, de meme que je ne puis accepter aucune candidature. Je dois donc demeurer etranger au Rappel.
Du reste, pour d'autres raisons, resultant des complications de la double vie politique et litteraire qui m'est imposee, je n'ai jamais ecrit dans l'Evenement. L'Evenement, en 1851, tirait a soixante-quatre mille exemplaires.
Ce vivant journal, vous allez le refaire sous ce titre: le Rappel.
Le Rappel. J'aime tous les sens de ce mot. Rappel des principes, par la conscience; rappel des verites, par la philosophie; rappel du devoir, par le droit; rappel des morts, par le respect; rappel du chatiment, par la justice; rappel du passe, par l'histoire; rappel de l'avenir, par la logique; rappel des faits, par le courage; rappel de l'ideal dans l'art, par la pensee; rappel du progres dans la science, par l'experience et le calcul; rappel de Dieu dans les religions, par l'elimination des idolatries; rappel de la loi a l'ordre, par l'abolition de la peine de mort; rappel du peuple a la souverainete, par le suffrage universel renseigne; rappel de l'egalite, par l'enseignement gratuit et obligatoire; rappel de la liberte, par le reveil de la France; rappel de la lumiere, par le cri: Fiat jus!
Vous dites: Voila notre tache; moi je dis: Voila votre oeuvre.
Cette oeuvre, vous l'avez deja faite, soit comme journalistes, soit comme poetes, dans le pamphlet, admirable mode de combat, dans le livre, au theatre, partout, toujours; vous l'avez faite, d'accord et de front avec tous les grands esprits de ce grand siecle. Aujourd'hui, vous la reprenez, ce journal au poing, le Rappel. Ce sera un journal lumineux et acere; tantot epee, tantot rayon. Vous allez combattre en riant. Moi, vieux et triste, j'applaudis.
Courage donc, et en avant! Le rire, quelle puissance! Vous allez prendre place, comme auxiliaires de toutes les bonnes volontes, dans l'etincelante legion parisienne des journaux du rire.
Je connais vos droitures comme je connais la mienne, et j'en ai en moi le miroir; c'est pourquoi je sais d'avance votre itineraire. Je ne le trace pas, je le constate. Etre un guide n'est pas ma pretention; je me contente d'etre un temoin. D'ailleurs, je n'en sais pas bien long, et une fois que j'ai prononce ce mot: devoir, j'ai a peu pres dit tout ce que j'avais a dire.
Avant tout, vous serez fraternels. Vous donnerez l'exemple de la concorde. Aucune division dans nos rangs ne se fera par votre faute. Vous attendrez toujours le premier coup. Quand on m'interroge sur ce que j'ai dans l'ame, je reponds par ces deux mots: conciliation et reconciliation. Le premier de ces mots est pour les idees, le second est pour les hommes.
Le combat pour le progres veut la concentration des forces. Bien viser et frapper juste. Aucun projectile ne doit s'egarer. Pas de balle perdue dans la bataille des principes. L'ennemi a droit a tous nos coups; lui faire tort d'un seul, c'est etre injuste envers lui. Il merite qu'on le mitraille sans cesse, et qu'on ne mitraille que lui. Pour nous, qui n'avons qu'une soif, la justice, la raison, la verite, l'ennemi s'appelle Tenebres.
La legion democratique a deux aspects, elle est politique et litteraire. En politique, elle arbore 89 et 92; en litterature, elle arbore 1830. Ces dates a rayonnement double, illuminant d'un cote le droit, de l'autre la pensee, se resument en un mot: revolution.
Nous, issus des nouveautes revolutionnaires, fils de ces catastrophes qui sont des triomphes, nous preferons au ceremonial de la tragedie le pele-mele du drame, au dialogue alterne des majestes le cri profond du peuple, et a Versailles Paris. L'art, en meme temps que la societe, est arrive au but que voici: omnia et omnes. Les autres siecles ont ete des porte-couronnes; chacun d'eux s'incarne pour l'histoire dans un personnage ou se condense l'exception. Le quinzieme siecle, c'est le pape; le seizieme, c'est l'empereur; le dix-septieme, c'est le roi; le dix-neuvieme, c'est l'homme.
L'homme, sorti, debout et libre, de ce gouffre sublime, le dix-huitieme siecle.
Venerons-le, ce dix-huitieme siecle, le siecle concluant qui commence par la mort de Louis XIV et qui finit par la mort de la monarchie.
Vous accepterez son heritage. Ce fut un siecle gai et redoutable.
Etre souriants et desagreables, telle est votre intention. Je l'approuve. Sourire, c'est combattre. Un sourire regardant la toute-puissance a une etrange force de paralysie. Lucien deconcertait Jupiter. Jupiter pourtant, dieu d'esprit, n'aurait pas eu recours, quoique fache, a M. … (J'ouvre une parenthese. Ne vous genez pas pour remplacer ma prose par des lignes de points partout ou bon vous semblera. Je ferme la parenthese.) La raillerie des encyclopedistes a eu raison du molinisme et du papisme. Grands et charmants exemples. Ces vaillants philosophes ont revele la force du rire. Tourner une hydre en ridicule, cela semble etrange. Eh bien, c'est excellent. D'abord beaucoup d'hydres sont en baudruche. Sur celles-la, l'epingle est plus efficace que la massue. Quant aux hydres pour de bon, le cesarisme en est une, l'ironie les consterne. Surtout quand l'ironie est un appel a la lumiere. Souvenez-vous du coq chantant sur le dos du tigre. Le coq, c'est l'ironie. C'est aussi la France.
Le dix-huitieme siecle a mis en evidence la souverainete de l'ironie. Confrontez la vigueur materielle avec la vigueur spirituelle; comptez les fleaux vaincus, les monstres terrasses et les victimes protegees; mettez d'un cote Lerne, Nemee, Erymanthe, le taureau de Crete, le dragon des Hesperides, Antee etouffe, Cerbere enchaine, Augias nettoye, Atlas soulage, Hesione sauvee, Alceste delivree, Promethee secouru; et, de l'autre, la superstition denoncee, l'hypocrisie demasquee, l'inquisition tuee, la magistrature muselee, la torture deshonoree, Calas rehabilite, Labarre venge, Sirven defendu, les moeurs adoucies, les lois assainies, la raison mise en liberte, la conscience humaine delivree, elle aussi, du vautour, qui est le fanatisme; faites cette evocation sacree des grandes victoires humaines, et comparez aux douze travaux d'Hercule les douze travaux de Voltaire. Ici le geant de force, la le geant d'esprit. Qui l'emporte? Les serpents du berceau, ce sont les prejuges. Arouet a aussi bien etouffe ceux-ci qu'Alcide ceux-la.
Vous aurez de vives polemiques. Il y a un droit qui est tranquille avec vous, et qui est sur d'etre respecte, c'est le droit de replique. Moi qui parle, j'en ai use, a mes risques et perils, et meme abuse. Jugez-en. Un jour,—vous devez d'ailleurs vous en souvenir,—en 1851, du temps de la republique, j'etais a la tribune de l'Assemblee, je parlais, je venais de dire: Le president Louis Bonaparte conspire. Un honorable republicain d'autrefois, mort senateur, M. Vieillard, me cria, justement indigne: Vous etes un infame calomniateur. A quoi je repondis par ces paroles insensees: Je denonce un complot qui a pour but le retablissement de l'empire. Sur ce, M. Dupin me menaca d'un rappel a l'ordre, peine terrible et meritee. Je tremblais. J'ai, heureusement pour moi, la reputation d'etre bete. Ceci me sauva. M. Victor Hugo ne sait ce qu'il dit! cria un membre compatissant de la majorite. Cette parole indulgente jeta un charme, tout s'apaisa, M. Dupin garda sa foudre dans sa poche. (C'est la que volontiers il mettait son drapeau. Vaste poche. Dans l'occasion, il se fut cache dedans s'il avait pu.) Mais convenez que j'avais abuse du droit de replique. Donc, respectons-le.
C'etait du reste un temps singulier. On etait en republique, et vive la republique etait un cri seditieux. Vous, vous etiez en prison, tous, excepte Rochefort, qui etait alors au college, mais qui aujourd'hui est en Belgique.
Vous encouragerez le jeune et rayonnant groupe de poetes qui se leve aujourd'hui avec tant d'eclat, et qui appuie de ses travaux et de ses succes toutes les grandes affirmations du siecle. Aucune generosite ne manquera a votre oeuvre. Vous donnerez le mot d'ordre de l'esperance a cette admirable jeunesse d'aujourd'hui qui a sur le front la candeur loyale de l'avenir. Vous rallierez dans l'incorruptible foi commune cette studieuse et fiere multitude d'intelligences toutes fremissantes de la joie d'eclore, qui, le matin peuple les ecoles, et le soir les theatres, ces autres ecoles; le matin, cherchant le vrai dans la science; le soir, applaudissant ou reclamant le grand dans la poesie et le beau dans l'art. Ces nobles jeunes hommes d'a present, je les connais et je les aime. Je suis dans leur secret et je les remercie de ce doux murmure que, si souvent, comme une lointaine troupe d'abeilles, ils viennent faire a mon oreille. Ils ont une volonte mysterieuse et ferme, et ils feront le bien, j'en reponds. Cette jeunesse, c'est la France en fleur, c'est la Revolution redevenue aurore. Vous communierez avec cette jeunesse. Vous eveillerez avec tous les mots magiques, devoir, honneur, raison, progres, patrie, humanite, liberte, cette foret d'echos qui est en elle. Repercussion profonde, prete a toutes les grandes reponses.
Mes amis, et vous, mes fils, allez! Combattez votre vaillant combat. Combattez-le sans moi et avec moi. Sans moi, car ma vieille plume guerroyante ne sera pas parmi les votres; avec moi, car mon ame y sera. Allez, faites, vivez, luttez! Naviguez intrepidement vers votre pole imperturbable, la liberte; mais tournez les ecueils. Il y en a. Desormais, j'aurai dans ma solitude, pour mettre de la lumiere dans mes vieux songes, cette perspective, le rappel triomphant. Le rappel battu, cela peut se rever aussi.
Je ne reprendrai plus la parole dans ce journal que j'aime, et, a partir de demain, je ne suis plus que votre lecteur. Lecteur melancolique et attendri. Vous serez sur votre breche, et moi sur la mienne. Du reste, je ne suis plus guere bon qu'a vivre tete a tete avec l'ocean, vieux homme tranquille et inquiet, tranquille parce que je suis au fond du precipice, inquiet parce que mon pays peut y tomber. J'ai pour spectacle ce drame, l'ecume insultant le rocher. Je me laisse distraire des grandeurs imperiales et royales par la grandeur de la nature. Qu'importe un solitaire de plus ou de moins! les peuples vont a leurs destinees. Pas de denoument qui ne soit precede d'une gestation. Les annees font leur lent travail de maturation, et tout est pret. Quant a moi, pendant qu'a l'occasion de sa noce d'or l'eglise couronne le pape, j'emiette sur mon toit du pain aux petits oiseaux, ne me souciant d'aucun couronnement, pas meme d'un couronnement d'edifice.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 25 avril 1869.
III
CONGRES DE LA PAIX A LAUSANNE
Bruxelles, 4 septembre 1869.
Concitoyens des Etats-Unis d'Europe,
Permettez-moi de vous donner ce nom, car la republique europeenne federale est fondee en droit, en attendant qu'elle soit fondee en fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre union qui ebauche l'unite. Vous etes le commencement du grand avenir.
Vous me conferez la presidence honoraire de votre congres. J'en suis profondement touche.
Votre congres est plus qu'une assemblee d'intelligences; c'est une sorte de comite de redaction des futures tables de la loi. Une elite n'existe qu'a la condition de representer la foule; vous etes cette elite-la. Des a present, vous signifiez a qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, meme glorieux, fanfaron et royal, est infame, que le sang humain est precieux, que la vie est sacree. Solennelle mise en demeure.
Qu'une derniere guerre soit necessaire, helas! je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre? Une guerre de conquete. Quelle est la conquete a faire? La liberte.
Le premier besoin de l'homme, son premier droit, son premier devoir, c'est la liberte.
La civilisation tend invinciblement a l'unite d'idiome, a l'unite de metre, a l'unite de monnaie, et a la fusion des nations dans l'humanite, qui est l'unite supreme. La concorde a un synonyme, simplification; de meme que la richesse et la vie ont un synonyme, circulation. La premiere des servitudes, c'est la frontiere.
Qui dit frontiere, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontiere, otez le douanier, otez le soldat, en d'autres termes, soyez libres; la paix suit.
Paix desormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. Etat normal du travail, de l'echange, de l'offre et de la demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en commun, de l'attraction des industries, du va-et-vient des idees, du flux et reflux humain.
Qui a interet aux frontieres? Les rois. Diviser pour regner. Une frontiere implique une guerite, une guerite implique un soldat. On ne passe pas, mot de tous les privileges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les tyrannies. De cette frontiere, de cette guerite, de ce soldat, sort toute la calamite humaine.
Le roi, etant l'exception, a besoin, pour se defendre, du soldat, qui a son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armees, il faut aux armees la guerre. Autrement, leur raison d'etre s'evanouit. Chose etrange, l'homme consent a tuer l'homme sans savoir pourquoi. L'art des despotes, c'est de dedoubler le peuple en armee. Une moitie opprime l'autre.
Les guerres ont toutes sortes de pretextes, mais n'ont jamais qu'une cause, l'armee. Otez l'armee, vous otez la guerre. Mais comment supprimer l'armee? Par la suppression des despotismes.
Comme tout se tient! abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, faineantises payees, clerges salaries, magistratures entretenues, sinecures aristocratiques, concessions gratuites des edifices publics, armees permanentes; faites cette rature, et vous dotez l'Europe de dix milliards par an. Voila d'un trait de plume le probleme de la misere simplifie.
Cette simplification, les trones n'en veulent pas. De la les forets de bayonnettes.
Les rois s'entendent sur un seul point, eterniser la guerre. On croit qu'ils se querellent; pas du tout, ils s'entr'aident. Il faut, je le repete, que le soldat ait sa raison d'etre. Eterniser l'armee, c'est eterniser le despotisme; logique excellente, soit, et feroce. Les rois epuisent leur malade, le peuple, par le sang verse. Il y a une farouche fraternite des glaives d'ou resulte l'asservissement des hommes.
Donc, allons au but, que j'ai appele quelque part la resorption du soldat dans le citoyen. Le jour ou cette reprise de possession aura eu lieu, le jour ou le peuple n'aura plus hors lui l'homme de guerre, ce frere ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour creer, d'un cote la richesse et de l'autre la lumiere, cette force, le travail, et cette ame, la paix.
VICTOR HUGO.
Des affaires de famille retenaient Victor Hugo a Bruxelles. Cependant, sur la vive insistance du Congres, il se decida a aller a Lausanne.
Le 14 septembre, il ouvrit le Congres. Voici ses paroles:
Les mots me manquent pour dire a quel point je suis touche de l'accueil qui m'est fait. J'offre au congres, j'offre a ce genereux et sympathique auditoire, mon emotion profonde. Citoyens, vous avez eu raison de choisir pour lieu de reunion de vos deliberations ce noble pays des Alpes. D'abord, il est libre; ensuite, il est sublime. Oui, c'est ici, oui, c'est en presence de cette nature magnifique qu'il sied de faire les grandes declarations d'humanite, entre autres celles-ci: Plus de guerre!
Une question domine ce congres.
Permettez-moi, puisque vous m'avez fait l'honneur insigne de me choisir pour president, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu'est-ce que nous voulons? La paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l'homme et l'homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frere et le frere, entre Abel et Cain. Nous voulons l'immense apaisement des haines.
Mais cette paix, comment la voulons-nous? La voulons-nous a tout prix? La voulons-nous sans conditions? Non! nous ne voulons pas de la paix le dos courbe et le front baisse; nous ne voulons pas de la paix sous le despotisme; nous ne voulons pas de la paix sous le baton; nous ne voulons pas de la paix sous le sceptre!
La premiere condition de la paix, c'est la delivrance: Pour cette delivrance, il faudra, a coup sur, une revolution, qui sera la supreme, et peut-etre, helas! une guerre, qui sera la derniere. Alors tout sera accompli. La paix, etant inviolable, sera eternelle. Alors, plus d'armees, plus de rois. Evanouissement du passe. Voila ce que nous voulons.
Nous voulons que le peuple vive, laboure, achete, vende, travaille, parle, aime et pense librement, et qu'il y ait des ecoles faisant des citoyens, et qu'il n'y ait plus de princes faisant des mitrailleuses. Nous voulons la grande republique continentale, nous voulons les Etats-Unis d'Europe, et je termine par ce mot: La liberte, c'est le but; la paix, c'est le resultat.
Les deliberations des Amis de la paix durerent quatre jours. Victor
Hugo fit en ces termes la cloture du Congres:
Citoyens,
Mon devoir est de clore ce congres par une parole finale. Je tacherai qu'elle soit cordiale. Aidez-moi.
Vous etes le congres de la paix, c'est-a-dire de la conciliation. A ce sujet, permettez-moi un souvenir.
Il y a vingt ans, en 1849, il y avait a Paris ce qu'il y a aujourd'hui a Lausanne, un congres de la paix. C'etait le 24 aout, date sanglante, anniversaire de la Saint-Barthelemy. Deux pretres, representant les deux formes du christianisme, etaient la; le pasteur Coquerel et l'abbe Deguerry. Le president du congres, celui qui a l'honneur de vous parler en ce moment, evoqua le souvenir nefaste de 1572, et, s'adressant aux deux pretres, leur dit: "Embrassez-vous!"
En presence de cette date sinistre, aux acclamations de l'assemblee, le catholicisme et le protestantisme s'embrasserent. (Applaudissements.)
Aujourd'hui quelques jours a peine nous separent d'une autre date, aussi illustre que la premiere est infame, nous touchons au 21 septembre. Ce jour-la, la republique francaise a ete fondee, et, de meme que le 24 aout 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit leur dernier mot: Extermination,—le 21 septembre 1792 la democratie a jete son premier cri: Liberte, egalite, fraternite! (Bravo! bravo!)
Eh bien! en presence de cette date sublime, je me rappelle ces deux religions representees par deux pretres, qui se sont embrassees, et je demande un autre embrassement. Celui-la est facile et n'a rien a faire oublier. Je demande l'embrassement de la republique et du socialisme. (Longs applaudissements.)
Nos ennemis disent: le socialisme, au besoin, accepterait l'empire. Cela n'est pas. Nos ennemis disent: la republique ignore le socialisme. Cela n'est pas.
La haute formule definitive que je rappelais tout a l'heure, en meme temps qu'elle exprime toute la republique, exprime aussi tout le socialisme.
A cote de la liberte, qui implique la propriete, il y a l'egalite, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848! (applaudissements) et il y a la fraternite, qui implique la solidarite.
Donc, republique et socialisme, c'est un. (Bravos repetes.)
Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu'on appelait autrefois un republicain de la veille, mais je suis un socialiste de l'avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J'ai donc le droit d'en parler.
Le socialisme est vaste et non etroit. Il s'adresse a tout le probleme humain. Il embrasse la conception sociale tout entiere. En meme temps qu'il pose l'importante question du travail et du salaire, il proclame l'inviolabilite de la vie humaine, l'abolition du meurtre sous toutes ses formes, la resorption de la penalite par l'education, merveilleux probleme resolu. (Tres bien!) Il proclame l'enseignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette egale de l'homme. (Bravos!) Il proclame le droit de l'enfant, cette responsabilite de l'homme. (Tres bien!—Applaudissements.) Il proclame enfin la souverainete de l'individu, qui est identique a la liberte.
Qu'est-ce que tout cela? C'est le socialisme. Oui. C'est aussi la republique! (Longs applaudissements.)
Citoyens, le socialisme affirme la vie, la republique affirme le droit. L'un eleve l'individu a la dignite d'homme, l'autre eleve l'homme a la dignite de citoyen. Est-il un plus profond accord?
Oui, nous sommes tous d'accord, nous ne voulons pas de cesar, et je defends le socialisme calomnie!
Le jour ou la question se poserait entre l'esclavage avec le bien-etre, panem et circenses, d'un cote, et, de l'autre, la liberte avec la pauvrete,—pas un, ni dans les rangs republicains, ni dans les rangs socialistes, pas un n'hesiterait! et tous, je le declare, je l'affirme, j'en reponds, tous prefereraient au pain blanc de la servitude le pain noir de la liberte. (Bravos prolonges.)
Donc, ne laissons pas poindre et germer l'antagonisme. Serrons-nous donc, mes freres socialistes, mes freres republicains, serrons-nous etroitement autour de la justice et de la verite, et faisons front a l'ennemi. (Oui, oui! bravo!)
Qu'est l'ennemi?
L'ennemi, c'est plus et moins qu'un homme. (Mouvement.) C'est un ensemble de faits hideux qui pese sur le monde et qui le devore. C'est un monstre aux mille griffes, quoique cela n'ait qu'une tete. L'ennemi, c'est cette incarnation sinistre du vieux crime militaire et monarchique, qui nous baillonne et nous spolie, qui met la main sur nos bouches et dans nos poches, qui a les millions, qui a les budgets, les juges, les pretres, les valets, les palais, les listes civiles, toutes les armees,—et pas un seul peuple. L'ennemi, c'est ce qui regne, gouverne, et agonise en ce moment. (Sensation profonde.)
Citoyens, soyons les ennemis de l'ennemi, et soyons nos amis! Soyons une seule ame pour le combattre et un seul coeur pour nous aimer. Ah! citoyens: fraternite! (Acclamation.)
Encore un mot et j'ai fini.
Tournons-nous vers l'avenir. Songeons au jour certain, au jour inevitable, au jour prochain peut-etre, ou toute l'Europe sera constituee comme ce noble peuple suisse qui nous accueille a cette heure. Il a ses grandeurs, ce petit peuple; il a une patrie qui s'appelle la Republique, et il a une montagne qui s'appelle la Vierge.
Ayons comme lui la Republique pour citadelle, et que notre liberte, immaculee et inviolee, soit, comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumiere. (Acclamation prolongee.)
Je salue la revolution future.
IV
REPONSE A FELIX PYAT
[Note: Voir aux Notes.]
Bruxelles, 12 septembre 1869.
Mon cher Felix Pyat,
J'ai lu votre magnifique et cordiale lettre.
Je n'ai pas le droit, vous le comprenez, de parler au nom de nos compagnons d'exil. Je borne ma reponse a ce qui me concerne.
Avant peu, je pense, tombera la barriere d'honneur que je me suis imposee a moi-meme par ce vers:
Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la.
Alors je rentrerai.
Et, apres avoir fait le devoir de l'exil, je ferai l'autre devoir.
J'appartiens a ma conscience et au peuple.
VICTOR HUGO.
V
LA CRISE D'OCTOBRE 1869
L'empire declinait. On distinguait clairement dans tous ses actes les symptomes qui annoncent les choses finissantes. En octobre 1869, Louis Bonaparte viola sa propre constitution. Il devait convoquer le 29 ce qu'il appelait ses chambres. Il ne le fit pas. Le peuple eut la bonte de s'irriter pour si peu. Il y eut menace d'emeute. On supposa que Victor Hugo etait pour quelque chose dans cette colere, et l'on parut croire un moment que la situation dependait de deux hommes, l'un, empereur, qui violait la constitution, l'autre, proscrit, qui excitait le peuple.
M. Louis Jourdan publia, le 12 octobre, dans le Siecle un article dont le retentissement fut considerable et qui commencait par ces lignes:
En ce moment, deux hommes places aux poles extremes du monde politique encourent la plus lourde responsabilite que puisse porter une conscience humaine. L'un d'eux est assis sur le trone, c'est Napoleon III; l'autre, c'est Victor Hugo.
Victor Hugo, mis de la sorte en demeure, ecrivit a M. Louis Jourdan.
Bruxelles, 12 octobre 1869.
Mon cher et ancien ami,
On m'apporte le Siecle. Je lis votre article qui me touche, m'honore et m'etonne.
Puisque vous me donnez la parole, je la prends.
Je vous remercie de me fournir le moyen de faire cesser une equivoque.
Premierement, je suis un simple lecteur du Rappel. Je croyais l'avoir assez nettement dit pour n'etre pas contraint de le redire.
Deuxiemement, je n'ai conseille et je ne conseille aucune manifestation populaire le 26 octobre.
J'ai pleinement approuve le Rappel demandant aux representants de la gauche un acte, auquel Paris eut pu s'associer. Une demonstration expressement pacifique et sans armes, comme les demonstrations du peuple de Londres en pareil cas, comme la demonstration des cent vingt mille fenians a Dublin il y a trois jours, c'est la ce que demandait le Rappel.
Mais, la gauche s'abstenant, le peuple doit s'abstenir.
Le point d'appui manque au peuple.
Donc pas de manifestation.
Le droit est du cote du peuple, la violence est du cote du pouvoir. Ne donnons au pouvoir aucun pretexte d'employer la violence contre le droit.
Personne, le 26 octobre, ne doit descendre dans la rue.
Ce qui sort virtuellement de la situation, c'est l'abolition du serment.
Une declaration solennelle des representants de la gauche se deliant du serment en face de la nation, voila la vraie issue de la crise. Issue morale et revolutionnaire. J'associe a dessein ces deux mots.
Que le peuple s'abstienne, et le chassepot est paralyse; que les representants parlent, et le serment est aboli.
Tels sont mes deux conseils, et, puisque vous voulez bien me demander ma pensee, la voila tout entiere.
Un dernier mot. Le jour ou je conseillerai une insurrection, j'y serai.
Mais cette fois, je ne la conseille pas.
Je vous remercie de votre eloquent appel. J'y reponds en hate, et je vous serre la main.
VICTOR HUGO.
VI
GEORGE PEABODY
AU PRESIDENT DU COMITE AMERICAIN DE LONDRES
Hauteville-House, 2 decembre 1869.
Monsieur,
Votre lettre me parvient aujourd'hui, 2 Decembre. Je vous remercie. Elle m'arrache a ce souvenir. J'oublie l'empire et je songe a l'Amerique. J'etais tourne vers la nuit, je me tourne vers le jour.
Vous me demandez une parole pour George Peabody. Dans votre sympathique illusion, vous me croyez ce que je ne suis pas, la voix de la France. Je ne suis, je l'ai dit deja, que la voix de l'exil. N'importe, monsieur, un noble appel comme le votre veut etre entendu; si peu que je sois, j'y dois repondre et je reponds.
Oui, l'Amerique a raison d'etre fiere de ce grand citoyen du monde, de ce grand frere des hommes, George Peabody. Peabody a ete un homme heureux qui souffrait de toutes les souffrances, un riche qui sentait le froid, la faim et la soif des pauvres. Ayant sa place pres de Rothschild, il a trouve moyen de la changer en une place pres de Vincent de Paul. Comme Jesus-Christ il avait une plaie au flanc; cette plaie etait la misere des autres; ce n'etait pas du sang qui coulait de cette plaie, c'etait de l'or; or qui sortait d'un coeur.
Sur cette terre il y a les hommes de la haine et il y a les hommes de l'amour, Peabody fut un de ceux-ci. C'est sur le visage de ces hommes que nous voyons le sourire de Dieu. Quelle loi pratiquent-ils? Une seule, la loi de fraternite—loi divine, loi humaine, qui varie les secours selon les detresses, qui ici donne des preceptes, et qui la donne des millions, qui trace a travers les siecles dans nos tenebres une trainee de lumiere, et qui va de Jesus pauvre a Peabody riche.
Que Peabody s'en retourne chez vous, beni par nous! Notre monde l'envie au votre. La patrie gardera sa cendre et nos coeurs sa memoire. Que l'immensite emue des mers vous le rapporte! Le libre pavillon americain ne deploiera jamais assez d'etoiles au-dessus de ce cercueil.
Rapprochement que je ne puis m'empecher de faire, il y a aujourd'hui juste dix ans, le 2 decembre 1859, j'adressais, suppliant, isole, une priere pour le condamne d'Harper's Ferry a l'illustre nation americaine; aujourd'hui, c'est une glorification que je lui adresse. Depuis 1859, de grands evenements se sont accomplis, la servitude a ete abolie en Amerique; esperons que la misere, cette autre servitude, sera aussi abolie un jour et dans le monde entier; et, en attendant que le second progres vienne completer le premier, venerons-en les deux apotres, en accouplant dans une meme pensee de reconnaissance et de respect John Brown, l'ami des esclaves, a George Peabody, l'ami des pauvres.
Je vous serre la main, monsieur.
VICTOR HUGO.
A M. le colonel Berton, president du comite americain de Londres.
VII
A CHARLES HUGO
Hauteville-House, 18 decembre 1869.
Mon fils, te voila frappe pour la seconde fois. La premiere fois, il y a dix-neuf ans, tu combattais l'echafaud; on t'a condamne. La deuxieme fois, aujourd'hui, en rappelant le soldat a la fraternite, tu combattais la guerre; on t'a condamne. Je t'envie ces deux gloires.
En 1851, tu etais defendu par Cremieux, ce grand coeur eloquent, et par moi. En 1860, tu as ete defendu par Gambetta, le puissant evocateur du spectre de Baudin, et par Jules Favre, le maitre superbe de la parole, que j'ai vu si intrepide au 2 decembre.
Tout est bien. Sois content.
Tu commets le crime de preferer comme moi a la societe qui tue la societe qui eclaire et qui enseigne, et aux peuples s'entr'egorgeant les peuples s'entr'aidant; tu combats ces sombres obeissances passives, le bourreau et le soldat; tu ne veux pas pour l'ordre social de ces deux cariatides; a une extremite l'homme-guillotine, a l'autre extremite l'homme-chassepot. Tu aimes mieux Guillaume Penn que Joseph de Maistre, et Jesus que Cesar. Tu ne veux de hache qu'aux mains du pionnier dans la foret et de glaive qu'aux mains du citoyen devant la tyrannie. Au legislateur tu montres comme ideal Beccaria, et au soldat Garibaldi. Tout cela vaut bien quatre mois de prison et mille francs d'amende.
Ajoutons que tu es suspect de ne point approuver le viol des lois a main armee, et que peut-etre tu es capable d'exciter a la haine des arrestations nocturnes et au mepris du faux serment.
Tout est bien, je le repete.
J'ai ete enfant de troupe. A ma naissance j'ai ete inscrit par mon pere sur les controles du Royal-Corse (oui, Corse. Ce n'est pas ma faute). C'est pourquoi, puisque j'entre dans la voie des aveux, je dois convenir que j'ai une vieille sympathie pour l'armee. J'ai ecrit quelque part:
J'aime les gens d'epee en etant moi-meme un.
A une condition pourtant. C'est que l'epee sera sans tache.
L'epee que j'aime, c'est l'epee de Washington, l'epee de John Brown, l'epee de Barbes.
Il faut bien dire une chose a l'armee d'aujourd'hui, c'est qu'elle se tromperait de croire qu'elle ressemble a l'armee d'autrefois. Je parle de cette grande armee d'il y a soixante ans, qui s'est d'abord appelee armee de la republique, puis armee de l'empire, et qui etait a proprement parler, a travers l'Europe, l'armee de la revolution. Je sais tout ce qu'on peut dire contre cette armee-la, mais elle avait son grand cote. Cette armee-la demolissait partout les prejuges et les bastilles. Elle avait dans son havre-sac l'Encyclopedie. Elle semait la philosophie avec le sans-gene du corps de garde. Elle appelait le bourgeois pekin, mais elle appelait le pretre calotin. Elle brutalisait volontiers les superstitions, et Championnet donnait une chiquenaude a saint Janvier.
Quand l'empire voulut s'etablir, qui vota surtout contre lui? l'armee. Cette armee avait eu dans ses rangs Oudet et les Philadelphes. Elle avait eu Mallet, et Guidal, et mon parrain, Victor de Lahorie, tous trois fusilles en plaine de Grenelle. Paul-Louis Courier etait de cette armee. C'etaient les anciens compagnons de Hoche, de Marceau, de Kleber et de Desaix.
Cette armee-la, dans sa course a travers les capitales, vidait sur son passage toutes les geoles, encore pleines de victimes, en Allemagne les chambres de torture des Landgraves, a Rome les cachots du chateau Saint-Ange, en Espagne les caves de l'Inquisition. De 1792 a 1800, elle avait eventre a coups de sabre la vieille carcasse du despotisme europeen.
Plus tard, helas! elle fit des rois ou en laissa faire, mais elle en destituait. Elle arretait le pape. On etait loin de Mentana. En Espagne et en Italie, qui est-ce qui la combattait? des pretres. El pastor, el frayle, el cura, tels etaient les noms des chefs de bande; qu'on ote Napoleon, comme cette armee reste grande! Au fond, elle etait philosophe et citoyenne. Elle avait la vieille flamme de la republique. Elle etait l'esprit de la France, arme.
Je n'etais qu'un enfant alors, mais j'ai des souvenirs. En voici un.
J'etais a Madrid du temps de Joseph. C'etait l'epoque ou les pretres montraient aux paysans espagnols, qui voyaient la chose distinctement, la sainte vierge tenant Ferdinand VII par la main dans la comete de 1811. Nous etions, mes deux freres et moi, au seminaire des Nobles, college San Isidro. Nous avions pour maitres deux jesuites, un doux et un dur, don Manuel et don Basilio. Un jour, nos jesuites, par ordre sans doute, nous menerent sur un balcon pour voir arriver quatre regiments francais qui faisaient leur entree dans Madrid. Ces regiments avaient fait les guerres d'Italie et d'Allemagne, et revenaient de Portugal. La foule, bordant les rues sur le passage des soldats, regardait avec anxiete ces hommes qui apportaient dans la nuit catholique l'esprit francais, qui avaient fait subir a l'eglise la voie de fait revolutionnaire, qui avaient ouvert les couvents, defonce les grilles, arrache les voiles, aere les sacristies, et tue le saint-office. Pendant qu'ils defilaient sous notre balcon, don Manuel se pencha a l'oreille de don Basilio et lui dit: Voila Voltaire qui passe.
Que l'armee actuelle y songe, ces hommes-la eussent desobei, si on leur eut dit de tirer sur des femmes et des enfants. On n'arrive pas d'Arcole et de Friedland pour aller a Ricamarie.
J'y insiste, je n'ignore pas tout ce qu'on peut dire contre cette grande armee morte, mais je lui sais gre de la trouee revolutionnaire qu'elle a faite dans la vieille Europe theocratique. La fumee dissipee, cette armee a laisse une trainee de lumiere.
Son malheur, qui se confond avec sa gloire, c'est d'avoir ete proportionnee au premier empire. Que l'armee actuelle craigne d'etre proportionnee au second.
Le dix-neuvieme siecle prend son bien partout ou il le trouve, et son bien c'est le progres. Il constate la quantite de recul, comme la quantite de progres, faite par une armee. Il n'accepte le soldat qu'a la condition d'y retrouver le citoyen. Le soldat est destine a s'evanouir, et le citoyen a survivre.
C'est parce que tu as cru cela vrai que tu as ete condamne par cette magistrature francaise qui, soit dit en passant, a du malheur quelquefois, et a qui il arrive de ne pouvoir plus retrouver des prevenus de haute trahison. Il parait que le trone cache bien.
Persistons. Soyons de plus en plus fideles a l'esprit de ce grand siecle. Ayons l'impartialite d'aimer toute la lumiere. Ne la chicanons pas sur le point de l'horizon ou elle se leve. Moi qui parle ici, a la fois solitaire et isole, comme je l'ai dit deja; solitaire par le lieu que j'habite, isole par les escarpements qui se sont faits autour de ma conscience, je suis profondement etranger a des polemiques qui ne m'arrivent souvent que longtemps apres leur date; je n'ecris et je n'inspire rien de ce qui agite Paris, mais j'aime cette agitation. J'y mele de loin mon ame. Je suis de ceux qui saluent l'esprit de la revolution partout ou ils le rencontrent, j'applaudis quiconque l'a en lui, qu'il se nomme Jules Favre ou Louis Blanc, Gambetta ou Barbes, Bancel ou Felix Pyat, et je sens ce souffle puissant dans la robuste eloquence de Pelletan comme dans l'eclatant sarcasme de Rochefort.
Voila ce que j'avais a te dire, mon fils.
Mon dix-neuvieme hiver d'exil commence. Je ne m'en plains pas. A Guernesey, l'hiver n'est qu'une longue tourmente. Pour une ame indignee et calme, c'est un bon voisinage que cet ocean en plein equilibre quoique en pleine tempete, et rien n'est fortifiant comme ce spectacle de la colere majestueuse.
VICTOR HUGO.
VIII
LES ENFANTS PAUVRES
Victor Hugo, selon son habitude, ferma cette annee 1869 par la fete des enfants pauvres. Cette annee 1869 etait l'avant-derniere annee de l'exil. Les journaux anglais publierent les paroles de Victor Hugo a ce Christmas de Hauteville-House. Nous les reproduisons.
Mesdames,
Je ne veux pas faire languir ces enfants qui attendent des jouets, et je tacherai de dire peu de paroles. Je l'ai deja dit, et je dois le repeter, cette petite oeuvre de fraternite pratique, limitee ici a quarante enfants seulement, est bien peu de chose par elle-meme, et ne vaudrait pas la peine d'en parler, si elle n'avait pris au dehors, comme la presse anglaise et americaine le constate d'annee en annee, une extension magnifique, et si le Diner des enfants pauvres, fonde il y a huit ans par moi dans ma maison, mais sur une tres petite echelle, n'etait devenu, grace a de bons et grands coeurs qui s'y sont devoues, une veritable institution, considerable par le chiffre enorme des enfants secourus. En Angleterre et en Amerique, ce chiffre s'accroit sans cesse. C'est par centaines de mille qu'il faut compter les diners de viande et de vin donnes aux enfants pauvres. Vous connaissez les admirables resultats obtenus par l'honorable lady Kate Thompson et par le reverend Wood. L'Illustrated London News a publie des estampes representant les vastes et belles salles ou se fait a Londres le Diner des enfants pauvres. Dans tout cela, Hauteville-House n'est rien, que le point de depart. Il ne lui revient que l'humble honneur d'avoir commence.
Grace a la presse, la propagande se fait en tout pays; partout se multiplient d'autres efforts, meilleurs que les miens; partout l'institution d'assistance aux enfants se greffe avec succes. J'ai a remercier de leur chaude adhesion plusieurs loges de la franc-maconnerie, et cette utile societe des instituteurs de la Suisse romande qui a pour devise: Dieu, Humanite, Patrie. De toutes parts, je recois des lettres qui m'annoncent les essais tentes. Deux de ces lettres m'ont particulierement emu; l'une vient d'Haiti, l'autre de Cuba.
Permettez-moi, puisque l'occasion s'en presente, d'envoyer une parole de sympathie a ces nobles terres qui, toutes deux, ont pousse un cri de liberte. Cuba se delivrera de l'Espagne comme Haiti s'est delivre de la France. Haiti, des 1792, en affranchissant les noirs, a fait triompher ce principe qu'un homme n'a pas le droit de posseder un autre homme. Cuba fera triompher cet autre principe, non moins grand, qu'un peuple n'a pas le droit de posseder un autre peuple.
Je reviens a nos enfants. C'est faire aussi un acte de delivrance que d'assister l'enfance. Dans l'assainissement et dans l'education, il y a de la liberation. Fortifions ce pauvre petit corps souffrant; developpons cette douce intelligence naissante; que faisons-nous? Nous affranchissons de la maladie le corps et de l'ignorance l'esprit. L'idee du Diner des enfants pauvres a ete partout bien accueillie. L'accord s'est fait tout de suite sur cette institution de fraternite. Pourquoi? c'est qu'elle est conforme, pour les chretiens, a l'esprit de l'evangile, et, pour les democrates, a l'esprit de la revolution.
En attendant mieux. Car secourir les pauvres par l'assistance, ce n'est qu'un palliatif. Le vrai secours aux miserables, c'est l'abolition de la misere.
Nous y arriverons.
Aidons le progres par l'assistance a l'enfance. Assistons l'enfant par tous les moyens, par la bonne nourriture et par le bon enseignement. L'assistance a l'enfance doit etre, dans nos temps troubles, une de nos principales preoccupations. L'enfant doit etre notre souci. Et savez-vous pourquoi? Savez-vous son vrai nom? L'enfant s'appelle l'avenir.
Exercons la sainte paternite du present sur l'avenir. Ce que nous aurons fait pour l'enfance, l'avenir le rendra au centuple. Ce jeune esprit, l'enfant, est le champ de la moisson future. Il contient la societe nouvelle. Ensemencons cet esprit, mettons-y la justice; mettons-y la joie.
En elevant l'enfant, nous elevons l'avenir. Elever, mot profond! En ameliorant cette petite ame, nous faisons l'education de l'inconnu. Si l'enfant a la sante, l'avenir se portera bien; si l'enfant est honnete, l'avenir sera bon. Eclairons et enseignons cette enfance qui est la sous nos yeux, le vingtieme siecle rayonnera. Le flambeau dans l'enfant, c'est le soleil dans l'avenir.
1870
Evenements d'Amerique.—Aux femmes de Cuba. La revolution litteraire melee aux revolutions politiques. George Sand et Victor Hugo. Mort d'un proscrit. Les sauveteurs et les travailleurs. Le plebiscite.—Aux femmes de Guernesey. Evenements d'Europe.
I
CUBA
L'Europe, ou couvaient de redoutables evenements, commencait a perdre de vue les choses lointaines. A peine savait-on, de ce cote de l'Atlantique, que Cuba etait en pleine insurrection. Les gouverneurs espagnols reprimaient cette revolte avec une brutalite sauvage. Des districts entiers furent executes militairement. Les femmes s'enfuyaient. Beaucoup se refugierent a New-York. Au commencement de 1870, une adresse des femmes de Cuba, couverte de plus de trois cents signatures, fut envoyee de New-York a Victor Hugo pour le prier d'intervenir dans cette lutte. Il repondit:
AUX FEMMES DE CUBA
Femmes de Cuba, j'entends votre plainte. O desesperees, vous vous adressez a moi. Fugitives, martyres, veuves, orphelines, vous demandez secours a un vaincu. Proscrites, vous vous tournez vers un proscrit; celles qui n'ont plus de foyer appellent a leur aide celui qui n'a plus de patrie. Certes, nous sommes bien accables; vous n'avez plus que votre voix, et je n'ai plus que la mienne; votre voix gemit, la mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voila tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous? La faiblesse. Non, nous sommes la force. Car vous etes le droit, et je suis la conscience.
La conscience est la colonne vertebrale de l'ame; tant que la conscience est droite, l'ame se tient debout; je n'ai en moi que cette force-la, mais elle suffit. Et vous faites bien de vous adresser a moi.
Je parlerai pour Cuba comme j'ai parle pour la Crete.
Aucune nation n'a le droit de poser son ongle sur l'autre, pas plus l'Espagne sur Cuba que l'Angleterre sur Gibraltar. Un peuple ne possede pas plus un autre peuple qu'un homme ne possede un autre homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un individu; voila tout. Agrandir le format de l'esclavage, c'est en accroitre l'indignite. Un peuple tyran d'un autre peuple, une race soutirant la vie a une autre race, c'est la succion monstrueuse de la pieuvre, et cette superposition epouvantable est un des faits terribles du dix-neuvieme siecle. On voit a cette heure la Russie sur la Pologne, l'Angleterre sur l'Irlande, l'Autriche sur la Hongrie, la Turquie sur l'Herzegovine et sur la Crete, l'Espagne sur Cuba. Partout des veines ouvertes, et des vampires sur des cadavres.
Cadavres, non. J'efface le mot. Je l'ai dit deja, les nations saignent, mais ne meurent pas. Cuba a toute sa vie et la Pologne a toute son ame.
L'Espagne est une noble et admirable nation, et je l'aime; mais je ne
puis l'aimer plus que la France. Eh bien, si la France avait encore
Haiti, de meme que je dis a l'Espagne: Rendez Cuba! je dirais a la
France: Rends Haiti!
Et en lui parlant ainsi, je prouverais a ma patrie ma veneration. Le respect se compose de conseils justes. Dire la verite, c'est aimer.
Femmes de Cuba, qui me dites si eloquemment tant d'angoisses et tant de souffrances, je me mets a genoux devant vous, et je baise vos pieds douloureux. N'en doutez pas, votre perseverante patrie sera payee de sa peine, tant de sang n'aura pas coule en vain, et la magnifique Cuba se dressera un jour libre et souveraine parmi ses soeurs augustes, les republiques d'Amerique. Quant a moi, puisque vous me demandez ma pensee, je vous envoie ma conviction. A cette heure ou l'Europe est couverte de crimes, dans cette obscurite ou l'on entrevoit sur des sommets on ne sait quels fantomes qui sont des forfaits portant des couronnes, sous l'amas horrible des evenements decourageants, je dresse la tete et j'attends. J'ai toujours eu pour religion la contemplation de l'esperance. Posseder par intuition l'avenir, cela suffit au vaincu. Regarder aujourd'hui ce que le monde verra demain, c'est une joie. A un instant marque, quelle que soit la noirceur du moment present, la justice, la verite et la liberte surgiront, et feront leur entree splendide sur l'horizon. Je remercie Dieu de m'en accorder des a present la certitude; le bonheur qui reste au proscrit dans les tenebres, c'est de voir un lever d'aurore au fond de son ame.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House.
II
POUR CUBA
En meme temps, les chefs de l'ile belligerante demandaient a Victor
Hugo de proclamer leur droit. Il le fit.
Ceux qu'on appelle les insurges de Cuba me demandent une declaration, la voici:
Dans ce conflit entre l'Espagne et Cuba, l'insurgee c'est l'Espagne.
De meme que dans la lutte de decembre 1851, l'insurge c'etait
Bonaparte.
Je ne regarde pas ou est la force, je regarde ou est la justice.
Mais, dit-on, la mere patrie! est-ce que la mere patrie n'a pas un droit?
Entendons-nous.
Elle a le droit d'etre mere, elle n'a pas le droit d'etre bourreau.
Mais, en civilisation, est-ce qu'il n'y a pas les peuples aines et les peuples puines? Est-ce que les majeurs n'ont pas la tutelle des mineurs?
Entendons-nous encore.
En civilisation, l'ainesse n'est pas un droit, c'est un devoir. Ce devoir, a la verite, donne des droits; entre autres le droit a la colonisation. Les nations sauvages ont droit a la civilisation, comme les enfants ont droit a l'education, et les nations civilisees la leur doivent. Payer sa dette est un devoir; c'est aussi un droit. De la, dans les temps antiques, le droit de l'Inde sur l'Egypte, de l'Egypte sur la Grece, de la Grece sur l'Italie, de l'Italie sur la Gaule. De la, a l'epoque actuelle, le droit de l'Angleterre sur l'Asie, et de la France sur l'Afrique; a la condition pourtant de ne pas faire civiliser les loups par les tigres; a la condition que l'Angleterre n'ait pas Clyde et que la France n'ait pas Pelissier.
Decouvrir une ile ne donne pas le droit de la martyriser; c'est l'histoire de Cuba; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour aboutir a Chacon.
Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation implique la tutelle, soit; mais la colonisation n'est pas l'exploitation; mais la tutelle n'est pas l'esclavage.
La tutelle cesse de plein droit a la majorite du mineur, que le mineur soit un enfant ou qu'il soit un peuple. Toute tutelle prolongee au dela de la minorite est une usurpation; l'usurpation qui se fait accepter par habitude ou tolerance est un abus; l'usurpation qui s'impose par la force est un crime.
Ce crime, partout ou je le vois, je le denonce.
Cuba est majeure.
Cuba n'appartient qu'a Cuba.
Cuba, a cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle est traquee et battue dans ses forets, dans ses vallees, dans ses montagnes. Elle a toutes les angoisses de l'esclave evade.
Cuba lutte, effaree, superbe et sanglante, contre toutes les ferocites de l'oppression. Vaincra-t-elle? oui. En attendant, elle saigne et souffre. Et, comme si l'ironie devait toujours etre melee aux tortures, il semble qu'on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans ce sort feroce qui, dans la serie de ses gouverneurs differents, lui donne toujours le meme bourreau, sans presque prendre la peine de changer le nom, et qui, apres Chacon, lui envoie Concha, comme un saltimbanque qui retourne son habit.
Le sang coule de Porto-Principe a Santiago; le sang coule aux montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos; le sang rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica; Cuba appelle au secours.
Ce supplice de Cuba, c'est a l'Espagne que je le denonce, car l'Espagne est genereuse. Ce n'est pas le peuple espagnol qui est coupable, c'est le gouvernement. Le peuple d'Espagne est magnanime et bon. Otez de son histoire le pretre et le roi, le peuple d'Espagne n'a fait que du bien. Il a colonise, mais comme le Nil deborde, en fecondant.
Le jour ou il sera le maitre, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.
Quand il s'agit d'esclaves, on s'augmente de ce qu'on perd. Cuba affranchie accroit l'Espagne, car croitre en gloire c'est croitre. Le peuple espagnol aura cette ambition d'etre libre chez lui et grand hors de chez lui.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House.
III
LUCRECE BORGIA
GEORGE SAND A VICTOR HUGO
Mon grand ami, je sors de la representation de Lucrece Borgia, le coeur tout rempli d'emotion et de joie. J'ai encore dans la pensee toutes ces scenes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d'Alfonse d'Este, l'arret effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrece; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait: "Vive Victor Hugo!" et qui vous appelait, helas! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.
On ne peut pas dire, quand on parle d'une oeuvre consacree telle que Lucrece Borgia: le drame a eu un immense succes; mais je dirai: vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont mes amis, me demandent si je veux etre la premiere a vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux! Que cette lettre vous porte donc, cher absent, l'echo de cette belle soiree.
Cette soiree m'en a rappele une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j'assistais a la premiere representation de Lucrece Borgia,—il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour.
Je me souviens que j'etais au balcon, et le hasard m'avait placee a cote de Bocage que je voyais ce jour-la pour la premiere fois. Nous etions, lui et moi, des etrangers l'un pour l'autre; l'enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: Est-ce beau! Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empecher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler reciproquement tel passage ou telle scene.
Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion litteraires qui tout de suite vous donnaient la meme ame et creaient comme une fraternite de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique: "Je suis ta mere!" nos mains furent vite l'une dans l'autre. Elles y sont restees jusqu'a la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.
J'ai revu aujourd'hui Lucrece Borgia telle que je l'ai vue alors.
Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.
Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros,
est restee absolument intacte et pure.
Et puis, vous avez touche la, vous avez exprime la avec votre incomparable magie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles; vous avez incarne et realise "la mere". C'est eternel comme le coeur.
Lucrece Borgia est peut-etre, dans tout votre theatre, l'oeuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l'idee de Lucrece Borgia est plus pathetique, plus saisissante et plus profondement humaine.
Ce que j'admire surtout, c'est la simplicite hardie qui sur les robustes assises de trois situations capitales a bati ce grand drame. Le theatre antique procedait avec cette largeur calme et forte.
Trois actes, trois scenes, suffisent a poser, a nouer et a denouer cette etonnante action:
La mere insultee en presence du fils;
Le fils empoisonne par la mere;
La mere punie et tuee par le fils.
La superbe trilogie a du etre coulee d'un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle l'a ete, n'est-ce pas? Je crois meme me rappeler comment elle l'a ete.
Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrece Borgia fut en quelque sorte improvisee, au commencement de 1833.
Le Theatre-Francais avait donne, a la fin de 1832, la premiere et unique representation du Roi s'amuse. Cette representation avait ete une rude bataille et s'etait continuee et achevee entre une tempete de sifflets et une tempete de bravos. Aux representations suivantes, qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande question, importante epreuve pour l'auteur….
Il n'y eut pas de representations suivantes.
Le lendemain de la premiere representation, le Roi s'amuse etait interdit "par ordre", et attend encore, je crois, sa seconde representation. Il est vrai qu'on joue tous les jours Rigoletto.
Cette confiscation brutale portait au poete un prejudice immense. Il dut y avoir la pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colere.
Mais, dans ce meme temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son theatre et pour Mlle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrece Borgia n'est construite que dans votre cerveau, l'execution n'en est pas meme commencee.
N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites a vous-meme ce que vous avez dit depuis au public dans la preface meme de Lucrece Borgia:
"Mettre au jour un nouveau drame, six semaines apres le drame proscrit, ce sera encore une maniere de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art et la liberte peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les ecrase."
Vous vous mettez aussitot a l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau drame est ecrit, appris, repete, loue. Et le 2 fevrier 1833, deux mois apres la bataille du Roi s'amuse, la premiere representation de Lucrece Borgia est la plus eclatante victoire de votre carriere dramatique.
Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide, indestructible et a jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme on l'a applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.
L'effet, tres grand des le premier acte, a grandi de scene en scene, et a eu au dernier acte toute son explosion.
Chose etrange! ce dernier acte, on le connait, on le sait par coeur, on attend l'entree des moines, on attend l'apparition de Lucrece Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.
Eh bien! on est pourtant saisi, terrifie, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer; la premiere note du De Profundis coupant la chanson a boire vous fait passer un frisson dans les veines, on espere que Lucrece Borgia sera reconnue et pardonnee par son fils, on espere que Gennaro ne tuera pas sa mere. Mais non, vous ne le voudrez pas, maitre inflexible; il faut que le crime soit expie, il faut que le parricide aveugle chatie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-etre.
Le drame a ete admirablement monte et joue sur ce theatre ou il se retrouvait chez lui.
Mme Laurent a ete vraiment superbe dans Lucrece. Je ne meconnais pas les grandes qualites de beaute, de force et de race que possedait Mlle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'emouvait que quand j'etais emue par la situation meme. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer a elle seule. Elle a eu comme Mlle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessee: "Assez! assez!" Mais au dernier acte, quand elle se traine aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante, elle a si peur, non d'etre tuee, mais d'etre tuee par son fils, que tous les coeurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levee pour la rappeler et pour l'acclamer en meme temps que vous.
Vous n'avez eu jamais un Alfonse d'Este aussi vrai et aussi beau que Melingue. C'est un Bonington, ou, mieux, c'est un Titien vivant. On n'est pas plus prince, et prince italien, prince du seizieme siecle. Il est feroce et il est raffine. Il prepare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d'elegance que de cruaute. On l'admire avec epouvante faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.
Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouve de beaux accents d'aprete hautaine et farouche, dans la scene ou Gennaro est executeur et juge.
Bresil, admirablement costume en faux hidalgo, a une grande allure dans le personnage mephistophelique de Gubetta.
Les cinq jeunes seigneurs,—que des artistes de reelle valeur, Charles Lemaitre en tete, ont tenu a honneur de jouer,—avaient l'air d'etre descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.
La mise en scene est d'une exactitude, c'est-a-dire d'une richesse qui fait revivre a souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphael Felix vous a traite—bien plus que royalement—artistement.
Mais—il ne m'en voudra pas de vous le dire—il y a quelqu'un qui vous a fete encore mieux que lui, c'est le public, ou plutot le peuple.
Quelle ovation a votre nom et a votre oeuvre!
J'etais toute heureuse et fiere pour vous de cette juste et legitime ovation. Vous la meritez cent fois, cher grand ami. Je n'entends pas louer ici votre puissance et votre genie, mais on peut vous remercier d'etre le bon ouvrier et l'infatigable travailleur que vous etes.
Quand on pense a ce que vous aviez fait deja en 1833! Vous aviez renouvele l'ode; vous aviez, dans la preface de Cromwell, donne le mot d'ordre a la revolution dramatique; vous aviez le premier revele l'Orient dans les Orientales, le moyen age dans Notre-Dame de Paris.
Et, depuis, que d'oeuvres et que de chefs-d'oeuvre! que d'idees remuees, que de formes inventees! que de tentatives, d'audaces et de decouvertes!
Et vous ne vous reposez pas! Vous saviez hier la-bas a Guernesey qu'on reprenait Lucrece Borgia a Paris, vous avez cause doucement et paisiblement des chances de cette representation, puis a dix heures, au moment ou toute la salle rappelait Melingue et Mme Laurent apres le troisieme acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon votre habitude a la premiere heure, et on me dit que dans le meme instant ou j'acheve cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille a votre oeuvre commencee.
GEORGE SAND.
VICTOR HUGO A GEORGE SAND
Hauteville-House, 8 fevrier 1870.
Grace a vous, j'ai assiste a cette representation. A travers votre admirable style, j'ai tout vu: ce theatre, ce drame, l'eblouissement du spectacle, cette salle eclatante, ces puissants et pathetiques acteurs soulevant les fremissements de la foule, toutes ces tetes attentives, ce peuple emu, et vous, la gloire, applaudissant.
Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriete ont confisque ma propriete. Le coup d'etat a sequestre mon repertoire. Mes drames pestiferes sont au lazaret; le drapeau noir est sur moi. Il y a trois ans, on a laisse sortir du bagne Hernani; mais on l'y a fait rentrer le plus vite qu'on a pu, le public n'ayant pas montre assez de haine pour ce brigand. Aujourd'hui c'est le tour de Lucrece Borgia. La voila liberee. Mais elle est bien denoncee; elle est bien suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors?
Vous venez de lui donner, vous, un laisser-passer inviolable. Vous etes la grande femme de ce siecle, une ame noble entre toutes, une sorte de posterite vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je vous remercie.
Votre lettre magnifique a ete la bienvenue. Ma solitude est souvent fort insultee; on dit de moi tout ce qu'on veut; je suis un homme qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J'ai cette force. D'ailleurs il est tout simple que l'empire se defende par tous les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De la, beaucoup de projectiles contre moi, qui, vu la mer a traverser, ont, il est vrai, la chance de tomber dans l'eau. Quels qu'ils soient, ils ne servent qu'a constater mon insensibilite, l'outrage m'endurcit dans ma certitude et dans ma volonte, je souris a l'injure; mais, devant la sympathie, devant l'adhesion, devant l'amitie, devant la cordialite male et tendre du peuple, devant l'applaudissement d'une ville comme Paris, devant l'applaudissement d'une femme comme George Sand, moi vieux bonhomme pensif, je sens mon coeur se fondre. C'est donc vrai que je suis un peu aime!
En meme temps que Lucrece Borgia sort de prison, mon fils Charles va y rentrer. Telle est la vie. Acceptons-la.
Vous, de votre vie, eprouvee aussi par bien des douleurs, vous aurez fait une lumiere. Vous aurez dans l'avenir l'aureole auguste de la femme qui a protege la Femme. Votre admirable oeuvre tout entiere est un combat; et ce qui est combat dans le present est victoire dans l'avenir. Qui est avec le progres est avec la certitude. Ce qui attendrit lorsqu'on vous lit, c'est la sublimite de votre coeur. Vous le depensez tout entier en pensee, en philosophie, en sagesse, en raison, en enthousiasme. Aussi quel puissant ecrivain vous etes! Je vais bientot avoir une joie, car vous allez avoir un succes. Je sais qu'on repete une piece de vous.
Je suis heureux toutes les fois que j'echange une parole avec vous; ma reverie a besoin de ces eclats de lumiere que vous m'envoyez, et je vous rends grace de vous tourner de temps en temps vers moi du haut de cette cime ou vous etes, grand esprit.
Mon illustre amie, je suis a vos pieds.
VICTOR HUGO.
IV
WASHINGTON
On lit dans le Courrier de l'Europe du 12 mars 1870:
"Des citoyens des Etats-Unis se sont reunis au Langham Hotel pour la commemoration du jour de naissance de Washington. Parmi les toasts nombreux qui ont ete portes, se trouvait le suivant:
"A Victor Hugo, l'ami de l'Amerique et le regenerateur predestine du vieux monde!"
"Les citoyens chargerent le colonel Berton, president du banquet, de transmettre a l'exile de Guernesey le toast des citoyens d'Amerique."
Victor Hugo s'est empresse de repondre:
Hauteville-House, 27 fevrier 1870.
Monsieur,
Je suis profondement touche du noble toast que vous m'avez transmis. Je vous remercie, vous et vos honorables amis. Oui! a cote des Etats-Unis d'Amerique, nous devons avoir les Etats-Unis d'Europe; les deux mondes devraient faire une seule Republique. Ce jour viendra, et alors la paix des peuples sera fondee sur cette base, la seule fondation solide, la liberte des hommes.
Je suis un homme qui veut le droit. Rien de plus. Votre confiance m'honore et me touche; je serre vos mains cordiales.
VICTOR HUGO.
V
HENNETT DE KESLER
L'annee 1870 s'ouvrit pour Victor Hugo par la mort d'un ami. Il avait recueilli chez lui, depuis plusieurs annees, un vaillant vaincu de decembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient echange leur premier serrement de main le 3 decembre au matin, rue Sainte-Marguerite, a quelques pas de la barricade Baudin, qui venait d'etre enlevee au moment meme ou Victor Hugo y arrivait. Cette fraternite commencee dans les barricades s'etait continuee dans l'exil.
Kesler, devore par la nostalgie, mais inebranlable, mourut le 6 avril 1870. Sa tombe est au cimetiere du Foulon, pres de la ville de Saint-Pierre. C'est une pierre avec cette inscription
A KESLER.
et au bas on peut lire:
Son compagnon d'exil,
Victor Hugo.
Le 7 avril, Victor Hugo prononca sur la fosse de Kesler les paroles que voici:
Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 decembre, au point du jour, une barricade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade memorable ou tomba un representant du peuple. Cette barricade, les soldats crurent la renverser, le coup d'etat crut la detruire; le coup d'etat et ses soldats se trompaient. Demolie a Paris, elle fut refaite par l'exil.
La barricade Baudin reparut immediatement, non plus en France, mais hors de France; elle reparut, batie, non plus avec des paves, mais avec des principes; de materielle qu'elle etait, elle devint ideale, c'est-a-dire terrible; les proscrits la construisirent, cette barricade altiere, avec les debris de la justice et de la liberte. Toute la ruine du droit y fut employee, ce qui la fit superbe et auguste. Depuis, elle est la, en face de l'empire; elle lui barre l'avenir, elle lui supprime l'horizon. Elle est haute comme la verite, solide comme l'honneur, mitraillee comme la raison; et l'on continue d'y mourir. Apres Baudin,—car, oui, c'est la meme barricade!—Pauline Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier Durieu y est mort, Kesler vient d'y mourir.
Si l'on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg Saint-Antoine et celle de l'exil, Kesler en etait le trait d'union, car, ainsi que plusieurs autres proscrits, il etait des deux.
Laissez-moi glorifier cet ecrivain de talent et ce vaillant homme. Il avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat jusqu'au lent courage de l'epreuve, depuis la bravoure qui affronte la mitraille jusqu'a l'heroisme qui accepte la nostalgie. C'etait un combattant et un patient.
Comme beaucoup d'hommes de ce siecle, comme moi qui parle en ce moment, il avait ete royaliste et catholique. Nul n'est responsable de son commencement. L'erreur du commencement rend plus meritoire la verite de la fin.
Kesler avait ete victime, lui aussi, de cet abominable enseignement qui est une sorte de piege tendu a l'enfance, qui cache l'histoire aux jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits. Resultat: les generations aveuglees. Vienne un despote, il pourra tout escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu'a leur consentement; il pourra leur frelater meme le suffrage universel. Et alors on voit ce phenomene, un peuple gouverne par extorsion de signature. Cela s'appelle un plebiscite.
Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son education; il avait rejete les prejuges suces avec le lait; il avait depouille, non le vieil homme, mais le vieil enfant; pas a pas, il etait sorti des idees fausses et entre dans les idees vraies; et muri, grandi, averti par la realite, rectifie par la logique, de royaliste il etait devenu republicain. Une fois qu'il eut vu la verite, il s'y devoua. Pas de devouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du mal du pays, il a refuse l'amnistie. Il a affirme sa foi par sa mort.
Il a voulu protester jusqu'au bout. Il est reste exile par adoration pour la patrie. L'amoindrissement de la France lui serrait le coeur. Il avait l'oeil fixe sur ce mensonge qui est l'empire; il s'indignait, il fremissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colere ont dure dix-neuf ans. Le voila enfin endormi.
Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La mort est une realisation splendide. La mort touche a l'homme de deux facons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle eteint, oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu'elle ferme, nous ne voyons pas ceux qu'elle ouvre.
Adieu, mon vieux compagnon.—Tu vas donc vivre de la vraie vie! Tu vas aller trouver la justice, la verite, la fraternite, l'harmonie et l'amour dans la serenite immense. Te voila envole dans la clarte. Tu vas connaitre le mystere profond de ces fleurs, de ces herbes que le vent courbe, de ces vagues qu'on entend la-bas, de cette grande nature qui accepte la tombe dans sa nuit et l'ame dans sa lumiere. Tu vas vivre de la vie sacree et inextinguible des etoiles. Tu vas aller ou sont les esprits lumineux qui ont eclaire et qui ont vecu, ou sont les penseurs, les martyrs, les apotres, les prophetes, les precurseurs, les liberateurs. Tu vas voir tous ces grands coeurs flamboyants dans la forme radieuse que leur a donnee la mort. Ecoute, tu diras a Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges; tu diras a Beccaria que la loi en est venue a ce degre de honte qu'elle se cache pour tuer; tu diras a Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lie au pilori; tu diras a Danton que le territoire est envahi par une horde pire que l'etranger; tu diras a Saint-Just que le peuple n'a pas le droit de parler; tu diras a Marceau que l'armee n'a pas le droit de penser; tu diras a Robespierre que la Republique est poignardee; tu diras a Camille Desmoulins que la justice est morte; et tu leur diras a tous que tout est bien, et qu'en France une intrepide legion combat plus ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifies volontaires, nous, la poignee des proscrits survivants, nous tenons toujours, et que nous sommes la, resolus a ne jamais nous rendre, debout sur cette grande breche qu'on appelle l'exil, avec nos convictions et avec leurs fantomes!
VI
AUX MARINS DE LA MANCHE
J'ai recu, des mains de l'honorable capitaine Harvey, la lettre collective que vous m'adressez; vous me remerciez d'avoir dedie, d'avoir donne a cette mer de la Manche, un livre. [Note: Les Travailleurs de la mer.] O vaillants hommes, vous faites plus que de lui donner un livre, vous lui donnez votre vie.
Vous lui donnez vos jours, vos nuits, vos fatigues, vos insomnies, vos courages; vous lui donnez vos bras, vos coeurs, les pleurs de vos femmes qui tremblent pendant que vous luttez, l'adieu des enfants, des fiancees, des vieux parents, les fumees de vos hameaux envolees dans le vent; la mer, c'est le grand danger, c'est le grand labeur, c'est la grande urgence; vous lui donnez tout; vous acceptez d'elle cette poignante angoisse, l'effacement des cotes; chaque fois qu'on part, question lugubre, reverra-t-on ceux qu'on aime? La rive s'en va comme un decor de theatre qu'une main emporte. Perdre terre, quel mot saisissant! on est comme hors des vivants. Et vous vous devouez, hommes intrepides. Je vois parmi vos signatures les noms de ceux qui, dernierement, a Dungeness, ont ete de si heroiques sauveteurs [note: Aldridge et Windham.]. Rien ne vous lasse. Vous rentrez au port, et vous repartez.
Votre existence est un continuel defi a l'ecueil, au hasard, a la saison, aux precipices de l'eau, aux pieges du vent. Vous vous en allez tranquilles dans la formidable vision de la mer; vous vous laissez echeveler par la tempete; vous etes les grands opiniatres du recommencement perpetuel; vous etes les rudes laboureurs du sillon bouleverse; la, nulle part la limite et partout l'aventure; vous allez dans cet infini braver cet inconnu; ce desert de tumulte et de bruit ne vous fait pas peur; vous avez la vertu superbe de vivre seuls avec l'ocean dans la rondeur sinistre de l'horizon; l'ocean est inepuisable et vous etes mortels, mais vous ne le redoutez pas; vous n'aurez pas son dernier ouragan et il aura votre dernier souffle. De la votre fierte, je la comprends. Vos habitudes de temerite ont commence des l'enfance, quand vous couriez tout nus sur les greves; meles aux vastes plis des marees montantes et brunis par le hale, grandis par la rafale, vieillis dans les orages, vous ne craignez pas l'ocean, et vous avez droit a sa familiarite farouche, ayant joue tout petits avec son enormite.
Vous me connaissez peu. Je suis pour vous une silhouette de l'abime debout au loin sur un rocher. Vous apercevez par instants dans la brume cette ombre, et vous passez. Pourtant, a travers vos fracas de houles et de bourrasques, l'espece de vague rumeur que peut faire un livre est venue jusqu'a vous. Vous vous tournez vers moi entre deux tempetes et vous me remerciez.
Je vous salue.
Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis un matelot, je suis un combattant du gouffre. J'ai sur moi un dechainement d'aquilons. Je ruisselle et je grelotte, mais je souris, et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide echoue, qui ne s'est pas trompe, mais qui a sombre, a qui la boussole donne raison et a qui l'ouragan donne tort, qui a en lui la quantite de certitude que produit la catastrophe traversee, et qui a droit de parler aux pilotes avec l'autorite du naufrage. Je suis dans la nuit, et j'attends avec calme l'espece de jour qui viendra, sans trop y compter pourtant, car si Apres-demain est sur, Demain ne l'est pas; les realisations immediates sont rares, et, comme vous, j'ai plus d'une fois, sans confiance, vu poindre la sinistre aurore. En attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuee, dans le tonnerre; j'ai autour de moi un perpetuel tremblement d'horizon, j'assiste au va-et-vient de ce flot qu'on appelle le fait; en proie aux evenements comme vous aux vents, je constate leur demence apparente et leur logique profonde; je sens que la tempete est une volonte, et que ma conscience en est une autre, et qu'au fond elles sont d'accord; et je persiste, et je resiste, et je tiens tete aux despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l'ombre, et je fais mon devoir, pas plus emu de la haine que vous de l'ecume.
Je ne vois pas l'etoile, mais je sais qu'elle me regarde, et cela me suffit.
Voila ce que je suis. Aimez-moi.
Continuons. Faisons notre tache; vous de votre cote, moi du mien; vous parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages. Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle; veillons et surveillons, ne laissons se perdre aucun signal de detresse, tendons la main a tous ceux qui s'enfoncent, soyons les vigies du sombre espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaitre revienne, regardons fuir dans les tenebres, vous le vaisseau-fantome, moi le passe. Prouvons que le chaos est navigable. Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n'y a qu'un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s'appelle la verite et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. Ayons cette securite. Vous suivez la boussole, je suis la conscience. O intrepides lutteurs, mes freres, ayons foi, vous dans l'onde, moi dans la destinee. Ou sera la certitude si ce n'est dans cette mobilite soumise au niveau? Votre devoir est identique au mien. Combattons, recommencons, perseverons, avec cette pensee que la haute mer se prolonge au dela de la vue humaine, que, meme hors de la vie, l'immense navigation continue, et qu'un jour nous constaterons la ressemblance de l'ocean ou sont les vagues avec la tombe ou sont les ames. Une vague qui pense, c'est l'ame humaine.
VICTOR HUGO.
VII
LES SAUVETEURS
Hauteville-House, 14 avril 1870.
Messieurs les connetables de Saint-Pierre-Port,
En ce moment de naufrages et de sinistres, il faut encourager les sauveteurs. Chacun, dans la mesure de ce qu'il peut, doit les honorer et les remercier. Dans les ports de mer, le sauvetage est toujours a l'ordre du jour.
J'ai en ma possession une bouee et une ceinture de sauvetage modeles, executees specialement pour moi par l'excellent fabricant Dixon, de Sunderland. M'en servir pour moi-meme, cela peut se faire attendre; il me semble meilleur d'en user des aujourd'hui, en offrant, comme publique marque d'estime, ces engins de conservation de la vie humaine a l'homme de cette ile auquel on doit le plus grand nombre de sauvetages.
Vous etes necessairement mieux renseignes que moi. Veuillez me le designer. J'aurai l'honneur de vous remettre immediatement la ceinture et la bouee pour lui etre transmises.
Recevez l'assurance de ma cordialite,
VICTOR HUGO.
A la suite de cette lettre, le capitaine Abraham Martin, maitre du port, a ete designe comme ayant opere dans sa vie environ quarante-cinq sauvetages. C'est a lui qu'ont ete remis les engins de sauvetage, sur lesquels M. Victor Hugo a ecrit de sa main:
Donne comme publique marque d'estime au capitaine Abraham Martin.
VIII
LE TRAVAIL EN AMERIQUE
Hauteville-House, 22 avril 1870.
Vous m'annoncez, general, une bonne nouvelle, la coalition des travailleurs en Amerique; cela fera pendant a la coalition des rois en France.
Les travailleurs sont une armee; a une armee il faut des chefs; vous etes un des hommes designes comme guides par votre double instinct de revolution et de civilisation.
Vous etes de ceux qui savent conseiller au peuple tout le possible, sans sortir du juste et du vrai.
La liberte est un moyen en meme temps qu'un but, vous le comprenez.
Aussi les travailleurs vous ont-ils elu pour leur representant en
Amerique. Je vous felicite et les felicite.
Le travail est aujourd'hui le grand droit comme il est le grand devoir.
L'avenir appartient desormais a deux hommes, l'homme qui pense et l'homme qui travaille.
A vrai dire, ces deux hommes n'en font qu'un, car penser c'est travailler.
Je suis de ceux qui ont fait des classes souffrantes la preoccupation de leur vie. Le sort de l'ouvrier, partout, en Amerique comme en Europe, fixe ma plus profonde attention et m'emeut jusqu'a l'attendrissement. Il faut que les classes souffrantes deviennent les classes heureuses, et que l'homme qui jusqu'a ce jour a travaille dans les tenebres travaille desormais dans la lumiere.
J'aime l'Amerique comme une patrie. La grande republique de Washington et de John Brown est une gloire de la civilisation. Qu'elle n'hesite pas a prendre souverainement sa part du gouvernement du monde. Au point de vue social, qu'elle emancipe les travailleurs; au point de vue politique, qu'elle delivre Cuba.
L'Europe a les yeux fixes sur l'Amerique. Ce que l'Amerique fera sera bien fait. L'Amerique a ce double bonheur d'etre libre comme l'Angleterre et logique comme la France.
Nous l'applaudirons patriotiquement dans tous ses progres. Nous sommes les concitoyens de toute nation qui est grande.
General, aidez les travailleurs dans leur coalition puissante et sainte.
Je vous serre la main.
VICTOR HUGO.
IX
LE PLEBISCITE
Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-etre on ne sait quel ebranlement mysterieux, eprouva le besoin de se faire etayer par le peuple. Il demanda a la nation de confirmer l'empire par un vote. On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait etre ce vote. Il repondit:
Non.
En trois lettres ce mot dit tout.
Ce qu'il contient remplirait un volume.
Depuis dix-neuf ans bientot, cette reponse se dresse devant l'empire.
Ce sphinx obscur sent que c'est la le mot de son enigme.
A tout ce que l'empire est, veut, reve, croit, peut et fait, Non suffit.
Que pensez-vous de l'empire? Je le nie.
Non est un verdict.
Un des proscrits de decembre, dans un livre, publie hors de France en 1853, s'est qualifie "la bouche qui dit Non".
Non a ete la replique a ce qu'on appelle l'amnistie.
Non sera la replique a ce qu'on appelle le plebiscite.
Le plebiscite essaye d'operer un miracle: faire accepter l'empire a la conscience humaine.
Rendre l'arsenic mangeable. Telle est la question.
L'empire a commence par ce mot: Proscription. Il voudrait bien finir par celui-ci: Prescription. Ce n'est qu'une toute petite lettre a changer. Rien de plus difficile.
S'improviser Cesar, transformer le serment en Rubicon et l'enjamber, faire tomber au piege en une nuit tout le progres humain, empoigner brusquement le peuple sous sa grande forme republique et le mettre a Mazas, prendre un lion dans une souriciere, casser par guet-apens le mandat des representants et l'epee des generaux, exiler la verite, expulser l'honneur, ecrouer la loi, decreter d'arrestation la revolution, bannir 89 et 92, chasser la France de France, sacrifier sept cent mille hommes pour demolir la bicoque de Sebastopol, s'associer a l'Angleterre pour donner a la Chine le spectacle de l'Europe vandale, stupefier de notre barbarie les barbares, detruire le palais d'Ete de compte a demi avec le fils de lord Elgin qui a mutile le Parthenon, grandir l'Allemagne et diminuer la France par Sadowa, prendre et lacher le Luxembourg, promettre Mexico a un archiduc et lui donner Queretaro, apporter a l'Italie une delivrance qui aboutit au concile, faire fusiller Garibaldi par des fusils italiens a Aspromonte et par des fusils francais a Mentana, endetter le budget de huit milliards, tenir en echec l'Espagne republicaine, avoir une haute cour sourde aux coups de pistolet, tuer le respect des juges par le respect des princes, faire aller et venir les armees, ecraser les democraties, creuser des abimes, remuer des montagnes, cela est aise. Mais mettre un e a la place d'un o, c'est impossible.
Le droit peut-il etre proscrit? Oui. Il l'est. Prescrit? Non.
Un succes comme le Deux-Decembre ressemble a un mort en ceci qu'il tombe tout de suite en pourriture et en differe en cela qu'il ne tombe jamais en oubli. La revendication contre de tels actes est de droit eternel.
Ni limite legale, ni limite morale. Aucune decheance ne peut etre opposee a l'honneur, a la justice et a la verite, le temps ne peut rien sur ces choses. Un malfaiteur qui dure ne fait qu'ajouter au crime de son origine le crime de sa duree.
Pour l'histoire, pas plus que pour la conscience humaine, Tibere ne passe jamais a l'etat de "fait accompli".
Newton a calcule qu'une comete met cent mille ans a se refroidir; de certains crimes enormes mettent plus de temps encore.
La voie de fait aujourd'hui regnante perd sa peine. Les plebiscites n'y peuvent rien. Elle croit avoir le droit de regner; elle n'a pas le droit.
C'est etrange, un plebiscite. C'est le coup d'etat qui se fait morceau de papier. Apres la mitraille, le scrutin. Au canon raye succede l'urne felee. Peuple, vote que tu n'existes pas. Et le peuple vote. Et le maitre compte les voix. Il en a tout ce qu'il a voulu avoir; et il met le peuple dans sa poche. Seulement il ne s'est pas apercu que ce qu'il croit avoir saisi est insaisissable. Une nation, cela n'abdique pas. Pourquoi? parce que cela se renouvelle. Le vote est toujours a recommencer. Lui faire faire une alienation quelconque de souverainete, extraire de la minute l'heredite, donner au suffrage universel, borne a exprimer le present, l'ordre d'exprimer l'avenir, est-ce que ce n'est pas nul de soi? C'est comme si l'on commandait a Demain de s'appeler Aujourd'hui.
N'importe, on a vote. Et le maitre prend cela pour un consentement. Il n'y a plus de peuple. Ces pratiques font rire les anglais. Subir le coup d'etat! subir le plebiscite! comment une nation peut-elle accepter de telles humiliations? L'Angleterre a en ce moment-ci le bonheur de mepriser un peu la France. Alors meprisez l'ocean. Xerces lui a donne le fouet.
On nous invite a voter sur ceci: le perfectionnement d'un crime.
L'empire, apres dix-neuf ans d'exercice, se croit tentant. Il nous offre ses progres. Il nous offre le coup d'etat accommode au point de vue democratique, la nuit de Decembre ajustee a l'inviolabilite parlementaire, la tribune libre emboitee dans Cayenne, Mazas modifie dans le sens de l'affranchissement, la violation de tous les droits arrangee en gouvernement liberal.
Eh bien, non.
Nous sommes ingrats.
Nous, les citoyens de la republique assassinee, nous, les justiciers pensifs, nous regardons avec l'intention d'en user, l'affaiblissement d'autorite propre a la vieillesse d'une trahison. Nous attendons.
Et en attendant, devant le mecanisme dit plebiscite, nous haussons les epaules.
A l'Europe sans desarmement, a la France, sans influence, a la Prusse sans contre-poids, a la Russie sans frein, a l'Espagne sans point d'appui, a la Grece sans la Crete, a l'Italie sans Rome, a Rome sans les Romains, a la democratie sans le peuple, nous disons Non.
A la liberte poinconnee par le despotisme, a la prosperite derivant d'une catastrophe, a la justice rendue au nom d'un accuse, a la magistrature marquee des lettres L. N. B., a 89 vise par l'empire, au 14 Juillet complete par le 2 Decembre, a la loyaute juree par le faux serment, au progres decrete par la retrogradation, a la solidite promise par la ruine, a la lumiere octroyee par les tenebres, a l'escopette qui est derriere le mendiant, au visage qui est derriere le masque, au spectre qui est derriere le sourire, nous disons Non.
Du reste, si l'auteur du coup d'etat tient absolument a nous adresser une question a nous, peuple, nous ne lui reconnaissons que le droit de nous faire celle-ci:
"Dois-je quitter les Tuileries pour la Conciergerie et me mettre a la disposition de la justice?
"NAPOLEON."
Oui.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 27 avril 1870.
X
LA GUERRE EN EUROPE
En juillet 1870, la guerre eclate. Le piege Hohenzollern est tendu par la Prusse a la France, et la France y tombe. Victor Hugo croyait la France armee, et, par consequent, d'avance il la croyait victorieuse. Il deplorait pourtant cette guerre, et il songeait au sang qu'elle allait repandre.
Il ecrivit aux femmes de Guernesey la lettre qu'on va lire et qui fut reproduite par les journaux anglais comme adressee a toutes les femmes d'Angleterre.
Pendant le siege de Paris, des ballots de charpie, expedies d'Angleterre a Victor Hugo, furent partages par lui, comme il s'y etait engage dans sa lettre, en deux parts egales, l'une pour les blesses francais, l'autre pour les blesses allemands. M. de Flavigny, president de la commission internationale, se chargea de transmettre au quartier general de Versailles les ballots de charpie destines par Victor Hugo aux ambulances allemandes.
AUX FEMMES DE GUERNESEY
Hauteville-House, 22 juillet 1870.
Mesdames,
Il a plu a quelques hommes de condamner a mort une partie du genre humain, et une guerre a outrance se prepare. Cette guerre n'est ni une guerre de liberte, ni une guerre de devoir, c'est une guerre de caprice. Deux peuples vont s'entre-tuer pour le plaisir de deux princes. Pendant que les penseurs perfectionnent la civilisation, les rois perfectionnent la guerre. Celle-ci sera affreuse.
On annonce des chefs-d'oeuvre. Un fusil tuera douze hommes, un canon en tuera mille. Ce qui va couler a flots dans le Rhin, ce n'est plus l'eau pure et libre des grandes Alpes, c'est le sang des hommes.
Des meres, des soeurs, des filles, des femmes vont pleurer. Vous allez toutes etre en deuil, celles-ci a cause de leur malheur, celles-la a cause du malheur des autres.
Mesdames, quel carnage! quel choc de tous ces infortunes combattants! Permettez-moi de vous adresser une priere. Puisque ces aveugles oublient qu'ils sont freres, soyez leurs soeurs, venez-leur en aide, faites de la charpie. Tout le vieux linge de nos maisons, qui ici ne sert a rien, peut la-bas sauver la vie a des blesses. Toutes les femmes de ce pays s'employant a cette oeuvre fraternelle, ce sera beau; ce sera un grand exemple et un grand bienfait. Les hommes font le mal, vous femmes, faites le remede; et puisque sur cette terre il y a de mauvais anges, soyez les bons.
Si vous le voulez, et vous le voudrez, en peu de temps on peut avoir une quantite considerable de charpie. Nous en ferons deux parts egales, et nous enverrons l'une a la France et l'autre a la Prusse.
Je mets a vos pieds mon respect.
VICTOR HUGO.
NOTES
1853
CALOMNIES IMPERIALES
LETTRE DE CHARLES HUGO
La lettre qui suit, adressee aux journaux honnetes hors de France, donne une idee des calomnies de la presse bonapartiste contre les proscrits:
"Jersey, 2 juin 1853.
"Monsieur le redacteur,
"Le journal la Patrie a publie l'article suivant, reproduit par les journaux officiels des departements et que je lis dans l'Union de la Sarthe, du 11 mai.
"Il vient de se passer a Jersey un fait qui merite d'etre rapporte a titre d'enseignement. Un francais, interne dans l'ile, etant mort, M. Victor Hugo a prononce sur sa tombe un discours qui a ete imprime dans le journal du pays, et dans lequel il a represente la France comme etant en ce moment couverte d'echafauds politiques. On nous ecrit que ce mensonge grossier, d'apres lequel il n'y a plus a reclamer pour son auteur que le sejour d'une maison d'alienes, a produit une si grande indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu'une petition a ete redigee et couverte de signatures pour demander qu'on interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les refugies francais, et qui inspirent a la population entiere le plus profond degout.
"CH. SCHILLER."
"Cet article contient deux allegations, l'une concernant le discours de M. Victor Hugo, l'autre concernant l'effet qu'il aurait produit a Jersey.
"Pour ce qui est du discours, la reponse est simple. Puisque ce discours,—dans lequel M. Victor Hugo, au nom des proscrits de Jersey, qui lui en avaient donne la mission, et avec l'adhesion de la proscription republicaine tout entiere, a declare que les proscrits republicains, fideles au grand precedent de Fevrier, abjuraient a jamais, quel que fut l'avenir, toute idee d'echafauds politiques et de represailles sanglantes,—puisque ce discours a cause, au dire de la Patrie, une si grande indignation a Jersey, il n'excitera certainement pas moins d'indignation en France, et la Patrie ne saurait mieux faire que de le reproduire. Nous l'en defions.
"Je mets a la poste aujourd'hui meme, a l'adresse du redacteur de la Patrie, un exemplaire du discours.
"Quant a l'effet produit a Jersey, pour toute reponse, je me borne aux faits. Il y a quatre journaux a Jersey ecrits en francais. Ces journaux sont: la Chronique de Jersey, l'Impartial de Jersey, le Constitutionnel (de Jersey), la Patrie (de Jersey). Ces quatre journaux ont tous publie textuellement le discours de mon pere et ont constate le jour meme l'effet produit par ce discours. Je les cite:
"La Chronique dit:
"Un puissant interet s'attachait a la ceremonie. On savait que M. Victor Hugo devait prendre la parole en cette occasion, et chacun voulait entendre cette grande et puissante voix. Aussi, longtemps avant l'arrivee du convoi funebre, un grand concours de personnes, venues de la ville a pied et en voitures, se pressait deja autour de la tombe. La procession, en entrant dans le cimetiere, a fait le tour de la fosse creusee pour recevoir la depouille du defunt, et le corps ayant ete depose dans sa derniere demeure, tout le monde s'est decouvert, et c'est au milieu du silence le plus solennel que M. Hugo a prononce, d'une voix fortement accentuee, l'admirable discours que nous reproduisons ici:"
(Suit le discours.)
"Tous les proscrits ont repete ce cri; puis chacun d'eux est venu, morne et silencieux, deposer une poignee de terre sur la biere de leur defunt frere. Le discours prononce dans cette occasion fera epoque dans les annales du petit cimetiere des Independants de la paroisse de Saint-Jean. Le jour viendra ou l'on montrera aux etrangers l'endroit ou Victor Hugo, le grand orateur, le grand poete, adressa a ses freres exiles les nobles et touchantes paroles qui vont avoir un retentissement universel et seront soigneusement recueillies par l'histoire."
"Le Constitutionnel (de Jersey), apres avoir reproduit le discours, dit:
"Un grand nombre de jersiais, venus au cimetiere de Saint-Jean, ont ete heureux d'entendre un pareil langage dans la bouche de notre hote illustre."
"La Patrie (de Jersey) fait preceder le discours des lignes que voici:
"Le convoi s'est achemine vers Saint-Jean, dans le plus grand ordre et dans un silence religieux.
"La, en presence d'une foule nombreuse venue pour entendre sa parole,
M. Victor Hugo a prononce le beau discours que nous reproduisons."
"Enfin l'Impartial:
"Le cadavre, retire du corbillard, fut porte a bras sur le bord de la fosse, et quand il y eut ete descendu et avant qu'on le couvrit de terre, Victor Hugo, que chacun etait si impatient d'entendre, prononca, au milieu du plus religieux silence et de plus de quatre cents auditeurs, de cette voix male avec laquelle il defendait la republique, avec cet accent irresistible qui est le resultat de la conviction, de la foi dans ses opinions, Victor Hugo, disons-nous, prononca le discours suivant, dont la gravite s'augmentait encore du lieu ou il etait prononce et des circonstances. Aussi fut-il ecoute avec une avidite que nous ne saurions depeindre et qui ne peut etre comparee qu'a la vive impression qu'il produisit."
"Ce dernier journal, l'Impartial de Jersey, se faisait du reste une idee assez juste de la bonne foi d'une certaine espece de journaux en France; seulement, dans cette occasion, il attribuait a tort au Constitutionnel une idee qui ne devait venir qu'a la Patrie. Voici ce que disait, en publiant le discours de mon pere et en rendant compte de l'effet produit, l'Impartial:
"Le veridique Constitutionnel de Paris nous dira sans doute, dans quelques jours, combien il aura fallu employer de sergents de ville et de gendarmes pour maintenir le bon ordre, durant les funerailles de Jean Bousquet, le second proscrit du 2 decembre qui meurt depuis dix jours; il nous racontera, bien certainement, avec sa franchise et sa loyaute habituelles, combien les autorites auront ete obligees d'appeler de bataillons pour reprimer l'emeute excitee par les chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et si emouvante."
"Je pourrais, monsieur le redacteur, borner la cette reponse; permettez-moi pourtant d'ajouter encore, non une reflexion, mais un fait. Le journal la Patrie, qui insulte aujourd'hui mon pere proscrit, publia, il y a deux ans, au mois de juillet 1851, un article injurieux contre l'Evenement. Nous fimes demander a la Patrie ou une retractation ou une reparation par les armes; la Patrie prefera une retractation. Elle s'executa en ces termes:
"En presence des explications echangees entre les temoins de M. Charles Hugo et ceux de M. Mayer, M. Mayer declare retirer purement et simplement son article."
"On remarquera que le redacteur de la Patrie, auteur de l'offense et endosseur de la retractation, se nomme M. Mayer; il a fait plus tard un acte de courage; il a publie, a Paris, en decembre 1851, l'ouvrage intitule: HISTOIRE DU 2 DECEMBRE.
"En 1851, la Patrie insultait, puis se retractait; nous etions presents. Aujourd'hui, la Patrie recommence ses insultes; nous sommes absents.
"Vous voudrez sans doute, monsieur le redacteur, aider la proscription a repousser la calomnie et preter votre publicite a cette lettre.
"Recevez, je vous prie, avec tous mes remerciments, l'assurance de ma vive et fraternelle cordialite.
"CHARLES HUGO."
1854
AFFAIRE TAPNER
Nous extrayons de la Nation du 8 fevrier ce qui suit:
"Nous revenons une derniere fois, pour le mouvement memorable qui l'a precedee, sur l'execution de Tapner.
"Le 10 janvier, Victor Hugo adresse a la population de Guernesey l'appel de la democratie. La parole chretienne du proscrit republicain est entendue; elle retentit dans toutes les ames. Sept cents citoyens anglais adressent a la reine une demande en grace en faveur du condamne.
"Le 21, la Chronique de Jersey annonce que le jeudi, 19, la petition, prise en consideration par la cour, a ete renvoyee au secretaire d'etat. Lord Palmerston avait accorde un sursis de huit jours. Commencement de triomphe pour la democratie et esperance d'un triomphe complet sur le bourreau, dans cette circonstance solennelle.
"Dans leur demande en grace, en reponse a l'appel de Victor Hugo, les sept cents citoyens anglais proclamaient le principe de l'inviolabilite de la vie humaine. La peine de mort, disaient-ils, doit etre abolie.
"Le 28, le Star de Guernesey nous apportait la sentence de Tapner, disant que l'execution aurait lieu le 3 fevrier. Et le 3 fevrier Tapner etait pendu (le 10 fevrier, apres nouveau sursis).
"La democratie avait compte sans l'ambassadeur de M. Bonaparte a
Londres.
"Cette lutte autour d'un gibet ne saurait etre oubliee dans les annales du temps.
"Avec Tapner a Guernesey, c'est le monde paien qui nous semble monter au gibet. La revolution prochaine a, par l'organe de Victor Hugo, fait entendre a la societe nouvelle la voix de l'avenir et porte la sentence de l'humanite contre les lois de sang de la societe monarchique.
"Le bourreau anglais a eu une nouvelle tete d'homme, mais la democratie a, du haut des rochers de l'exil, fletri le bourreau et remporte sur lui une de ces victoires morales que ne balance pas la tete d'un assassin.
"L'ambassadeur de l'empire a gagne la cause du gibet aupres de lord Palmerston; mais le representant de la republique a gagne devant l'Europe la cause de l'avenir.
"A qui l'honneur de la journee?
"A qui la responsabilite d'une nouvelle strangulation d'homme?
"Et qui des deux, devant le cadavre de Tapner, aura eu droit de regarder l'autre en face, de Victor Hugo ou de M. Waleski, de la democratie proscrite ou de l'empire debout, et assez puissant pour attacher un cadavre humain en trophee au gibet de Guernesey?"
On lit dans l'Homme, du 15 fevrier:
"C'est assez l'habitude des gouvernements et des puissances de la terre de repousser la priere des idees, ces grandes suppliantes. Tout ce qui est autorite, pouvoir, etat, est en general fort avare soit de libertes a fonder, soit de graces a repandre: la force est jalouse; et quand elle n'egorge pas comme a Paris, de haute lutte, ou par guet-apens, elle a, comme a Londres, ses petites fins de non-recevoir, ses necessites politiques, ses justices legales.
"Il arrive parfois, pourtant, que cela coute cher, et que l'autorite qui ne sait pas le pardon est cruellement chatiee, c'est lorsqu'un grand esprit profondement humain veille derriere les echafauds, derriere les gouvernements.
"Ainsi, l'homme qu'on vient de pendre a Guernesey, Victor Hugo l'avait defendu vivant; il l'avait abrite, quand il etait deja dans le froid de la mort, sous la pitie sainte; il avait jete, sur cette misere souillee de crimes, la riche hermine de l'esperance et la grande charte de l'inviolabilite qui permet l'expiation et le repentir. Mais a Londres la puissance est restee sourde a cette voix, comme aux sept cents echos qu'elle avait eveilles dans la petite ile emue, et l'on a pendu Tapner, apres trois sursis qui, pour cet homme de la mort, avaient ete trois renaissances, trois aurores! Eh bien, voila maintenant qu'aussi tenace que la loi, l'esprit vengeur de la philosophie revient, se penche sur le cadavre encore tout chaud, sonde les plaies, raconte les luttes terribles de cette agonie desesperee, ses bonds, ses gestes, ses convulsions supremes, ses regards presque eteints a travers le sang, et les pities indignees de la foule et ses anathemes!
"Qu'aura gagne la loi, qu'aura gagne le gouvernement, dites-le-nous, qu'aura gagne l'exemple a cette execution qui n'a pas ose affronter la grande place, publique et libre, qui par ses details hideux rappelle a tous les tragedies de l'abattoir, et qu'un formidable requisitoire vient de denoncer au monde?
"Ces pages eloquentes, nous le savons, n'emporteront point la peine de mort et ne rendront pas a la vie le condamne que la justice vient d'abattre; mais le gibet de Guernesey sera vu de tous les points de la terre; mais la conscience humaine, qu'avaient peut-etre endormie les succes du crime, sera de nouveau remuee dans toutes ses profondeurs, et tot ou tard, la corde de Tapner cassera, comme au siecle dernier se brisa la roue, sous Calas.
"Quant a nous, gens de la religion nouvelle, quels que puissent etre l'avenir et les destinees, nous sommes heureux et fiers que de tels actes et de si grandes paroles sortent de nos rangs; c'est une esperance, c'est une joie, c'est pour nous une consolation supreme, puisque la patrie nous est fermee, de voir l'idee francaise rayonner ainsi sur nos tentes de l'exil, l'idee de France n'est-ce pas encore le soleil de France?
"Et voyez; pour que l'enseignement, sans doute, soit entier et decisif, comme les roles s'eclairent! Liee par les textes, il faut le reconnaitre, la justice condamne; souveraine et libre, la politique maintient, elle assure son cours a la loi de sang; apotres de charite, missionnaires de misericorde, les pretres de toutes les religions se derobent, ils n'arrivent que pour l'agonie;—et qui vient a la grace? L'opinion publique;—et qui la demande? Un proscrit. Honneur a lui!
"Ainsi, d'une part, les religions et les gouvernements; de l'autre, les peuples et les idees; avec nous la vie, avec eux la mort…. Les destins s'accompliront!
"CH. RIBEYROLLES."
On lit dans la Nation du 12 avril 1854:
"L'affaire Tapner, dont le retentissement a ete si grand, vient d'avoir en Amerique une consequence des plus frappantes et des plus inattendues. Nous livrons le fait a la meditation des esprits serieux.
"Dans les premiers jours de fevrier dernier, un nomme Julien fut condamne a mort a Quebec (Canada), pour assassinat sur la personne d'un nomme Pierre Dion, son beau-pere. C'est en ce moment-la precisement que les journaux d'Europe apporterent au Canada la lettre adressee au peuple de Guernesey, par Victor Hugo, pour demander la grace de Tapner.
"Le Moniteur canadien du 16 fevrier, que nous avons sous les yeux, publia l'adresse de Victor Hugo aux Guernesiais, et la fit suivre de la reflexion qu'on va lire. Nous citons:
"Cette sublime refutation de la peine de mort ne vient-elle pas a propos pour enseigner la conduite qu'on devrait tenir envers le malheureux assassin de Pierre Dion?"
"Voici maintenant ce que, a quelques jours de distance, nous lisons dans le Pays de Montreal:
"La sentence de mort prononcee contre Julien, pour le meurtre de son beau-pere, a Quebec, a ete commuee en une detention perpetuelle dans le penitentiaire provincial."
"Et le journal canadien ajoute:
"Victor Hugo avait eleve sa voix eloquente, juste au moment ou la vie et la mort de Julien etaient dans la balance.
"Tous ceux qui aiment et respectent l'humanite; tous ceux qui voient l'expiation du crime, non dans un meurtre de sang-froid, mais dans de longues heures de repentir accordees au coupable, ont appris avec bonheur la nouvelle d'un evenement qui regle implicitement une haute question de philosophie sociale.
"On peut dire qu'au Canada la peine de mort est, de fait, abolie."
"Sainte puissance de la pensee! elle va s'elargissant comme les fleuves; filet d'eau a sa source, ocean a son embouchure; souffle a deux pas, ouragan a deux mille lieues. La meme parole qui, partie de Jersey, semble n'avoir pu ebranler le gibet de Guernesey, passe l'Atlantique et deracine la peine de mort au Canada. Victor Hugo ne peut rien en Europe pour Tapner qui agonise sous ses yeux, et il sauve en Amerique Julien qu'il ne connait pas. La lettre ecrite pour Guernesey arrive a son adresse a Quebec.
"Disons a l'honneur des magistrats du Canada que le procureur general, qui avait condamne a mort Julien, s'est chaudement entremis pour que la condamnation ne fut pas executee; et glorifions le digne gouverneur du bas Canada, le general Rowan, qui a compris et consacre le progres. Avec quel sentiment de devoir accompli et de responsabilite evitee il doit lire en ce moment meme la lettre a lord Palmerston par laquelle Victor Hugo a clos sa lutte au pied du gibet de Guernesey.
"Une chose plus grande encore que le fait lui-meme resulte pour nous de ce que nous venons de raconter. A l'heure qu'il est, ce que l'autorite et le despotisme etouffent sur un continent renait a l'instant meme sur l'autre; et cette meme pulsation du grand coeur de l'humanite qu'on comprimait a Guernesey, a son contre-coup au Canada. Grace a la democratie, grace a la pensee, grace a la presse, le moment approche ou le genre humain n'aura plus qu'une ame."
SAUVAGERIES DE LA GUERRE DE CRIMEE
Extrait d'une lettre du 16 septembre 1854:
"Un evenement tres extraordinaire qui merite une severe censure a eu lieu hier vendredi. Signal fut fait du vaisseau l'Empereur a tous les navires d'envoyer leurs malades a bord du Kanguroo. Dans le cours de la journee, ce dernier fut entoure par des centaines de bateaux charges d'hommes malades et promptement rempli jusqu'a suffocation (speedily crowded to suffocation). Avant la soiree il contenait environ quinze cents invalides de tout rang souffrant a bord. Le spectacle qui s'offrait etait epouvantable (appalling) et les details en sont trop effrayants pour que j'y insiste. Quand l'heure d'appareiller fut venue, le Kanguroo, en replique a l'ordre de partir, hissa le signal: "C'est une tentative dangereuse." (It is a dangerous experiment.) L'Empereur repondit par signal: "Que voulez-vous dire?" Le Kanguroo riposta: "Le navire ne peut pas manoeuvrer." (The ship is unmanageable.) Toute la journee, le Kanguroo resta a l'ancre avec ce signal: "Envoyez des bateaux au secours." A la fin, des ordres furent donnes pour transporter une partie de ce triste chargement sur d'autres navires partant aussi pour Constantinople.
"Beaucoup de morts ont eu lieu a bord; il y a eu bien des scenes dechirantes, mais, helas! il ne sert a rien de les decrire. Il est evident, toutefois, que ni a bord ni a terre le service medical n'est suffisant. J'ai vu, de mes yeux, des hommes mourir sur le rivage, sur la ligne de marche et au bivouac, sans aucun secours medical; et cela a la portee d'une flotte de cinq cents voiles, en vue des quartiers generaux! Nous avons besoin d'un plus grand nombre de chirurgiens, et sur la flotte et dans l'armee; souvent, trop souvent, le secours medical fait entierement defaut, et il arrive frequemment trop tard."
(Times du samedi 30 septembre 1854.)
Extrait d'une lettre de Constantinople, du 28 septembre 1854:
"Il est impossible pour personne d'assister aux tristes scenes de ces derniers jours, sans etre surpris et indigne de l'insuffisance de notre service medical. La maniere dont nos blesses et nos malades sont traites n'est digne que des sauvages de Dahomey. Les souffrances a bord du Vulcain ont ete cruelles. Il y avait la trois cents blesses et cent soixante-dix choleriques, et tout ce monde etait assiste par quatre chirurgiens! C'etait un spectacle effrayant. Les blesses prenaient les chirurgiens par le pan de leur habit quand ceux-ci se frayaient leur chemin a travers des monceaux de morts et de mourants; mais les chirurgiens leur faisaient lacher prise! On devait s'attendre, avec raison peut-etre, a ce que les officiers recevraient les premiers soins et absorberaient sans doute a eux seuls l'assistance des quatre hommes de l'art; c'etait donc necessairement se mettre en defaut que d'embarquer des masses de blesses sans avoir personne pour leur donner les secours de la chirurgie et pour suffire meme a leurs besoins les plus pressants. Un grand nombre sont arrives a Scutari sans avoir ete touches par le chirurgien, depuis qu'ils etaient tombes, frappes des balles russes, sur les hauteurs de l'Alma. Leurs blessures etaient tendues (stiff) et leurs forces epuisees quand on les a hisses des bateaux pour les transporter a l'hopital, ou heureusement ils ont pu obtenir les secours de l'art.
"Mais toutes ces horreurs s'effacent, comparees a l'etat des malheureux passagers du Colombo. Ce navire partit de la Crimee le 24 septembre. Les blesses avaient ete embarques deux jours avant de mettre a la voile; et, quand on leva l'ancre, le bateau emportait vingt-sept officiers blesses, quatre cent vingt-deux soldats blesses et cent quatre prisonniers russes; en tout, cinq cent cinquante-trois personnes. La moitie environ des blesses avaient ete panses avant d'etre mis a bord. Pour subvenir aux besoins de cette masse de douleurs, il y avait quatre medecins dont le chirurgien du batiment, deja suffisamment occupe a veiller sur un equipage qui donne presque toujours des malades dans cette saison et dans ces parages. Le navire etait litteralement couvert de formes couchees a terre. Il etait impossible de manoeuvrer. Les officiers ne pouvaient se baisser pour trouver leurs sextants et le navire marchait a l'aventure. On est reste douze heures de plus en mer a cause de cet empechement. Les plus malades etaient mis sur la dunette et, au bout d'un jour ou de deux, ils n'etaient plus qu'un tas de pourritures! Les coups de feu negliges rendaient des vers qui couraient dans toutes les directions et empoisonnaient la nourriture des malheureux passagers. La matiere animale pourrie exhalait une odeur si nauseabonde que les officiers et l'equipage manquaient de se trouver mal, et que le capitaine est aujourd'hui malade de ces cinq jours de miseres. Tous les draps de lit, au nombre de quinze cents, avaient ete jetes a la mer. Trente hommes sont morts pendant la traversee. Les chirurgiens travaillaient aussi fort que possible, mais ils pouvaient bien peu parmi tant de malades; aussi beaucoup de ces malheureux ont passe pour la premiere fois entre les mains du medecin a Scutari, six jours apres la bataille!
"C'est une penible tache que de signaler les fautes et de parler de l'insuffisance d'hommes qui font de leur mieux, mais une deplorable negligence a eu lieu depuis l'arrivee du steamer. Quarante-six hommes ont ete laisses a bord deux jours de plus, quand, avec quelque surcroit d'efforts, on aurait pu les mettre en lieu sur a l'hopital. Le navire est tout a fait infecte; un grand nombre d'hommes vont etre immediatement employes a le nettoyer et a le fumiger, pour eviter le danger du typhus qui se declare generalement dans de pareilles conditions. Deux transports etaient remorques par le Colombo, et leur etat etait presque aussi desastreux."
(Times, no. du vendredi 13 octobre 1854.)
"… Les turcs ont rendu de bons services dans les retranchements. Les pauvres diables souffrent de la dyssenterie, des fievres, du typhus. Leur service medical est nul, et nos chirurgiens n'ont pas le loisir de s'occuper d'eux."
(Times, correspondance datee du 29 octobre 1854.)
Ce qui suit est extrait d'une correspondance adressee au Morning
Herald et datee de Balaklava, 8 novembre 1854:
"Mais il est inutile d'insister sur ces details dechirants; qu'il suffise de dire que parmi les carcasses d'environ deux cents chevaux tues ou blesses, sont couches les cadavres de nos braves artilleurs anglais et francais, tous plus ou moins horriblement mutiles. Quelques-uns ont la tete detachee du cou, comme par une hache; d'autres ont la jambe separee de la hanche, d'autres les bras emportes; d'autres encore, frappes a la poitrine ou dans l'estomac, ont ete litteralement broyes comme s'ils avaient ete ecrases par une machine. Mais ce ne sont pas les allies seulement qui sont etendus la; au contraire, il y a dix cadavres russes pour un des notres, avec cette difference que les russes ont tous ete tues par la mousqueterie avant que l'artillerie ait donne. Sur cette place l'ennemi a maintenu constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les bombes n'eclataient que sur des morts.
"En traversant la route qui mene a Sebastopol, entre des monceaux de morts russes, on arrive a la place ou les gardes ont ete obliges d'abandonner la defense du retranchement qui domine la vallee d'Inkermann. La nos morts sont aussi nombreux que ceux de l'ennemi. En travers du sentier, cote a cote, sont etendus cinq gardes qui ont ete tues par le meme boulet en chargeant l'ennemi. Ils sont couches dans la meme attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispees, ayant tous sur le visage le meme froncement douloureux et terrible. Au dela de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont couches epais comme des feuilles au milieu des cadavres.
"Sur la droite du retranchement est la route qui mene a la batterie des Deux-Canons. Le sentier passe a travers un fourre epais, mais le sentier est glissant de sang, et le fourre est couche contre terre et encombre de morts. La scene vue de la batterie est terrible, terrible au dela de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers neuf heures du soir, et j'ai senti mon coeur s'enfoncer comme si j'assistais a la scene meme du carnage. La lune etait a son plein et eclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi etait la vallee d'Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre les hauteurs, comme une bande d'argent. C'etait une vue splendide qui, pour la variete et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallee d'Inkermann qu'avec un sentiment de repulsion et d'horreur; car autour de la place ou je regardais etaient couches plus de cinq mille cadavres. Beaucoup de blesses aussi etaient la; et les lents et penibles gemissements de leur agonie frappaient mon oreille avec une precision sinistre, et, ce qui est plus douloureux encore, j'entendais les cris enroues et le rale desespere de ceux qui se debattaient avant d'expirer.
"Les ambulances aussi vite qu'elles pouvaient venir, recevaient leur charge de souffrants, et on employait jusqu'a des couvertures pour transporter les blesses.
"En dehors de la batterie, les russes sont couches par deux ou trois les uns sur les autres. En dedans, la place est litteralement encombree des gardes russes, du 55e et du 20e regiment. Les belles et hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient etre distinguees d'un coup d'oeil, quoique les grands habits gris taches de leur sang fussent devenus semblables a l'exterieur. Les hommes sont couches comme ils sont tombes, en tas; ici un des notres sur trois ou quatre russes, la un russe sur trois ou quatre des notres. Quelques-uns s'en sont alles avec le sourire aux levres et semblent comme endormis; d'autres sont horriblement contractes; leurs yeux hors de tete et leurs traits enfles annoncent qu'ils sont morts agonisants, mais menacants jusqu'au bout. Quelques-uns reposent comme s'ils etaient prepares pour l'ensevelissement et comme si la main d'un parent avait arrange leurs membres mutiles, tandis que d'autres sont encore dans des positions de combat, a moitie debout ou a demi agenouilles, serrant leur arme ou dechirant une cartouche. Beaucoup sont etendus, les mains levees vers le ciel, comme pour detourner un coup ou pour proferer une priere, tandis que d'autres ont le froncement hostile de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils etaient morts desesperes. La clarte de la lune repandait sur ces formes une paleur surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines agitait les branches d'arbres au-dessus de ces faces retournees, si bien que l'ombre leur donnait une apparence horrible de vitalite; et il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n'etait pas seulement une place qui semblait ainsi animee, c'etait tout le champ de bataille.
"Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards cherchaient ceux qui vivaient encore; d'autres avec des lanternes retournaient les morts pour decouvrir les officiers qu'on savait tues, mais qu'on n'avait pas retrouves. La aussi il y avait des femmes anglaises dont les maris ou les parents n'etaient pas revenus; elles couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le visage de nos morts vers la clarte de la lune, desesperees, et bien plus a plaindre que ceux qui etaient gisants."
(Morning Herald du vendredi 24 novembre 1854.)
"… On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisees. Ca et la, dans l'ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne a la main, des femmes rodaient parmi les cadavres, regardant l'une apres l'autre ces faces pales et cherchant celle-ci son fils, celle-la son mari."
(Napoleon le Petit, p. 196.)
1860
ADRESSE DE L'ILE DE JERSEY A VICTOR HUGO
Monsieur,
Le comite des amis de la Sicile, devant convoquer une reunion publique des habitants de Jersey le 13 juin 1860, a l'effet d'exprimer leur sympathie pour le peuple sicilien, luttant les armes a la main pour la liberte contre un despotisme execrable et execre, les soussignes sollicitent respectueusement la faveur de votre presence et de votre precieuse assistance a la manifestation projetee.
La cause de la Sicile se recommande a tous ceux qui meritent veritablement le nom d'hommes, a tout homme estimant les institutions libres, a tout ami de la liberte et du genre humain, et nous sommes persuades qu'une cause si sainte a votre plus ardente sympathie. Vous avez consacre votre genie a la liberte, a la justice, a l'humanite; votre eloquente voix elevee a Jersey en faveur des siciliens honorera notre petite ile et contribuera a exciter encore les sympathies de l'Angleterre, de la France et de l'Europe entiere en faveur de ce vaillant peuple luttant contre des forces grandement superieures pour le bien le plus precieux de cette vie. Ce n'est pas aller trop loin que d'affirmer que votre eloquence infusera une nouvelle force dans le coeur des combattants de la liberte, victorieux mais fatigues, et portera la terreur dans l'ame de leurs ennemis.
Oui, monsieur, vos fervents plaidoyers en faveur de la liberte et de l'humanite, vos protestations contre la tyrannie et les cruautes, feront echo dans le camp de Garibaldi et sonneront le glas du desespoir aux oreilles de l'infame roi de Naples.
Nous sollicitons de nouveau votre cooperation, et, en vous exprimant notre sincere respect et admiration, nous avons l'honneur d'etre, etc.
(Suivent les signatures.)
1862
LE BANQUET DE BRUXELLES
Un des plus excellents ecrivains de la presse belge et francaise, M. Gustave Frederix, a publie, en 1862, sur le banquet de Bruxelles, de remarquables pages qui eurent alors un grand retentissement et qui seront consultees un jour, car elles font partie a la fois de l'histoire politique et de l'histoire litteraire de notre temps [note: Souvenir du banquet donne a Victor Hugo. Bruxelles.]. Le banquet de Bruxelles fut une memorable rencontre d'intelligences et de renommees venues de tous les points du monde civilise pour protester autour d'un proscrit contre l'empire. On trouve dans l'eloquent ecrit de M. Gustave Frederix tous les details de cette manifestation eclatante. M. Victor Hugo presidait le banquet, ayant a sa droite le bourgmestre de Bruxelles et a sa gauche le president de la chambre des representants. De grandes voix parlerent, Louis Blanc, Eugene Pelletan; puis, au nom de la presse de tous les pays, d'eminents journalistes, M. Berardi pour la Belgique, M. Nefftzer pour la France, M. Cuesta pour l'Espagne, M. Ferrari pour l'Italie, M. Low pour l'Angleterre. Les honorables editeurs des Miserables, MM. Lacroix et Verboeckhoven remercierent l'auteur du livre au nom de la Librairie internationale. Champfleury salua Victor Hugo au nom des prosateurs, et Theodore de Banville le salua au nom des poetes. Jamais de plus nobles paroles ne furent entendues. Cette fete fut grave et solennelle.
Dans ce temps-la, le bourgmestre de Bruxelles etait un honnete homme; il s'appelait Fontainas. Ce fut lui qui porta le toast a Victor Hugo; il le fit en ces termes:
"Il m'est agreable de vous souhaiter la bienvenue, a vous, messieurs, qui visitez la Belgique, si energiquement devouee a sa nationalite, si profondement heureuse des liberales institutions qui la gouvernent; a vous, messieurs, dont le talent charme, console ou eleve nos esprits. Mais, parmi tant de noms illustres, il en est un plus illustre encore; j'ai nomme Victor Hugo, dont la gloire peut se passer de mes eloges.
"Je porte un toast au grand ecrivain, au grand poete, a Victor Hugo!"
Victor Hugo se leva, et repondit:
"Messieurs,
"Je porte la sante du bourgmestre de Bruxelles.
"Je n'avais jamais rencontre M. Fontainas; je le connais depuis vingtquatre heures, et je l'aime. Pourquoi? regardez-le, et vous comprendrez. Jamais plus franche nature ne s'est peinte sur un visage plus cordial; son serrement de main dit toute son ame; sa parole est de la sympathie. J'honore et je salue dans cet homme excellent et charmant la noble ville qu'il represente.
"J'ai du bonheur, en verite, avec les bourgmestres de Bruxelles; il semble que je sois destine a toujours les aimer. Il y a onze ans, quand j'arrivai a Bruxelles, le 12 decembre 1851, la premiere visite que je recus, fut celle du bourgmestre, M. Charles de Brouckere. Celui-la aussi etait une haute et penetrante intelligence, un esprit ferme et bon, un coeur genereux.
"J'habitais la Grand' Place, de Bruxelles, qui, soit dit en passant, avec son magnifique hotel de ville encadre de maisons magnifiques, est tout entiere un monument. Presque tous les jours, M. Charles de Brouckere, en allant a l'hotel de ville, poussait ma porte et entrait. Tout ce que je lui demandais pour mes vaillants compagnons d'exil etait immediatement accorde. Il etait lui-meme un vaillant; il avait combattu dans les barricades de Bruxelles. Il m'apportait de la cordialite, de la fraternite, de la gaite, et, en presence des maux de ma patrie, de la consolation. L'amertume de Dante etait de monter l'escalier de l'etranger; la joie de Charles de Brouckere etait de monter l'escalier du proscrit. C'etait la un homme brave, noble et bon. Eh bien, le chaud et vif accueil de M. de Brouckere, je l'ai retrouve dans M. Fontainas; meme grace, meme esprit, meme bienvenue charmante, meme ouverture d'ame et de visage; les deux hommes sont differents, les deux coeurs sont pareils. Tenez, je viens de faire une promenade en Belgique; j'ai ete un peu partout, depuis les dunes jusqu'aux Ardennes. Eh bien, partout, j'ai entendu parler de M. Fontainas; j'ai rencontre partout son nom et son eloge; il est aime dans le moindre village, comme dans la capitale; ce n'est pas la une popularite de clocher, c'est une popularite de nation. Il semble que ce bourgmestre de Bruxelles soit le bourgmestre de la Belgique. Honneur a de tels magistrats! ils consolent des autres.
"Je bois a l'honorable M. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles; et je felicite cette illustre ville d'avoir a sa tete un de ces hommes en qui se personnifient l'hospitalite et la liberte, l'hospitalite, qui etait la vertu des peuples antiques, et la liberte, qui est la force des peuples nouveaux."
1863
AUX MEMBRES DU MEETING DE JERSEY POUR LA POLOGNE
Hauteville-House, 27 mars 1863.
Messieurs,—je suis atteint en ce moment d'un acces d'une angine chronique qui m'empeche de me rendre a votre invitation, dont je ressens tout l'honneur. Croyez a mon regret profond.
La sympathie est une presence; je serai donc en esprit au milieu de vous. Je m'associe du fond de l'ame a toutes vos genereuses pensees.
L'assassinat d'une nation est impossible. Le droit, c'est l'astre; il s'eclipse, mais il reparait. La Hongrie le prouve, Venise le prouve, la Pologne le prouve.
La Pologne, a l'heure ou nous sommes, est eclatante; elle n'est pas en pleine vie, mais elle est en pleine gloire; toute sa lumiere lui est revenue, la Pologne, accablee, sanglante et debout, eblouit le monde.
Les peuples vivent et les despotes meurent; c'est la loi d'en haut. Ne nous lassons pas de la rappeler a ce coupable empereur qui pese en cet instant sur deux nations, pour le malheur de l'une et pour la honte de l'autre. La plus a plaindre des deux, ce n'est pas la Pologne qu'il egorge, c'est la Russie qu'il deshonore. C'est degrader un peuple que d'en faire le massacreur d'un autre peuple. Je souhaite a la Pologne la resurrection a la liberte, et a la Russie la resurrection a l'honneur.
Ces deux resurrections, je fais plus que les souhaiter, je les attends.
Oui, le doute serait impie et presque complice, oui, la Pologne triomphera. Sa mort definitive serait un peu notre mort a tous. La Pologne fait partie du coeur de l'Europe. Le jour ou le dernier battement de vie s'eteindrait en Pologne, la civilisation tout entiere sentirait le froid du sepulcre.
Laissez-moi vous jeter de loin ce cri qui aura de l'echo dans vos ames!—Vive la Pologne! Vive le droit! Vivent la liberte des hommes et l'independance des peuples!
Permettez qu'a cette occasion, j'envoie tous mes voeux de bonheur a l'ile de Jersey qui m'est bien chere et a votre excellente population, et recevez, mes amis, mon salut cordial.
VICTOR HUGO.
1864
LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE
Louis Blanc avait fait part a Victor Hugo du desir qu'avait le Comite du centenaire de Shakespeare de le compter parmi ses membres ainsi que son fils Francois-Victor Hugo, le traducteur de Shakespeare.
Victor Hugo ecrivit a M. N.-Hepworth Dixon, secretaire du Comite de
Shakespeare a Londres:
"Hauteville-House, 20 janvier 1864.
"Monsieur,
"La lettre que vous a communiquee mon noble et cher ami M. Louis Blanc est, je pense, la reponse que voici a une lettre de lui:
"Hauteville-House, 11 octobre 1863.
"Cher Louis Blanc,
"Pendant les mois de juin, de juillet et d'aout, les journaux ont publie un certain nombre d'acceptations de personnes distinguees, invitees a faire partie du Comite de Shakespeare. Mon fils, le traducteur de Shakespeare, n'a pas ete invite. Il l'est aujourd'hui. Je trouve que c'est trop tard.
"Dans cet espace de trois mois, je n'ai pas ete invite non plus, mais peu importe. Il s'agit de mon fils, et c'est dans mon fils que je me sens atteint. Quant a moi, je ne suis pas offense, ni offensable.
"Je ne serai point du Comite de Shakespeare, mais puisque dans le Comite il y aura Louis Blanc, la France sera admirablement representee.
"VICTOR HUGO."
"La courtoise lettre que vous m'ecrivez, monsieur, en date du 19 janvier 1864, au nom du Comite de Shakespeare, vient modifier ma situation vis-a-vis du Comite, en me laissant pourtant un regret,—regret, a la verite, qui n'est sensible que pour moi.
"Ce regret, permettez-moi de vous l'indiquer.
"Si le cordial appel que vous me faites l'honneur de m'adresser aujourd'hui m'avait ete fait il y a six mois, comme aux diverses personnes honorables dont vous citez les noms, j'aurais pu, a ce moment-la, prevenu d'avance, disposer mes occupations de facon a pouvoir prendre part aux seances du Comite; c'eut ete pour moi un devoir et un bonheur; mais n'etant point convie a en faire partie, je n'ai vu nulle difficulte a accepter, depuis cette epoque, des propositions et des engagements qui maintenant absorbent tout mon temps et me creent des obligations de travail imperieux. Ces engagements, pris par suite du malentendu que vous voulez bien m'expliquer, ne me laissent plus la liberte de sieger parmi vous, et, par l'urgence des travaux qu'ils m'imposent, me priveront, selon toute apparence, de l'honneur d'assister a Londres, a votre grandiose solennite du 23 avril.
"C'est un inconvenient, facheux pour moi, mais pour moi seulement, je le repete, et tres leger a tous les points de vue. Ma presence, comme mon absence, est un fait indifferent.
"A cet inconvenient pres, qui est peu de chose, le malentendu, si courtoisement explique dans votre lettre, est tout a fait reparable. Le Comite de Shakespeare, dont vous etes l'organe, veut bien desirer que mon nom soit inscrit sur son honorable liste, je m'empresse d'y consentir, en regrettant de ne pouvoir completer cette cooperation nominale par une cooperation effective. Quant a la fete illustre que vous preparez a votre grand homme, je n'y pourrai assister que de coeur, mais j'y serai present pourtant dans la personne de mon fils Francois-Victor, heureux de prendre parmi vous, apres votre explication excellente, la place glorieuse que vous lui offrez.
"Le jubile du 23 avril sera la vraie fete de l'Angleterre. Cette noble Angleterre, representee par sa fiere et eloquente tribune, et par son admirable presse libre et souveraine, a toutes les gloires qui font les grands peuples dignes des grands poetes. L'Angleterre merite Shakespeare.
"Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre au Comite, et recevoir l'assurance de mes sentiments tres distingues.
"VICTOR HUGO."
1865
LA PEINE DE MORT
Ce qui suit est extrait du Courrier de l'Europe:
"Les symptomes precurseurs de l'abolition de la peine de mort se prononcent de plus en plus, et de tous les cotes a la fois. Les executions elle-memes, en se multipliant, hatent la suppression de l'echafaud par le soulevement de la conscience publique. Tout recemment, M. Victor Hugo a recu, dans la meme semaine, a quelques jours d'intervalle, deux lettres relatives a la peine de mort, venant l'une d'Italie, l'autre d'Angleterre. La premiere, ecrite a Victor Hugo par le comite central italien, etait signee "comte Ferdinand Trivulzio, docteur Georges de Giulini, avocat Jean Capretti, docteur Albert Sarola, docteur Joseph Mussi, conseiller provincial, docteur Frederic Bonola." Cette lettre, datee de Milan, 1er fevrier, annoncait a Victor Hugo la convocation d'un grand meeting populaire a Milan, pour l'abrogation de la peine capitale, et priait l'exile de Guernesey d'envoyer, par telegramme, immediatement, au peuple de Milan assemble; quelques paroles "destinees, nous citons la lettre, a produire une commotion electrique dans toute l'Italie". Le comite ignorait qu'il n'y a malheureusement point de fil telegraphique a Guernesey. La deuxieme lettre, envoyee de Londres, emanee d'un philanthrope anglais distingue, M. Lilly, contenait le detail du proces d'un italien nomme Polioni, condamne au gibet pour un coup de couteau donne dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo d'intervenir pour empecher l'execution de cet homme.
M. Victor Hugo a repondu au message venu d'Italie la lettre qu'on va lire:
A MM. LES MEMBRES DU COMITE CENTRAL ITALIEN POUR L'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT
Hauteville-House, samedi 4 fevrier 1865.
Messieurs,—Il n'y a point de telegraphe electrique a Guernesey. Votre lettre m'arrive aujourd'hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon regret est profond de ne pouvoir repondre en temps utile a votre noble et touchant appel. J'eusse ete heureux que mon applaudissement arrivat au peuple de Milan faisant un grand acte.
L'inviolabilite de la vie humaine est le droit des droits. Tous les principes decoulent de celui-la. Il est la racine, ils sont les rameaux. L'echafaud est un crime permanent. C'est le plus insolent des outrages a la dignite humaine, a la civilisation, au progres. Toutes les fois que l'echafaud est dresse, nous recevons un soufflet. Ce crime est commis en notre nom.
L'Italie a ete la mere des grands hommes, et elle est la mere des grands exemples. Elle va, je n'en doute pas, abroger la peine de mort. Votre commission, composee de tant d'hommes distingues et genereux, reussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle: l'Italie, avec l'echafaud de moins et Rome et Venise de plus.
Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami.
VICTOR HUGO.
A la lettre venue d'Angleterre, Victor Hugo a repondu:
A M. LILLY, 9, SAINT-PETER'S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.
Hauteville-House, 12 fevrier 1865.
Monsieur,—Vous me faites l'honneur de vous tourner vers moi, je vous en remercie.
Un echafaud va se dresser; vous m'en avertissez. Vous me croyez la puissance de renverser cet echafaud. Helas! je ne l'ai pas. Je n'ai pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. A qui m'adresser? Au gouvernement? au peuple? Pour le peuple anglais je suis un etranger, et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous le voyez. Je suis pour l'Angleterre une voix quelconque, importune peut-etre, impuissante a coup sur. Je ne puis rien, monsieur; plaignez Polioni et plaignez-moi.
En France, Polioni eut ete condamne, pour meurtre sans premeditation, a une peine temporaire. La penalite anglaise manque de ce grand correctif, les circonstances attenuantes.
Que l'Angleterre, dans sa fierte, y songe; a l'heure qu'il est, sa legislation criminelle ne vaut pas la legislation criminelle francaise, si imparfaite pourtant. De ce cote, l'Angleterre est en retard sur la France. L'Angleterre veut-elle regagner en un instant tout le terrain perdu, et laisser la France derriere elle? Elle le peut. Elle n'a qu'a faire ce pas: Abolir la peine de mort.
Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l'y convie.
La peine de mort vient d'etre abolie dans plusieurs republiques de l'Amerique du Sud. Elle va l'etre, si elle ne l'est deja, en Italie, en Portugal, en Suisse, en Roumanie, en Grece. La Belgique ne tardera point a suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que l'Angleterre prit la meme initiative, et prouvat, par la suppression de l'echafaud, que la nation de la liberte est aussi la nation de l'humanite.
Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maitre de faire de cette lettre l'usage que vous voudrez.
Recevez l'assurance de mes sentiments tres distingues.
VICTOR HUGO.
Apres avoir cite ces deux lettres, le Courrier de l'Europe ajoute:
"Il y a vraiment quelque chose de touchant a voir les adversaires du bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander aide et assistance a celui dont la main puissante a deja ebranle l'echafaud et finira par le renverser, "Le beau, serviteur du vrai" est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l'avocat de Dieu pour revendiquer ses droits immuables—usurpes par la justice humaine—sur la vie de l'homme, c'est naturel. Qui parlera au nom de la divinite; si ce n'est le genie!"
1866
LES INSURRECTIONS ETOUFFEES
Hauteville-House, 18 novembre 1866.
J'ai ete bien sensible au genereux appel de l'honorable et eloquent redacteur en chef du journal l'Orient. Malheureusement il est trop tard. De toutes parts on annonce l'insurrection comme etouffee. Encore un cercueil de peuple qui s'ouvre, helas! et qui se ferme.
Quant a moi, c'est la quatrieme fois qu'un appel de ce genre m'arrive trop tard depuis deux ans. Les insurges de Haiti, de Roumanie et de Sicile se sont adresses a moi, et toujours trop tard. Dieu sait si je les eusse servis avec zele! Mais ne pourrait-on mieux s'entendre? Pourquoi les hommes de mouvement ne previennent-ils pas les hommes de progres? Pourquoi les combattants de l'epee ne se concertent-ils pas avec les combattants de l'idee? C'est avant et non apres qu'il faudrait reclamer notre concours. Averti a temps, j'ecrirais a propos, et tous s'entr'aideraient pour le succes general de la revolution et pour la delivrance universelle. Communiquez ceci a notre honorable ami, et recevez mon hatif et cordial serrement de main.
VICTOR HUGO.
LE DINER DES ENFANTS PAUVRES
Pour faire tout a fait comprendre ce qu'on a pu lire dans ce livre sur la petite institution du Diner des Enfants pauvres, il n'est pas inutile de reproduire un des comptes rendus de la presse anglaise.
Voici la lettre de lady Thompson et l'article de l'Express dont il est question dans le discours de Victor Hugo:
"A VICTOR HUGO
35, Wimpole Street, London, 30 novembre 1866.
"Cher Monsieur,—Apres l'interet que vous avez pris au succes de nos diners aux pauvres enfants, j'ai beaucoup de plaisir a vous envoyer le compte rendu de l'annee passee. Notre plan marche toujours bien, et je viens de recommencer pour l'annee qui vient. J'aime a croire que vous vous portez bien, et que vous trouvez votre genereuse idee de plus en plus repandue.
"Croyez a mon profond respect,
"KATE THOMPSON."
"Cette fondation des diners pour les enfants pauvres a ce rare merite parmi les institutions d'assistance d'etre simple, directe, pratique, aisement imitable, sans aucune pretention de secte ni de systeme. Il ne faut pas oublier l'homme qui le premier a eu l'idee de ces diners d'enfants indigents. L'Angleterre a du beaucoup dans les temps passes aux exiles politiques francais. Cette "societe des diners d'enfants pauvres" doit sa creation au coeur genereux du plus grand poete de notre temps, a Victor Hugo, qui, depuis des annees, donne toutes les semaines, dans sa maison de Guernesey, a ses propres frais, des diners pour quarante pauvres enfants, dont il ne considere ni la nationalite, ni la religion, mais seulement la misere. A Noel, Victor Hugo augmente le nombre de ses petits convives et les pourvoit, non seulement de quoi manger et boire, mais d'un choix de jolies etrennes pour egayer et consoler leurs jeunes coeurs et leurs imaginations enfantines, sans oublier de nourrir leurs bouches affamees et de couvrir leurs membres grelottants. Une societe qui a ete formee a Londres d'apres l'exemple de Victor Hugo, s'adresse a tous "ceux qui ont de la sympathie pour les miseres des enfants en haillons et demi-morts de faim dans cette vaste metropole".
"Le nombre des diners donnes en 1867, dans trente-sept salles a manger speciales, a ete a peu pres de 85,000. Depuis ce temps, des dons nouveaux ont ete faits representant 30,000 diners. La somme entiere depensee alors a ete 1,146 livres, et le nombre entier des diners 115,000."
(Express du 17 decembre 1866.)
LA NOEL A HAUTEVILLE-HOUSE
La page qui suit est extraite de la Gazette de Guernesey, en date du 29 decembre 1866:
"Jeudi dernier, une foule elegante et distinguee se pressait chez M. Victor Hugo pour etre temoin de la distribution annuelle de vetements et de jouets que M. Victor Hugo fait aux petits enfants pauvres qu'il a pris sous ses soins. La fete se composait comme d'usage: 1r d'un gouter de sandwiches, de gateaux, de fruits et de vin; 2e d'une distribution de vetements; 3e d'un arbre de Noel sur lequel etaient arrangees des masses de jouets. Avant la distribution de vetements, M. Victor Hugo a adresse un speech aux personnes presentes. Voici le resume de ce que nous avons pu recueillir:
"Mesdames,
"Vous connaissez le but de cette petite reunion. C'est ce que j'appelle, a defaut d'un mot plus simple, la fete des petits enfants pauvres. Je voudrais en parler dans les termes les plus humbles, je voudrais pouvoir emprunter pour cela la simplicite d'un des petits enfants qui m'ecoutent.
"Faire du bien aux enfants pauvres, dans la mesure de ce que je puis, voila mon but. Il n'y a aucun merite, croyez-le bien, et ce que je dis la je le pense profondement, il n'y a aucun merite a faire pour les pauvres ce que l'on peut; car ce que l'on peut, c'est ce que l'on doit. Connaissez-vous quelque chose de plus triste que la souffrance des enfants? Quand nous souffrons, nous hommes, c'est justement, nous avons ce que nous meritons, mais les enfants sont innocents, et l'innocence qui souffre, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus de triste au monde? Ici, la providence nous confie une partie de sa propre fonction. Dieu dit a l'homme, je te confie l'enfant. Il ne nous confie pas seulement nos propres enfants; car il est trop simple d'en prendre soin, et les animaux s'acquittent de ce devoir de la nature mieux parfois que les hommes eux-memes; il nous confie tous les enfants qui souffrent. Etre le pere, la mere des enfants pauvres, voila notre plus haute mission. Avoir pour eux un sentiment maternel, c'est avoir un sentiment fraternel pour l'humanite."
"M. Victor Hugo rappelle ensuite les conclusions d'un travail fait par l'Academie de medecine de Paris, il y a dix-huit ans, sur l'hygiene des enfants. L'enquete faite a ce sujet constate que la plupart des maladies qui emportent tant d'enfants pauvres tiennent uniquement a leur mauvaise nourriture, et que s'ils pouvaient manger de la viande et boire du vin seulement une fois par mois, cela suffirait pour les preserver de tous les maux qui tiennent a l'appauvrissement du sang, c'est-a-dire non seulement des maladies scrofuleuses, mais aussi des affections du coeur, des poumons et du cerveau. L'anemie ou appauvrissement du sang rend en outre les enfants sujets a une foule de maladies contagieuses, telles que le croup et l'angine couenneuse, dont une bonne nourriture prise une fois par mois suffirait pour les exempter.
"Les conclusions de ce travail fait par l'Academie ont frappe profondement M. Victor Hugo. Distrait a Paris par les occupations de la vie publique, il n'a pas eu le temps d'organiser dans sa patrie des diners d'enfants pauvres. Mais il a, dit-il, profite du loisir que l'empereur des Francais lui a fait a Guernesey pour mettre son idee a execution.
"Pensant que si un bon diner par mois peut faire tant de bien, un bon diner tous les quinze jours doit en faire encore plus, il nourrit quarante-deux enfants pauvres, dont la moitie, vingt et un, viennent chez lui chaque semaine.—Puis, quand arrive la fin de l'annee, il veut leur donner la petite joie que tous les enfants riches ont dans leurs familles; ils veut qu'ils aient leur Christmas. Cette petite fete annuelle se compose de trois parties: d'un luncheon, d'une distribution de vetements, et d'une distribution de jouets. "Car la joie, dit M. Victor Hugo, fait partie de la sante de l'enfance. C'est pourquoi je leur dedie tous les ans un petit arbre de Noel. C'est aujourd'hui la cinquieme celebration de cette fete.
"Maintenant, continue M. Victor Hugo, pourquoi dis-je tout cela? Le seul merite d'une bonne action (si bonne action il y a) c'est de la taire. Je devrais me taire en effet si je ne pensais qu'a moi. Mais mon but n'est pas seulement de faire du bien a quarante pauvres petits enfants. Mon but est surtout de donner un exemple utile. Voila mon excuse."
"L'exemple que donne M. Victor Hugo est si bien suivi, que les resultats obtenus sont vraiment admirables. Il pourrait citer l'Amerique, la Suede, la Suisse, ou un nombre considerable d'enfants pauvres sont regulierement nourris, l'Italie, et meme l'Espagne, ou cette bonne oeuvre commence; il ne parlera que de l'Angleterre, que de Londres, avec les preuves en main.
"Ici M. Victor Hugo lit des extraits d'une lettre ecrite par un gentleman anglais au Petit Journal.
"Donc, frappes du spectacle navrant qu'offrent les ecoles des quartiers pauvres de Londres, profondement emus a la vue des enfants blemes et chetifs qui les frequentent, alarmes des rapides progres que fait la debilite parmi les generations des villes, debilite qui tend a remplacer notre vigoureuse race anglo-saxonne par une race enervee et febrile, des hommes charitables, a la tete desquels se trouve le comte de Shaftesbury, ont fonde la societe du diner des enfants pauvres.
"La charite est si douce chose; donner un peu de son superflu est un acte qui rapporte de si douces jouissances, que, croyant etre utile, nous ne resistons pas au desir de faire connaitre a la France cette invention de la charite, le nouvel essai que vient d'inaugurer notre vieille Angleterre."
"M. Victor Hugo a ajoute:—"Dans cette ecole seule, il y a trois cent vingt enfants. Vous figurez-vous ce nombre multiplie; quel immense bien cela doit faire a l'enfance!"
"Puis M. Victor Hugo a lu une autre lettre ecrite au Times par M. Fuller, secretaire de l'institution etablie a Londres, a l'instar de celle de Hauteville-House, par le Rev. Woods:
"A L'EDITEUR DU Times,
"Monsieur,
"Vous avez ete assez bon l'annee derniere pour inserer dans le Times une lettre dans laquelle je demontrais la tres remarquable amelioration de la sante des enfants pauvres de l'ecole des deguenilles de Westminster, amelioration resultant du systeme regulier du diner par quinzaine a chaque enfant, et ou je provoquais les autres personnes qui en ont l'occasion a faire la meme chose, si possible, dans leurs ecoles.
"Une annee de plus d'experience a confirme plus fortement encore tout ce que je disais sur le bon resultat de ces diners, qui a ete aussi grand que les annees precedentes, la sante de l'ecole ayant ete generalement bonne, et le cholera n'ayant frappe aucun de ces enfants.
"Je regrette cependant d'avoir a dire que les fonds souscrits pour ce diner, qui n'ont jamais manque depuis trois ans, seront prochainement epuises, et j'espere que vous voudrez bien dans votre journal faire un appel a l'assistance, afin que je puisse continuer pendant cet hiver qui approche le meme nombre de diners.
"WILLIAM FULLER."
(Suit le compte de revient de chaque diner et de celui de Noel.) —Times, 27 decembre 1866.
"M. Victor Hugo a exprime l'espoir que le mot deplorable ragged disparaitrait bientot de la belle et noble langue anglaise et aussi que la classe elle-meme ne tarderait pas egalement a disparaitre.
"M. Victor Hugo a fait vivement ressortir ce fait que le cholera n'a frappe aucun des enfants ainsi nourris au milieu des terribles ravages que cette epidemie a faits a Londres l'ete dernier. Il ne croit pas que l'on puisse rien dire de plus fort en faveur de l'institution et il livre ce resultat aux reflexions des personnes presentes.
"Voila, mesdames, dit M. Victor Hugo on terminant, voila ce qui m'autorise a raconter ce qui se passe ici. Voila ce qui justifie la publicite donnee a ce diner de quarante enfants. C'est que de cette humble origine sort une amelioration considerable pour l'innocence souffrante. Soulager les enfants, faire des hommes, voila notre devoir. Je n'ajouterai plus qu'un mot. Il y a deux manieres de construire des eglises; on peut les batir en pierre, et on peut les batir en chair et en os. Un pauvre que vous avez soulage, c'est une eglise que vous avez batie et d'ou la priere et la reconnaissance montent vers Dieu." (Applaudissements prolonges.)
1867
LE DINER DES ENFANTS PAUVRES
Ce qui suit est extrait des journaux anglais:
"L'idee de M. Victor Hugo,—le diner hebdomadaire des enfants,—a ete adoptee a Londres sur une tres grande echelle et donne d'admirables resultats. Six MILLE petits enfants sont secourus a Londres seulement. Nous publions la lettre ecrite a M. Victor Hugo par lady Thompson, tresoriere du Children's Dinner Table.
Londres, 23 octobre 1867, 39, Wimpole Street.
"Cher monsieur,—Je prends la liberte de vous adresser le prospectus qui annonce la seconde saison du diner des enfants (Children's Dinner Table) de la paroisse de Marylebone, a Londres.
"La derniere saison a eu le plus grand succes, et si vous avez la bonte de lire le compte rendu ci-joint, vous y trouverez que pres de six mille enfants ont dine pendant le peu de mois qui ont suivi l'organisation de cette oeuvre (l'execution du plan).
"C'est parce que la creation de ce diner dans cette paroisse est due entierement a vos idees, a votre initiative, aux paroles que vous avez prononcees sur ce sujet, et pour rendre temoignage a la valeur et a la popularite de ces diners aupres de toutes les personnes qui en ont pris connaissance, que je prends la liberte de vous entretenir de ces details.
"Permettez-moi de vous exprimer le profond respect et la reconnaissance que m'inspire votre genereuse sympathie pour les pauvres,
"Et croyez, etc.
"KATE THOMPSON."
"Suit le compte rendu duquel il resulte qu'en soixante-dix-sept jours, pendant neuf mois, on a fourni un, plusieurs fois deux, et quelquefois trois diners a cause du grand nombre de demandes.
"Le total des diners fournis est de 5,442, dont 4,820 ont ete manges dans la salle et dont 722 ont ete envoyes a domicile a des enfants malades. L'avantage de la bonne nourriture s'est clairement manifeste dans l'une et l'autre condition, et on a remarque que l'habitude de s'asseoir a une table proprement servie a produit un excellent effet sur les enfants, car ces diners sont aussi pour eux une source de bonheur et de joie, outre la bonne chere qu'ils font, ce qui leur arrive rarement. La joie que cela leur cause vaut a elle seule la peine et le prix que cela coute."
(Courrier de l'Europe, 22 novembre 1867.)
1869
On lit dans le Courrier de l'Europe:
Une lettre authentique [note: Ce mot est souligne dans le journal, a cause de la quantite de fausses lettres de Victor Hugo, mises en circulation par une certaine presse calomniatrice.] de Victor Hugo nous tombe sous les yeux; elle est adressee a l'auteur du livre Marie Dorval, qui avait envoye son volume a Victor Hugo:
Entre votre lettre et ma reponse, monsieur, il y a le deuil, et vous avez compris mon silence. Je sors aujourd'hui de cette nuit profonde des premieres angoisses, et je commence a revivre.
J'ai lu votre livre excellent. Mme Dorval a ete la plus grande actrice de ce temps; Mlle Rachel seule l'a egalee, et l'eut depassee peut-etre, si, au lieu de la tragedie morte, elle eut interprete l'art vivant, le drame, qui est l'homme; le drame, qui est la femme; le drame, qui est le coeur. Vous avez dignement parle de Mme Dorval, et c'est avec emotion que je vous en remercie. Mme Dorval fait partie de notre aurore. Elle y a rayonne comme une etoile de premiere grandeur.
Vous etiez enfant quand j'etais jeune. Vous etes homme aujourd'hui et je suis vieillard, mais nous avons des souvenirs communs. Votre jeunesse commencante confine a ma jeunesse finissante; de la, pour moi, un charme profond dans votre bon et noble livre. L'esprit, le coeur, le style, tout y est, et ce grand et saint enthousiasme qui est la vertu du cerveau.
Le romantisme (mot vide de sens impose par nos ennemis et dedaigneusement accepte par nous) c'est la revolution francaise faite litterature. Vous le comprenez, je vous en felicite.
Recevez mon cordial serrement de main.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 15 janvier 1869.
A M. GASTON TISSANDIER
"Je crois, monsieur, a tous les progres. La navigation aerienne est consecutive a la navigation oceanique; de l'eau l'homme doit passer a l'air. Partout ou la creation lui sera respirable, l'homme penetrera dans la creation. Notre seule limite est la vie. La ou cesse la colonne d'air, dont la pression empeche notre machine d'eclater, l'homme doit s'arreter. Mais il peut, doit et veut aller jusque-la, et il ira. Vous le prouvez. Je prends le plus grand interet a vos utiles et vaillants voyages. Votre ingenieux et hardi compagnon, M. de Fonvielle, a l'instinct superieur de la science vraie. Moi aussi, j'aurais le gout superbe de l'aventure scientifique. L'aventure dans le fait, l'hypothese dans l'idee, voila les deux grands procedes de decouvertes. Certes l'avenir est a la navigation aerienne et le devoir du present est de travailler a l'avenir. Ce devoir, vous l'accomplissez. Moi, solitaire mais attentif, je vous suis des yeux et je vous crie courage."
Avril 1869.
On lit dans la Chronique de Jersey:
VICTOR HUGO SUR LA PEINE DU FOUET
"Nous recevons d'un correspondant la lettre suivante, reponse par le grand poete a la priere de notre correspondant d'user de son influence et de son credit pour faire interdire dans tous les tribunaux des possessions anglaises les condamnations a la peine du fouet. Nous remercions Victor Hugo de son empressement."
Hauteville-House, 19 avril 1869.
J'ai recu, monsieur, votre excellente lettre. J'ai deja reclame energiquement et publiquement (dans ma lettre au journal Post) contre cette ignominie, la peine du fouet, qui deshonore le juge plus encore que le condamne. Certes, je reclamerai encore. Le moyen age doit disparaitre; 89 a sonne son hallali.
Vous pouvez, si vous le jugez a propos, publier ma lettre.
Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments distingues.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 30 mai 1869.
Mon cher Alphonse Karr,
Cette lettre n'aura que la publicite que vous voudrez. Quant a moi, je n'en demande pas. Je ne me justifie jamais. C'est un renseignement de mon amitie a la votre. Rien de plus.
On me communique une page de vous, charmante du reste, ou vous me montrez comme tres assidu a l'Elysee jadis. Laissez-moi vous dire, en toute cordialite, que c'est une erreur. Je suis alle a l'Elysee en tout quatre fois. Je pourrais citer les dates. A partir du desaveu de la lettre a Edgar Ney, je n'y ai plus mis les pieds.
En 1848, je n'etais que liberal; c'est en 1849 que je suis devenu republicain. La verite m'est apparue, vaincue. Apres le 13 juin, quand j'ai vu la republique a terre, son droit m'a frappe et touche d'autant plus qu'elle etait agonisante. C'est alors que je suis alle a elle; je me suis range du cote du plus faible.
Je raconterai peut-etre un jour cela. Ceux qui me reprochent de n'etre pas un republicain de la veille ont raison; je suis arrive dans le parti republicain assez tard, juste a temps pour avoir part d'exil. Je l'ai. C'est bien.
Votre vieil ami,
VICTOR HUGO.
"Hugo n'a pas doute un moment de la publicite que je donnerais a sa reponse.
"Il y a bien de la bonne grace et presque de la coquetterie a un homme d'une si haute intelligence d'avouer qu'il s'est trompe; c'est presque comme une femme d'une beaute incontestable qui vous dit: Je suis a faire peur aujourd'hui.
"ALPHONSE KAHR."
Voici des extraits de la tres belle lettre de Felix Pyat. Malgre les eloquentes incitations de Felix Pyat, Victor Hugo, on le sait, maintint sa resolution.
DEHORS OU DEDANS
"Mon cher Victor Hugo,
"Les tyrans qui savent leur metier font de leurs sujets comme l'enfant fait de ses cerises, ils commencent par les plus rouges. Ils suivent la bonne vieille lecon de leur maitre Tarquin, ils abattent les plus hauts epis du champ. Ils s'installent et se maintiennent ainsi en excluant de leur mieux l'elite de leurs ennemis. Ils tuent les uns, chassent les autres et gardent le reste. Ayant banni l'ame, ils tiennent le corps. Les voila surs pour vingt ans. L'histoire prouve que tout parvenu monte par l'elimination des libres et ne tombe que par leur reintegration.
"Si c'est vrai, je me demande donc quel est le devoir des proscrits. Le devoir? non, le mot n'est pas juste ici, car il s'agit moins de principe, Dieu merci! que de moyen. La conduite? pas meme; il y a encore la une nuance morale qui est de trop. Je dis donc la tactique des proscrits. Eh bien, leur tactique me semble toute tracee par celle du proscripteur. Ils n'ont qu'a prendre le contre-pied de ses actes. La dictature les chasse quand elle les croit forts? qu'ils rentrent quand elle les croit faibles. En realite, la tyrannie n'a a craindre que les revenants … les presents plus que les absents. Les liberateurs viennent toujours du dehors, mais ils ne reussissent qu'au dedans. C'est du moins l'histoire du passe. Et le passe dit l'avenir.
"….Sans doute, l'exil du dehors a bien merite de la patrie. Il a ses services et ses dangers. Votre fils Charles les a montres avec une poesie toute naturelle, hereditaire, et qui me ferait recroire au droit de noblesse, si j'etais moins vilain.
"Mais, soyons juste envers les merites du dedans. Ceux du dehors n'ont pas besoin d'etre surfaits pour etre reconnus. Qui nie les votres nie le soleil! Pour moi, caillou erratique, ballotte de prison en prison, en Suisse, en Savoie, en France, en Hollande, en Belgique, j'ai connu toute la gendarmerie europeenne et je ne m'en vante ni ne m'en plains, il n'y a pas de quoi. Mes amis et moi, denonces en Angleterre comme des Marat par un senateur delateur et comme des Peltier par un delateur ambassadeur, travestis en Guy-Fawkes et pendus en efligie pour les Lettres a la reine, un peu cause de vos troubles a Jersey, saisis, juges et menaces de l'alien bill pour l'affaire Orsini et trois fois d'extradition pour la Commune revolutionnaire, nous avons eu aussi notre part d'epreuves; et, comme vous a Jersey, nous avons eu la securite de l'exil a Londres.
"… Le devoir, j'ai dit, est hors de cause comme le peril. Il s'accomplit bravement en Angleterre comme en France, dehors comme dedans, mais moins utilement, j'ose le croire; avec plus d'eclat, mais avec moins d'effet; avec plus de liberte et de gloire privee, mais avec moins de salut public. Si le proces Baudin, le proces d'un revenant mort, a reveille Paris, que ne ferait pas le proces de la "grande ombre", comme vous nomme le Constitutionnel, le proces d'un revenant vivant, le proces de Victor Hugo! Tyrtee a souleve Sparte. Puis le proces Ledru, Louis Blanc, Quinet, Barbes … le Palais de Justice sauterait! Sophocle a eu son proces, qu'il a gagne. Il avait vos cheveux blancs et vous avez ses lauriers!
"Le frere de Charles et son egal en talent, votre fils Francois, a reconnu lui-meme, avec le coup d'oeil paternel, le mal que nous a fait l'amnistie. L'armee de l'exil, a-t-il dit justement, avait son ordre, ses guides et guidons. L'amnistie l'a licenciee, debandee, dispersee au dedans, avec ses guides au dehors. L'armee est battue. Rentree d'Achille, chute d'Hector. Achille meurt, c'est vrai, mais Troie tombe. Si le plus fort attend la victoire du plus faible, c'est le monde renverse. Adieu Patrocle et ses myrmidons!
"Loin de moi l'idee que vous reposez sous, votre tente! Vos armes, comme la foudre, brillent dans l'immensite. Mais elles s'y perdent aussi. Elles gagneraient a se concentrer du dehors au dedans. Excusez-moi! franchise est republicaine. Et la mienne n'est pas bouche d'or comme la votre. Elle est de fer. Quel choc dans Paris, si vous rentriez tous le 22 septembre!
"Vous avez fait l'Homme qui Rit, un evenement. Vous feriez l'Homme qui Pleure, un tremblement!
"Toutefois, ce n'est la qu'une opinion. L'histoire meme n'a point d'ordre a donner. A peine un conseil. Et ce conseil ne gagne pas en autorite, venant de moi. Je vous propose, ou plutot je vous soumets mon avis aussi humblement que temerairement. Prenez-le pour ce qu'il vaut. J'ajouterai meme qu'il n'y a rien d'absolu de ce qui est humain; que les faits du passe peuvent avoir tort pour l'avenir.
"Ainsi donc, en definitive, a chacun l'appreciation de sa propre utilite. Respect a toute conviction! liberte a toute conscience! A la votre surtout. Vous avez prerogative d'astre, plus splendide encore a votre couchant qu'a votre lever! Peut-etre vaut-il mieux que vous restiez dans votre ciel de feu, comme le dieu d'Homere, pour eclairer le combat. Chacun sa tache; le phare porte la flamme et le flot la nef; soit! Mais, quelle que soit la decision prise, qu'on agisse en detail ou en bloc, sur un meme point ou a differents postes, epars ou masses, de loin ou de pres, dedans ou dehors, en France ou en Chine, peu importe! le devoir sera rempli, l'honneur sauf partout—sinon la victoire!
"Ce qui importe surtout et avant tout, c'est que nous soyons unis.
Sinon, nous sommes morts.
"Pour l'amour du droit, dehors ou dedans, soyons unis! J'ai admire et beni votre recommandation magistrale au debut du Rappel. C'est le salut.
"En avant donc tous ensemble! absents ou presents, tout ce qui vibre, tout ce qui vit, tout ce qui hait; tout ce qui a vecu au nom du droit, de l'ordre, de la paix, de la vie de la France; tout ce qui prefere le droit aux hommes, le principe a tout; tout ce qui est pret a leur sacrifier corps, biens et ame, art, gloire et nom, colonies et memoire, tout, hors la conscience; tout ce qui se donnerait au diable meme pour allie, s'il pouvait s'attaquer dans sa pire forme; tout ce qui n'a qu'une colere et qui l'epargne, l'amasse, l'accumule et la capitalise en avare, sans en rien distraire, sans en rien preter meme a la plus mortelle injure; tout ce qui ne se sent pas trop de tout son etre contre l'ennemi commun! En avant tous contre lui seul, avec un seul coeur, un seul bras, un seul cri, un seul but, le but des peres comme des fils, le but d'aujourd'hui comme d'hier, le but ideal et eternel de la France et du monde, le but a jamais glorieux, a jamais sacre du 22 de ce grand mois de septembre: Liberte, Egalite, Fraternite.
"FELIX PYAT.
"Londres, 9 septembre 1869."
1870
LUCRECE BORGIA
A M. RAPHAEL FELIX
Monsieur,
Je suis heureux d'etre rentre a mon grand et beau theatre, et d'y etre rentre avec vous, digne membre de cette belle famille d'artistes qu'illumine la gloire de Rachel.
Remerciez, je vous prie, et felicitez en mon nom Mme Laurent qui, dans cette creation, a egale, depasse peut-etre, le grand souvenir de Mlle Georges. L'echo de son triomphe est venu jusqu'a moi.
Dites a M. Melingue, dont le puissant talent m'est connu, que je le remercie d'avoir ete charmant, superbe et terrible.
Dites a M. Taillade que j'applaudis a son legitime succes.
Dites a tous que je leur renvoie et que je leur restitue l'acclamation du public.
Vous etes, monsieur, une rare et belle intelligence. A un grand peuple, il faut le grand art; vous saurez faire realiser a votre theatre cet ideal.
VICTOR HUGO.
LE NAUFRAGE DU NORMANDY
Nous extrayons d'une lettre de Victor Hugo cet episode poignant et touchant du naufrage du Normandy.
(Le Rappel, 26 mars 1870.)
Hauteville-House, 22 mars 1860.
….On m'ecrit pour me demander quelle impression a produite sur moi la mort de Montalembert. Je reponds: Aucune; indifference absolue.—Mais voici qui m'a navre.
Dans le steamer Normandy, sombre en pleine mer il y a quatre jours, il y avait un pauvre charpentier avec sa femme; des gens d'ici, de la paroisse Saint-Sauveur. Ils revenaient de Londres, ou le mari etait alle pour une tumeur qu'il avait au bras. Tout a coup dans la nuit noire, le bateau, coupe en deux, s'enfonce.
Il ne restait plus qu'un canot deja plein de gens qui allaient casser l'amarre et se sauver. Le mari crie: "Attendez-nous, nous allons descendre." On lui repond du canot: "Il n'y a plus de place que pour une femme. Que votre femme descende."
"Va, ma femme", dit le mari.
Et la femme repond: Nenni. Je n'irai pas. Il n'y a pas de place pour toi. Je mourrons ensemble. Ce nenni est adorable. Cet heroisme qui parle patois serre le coeur. Un doux nenni avec un doux sourire devant le tombeau.
Et la pauvre femme a jete ses bras autour du col de son mari, et tous deux sont morts.
Et je pleure en vous ecrivant cela, et je songe a mon admirable gendre
Charles Vacquerie….
VICTOR HUGO.
Les journaux anglais publient la lettre suivante ecrite au sujet de la catastrophe du Normandy.
(Courrier de l'Europe.)
AU REDACTEUR DU Star.
Hauteville-House, 5 avril 1870.
Monsieur,
Veuillez, je vous prie, m'inscrire dans la souscription pour les familles des marins morts dans le naufrage du Normandy, memorable par l'heroique conduite du capitaine Harvey.
Et a ce propos, en presence de ces catastrophes navrantes, il importe de rappeler aux riches compagnies, telles que celle du South Western, que la vie humaine est precieuse, que les hommes de mer meritent une sollicitude speciale, et que, si le Normandy avait ete pourvu, premierement, de cloissons etanches, qui eussent localise la voie d'eau; deuxiemement de ceintures de sauvetage a la disposition des naufrages; troisiemement, d'appareils Silas, qui illuminent la mer, quelles que soient la nuit et la tempete, et qui permettent de voir clair dans le sinistre; si ces trois conditions de solidite pour le navire, de securite pour les hommes, et d'eclairage de la mer, avaient ete remplies, personne probablement n'aurait peri dans le naufrage du Normandy.
Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.
VICTOR HUGO.
1883
En tete de la premiere edition de PENDANT L'EXIL (1875), se trouvait la Note qui suit.
Dans ce livre, comme dans l'Annee terrible, on pourra remarquer (en trois endroits) des lignes de points. Ces lignes de points constatent le genre de liberte que nous avons. Des choses publiees pendant l'empire ne peuvent etre imprimees apres l'empire. Ces lignes de points sont la marque de l'etat de siege. Cette marque s'effacera des livres, et non de l'histoire. Ceux qui doivent garder cette marque la garderont.
En ce qui touche ce livre, le detail est de peu d'importance; mais les petitesses du moment present veulent etre signalees, par respect pour la liberte qu'il ne faut pas laisser prescrire.
V.H.
Paris, novembre 1875.
Il va sans dire que les lignes supprimees en 1875 ont ete retablies dans l'edition definitive.
TABLE
CE QUE C'EST QUE L'EXIL.
PENDANT L'EXIL
1852
I. En quittant la Belgique
II. En arrivant a Jersey
III. Declaration a propos de l'empire
IV. Banquet polonais
1853
I. Sur la tombe de Jean Bousquet
II. Sur la tombe de Louise Julien
III. Anniversaire de la revolution polonaise
1854
I. Affaire Tapner.—Aux habitants de Guernesey
II. —A lord Palmerston
III. Cinquieme anniversaire de 1848
IV. Appel aux concitoyens
V. Sur la tombe de Felix Bony
VI. La guerre d'Orient
VII. Avertissement a Bonaparte
1855
I. Sixieme anniversaire de 1848
II. Lettre a Louis Bonaparte
III. Expulsion de Jersey
Declaration
Le connetable de Saint-Clement
Aux anglais
1856
I. A l'Italie
II. La Grece
1859
I. L'amnistie.—Declaration
II. John Brown
1860
I. Rentree a Jersey
II. Les noirs et John Brown
1861
L'Expedition de Chine.—Au capitaine Butler
1862
I. Les condamnes de Charleroi
II. Armand Barbes
III. Les Miserables
IV. Etablissement du diner des enfants pauvres. A l'editeur Castel
V. Geneve et la peine de mort
VI. Affaire Doise
1863
I. A l'armee russe
II. Garibaldi
III. La guerre du Mexique
1864
I. Le Centenaire de Shakespeare
II. Les rues et maisons du vieux Blois
1865
I. Emily de Putron
II. La statue de Beccaria
III. Le centenaire de Dante
IV. Congres des etudiants belges
1866
I. La liberte. Lettre a M. Duvernois
II. Le condamne a mort Bradley
III. La Crete
1867
I. La Crete
Le peuple cretois a Victor Hugo
Reponse a l'Appel des cretois
II. Les Fenians.—A l'Angleterre
III. L'empereur Maximilien.—A Juarez
IV. La statue de Voltaire
V. La medaille de John Brown
VI. La peine de mort abolie en Portugal
VII. Hernani.—Lettre aux jeunes poetes
VIII.Mentana
IX. Les enfants pauvres
1868
I. Manin
II. Gustave Flourens
III. A l'Espagne
IV. Seconde lettre a l'Espagne
V. Les enfants pauvres
1869
I. La Crete.—Appel a l'Amerique
II. Le Rappel
III. Congres de la paix a Lausanne
Lettre aux Amis de la paix
Discours d'ouverture
Discours de cloture
IV. Reponse a Felix Pyat
V. La crise d'octobre 1869
VI. Georges Peabody
VII. A Charles Hugo
VIII.Les enfants pauvres
1870
I. Aux femmes de Cuba
II. Pour Cuba
III. Lucrece Borgia
George Sand a Victor Hugo
Victor Hugo a George Sand
IV. Washington
V. Sur la tombe d'Hennett de Kesler
VI. Aux marins de la Manche
VII. Les sauveteurs
VIII.Le travail en Amerique
IX. Le plebiscite
X. La guerre en Europe
NOTES
1853. Calomnies imperiales. Lettre de Charles Hugo
1854. Affaire Tapner. Extraits des journaux de Guernesey Sauvageries de la guerre de Crimee
1860. Adresse de l'ile de Jersey a Victor Hugo
1862. Le banquet de Bruxelles
1863. Aux membres du meeting de Jersey pour la Pologne.
1864. Victor Hugo au comite de Shakespeare
1865. La peine de mort
1866. Les insurrections etouffees Le diner des enfants pauvres La Noel a Hauteville-House
1867. Le diner des enfants pauvres
1869. Marie Dorval
La navigation aerienne
La peine du fouet
Lettre a M. Alphonse Karr
Lettre de Felix Pyat: Dehors ou dedans
1870. Lucrece Borgia. Lettre a M. Raphael Felix
Le naufrage du Normandy
* * * * *
1883. Note preliminaire de la premiere edition