Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870
VI
LA GUERRE D'ORIENT
29 novembre 1854.
Proscrits,
L'anniversaire glorieux que nous celebrons en ce moment [note: La revolution polonaise de 1830.] ramene la Pologne dans toutes les memoires; la situation de l'Europe la ramene egalement dans les evenements.
Comment? je vais essayer de vous le dire.
Mais d'abord, cette situation, examinons-la.
Au point ou elle en est, et en presence des choses decisives qui se preparent, il importe de preciser les faits.
Commencons par faire justice d'une erreur presque universelle.
Grace aux nuages astucieusement jetes sur l'origine de l'affaire par le gouvernement francais, et complaisamment epaissis par le gouvernement anglais, aujourd'hui, en Angleterre comme en France, on attribue generalement la guerre d'orient, ce desastre continental, a l'empereur Nicolas. On se trompe. La guerre d'orient est un crime; mais ce n'est point le crime de Nicolas. Ne pretons pas a ce riche. Retablissons la verite.
Nous conclurons ensuite.
Citoyens, le 2 decembre 1851,—car il faut toujours remonter la, et, tant que M. Bonaparte sera debout, c'est de cette source horrible que sortiront tous les evenements, et tous les evenements, quels qu'ils soient, ayant ce poison dans les veines, seront malsains et veneneux et se gangreneront rapidement,—le 2 decembre donc, M. Bonaparte fait ce que vous savez. Il commet un crime, erige ce crime en trone, et s'assied dessus. Schinderhannes se declare Cesar. Mais a Cesar il faut Pierre. Quand on est empereur, le Oui du peuple, c'est peu de chose; ce qui importe, c'est le Oui du pape. Ce n'est pas tout d'etre parjure, traitre et meurtrier, il faut encore etre sacre. Bonaparte le Grand avait ete sacre. Bonaparte le Petit voulut l'etre.
La etait la question.
Le pape consentirait-il?
Un aide de camp, nomme de Cotte, un des hommes religieux du jour, fut envoye a Antonelli, le Consalvi d'a present. L'aide de camp eut peu de succes. Pie VII avait sacre Marengo; Pie IX hesita a sacrer le boulevard Montmartre. Meler a ce sang et a cette boue la vieille huile romaine, c'etait grave. Le pape fit le degoute. Embarras de M. Bonaparte. Que faire? de quelle maniere s'y prendre pour decider Pie IX? Comment decide-t-on une fille? comment decide-t-on un pape? Par un cadeau. Cela est l'histoire.
UN PROSCRIT (le citoyen Bianchi): Ce sont les moeurs sacerdotales.
VICTOR HUGO, s'interrompant: Vous avez raison. Il y a longtemps que
Jeremie a crie a Jerusalem et que Luther a crie a Rome: Prostituee!
(Reprenant.) M. Bonaparte, donc, resolut de faire un cadeau a M.
Mastai.
Quel cadeau?
Ceci est toute l'aventure actuelle.
Citoyens, il y a deux papes en ce moment, le pape latin et le pape grec. Le pape grec, qui s'appelle aussi le czar, pese sur le sultan du poids de toutes les Russies. Or le sultan, possedant la Judee, possede le tombeau du Christ. Faites attention a ceci. Depuis des siecles la grande ambition des deux catholicismes, grec et romain, serait de pouvoir penetrer librement dans ce tombeau et d'y officier, non cote a cote et fraternellement, mais l'un excluant l'autre, le latin excluant le grec ou le grec excluant le latin. Entre ces deux pretentions opposees que faisait l'islamisme? Il tenait la balance egale, c'est-a-dire la porte fermee, et ne laissait entrer dans le tombeau ni la croix grecque, ni la croix latine, ni Moscou, ni Rome. Grand creve-coeur surtout pour le pape latin qui affecte la suprematie. Donc, en these generale et en dehors meme de M. Bonaparte, quel present offrir au pape de Rome pour le determiner a sacrer et couronner n'importe quel bandit? Posez la question a Machiavel, il vous repondra: "Rien de plus simple. Faire pencher a Jerusalem la balance du cote de Rome; rompre devant le tombeau du Christ l'humiliante egalite des deux croix; mettre l'eglise d'orient sous les pieds de l'eglise d'occident; ouvrir la sainte porte a l'une et la fermer a l'autre; faire une avanie au pape grec; en un mot, donner au pape latin la clef du sepulcre."
C'est ce que Machiavel repondrait. C'est ce que M. Bonaparte a compris; c'est ce qu'il a fait. On a appele cela, vous vous en souvenez, l'affaire des Lieux-Saints.
L'intrigue a ete nouee. D'abord secretement. L'agent de M. Bonaparte a Constantinople, M. de Lavalette, a demande de la part de son maitre, au sultan, la clef du tombeau de Jesus pour le pape de Rome. Le sultan, faible, trouble, ayant deja les vertiges de la fin de l'islamisme, tiraille en deux sens contraires, ayant peur de Nicolas, ayant peur de Bonaparte, ne sachant a quel empereur entendre, a lache prise et a donne la clef. Bonaparte a remercie, Nicolas s'est fache. Le pape grec a envoye au serail son legat a latere, Menschikoff, une cravache a la main. Il a exige, en compensation de la clef donnee a M. Bonaparte pour le pape de Rome, des choses plus solides, a peu pres tout ce qui pouvait rester de souverainete au sultan; le sultan a refuse; la France et l'Angleterre ont appuye le sultan, et vous savez le reste. La guerre d'orient a eclate.
Voila les faits.
Rendons a Cesar ce qui est a Cesar et ne donnons pas a Nicolas ce qui est au Deux-Decembre. La pretention de M. Bonaparte a etre sacre a tout fait. L'affaire des Lieux-Saints et la clef, c'est la l'origine de tout.
Maintenant, ce qui est sorti de cette clef, le voici:
A l'heure qu'il est, l'Asie Mineure, les iles d'Aland, le Danube, la Tchernaia, la mer Blanche et la mer Noire, le nord et le midi voient des villes, florissantes il y a quelques mois encore, s'en aller en cendre et en fumee. A l'heure qu'il est Sinope est brulee, Bomarsund est brulee, Silistrie est brulee, Varna est brulee, Kola est brulee, Sebastopol brule. A l'heure qu'il est, par milliers, bientot par cent mille, les francais, les anglais, les turcs, les russes, s'entr'egorgent en orient devant un monceau de ruines. L'arabe vient du Nil pour se faire tuer par le tartare qui vient du Volga; le cosaque vient des steppes pour se faire tuer par l'ecossais qui vient des highlands. Les batteries foudroient les batteries, les poudrieres sautent, les bastions s'ecroulent, les redoutes s'effondrent, les boulets trouent les vaisseaux; les tranchees sont sous les bombes, les bivouacs sont sous les pluies; le typhus, la peste et le cholera s'abattent avec la mitraille sur les assiegeants, sur les assieges, sur les camps, sur les flottes, sur la garnison, sur la ville ou toute une population, femmes, enfants, vieillards, agonise. Les obus ecrasent les hopitaux; un hopital prend feu, et deux mille malades sont "calcines", dit un bulletin. Et la tempete s'en mele, c'est la saison; la fregate turque Bahira sombre sous voiles, le deux-ponts egyptien Abad-i-Djihad s'engloutit pres d'Eniada avec sept cents hommes, les coups de vent dematent la flotte, le navire a helice le Prince, la fregate la Nymphe des mers, quatre autres steamers de guerre coulent bas, le Sans-Pareil, le Samson, l'Agamemnon, se brisent aux bas-fonds dans l'ouragan, la Retribution n'echappe qu'en jetant ses canons a la mer, le vaisseau de cent canons le Henri IV perit pres d'Eupatoria, l'aviso a roues le Pluton est desempare, trente-deux transports charges d'hommes font cote, et se perdent. Sur terre les melees deviennent chaque jour plus sauvages; les russes assomment les blesses a coups de crosse; a la fin des journees, les tas de morts et de mourants empechent l'infanterie de manoeuvrer; le soir, les champs de bataille font frissonner les generaux. Les cadavres anglais et francais et les cadavres russes y sont meles comme s'ils se mordaient.—Je n'ai jamais rien vu de pareil [note: Voir aux notes.], s'ecrie le vieux lord Raglan, qui a vu Waterloo. Et cependant on ira plus loin encore; on annonce qu'on va employer contre la malheureuse ville les moyens "nouveaux" qu'on tenait "en reserve" et dont on fremissait. Extermination, c'est le cri de cette guerre. La tranchee seule coute cent hommes par jour. Des rivieres de sang humain coulent; une riviere de sang a Alma, une riviere de sang a Balaklava, une riviere de sang a Inkermann; cinq mille hommes tues le 20 septembre, six mille le 25 octobre, quinze mille le 5 novembre. Et cela ne fait que commencer. On envoie des armees, elles fondent. C'est bien. Allons, envoyez-en d'autres! Louis Bonaparte redit a l'ex-general Canrobert le mot imbecile de Philippe IV a Spinola: Marquis, prends Breda. Sebastopol etait hier une plaie, aujourd'hui c'est un ulcere, demain ce sera un cancer; et ce cancer devore la France, l'Angleterre, la Turquie et la Russie. Voila l'Europe des rois. O avenir! quand nous donneras-tu l'Europe des peuples?
Je continue.
Sur les navires, apres chaque affaire, des chargements de blesses qui font horreur. Pour ne citer que les chiffres que je sais, et je n'en sais pas la dixieme partie, quatre cents blesses sur le Panama, quatre cent quarante-neuf sur le Colombo qui remorquait deux transports egalement charges et dont j'ignore les chiffres, quatre cent soixante-dix sur le Vulcain, quinze cents sur le Kanguroo. On est blesse en Crimee, on est panse a Constantinople. Deux cents lieues de mer, huit jours entre la blessure et le pansement. Chemin faisant, pendant la traversee, les plaies abandonnees deviennent effroyables; les mutiles qu'on transporte sans assistance, sans secours, miserablement entasses les uns sur les autres, voient les lombrics, cette vermine du sepulcre, sortir de leurs jambes brisees, de leurs cotes enfoncees, de leurs cranes fendus, de leurs ventres ouverts; et, sous ce fourmillement horrible, ils pourrissent avant d'etre morts dans les entre-ponts pestilentiels des steamers-ambulances, immenses fosses communes pleines de vivants manges de vers. (Victor Hugo s'interrompant:)—Je n'exagere point. J'ai la les journaux anglais, les journaux ministeriels. Lisez vous-memes. (L'orateur agite une liasse de journaux._ [Note: Voir aux Notes.]).—Oui, j'insiste, pas de secours. Quatre chirurgiens, sur le Vulcain, quatre chirurgiens sur le Colombo, pour neuf cent dix-neuf mourants! Quant aux turcs, on ne les panse pas du tout. Ils deviennent ce qu'ils peuvent [note: Id.].—Je ne suis qu'un demagogue et un buveur de sang, je le sais bien, mais j'aimerais mieux moins de caisses de medailles benites au camp de Boulogne, et plus de medecins au camp de Crimee.
Poursuivons.
En Europe, en Angleterre, en France, le contre-coup est terrible. Faillites sur faillites, toutes les transactions suspendues, le commerce agonisant, l'industrie morte. Les folies de la guerre s'etalent, les trophees presentent leur bilan. Pour ce qui est de la Baltique seulement, et en calculant ce qui a ete depense rien que pour cette campagne, chacun des deux mille prisonniers russes ramenes de Bomarsund coute a la France et a l'Angleterre trois cent trente-six mille francs par tete. En France, la misere. Le paysan vend sa vache pour payer l'impot et donne son fils pour nourrir la guerre,—son fils! sa chair! Comment se nomme cette chair, vous le savez, l'oncle l'a baptisee. Chaque regime voit l'homme a son point de vue. La republique dit chair du peuple; l'empire dit chair a canon.—Et la famine complete la misere. Comme c'est avec la Russie qu'on se bat, plus de ble d'Odessa. Le pain manque. Une espece de Buzancais couve sous la cendre populaire et jette ses etincelles ca et la. A Boulogne, l'emeute de la faim, reprimee par les gendarmes. A Saint-Brieuc, les femmes s'arrachent les cheveux et crevent les sacs de grains a coups de ciseaux. Et levees sur levees. Emprunts sur emprunts. Cent quarante mille hommes cette annee seulement, pour commencer. Les millions s'engouffrent apres les regiments. Le credit sombre avec les flottes. Telle est la situation.
Tout ceci sort du Deux-Decembre.
Nous, proscrits dont le coeur saigne de toutes les plaies de la patrie et de toutes les douleurs de l'humanite, nous considerons cet etat de choses lamentable avec une angoisse croissante.
Insistons-y, repetons-le, crions-le, et qu'on le sache et qu'on ne l'oublie plus desormais, je viens de le demontrer les faits a la main, et cela est incontestable, et l'histoire le dira, et je defie qui que ce soit de le nier, tout ceci sort du Deux-Decembre.
Otez l'intrigue dite affaire des Lieux-Saints, otez la clef, otez l'envie de sacre, otez le cadeau a faire au pape, otez le Deux-Decembre, otez M. Bonaparte; vous n'avez pas la guerre d'orient.
Oui, ces flottes, les plus magnifiques qu'il y ait au monde, sont humiliees et amoindries; oui, cette genereuse cavalerie anglaise est exterminee; oui, les ecossais gris, ces lions de la montagne; oui, nos zouaves, nos spahis, nos chasseurs de Vincennes, nos admirables et irreparables regiments d'Afrique sont sabres, haches, aneantis; oui, ces populations innocentes,—et dont nous sommes les freres, car il n'y a pas d'etrangers pour nous,—sont ecrasees; oui, parmi tant d'autres, ce vieux general Cathcart et ce jeune capitaine Nolan, l'honneur de l'uniforme anglais, sont sacrifies; oui, les entrailles et les cervelles, arrachees et dispersees par la mitraille, pendent aux broussailles de Balaklava ou s'ecrasent aux murs de Sebastopol; oui, la nuit, les champs de bataille pleins de mourants hurlent comme des betes fauves; oui, la lune eclaire cet epouvantable charnier d'Inkermann ou des femmes, une lanterne a la main, errent ca et la parmi les morts, cherchant leurs freres ou leurs maris, absolument comme ces autres femmes qui, il y a trois ans, dans la nuit du 4 decembre, regardaient l'un apres l'autre les cadavres du boulevard Montmartre [note: Voir aux Notes.]; oui, ces calamites couvrent l'Europe; oui, ce sang, tout ce sang ruisselle en Crimee; oui, ces veuves pleurent, oui, ces meres se tordent les bras,—parce qu'il a pris fantaisie a M. Bonaparte, l'assassin de Paris, de se faire benir et sacrer par M. Mastai, l'etouffeur de Rome!
Et maintenant, meditons un moment, cela en vaut la peine.
Certes, si parmi les intrepides regiments francais qui, cote a cote avec la vaillante armee anglaise, luttent devant Sebastopol contre toute la force russe, si, parmi ces combattants heroiques, il y a quelques-uns de ces tristes soldats qui, en decembre 1851, entraines par des generaux infames, ont obei aux lugubres consignes du guet-apens, les larmes nous viennent aux yeux, nos vieux coeurs francais s'emeuvent, ce sont des fils de paysans, ce sont des fils d'ouvriers, nous crions pitie! nous disons: ils etaient ivres, ils etaient aveugles, ils etaient ignorants, ils ne savaient ce qu'ils faisaient! et nous levons les mains au ciel, et nous supplions pour ces infortunes. Le soldat, c'est l'enfant; l'enthousiasme en fait un heros; l'obeissance passive peut en faire un bandit; heros, d'autres lui volent sa gloire; bandit, que d'autres aussi prennent sa faute. Oui, devant le mysterieux chatiment qui commence, mon Dieu! grace pour les soldats; mais quant aux chefs, faites!
Oui, proscrits, laissons faire le juge. Et voyez! La guerre d'orient, je viens de vous le rappeler, c'est le fait meme du Deux-Decembre arrive pas a pas, et de transformation en transformation, a sa consequence logique, l'embrasement de l'Europe. O profondeur vertigineuse de l'expiation! le Deux-Decembre se retourne, et le voici qui, apres avoir tue les notres, depeche les siens. Il y a trois ans, il se nommait coup d'etat et il assassinait Baudin; aujourd'hui il se nomme guerre d'orient, et il execute Saint-Arnaud. La balle qui, dans la nuit du 4, sur l'ordre de Lourmel, tua Dussoubs devant la barricade Montorgueil, ricoche dans les tenebres selon on ne sait quelle loi formidable et revient fusiller Lourmel en Crimee. Nous n'avons pas a nous occuper de cela. Ce sont les coups sinistres de l'eclair; c'est l'ombre qui frappe; c'est Dieu.
La justice est un theoreme; le chatiment est rigide comme Euclide; le crime a ses angles d'incidence et ses angles de reflexion; et nous, hommes, nous tressaillons quand nous entrevoyons dans l'obscurite de la destinee humaine les lignes et les figures de cette geometrie enorme que la foule appelle hasard et que le penseur appelle providence.
Le curieux, disons-le en passant, c'est que la clef est inutile. Le pape, voyant hesiter l'Autriche, et d'ailleurs, flairant sans doute la chute prochaine, persiste a reculer devant M. Bonaparte. M. Bonaparte ne veut pas tomber de M. Mastai a M. Sibour; et il en resulte qu'il n'est pas sacre et qu'il ne le sera pas; car, a travers tout ceci, la providence rit de son rire terrible.
Je viens d'exposer la situation, citoyens. A present,—et c'est par la que je veux terminer, et ceci me ramene a l'objet special de cette solennelle reunion,—cette situation, si grave pour les deux grands peuples, car l'Angleterre y joue son commerce et l'orient, car la France y joue son honneur et sa vie, cette situation redoutable, comment en sortir? La France a un moyen: se delivrer, chasser le cauchemar, secouer l'empire accroupi sur sa poitrine, remonter a la victoire, a la puissance, a la preeminence, par la liberte. L'Angleterre en a un autre, finir par ou elle aurait du commencer; ne plus frapper le czar au talon de sa botte, comme elle le fait en ce moment, mais le frapper au coeur, c'est-a-dire soulever la Pologne. Ici, a cette meme place, il y a un an precisement aujourd'hui, je donnais a l'Angleterre ce conseil, vous vous en souvenez. A cette occasion, les journaux qui soutiennent le cabinet anglais m'ont qualifie d' "orateur chimerique", et voici que l'evenement confirme mes paroles. La guerre en Crimee fait sourire le czar, la guerre en Pologne le ferait trembler. Mais la guerre en Pologne, c'est une revolution? Sans doute. Qu'importe a l'Angleterre? Qu'importe a cette grande et vieille Angleterre? Elle ne craint pas les revolutions, ayant la liberte. Oui, mais M. Bonaparte, etant le despotisme, les craint, lui, et il ne voudra pas! C'est donc a M. Bonaparte, et a sa peur personnelle des revolutions, que l'Angleterre sacrifie ses armees, ses flottes, ses finances, son avenir, l'Inde, l'Orient, tous ses interets. Avais-je tort de le dire il y a deux mois? pour l'Angleterre, l'alliance de M. Bonaparte n'est pas seulement une diminution morale, c'est une catastrophe.
C'est l'alliance de M. Bonaparte qui depuis un an fait faire fausse route a tous les interets anglais dans la guerre d'orient. Sans l'alliance de M. Bonaparte, l'Angleterre aurait aujourd'hui un succes en Pologne, au lieu d'un echec, d'un desastre peut-etre, en Crimee.
N'importe. Ce qui est dans les choses ne peut point n'en pas sortir. Les situations ont leur logique qui finit toujours par avoir le dernier mot. La guerre en Pologne, c'est-a-dire, pour employer le mot transparent adopte par le cabinet anglais, un systeme d'agression franchement continental, est desormais inevitable. C'est l'avenir immediat. Au moment ou je parle, lord Palmerston en cause aux Tuileries avec M. Bonaparte. Et, citoyens, ce sera la ma derniere parole, la guerre en Pologne, c'est la revolution en Europe.
Ah! que la destinee s'accomplisse!
Ah! que la fatalite soit sur ces hommes, sur ces bourreaux, sur ces despotes, qui ont arrache a tant de peuples, a tant de nobles peuples leurs sceptres de nations!—Je dis le sceptre, et non la vie.—Car, proscrits, comme il faut le repeter sans cesse pour consterner les lachetes et pour relever les courages, la mort apparente des peuples, si livide qu'elle soit, si glacee qu'elle semble, est un avatar et couvre le mystere d'une incarnation nouvelle. La Pologne est dans le sepulcre, mais elle a le clairon a la main; la Hongrie est sous le suaire, mais elle a le sabre au poing; l'Italie est dans la tombe, mais elle a la flamme au coeur; la France est dans la fosse, mais elle a l'etoile au front. Et, tous les signes nous l'annoncent, au printemps prochain, au printemps, heure des resurrections comme le matin est l'heure des reveils, amis, toute la terre fremira d'eblouissement et de joie, quand, se dressant subitement, ces grands cadavres ouvriront tout a coup leurs grandes ailes!
VII
Les paroles de Victor Hugo emurent le parlement. Un membre de la majorite, familier des Tuileries, somma le gouvernement anglais de mettre fin a la "querelle personnelle" entre M. Louis Bonaparte et M. Victor Hugo. Victor Hugo sentit qu'il etait necessaire que le proscrit remit a sa place l'empereur et qu'il fallait rendre a M. Bonaparte le sentiment de sa situation vraie; et il publia dans les journaux anglais ce qu'on va lire:
AVERTISSEMENT
Je previens M. Bonaparte que je me rends parfaitement compte des ressorts qu'il fait mouvoir et qui sont a sa taille, et que j'ai lu avec interet les choses dites a mon sujet, ces jours passes, dans le parlement anglais. M. Bonaparte m'a chasse de France pour avoir pris les armes contre son crime, comme c'etait mon droit de citoyen et mon devoir de representant du peuple; il m'a chasse de Belgique pour Napoleon le Petit; il me chassera peut-etre d'Angleterre pour les protestations que j'y ai faites, que j'y fais et que je continuerai d'y faire. Cela regarde l'Angleterre plus que moi. Un triple exil n'est rien. Quant a moi, l'Amerique est bonne, et, si elle convient a M. Bonaparte, elle me convient aussi. J'avertis seulement M. Bonaparte qu'il n'aura pas plus raison de moi, qui suis l'atome, qu'il n'aura raison de la verite et de la justice qui sont Dieu meme. Je declare au Deux-Decembre en sa personne que l'expiation viendra, et que, de France, de Belgique, d'Angleterre, d'Amerique, du fond de la tombe, si les ames vivent, comme je le crois et l'affirme, j'en haterai l'heure. M. Bonaparte a raison, il y a en effet entre moi et lui une "querelle personnelle", la vieille querelle personnelle du juge sur son siege et de l'accuse sur son banc.
VICTOR HUGO.
Jersey, 22 decembre 1854.
1855
Ce que pourrait etre l'Europe. Ce qu'elle est. Suite des complaisances de l'Angleterre pour l'empire. L'empereur recu a Londres. Les proscrits chasses de Jersey.
I
SIXIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848
24 fevrier 1855.
Proscrits,
Si la revolution, inauguree il y a sept ans a pareil jour a l'Hotel de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n'avait pas ete, pour ainsi dire, des le lendemain meme de son avenement, detournee de son but; si la reaction d'abord, Louis Bonaparte ensuite, n'avaient pas detruit la republique, la reaction par ruse et lent empoisonnement, Louis Bonaparte par escalade nocturne, effraction, guet-apens et meurtre; si, des les jours eclatants de Fevrier, la republique avait montre son drapeau sur les Alpes et sur le Rhin et jete au nom de la France a l'Europe ce cri: Liberte! qui eut suffi a cette epoque, vous vous en souvenez tous, pour consommer sur le vieux continent le soulevement de tous les peuples et achever l'ecroulement de tous les trones; si la France, appuyee sur la grande epee de 92, eut donne aide, comme elle le devait, a l'Italie, a la Hongrie, a la Pologne, a la Prusse, a l'Allemagne; si, en un mot, l'Europe des peuples eut succede en 1848 a l'Europe des rois, voici quelle serait aujourd'hui, apres sept annees de liberte et de lumiere, la situation du continent.
On verrait ceci:
Le continent serait un seul peuple; les nationalites vivraient de leur vie propre dans la vie commune; l'Italie appartiendrait a l'Italie, la Pologne appartiendrait a la Pologne, la Hongrie appartiendrait a la Hongrie, la France appartiendrait a l'Europe, l'Europe appartiendrait a l'Humanite.
Plus de Rhin, fleuve allemand; plus de Baltique et de mer Noire, lacs russes; plus de Mediterranee, lac francais; plus d'Atlantique, mer anglaise; plus de canons au Sund et a Gibraltar; plus de kammerlicks aux Dardanelles. Les fleuves libres, les detroits libres, les oceans libres.
Le groupe europeen n'etant plus qu'une nation, l'Allemagne serait a la France, la France serait a l'Italie ce qu'est aujourd'hui la Normandie a la Picardie et la Picardie a la Lorraine. Plus de guerre; par consequent plus d'armee. Au seul point de vue financier, benefice net par an pour l'Europe, quatre milliards. [Note: Pour la France, plus de liste civile, plus de clerge paye, plus de magistrature inamovible, plus d'administration centralisee, plus d'armee permanente; benefice net par an: 800 millions. 2 millions par jour.].
Plus de frontieres, plus de douanes, plus d'octrois; le libre echange; flux et reflux gigantesque de numeraire et de denrees, industrie et commerce vingtuples; bonification annuelle pour la richesse du continent, au moins dix milliards. Ajoutez les quatre milliards de la suppression des armees, plus deux milliards au moins gagnes par l'abolition des fonctions parasites sur tout le continent, y compris la fonction de roi, cela fait tous les ans un levier de seize milliards pour soulever les questions economiques. Une liste civile du travail, une caisse d'amortissement de la misere epuisant les bas-fonds du chomage et du salariat avec une puissance de seize milliards par an. Calculez cette enorme production de bien-etre. Je ne developpe pas.
Une monnaie continentale, a double base metallique et fiduciaire, ayant pour point d'appui le capital Europe tout entier et pour moteur l'activite libre de deux cents millions d'hommes, cette monnaie, une, remplacerait et resorberait toutes les absurdes varietes monetaires d'aujourd'hui, effigies de princes, figures des miseres, varietes qui sont autant de causes d'appauvrissement; car, dans le va-et-vient monetaire, multiplier la variete, c'est multiplier le frottement; multiplier le frottement, c'est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c'est unite.
La fraternite engendrerait la solidarite; le credit de tous serait la propriete de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.
Liberte d'aller et venir, liberte de s'associer, liberte de posseder, liberte d'enseigner, liberte de parler, liberte d'ecrire, liberte de penser, liberte d'aimer, liberte de croire, toutes les libertes feraient faisceau autour du citoyen garde par elles et devenu inviolable.
Aucune voie de fait, contre qui que ce soit; meme pour amener le bien. Car a quoi bon? Par la seule force des choses, par la simple augmentation de la lumiere, par le seul fait du plein jour succedant a la penombre monarchique et sacerdotale, l'air serait devenu irrespirable a l'homme de force, a l'homme de fraude, a l'homme de mensonge, a l'homme de proie, a l'exploitant, au parasite, au sabreur, a l'usurier, a l'ignorantin, a tout ce qui vole dans les crepuscules avec l'aile de la chauve-souris.
La vieille penalite se serait dissoute comme le reste. La guerre etant morte, l'echafaud, qui a la meme racine, aurait seche et disparu de lui-meme. Toutes les formes du glaive se seraient evanouies. On en serait a douter que la creature humaine ait jamais pu, ait jamais ose mettre a mort la creature humaine, meme dans le passe. Il y aurait, dans la galerie ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous verre, un canon-Lancastre sous verre, une guillotine sous verre, une potence sous verre, et l'on irait par curiosite voir au museum ces betes feroces de l'homme comme on va voir a la menagerie les betes feroces de Dieu.
On dirait: c'est donc cela, un gibet! comme on dit: c'est donc cela, un tigre!
On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit; la matiere, qui obeit; la machine servant l'homme; les experimentations sociales sur une vaste echelle; toutes les fecondations merveilleuses du progres par le progres; la science aux prises avec la creation; des ateliers toujours ouverts dont la misere n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir le travail; des ecoles toujours ouvertes dont l'ignorance n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir la lumiere; des gymnases gratuits et obligatoires ou les aptitudes seules marqueraient les limites de l'enseignement, ou l'enfant pauvre recevrait la meme culture que l'enfant riche; des scrutins ou la femme voterait comme l'homme. Car le vieux monde du passe trouve la femme bonne pour les responsabilites civiles, commerciales, penales, il trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l'echafaud; nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignite et pour la liberte; il trouve la femme bonne pour l'esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l'admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne disons pas: ame de premiere qualite, l'homme; ame de deuxieme qualite, la femme. Nous proclamons la femme notre egale, avec le respect de plus. O femme, mere, compagne, soeur, eternelle mineure, eternelle esclave, eternelle sacrifiee, eternelle martyre, nous vous releverons! De tout ceci le vieux monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme, proclame par nous, est le sujet principal de sa gaite. Un jour, a l'assemblee, un interrupteur me cria:—C'est surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites rire.—Et vous, lui repondis-je, c'est surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites pleurer.
Je reprends, et j'acheve cette esquisse.
Au faite de cette splendeur universelle, l'Angleterre et la France rayonneraient; car elles sont les ainees de la civilisation actuelle; elles sont au dix-neuvieme siecle les deux nations meres; elles eclairent au genre humain en marche les deux routes du reel et du possible; elles portent les deux flambeaux, l'une le fait, l'autre l'idee. Elles rivaliseraient sans se nuire ni s'entraver. Au fond, et a voir les choses de la hauteur philosophique,—permettez-moi cette parenthese—il n'y a jamais eu entre elles d'autre antipathie que ce desir d'aller au dela, cette impatience de pousser plus loin, cette logique de marcheur en avant, cette soi de l'horizon, cette ambition de progres indefini qui est toute la France et qui a quelquefois importune l'Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des resultats obtenus et epouse tranquille du fait accompli. La France est l'adversaire de l'Angleterre comme le mieux est l'ennemi du bien.
Je continue.
Dans la vieille cite du dix aout et du vingt-deux septembre, declaree desormais la Ville d'Europe, Urbs, une colossale assemblee, l'assemblee des Etats-Unis d'Europe, arbitre de la civilisation, sortie du suffrage universel de tous les peuples du continent, traiterait et reglerait, en presence de ce majestueux mandant, juge definitif, et avec l'aide de la presse universelle libre, toutes les questions de l'humanite, et ferait de Paris au centre du monde un volcan de lumiere.
Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas a l'eternite de ce qu'on appelle aujourd'hui les parlements; mais les parlements, generateurs de liberte et d'unite tout ensemble, sont necessaires jusqu'au jour, jour lointain, encore et voisin de l'ideal, ou, les complications politiques s'etant dissoutes dans la simplification du travail universel, la formule: LE MOINS DE GOUVERNEMENT POSSIBLE recevant une application de plus en plus complete, les lois factices ayant toutes disparu et les lois naturelles demeurant seules, il n'y aura plus d'autre assemblee que l'assemblee des createurs et des inventeurs, decouvrant et promulguant la loi et ne la faisant pas, l'assemblee de l'intelligence, de l'art et de la science, l'Institut. L'Institut transfigure et rayonnant, produit d'un tout autre mode de nomination, deliberant publiquement. Sans nul doute, l'Institut, dans la perspective des temps, est l'unique assemblee future. Chose frappante et que j'ajoute encore en passant, c'est la Convention qui a cree l'Institut. Avant d'expirer, ce sombre aigle des revolutions a depose sur le genereux sol de France l'oeuf mysterieux qui contient les ailes de l'avenir.
Ainsi, pour resumer en peu de mots les quelques lineaments que je viens d'indiquer, et beaucoup de details m'echappent, je jette ces idees au hasard et rapidement et je ne trace qu'un a peu pres, si la revolution de 1848 avait vecu et porte ses fruits, si la republique fut restee debout, si, de republique francaise, elle fut devenue, comme la logique l'exige, republique europeenne, fait qui se serait accompli alors, certes, en moins d'une annee, et presque sans secousse ni dechirement, sous le souffle du grand vent de Fevrier, citoyens, si les choses s'etaient passees de la sorte, que serait aujourd'hui l'Europe? une famille. Les nations soeurs. L'homme frere de l'homme. On ne serait plus ni francais, ni prussien, ni espagnol; on serait europeen. Partout la serenite, l'activite, le bien-etre, la vie. Pas d'autre lutte, d'un bout a l'autre du continent, que la lutte du bien, du beau, du grand, du juste, du vrai et de l'utile domptant l'obstacle et cherchant l'ideal. Partout cette immense victoire qu'on appelle le travail dans cette immense clarte qu'on appelle la paix.
Voila, citoyens, si la revolution eut triomphe, voila, en raccourci et en abrege, le spectacle que nous donnerait a cette heure l'Europe des peuples.
Mais ces choses ne se sont point realisees. Heureusement on a retabli l'ordre. Et, au lieu de cela, que voyons-nous?
Ce qui est debout en ce moment, ce n'est pas l'Europe des peuples; c'est l'Europe des rois.
Et que fait-elle, l'Europe des rois?
Elle a la force; elle peut ce qu'elle veut; les rois sont libres puisqu'ils ont etouffe la liberte; l'Europe des rois est riche; elle a des millions, elle a des milliards; elle n'a qu'a ouvrir la veine des peuples pour en faire jaillir du sang et de l'or. Que fait-elle? Deblaie-t-elle les embouchures des fleuves? abrege-t-elle la route de l'Inde? relie-t-elle le Pacifique a l'Atlantique? perce-t-elle l'isthme de Suez? coupe-t-elle l'isthme de Panama? jette-t-elle dans les profondeurs de l'ocean le prodigieux fil electrique qui rattachera les continents aux continents par l'idee devenue eclair, et qui, fibre colossale de la vie universelle, fera du globe un coeur enorme ayant pour battement la pensee de l'homme? A quoi s'occupe l'Europe des rois? accomplit-elle, maitresse du monde, quelque grand et saint travail de progres, de civilisation et d'humanite? a quoi depense-t-elle les forces gigantesques du continent dont elle dispose? que fait-elle?
Citoyens, elle fait une guerre.
Une guerre pour qui?
Pour vous, peuples?
Non, pour eux, rois.
Quelle guerre?
Une guerre miserable par l'origine: une clef; epouvantable par le debut: Balaklava; formidable par la fin: l'abime.
Une guerre qui part du risible pour aboutir a l'horrible.
Proscrits, nous avons deja plus d'une fois parle de cette guerre, et nous sommes condamnes a en parler longtemps encore. Helas! je n'y songe, quant a moi, que le coeur serre.
O francais qui m'entourez, la France avait une armee, une armee la premiere du monde, une armee admirable, incomparable, formee aux grandes guerres par vingt ans d'Afrique, une armee tete de colonne du genre humain, espece de Marseillaise vivante, aux strophes herissees de bayonnettes, qui, melee au souffle de la Revolution, n'eut eu qu'a faire chanter ses clairons pour faire a l'instant meme tomber en poussiere sur le continent tous les vieux sceptres et toutes les vieilles chaines; cette armee, ou est-elle? qu'est-elle devenue? Citoyens, M. Bonaparte l'a prise. Qu'en a-t-il fait? d'abord il l'a enveloppee dans le linceul de son crime; ensuite il lui a cherche une tombe. Il a trouve la Crimee.
Car cet homme est pousse et aveugle par ce qu'il a en lui de fatal et par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son ame a son insu.
Proscrits, detournez un moment vos yeux de Cayenne ou il y a aussi un sepulcre, et regardez la-bas a l'orient. Vous y avez des freres.
L'armee francaise et l'armee anglaise sont la.
Qu'est-ce que c'est que cette tranchee qu'on ouvre devant cette ville tartare? cette tranchee a deux pas de laquelle coule le ruisseau de sang d'Inkermann, cette tranchee ou il y a des hommes qui passent la nuit debout et qui ne peuvent se coucher parce qu'ils sont dans l'eau jusqu'aux genoux; d'autres qui sont couches, mais dans un demi-metre de boue qui les recouvre entierement et ou ils mettent une pierre pour que leur tete en sorte; d'autres qui sont couches, mais dans la neige, sous la neige, et qui se reveilleront demain les pieds geles; d'autres qui sont couches, mais sur la glace et qui ne se reveilleront pas; d'autres qui marchent pieds nus par un froid de dix degres parce qu'ayant ote leurs souliers, ils n'ont plus la force de les remettre; d'autres couverts de plaies qu'on ne panse pas; tous sans abri, sans feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour vetement des haillons mouilles devenus glacons, ronges de dyssenterie et de typhus, tues par le lit ou ils dorment, empoisonnes par l'eau qu'ils boivent [note: Voir aux Notes.], harceles de sorties, cribles de bombes, reveilles de l'agonie par la mitraille, et ne cessant d'etre des combattants que pour redevenir des mourants; cette tranchee ou l'Angleterre, a l'heure qu'il est, a entasse trente mille soldats, ou la France, le 17 decembre,—j'ignore le chiffre ulterieur,—avait couche quarante-six mille sept cents hommes; cette tranchee ou, en moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu; cette tranchee de Sebastopol, c'est la fosse des deux armees. Le creusement de cette fosse, qui n'est pas finie, a deja coute trois milliards.
La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.
Oui, pour creuser la fosse des deux armees d'Angleterre et de France, la France et l'Angleterre, en comptant tout, y compris le capital des flottes englouties, y compris la depression de l'industrie, du commerce et du credit, ont deja depense trois milliards. Trois milliards! avec ces trois milliards on eut complete le reseau des chemins de fer anglais et francais, on eut construit le tunnel tubulaire de la Manche, meilleur trait d'union des deux peuples que la poignee de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu'on nous montre au-dessus de nos tetes avec cette legende: A LA BONNE FOI; avec ces trois milliards, on eut draine toutes les bruyeres de France et d'Angleterre, donne de l'eau salubre a toutes les villes, a tous les villages et a tous les champs, assaini la terre et l'homme, reboise dans les deux pays toutes les pentes, prevenu par consequent les inondations et les debordements, empoissonne tous les fleuves de facon a donner au pauvre le saumon a un sou la livre, multiplie les ateliers et les ecoles, explore et exploite partout les gisements houillers et mineraux, dote toutes les communes de pioches a vapeur, ensemence les millions d'hectares en friche, transforme les egouts en puits d'engrais, rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les bouches, decuple la production, decuple la consommation, decuple la circulation, centuple la richesse!—Il vaut mieux prendre—je me trompe—ne pas prendre Sebastopol!
Il vaut mieux employer ses milliards a faire perir ses armees! il vaut mieux se ruiner a se suicider!
Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armees agonisent. Et, pendant ce temps-la, que fait "l'empereur Napoleon III"? J'ouvre un journal de l'empire (l'orateur deploie un journal) et j'y lis: "Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fetes et bals. Le deuil que la cour a pris a l'occasion des morts des reines de Sardaigne sera suspendu vingt-quatre heures pour ne pas empecher le bal qui va avoir lieu aux Tuileries."
Oui, c'est le bruit d'un orchestre que nous entendons dans le pavillon de l'Horloge; oui, le Moniteur enregistre et detaille le quadrille ou ont "figure leurs majestes"; oui, l'empereur danse, oui, ce Napoleon danse, pendant que, les prunelles fixees sur les tenebres, nous regardons, et que le monde civilise, fremissant, regarde avec nous Sebastopol, ce puits de l'abime, ce tonneau sombre ou viennent l'une apres l'autre, pales, echevelees, versant dans le gouffre leurs tresors et leurs enfants, et recommencant toujours, la France et l'Angleterre, ces deux Danaides aux yeux sanglants!
Pourtant on annonce que "l'empereur" va partir. Pour la Crimee! est-ce possible? Voici que la pudeur lui viendrait et qu'il aurait conscience de la rougeur publique? On nous le montre brandissant vers Sebastopol le sabre de Lodi, chaussant les bottes de sept lieues de Wagram, avec Troplong et Baroche eplores pendus aux deux basques de sa redingote grise. Que veut dire ce va-t-en guerre?—Citoyens, un souvenir. Le matin du coup d'etat, apprenant que la lutte commencait, M. Bonaparte s'ecria: Je veux aller partager les dangers de mes braves soldats! Il y eut probablement la quelque Baroche ou quelque Troplong qui s'eplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il traversa les Champs-Elysees et les Tuileries entre deux triples haies de bayonnettes. En debouchant des Tuileries, il entra rue de l'Echelle. Rue de l'Echelle, cela signifie rue du Pilori; il y avait la autrefois en effet une echelle ou pilori. Dans cette rue il apercut de la foule, il vit le geste menacant du peuple; un ouvrier lui cria: a bas le traitre! Il palit, tourna bride, et rentra a l'Elysee. Ne nous donnons donc pas les emotions du depart. S'il part, la porte des Tuileries, comme celle de l'Elysee, reste entre-baillee derriere lui; s'il part, ce n'est pas pour la tranchee ou l'on agonise, ni pour la breche ou l'on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera: a bas le traitre! lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Jamais, ni dans Paris, ni en Crimee, ni dans l'histoire, Louis Bonaparte ne depassera la rue de l'Echelle.
Du reste, s'il part, l'oeil de l'histoire sera fixe sur Paris.
Attendons.
Citoyens, je viens d'exposer devant vous, et je circonsris la peinture, le tableau que presente l'Europe aujourd'hui.
Ce que serait l'Europe republicaine, je vous l'ai dit; ce qu'est l'Europe imperiale; vous le voyez.
Dans cette situation generale, la situation speciale de la France, la voici:
Les finances gaspillees, l'avenir greve d'emprunts, lettres de change signees DEUX-DECEMBRE et LOUIS BONAPARTE et par consequent sujettes a protet, l'Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d'alliees, la coalition des rois latente mais visible, les reves de demembrement revenus, un million d'hommes preta s'ebranler vers le Rhin au premier signe du czar, l'armee d'Afrique aneantie. Et pour point d'appui, quoi? l'Angleterre; un naufrage.
Tel est cet effrayant horizon aux deux extremites duquel se dressent deux spectres, le spectre de l'armee en Crimee, le spectre de la republique en exil.
Helas! l'un de ces deux spectres a au flanc le coup de poignard de l'autre, et le lui pardonne.
Oui, j'y insiste, la situation est si lugubre que le parlement epouvante ordonne une enquete, et qu'il semble a ceux qui n'ont pas foi en l'avenir des peuples providentiels que la France va perir et que l'Angleterre va sombrer.
Resumons.
La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse, plus de parole. La Russie sur la Pologne, l'Autriche sur la Hongrie, l'Autriche sur Milan, l'Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le pape sur Rome, Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l'obscurite, toutes sortes d'actes de tenebres; exactions, spoliations, brigandages, transportations, fusillades, gibets; en Crimee, une guerre affreuse; des cadavres d'armees sur des cadavres de nations; l'Europe cave d'egorgement. Je ne sais quel tragique flamboiement sur l'avenir. Blocus, villes incendiees, bombardements, famines, pestes, banqueroutes. Pour les interets et les egoismes le commencement d'un sauve-qui-peut. Revoltes obscures des soldats en attendant le reveil des citoyens. Etat de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en l'issue. Prendre Sebastopol, c'est la guerre sans fin; ne pas prendre Sebastopol, c'est l'humiliation sans remede. Jusqu'a present on s'etait ruine pour la gloire, maintenant ou se ruine pour l'opprobre. Et que deviendront, sous ce trepignement de cesars furieux, ceux des peuples qui survivent? Ils pleureront jusqu'a leur derniere larme, ils paieront jusqu'a leur dernier sou, ils saigneront jusqu'a leur dernier enfant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous? Partout des femmes en noir. Des meres, des soeurs, des orphelines, des veuves. Rendez-leur donc ce qu'elles pleurent, a ces femmes! Toute l'Angleterre est sous un crepe. En France il y a ces deux immenses deuils, l'un qui est la mort, l'autre, pire, qui est l'ignominie; l'hecatombe de Balaklava et le bal des Tuileries.
Proscrits, cette situation a un nom. Elle s'appelle "la societe sauvee".
Ne l'oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours tout a l'origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du "grand acte" de decembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la boucherie du 4. On ne peut pas dire d'elle du moins qu'elle est batarde. Elle a une mere, la trahison, et un pere, le massacre. Voyez ces deux choses qui aujourd'hui se touchent comme les deux doigts de la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la calamite de 1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l'Europe. M. Bonaparte est parti de ceci pour arriver a cela.
Je sais bien qu'on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me dit et me fait dire par ses journaux:—Vous n'avez a la bouche que le Deux-Decembre! Vous repetez toujours ces choses-la!—A quoi je reponds:—Vous etes toujours la!
Je suis votre ombre.
Est-ce ma faute a moi si l'ombre du crime est un spectre?
Non! non! non! non! ne nous taisons pas, ne nous lassons pas, ne nous arretons pas. Soyons toujours la, nous aussi, nous qui sommes le droit, la justice et la realite. Il y a maintenant au-dessus de la tete de Bonaparte deux linceuls, le linceul du peuple et le linceul de l'armee, agitons-les sans relache. Qu'on entende sans cesse, qu'on entende a travers tout, nos voix au fond de l'horizon! ayons la monotonie redoutable de l'ocean, de l'ouragan, de l'hiver, de la tempete, de toutes les grandes protestations de la nature.
Ainsi, citoyens, une bataille a outrance, une fuite sans fond de toutes les forces vives, un ecroulement sans limites, voila ou en est cette malheureuse societe du passe qui s'etait crue sauvee en effet parce qu'un beau matin elle avait vu un aventurier, son conquerant, confier l'ordre au sergent de ville et l'abrutissement au jesuite!
Cela est en bonnes mains, avait-elle dit.
Qu'en pense-t-elle maintenant?
O peuples, il y a des hommes de malediction. Quand ils promettent la paix, ils tiennent la guerre; quand ils promettent le salut, ils tiennent le desastre; quand ils promettent la prosperite, ils tiennent la ruine; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte; quand ils prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crane d'Ezzelin; quand ils refont la medaille de Cesar, c'est avec le profil de Mandrin; quand ils recommencent l'empire, c'est par 1812; quand ils arborent un aigle, c'est une orfraie; quand ils apportent a un peuple un nom, c'est un faux nom; quand ils lui font un serment, c'est un faux serment; quand ils lui annoncent un Austerlitz, c'est un faux Austerlitz; quand ils lui donnent un baiser, c'est le baiser de Judas; quand ils lui offrent un pont pour passer d'une rive a l'autre, c'est le pont de la Beresina.
Ah! il n'est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navre, car la desolation est partout, car l'abjection est partout, car l'abomination est partout; car l'accroissement du czar, c'est la diminution dela lumiere; car, moi qui vous parle, l'abaissement de cette grande, fiere, genereuse et libre Angleterre m'humilie comme homme; car, supreme douleur, nous entendons en ce moment la France qui tombe avec le bruit que ferait la chute d'un cercueil!
Vous etes navres, mais vous avez courage et foi. Vous faites bien, amis. Courage, plus que jamais! Je vous l'ai dit deja, et cela devient plus evident de jour en jour, a cette heure la France et l'Angleterre n'ont plus qu'une voie de salut, l'affranchissement des peuples, la levee en masse des nationalites, la revolution. Extremite sublime. Il est beau que le salut soit en meme temps la justice. C'est la que la providence eclate. Oui, courage plus que jamais! Dans le peril Danton criait: de l'audace! de l'audace! et encore de l'audace!—Dans l'adversite il faut crier: de l'espoir! de l'espoir! et encore de l'espoir!—Amis, la grande republique, la republique democratique, sociale et libre rayonnera avant peu; car c'est la fonction de l'empire de la faire renaitre, comme c'est la fonction de la nuit de ramener le jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaitront. Leur temps se compte maintenant par minutes. Ils sont adosses au gouffre; et deja, nous qui sommes dans l'abime, nous pouvons voir leur talon qui depasse le rebord du precipice. O proscrits! j'en atteste les cigues que les Socrates ont bues, les Golgotha ou sont montes les Jesus-Christs, les Jericho que les Josues ont fait crouler; j'en atteste les bains de sang qu'ont pris les Thraseas, les braises ardentes qu'ont machees les Porcias, epouses des Brutus, les buchers d'ou les Jean Huss ont crie: le cygne naitra! j'en atteste ces mers qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies, j'en atteste ces etoiles qui sont au-dessus de nos tetes et que les Galilees ont interrogees, proscrits, la liberte est immortelle! proscrits, la verite est eternelle!
Le progres, c'est le pas meme de Dieu.
Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux qui tremblent—il n'y en a pas parmi nous—se rassurent. L'humanite ne connait pas le suicide et Dieu ne connait pas l'abdication. Non, les peuples ne resteront pas indefiniment dans les tenebres, ignorant l'heure qu'il est dans la science, l'heure qu'il est dans la philosophie, l'heure qu'il est dans l'art, l'heure qu'il est dans l'esprit humain, l'oeil stupidement fixe sur le despotisme, ce sinistre cadran d'ombre ou la double aiguille sceptre et glaive, a jamais immobile, marque eternellement minuit!
II
LETTRE A LOUIS BONAPARTE
8 avril 1855.
Cette funebre guerre de Crimee se termina par le baiser de la reine Victoria a "l'empereur des francais". Louis Bonaparte alla a Londres chercher ce baiser. Ce fut une sorte d'enivrement des deux gouvernements. Les fetes apres les carnages; ces choses la s'enchainent.
La fete fut splendide. Elle fut meme complete. L'exil s'en mela. En debarquant a Douvres, "l'empereur" put lire, affichees sur tous les murs, les paroles que voici:
VICTOR HUGO A LOUIS BONAPARTE
Qu'est-ce que vous venez faire ici? a qui en voulez-vous? qui venez-vous insulter? L'Angleterre dans son peuple ou la France dans ses proscrits? Nous en avons deja enterre neuf, a Jersey seulement. Est-ce la ce que vous voulez savoir? Le dernier s'appelait Felix Bony, et avait vingt-neuf ans; cela vous suffit-il? Voulez-vous voir son tombeau? Que venez-vous faire ici, vous dis-je? Cette Angleterre qui n'a point de bat sur le cou, cette France bannie, ce peuple souverain de lui-meme, cette proscription decimee et calme, n'ont que faire de vous. Laissez la liberte en paix. Laissez l'exil tranquille.
Ne venez pas.
Quel leurre viendrez-vous offrir a cette illustre et genereuse nation? quel coup d'ongle premeditez-vous contre la liberte anglaise? arriveriez-vous plein de promesses comme en France en 1848? changeriez-vous la pantomime? mettrez-vous la main sur votre coeur pour l'alliance anglaise de la meme facon que vous l'y mettiez pour la republique? sera-ce toujours l'habit boutonne, la plaque sur l'habit, la main sur la plaque, l'accent emu, l'oeil humide? quelle parole la plus sacree allez-vous jurer? quelle affirmation de fidelite eternelle, quel engagement inviolable, quelle protestation portant votre exergue, quel serment frappe a votre effigie allez-vous mettre en circulation ici, vous, le faux monnayeur de l'honneur!
Qu'est-ce que vous apporteriez a cette terre? Cette terre est la terre de Thomas Morus, de Hampden, de Bradshaw, de Shakespeare, de Milton, de Newton, de Watt, de Byron, et elle n'a pas besoin d'un echantillon de la boue du boulevard Montmartre. Vous venez chercher une jarretiere? En effet, c'est jusque-la que vous avez du sang.
Je vous dis de ne pas venir. Vous ne seriez pas a votre place ici. Regardez. Vous voyez bien que ce peuple est libre. Vous voyez bien que ces gens-la vont et viennent, lisent, ecrivent, interrogent, pensent, crient, se taisent, respirent, comme bon leur semble. Cela ne ressemble a rien de ce que vous connaissez. Vous aurez beau regarder les collets d'habit, vous n'y trouverez pas le pli que donne le poing du gendarme. Non, vraiment, vous ne seriez pas chez vous. Vous seriez dans un air irrespirable pour vous. Vous voyez bien qu'il n'y a pas de janissaires ici, pas plus de janissaires pretres que de janissaires soldats; vous voyez bien qu'il n'y pas d'espions; vous voyez bien qu'il n'y a pas de jesuites; vous voyez bien que les juges rendent la justice!
La tribune parle, les journaux parlent, la conscience publique parle; il y a du soleil en ce pays. Vous voyez bien qu'il fait jour, aigle! que venez-vous faire ici?
Si vous voulez savoir, alliance a part, ce que ce peuple pense de vous, lisez ses vrais journaux, ses journaux d'il y a deux ans.
Visiterez-vous Londres, habille en empereur et en general? D'autres qui etaient empereurs aussi, et generaux aussi, l'ont visitee avant vous, et y ont eu des ovations diversement triomphales; vous auriez le meme accueil. Irez-vous au square Trafalgar? irez-vous au square Waterloo, au pont Waterloo, a la colonne Waterloo? Nicolas y a ete recu par les aldermen. Irez-vous a la brasserie Perkins? Haynau y a ete recu par les ouvriers.
Venez-vous parler a l'Angleterre de la Crimee? Vous toucheriez la a un grand deuil. Le desastre de Sebastopol a ouvert le flanc de l'Angleterre plus profondement encore que le flanc de la France. L'armee francaise agonise, l'armee anglaise est morte; ce qui, si l'on en croit ceux qui admirent vos hasards, aurait fait faire a l'un de vos historiographes cette remarque:—Sans le vouloir, nous vengeons Waterloo. Napoleon III a fait plus de mal a l'Angleterre en un an d'alliance qu'en quinze ans de guerre Napoleon premier. (A propos, vos amis ne disent plus: le grand. Pourquoi donc?)
Oui, vous avez de ces flatteurs-la, empereur d'occasion. C'est une chose etrange en effet que cette aventure qu'on appelle votre destinee. Les paroles manquent et l'on tombe dans un abime de stupeur en pensant que vous en etes peut-etre vraiment venu vous-meme a croire que vous etes quelqu'un, eu songeant que vous prenez votre tragedie horrible au serieux, et que, probablement, vous vous imagineriez faire sur l'Europe je ne sais quel effet de perspective le jour ou vous apparaitriez au peuple anglais dans votre mise en scene d'a present, muet, heureux et lugubre, debout dans votre nuee de crimes, couronne d'une sorte d'infamie imperiale et mysterieuse, et portant sur votre front toutes ces actions sombres qui sont de la competence du tonnerre.
Et de la cour d'assises, monsieur.
Ah! ces terribles choses vraies, vous les entendrez. Pourquoi venez-vous ici?
Tenez, parmi ceux de ce gouvernement qui, pour des raisons variees, vous font accueil, prenez le plus enthousiaste, le plus enivre, le plus effare de vous, prenez l'anglais qui crie le mieux: Vive l'empereur! alderman, ministre, lord, et faites-lui cette simple question:—S'il arrivait en ce pays qu'un homme tenant le pouvoir a un titre quelconque, un ministre, par exemple (c'est ce que vous etiez, monsieur), s'il arrivait que cet homme, sous pretexte qu'il aurait, devant les hommes et devant Dieu, jure fidelite a la constitution, prit une nuit l'Angleterre a la gorge, brisat le parlement, renversat la tribune, jetat les membres inviolables des assemblees dans les cabanons de Millbank et de Newgate, demolit Westminster, fit du sac de laine l'oreiller de son corps de garde, chassat les juges a coups de bottes, liat les mains derriere le dos a la justice, baillonnat la presse, ecrasat les imprimeries, etranglat les journaux, couvrit Londres de canons et de bayonnettes, vidat les fourgons de la Banque dans les poches de ses soldats, prit les maisons d'assaut, egorgeat les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants, fit de Hyde-Park une fosse d'arquebusades nocturnes, mitraillat la Cite, mitraillat let Strand, mitraillat Regent street, mitraillat Charing Cross, vingt quartiers de Londres, vingt comtes d'Angleterre, encombrat les rues des cadavres des passants, emplit les morgues et les cimetieres, fit la nuit partout, le silence partout, la mort partout, supprimat, en un mot, d'un seul coup, la loi, la liberte, le droit, la nation, le souffle, la vie, qu'est-ce que le peuple anglais ferait a cet homme?—Avant que la phrase soit finie, vous verriez sortir de terre d'elle-meme et se dresser devant vous l'echelle de l'echafaud!
Oui, l'echafaud. Et, si hideux que soient les crimes que je viens d'enumerer, je prononce ce mot,—pourquoi m'en cacherais-je?—avec un serrement de coeur; car la supreme parole du progres, confessee par nous, democrates-socialistes, n'a pas jusqu'a cette heure ete acceptee en Angleterre, et pour ce grand peuple insulaire, arrete a mi-cote du dix-neuvieme siecle et a quelque distance du sommet de la civilisation, la vie humaine n'est pas encore inviolable.
Il faut etre sur ce haut plateau de l'exil et de l'epreuve ou nous sommes pour embrasser l'horizon entier de la verite et pour comprendre que toute vie humaine, meme votre vie humaine a vous, monsieur, est sacree.
Ce n'est pas du reste de cette facon, et du haut d'un principe, que vos amis de ce pays traitent les questions qui vous touchent. Ils trouvent plus court de dire qu'il n'y a jamais eu de coup d'etat, que ce n'est pas vrai, que vous n'avez jamais prete le moindre serment, que le deux-decembre n'a jamais existe, qu'il n'a pas ete verse une goutte de sang, que Saint-Arnaud, Espinasse et Maupas sont des personnages mythologiques, qu'il n'y a pas de proscrits, que Lambessa est dans la lune, et que nous faisons semblant.
Les habiles disent qu'il y a bien eu quelque chose en effet, mais que nous exagerons, que les hommes tues n'avaient pas tous des cheveux blancs, que les femmes tuees n'etaient pas toutes grosses, et que l'enfant de sept ans de la rue Tiquetonne avait huit ans.
Je reprends.
Ne venez pas dans ce pays.
Songez d'ailleurs a l'imprudence; et a quoi exposeriez-vous le gouvernement qui vous recevrait chez lui? Paris a des eruptions inattendues; il l'a prouve en 1789, en 1830 et en 1848. Qu'est-ce qui garantit au peuple anglais, qui prise haut, et avec raison, l'amitie de la France, qu'est-ce qui garantit au gouvernement britannique qu'une revolution ne va pas eclater derriere vos talons, que le decor ne va pas changer subitement, que ce vieux trouble-fete de faubourg Saint-Antoine ne va pas se reveiller en sursaut et donner un coup de pied dans l'empire, et que, tout a coup, en une secousse de telegraphe electrique, lui, gouvernement d'Angleterre, il ne va pas se trouver brusquement ayant pour hote a Saint-James et pour convive au banquet royal, non sa majeste l'empereur des francais, mais l'accuse pale et frissonnant de la France et de la republique? non le Napoleon de la colonne, mais le Napoleon du poteau?
Mais vos polices vous rassurent. Le coup d'etat a dans sa poche le vieil oeil de Vidocq et voit le fond des choses avec ca. C'est ce qui lui tient lieu de conscience. La police vous repond du peuple de meme que le pretre vous repond de Dieu. M. Pietri et M. Sibour vous parlent chacun d'un cote.—Cette canaille de peuple n'existe plus, affirme M. Pietri.—Je voudrais bien voir que Dieu bougeat, murmure M. Sibour. Vous etes tranquille. Vous dites:—Bah! ces demagogues revent. Ils voudraient me faire peur avec des croquemitaines. Il n'y a plus de revolution; Veuillot l'a broutee. Le coup d'etat peut dormir sur les deux oreilles de Baroche. Paris, la populace, les faubourgs, tout cela est sous mes talons. Qu'importe tout cela?
Au fait, c'est juste. Et qu'importe l'histoire? qu'importe la posterite? Qu'il y ait aujourd'hui un deux-decembre faisant pendant a Austerlitz, un Sebastopol faisant equilibre a Marengo, qu'il y ait un Napoleon le grand et un autre Napoleon s'agitant sous le microscope, que notre oncle soit notre oncle ou ne le soit pas, qu'il ait vecu ou soit mort, que l'Angleterre lui ait mis Wellington sur la tete et Hudson-Lowe sur la poitrine, qu'est-ce que cela fait? Nous n'en sommes plus la. C'est du passe ou du libelle. Si nous sommes petit, cela ne regarde personne. On nous admire. N'est-ce pas, Troplong? Oui, sire. Il n'y a plus qu'une question aujourd'hui, notre empire. Une seule chose importe, prouver que nous sommes recu; imposer "le parvenu" a la vieille maison royale de Brunswick; faire disparaitre la catastrophe de Crimee sous des fetes en Angleterre; se rejouir dans ce crepe; couvrir ces mitrailles d'un feu d'artifice; montrer notre habit de general la ou l'on a vu notre baton de policeman; etre joyeux; danser un peu a Buckingham Palace. Cela fait, tout est fait.
Donc voyage a Londres. Preferable du reste au voyage en Crimee; a Londres les salves tireront a poudre. Quinze jours de galas. Triomphe. Promenades dans les residences royales; a Carlton-House; a Osborn, dans l'ile de Wight; a Windsor ou vous trouverez le lit de Louis-Philippe a qui vous devez votre vie et sa bourse, et ou la tour de Lancastre vous parlera de Henri l'imbecile, et ou la tour d'York vous parlera de Richard l'assassin. Puis grands et petits levers, bals, bouquets, orchestres, Rule Britannia croise de Partant pour la Syrie, lustres allumes, palais illumines, harangues, hurrahs. Details de vos grands cordons et de vos graces dans les journaux. C'est bien. A ces details trouvez bon que d'avance j'en mele d'autres qui viennent d'un autre de vos lieux de triomphe, de Cayenne. Les deportes,—ces hommes qui n'ont commis d'autre crime que de resister a votre crime, c'est a-dire de faire leur devoir, et d'etre de bons et vaillants citoyens,—les deportes sont la, accouples aux forcats, travaillant huit heures par jour sous le baton des argousins, nourris de metuel et de couac comme autrefois les esclaves, tete rasee, vetus de haillons marques T. F. Ceux qui ne veulent pas porter eu grosses lettres le mot galerien sur leurs souliers vont pieds nus. L'argent qu'on leur envoie leur est pris. S'ils oublient de mettre le bonnet bas devant quelqu'un des malfaiteurs, vos agents, qui les gardent, cas de punition, les fers, le cachot, le jeune, la faim, ou bien on les lie, quinze jours durant, quatre heures chaque jour, par le cou, la poitrine, les bras et les jambes, avec de grosses cordes, a un billot. Par decret du sieur Bonnard se qualifiant gouverneur de la Guyane, en date du 29 aout, permis aux gardiens de les tuer pour ce qu'on appelle "violation de consigne". Climat terrible, ciel tropical, eaux pestilentielles, fievre, typhus, nostalgie; ils meurent—trente-cinq sur deux cents, dans le seul ilot Saint-Joseph;—on jette les cadavres a la mer. Voila, monsieur.
Ces rabachages du sepulcre vous font sourire, je le sais; mais vous en souriez pour ceux qui en pleurent. J'en conviens, vos victimes, les orphelins et les veuves que vous faites, les tombeaux que vous ouvrez, tout cela est bien use. Tous ces linceuls montrent la corde. Je n'ai rien de plus neuf a vous offrir; que voulez-vous? Vous tuez, on meurt. Prenons tous notre parti, nous de subir le fait, vous de subir le cri; nous, des crimes, vous, des spectres.
Du reste, on nous dit ici de nous taire, et l'on ajoute que, si nous elevons la voix en ce moment, nous, les exiles, c'est l'occasion qu'on choisira pour nous jeter dehors. On ferait bien. Sortir a l'instant ou vous entrez. Ce serait juste.
Il y aurait la pour les chasses quelque chose qui ressemblerait a de la gloire.
Et puis, comme politique, ce serait logique. La meilleure bienvenue au proscripteur, c'est la persecution des proscrits. On peut lire cela dans Machiavel, ou dans vos yeux.
La plus douce caresse au traitre, c'est l'insulte aux trahis. Le crachat sur Jesus est sourire a Judas.
Qu'on fasse donc ce qu'on voudra.
La persecution. Soit.
Quelle que soit cette persecution, quelque forme qu'elle prenne, sachez ceci, nous l'accueillerons avec orgueil et joie; et pendant qu'on vous saluera, nous la saluerons. Ce n'est pas nouveau; toutes les fois qu'on a crie: Ave, Caesar, l'echo du genre humain a repondu: Ave, dolor.
Quelle qu'elle soit, cette persecution, elle n'otera pas de nos yeux, ni des yeux de l'histoire, l'ombre hideuse que vous avez faite. Elle ne nous fera pas perdre de vue votre gouvernement du lendemain du coup d'etat, ce banquet catholique et soldatesque, ce festin de mitres et de shakos, cette melee du seminaire et de la caserne dans une orgie, ce tohu-bohu d'uniformes debrailles et de soutanes ivres, cette ripaille d'eveques et de caporaux ou personne ne sait plus ce qu'il fait, ou Sibour jure et ou Magnan prie, ou le pretre coupe son pain avec le sabre et ou le soldat boit dans le ciboire. Elle ne nous fera pas perdre de vue l'eternel fond de votre destinee, cette grande nation eteinte, cette mort de la lumiere du monde, cette desolation, ce deuil, ce faux serment enorme, Montmartre qui est une montagne sur votre horizon sinistre, le nuage immobile des fusillades du Champ de Mars; la-bas, dressant leur triangle noir, les guillotines de 1852, et, la, a nos pieds, dans l'obscurite, cet ocean qui charrie dans ses ecumes vos cadavres de Cayenne.
Ah! la malediction de l'avenir est une mer aussi, et votre memoire, cadavre horrible, roulera a jamais dans ses vagues sombres!
Ah! malheureux! avez-vous quelque idee de la responsabilite des ames? Quel est votre lendemain? votre lendemain sur la terre? votre lendemain dans le tombeau? qu'est-ce qui vous attend? croyez-vous en Dieu? qui etes-vous?
Quelquefois, la nuit, ne dormant pas, le sommeil de la patrie est l'insomnie du proscrit, je regarde a l'horizon la France noire, je regarde l'eternel firmament, visage de la justice eternelle, je fais des questions a l'ombre sur vous, je demande aux tenebres de Dieu ce qu'elles pensent des votres, et je vous plains, monsieur, en presence du silence formidable de l'infini.
VICTOR HUGO.
III
EXPULSION DE JERSEY
Cependant, souterrainement, Louis Bonaparte manoeuvrait, ce qui lui avait attire l'Avertissement qu'on a lu plus haut; il avait mis en mouvement dans la chambre des communes quelqu'un d'inconnu qui porte un nom connu, sir Robert Peel, lequel avait, dans le patois serieux qu'admet la politique, particulierement en Angleterre, denonce Victor Hugo, Mazzini et Kossuth, et dit de Victor Hugo ceci: "Cet individu a une sorte de querelle personnelle avec le distingue personnage que le peuple francais s'est choisi pour souverain." Individu est, a ce qu'il parait, le mot qui convient; un M. de Ribaucourt l'a employe plus tard, en mai 1871, pour demander l'expulsion belge de Victor Hugo; et M. Louis Bonaparte l'avait employe pour qualifier les representants du peuple proscrits par lui en janvier 1852. Ce M. Peel, dans cette seance du 13 decembre 1854, apres avoir signale les actes et les publications de Victor Hugo, avait declare qu'il demanderait aux ministres de la reine s'il n'y aurait pas moyen d'y mettre un terme. La persecution du proscrit etait en germe dans ces paroles. Victor Hugo, indifferent a ces choses diverses, continua l'oeuvre de son devoir, et fit passer par-dessus la tete du gouvernement anglais sa Lettre a Louis Bonaparte, qu'on vient de lire. La colere fut profonde. L'alliance anglo-francaise eclata; la police de Paris vint dechirer l'affiche du proscrit sur les murs de Londres. Cependant le gouvernement anglais trouva prudent d'attendre une autre occasion. Elle ne tarda pas a se presenter. Une lettre eloquente, ironique et spirituelle, adressee a la reine et signee Felix Pyat, fut publiee a Londres et reproduite a Jersey par le journal l'Homme (voir le livre les Hommes de l'exil). L'explosion eut lieu la-dessus. Trois proscrits, Ribeyrolles, redacteur de l'Homme, le colonel Pianciani et Thomas, furent expulses de Jersey par ordre du gouvernement anglais. Victor Hugo prit fait et cause pour eux. Il eleva la voix.
DECLARATION
Trois proscrits, Ribeyrolles, l'intrepide et eloquent ecrivain;
Pianciani, le genereux representant du peuple romain; Thomas, le
courageux prisonnier du Mont-Saint-Michel, viennent d'etre expulses de
Jersey.
L'acte est serieux. Qu'y a-t-il a la surface? Le gouvernement anglais. Qu'y a-t-il au fond? La police francaise. La main de Fouche peut mettre le gant de Castlereagh; ceci le prouve.
Le coup d'etat vient de faire son entree dans les libertes anglaises.
L'Angleterre en est arrivee a ce point, proscrire des proscrits.
Encore un pas, et l'Angleterre sera une annexe de l'empire francais,
et Jersey sera un canton de l'arrondissement de Coutances.
A l'heure qu'il est, nos amis sont partis; l'expulsion est consommee.
L'avenir qualifiera le fait; nous nous bornons a le constater. Nous en prenons acte; rien de plus. En mettant a part le droit outrage, les violences dont nos personnes sont l'objet nous font sourire.
La revolution francaise est en permanence; la republique francaise, c'est le droit; l'avenir est inevitable. Qu'importe le reste? Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette expulsion? Une parure de plus a l'exil, un trou de plus au drapeau.
Seulement, pas d'equivoque.
Voici ce que nous disons, nous, proscrits de France, a vous, gouvernement anglais:
M. Bonaparte, votre "allie puissant et cordial", n'a pas d'autre existence legale que celle-ci: prevenu du crime de haute trahison.
M. Bonaparte, depuis quatre ans, est sous le coup d'un mandat d'amener, signe Hardouin, president de la haute cour de justice; Delapalme, Pataille, Moreau (de la Seine), Cauchy, juges, et contre-signe Renouard, procureur general [1].
M. Bonaparte a prete serment, comme fonctionnaire, a la republique, et s'est parjure.
M. Bonaparte a jure fidelite a la constitution, et a brise la constitution.
M. Bonaparte, depositaire de toutes les lois, a viole toutes les lois.
M. Bonaparte a emprisonne les representants du peuple inviolables, chasse les juges.
M. Bonaparte, pour echapper au mandat d'amener de la haute cour, a fait ce que fait le malfaiteur pour se soustraire aux gendarmes, il a tue.
M. Bonaparte a sabre, mitraille, extermine, massacre le jour, fusille la nuit.
M. Bonaparte a guillotine Cuisinier, Cirasse, Charlet, coupables d'avoir prete main-forte au mandat d'amener de la justice.
M. Bonaparte a suborne les soldats, suborne les fonctionnaires, suborne les magistrats.
M. Bonaparte a vole les biens de Louis-Philippe a qui il devait la vie.
M. Bonaparte a sequestre, pille, confisque, terrorise les consciences, ruine les familles.
M. Bonaparte a proscrit, banni, chasse, expulse, deporte en Afrique, deporte a Cayenne, deporte en exil quarante mille citoyens, du nombre desquels sont les signataires de cette declaration.
Haute trahison, faux serment, parjure, subornation des fonctionnaires, sequestration des citoyens, spoliation, vol, meurtre, ce sont la des crimes prevus par tous les codes, chez tous les peuples; punis en Angleterre de l'echafaud, punis en France, ou la republique a aboli la peine de mort, du bagne.
La cour d'assises attend M. Bonaparte.
Des a present, l'histoire lui dit: Accuse, levez-vous!
Le peuple francais a pour bourreau et le gouvernement anglais a pour allie le crime-empereur.
Voila ce que nous disons.
Voila ce que nous disions hier, et la presse anglaise en masse le disait avec nous; voila ce que nous dirons demain, et la posterite unanime le dira avec nous.
Voila ce que nous dirons toujours, nous qui n'avons qu'une ame, la verite, et qu'une parole, la justice.
Et maintenant expulsez-nous!
VICTOR HUGO.
Jersey, 17 octobre 1855.
A la signature de Victor Hugo vinrent se joindre trente-cinq signatures de proscrits. Les voici:
Le colonel SANDOR TELEKI, E. BEAUVAIS, BONNET-DUVERDIER, HENNET DE
KESLER, ARSENE HAYES, ALBERT BARBIEUX, ROOMILHAC, avocat; A.-C.
WIESENER, ancien officier autrichien; le docteur GORNET, CHARLES HUGO,
J.-B. AMIEL (de l'Ariege), FRANCOIS-VICTOR HUGO, F. TAFERY, THEOPHILE
GUERIN, FRANCOIS ZYCHON, BENJAMIN COLIN, EDOUARD COLET, KOZIELL,
V. VINCENT, A. PIASECKI, GIUSEPPE RANCAN, LEFEBVRE, BARBIER,
docteur-medecin; H. PREVERAUD, condamne a mort du Deux-Decembre
(Allier); le docteur FRANCK, proscrit allemand; PAPOWSKI et ZENO
SWIETOSLAWSKI, proscrits polonais; EDOUARD BIFFI, proscrit italien;
FOMBERTAUX pere, FOMBERTAUX fils, CHARDENAL, BOUILLARD, le docteur
DEVILLE.
Ce qui suit est extrait du livre les Hommes de l'exil, par Charles
Hugo:
Le samedi 27 octobre 1855, a dix heures du matin, trois personnes se presenterent a Marine Terrace et demanderent a parler a M. Victor Hugo et a ses deux fils.
"A qui ai-je l'honneur de parler? demanda M. Victor Hugo au premier des trois.
—Je suis le connetable de Saint-Clement, monsieur Victor Hugo. Je suis charge par son excellence le gouverneur de Jersey de vous dire qu'en vertu d'une decision de la couronne, vous ne pouvez plus sejourner dans cette ile, et que vous aurez a la quitter d'ici au 2 novembre prochain. Le motif de cette mesure prise a votre egard est votre signature au bas de la "Declaration" affichee dans les rues de Saint-Helier, et publiee dans le journal l'Homme.
—C'est bien, monsieur."
Le connetable de Saint-Clement fit ensuite la meme communication dans les memes termes a MM. Charles Hugo et Francois-Victor Hugo, qui lui firent la meme reponse.
M. Victor Hugo demanda au connetable s'il pouvait lui laisser copie de l'ordre du gouvernement anglais. Sur la reponse negative de M. Lenepveu qui declara que ce n'etait pas l'usage, Victor Hugo lui dit:
"Je constate que, nous autres proscrits, nous signons et publions ce que nous ecrivons et que le gouvernement anglais cache ce qu'il ecrit."
Apres avoir rempli leur mandat, le connetable et ses deux officiers s'etaient assis.
"Il est necessaire, reprit alors Victor Hugo, que vous sachiez, messieurs, toute la portee de l'acte que vous venez d'accomplir, avec beaucoup de convenance d'ailleurs et dans des formes dont je me plais a reconnaitre la parfaite mesure. Ce n'est pas vous que je fais responsables de cet acte; je ne veux pas vous demander votre avis; je suis sur que dans votre conscience vous etes indignes et navres de ce que l'autorite militaire vous fait faire aujourd'hui."
Les trois magistrats garderent le silence et baisserent la tete.
Victor Hugo continua.
"Je ne veux pas savoir votre sentiment. Votre silence m'en dit assez. Il y a entre les consciences des honnetes gens un pont par lequel les pensees communiquent, sans avoir besoin de sortir de la bouche. Il est necessaire neanmoins, je vous le repete, que vous vous rendiez bien compte de l'acte auquel vous vous croyez forces de preter votre assistance. Monsieur le connetable de Saint-Clement, vous etes membre des etats de cette ile. Vous avez ete elu par le libre suffrage de vos concitoyens. Vous etes representant du peuple de Jersey. Que diriez-vous si le gouverneur militaire envoyait une nuit ses soldats vous arreter dans votre lit, s'il vous faisait jeter en prison, s'il brisait en vos mains le mandat dont vous etes investi, et si vous, representant du peuple, il vous traitait comme le dernier des malfaiteurs? Que diriez-vous s'il en faisait autant a chacun de vos collegues? Ce n'est pas tout. Je suppose que, devant cette violation du droit, les juges de votre cour royale se rassemblassent et rendissent un arret qui declarerait le gouverneur prevenu de crime de haute trahison, et qu'alors le gouverneur envoyat une escouade de soldats qui chassat les juges de leur siege, au milieu de leur deliberation solennelle. Je suppose encore qu'en presence de ces attentats, les honnetes citoyens de votre ile se reunissent dans les rues, prissent les armes, fissent des barricades et se missent en mesure de resister a la force au nom du droit, et qu'alors le gouverneur les fit mitrailler par la garnison du fort; je dis plus, je suppose qu'il fit massacrer les femmes, les enfants, les vieillards, les passants inoffensifs et desarmes pendant toute une journee, qu'il brisat les portes des maisons a coups de canon, qu'il eventrat les magasins a coups de mitraille, et qu'il fit tuer les habitants sous leurs lits a coups de bayonnette. Si le gouverneur de Jersey faisait cela, que diriez-vous?"
Le connetable de Saint-Clement avait ecoute dans le plus profond silence et avec un embarras visible ces paroles. A l'interpellation qui lui etait adressee, il continua de rester muet. Victor Hugo repeta sa question: "Que diriez-vous, monsieur? repondez.
—Je dirais, repondit M. Lenepveu, que le gouverneur aurait tort.
—Pardon, monsieur, entendons-nous sur les mots. Vous me rencontrez dans la rue, vous me saluez et je ne vous salue pas. Vous rentrez chez vous et vous dites: "M. Victor Hugo ne m'a pas rendu mon salut. Il a eu tort." C'est bien.—Un enfant etrangle sa mere. Vous bornerez-vous a dire: il a eu tort? Non, vous direz: c'est un criminel. Eh bien, je vous le demande, l'homme qui tue la liberte, l'homme qui egorge un peuple, n'est-il pas un parricide? Ne commet-il pas un crime? repondez.
—Oui, monsieur. Il commet un crime, dit le connetable.
—Je prends acte de votre reponse, monsieur le connetable, et je poursuis. Viole dans l'exercice de votre mandat de representant du peuple, chasse de votre siege, emprisonne, puis exile, vous vous retirez dans un pays qui se croit libre et qui s'en vante. La, votre premier acte est de publier le crime et d'afficher sur les murs l'arret de votre cour de justice qui declare le gouverneur prevenu de haute trahison. Votre premier acte est de faire connaitre a tous ceux qui vous entourent et, si vous le pouvez, au monde entier, le forfait monstrueux dont votre personne, votre famille, votre liberte, votre droit, votre patrie viennent d'etre victimes. En faisant cela, monsieur le connetable, n'usez-vous pas de votre droit? je vais plus loin, ne remplissez-vous pas votre devoir?"
Le connetable essaya d'eviter de repondre a cette nouvelle question en murmurant qu'il n'etait pas venu pour discuter la decision de l'autorite superieure, mais seulement pour la signifier.
Victor Hugo insista:
"Nous faisons en ce moment une page d'histoire, monsieur. Nous sommes ici trois historiens, mes deux fils et moi, et un jour, cette conversation sera racontee. Repondez donc; en protestant contre le crime, n'useriez-vous pas de votre droit, n'accompliriez-vous pas votre devoir?
—Oui, monsieur.
—Et que penseriez-vous alors du gouvernement qui, pour avoir accompli ce devoir sacre, vous enverrait l'ordre de quitter le pays par un magistrat qui ferait vis-a-vis de vous ce que vous faites aujourd'hui vis-a-vis de moi? Que penseriez-vous du gouvernement qui vous chasserait, vous proscrit, qui vous expulserait, vous representant du peuple, dans l'exercice meme de votre devoir? Ne penseriez-vous pas que ce gouvernement est tombe au dernier degre de la honte? Mais sur ce point, monsieur, je me contente de votre silence. Vous etes ici trois honnetes gens et je sais, sans que vous me le disiez, ce que me repond maintenant votre conscience."
Un des officiers du connetable hasarda une observation timide:
"Monsieur Victor Hugo, il y a autre chose dans votre Declaration que les crimes de l'empereur.
—Vous vous trompez, monsieur, et, pour mieux vous convaincre, je vais vous la lire."
Victor Hugo lut la declaration, et a chaque paragraphe il s'arreta, demandant aux magistrats qui l'ecoutaient: "Avions-nous le droit de dire cela?
—Mais vous desapprouvez l'expulsion de vos amis, dit le connetable.
—Je la desapprouve hautement, reprit Victor Hugo. Mais n'avais-je pas le droit de le dire? Votre liberte de la presse ne s'etendait-elle pas a permettre la critique d'une mesure arbitraire de l'autorite?
—Certainement, certainement, dit le connetable.
—Et c'est pour cette Declaration que vous venez me signifier l'ordre de mon expulsion? pour cette Declaration, que vous reconnaissez qu'il etait de mon devoir de faire, dont vous avouez qu'aucun des termes ne depasse les limites de votre liberte locale, et que vous eussiez faite a ma place?
—C'est a cause de la lettre de Felix Pyat, dit un des officiers.
—Pardon, reprit Victor Hugo en s'adressant au connetable, ne m'avez-vous pas dit que je devais quitter l'ile a cause de ma signature au bas de cette Declaration?"
Le connetable tira de sa poche le pli du gouverneur, l'ouvrit, et dit:
"En effet, c'est uniquement pour la Declaration et pas pour autre chose que vous etes expulses.
—Je le constate et j'en prends acte devant toutes les personnes qui sont ici."
Le connetable dit a M. Victor Hugo: "Pourrais-je vous demander, monsieur, quel jour vous comptez quitter l'ile?"
M. Victor Hugo fit un mouvement: "Pourquoi? Est-ce qu'il vous reste quelque formalite a remplir? Avez-vous besoin de certifier que le colis a ete bien et dument expedie a sa destination?
—Monsieur, repondit le connetable, si je desirais connaitre le moment de votre depart, c'etait pour venir ce jour-la vous presenter mes respects.
—Je ne sais pas encore quel jour je partirai, monsieur, reprit Victor Hugo. Mais qu'on soit tranquille, je n'attendrai pas l'expiration du delai. Si je pouvais partir dans un quart d'heure, ce serait fait. J'ai hate de quitter Jersey. Une terre ou il n'y a plus d'honneur me brule les pieds."
Et Victor Hugo ajouta:
"Maintenant, monsieur le connetable, vous pouvez vous retirer. Vous allez rendre compte de l'execution de votre mandat a votre superieur, le lieutenant-gouverneur, qui en rendra compte a son superieur, le gouvernement anglais, qui en rendra compte a son superieur, M. Bonaparte."
Le 2 novembre 1855, Victor Hugo quitta Jersey. Il alla a Guernesey. Cependant le libre peuple anglais s'emut. Des meetings se firent dans toute la Grande-Bretagne, et la nation, indignee de l'expulsion de Jersey, blama hautement le gouvernement. L'Angleterre, par Londres, l'Ecosse, par Glascow, protesterent. Victor Hugo remercia le peuple anglais.
Guernesey, Hauteville-House, 25 novembre 1855.
AUX ANGLAIS
Chers compatriotes de la grande patrie europeenne.
J'ai recu, des mains de notre courageux coreligionnaire Harney, la communication que vous avez bien voulu me faire au nom de votre comite et du meeting de Newcastle. Je vous en remercie, ainsi que vos amis, en mon nom et au nom de mes compagnons de lutte, d'exil et d'expulsion.
Il etait impossible que l'expulsion de Jersey, que cette proscription des proscrits ne soulevat pas l'indignation publique en Angleterre. L'Angleterre est une grande et genereuse nation ou palpitent toutes les forces vives du progres, elle comprend que la liberte c'est la lumiere. Or c'est un essai de nuit qui vient d'etre fait a Jersey; c'est une invasion des tenebres; c'est une attaque a main armee du despotisme contre la vieille constitution libre de la Grande-Bretagne; c'est un coup d'etat qui vient d'etre insolemment lance par l'empire en pleine Angleterre. L'acte d'expulsion a ete accompli le 2 novembre; c'est un anachronisme; il aurait du avoir lieu le 2 decembre.
Dites, je vous prie, a mes amis du comite et a vos amis du meeting combien nous avons ete sensibles a leur noble et energique manifestation. De tels actes peuvent avertir et arreter ceux de vos gouvernants qui, a cette heure, meditent peut-etre de porter, par la honte de l'Alien-Bill, le dernier coup au vieil honneur anglais.
Des demonstrations comme la votre, comme celles qui viennent d'avoir lieu a Londres, comme celles qui se preparent a Glascow, consacrent, resserrent et cimentent, non l'alliance vaine, fausse, funeste, l'alliance pleine de cendre du present cabinet anglais et de l'empire bonapartiste, mais l'alliance vraie, l'alliance necessaire, l'alliance eternelle du peuple libre d'Angleterre et du peuple libre de France.
Recevez, avec tous mes remerciments, l'expression de ma cordiale fraternite.
VICTOR HUGO.
Note:
[1] ARRET
En vertu de l'article 68 de la Constitution,
La haute cour de justice,
Declare LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE prevenu du crime de haute trahison,
Convoque le Jury national pour proceder sans delai au jugement, et charge M. le conseiller Renouard des fonctions du ministere public pres la haute cour.
Fait a Paris, le 2 decembre 1851.
Signe:
HARDOUIN, president; DELAPALME, PATAILLE MOREAU (de la Seine),
CAUCHY, juges.
1856
L'Italie.—La Grece.
I
Le 25 mai 1856, comme il commencait a s'installer dans son nouvel exil de Guernesey, Victor Hugo recut de Mazzini, alors a Londres, ces deux lignes:
"Je vous demande un mot pour l'Italie.
"Elle penche en ce moment du cote des rois. Avertissez-la et redressez-la."
"G. MAZZINI."
Le 1er juin, les journaux anglais et belges publierent ce qu'on va lire:
"Nous recevons de Joseph Mazzini cet appel a l'Italie, signe Victor
Hugo:
A L'ITALIE
Italiens, c'est un frere obscur, mais devoue qui vous parle. Defiez-vous de ce que les congres, les cabinets et les diplomaties semblent preparer pour vous en ce moment. L'Italie s'agite, elle donne des signes de reveil; elle trouble et preoccupe les rois; il leur parait urgent de la rendormir. Prenez garde; ce n'est pas votre apaisement qu'on veut; l'apaisement n'est que dans la satisfaction du droit; ce qu'on veut, c'est votre lethargie, c'est votre mort. De la un piege. Defiez-vous. Quelle que soit l'apparence, ne perdez pas de vue la realite. Diplomatie, c'est nuit. Ce qui se fait pour vous, se trame contre vous.
Quoi! des reformes, des ameliorations administratives, des amnisties, le pardon a votre heroisme, un peu de secularisation, un peu de liberalisme, le code Napoleon, la democratie bonapartiste, la vieille lettre a Edgar Ney, recrite en rouge avec le sang de Paris par la main qui a tue Rome! voila ce que vous offrent les princes! et vous preteriez l'oreille! et vous diriez: contentons-nous de cela! et vous accepteriez, et vous desarmeriez! Et cette sombre et splendide revolution latente qui couve dans vos coeurs, qui flamboie dans vos yeux, vous l'ajourneriez! Est-ce que c'est possible?
Mais vous n'auriez donc nulle foi dans l'avenir! vous ne sentiriez donc pas que l'empire va tomber demain, que l'empire tombe, c'est la France debout, que la France debout, c'est l'Europe libre! Vous, italiens, elite humaine, nation mere, l'un des plus rayonnants groupes d'hommes que la terre ait portes, vous au-dessus desquels il n'y a rien, vous ne sentiriez pas que nous sommes vos freres, vos freres par l'idee, vos freres par l'epreuve; que l'eclipse actuelle finira subitement pour tous a la fois; que si demain est a nous, il est a vous; et que, le jour ou il y aura dans le monde la France, il y aura l'Italie!
Oui, le premier des deux peuples qui se levera fera lever l'autre. Disons mieux; nous sommes le meme peuple, nous sommes la meme humanite. Vous la republique romaine; nous la republique francaise, nous sommes penetres du meme souffle de vie; nous ne pouvons pas plus nous derober, nous francais, au rayonnement de l'Italie que vous ne pouvez vous soustraire, vous italiens, au rayonnement de la France. Il y a entre vous et nous cette profonde solidarite humaine d'ou naitra l'ensemble pendant la lutte et l'harmonie apres la victoire. Italiens, la federation des nations continentales soeurs et reines, et chacune couronnee de la liberte de toutes, la fraternite des patries dans la supreme unite republicaine, les Peuples-Unis d'Europe, voila l'avenir.
Ne detournez pas un seul instant vos yeux de cet avenir magnifique. La grande solution est proche; ne souffrez pas qu'on vous fasse une solution a part. Dedaignez ces offres de marche en avant petit a petit, tenus aux lisieres par les princes. Nous sommes dans le temps de ces enjambees formidables qu'on appelle revolutions. Les peuples perdent des siecles et les regagnent en une heure. Pour la liberte comme pour le Nil, la fecondation, c'est la submersion.
Ayons foi. Pas de moyens termes, pas de compromis, pas de demi-mesures, pas de demi-conquetes. Quoi! accepter des concessions, quand on a le droit, et l'appui des princes, quand on a l'appui des peuples! Il y a de l'abdication dans cette espece de progres-la. Non. Visons haut, pensons vrai, marchons droit. Les a peu pres ne suffisent plus. Tout se fera; et tout se fera en un pas, en un jour, en un seul eclair, en un seul coup de tonnerre. Ayons foi.
Quand l'heure de la chute sonnera, la revolution, brusquement, a pic, de son droit divin, sans preparation, sans transition, sans crepuscule, jettera sur l'Europe son prodigieux eblouissement de liberte, d'enthousiasme et de lumiere, et ne laissera au vieux monde que le temps de tomber.
N'acceptez donc rien de lui. C'est un mort. La main des cadavres est froide, et n'a rien a donner.
Freres, quand on est la vieille race d'Italie, quand on a dans les veines tous les beaux siecles de l'histoire et le sang meme de la civilisation, quand on n'est ni abatardi ni degenere, quand on a su retrouver, le jour ou on l'a voulu, tous les grands niveaux du passe, quand on a fait le memorable effort de la constituante et du triumvirat, quand, pas plus tard qu'hier, car 1849 c'est hier, on a prouve qu'on etait Rome, quand on est ce que vous etes, en un mot, on sent qu'on a tout en soi; on se dit qu'on porte sa delivrance dans sa main et sa destinee dans sa volonte; on meprise les avances et les offres des princes, et l'on ne se laisse rien donner par ceux a qui l'on a tout a reprendre.
Rappelez-vous d'ailleurs ce qu'il y a de taches de boue et de gouttes de sang sur les mains pontificales et royales.
Rappelez-vous les supplices, les meurtres, les crimes, toutes les formes du martyrologe, la bastonnade publique, la bastonnade en prison, les tribunaux de caporaux, les tribunaux d'eveques, la sacree consulte de Rome, les grandes cours de Naples, les echafauds de Milan, d'Ancone, de Lugo, de Sinigaglia, d'Imola, de Faenza, de Ferrare, la guillotine, le garrot, le gibet; cent soixante-dix-huit fusillades en trois ans, au nom du pape, dans une seule ville, a Bologne; le fort Urbain, le chateau Saint-Ange, Ischia; Poerio n'ayant d'autre soulagement que de changer sur ses membres la place de ses chaines; les prescripteurs ne sachant plus le nombre des proscrits; les bagnes, les cachots, les oubliettes, les in-pace, les tombes!
Et puis, rappelez-vous votre fier et grand programme romain. Soyez-lui fideles. La est l'affranchissement; la est le salut.
Ayez toujours present a l'esprit ce mot hideux de la diplomatie: l'Italie n'est pas une nation, c'est un terme de geographie.
N'ayez qu'une pensee, vivre chez vous de votre vie a vous. Etre l'Italie.—Et repetez-vous sans cesse au fond de l'ame cette chose terrible: Tant que l'Italie ne sera pas un peuple, l'italien ne sera pas un homme.
Italiens, l'heure vient; et, je le dis a votre gloire, elle vient par vous. Vous etes aujourd'hui la grande inquietude des trones continentaux. Le point de la solfatare europeenne d'ou il se degage en ce moment le plus de fumee, c'est l'Italie.
Oui, le regne des monstres et des despotes, grands et petits, n'a plus que quelques instants, nous sommes a la fin. Souvenez-vous-en, vous etes les fils de cette terre predestinee pour le bien, fatale pour le mal, sur laquelle jettent leur ombre ces deux geants de la pensee humaine, Michel-Ange et Dante; Michel-Ange, le jugement; Dante, le chatiment.
Gardez entiere et vierge votre mission sublime.
Ne vous laissez ni amortir, ni amoindrir.
Pas de sommeil, pas d'engourdissement, pas de torpeur, pas d'opium, pas de treve. Agitez-vous, agitez-vous, agitez-vous! Le devoir pour tous, pour vous comme pour nous, c'est l'agitation aujourd'hui, l'insurrection demain.
Votre mission est a la fois destructive et civilisatrice. Elle ne peut pas ne point s'accomplir. N'en doutez pas, la providence fera sortir de toute cette ombre une Italie grande, forte, heureuse et libre. Vous portez en vous la revolution qui devorera le passe, et la regeneration qui fondera l'avenir. Il y a en meme temps, sur le front auguste de cette Italie que nous entrevoyons dans les tenebres, les premieres rougeurs de l'incendie et les premieres lueurs de l'aube.
Dedaignez donc ce qu'on semble pret a vous offrir. Prenez garde et croyez. Defiez-vous des rois; fiez-vous a Dieu.
VICTOR HUGO.
Guernesey, 26 mai 1856.
II
LA GRECE
A M. ANDRE RIGOPOULOS
L'envoi de votre excellent journal me touche vivement. C'est du fond du coeur que je vous en remercie. Je le lis avec un profond interet.
Continuez l'oeuvre sainte dont vous etes un des vaillants ouvriers; travaillez a l'unite des peuples. L'esprit de l'Europe doit planer aujourd'hui et remplacer dans les ames l'antique esprit des nationalites. C'est aux nations les plus illustres, a la Grece, a l'Italie, a la France, qu'il appartient de donner l'exemple. Mais d'abord et avant tout il faut qu'elles redeviennent elles-memes, il faut qu'elles s'appartiennent; il faut que la Grece acheve de rejeter la Turquie, il faut que l'Italie secoue l'Autriche, il faut que la France dechire l'empire. Quand ces grands peuples seront hors de leurs linceuls, ils crieront: Unite! Europe! Humanite!
C'est la l'avenir. La voix de la Grece sera une des plus ecoutees. Les hommes comme vous sont dignes de la faire entendre. Un des premiers, il y a bien des annees deja, j'ai lutte pour l'affranchissement de la Grece; je vous remercie de vous en souvenir.
La Grece, l'Italie, la France ont porte tour a tour le flambeau. Maintenant, dans le grand dix-neuvieme siecle, elles doivent le passer a l'Europe, tout en en gardant le rayonnement. Devenons, individus et peuples, de moins en moins egoistes, et de plus en plus hommes. Criez: Vive la France! pendant que je crie: Vive la Grece!
Je vous felicite, vous, compatriote d'Eschyle et de Pericles, qui luttez pour les principes de l'humanite. Il est beau d'etre du pays de la lumiere et d'y porter le drapeau de la liberte.
Je vous serre cordialement la main.
VICTOR HUGO.
Guernesey, 25 aout 1856.
1859
L'amnistie ici et la potence la. A cote du crime de l'Europe, le crime de l'Amerique. John Brown.
I
L'AMNISTIE
Les annees s'ecoulaient. Au bout de huit ans, le criminel jugea a propos d'absoudre les innocents; l'assassin offrit leur grace aux assassines, et le bourreau sentit le besoin de pardonner aux victimes. Il decreta la rentree des proscrits en France. A "l'amnistie" Victor Hugo repliqua:
DECLARATION
Personne n'attendra de moi que j'accorde, en ce qui me concerne, un moment d'attention a la chose appelee amnistie.
Dans la situation ou est la France, protestation absolue, inflexible, eternelle, voila pour moi le devoir.
Fidele a l'engagement que j'ai pris vis-a-vis de ma conscience, je partagerai jusqu'au bout l'exil de la liberte. Quand la liberte rentrera, je rentrerai.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 18 aout 1859.
II
JOHN BROWN
Cependant une democratie allait commettre, elle aussi, un crime. La nouvelle de la condamnation de John Brown arriva en Europe. Victor Hugo s'emut. Le 2 decembre 1859, a l'heure meme de cet anniversaire qui lui rappelait toutes les formes et toutes les necessites du devoir, il adressa, par l'intermediaire de tous les journaux libres de l'Europe, la lettre qu'on va lire a l'Amerique:
AUX ETATS-UNIS D'AMERIQUE
Quand on pense aux Etats-Unis d'Amerique, une figure majestueuse se leve dans l'esprit, Washington.
Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment:
Il y a des esclaves dans les etats du sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des etats du nord. Ces esclaves, ces negres, un homme blanc, un homme libre, John Brown, a voulu les delivrer. John Brown a voulu commencer l'oeuvre de salut par la delivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austere, plein de l'evangile, Christus nos liberavit, il a jete a ces hommes, a ces freres, le cri d'affranchissement. Les esclaves, enerves par la servitude, n'ont pas repondu a l'appel. L'esclavage produit la surdite de l'ame. John Brown, abandonne, a combattu; avec une poignee d'hommes heroiques, il a lutte; il a ete crible de balles, ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombes morts a ses cotes, il a ete pris. C'est ce qu'on nomme l'affaire de Harper's Ferry.
John Brown, pris, vient d'etre juge, avec quatre des siens, Stephens,
Copp, Green et Coplands.
Quel a ete ce proces? disons-le en deux mots.
John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermees, un coup de feu au bras, un aux reins, deux a la poitrine, deux a la tete, entendant a peine, saignant a travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts pres de lui; ses quatre coaccuses, blesses, se trainant a ses cotes, Stephens avec quatre coups de sabre; la " justice " pressee et passant outre; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker, qui y consent, les debats tronques, presque tous delais refuses, production de pieces fausses ou mutilees, les temoins a decharge ecartes, la defense entravee, deux canons charges a mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geoliers de fusiller les accuses si l'on tente de les enlever, quarante minutes de deliberation, trois condamnations a mort. J'affirme sur l'honneur que cela ne s'est point passe en Turquie, mais en Amerique.
On ne fait point de ces choses-la impunement en face du monde civilise. La conscience universelle est un oeil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jures possesseurs d'esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu'un.
Le regard de l'Europe est fixe en ce moment sur l'Amerique.
John Brown, condamne, devait etre pendu le 2 decembre (aujourd'hui meme).
Une nouvelle arrive a l'instant. Un sursis lui est accorde. Il mourra le 16.
L'intervalle est court. D'ici la, un cri de misericorde a-t-il le temps de se faire entendre?
N'importe! le devoir est d'elever la voix.
Un second sursis suivra, peut-etre le premier. L'Amerique est une noble terre. Le sentiment humain se reveille vite dans un pays libre. Nous esperons que Brown sera sauve.
S'il en etait autrement, si John Brown mourait le 16 decembre sur l'echafaud, quelle chose terrible!
Le bourreau de Brown, declarons-le hautement (car les rois s'en vont et les peuples arrivent, on doit la verite aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l'attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wyse; ni le petit etat de Virginie; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande republique americaine tout entiere.
Devant une telle catastrophe, plus on aime cette republique, plus on la venere, plus on l'admire, plus on se sent le coeur serre. Un seul etat ne saurait avoir la faculte de deshonorer tous les autres, et ici l'intervention federale est evidemment de droit. Sinon, en presence d'un forfait a commettre et qu'on peut empecher, l'union devient complicite. Quelle que soit l'indignation des genereux etats du nord, les etats du sud les associent a l'opprobre d'un tel meurtre; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole democratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis; si l'echafaud se dressait le 16 decembre, desormais, devant l'histoire incorruptible, l'auguste federation du nouveau monde ajouterait a toutes ses solidarites saintes une solidarite sanglante; et le faisceau radieux de cette republique splendide aurait pour lien le noeud coulant du gibet de John Brown.
Ce lien-la tue.
Lorsqu'on reflechit a ce que Brown, ce liberateur, ce combattant du Christ, a tente, et quand on pense qu'il va mourir, et qu'il va mourir egorge par la republique americaine, l'attentat prend les proportions de la nation qui le commet; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l'Angleterre, comme l'Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent meme elle depasse l'Europe dans de certaines audaces sublimes du progres, qu'elle est le sommet de tout un monde, qu'elle porte sur son front l'immense lumiere libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule epouvante devant l'idee d'un si grand crime commis par un si grand peuple!
Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irreparable. Il ferait a l'Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidat l'esclavage en Virginie, mais il est certain qu'il ebranlerait toute la democratie americaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.
Au point de vue moral, il semble qu'une partie de la lumiere humaine s'eclipserait, que la notion meme du juste et de l'injuste s'obscurcirait, le jour ou l'on verrait se consommer l'assassinat de la Delivrance par la Liberte.
Quant a moi, qui ne suis qu'un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m'agenouille avec larmes devant le grand drapeau etoile du nouveau monde, et je supplie a mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre republique americaine d'aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menacant echafaud du 16 decembre, et de ne pas permettre que, sous ses yeux, et, j'ajoute en fremissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit depasse.
Oui, que l'Amerique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Cain tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 2 decembre 1859.
John Brown fut pendu. Victor Hugo lui fit cette epitaphe: Pro Christo sicut Christus. John Brown mort, la prophetie de Victor Hugo se realisa. Deux ans apres la prediction qu'on vient de lire, l'Union americaine "se disloqua". L'atroce guerre des Sudistes et des Nordistes eclata.
1860
Rentree a Jersey.—Garibaldi.
I
RENTREE A JERSEY
Le 18 juin 1860, on vit a Jersey une chose singuliere. Toutes les murailles etaient couvertes d'une affiche ou on lisait: Victor Hugo is arrived. Jersey, cinq ans auparavant, avait expulse Victor Hugo, et maintenant toute la population de Jersey, en habit de fete, saluait Victor Hugo dans les rues de Saint-Helier.
Voici ce qui s'etait passe.
C'etait le moment de cette merveilleuse expedition des Mille qui a ebloui l'Europe. L'histoire n'a pas d'entr'actes. Les liberateurs se suivent et se ressemblent, mais leurs destinees different. Apres John Brown, Garibaldi. Il s'agissait d'aider Garibaldi dans son entreprise superbe. Une vaste souscription s'organisa en Angleterre. Jersey songea a Victor Hugo. On pensa que sa parole pouvait donner l'elan a cette souscription. Toute l'ile avait maintenant honte de l'expulsion de 1855. Une deputation, conduite par MM. Philippe Asplet et Derbyshire, apporta a Victor Hugo une adresse signee de cinq cents notables habitants de Jersey et le priant de rentrer dans l'ile et de parler pour Garibaldi. Victor Hugo, le 18 juin 1860, rentra a Jersey, et, au milieu d'une foule immense et emue, prononca les paroles qu'on va lire.
Messieurs,
Je me rends a votre appel. Partout ou une tribune se dresse pour la liberte et me reclame, j'arrive, c'est mon instinct, et je dis la verite, c'est mon devoir. (Ecoutez! ecoutez!)
La verite, la voici: c'est qu'a cette heure il n'est permis a personne d'etre indifferent aux grandes choses qui s'accomplissent; c'est qu'il faut a l'oeuvre auguste de la delivrance universelle commencee aujourd'hui l'effort de tous, le concours de tous, le coup de main de tous; c'est que pas une oreille ne doit se fermer, c'est que pas un coeur ne doit se taire; c'est que la ou s'eleve le cri de tous les peuples il doit y avoir un echo dans les entrailles de tous les hommes; c'est que celui qui n'a qu'un sou doit le donner aux liberateurs, c'est que celui qui n'a qu'une pierre doit la jeter aux tyrans. (Applaudissements.)
Que les uns agissent, que les autres parlent, que tous travaillent! oui, a la manoeuvre tous! Le vent souffle. Que l'encouragement public aux heros soit la joie des ames! que les multitudes s'empourprent d'enthousiasme comme une fournaise! Que ceux qui ne combattent pas par l'epee, combattent par l'idee! Que pas une intelligence ne reste neutre, que pas un esprit ne reste oisif! Que ceux qui luttent se sentent regardes, aimes et appuyes! Qu'autour de cet homme vaillant qui est debout la-bas dans Palerme il y ait un feu sur toutes les montagnes de la Sicile et une lumiere sur tous les sommets de l'Europe! (Bravo!)
Je viens de prononcer ce mot, les tyrans, ai-je exagere?
Ai-je calomnie le gouvernement napolitain? Pas de paroles. Voici des faits.
Faites attention. Ceci est de l'histoire vivante; on pourrait dire, de l'histoire saignante. (Ecoutez!)
Le royaume de Naples,—celui dont nous nous occupons en ce moment,—n'a qu'une institution, la police. Chaque district a sa "commission de bastonnade". Deux sbires, Ajossa et Maniscalco, regnent sous le roi; Ajossa batonne Naples, Maniscalco batonne la Sicile. Mais le baton n'est que le moyen turc; ce gouvernement a de plus le procede de l'inquisition, la torture. Oui, la torture. Ecoutez. Un sbire, Bruno, attache les accuses la tete entre les jambes jusqu'a ce qu'ils avouent. Un autre sbire, Pontillo, les assied sur un gril et allume du feu dessous; cela s'appelle "le fauteuil ardent". Un autre sbire, Luigi Maniscalco, parent du chef, a invente un instrument; on y introduit le bras ou la jambe du patient, on tourne un ecrou, et le membre est broye; cela se nomme "la machine angelique". Un autre suspend un homme a deux anneaux par les bras a un mur, par les pieds au mur de face; cela fait, il saute sur l'homme et le disloque. Il y a les poucettes qui ecrasent les doigts de la main; il y a le tourniquet serre-tete, cercle de fer comprime par une vis, qui fait sortir et presque jaillir les yeux. Quelquefois on echappe; un homme, Casimiro Arsimano, s'est enfui; sa femme, ses fils et ses filles ont ete pris et assis a sa place sur le fauteuil ardent. Le cap Zafferana confine a une plage deserte; sur cette plage des sbires apportent des sacs; dans ces sacs il y a des hommes; on plonge le sac sous l'eau et on l'y maintient jusqu'a ce qu'il ne remue plus; alors on retire le sac et l'on dit a l'etre qui est dedans: avoue! S'il refuse, on le replonge. Giovanni Vienna, de Messine, a expire de cette facon. A Monreale, un vieillard et sa fille etaient soupconnes de patriotisme; le vieillard est mort sous le fouet; sa fille, qui etait une femme grosse, a ete mise nue et est morte sous le fouet. Messieurs, il y a un jeune homme de vingt ans qui fait ces choses-la. Ce jeune homme s'appelle Francois II. Cela se passe au pays de Tibere. (Acclamations.)
Est-ce possible? c'est authentique. La date? 1860. L'annee ou nous sommes. Ajoutez a cela le fait d'hier, Palerme ecrasee d'obus, noyee dans le sang, massacree;—ajoutez cette tradition epouvantable de l'extermination des villes qui semble la rage maniaque d'une famille, et qui dans l'histoire debaptisera hideusement cette dynastie et changera Bourbon en Bomba. (Hourras.)
Oui, un jeune homme de vingt ans commet toutes ces actions sinistres. Messieurs, je le declare, je me sens pris d'une pitie profonde en songeant a ce miserable petit roi. Quelles tenebres! C'est a l'age ou l'on aime, ou l'on croit, ou l'on espere, que cet infortune torture et tue. Voila ce que le droit divin fait d'une malheureuse ame. Le droit divin remplace toutes les generosites de l'adolescence et du commencement par les decrepitudes et les terreurs de la fin; il met la tradition sanguinaire comme une chaine sur le prince et sur le peuple; il accumule sur le nouveau venu du trone les influences de famille, choses terribles! Otez Agrippine de Neron, defalquez Catherine de Medicis de Charles IX, vous n'aurez plus peut-etre ni Charles IX ni Neron. A la minute meme ou l'heritier du droit divin saisit le sceptre, il voit venir a lui ces deux, vampires, Ajossa et Maniscalco, que l'histoire connait, qui s'appellent ailleurs Narcisse et Pallas, ou Villeroy et Bachelier; ces spectres s'emparent du triste enfant couronne; la torture lui affirme qu'elle est le gouvernement, la bastonnade lui declare qu'elle est l'autorite, la police lui dit: je viens d'en haut; on lui montre d'ou il sort; on lui rappelle son bisaieul Ferdinand 1er celui qui disait: le monde est regi par trois F, Festa, Farina, Forca [note: Fete, farine, fourche (potence).], son aieul Francois Ier, l'homme des guets-apens, son pere Ferdinand II, l'homme des mitraillades; voudra-t-il renier ses peres? On lui prouve qu'il doit etre feroce par piete filiale; il obeit; l'abrutissement du pouvoir absolu le stupefie; et c'est ainsi qu'il y a des enfants monstrueux; et c'est ainsi que fatalement, helas! les jeunes rois continuent les vieilles tyrannies. (Mouvement prolonge.)
Il fallait delivrer ce peuple; je dirais presque, il fallait delivrer ce roi. Garibaldi s'en est charge. (Bravos.)
Garibaldi. Qu'est-ce que c'est que Garibaldi? C'est un homme, rien de plus. Mais un homme dans toute l'acception sublime du mot. Un homme de la liberte; un homme de l'humanite. Vir, dirait son compatriote Virgile.
A-t-il une armee? Non. Une poignee de volontaires. Des munitions de guerre? Point. De la poudre? Quelques barils a peine. Des canons? Ceux de l'ennemi. Quelle est donc sa force? qu'est-ce qui le fait vaincre? qu'a-t-il avec lui? L'ame des peuples. Il va, il court, sa marche est une trainee de flamme, sa poignee d'hommes meduse les regiments, ses faibles armes sont enchantees, les balles de ses carabines tiennent tete aux boulets de canon; il a avec lui la Revolution, et, de temps en temps, dans le chaos de la bataille, dans la fumee, dans l'eclair, comme si c'etait un heros d'Homere, on voit derriere lui la deesse. (Acclamation.)
Quelque opiniatre que soit la resistance, cette guerre est surprenante par sa simplicite. C'est l'assaut donne par un homme a une royaute; son essaim vole autour de lui; les femmes lui jettent des fleurs, les hommes se battent en chantant, l'armee royale fuit; toute cette aventure est epique; c'est lumineux, formidable et charmant, comme une attaque d'abeilles.
Admirez ces etapes radieuses. Et, je vous le predis, pas une ne fera defaut dans les echeances infaillibles de l'avenir. Apres Marsala, Palerme; apres Palerme, Messine; apres Messine, Naples; apres Naples, Rome; apres Rome, Venise; apres Venise, tout. (Applaudissements enthousiastes.)
Messieurs, il vient de Dieu le tremblement de cette Sicile au-dessus de laquelle on voit flamboyer aujourd'hui le patriotisme, la foi, la liberte, l'honneur, l'heroisme, et une revolution a eclipser l'Etna!
Oui, cela devait etre, et il est magnifique que l'exemple soit donne au monde par la terre des eruptions. (Bravos.)
Oh! quand l'heure est venue, que c'est beau un peuple! Quelle admirable chose que cette rumeur, que ce soulevement, que cet oubli des interets vils et des bas cotes de l'homme, que ces femmes poussant leurs maris et combattant elles-memes, que ces meres criant a leurs fils: va! que cette joie de courir aux armes, de respirer et d'etre, que ce cri de tous, que cette immense lueur a l'horizon! On ne pense plus a l'enrichissement, a l'or, au ventre, aux plaisirs, a l'hebetement de l'orgie; on a honte et orgueil; on se redresse; le pli fier des tetes provoque les tyrans; les barbaries s'en vont, les despotismes croulent, les consciences rejettent les esclavages, les parthenons secouent les croissants, la Minerve austere se dresse dans le soleil sa lance a la main. Les fosses s'ouvrent; on s'appelle de tombeau en tombeau. Ressuscitez! c'est plus que la vie, c'est l'apotheose. Oh! c'est un divin battement de coeur, et les anciens vaincus heroiques se consolent, et l'oeil des philosophes proscrits s'emplit de larmes, quand ce qui etait dechu s'indigne, quand ce qui etait tombe se releve, quand les splendeurs eclipsees reparaissent charmantes et redoutables; quand Stamboul redevient Byzance, quand Setiniah redevient Athenes, quand Rome redevient Rome! (Acclamations redoublees.)
Tous, qui que nous soyons, battons des mains a l'Italie. Glorifions-la, cette terre aux grands enfantements. Alma parens. C'est dans de telles nations que de certains dogmes abstraits apparaissent reels et visibles; elles sont vierges par l'honneur et meres par le progres.
Vous qui m'ecoutez, vous la representez-vous, cette vision splendide, l'Italie libre? libre! libre du golfe de Tarente aux lagunes de Saint-Marc, car, je te l'affirme dans ta tombe, o Manin, Venise sera de la fete! Dites, vous la figurez-vous, cette vision qui sera une realite demain? C'est fini, tout ce qui etait mensonge, fiction, cendre et nuit, s'est dissipe. L'Italie existe. L'Italie est l'Italie. Ou il y avait un terme geographique, il y a une nation; ou il y avait un cadavre, il y a une ame; ou il y avait un spectre, il y a un archange, l'immense archange des peuples, la Liberte, debout, les ailes deployees. L'Italie, la grande morte, s'est reveillee; voyez-la, elle se leve et sourit au genre humain. Elle dit a la Grece: je suis ta fille; elle dit a la France: je suis ta mere. Elle a autour d'elle ses poetes, ses orateurs, ses artistes, ses philosophes, tous ces conseillers de l'humanite, tous ces peres conscrits de l'intelligence universelle, tous ces membres du senat des siecles, et a sa droite et a sa gauche ces deux effrayants grands hommes, Dante et Michel-Ange. Oh! puisque la politique aime ces mots-la, ce sera bien la le plus majestueux des faits accomplis! Quel triomphe! quel avenement! quel merveilleux phenomene que l'unite traversant d'un seul eclair cette variete magnifique de villes soeurs, Milan, Turin, Genes, Florence, Bologne, Pise, Sienne, Verone, Parme, Palerme, Messine, Naples, Venise, Rome! L'Italie se dresse, l'Italie marche, patuit dea; elle eclate; elle communique au progres du monde entier la grande fievre joyeuse propre a son genie; et l'Europe s'electrisera a ce resplendissement prodigieux; et il n'y aura pas moins d'extase dans l'oeil des peuples, pas moins de reverberation sublime dans les fronts, pas moins d'admiration, pas moins d'allegresse, pas moins d'eblouissement pour cette nouvelle clarte sur la terre que pour une nouvelle etoile dans le ciel. (Bravo! Bravo!)
Messieurs, si nous voulons nous rendre compte de ce qui se prepare en meme temps que de ce qui se fait, n'oublions point ceci que Garibaldi, l'homme d'aujourd'hui, l'homme de demain, est aussi l'homme d'hier; avant d'etre le soldat de l'unite italienne il a ete le combattant de la republique romaine; et a nos yeux, et aux yeux de quiconque sait comprendre les meandres necessaires du progres serpentant vers son but et les avatars de l'idee se transformant pour reparaitre, 1860 continue 1849. (Sensation.)
Les liberateurs sont grands. Que l'acclamation reconnaissante des peuples les suive dans leurs fortunes! Hier c'etaient les larmes, aujourd'hui c'est l'hosanna. La providence a de ces retablissements d'equilibre; John Brown succombe en Amerique, mais Garibaldi triomphe en Europe. L'humanite, consternee devant l'infame gibet de Charlestown, se rassure devant la flamboyante epee de Catalafimi. (Bravo!)
O mes freres en humanite, c'est l'heure de la joie et de l'embrassement. Mettons de cote toute nuance exclusive, tout dissentiment politique, petit en ce moment; a cette minute sainte ou nous sommes, fixons uniquement nos yeux sur cette oeuvre sacree, sur ce but solennel, sur cette vaste aurore, les nations affranchies, et confondons toutes nos ames dans ce cri formidable digne du genre humain et du ciel: vive la liberte! Oui, puisque l'Amerique, helas! lugubrement conservatrice de la servitude, penche vers la nuit, que l'Europe se rallume! Oui, que cette civilisation de l'ancien continent, qui a aboli la superstition par Voltaire, l'esclavage par Wilberforce, l'echafaud par Beccaria, que cette civilisation ainee reparaisse dans son rayonnement desormais inextinguible, et qu'elle eleve au-dessus des hommes son vieux phare compose de ces trois grandes flammes, la France, l'Angleterre et l'Italie! (Acclamations.)
Messieurs, encore un mot. Ne quittons pas cette Sicile sans lui jeter un dernier regard. Concluons.
Quelle est la resultante de cette epopee splendide? Que se degage-t-il de tout ceci? Une loi morale, une loi auguste; et cette loi, la voici:
La force n'existe pas.
Non, la force n'est pas. Il n'y a que le droit.
Il n'y a que les principes; il n'y a que la justice et la verite; il n'y a que les peuples; il n'y a que les ames, ces forces de l'ideal; il n'y a que la conscience ici-bas et la providence la-haut. (Sensation.)
Qu'est-ce que la force? qu'est-ce que le glaive? Qui donc parmi ceux qui pensent a peur du glaive? Ce n'est pas nous, les hommes libres de France; ce n'est pas vous, les hommes libres d'Angleterre. Le droit senti fait la tete haute. La force et le glaive, c'est du neant. Le glaive n'est qu'une lueur hideuse dans les tenebres, un rapide et tragique evanouissement; le droit, lui, c'est l'eternel rayon; le droit, c'est la permanence du vrai dans les ames; le droit, c'est Dieu vivant dans l'homme. De la vient que la ou est le droit, la est la certitude du triomphe. Un seul homme qui a avec lui le droit s'appelle Legion; une seule epee qui a avec elle le droit s'appelle la foudre. Qui dit le droit dit la victoire. Des obstacles? il n'y en a pas. Non, il n'y en a pas. Il n'y a pas de veto contre la volonte de l'avenir. Voyez ou en est la resistance en Europe; la paralysie gagne l'Autriche et la resignation gagne la Russie. Voyez Naples; la lutte est vaine. Le passe agonisant perd sa peine. Le glaive s'en va en fumee. Ces etres appeles Lanza, Landi, Aquila, sont des fantomes. A l'heure qu'il est, Francois II croit peut-etre encore exister; il se trompe; je lui declare ceci, c'est qu'il est une ombre. Il aurait beau refuser toute capitulation, assassiner Messine comme il a assassine Palerme, se cramponner a l'atrocite; c'est fini. Il a regne. Les sombres chevaux de l'exil frappent du pied a la porte de son palais. Messieurs, il n'y a que le droit, vous dis-je. Voulez-vous comparer le droit a la force? Jugez-en par un chiffre. Le 11 mai, a Marsala, huit cents hommes debarquent. Vingt-sept jours apres, le 7 juin, a Palerme, dix-huit mille hommes, terrifies,—s'embarquent. Les huit cents hommes, c'est le droit; les dix-huit mille hommes, c'est la force.
Oh! que partout les souffrants se consolent, que les enchaines se rassurent. Tout ce qui se passe en ce moment, c'est de la logique.
Oui, aux quatre vents de l'horizon, l'esperance! Que le mougick, que le fellah, que le proletaire, que le paria, que le negre vendu, que le blanc opprime, que tous esperent; les chaines sont un reseau; elles se tiennent toutes; une rompue, la maille se defait. De la la solidarite des despotismes; le pape est plus frere du sultan qu'il ne croit. Mais, je le repete, c'est fini. Oh! la belle chose que la force des choses! il y a du surhumain dans la delivrance. La liberte est un abime divin qui attire; l'irresistible est au fond des revolutions. Le progres n'est autre chose qu'un phenomene de gravitation; qui donc l'entraverait? Une fois l'impulsion donnee, l'indomptable commence. O despotes, je vous en defie, arretez la pierre qui tombe, arretez le torrent, arretez l'avalanche, arretez l'Italie, arretez 89, arretez le monde precipite par Dieu dans la lumiere! (Applaudissements frenetiques.)
Victor Hugo avait, a propos de John Brown, predit la guerre civile a l'Amerique, et, a propos de Garibaldi, predit l'unite a l'Italie. Ces deux predictions se realiserent.
Apres le meeting, un banquet eut lieu; ce banquet se termina par un toast a Victor Hugo.
Victor Hugo repondit:
Messieurs,
Puisque je suis debout, permettez-moi de ne point me rasseoir. Je sens le besoin de remercier immediatement l'homme inspire et cordial [note: Le pasteur N. Martin.] que nous venons d'entendre. Je dirai peu de mots. Les sentiments profonds abregent volontiers, et les coeurs penetres ont pour eloquence leur emotion meme. Eh bien, je suis tres emu.
La meilleure maniere de vous remercier, c'est de vous dire que j'aime Jersey. Je vous l'ai dit hier, vous l'avez entendu au meeting et lu dans les journaux, je vous le repete aujourd'hui; mais c'est a l'oreille d'un peuple, c'est au coeur d'un peuple que je parle, et les nations sont comme les femmes, elles ne se lassent pas de s'entendre dire: Je vous aime. J'ai quitte Jersey avec regret, je la retrouve avec bonheur. Les liberateurs ont cela de merveilleux et de charmant qu'ils delivrent quelquefois au dela de leur effort. Sans s'en douter, Garibaldi a fait d'une pierre deux coups; il a fait sortir les Bourbons de la Sicile, et il m'a fait rentrer a Jersey.
Vos applaudissements et vos interruptions cordiales en ce moment me touchent au point que les mots me manquent pour vous le dire. Je ne sais comment repondre a une bienvenue si universelle et si gracieusement souriante de toutes parts, et a tant d'acclamations et a tant de sympathie. Je vous dirais presque: Epargnez-moi. Vous etes tous contre un. Il y a un certain monstre fabuleux qui me parait a cette heure fort doue. J'envie ce monstre. Il s'appelait Briaree. Je voudrais avoir comme lui cent bras pour vous donner cent poignees de main.
Ce que j'aime dans Jersey, je vais vous le dire; j'en aime tout. J'aime ce climat ou l'hiver et l'ete s'amortissent, ces fleurs qui ont toujours l'air d'etre en avril, ces arbres qui sont normands, ces roches qui sont bretonnes, ce ciel qui me rappelle la France, cette mer qui me rappelle Paris. J'aime cette population qui travaille et qui lutte, tous ces braves hommes qu'on rencontre a chaque instant dans vos rues et dans vos champs, et dont la physionomie se compose de la liberte anglaise et de la grace francaise, qui est aussi une liberte.
Quand je suis arrive ici, il y a huit ans, au sortir des plus prodigieuses luttes politiques du siecle, moi, naufrage encore tout ruisselant de la catastrophe de decembre, tout effare de cette tempete, tout echevele de cet ouragan, savez-vous ce que j'ai trouve a Jersey? Une chose sainte, sublime, inattendue, la paix. Oui, le plus grand crime politique des temps modernes, la liberte etouffee dans le pays meme de la lumiere, en pleine France, helas! ce monstrueux attentat venait d'etre accompli; j'avais lutte contre cet asservissement d'un peuple par un homme, tout ce combat convulsif tremblait encore en moi de la tete aux pieds; j'etais indigne, eperdu et haletant. Eh bien, Jersey m'a calme. J'ai trouve, je le repete, la paix, le repos, un apaisement severe et profond dans cette douce nature de vos campagnes, dans ce salut affectueux de vos laboureurs, dans ces vallees, dans ces solitudes, dans ces nuits qui sur la mer semblent plus largement etoilees, dans cet ocean eternellement emu qui semble palpiter directement sous l'haleine de Dieu. Et c'est ainsi que, tout en gardant la colere sacree contre le crime, j'ai senti l'immensite meler a cette colere son elargissement serein, et ce qui grondait en moi s'est pacifie. Oui, je rends graces a Jersey. Je vous rends graces. Je sentais sous vos toits et dans vos villes la bonte humaine, et dans vos champs et sur vos mers je sentais la bonte divine. Oh! je ne l'oublierai jamais, ce majestueux apaisement des premiers jours de l'exil par la nature! Nous pouvons le dire aujourd'hui, la fierte ne nous defend plus cet aveu, et aucun de mes compagnons de proscription ne me dementira, nous avons tous souffert en quittant Jersey. Nous y avions tous des racines. Des fibres de notre coeur etaient entrees dans votre sol et y tenaient. L'arrachement a ete douloureux. Nous aimions tous Jersey. Les uns l'aimaient pour y avoir ete heureux, les autres pour y avoir ete malheureux. La souffrance n'est pas une attache moins profonde que la joie. Helas! on peut eprouver de telles douleurs dans une terre de refuge, qu'il devient impossible de s'en separer, quand meme la patrie s'offrirait. Tenez, une chose que j'ai vue hier traverse en ce moment mon esprit, cette reunion est a la fois solennelle et intime, et ce que je vais vous dire convient a ce double caractere. Ecoutez. Hier, j'etais alle, avec quelques amis chers, visiter cette ile, revoir les lieux aimes, les promenades preferees jadis, et tous ces rayonnants paysages qui etaient restes dans notre memoire comme des visions. En revenant, une pensee pieuse nous restait a satisfaire, et nous avons voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetiere.
Nous avons fait arreter la voiture qui nous menait devant ce champ de Saint-Jean ou sont plusieurs des notres. Au moment ou nous arrivions, savez-vous ce qui nous a fait tressaillir, savez-vous ce que nous avons vu? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous un linceul noir, etait la, a terre, plus qu'agenouillee, plus que prosternee, etendue, et en quelque sorte abimee sur une tombe. Nous sommes restes immobiles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches devant cette majestueuse douleur. Cette femme, apres avoir prie, s'est relevee, a cueilli une fleur dans l'herbe du sepulcre, et l'a cachee dans son coeur. Nous l'avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette face pale, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C'etait une mere! c'etait la mere d'un proscrit! du jeune et genereux Philippe Faure, mort il y a quatre ans sur la breche sainte de l'exil. Depuis quatre ans, tous les jours, quelque temps qu'il fasse, cette mere vient la; depuis quatre ans, cette mere s'agenouille sur cette pierre et la baise. Essayez donc de l'en arracher. Montrez-lui la France, oui, la France elle-meme! Que lui importe a cette mere! Dites-lui: "Ce n'est pas ici votre pays"; elle ne vous croira pas. Dites-lui: "Ce n'est pas ici que vous etes nee"; elle vous repondra: "C'est ici que mon fils est mort." Et vous vous tairez devant cette reponse, car la patrie d'une mere, c'est le tombeau de son enfant.
Messieurs, voila comment il se fait qu'on aime une terre avec sa chair, avec son sang, avec son ame. Notre ame a nous est melee a celle-ci. Nous y avons nos amis morts. Sachez-le, il n'y a pas de terre etrangere; partout la terre est la mere de l'homme, sa mere tendre, severe et profonde. Dans tous les lieux ou il a aime, ou il a pleure, ou il a souffert, c'est-a-dire partout, l'homme est chez lui.
Messieurs, je reponds au toast qui m'est porte par un toast a Jersey. Je bois a Jersey, a sa prosperite, a son enrichissement, a son amelioration, a son agrandissement industriel et commercial, et aussi et plus encore a son agrandissement intellectuel et moral.
Il y a deux choses qui font les peuples grands et charmants, ces deux choses sont la liberte et l'hospitalite, l'hospitalite etait la gloire des nations antiques, la liberte est la splendeur des nations modernes. Jersey a ces deux couronnes, qu'elle les garde!
Qu'elle les garde a jamais! C'est de la liberte qu'il convient de parler d'abord. Veillez, oui, veillez jalousement sur votre liberte. Ne souffrez plus que qui que ce soit ose y toucher. Cette ile est une terre de beaute, de bonheur et d'independance. Vous n'y etes pas seulement pour y vivre et pour en jouir, vous y etes pour y faire votre devoir. Dieu se chargera de la maintenir belle; vos femmes se chargeront de la maintenir heureuse; vous, les hommes, chargez-vous de la conserver libre.
Et quant a votre hospitalite, conservez-la, elle aussi, religieusement. Les nations hospitalieres ont, entre toutes, une sorte de grace auguste et venerable. Elles donnent l'exemple; dans le vaste et tumultueux mouvement des peuples, elles ne font pas seulement de l'hospitalite, elles font de l'education; l'hospitalite des nations est le commencement de la fraternite des hommes. Or, la fraternite humaine, c'est la le but. Soyez a jamais hospitaliers. Que cette fonction sacree, l'hospitalite, honore eternellement cette ile; et, permettez-moi de lui associer Guernesey, sa soeur, et tout l'archipel de la Manche. C'est la une grande terre d'asile; grande, non par l'etendue, mais par le nombre de refugies de tous les partis et de toutes les patries que depuis trois siecles elle a abrites et consoles. Oh! rien au monde n'est plus beau que cela, etre l'asile! Soyez l'asile. Continuez d'accueillir tout ce qui vient a vous. Soyez l'archipel beni et sauveur. Dieu vous a mis ici pour ouvrir vos ports a toutes les voiles battues par la tempete, et vos coeurs a tous les hommes battus par la destinee.
Et pas de limites a cette hospitalite sainte; ne discutez pas celui qui vient a vous; recevez-le sans l'examiner. L'hospitalite a cela de grand, que quiconque souffre est digne d'elle. Nous qui sommes ici, tous les proscrits de France, nous n'avons fait de mal a personne, nous avons defendu les droits et les lois de notre pays, nous avons rempli nos mandats et ecoute nos consciences, nous souffrons pour ce qui est juste et pour ce qui est vrai; vous nous accueillez, et c'est bien; mais il faut prevoir d'autres naufrages que nous. Si les bons ont leurs desastres, les coupables ont leurs ecueils; parce qu'on fait le mal, ce n'est pas une raison pour triompher toujours. Ecoutez ceci: s'il vous arrive jamais des vaincus de la cause injuste, recevez-les comme vous nous recevez. Le malheur est une des formes saintes du droit; et, entendez-le bien, de ces vaincus possibles, je n'excepte personne. Il se peut qu'un jour,—car les evenements sont dans la main divine, et la main divine, c'est la main inepuisable,—il se peut que, parmi ceux que les grandes tempetes ou les grandes marees de l'avenir jetteront sur vos bords, il y ait notre propre prescripteur a nous qui sommes ici, chasse a son tour et malheureux. Eh bien! soyez-lui clements comme vous nous etes justes;—s'il frappe a votre porte, ouvrez-la-lui, et dites-lui: "Ce sont ceux que vous avez proscrits qui nous ont demande pour vous cet asile que nous vous donnons."
II
Le Progres, de Port-au-Prince, publia la lettre suivante, ecrite par Victor Hugo a M. Heurtelou, redacteur en chef de ce journal, en reponse aux remerciments que M. Heurtelou lui avait adresses pour la defense de John Brown:
Hauteville-House, 31 mars 1860.
Vous etes, monsieur, un noble echantillon de cette humanite noire si longtemps opprimee et meconnue.
D'un bout a l'autre de la terre, la meme flamme est dans l'homme; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam? Les naturalistes peuvent discuter la question; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'un Dieu.
Puisqu'il n'y a qu'un pere, nous sommes freres.
C'est pour cette verite que John Brown est mort; c'est pour cette verite que je lutte. Vous m'en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent.
Il n'y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits; vous en etes un. Devant Dieu, toutes les ames sont blanches.
J'aime votre pays, votre race, votre liberte, votre revolution, votre republique. Votre ile magnifique et douce plait a cette heure aux ames libres; elle vient de donner un grand exemple; elle a brise le despotisme.
Elle nous aidera a briser l'esclavage.
Car la servitude, sous toutes ses formes, disparaitra. Ce que les etats du sud viennent de tuer, ce n'est pas John Brown, c'est l'esclavage.
Des aujourd'hui, l'Union americaine peut, quoi qu'en dise le honteux message du president Buchanan, etre consideree comme rompue. Je le regrette profondement, mais cela est desormais fatal; entre le Sud et le Nord, il y a le gibet de Brown. La solidarite n'est pas possible. Un tel crime ne se porte pas a deux.
Ce crime, continuez de le fletrir, et continuez de consolider votre genereuse revolution. Poursuivez votre oeuvre, vous et vos dignes concitoyens. Haiti est maintenant une lumiere. Il est beau que parmi les flambeaux du progres, eclairant la route des hommes, on en voie un tenu par la main d'un negre.
Votre frere,
VICTOR HUGO.
1861
L'Expedition de Chine.
AU CAPITAINE BUTLER
Hauteville-House, 25 novembre 1861.
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expedition de Chine. Vous trouvez cette expedition honorable et belle, et vous etes assez bon pour attacher quelque prix a mon sentiment; selon vous, l'expedition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoleon, est une gloire a partager entre la France et l'Angleterre, et vous desirez savoir quelle est la quantite d'approbation que je crois pouvoir donner a cette victoire anglaise et francaise.
Puisque vous voulez connaitre mon avis, le voici:
Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde; cette merveille s'appelait le Palais d'ete. L'art a deux principes, l'Idee, qui produit l'art europeen, et la Chimere, qui produit l'art oriental. Le Palais d'ete etait a l'art chimerique ce que le Parthenon est a l'art ideal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain etait la. Ce n'etait pas, comme le Parthenon, une oeuvre rare et unique; c'etait une sorte d'enorme modele de la chimere, si la chimere peut avoir un modele. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un edifice lunaire, et vous aurez le Palais d'ete. Batissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cedre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, la harem, la citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, emaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poetes les mille et un reves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'ecume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'eblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'etait la ce monument. Il avait fallu, pour le creer, le long travail de deux generations. Cet edifice, qui avait l'enormite d'une ville, avait ete bati par les siecles, pour qui? pour les peuples. Garce que fait le temps appartient a l'homme. Les artistes, les poetes, les philosophes, connaissaient le Palais d'ete; Voltaire en parle. On disait: le Parthenon en Grece, les Pyramides en Egypte, le Colisee a Rome, Notre-Dame a Paris, le Palais d'ete en Orient. Si on ne le voyait pas, on le revait. C'etait une sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crepuscule comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entres dans le Palais d'ete. L'un a pille, l'autre a incendie. La victoire peut etre une voleuse, a ce qu'il parait. Une devastation en grand du Palais d'ete s'est faite de compte a demi entre les deux vainqueurs. On voit mele a tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriete fatale de rappeler le Parthenon. Ce qu'on avait fait au Parthenon, on l'a fait au Palais d'ete, plus completement et mieux, de maniere a ne rien laisser. Tous les tresors de toutes nos cathedrales reunies n'egaleraient pas ce formidable et splendide musee de l'orient. Il n'y avait pas seulement la des chefs-d'oeuvre d'art, il y avait un entassement d'orfevreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.
Nous europeens, nous sommes les civilises, et pour nous les chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait a la barbarie.
Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion; les crimes de ceux qui menent ne sont pas la faute de ceux qui sont menes; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L'empire francais a empoche la moitie de cette victoire, et il etale aujourd'hui, avec une sorte de naivete de proprietaire, le splendide bric-a-brac du Palais d'ete. J'espere qu'un jour viendra ou la France, delivree et nettoyee, renverra ce butin a la Chine spoliee.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantite d'approbation que je donne a l'expedition de Chine.
VICTOR HUGO.
1862
Barbes a Victor Hugo. Continuation de la lutte pour l'inviolabilite de la vie humaine; en Belgique et en Suisse contre la peine de mort, en France contre la torture. Charleroi. Geneve.—Affaire Doise.—Les Miserables. Etablissement du Diner des Enfants pauvres.
I
LES CONDAMNES DE CHARLEROI
Plusieurs journaux belges ayant attribue a Victor Hugo des vers adresses au roi des Belges pour demander la grace des neuf condamnes a mort de Charleroi, Victor Hugo ecrivit a ce sujet la lettre que voici:
Hauteville-House, 21 janvier 1862.
Monsieur,
Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulierement, le travail,—un travail pressant,—m'absorbe a ce point que je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors.
Aujourd'hui, un ami m'apporte plusieurs journaux contenant de fort beaux vers ou est demandee la grace de neuf condamnes a mort. Au bas de ces vers, je lis ma signature.
Ces vers ne sont pas de moi.
Quel que soit l'auteur de ces vers, je le remercie.
Quand il s'agit de sauver des tetes, je trouve bon qu'on use de mon nom, et meme qu'on en abuse.
J'ajoute que, pour une telle cause, il me parait presque impossible d'en abuser. C'est ici, a coup sur, que la fin justifie les moyens.
Que l'auteur pourtant me permette de lui reporter l'honneur de ces vers, qui, je le repete, me semblent fort beaux.
Et au premier remerciment que je lui adresse, j'en joins un second; c'est de m'avoir fait connaitre cette lamentable affaire de Charleroi.
Je regarde ces vers comme un appel qu'il m'adresse; c'est une maniere de m'inviter a elever la voix en me remettant sous les yeux les efforts que j'ai faits dans d'autres circonstances analogues, et je le remercie de cette genereuse mise en demeure.
Je reponds a son appel; je m'unis a lui pour tacher d'epargner a la Belgique cette chute de neuf tetes sur l'echafaud. Il s'est tourne vers le roi, je connais peu les rois; je me tourne vers la nation.
Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du progres, une de ces occasions d'ou les peuples sortent amoindris ou agrandis.
Je supplie la nation belge d'etre grande. Il depend d'elle evidemment que cette hideuse guillotine a neuf colliers ne fonctionne point sur la place publique. Aucun gouvernement ne resiste a ces saintes pressions de l'opinion vers la douceur. Ne point vouloir de l'echafaud, ce doit etre la premiere volonte d'un peuple. On dit: Ce que veut le peuple, Dieu le veut. Il depend de vous, belges, de faire dire: Ce que Dieu veut, le peuple le veut.
Nous traversons en ce moment l'heure mauvaise du dix-neuvieme siecle. Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation; Venise enchainee, la Hongrie garrottee, la Pologne torturee; partout la peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les republiques ont des Tallaferro. La peine de mort est elevee a la dignite d'ultima ratio. Les races, les couleurs, les partis, se la jettent a la tete et s'en servent comme d'une replique. Les blancs l'utilisent contre les negres; les negres, represaille lugubre, l'aiguisent contre les blancs.
Le gouvernement espagnol fusille les republicains, et le gouvernement italien fusille les royalistes. Rome execute un innocent. L'auteur du meurtre se nomme et reclame en vain; c'est fait; le bourreau ne revient pas sur son travail. L'Europe croit en la peine de mort et s'y obstine; l'Amerique se bat a cause d'elle et pour elle. L'echafaud est l'ami de l'esclavage. L'ombre d'une potence se projette sur la guerre fratricide des Etats-Unis.
Jamais l'Amerique et l'Europe n'ont eu un tel parallelisme et ne se sont entendues a ce point; toutes les questions les divisent, excepte celle-la, tuer; et c'est sur la peine de mort que les deux mondes tombent d'accord. La peine de mort regne; une espece de droit divin de la hache sort pour les catholiques romains de l'evangile et pour les protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensee, comme trait d'union, un arc de triomphe ideal entre les deux mondes; sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd'hui placer l'echafaud.
Cette situation etant donnee, l'occasion est admirable pour la
Belgique.
Un peuple qui a la liberte doit avoir aussi la volonte. Tribune libre, presse libre, voila l'organisme de l'opinion complet. Que l'opinion parle; c'est ici un moment decisif. Dans les circonstances ou nous sommes, en repudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut, devenir brusquement, elle petit peuple presque annule, la nation dirigeante.
L'occasion, j'y insiste, est admirable. Car il est evident que, s'il n'y a pas d'echafaud pour les criminels du Hainaut, il n'y en aura desormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus sujettes a cette apparition sinistre. Par l'irresistible logique des choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd'hui, le sera legalement demain.
Il serait beau que le petit peuple fit la lecon aux grands, et, par ce seul fait, fut plus grand qu'eux; il serait beau, devant la croissance abominable des tenebres, en presence de la barbarie recrudescente, que la Belgique, prenant le role de grande puissance en civilisation, donnat tout a coup au genre humain l'eblouissement de la vraie lumiere, en proclamant, dans les conditions ou eclate le mieux la majeste du principe, non a propos d'un dissident revolutionnaire ou religieux, non a propos d'un ennemi politique, mais a propos de neuf miserables indignes de toute autre pitie que de la pitie philosophique, l'inviolabilite de la vie humaine, et en refoulant definitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui a pour gloire d'avoir dresse sur la terre deux crucifix, celui de Jesus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.
Que la genereuse Belgique y songe; c'est a elle, Belgique, que l'echafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et l'histoire mettent en balance une civilisation, les tetes coupees pesent contre.
En ecrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et pretez-moi, pour ce douloureux et supreme interet, votre publicite.
VICTOR HUGO.
Cette lettre fut publiee dans les journaux anglais et belges. Une commutation eut lieu. Sept tetes sur neuf furent sauvees.
II
ARMAND BARBES
En 1839, Barbes fut condamne a mort. Victor Hugo envoya au roi
Louis-Philippe les quatre vers que l'on connait, et obtint la vie de
Barbes. Les deux lettres qu'on va lire ont trait a ce fait.
A VICTOR HUGO
Cher et illustre citoyen,
Le condamne dont vous parlez dans le septieme volume des Miserables doit vous paraitre un ingrat.
Il y a vingt-trois ans qu'il est votre oblige! … et il ne vous a rien dit.
Pardonnez-lui! pardonnez-moi!
Dans ma prison d'avant fevrier, je m'etais promis bien des fois de courir chez vous, si un jour la liberte m'etait rendue.
Reves de jeune homme! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de paille rompue, dans le tourbillon de 1848.
Je ne pus rien faire de ce que j'avais si ardemment desire.
Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majeste de votre genie a toujours arrete la manifestation de ma pensee.
Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protege par un rayon de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me defendiez.
Que n'ai-je eu la puissance de montrer que j'etais digne que votre bras s'etendit sur moi! Mais chacun a sa destinee, et tous ceux qu'Achille a sauves n'etaient pas des heros.
Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste etat de sante. J'ai cru souvent que mon coeur ou ma tete allait eclater. Mais je me felicite, malgre mes souffrances, d'avoir ete conserve, puisque sous le coup de votre nouveau bienfait [note: Voir les Miserables, tome VII, livre I. Le mot bienfait est souligne dans la lettre de Barbes.], je trouve l'audace de vous remercier de l'ancien.
Et puisque j'ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de faire.
Je dis: la France, car il me semble que cette chere patrie de Jeanne d'Arc et de la Revolution etait seule capable d'enfanter votre coeur et votre genie, et, fils heureux, vous avez pose sur le front glorieux de votre mere une nouvelle couronne de gloire!
A vous, de profonde affection.
A. BARBES.
La Haie, le 10 juillet 1862.
A ARMAND BARBES
Hauteville-House, 15 juillet 1862.
Mon frere d'exil,
Quand un homme a, comme vous, ete le combattant et le martyr du progres; quand il a, pour la sainte cause democratique et humaine, sacrifie sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberte; quand il a, pour servir l'ideal, accepte toutes les formes de la lutte et toutes les formes de l'epreuve, la calomnie, la persecution, la defection, les longues annees de la prison, les longues annees de l'exil; quand il s'est laisse conduire par son devouement jusque sous le couperet de l'echafaud, quand un homme a fait cela, tous lui doivent, et lui ne doit rien a qui que ce soit. Qui a tout donne au genre humain est quitte envers l'individu.
Il ne vous est possible d'etre ingrat envers personne. Si je n'avais pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me remercier, c'est moi, je le vois distinctement aujourd'hui, qui aurais ete ingrat envers vous.
Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un service personnel.
J'ai, a l'epoque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir etroit. Si j'ai ete alors assez heureux pour vous payer un peu de la dette universelle, cette minute n'est rien devant votre vie entiere, et tous, nous n'en restons pas moins vos debiteurs.
Ma recompense, en admettant que je meritasse une recompense, a ete l'action elle-meme. J'accepte neanmoins avec attendrissement les nobles paroles que vous m'envoyez, et je suis profondement touche de votre reconnaissance magnanime.
Je vous reponds dans l'emotion de votre lettre. C'est une belle chose que ce rayon qui vient de votre solitude a la mienne. A bientot, sur cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande ame.
VICTOR HUGO.
III
LES MISERABLES
16 septembre 1862.
Apres la publication des Miserables, Victor Hugo alla a Bruxelles. Ses editeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet. Ce fut une occasion de rencontre pour les ecrivains celebres de tous les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entoure de tant d'hommes genereux, dont quelques-uns etaient si illustres, repondit a la salutation de toutes ces nobles ames par les paroles qu'on va lire. Ceux qui assisterent a cette severe et douce fete offerte a un proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put reprimer ses larmes au moment ou la pensee d'Aspromonte lui traversa l'esprit.
Messieurs,
Mon emotion est inexprimable; si la parole me manque, vous serez indulgents.
Si je n'avais a repondre qu'a l'honorable bourgmestre de Bruxelles, ma tache serait simple; je n'aurais, pour glorifier le magistrat si dignement, populaire et la ville si noblement hospitaliere, qu'a repeter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait d'etre un echo; mais comment remercier les autres voix eloquentes et cordiales qui m'ont parle? A cote de ces editeurs considerables, auxquels on doit l'idee feconde d'une librairie internationale, sorte de lien preparatoire entre les peuples, je vois ici, reunis, des publicistes, des philosophes, d'eminents ecrivains, l'honneur des lettres, l'honneur du continent civilise. Je suis trouble et confus d'etre le centre d'une telle fete d'intelligences, et de voir tant d'honneur s'adresser a moi, qui ne suis rien qu'une conscience acceptant le devoir et un coeur resigne au sacrifice.
Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais, je le repete, comment vous remercier tous? comment serrer toutes vos mains dans une seule etreinte? Eh bien, le moyen est simple aussi. Vous tous, qui etes ici, ecrivains, journalistes, editeurs, imprimeurs, publicistes, penseurs, que representez-vous? Toutes les energies de l'intelligence, toutes les formes de la publicite, vous etes l'esprit-legion, vous etes l'organe nouveau de la societe nouvelle, vous etes la Presse. Je porte un toast a la presse!
A la presse chez tous les peuples! a la presse libre! a la presse puissante, glorieuse et feconde!
Messieurs, la presse est la clarte du monde social; et, dans tout ce qui est clarte, il y a quelque chose de la providence.
La pensee est plus qu'un droit, c'est le souffle meme de l'homme. Qui entrave la pensee, attente a l'homme meme. Parler, ecrire, imprimer, publier, ce sont la, au point de vue du droit, des identites; ce sont la les cercles, s'elargissant sans cesse, de l'intelligence en action; ce sont la les ondes sonores de la pensee.
De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l'esprit humain, le plus large, c'est la presse. Le diametre de la presse, c'est le diametre meme de la civilisation.
A toute diminution de la liberte de la presse correspond une diminution de civilisation; la ou la presse libre est interceptee, on peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs, la mission de notre temps, c'est de changer les vieilles assises de la societe, de creer l'ordre vrai, et de substituer partout les realites aux fictions. Dans ce deplacement des bases sociales, qui est le colossal travail de notre siecle, rien ne resiste a la presse appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, a l'absolutisme, aux blocs de faits et d'idees les plus refractaires.
La presse est la force. Pourquoi? parce qu'elle est l'intelligence.
Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle annonce a voix haute l'avenement du droit, elle ne tient compte de la nuit que pour saluer l'aurore, elle devine le jour, elle avertit le monde. Quelquefois, pourtant, chose etrange, c'est elle qu'on avertit. Ceci ressemble au hibou reprimandant le chant du coq.
Oui, dans certains pays, la presse est opprimee. Est-elle esclave?
Non. Presse esclave! c'est la un accouplement de mots impossible.
D'ailleurs, il y a deux grandes manieres d'etre esclave, celle de Spartacus et celle d'Epictete. L'un brise ses fers, l'autre prouve son ame. Quand l'ecrivain enchaine ne peut recourir a la premiere maniere, il lui reste la seconde.
Non, quoi que fassent les despotes, j'en atteste tous les hommes libres qui m'ecoutent, et cela, vous l'avez recemment dit en termes admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d'autres, vous l'avez prouve par votre genereux exemple, non, il n'y a point d'asservissement pour l'esprit!
Messieurs, au siecle ou nous sommes, sans la liberte de la presse, point de salut. Fausse route, naufrage et desastre partout.
Il y a aujourd'hui de certaines questions, qui sont les questions du siecle, et qui sont la devant nous, inevitables. Pas de milieu; il faut s'y briser, ou s'y refugier. La societe navigue irresistiblement de ce cote-la. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il a ete parle tout a l'heure si magnifiquement. Pauperisme, parasitisme, production et repartition de la richesse, monnaie, credit, travail, salaire, extinction du proletariat, decroissance progressive de la penalite, misere, prostitution, droit de la femme, qui releve de minorite une moitie de l'espece humaine, droit de l'enfant, qui exige—je dis exige—l'enseignement gratuit et obligatoire, droit de l'ame, qui implique la liberte religieuse; tels sont les problemes. Avec la presse libre, ils ont de la lumiere au-dessus d'eux, ils sont praticables, on voit leurs precipices, on voit leurs issues, on peut les aborder, on peut y penetrer. Abordes et penetres, c'est-a-dire resolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde; tous ces problemes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que leurs escarpements, on peut en manquer l'entree, et la societe peut y sombrer. Eteignez le phare, le port devient l'ecueil.
Messieurs, avec la presse libre, pas d'erreur possible, pas de vacillation, pas de tatonnement dans la marche humaine. Au milieu des problemes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt indicateur. Nulle incertitude. Allez a l'ideal, allez a la justice et a la verite. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en avant. Dans quel sens allez-vous? La est toute la question. Simuler le mouvement, ce n'est point accomplir le progres; marquer le pas sans avancer, cela est bon pour l'obeissance passive; pietiner indefiniment dans l'orniere est un mouvement machinal indigne du genre humain. Ayons un but, sachons ou nous allons, proportionnons l'effort au resultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une idee, et qu'un pas s'enchaine logiquement a l'autre, et qu'apres l'idee vienne la solution, et qu'a la suite du droit vienne la victoire. Jamais de pas en arriere. L'indecision du mouvement denonce le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus miserable! Qui hesite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant a moi, je n'admets pas plus la politique sans tete que l'Italie sans Rome.
Puisque j'ai prononce ce mot, Rome, souffrez que je m'interrompe, et que ma pensee, detournee un instant, aille a ce vaillant qui est la-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable, c'est qu'il se soit trouve, c'est qu'il ait pu se trouver en Italie, dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l'epee contre cette vertu. Ces italiens-la n'ont donc pas reconnu un romain?
Ces hommes se disent les hommes de l'Italie; ils crient qu'elle est victorieuse, et ils ne s'apercoivent pas qu'elle est decapitee. Ah! c'est la une sombre aventure, et l'histoire reculera indignee devant cette hideuse victoire qui consiste a tuer Garibaldi afin de ne pas avoir Rome!
Le coeur se souleve. Passons.
Messieurs, quel est l'auxiliaire du patriote? La presse. Quel est l'epouvantail du lache et du traitre? La presse.
Je le sais, la presse est haie, c'est la une grande raison de l'aimer.
Toutes les iniquites, toutes les superstitions, tous les fanatismes la denoncent, l'insultent et l'injurient comme ils peuvent. Je me rappelle une encyclique celebre dont quelques mots remarquables me sont restes dans l'esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre contemporain, Gregoire XVI, ennemi de son siecle, ce qui est un peu le malheur des papes, et ayant toujours presents a la pensee l'ancien dragon et la bete de l'Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son latin de moine camaldule: _Gula ignea, caligo, impetus immanis cum strepitu horrendo. Je ne conteste rien de cela; le portrait est ressemblant. Bouche de feu, fumee, rapidite prodigieuse, bruit formidable. Eh oui, c'est la locomotive qui passe! c'est la presse, c'est l'immense et sainte locomotive du progres!
Ou va-t-elle? ou entraine-t-elle la civilisation? ou emporte-t-il les peuples, ce puissant remorqueur? Le tunnel est long, obscur et terrible. Car on peut dire que l'humanite est encore sous terre, tant la matiere l'enveloppe et l'ecrase, tant les superstitions, les prejuges et les tyrannies font une voute epaisse, tant elle a de tenebres au-dessus d'elle! Helas, depuis que l'homme existe, l'histoire entiere est souterraine; on n'y apercoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvieme siecle, mais apres la revolution francaise, il y a espoir, il y a certitude. La-bas, loin devant nous, un point lumineux apparait. Il grandit, il grandit a chaque instant, c'est l'avenir, c'est la realisation, c'est la fin des miseres, c'est l'aube des joies, c'est Chanaan! c'est la terre future ou l'on n'aura plus autour de soi que des freres et au-dessus de soi que le ciel. Courage a la locomotive sacree! courage a la pensee! courage a la science! courage a la philosophie! courage a la presse! courage a vous tous, esprits! L'heure approche ou l'humanite, delivree enfin de ce noir tunnel de six mille ans, eperdue, brusquement face a face avec le soleil de l'ideal, fera sa sortie sublime dans l'eblouissement!
Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence cordiale, que ce mot soit personnel.
Etre au milieu de vous, c'est un bonheur. Je rends grace a Dieu qui m'a donne, dans ma vie severe, cette heure charmante. Demain je rentrerai dans l'ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parle, j'ai entendu vos voix, j'ai serre vos mains, j'emporte cela dans ma solitude.
Vous, mes amis de France,—et mes autres amis qui sont ici trouveront tout simple que ce soit a vous que j'adresse mon dernier mot,—il y a onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez un vieillard. Les cheveux ont change, le coeur non. Je vous remercie de vous etre souvenus d'un absent; je vous remercie d'etre venus. Accueillez,—et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m'etaient chers de loin et que je vois ici pour la premiere fois,—accueillez mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous l'air natal, il me semble que chacun de vous m'apporte un peu de France, il me semble que je vois sortir de toutes vos ames groupees autour de moi, quelque chose de charmant et d'auguste qui ressemble a une lumiere et qui est le sourire de la patrie.
Je bois a la presse! a sa puissance, a sa gloire, a son efficacite! a sa liberte en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Amerique! a sa delivrance ailleurs!
IV
LE BANQUET DES ENFANTS
A L'EDITEUR CASTEL
Hauteville-House, 5 octobre 1862.
Mon cher monsieur Castel,
Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques especes d'essais de dessins faits par moi, a des heures de reverie presque inconsciente, avec ce qui restait d'encre dans ma plume, sur des marges ou des couvertures de manuscrits. Ces choses, vous desirez les publier; et l'excellent graveur, M. Paul Chenay, s'offre a en faire les fac-simile. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume quelconques, jetes plus ou moins maladroitement sur le papier par un homme qui a autre chose a faire, ne cessent d'etre des dessins du moment qu'ils auront la pretention d'en etre. Vous insistez pourtant, et je consens. Ce consentement a ce qui est peut-etre un ridicule veut etre explique. Voici donc mes raisons:
J'ai etabli depuis quelque temps dans ma maison, a Guernesey, une petite institution de fraternite pratique que je voudrais accroitre et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler. C'est un repas hebdomadaire d'enfants indigents. Toutes les semaines, des meres pauvres me font l'honneur d'amener leurs enfants diner chez moi. J'en ai eu huit d'abord, puis quinze; j'en ai maintenant vingt-deux [note: Plus tard le nombre fut porte a quarante.]. Ces enfants dinent ensemble; ils sont tous confondus, catholiques, protestants, anglais, francais, irlandais, sans distinction de religion ni de nation. Je les invite a la joie et au rire, et je leur dis: Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un remerciment a Dieu, simple et en dehors de toutes les formules religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma belle-soeur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes necessites pour l'enfance. Apres quoi ils jouent et vont a l'ecole. Des pretres catholiques, des ministres protestants, meles a des libres penseurs et a des democrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble cene, et il ne me parait pas qu'aucun soit mecontent. J'abrege; mais il me semble que j'en ai dit assez pour faire comprendre que cette idee, l'introduction des familles pauvres dans les familles moins pauvres, introduction a niveau et de plain-pied, fecondee par des hommes meilleurs que moi, par le coeur des femmes surtout, peut n'etre pas mauvaise; je la crois pratique et propre a de bons fruits, et c'est pourquoi j'en parle, afin que ceux qui pourront et voudront l'imitent. Ceci n'est pas de l'aumone, c'est de la fraternite. Cette penetration des familles indigentes dans les notres nous profite comme a eux; elle ebauche la solidarite; elle met en action et en mouvement, et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule democratique, Liberte, Egalite, Fraternite. C'est la communion avec nos freres moins heureux. Nous apprenons a les servir, et ils apprennent a nous aimer.
C'est en songeant a cette petite oeuvre, monsieur, que je crois pouvoir faire un sacrifice d'amour-propre et autoriser la publication souhaitee par vous. Le produit de cette publication contribuera a former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l'hiver; je ne serais pas fache de donner des vetements a ceux qui sont en haillons et d'offrir des souliers a ceux qui vont pieds nus. Votre publication m'y aidera. Ceci m'absout d'y consentir. J'avoue que je n'eusse jamais imagine que mes dessins, comme vous voulez bien les appeler, pussent attirer l'attention d'un editeur connaisseur tel que vous, et d'un artiste tel que M. Paul Chenay; que votre volonte s'accomplisse; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour lequel ils n'etaient point faits; la critique a sur eux desormais un droit dont je tremble pour eux; je les lui abandonne; je suis sur toujours que mes chers petits pauvres les trouveront tres bons.
Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes voeux pour votre succes.