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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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V

GENEVE ET LA PEINE DE MORT

Dans les derniers mois de 1862, la republique de Geneve revisa sa constitution. La question de la peine de mort se presenta. Un premier vote maintint l'echafaud; mais il en fallait un second. Les republicains progressistes de Geneve songerent a Victor Hugo. Un membre de l'eglise reformee, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages estimes, lui ecrivit une lettre dont voici les dernieres lignes:

"La constituante genevoise a vote le maintien de la peine de mort par quarante-trois voix contre cinq; mais la question doit reparaitre bientot dans un nouveau debat. Quel appui ce serait pour nous, quelle force nouvelle; si par quelques mots vous pouviez intervenir! car ce n'est pas la une question cantonale ou federale, mais bien une question sociale et humanitaire, ou toutes les interventions sont legitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos discussions auraient besoin d'etre eclairees par le genie; et ce nous serait a tous un grand secours qu'un coup de main qui nous viendrait de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards."

Cette lettre parvint a Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il repondait:

Hauteville-House, 17 novembre 1862.

Monsieur,

Ce que vous faites est bon; vous avez besoin d'aide, vous vous adressez a moi, je vous remercie; vous m'appelez, j'accours. Qu'y'a-t-il? Me voila.

Geneve est a la veille d'une de ces crises normales qui, pour les nations comme pour les individus, marquent les changements d'age. Vous allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-memes; vous etes vos propres maitres; vous etes des hommes libres; vous etes une republique. Vous allez faire une action considerable, remanier votre pacte social, examiner ou vous en etes en fait de progres et de civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions communes; la deliberation va s'ouvrir, et, parmi ces questions, la plus grave de toutes, l'inviolabilite de la vie humaine, est a l'ordre du jour.

C'est de la peine de mort qu'il s'agit.

Helas, le sombre rocher de Sisyphe! quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la societe humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d'obscurite, d'ignorance et d'injustice qu'on nomme penalite? quand donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement? quand donc comprendra-t-on qu'un coupable est un ignorant? Talion, oeil pour oeil, dent pour dent, mal pour mal, voila a peu pres tout notre code. Quand donc la vengeance renoncera-t-elle a ce vieil effort qu'elle fait de nous donner le change en s'appelant vindicte? Croit-elle nous tromper? Pas plus que la felonie quand elle s'appelle raison d'etat. Pas plus que le fratricide quand il met des epaulettes et qu'il s'appelle la guerre. De Maistre a beau farder Dracon; la rhetorique sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas a deguiser la difformite du fait qu'elle couvre; les sophistes sont des habilleurs inutiles; l'injuste reste injuste, l'horrible reste horrible. Il y a des mots qui sont des masques; mais a travers leurs trous on apercoit la sombre lueur du mal.

Quand donc la loi s'ajustera-t-elle au droit? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine? quand donc ceux qui lisent la bible comprendront-ils la vie sauve de Cain? quand donc ceux qui lisent l'evangile comprendront-ils le gibet du Christ? quand donc pretera-t-on l'oreille a la grande voix vivante qui, du fond de l'inconnu, crie a travers nos tenebres: Ne tue point! quand donc ceux qui sont en bas, juge, pretre, peuple, roi, s'apercevront-ils qu'il y a quelqu'un au-dessus d'eux? Republiques a esclaves, monarchies a soldats, societes a bourreaux; partout la force, nulle part le droit. O les tristes maitres du monde! chenilles d'infirmites, boas d'orgueil.

Une occasion se presente ou le progres peut faire un pas. Geneve va deliberer sur la peine de mort. De la votre lettre, monsieur. Vous me demandez d'intervenir, de prendre part a la discussion, de dire un mot. Je crains que vous ne vous abusiez sur l'efficacite d'une chetive parole isolee comme la mienne. Que suis-je? Que puis-je? Voila bien des annees deja,—cela date de 1828,—que je lutte avec les faibles forces d'un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la peine de mort, composee d'assez de justice pour satisfaire la foule et d'assez d'iniquite pour epouvanter le penseur. D'autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a cede un peu de terrain; voila tout. Elle s'est sentie honteuse dans Paris, en presence de toute cette lumiere. La guillotine a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant; chassee de la Greve, elle a reparu barriere Saint-Jacques; chassee de la barriere Saint-Jacques, elle a reparu a la Roquette. Elle recule, mais elle reste.

Puisque vous reclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne vous faites pas illusion sur le peu de part que j'aurai au succes si vous reussissez. Depuis trente-cinq ans, je le repete, j'essaye de faire obstacle au meurtre en place publique. J'ai denonce sans relache cette voie de fait de la loi d'en bas sur la loi d'en haut. J'ai pousse a la revolte la conscience universelle; j'ai attaque cette exaction par la logique, et par la pitie, cette logique supreme; j'ai combattu, dans l'ensemble et dans le detail, la penalite demesuree et aveugle qui tue; tantot traitant la these generale, tachant d'atteindre et de blesser le fait dans son principe meme, et m'efforcant de renverser, une fois pour toutes, non un echafaud, mais l'echafaud; tantot me bornant a un cas particulier, et ayant pour but de sauver tout simplement la vie d'un homme. J'ai quelquefois reussi, plus souvent echoue. Beaucoup de nobles esprits se sont devoues a la meme tache; et, il y a dix mois a peine, la genereuse presse belge, me venant energiquement en aide lors de mon intervention pour les condamnes de Charleroi, est parvenue a sauver sept tetes sur neuf.

Les ecrivains du dix-huitieme siecle ont detruit la torture; les ecrivains du dix-neuvieme, je n'en doute pas, detruiront la peine de mort. Ils ont deja fait supprimer en France le poing coupe et le fer rouge; ils ont fait abroger la mort civile; et ils ont suggere l'admirable expedient provisoire des circonstances attenuantes. —"C'est a d'execrables livres comme le Dernier jour d'un Condamne, disait le depute Salverte, qu'on doit la detestable introduction des circonstances attenuantes." Les circonstances attenuantes, en effet, c'est le commencement de l'abolition. Les circonstances attenuantes dans la loi, c'est le coin dans le chene. Saisissons le marteau divin, frappons sur le coin sans relache, frappons a grands coups de verite, et nous ferons eclater le billot.

Lentement, j'en conviens. Il faudra du temps, certes. Pourtant ne nous decourageons pas. Nos efforts, meme dans le detail, ne sont pas toujours inutiles. Je viens de vous rappeler le fait de Charleroi; en voici un autre. Il y a huit ans, a Guernesey, en 1854, un homme, nomme Tapner, fut condamne au gibet; j'intervins, un recours en grace fut signe par six cents notables de l'ile, l'homme fut pendu; maintenant ecoutez: quelques-uns des journaux d'Europe qui contenaient la lettre ecrite par moi aux guernesiais pour empecher le supplice arriverent en Amerique a temps pour que cette lettre put etre reproduite utilement par les journaux americains; on allait pendre un homme a Quebec, un nomme Julien; le peuple du Canada considera avec raison comme adressee a lui-meme la lettre que j'avais ecrite au peuple de Guernesey, et, par un contre-coup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l'expression, non Tapner qu'elle visait, mais Julien qu'elle ne visait pas. Je cite ces faits; pourquoi? parce qu'ils prouvent la necessite de persister. Helas! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs hideux niveaux; le chiffre du meurtre legal ne s'est amoindri dans aucun pays. Depuis une dizaine d'annees meme, le sens moral ayant baisse, le supplice a repris faveur, et il y a recrudescence. Vous petit peuple, dans votre seule ville de Geneve, vous avez vu deux guillotines dressees en dix-huit mois. En effet, ayant tue Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy? En Espagne, il y a le garrot; en Russie, la mort par les verges. A Rome, l'eglise ayant horreur du sang, le condamne est assomme, ammazzato. L'Angleterre, ou regne une femme, vient de pendre une femme.

Cela n'empeche pas la vieille penalite de jeter les hauts cris, de protester qu'on la calomnie, et de faire l'innocente. On jase sur son compte, c'est affreux. Elle a toujours ete douce et tendre; elle fait des lois qui ont l'air severe, mais elle est incapable de les appliquer. Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d'un pain! Allons donc! il est bien vrai qu'en 1816 elle envoyait aux travaux forces a perpetuite les emeutiers affames du departement de la Somme; il est bien vrai qu'en 1846….—Helas! ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la guillotine de Buzancais.

La faim a toujours ete vue de travers par la loi.

Je parlais tout a l'heure de la torture abolie. Eh bien! en 1849, la torture existait encore. Ou? en Chine? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur. En octobre 1849, a Zug, un juge instructeur, voulant faire avouer un vol d'un fromage (vol d'un comestible. Encore la faim!) a une fille appelee Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces dans un etau, et, au moyen d'une poulie, et d'une corde attachee a cet etau, fit hisser la miserable jusqu'au plafond. Ainsi suspendue par les pouces, un valet de bourreau la batonnait. En 1862, a Guernesey que j'habite, la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur. L'ete passe, on a, par arret de justice, fouette un homme de cinquante ans.

Cet homme se nommait Torode. C'etait, lui aussi, un affame, devenu voleur.

Non, ne nous lassons point. Faisons une emeute de philosophes pour l'adoucissement des codes. Diminuons la penalite, augmentons l'instruction. Par les pas deja faits, jugeons des pas a faire! Quel bienfait que les circonstances attenuantes! elles eussent empeche ce que je vais vous raconter.

A Paris, en 1818 ou 19, un jour d'ete, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait la une foule autour d'un poteau. Je m'approchai. A ce poteau etait liee, carcan au cou, ecriteau sur la tete, une creature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un rechaud plein de charbons ardents etait a ses pieds devant elle, un fer a manche de bois, plonge dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme etait coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la metaphore banale, danse de l'anse du panier. Tout a coup, comme midi sonnait, en arriere de la femme et sans etre vu d'elle, un homme monta sur l'echafaud; j'avais remarque que la camisole de bure de cette femme avait par derriere une fente rattachee par des cordons; l'homme denoua rapidement les cordons, ecarta la camisole, decouvrit jusqu'a la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le rechaud, et l'appliqua, en appuyant profondement, sur l'epaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumee blanche. J'ai encore dans l'oreille, apres plus de quarante ans, et j'aurai toujours dans l'ame l'epouvantable cri de la suppliciee. Pour moi, c'etait une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de la determine—j'avais seize ans—a combattre a jamais les mauvaises actions de la loi.

De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire. Et que n'a-t-on pas vu, meme dans notre siecle, et sans sortir des tribunaux ordinaires et des delits communs! Le 20 avril 1849, une servante, Sarah Thomas, une fille de dix-sept ans, fut executee a Bristol pour avoir, dans un moment de colere, tue d'un coup de buche sa maitresse qui la battait. La condamnee ne voulait pas mourir. Il fallut sept hommes pour la trainer au gibet. On la pendit de force. Au moment ou on lui passait le noeud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait quelque chose a faire dire a son pere. Elle interrompit son rale pour repondre: oui, oui, dites-lui que je l'aime. Au commencement du siecle, sous George III, a Londres, trois enfants de la classe des ragged (deguenilles) furent condamnes a mort pour vol. Le plus age, le Newgate Calendar constate le fait, n'avait pas quatorze ans. Les trois enfants furent pendus.

Quelle idee les hommes se font-ils donc du meurtre? Quoi! en habit, je ne puis tuer; en robe je le puis! comme la soutane de Richelieu, la toge couvre tout! Vindicte publique? Ah! je vous en prie, ne me vengez pas! Meurtre, meurtre! vous dis-je. Hors le cas de legitime defense entendu dans son sens le plus etroit (car, une fois votre agresseur blesse par vous et tombe, vous lui devez secours), est-ce que l'homicide est jamais permis? est-ce que ce qui est interdit a l'individu est permis a la collection? Le bourreau, voila une sinistre espece d'assassin! l'assassin officiel, l'assassin patente, entretenu, rente, mande a certains jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins "les bois de justice", reconnu assassin de l'etat! l'assassin fonctionnaire, l'assassin qui a un logement dans la loi, l'assassin au nom de tous! Il a ma procuration et la votre, pour tuer. Il etrangle ou egorge, puis frappe sur l'epaule de la societe, et lui dit: Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l'assassin cum privilegio legis, l'assassin dont l'assassinat est decrete par le legislateur, delibere par le jure, ordonne par le juge, consenti par le pretre, garde par le soldat, contemple par le peuple. Il est l'assassin qui a parfois pour lui l'assassine; car j'ai discute, moi qui parle, avec un condamne a mort appele Marquis, qui etait en theorie partisan de la peine de mort; de meme que, deux ans avant un proces celebre, j'ai discute avec un magistrat nomme Teste qui etait partisan des peines infamantes. Que la civilisation y songe, elle repond du bourreau. Ah! vous haissez l'assassinat jusqu'a tuer l'assassin; moi je hais le meurtre jusqu'a vous empecher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensee en guillotine, la force collective employee a une agonie, quoi de plus odieux? Un homme tue par un homme effraye la pensee, un homme tue par les hommes la consterne.

Faut-il vous le redire sans cesse? cet homme, pour se reconnaitre et s'amender, et se degager de la responsabilite accablante qui pese sur son ame, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez quelques minutes! de quel droit? Comment osez-vous prendre sur vous cette redoutable abreviation des phenomenes divers du repentir? Vous rendez-vous compte de cette responsabilite damnee par vous, et qui se retourne contre vous, et qui devient la votre? vous faites plus que tuer un homme, vous tuez une conscience.

De quel droit consituez-vous Dieu juge avant son heure? quelle qualite avez-vous pour le saisir? est-ce que cette justice-la est un des degres de la votre? est-ce qu'il y a plain-pied de votre barre a celle-la? De deux choses l'une: ou vous etes croyant, ou vous ne l'etes pas. Si vous etes croyant, comment osez-vous jeter une immortalite a l'eternite? Si vous ne l'etes pas, comment osez-vous jeter un etre au neant?

Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction:—"On a tort de dire execution; on doit se borner a dire reparation. La societe ne tue pas, elle retranche." —Nous sommes des laiques, nous autres, nous ne comprenons pas ces finesses-la.

On prononce ce mot: justice. La justice! oh! cette idee entre toutes auguste et venerable, ce supreme equilibre, cette droiture rattachee aux profondeurs, ce mysterieux scrupule puise dans l'ideal, cette rectitude souveraine compliquee d'un tremblement devant l'enormite eternelle beante devant nous, cette chaste pudeur de l'impartialite inaccessible, cette ponderation ou entre l'imponderable, cette acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinee avec la pitie, cet examen des actions humaines avec l'oeil divin, cette bonte severe, cette resultante lumineuse de la conscience universelle, cette abstraction de l'absolu se faisant realite terrestre, cette vision du droit, cet eclair d'eternite apparu a l'homme, la justice! cette intuition sacree du vrai qui determine, par sa seule presence, les quantites relatives du bien et du mal et qui, a l'instant ou elle illumine l'homme, le fait momentanement Dieu, cette chose finie qui a pour loi d'etre proportionnee a l'infini, cette entite celeste dont le paganisme fait une deesse et le christianisme un archange, cette figure immense qui a les pieds sur le coeur humain et les ailes dans les etoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l'ame, cette vierge, o Dieu bon, Dieu eternel, est-ce qu'il est possible de se l'imaginer debout sur la guillotine? est-ce qu'on peut se l'imaginer bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d'un miserable? est-ce qu'on peut se l'imaginer defaisant avec ses doigts de lumiere la ficelle monstrueuse du couperet? se l'imagine-t-on sacrant et degradant a la fois ce valet terrible, l'executeur? se l'imagine-t-on etalee, depliee et collee par l'afficheur sur le poteau infame du pilori? se la represente-t-on enfermee et voyageant dans ce sac de nuit du bourreau Calcraft ou est melee a des chaussettes et a des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il pendra demain!

Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une cour d'assises, et il y fera nuit.

En janvier dernier, en Belgique, a l'epoque des debats de Charleroi,—debats dans lesquels, par parenthese, il sembla resulter des revelations d'un nomme Rabet que deux guillotines des annees precedentes, Goethals et Coecke, etaient peut-etre innocents (quel peut-etre!)—au milieu de ces debats, devant tant de crimes nes des brutalites de l'ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir demontrer la necessite de l'enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur general l'interrompit et le railla: Avocat, dit-il, ce n'est point ici la chambre. Non, monsieur le procureur general, c'est ici la tombe.

La peine de mort a des partisans de deux sortes, ceux qui l'expliquent et ceux qui l'appliquent; en d'autres termes, ceux qui se chargent de la theorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique et la theorie ne sont pas d'accord; elles se donnent etrangement la replique. Pour demolir la peine de mort, vous n'avez qu'a ouvrir le debat entre la theorie et la pratique. Ecoutez plutot. Ceux qui veulent le supplice, pourquoi le veulent-ils? Est-ce parce que le supplice est un exemple? Oui, dit la theorie. Non, dit la pratique. Et elle cache l'echafaud le plus qu'elle peut, elle detruit Montfaucon, elle supprime le crieur public, elle evite les jours de marche, elle batit sa mecanique a minuit, elle fait son coup de grand matin; dans de certains pays, en Amerique et en Prusse, on pend et on decapite a huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice? Oui, dit la theorie; l'homme etait coupable, il est puni. Non, dit la pratique; car l'homme est puni, c'est bien, il est mort, c'est bon; mais qu'est-ce que cette femme? c'est une veuve. Et qu'est-ce que ces enfants? ce sont des orphelins. Le mort a laisse cela derriere lui. Veuve et orphelins, c'est-a-dire punis et pourtant innocents. Ou est votre justice? Mais si la peine de mort n'est pas juste, est-ce qu'elle est utile? Oui, dit la theorie; le cadavre nous laissera tranquilles. Non, dit la pratique; car ce cadavre vous legue une famille; famille sans pere, famille sans pain; et voila la veuve qui se prostitue pour vivre, et voila les orphelins qui volent pour manger.

Dumolard, voleur a l'age de cinq ans, etait orphelin d'un guillotine.

J'ai ete fort insulte, il y a quelques mois, pour avoir ose dire que c'etait la une circonstance attenuante.

On le voit, la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu'est-elle donc? Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d'etre en elle-meme. Mais alors quoi! la guillotine pour la guillotine, l'art pour l'art!

Recapitulons.

Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour de la peine de mort, la question sociale, la question morale, la question philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout, cette derniere, qui est l'insondable, vous en rendez-vous compte? Ah! j'y insiste, vous qui voulez la mort, avez-vous reflechi? Avez-vous medite sur cette brusque chute d'une vie humaine dans l'infini, chute inattendue des profondeurs, arrivee hors de tour, sorte de surprise redoutable faite au mystere? Vous mettez un pretre la, mais il tremble autant que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur par l'obscurite.

Vous ne vous etes donc jamais penches sur l'inconnu? Comment osez-vous precipiter la dedans quoi que ce soit? Des que, sur le pave de nos villes, un echafaud apparait, il se fait dans les tenebres autour de ce point terrible un immense fremissement qui part de votre place de Greve et ne s'arrete qu'a Dieu. Cet empietement etonne la nuit. Une execution capitale, c'est la main de la societe qui tient un homme au-dessus du gouffre, s'ouvre et le lache. L'homme tombe. Le penseur, a qui certains phenomenes de l'inconnu sont perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurite. O hommes, qu'avez-vous fait? qui donc connait les frissons de l'ombre? ou va cette ame? que savez-vous?

Il y a pres de Paris un champ hideux, Clamart. C'est le lieu des fosses maudites; c'est le rendez-vous des supplicies; pas un squelette n'est la avec sa tete. Et la societe humaine dort tranquille a cote de cela! Qu'il y ait sur la terre des cimetieres faits par Dieu, cela ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans horreur a ceci, a un cimetiere fait par l'homme!

Non, ne nous lassons pas de repeter ce cri: Plus d'echafaud! mort a la mort!

C'est a un certain respect mysterieux de la vie qu'on reconnait l'homme qui pense.

Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux.—A qui en veulent-ils? Vraiment, ils pretendent abolir la peine de mort! Ils disent que la peine de mort est un deuil pour l'humanite. Un deuil! qu'ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l'echafaud! qu'ils rentrent donc dans la realite! Ou ils affirment le deuil, nous constatons le rire. Ces gens-la sont dans les nuages. Ils crient a la sauvagerie et a la barbarie parce qu'on pend un homme et qu'on coupe une tete de temps en temps. Voila des reveurs! Pas de peine de mort, y pense-t-on? peut-on rien imaginer de plus extravagant? Quoi! plus d'echafaud, et en meme temps, plus de guerre! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens! qui nous delivrera des philosophes? quand aura-t-on fini des systemes, des theories, des impossibilites et des folies? Folies au nom de quoi, je vous prie? au nom du progres? mot vide; au nom de l'ideal? mot sonore. Plus de bourreau, ou en serions-nous? Une societe n'ayant pas la mort pour code, quelle chimere! La vie, quelle utopie! Qu'est-ce que tous ces faiseurs de reformes? des poetes. Gardons-nous des poetes. Ce qu'il faut au genre humain, ce n'est pas Homere, c'est M. Fulchiron.

Il ferait beau voir une societe menee et une civilisation conduite par
Eschyle, Sophocle, Isaie, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrece,
Virgile, Juvenal, Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille,
Moliere et Voltaire. Ce serait a se tenir les cotes.

Tous les hommes serieux eclateraient de rire. Tous les gens graves hausseraient les epaules; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus ce serait le chaos; demandez a tous les parquets possibles, a celui des agents de change comme a celui des procureurs du roi.

Quoi qu'il en soit, monsieur, cette question enorme, le meurtre legal, vous allez la discuter de nouveau. Courage! Ne lachez pas prise. Que les hommes de bien s'acharnent a la reussite.

Il n'y a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de mois a la Belgique a propos des condamnes de Charleroi; qu'il me soit permis de le repeter a la Suisse aujourd'hui. La grandeur d'un peuple ne se mesure pas plus au nombre que la grandeur d'un homme ne se mesure a la taille. L'unique mesure, c'est la quantite d'intelligence et la quantite de vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites nations seront les grandes nations le jour ou, a cote des peuples forts en nombre et vastes en territoire qui s'obstinent dans les fanatismes et les prejuges, dans la haine, dans la guerre, dans l'esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fierement la fraternite, abhorreront le glaive, aneantiront l'echafaud, glorifieront le progres, et souriront, sereines comme le ciel. Les mots sont vains si les idees ne sont pas dessous. Il ne suffit pas d'etre la republique, il faut encore etre la liberte; il ne suffit pas d'etre la democratie, il faut encore etre l'humanite. Un peuple doit etre un homme, et un homme doit etre une ame. Au moment ou l'Europe recule, il serait beau que Geneve avancat. Que la Suisse y songe, et votre noble petite republique en particulier, une republique placant en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil antagonisme instructif, Geneve et Rome, et d'offrir aux regards et a la meditation du monde civilise, d'un cote Rome avec sa papaute qui condamne et damne, de l'autre Geneve avec son evangile qui pardonne.

O peuple de Geneve, votre ville est sur un lac de l'eden, vous etes dans un lieu beni; toutes les magnificences de la creation vous environnent; la contemplation habituelle du beau revele le vrai et impose des devoirs; la civilisation doit etre harmonie comme la nature; prenez conseil de toutes ces clementes merveilles, croyez-en votre ciel radieux, la bonte descend de l'azur, abolissez l'echafaud. Ne soyez pas ingrats. Qu'il ne soit pas dit qu'en remerciment et en echange, sur cet admirable coin de terre ou Dieu montre a l'homme la splendeur sacree des Alpes, l'Arve et le Rhone, le Leman bleu, le mont Blanc dans une aureole de soleil, l'homme montre a Dieu la guillotine!

Si rapide qu'eut ete la reponse de Victor Hugo, la deliberation du comite constituant fut plus hative encore, et, quand la lettre arriva, le travail etait termine. Le projet de constitution maintenait la peine de mort. Victor Hugo ne se decouragea pas. Le peuple n'ayant pas encore vote, tout n'etait pas fini. Victor Hugo ecrivit a M. Bost:

Hauteville-House, 29 novembre 1862.

Monsieur,

La lettre que j'ai eu l'honneur de vous envoyer le 17 novembre vous est parvenue, je pense, le 19 ou le 20. Le lendemain meme du jour ou je dictais cette lettre, a eclate, devant la cour d'assises de la Somme, cette affaire Doise-Gardin qui non seulement a tout a coup mis en lumiere certaines eventualites epouvantables de la peine de mort, mais encore a rendu palpable l'urgence d'une grande revision penale; les faits monstrueux ont une maniere a eux de demontrer la necessite des reformes.

Aujourd'hui, 20 novembre, je lis dans la Presse ces lignes datees du 24, et de Berne:

"Vous avez reproduit la lettre adressee par M. Victor Hugo a M. Bost, de Geneve, au sujet de la peine de mort. La publication de cette lettre est venue un peu tard; depuis quinze jours la constituante genevoise a termine ses travaux. La constitution qu'elle a elaboree ne donne point satisfaction aux voeux du poete, puisqu'elle n'abolit pas la peine de mort, sinon pour delit politique."

Non, il n'est pas trop tard.

En ecrivant, je m'adressais moins au comite constituant, qui prepare, qu'au peuple, qui decide.

Dans quelques jours, le 7 decembre, le projet de constitution sera soumis au peuple. Donc il est temps encore.

Une constitution qui, au dix-neuvieme siecle, contient une quantite quelconque de peine de mort, n'est pas digne d'une republique; qui dit republique, dit expressement civilisation; et le peuple de Geneve, en rejetant, comme c'est son droit et son devoir, le projet qu'on va lui soumettre, fera un de ces actes doublement grands qui ont tout a la fois l'empreinte de la souverainete et l'empreinte de la justice.

Vous jugerez peut-etre utile de publier cette lettre.

Je vous offre, monsieur, la nouvelle assurance de ma haute estime et de ma vive cordialite.

V. H.

La lettre fut publiee, le peuple vota, il rejeta le projet de constitution.

Quelques jours apres, Victor Hugo recut cette lettre:

"… Nous avons triomphe, la constitution des conservateurs est rejetee. Votre lettre a produit son effet, tous les journaux l'ont publiee, les catholiques l'ont combattue, M. Bost l'a imprimee a part a mille exemplaires, et le comite radical a quatre mille. Les radicaux, M. James Fazy en tete, se sont fait de votre lettre une arme de guerre, et les independants se sont aussi prononces a votre suite pour l'abolition. Votre preponderance a ete complete. Quelques radicaux n'etaient pas tres decides auparavant; c'est un radical, M. Heroi, qui passe pour avoir determine les deux executions de Vary et d'Elcy, et le grand conseil, qui a refuse ces deux graces, est tout radical.

"Cependant, en somme, les radicaux sont gens de progres et, maintenant que les voila engages contre la peine de mort, ils ne reculeront pas. On regarde ici l'abolition de l'echafaud comme certaine, et l'honneur, monsieur, vous en revient. J'espere que nous arriverons aussi a cet autre grand progres, la separation de l'eglise et de l'etat.

"Je ne suis qu'un homme bien obscur, monsieur, mais je suis heureux; je vous felicite et je nous felicite. L'immense effet de votre lettre nous honore. La patrie de M. de Sellon ne pouvait etre insensible a la voix de Victor Hugo.

"Excusez cette lettre ecrite en hate, et veuillez agreer mon profond respect.

"A. GAYET (de Bonneville)."

VI

AFFAIRE DOISE

A M. LE REDACTEUR DU TEMPS

Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m'inscrire dans la souscription Doise. Mais il ne faut pas se borner a de l'argent. Quelque chose de pire peut-etre que Lesurques, la question retablie en France au dix-neuvieme siecle, l'aveu arrache par l'asphyxie, la camisole de force a une femme grosse, la prisonniere poussee a la folie, on ne sait quel effroyable infanticide legal, l'enfant tue par la torture dans le ventre de la mere, la conduite du juge d'instruction, des deux presidents et des deux procureurs generaux, l'innocence condamnee, et, quand elle est reconnue, insultee en pleine cour d'assises au nom de la justice qui devrait tomber a genoux devant elle, tout cela n'est point une affaire d'argent.

Certes, la souscription est bonne, utile et louable, mais il faut une indemnite plus haute. La societe est plus atteinte encore que Rosalie Doise. L'outrage a la civilisation est profond. La grande insultee ici, c'est la JUSTICE.

Souscrire, soit; mais il me semble que les anciens gardes des sceaux et les anciens batonniers ont autre chose a faire, et quant a moi, j'ai un devoir, et je n'y faillirai pas.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1862.

L'appel fait par Victor Hugo ne fut pas entendu. On a raison de dire que l'exil vit d'illusions. Victor Hugo se trompait en croyant qu'avertis de la sorte, les gardes des sceaux et les batonniers prendraient en main cette affaire. Aucune suite judiciaire ne fut donnee aux effroyables revelations de l'affaire Doise. Ceci, d'ailleurs, n'a rien que de normal; jamais la justice n'a fait le proces a la justice.

Disons ici, pour que l'on s'en souvienne, de quelle facon Rosalie Doise avait ete traitee. Il est bon de mettre ces details sous les yeux des penseurs. Les penseurs precedent les legislateurs. La lumiere faite d'abord dans les consciences se fait plus tard dans les codes.

Rosalie Doise etait accusee, sur de tres vagues presomptions, d'avoir tue son pere, Martin Doise. Rosalie Doise n'avait point supporte cette accusation patiemment. Chaque fois qu'on l'interrogeait, elle s'emportait, ce qui choquait la gravite des magistrats. Elle perdait toute mesure, s'il faut en croire le requisitoire, et s'indignait au point de sembler furieuse et folle. Des qu'on cessait de l'accuser, elle se calmait et devenait muette et immobile sous l'accablement: Elle avait l'air, dit un temoin, d'une sainte de pierre.

"La justice" desirait que Rosalie Doise s'avouat parricide. Pour obtenir cet aveu, on la mit dans un cachot de huit pieds de long sur sept de haut et sept de large [1]. Ce cachot etait ferme d'une double porte. Pas de jour et d'air que ce qui passait par un trou "grand comme une brique" [2], perce dans l'une des deux portes et donnant dans une salle interieure de la prison; le cachot etait pave de carreaux; pas de chaise; la prisonniere etait forcee de se tenir debout ou de se coucher sur le carreau; la nuit, on lui donnait une paillasse qu'on lui otait le matin. Dans un coin, le baquet des excrements. Elle ne sortait jamais. Elle n'est sortie que deux fois en six semaines. Parfois on lui mettait la camisole de force [3]. Elle etait grosse.

Sentant remuer son enfant, elle avoua.

Elle fut condamnee aux travaux forces a perpetuite. L'enfant mourut.

Elle etait innocente.

Voici un fragment d'un de ses interrogatoires apres qu'elle fut reconnue innocente; on lui parle encore comme a une coupable:

"D. Mais enfin, on ne voit pas quels sont les moyens de contrainte qui ont ete exerces contre vous.

"R. On m'a dit: avouez, ou vous resterez dans le trou noir, ou l'on m'avait mise, ou je n'avais meme pas d'air.

"D. C'est-a-dire qu'on vous a mise au secret, ce qui est le droit et le devoir du magistrat. Vous avez persiste pendant cinq semaines dans vos aveux, apres votre sortie du secret.

"R. Avec vivacite. Eh sans doute, je ne voulais pas retourner au cachot!

"Le procureur general: Mais vous n'avez pas ete mise au cachot?

"R. Oh! je ne sais pas; ce que je sais, c'est qu'il y avait deux portes au trou et pas d'air.

"Le procureur general: Vous n'etiez separee que par une porte de la salle commune des detenus.

"Le president: Sortiez-vous dans le jour?

"R. Je ne suis sortie que deux fois pendant tout le temps.

"D. C'est que vous ne le demandiez pas.

"R. Pardon, je ne demandais que ca. On me disait: Dites la verite et vous sortirez.

"D. Le procureur general: Pas de confusion, sortiez-vous deux fois par jour?

"R. Je ne suis sortie que deux fois en six ou sept semaines.

"D. Le president: Mais demandiez-vous a sortir?

"R. Je demandais tant de choses et on ne m'accordait rien. Le commis-greffier me disait toujours: Avouez et vous sortirez.

"D. Le medecin vous visitait?

"R. Je ne l'ai vu que deux fois en deux mois. La premiere fois, il m'a saignee, la seconde, il a dit de me faire sortir.

"D. Combien de jours etes-vous accouchee apres votre sortie du secret?

"R. Quatre semaines apres.

"D. Vous avez perdu votre enfant?

"R. Oui. (Elle pleure). Mon enfant a vecu vingt-quatre jours. Comment aurait-il vecu?… je ne dormais jamais au cachot. (Elle pleure.)

Notes:

[1] Longueur, 2 m, 50; largeur; 2 m, 15; hauteur, 2 m, 40 (deposition du gardien chef).

[2] Le procureur general au gardien chef:—Il y avait un jour quelconque dans cette chambre? Le gardien chef:—Mais oui, monsieur le procureur general, il y avait une ouverture de la grandeur d'une brique carree.

[3] Le defenseur au gardien chef:—Ne lui a-t-on pas mis deux jours et deux nuits la camisole de force? Le gardien chef:—Oui, parce qu'elle voulait se suicider.

ARRET DE LA COUR DE CASSATION

DU 9 OCTOBRE 1862

"La Cour

"Declare inconciliables les arrets de Cour d'assises qui ont condamne, comme coupables d'assassinat de Martin Doise

"D'une part: Rosalie Doise, femme Cardin. (Travaux forces a perpetuite.)

"D'autre part: Vanhalvyn et Verhamme. (Pour le meme fait.)"

Disons, des aujourd'hui, que Victor Hugo compte revenir sur cette affaire Doise dans un ouvrage intitule Dossier de la Peine de Mort. Justice sera faite.

1863

La lutte des nations. La Pologne contre le czar.—L'Italie contre le pape. Le Mexique contre Bonaparte.

I

A L'ARMEE RUSSE

La Pologne, indomptable comme le droit, venait de se soulever. L'armee russe l'ecrasait. Alexandre Herzen, le vaillant redacteur du Kolokol, ecrivit a Victor Hugo cette simple ligne:

"Grand frere, au secours! Dites le mot de la civilisation."

Victor Hugo publia dans les journaux libres de l'Europe l'Appel a l'armee russe qu'on va lire:

Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.

Pendant qu'il en est temps encore, ecoutez:

Si vous continuez cette guerre sauvage; si, vous, officiers, qui etes de nobles coeurs, mais qu'un caprice peut degrader et jeter en Siberie; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd'hui, violemment arraches a vos meres, a vos fiancees, a vos familles, sujets du knout, maltraites, mal nourris, condamnes pour de longues annees et pour un temps indefini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs; si, vous qui etes des victimes, vous prenez parti contre les victimes; si, a l'heure sainte ou la Pologne venerable se dresse, a l'heure supreme ou le choix vous est donne entre Petersbourg ou est le tyran et Varsovie ou est la liberte; si, dans ce conflit decisif, vous meconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternite; si vous faites cause commune contre les polonais avec le czar, leur bourreau et le votre; si, opprimes, vous n'avez tire de l'oppression d'autre lecon que de soutenir l'oppresseur; si de votre malheur vous faites votre honte; si, vous qui avez l'epee a la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous ecrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe; si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous accablez lachement, sous la superiorite des armes et du nombre, ces heroiques populations desesperees, reclamant le premier des droits, le droit a la patrie; si, en plein dix-neuvieme siecle, vous consommez l'assassinat de la Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l'armee russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous meme des bandes americaines du sud, et vous souleverez l'execration du monde civilise! Les crimes de la force sont et restent des crimes; l'horreur publique est une penalite.

Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n'est pas l'ennemi, c'est l'exemple.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 11 fevrier 1863.

II

GARIBALDI

A VICTOR HUGO

Caprera, aout 1863.

Cher ami,

J'ai besoin d'un autre million de fusils pour les italiens.

Je suis certain que vous m'aiderez a recueillir les fonds necessaires.

L'argent sera place dans les mains de M. Adriano Lemari, notre tresorier.

Votre,

G. GARIBALDI.

AU GENERAL GARIBALDI

Hauteville-House, Guernesey, 18 novembre 1863.

Cher Garibaldi,

J'ai ete absent, ce qui fait que j'ai eu tard votre lettre, et que vous aurez tard ma reponse.

Vous trouverez sous ce pli ma souscription.

Certes, vous pouvez compter sur le peu que je suis et le peu que je puis. Je saisirai, puisque vous le jugez utile, la premiere occasion d'elever la voix.

Il vous faut le million de bras, le million de coeurs, le million d'ames. Il vous faut la grande levee des peuples. Elle viendra.

Votre ami,

VICTOR HUGO.

III

LA GUERRE DU MEXIQUE

Quoique digne de toutes les severites de l'histoire, le premier empire avait fait de la gloire; le second fit de la honte. La guerre du Mexique eclata, odieuse voie de fait contre un peuple libre. Le Mexique resista, et fut traite militairement; l'assaut de Puebla fut un crime dans ce crime, ce fut un de ces ecrasements de villes qui deshonoreraient une cause juste, et qui completent l'infamie d'une guerre inique. Puebla se defendit heroiquement. Tant que le siege dura, Puebla publia un journal imprime sur deux colonnes, l'une en francais, l'autre en espagnol. Tous les numeros de ce journal commencaient par une page de Napoleon le Petit. Les combattants de Puebla expliquaient ainsi a l'armee de l'empire ce que c'etait que l'empereur. Ce journal contenait un appel a Victor Hugo [note: Voici le texte: Que ereis? Los soldados de un tiranno. La mejor Francia es con nosotros. Habeis Napoleon, habemos Victor Hugo.]. Il y repondit.

Hommes de Puebla,

Vous avez raison de me croire avec vous.

Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre, c'est l'empire. Certes, je suis avec vous. Nous sommes debout contre l'empire, vous de votre cote, moi du mien, vous dans la patrie, moi dans l'exil.

Combattez, luttez, soyez terribles, et, si vous croyez mon nom bon a quelque chose, servez-vous-en. Visez cet homme a la tete, que la liberte soit le projectile.

Il y a deux drapeaux tricolores, le drapeau tricolore de la republique et le drapeau tricolore de l'empire; ce n'est pas le premier qui se dresse contre vous, c'est le second.

Sur le premier on lit: Liberte, Egalite, Fraternite. Sur le second on lit: Toulon. 18 brumaire.—2 decembre. Toulon.

J'entends le cri que vous poussez vers moi, je voudrais me mettre entre nos soldats et vous, mais que suis-je? une ombre. Helas! nos soldats ne sont pas coupables de cette guerre; ils la subissent comme vous la subissez, et ils sont condamnes a l'horreur de la faire en la detestant. La loi de l'histoire, c'est de fletrir les generaux et d'absoudre les armees. Les armees sont des gloires aveuglees; ce sont des forces auxquelles on ote la conscience; l'oppression des peuples qu'une armee accomplit, commence par son propre asservissement; ces envahisseurs sont des enchaines; et le premier esclave que fait le soldat, c'est lui-meme. Apres un 18 brumaire ou un 2 decembre, une armee n'est plus que le spectre d'une nation.

Vaillants hommes du Mexique, resistez.

La Republique est avec vous, et dresse au-dessus de vos tetes aussi bien son drapeau de France ou est l'arc-en-ciel, que son drapeau d'Amerique ou sont les etoiles.

Esperez. Votre heroique resistance s'appuie sur le droit, et elle a pour elle cette grande certitude, la justice.

L'attentat contre la republique mexicaine continue l'attentat contre la republique francaise. Un guet-apens complete l'autre. L'empire echouera, je l'espere, dans sa tentative infame, et vous vaincrez. Mais, dans tous les cas, que vous soyez vainqueurs ou que vous soyez vaincus, notre France reste votre soeur, soeur de votre gloire comme de votre malheur, et quant a moi, puisque vous faites appel a mon nom, je vous le redis, je suis avec vous, et je vous apporte, vainqueurs, ma fraternite de citoyen, vaincus, ma fraternite de proscrit.

VICTOR HUGO.

1864

Le centenaire de Shakespeare.

I

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE

Paris, 11 avril 1864.

LE COMITE DE SHAKESPEARE A VICTOR HUGO

Cher et illustre maitre,

Une reunion d'ecrivains, d'auteurs et d'artistes dramatiques, et de representants de toutes les professions liberales, a eu lieu dans le but d'organiser, a Paris, pour le 23 avril, une fete a l'occasion du trois centieme anniversaire de la naissance de Shakespeare.

Ont ete nommes membres du comite shakespearien francais:

MM. Auguste Barbier, Barye, Charles Bataille (du Conservatoire),
Hector Berlioz, Alexandre Dumas, Jules Favre, George Sand, Jules
Janin, Theophile Gautier, Francois-V. Hugo, Legouve, Littre, Paul
Meurice, Michelet, Eugene Pelletan, Regnier (de la Comedie francaise).
Secretaires: MM. Laurent Pichat, Leconte de Lisle, Felicien
Mallefille, Paul de Saint-Victor, Thore.

La presidence vous a ete decernee a l'unanimite.

Elle etait due au grand poete et au grand citoyen.

Nous attendons avec confiance une adhesion qui donnera a cette fete sa complete signification.

Les delegues du comite:

LAURENT PICHAT. HENRI ROCHEFORT. LOUIS ULBACH. AUGUSTE VACQUERIE. E. VALNAY.

AU COMITE POUR SHAKESPEARE

Hauteville-House, 16 avril 1864.

Messieurs,

Il me semble que je rentre en France. C'est y etre que de se sentir parmi vous. Vous m'appelez, et mon ame accourt.

En glorifiant Shakespeare, vous, francais, vous donnez un admirable exemple. Vous le mettez de plain-pied avec vos illustrations nationales; vous le faites fraterniser avec Moliere que vous lui associez, et avec Voltaire que vous lui ramenez. Au moment ou l'Angleterre fait Garibaldi bourgeois de la cite de Londres, vous faites Shakespeare citoyen de la republique des lettres francaises. C'est qu'en effet Shakespeare est votre. Vous aimez tout dans cet homme; d'abord ceci, qu'il est un homme; et vous couronnez en lui le comedien qui a souffert, le philosophe qui a lutte, le poete qui a vaincu. Vos acclamations honorent dans sa vie la volonte, dans son genie la puissance, dans son art la conscience, dans son theatre l'humanite.

Vous avez raison, et c'est juste. La civilisation bat des mains autour de cette noble fete.

Vous etes les poetes glorifiant la poesie, vous etes les penseurs glorifiant la philosophie, vous etes les artistes glorifiant l'art; vous etes autre chose encore, vous etes la France saluant l'Angleterre. C'est la magnanime accolade de la soeur a la soeur, de la nation qui a eu Vincent de Paul a la nation qui a eu Wilberforce, et de Paris ou est l'egalite a Londres ou est la liberte. De cet embrassement jaillira l'echange. L'une donnera a l'autre ce qu'elle a.

Saluer l'Angleterre dans son grand homme au nom de la France, c'est beau; vous faites plus encore. Vous depassez les limites geographiques; plus de francais, plus d'anglais; vous etes les freres d'un genie, et vous le fetez; vous fetez ce globe lui-meme, vous felicitez la terre qui, a pareil jour, il y a trois cents ans, a vu naitre Shakespeare. Vous consacrez ce principe sublime de l'ubiquite des esprits, d'ou sort l'unite de civilisation; vous otez l'egoisme du coeur des nationalites; Corneille n'est pas a nous, Milton n'est pas a eux, tous sont a tous; toute la terre est patrie a l'intelligence; vous prenez tous les genies pour les donner a tous les peuples; en otant la barriere entre les poetes vous l'otez entre les hommes, et par l'amalgame des gloires vous commencez l'effacement des frontieres. Sainte promiscuite! Ceci est un grand jour!

Homere, Dante, Shakespeare, Moliere, Voltaire, indivis; la prise de possession des grands hommes par le genre humain tout entier; la mise en commun des chefs-d'oeuvre; tel est le premier pas. Le reste suivra.

C'est la l'oeuvre que vous inaugurez; oeuvre cosmopolite, humaine, solidaire, fraternelle, desinteressee de toute nationalite, superieure aux demarcations locales; magnifique adoption de l'Europe par la France, et du monde entier par l'Europe. D'une fete comme celle-ci, il decoule de la civilisation.

Pour presider cette reunion memorable, vous aviez le choix des plus hautes renommees; les noms illustres et populaires abondent parmi vous; votre liste en rayonne; les eclatantes incarnations de l'art, du drame, du roman, de l'histoire, de la poesie, de la philosophie, de l'eloquence, sont groupees presque toutes dans cette solennite autour du piedestal de Shakespeare; mais vous avez eu sans doute cette pensee, qu'afin de donner a la celebration de cet anniversaire son caractere particulierement externe, afin que cette manifestation fut en dehors et au dela de toute frontiere, il vous fallait pour president un homme place lui-meme dans cette exception, un francais hors de France, a la fois absent et present, ayant le pied en Angleterre et le coeur a Paris, espece de trait d'union possible, situe a la distance voulue, et a portee en quelque sorte de mettre l'une dans l'autre les deux mains augustes des deux nations. Il s'est trouve, par un arrangement de la destinee, que cette position etait la mienne, et le choix glorieux que vous avez fait de moi, je le dois a ce hasard, heureux aujourd'hui.

Je vous rends grace, et je vous propose ce toast:—"A Shakespeare et a l'Angleterre. A la reussite definitive des grands hommes de l'intelligence, et a la communion des peuples dans le progres et dans l'ideal!"

VICTOR HUGO.

Le gouvernement de Bonaparte s'inquieta de la fete de Shakespeare, et crut devoir l'interdire.

II

LES RUES ET MAISONS DU VIEUX BLOIS

A M. A. QUEYROY

Hauteville-House, 17 avril 1864.

Monsieur, je vous remercie. Vous venez de me faire revivre dans le passe. Le 17 avril 1825, il y a trente-neuf ans aujourd'hui meme (laissez-moi noter cette petite coincidence interessante pour moi), j'arrivais a Blois. C'etait le matin. Je venais de Paris. J'avais passe la nuit en malle-poste, et que faire en malle-poste? J'avais fait la ballade des Deux Archers; puis, les derniers vers acheves, comme le jour ne paraissait pas encore, tout en regardant a la lueur de la lanterne passer a chaque instant des deux cotes de la voiture des troupes de boeufs de l'Orleanais descendant vers Paris, je m'etais endormi. La voix du conducteur me reveilla.—Voila Blois! me cria-t-il. J'ouvris les yeux et je vis mille fenetres a la fois, un entassement irregulier et confus de maisons, des clochers, un chateau, et sur la colline un couronnement de grands arbres et une rangee de facades aigues a pignons de pierre au bord de l'eau, toute une vieille ville en amphitheatre, capricieusement repandue sur les saillies d'un plan incline, et, a cela pres que l'Ocean est plus large que la Loire et n'a pas de pont qui mene a l'autre rive, presque pareille a cette ville de Guernesey que j'habite aujourd'hui. Le soleil se levait sur Blois.

Un quart d'heure apres, j'etais rue du Foix, n deg. 73. Je frappais a une petite porte donnant sur un jardin; un homme qui travaillait au jardin venait m'ouvrir. C'etait mon pere.

Le soir, mon pere me mena sur le monticule qui dominait sa maison et ou est l'arbre de Gaston; je revis d'en haut la ville que le matin j'avais vue d'en bas; l'aspect, autre, etait, quoique severe, plus charmant encore. La ville, le matin, m'avait semble avoir le gracieux desordre et presque la surprise du reveil; le soir avait calme les lignes. Bien qu'il fit encore jour, le soleil venant a peine de se coucher, il y avait un commencement de melancolie; l'estompe du crepuscule emoussait les pointes des toits; de rares scintillements de chandelles remplacaient l'eblouissante diffusion de l'aurore sur les vitres; les profils des choses subissaient la transformation mysterieuse du soir; les roideurs perdaient, les courbes gagnaient; il y avait plus de coudes et moins d'angles. Je regardais avec emotion, presque attendri par cette nature. Le ciel avait un vague souffle d'ete. La ville m'apparaissait, non plus comme le matin, gaie et ravissante, pele-mele, mais harmonieuse; elle etait coupee en compartiments d'une belle masse, se faisant equilibre; les plans reculaient, les etages se superposaient avec a-propos et tranquillite. La cathedrale, l'eveche, l'eglise noire de Saint-Nicolas, le chateau, autant citadelle que palais, les ravins meles a la ville, les montees et les descentes ou les maisons tantot grimpent, tantot degringolent, le pont avec son obelisque, la belle Loire serpentante, les bandes rectilignes de peupliers, a l'extreme horizon Chambord indistinct avec sa futaie de tourelles, les forets ou s'enfonce l'antique voie dite "ponts romains" marquant l'ancien lit de la Loire, tout cet ensemble etait grand et doux. Et puis mon pere aimait cette ville.

Vous me la rendez aujourd'hui.

Grace a vous, je suis a Blois. Vos vingt eaux-fortes montrent la ville intime, non la ville des palais et des eglises, mais la ville des maisons [note: Les Rues et Maisons du vieux Blois, eaux-fortes par A. Queyroy.]. Avec vous, on est dans la rue; avec vous, on entre dans la masure; et telle de ces batisses decrepites, comme le logis en bois sculpte de la rue Saint-Lubin, comme l'hotel Denis-Dupont avec sa lanterne d'escalier a baies obliques suivant le mouvement de la vis de saint Gilles, comme la maison de la rue Haute, comme l'arcade surbaissee de la rue Pierre-de-Blois, etale toute la fantaisie gothique ou toutes les graces de la renaissance, augmentees de la poesie du delabrement. Etre une masure, cela n'empeche pas d'etre un bijou. Une vieille femme qui a du coeur et de l'esprit, rien n'est plus charmant. Beaucoup des exquises maisons dessinees par vous sont cette vieille femme-la. On fait avec bonheur leur connaissance. On les revoit avec joie, quand on est, comme moi, leur vieil ami. Que de choses elles ont a vous dire, et quel delicieux rabachage du passe! Par exemple, regardez cette fine et delicate maison de la rue des Orfevres, il semble que ce soit un tete-a-tete. On est en bonne fortune avec toute cette elegance. Vous nous faites tout reconnaitre, tant vos eaux-fortes sont des portraits. C'est la fidelite photographique, avec la liberte du grand art. Votre rue Chemonton est un chef-d'oeuvre. J'ai monte, en meme temps que ces bons paysans de Sologne peints par vous, les grands degres du chateau. La maison a statuettes de la rue Pierre-de-Blois est comparable a la precieuse maison des Musiciens de Weymouth. Je retrouve tout. Voici la tour d'Argent, voici le haut pignon sombre, coin des rues des Violettes et de Saint-Lubin, voici l'hotel de Guise, voici l'hotel de Cheverny, voici l'hotel Sardini avec ses voutes en anse de panier, voici l'hotel d'Alluye avec ses galantes arcades du temps de Charles VIII, voici les degres de Saint-Louis qui menent a la cathedrale, voici la rue du Sermon, et au fond la silhouette presque romane de Saint-Nicolas; voici la jolie tourelle a pans coupes dite Oratoire de la reine Anne. C'est derriere cette tourelle qu'etait le jardin ou Louis XII, goutteux, se promenait sur son petit mulet. Ce Louis XII a, comme Henri IV, des cotes aimables. Il fit beaucoup de sottises, mais c'etait un roi bonhomme. Il jetait au Rhone les procedures commencees contre les vaudois. Il etait digne d'avoir pour fille cette vaillante huguenote astrologue Renee de Bretagne, si intrepide devant la Saint-Barthelemy et si fiere a Montargis. Jeune, il avait passe trois ans a la tour de Bourges, et il avait tate de la cage de fer. Cela, qui eut rendu un autre mechant, le fit debonnaire. Il entra a Genes, vainqueur, avec une ruche d'abeilles doree sur sa cotte d'armes et cette devise: Non utitur aculeo. Et etant bon, il etait brave: A Aignadel, a un courtisan qui disait: Vous vous exposez, sire, il repondait: Mettez-vous derriere moi. C'est lui aussi qui disait: Bon roi, roi avare. J'aime mieux etre ridicule aux courtisans que lourd au peuple. Il disait: La plus laide bete a voir passer, c'est un procureur portant ses sacs. Il haissait les juges desireux de condamner et faisant effort pour agrandir la faute et envelopper l'accuse. Ils sont, disait-il, comme les savetiers qui allongent le cuir en tirant dessus avec leurs dents. Il mourut de trop aimer sa femme, comme plus tard Francois II, doucement tues l'un et l'autre par une Marie. Cette noce fut courte. Le 1er janvier 1515, apres quatrevingt-trois jours ou plutot quatrevingt-trois nuits de mariage, Louis XII expira, et comme c'etait le jour de l'an, il dit a sa femme: Mignonne, je vous donne ma mort pour vos etrennes. Elle accepta, de moitie avec le duc de Brandon.

L'autre fantome qui domine Blois est aussi haissable que Louis XII est sympathique. C'est ce Gaston, Bourbon coupe de Medicis, florentin du seizieme siecle, lache, perfide, spirituel, disant de l'arrestation de Longueville, de Conti et de Conde: Beau coup de filet! prendre a la fois un renard, un singe et un lion! Curieux, artiste, collectionneur, epris de medailles, de filigranes et de bonbonnieres, passant sa matinee a admirer le couvercle d'une boite en ivoire, pendant qu'on coupait la tete a quelqu'un de ses amis trahi par lui.

Toutes ces figures, et Henri III, et le duc de Guise, et d'autres, y compris ce Pierre de Blois qui a pour gloire d'avoir prononce le premier le mot transsubstantiation, je les ai revues, monsieur, dans sa confuse evocation de l'histoire, en feuilletant votre precieux recueil. Votre fontaine de Louis XII m'a arrete longtemps. Vous l'avez reproduite comme je l'ai vue, toute vieille, toute jeune, charmante. C'est une de vos meilleures planches. Je crois bien que la Rouennerie en gros, constatee par vous vis-a-vis l'hotel d'Amboise, etait deja la de mon temps. Vous avez un talent vrai et fin, le coup d'oeil qui saisit le style, la touche ferme, agile et forte, beaucoup d'esprit dans le burin et beaucoup de naivete, et ce don rare de la lumiere dans l'ombre. Ce qui me frappe et me charme dans vos eaux-fortes, c'est le grand jour, la gaite, l'aspect souriant, cette joie du commencement qui est toute la grace du matin. Des planches semblent baignees d'aurore. C'est bien la Blois, mon Blois a moi, ma ville lumineuse. Car la premiere impression de l'arrivee m'est restee. Blois est pour moi radieux. Je ne vois Blois que dans le soleil levant. Ce sont la des effets de jeunesse et de patrie.

Je me suis laisse aller a causer longuement avec vous, monsieur, parce que vous m'avez fait plaisir. Vous m'avez pris par mon faible, vous avez touche le coin sacre des souvenirs. J'ai quelquefois de la tristesse amere, vous m'avez donne de la tristesse douce. Etre doucement triste, c'est la le plaisir. Je vous en suis reconnaissant. Je suis heureux qu'elle soit si bien conservee, si peu defaite, et si pareille encore a ce que je l'ai vue il y a quarante ans, cette ville a laquelle m'attache cet invisible echeveau des fils de l'ame, impossible a rompre, ce Blois qui m'a vu adolescent, ce Blois ou les rues me connaissent, ou une maison m'a aime, et ou je viens de me promener en votre compagnie, cherchant les cheveux blancs de mon pere et trouvant les miens.

Je vous serre la main, monsieur.

VICTOR HUGO.

1865

Ce que c'est que la mort. L'enterrement d'une jeune fille. La statue de Beccaria.—Le centenaire de Dante. Fraternite des peuples.

I

EMILY DE PUTRON

CIMETIERE DES INDEPENDANTS DE GUERNESEY

19 janvier 1865.

En quelques semaines, nous nous sommes occupes des deux soeurs; nous avons marie l'une, et voici que nous ensevelissons l'autre. C'est la le perpetuel tremblement de la vie. Inclinons-nous, mes freres, devant la severe destinee.

Inclinons-nous avec esperance. Nos yeux sont faits pour pleurer, mais pour voir; notre coeur est fait pour souffrir, mais pour croire. La foi en une autre existence sort de la faculte d'aimer. Ne l'oublions pas, dans cette vie inquiete et rassuree par l'amour, c'est le coeur qui croit. Le fils compte retrouver son pere; la mere ne consent pas a perdre a jamais son enfant. Ce refus du neant est la grandeur de l'homme.

Le coeur ne peut errer. La chair est un songe, elle se dissipe; cet evanouissement, s'il etait la fin de l'homme, oterait a notre existence toute sanction. Nous ne nous contentons pas de cette fumee qui est la matiere; il nous faut une certitude. Quiconque aime sait et sent qu'aucun des points d'appui de l'homme n'est sur la terre; aimer, c'est vivre au dela de la vie; sans cette foi, aucun don profond du coeur ne serait possible. Aimer, qui est le but de l'homme, serait son supplice; ce paradis serait l'enfer. Non! disons-le bien haut, la creature aimante exige la creature immortelle; le coeur a besoin de l'ame.

Il y a un coeur dans ce cercueil, et ce coeur est vivant. En ce moment, il ecoute mes paroles.

Emily de Putron etait le doux orgueil d'une respectable et patriarcale famille. Ses amis et ses proches avaient pour enchantement sa grace, et pour fete son sourire. Elle etait comme une fleur de joie epanouie dans la maison. Depuis le berceau, toutes les tendresses l'environnaient; elle avait grandi heureuse, et, recevant du bonheur, elle en donnait; aimee, elle aimait. Elle vient de s'en aller!

Ou s'en est-elle allee? Dans l'ombre? Non.

C'est nous qui sommes dans l'ombre. Elle, elle est dans l'aurore.

Elle est dans le rayonnement, dans la verite, dans la realite, dans la recompense. Ces jeunes mortes qui n'ont fait aucun mal dans la vie sont les bienvenues du tombeau, et leur tete monte doucement hors de la fosse vers une mysterieuse couronne. Emily de Putron est allee chercher la-haut la serenite supreme, complement des existences innocentes. Elle s'en est allee, jeunesse, vers l'eternite; beaute, vers l'ideal; esperance, vers la certitude; amour, vers l'infini; perle, vers l'ocean; esprit, vers Dieu.

Va, ame!

Le prodige de ce grand depart celeste qu'on appelle la mort, c'est que ceux qui partent ne s'eloignent point. Ils sont dans un monde de clarte, mais ils assistent, temoins attendris, a notre monde de tenebres. Ils sont en haut et tout pres. Oh! qui que vous soyez, qui avez vu s'evanouir dans la tombe un etre cher, ne vous croyez pas quittes par lui. Il est toujours la. Il est a cote de vous plus que jamais. La beaute de la mort, c'est la presence. Presence inexprimable des ames aimees, souriant a nos yeux en larmes. L'etre pleure est disparu, non parti. Nous n'apercevons plus son doux visage; nous nous sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents.

Rendons justice a la mort. Ne soyons point ingrats envers elle. Elle n'est pas, comme on le dit, un ecroulement et une embuche. C'est une erreur de croire qu'ici, dans cette obscurite de la fosse ouverte, tout se perd. Ici, tout se retrouve. La tombe est un lieu de restitution. Ici l'ame ressaisit l'infini; ici elle recouvre sa plenitude; ici elle rentre en possession de toute sa mysterieuse nature; elle est deliee du corps, deliee du besoin, deliee du fardeau, deliee de la fatalite. La mort est la plus grande des libertes. Elle est aussi le plus grand des progres. La mort, c'est la montee de tout ce qui a vecu au degre superieur. Ascension eblouissante et sacree. Chacun recoit son augmentation. Tout se transfigure dans la lumiere et par la lumiere. Celui qui n'a ete qu'honnete sur la terre devient beau, celui qui n'a ete que beau devient sublime, celui qui n'a ete que sublime devient bon.

Et maintenant, moi qui parle, pourquoi suis-je ici? Qu'est-ce que j'apporte a cette fosse? De quel droit viens-je adresser la parole a la mort? Qui suis-je? Rien. Je me trompe, je suis quelque chose. Je suis un proscrit. Exile de force hier, exile volontaire aujourd'hui. Un proscrit est un vaincu, un calomnie, un persecute, un blesse de la destinee, un desherite de la patrie; un proscrit est un innocent sous le poids d'une malediction. Sa benediction doit etre bonne. Je benis ce tombeau.

Je benis l'etre noble et gracieux qui est dans cette fosse. Dans le desert on rencontre des oasis, dans l'exil on rencontre des ames. Emily de Putron a ete une des charmantes ames rencontrees. Je viens lui payer la dette de l'exil console. Je la benis dans la profondeur sombre. Au nom des afflictions sur lesquelles elle a doucement rayonne, au nom des epreuves de la destinee, finies pour elle, continuees pour nous, au nom de tout ce qu'elle a espere autrefois et de tout ce qu'elle obtient aujourd'hui, au nom de tout ce qu'elle a aime, je benis cette morte; je la benis dans sa beaute, dans sa jeunesse, dans sa douceur, dans sa vie et dans sa mort; je te benis, jeune fille, dans ta blanche robe du sepulcre, dans ta maison que tu laisses desolee, dans ton cercueil que ta mere a rempli de fleurs et que Dieu va remplir d'etoiles!

II

LA STATUE DE BECCARIA

Une commission est nommee en Italie pour elever un monument a
Beccaria. Victor Hugo est invite a faire partie de cette commission.

Hauteville-House, 4 mars 1865.

J'accepte et je remercie.

Je serai fier de voir mon nom parmi les noms emiments des membres de la commission du monument a Beccaria.

Le pays ou se dressera un tel monument est heureux et beni, car, en presence de la statue de Beccaria, la peine de mort n'est plus possible.

Je felicite l'Italie.

Elever la statue de Beccaria, c'est abolir l'echafaud.

Si, une fois qu'elle sera la, l'echafaud sortait de terre, la statue y rentrerait.

VICTOR HUGO.

III

LE CENTENAIRE DE DANTE

Hauteville-House, 1er mai 1865.

Monsieur le Gonfalonier de Florence,

Votre honorable lettre me touche vivement. Vous me conviez a une noble fete. Votre comite national veut bien desirer que ma voix se fasse entendre dans cette solennite; solennite auguste entre toutes. Aujourd'hui l'Italie, a la face du monde, s'affirme deux fois, en constatant son unite et en glorifiant son poete. L'unite, c'est la vie d'un peuple; l'Italie une, c'est l'Italie. S'unifier c'est naitre. En choisissant cet anniversaire pour solenniser son unite, il semble que l'Italie veuille naitre le meme jour que Dante. Cette nation veut avoir la meme date que cet homme. Rien n'est plus beau.

L'Italie en effet s'incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est vaillante, pensive, altiere, magnanime, propre au combat, propre a l'idee. Comme lui, elle amalgame, dans une synthese profonde, la poesie et la philosophie. Comme lui, elle veut la liberte. Il a, comme elle, la grandeur, qu'il met dans sa vie, et la beaute, qu'il met dans son oeuvre. L'Italie et Dante se confondent dans une sorte de penetration reciproque qui les identifie; ils rayonnent l'un dans l'autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont le meme coeur, la meme volonte, le meme destin. Elle lui ressemble par cette redoutable puissance latente que Dante et l'Italie ont eue dans le malheur. Elle est reine, il est genie. Comme lui, elle a ete proscrite; comme elle, il est couronne.

Comme lui, elle sort de l'enfer.

Gloire a cette sortie radieuse!

Helas! elle a connu les sept cercles; elle a subi et traverse le morcellement funeste, elle a ete une ombre, elle a ete un terme de geographie! Aujourd'hui elle est l'Italie. Elle est l'Italie, comme la France est la France, comme l'Angleterre est l'Angleterre; elle est ressuscitee, eblouissante et armee; elle est hors du passe obscur et tragique, elle commence son ascension vers l'avenir; et il est beau, et il est bon qu'a cette heure eclatante, en plein triomphe, en plein progres, en plein soleil de civilisation et de gloire, elle se souvienne de cette nuit sombre ou Dante a ete son flambeau.

La reconnaissance des grands peuples envers les grands hommes est de bon exemple. Non, ne laissons pas dire que les peuples sont ingrats. A un moment donne, un homme a ete la conscience d'une nation. En glorifiant cet homme, la nation atteste sa conscience. Elle prend, pour ainsi dire, a temoin son propre esprit. Italiens, aimez, conservez et respectez vos illustres et magnifiques cites, et venerez Dante. Vos cites ont ete la patrie, Dante a ete l'ame.

Six siecles sont deja le piedestal de Dante. Les siecles sont les avatars de la civilisation. A chaque siecle surgit en quelque sorte un autre genre humain, et l'on peut dire que l'immortalite d'Alighieri a ete deja six fois affirmee par six humanites nouvelles. Les humanites futures continueront cette gloire.

L'Italie a vecu en Alighieri, homme lumiere.

Une longue eclipse a pese sur l'Italie, eclipse pendant laquelle le monde a eu froid; mais l'Italie vivait. Je dis plus, meme dans cette ombre, l'Italie brillait. L'Italie a ete dans le cercueil, mais n'a pas ete morte. Elle avait comme signes de vie, les lettres, la poesie, la science, les monuments, les decouvertes, les chefs-d'oeuvre. Quel rayonnement sur l'art, de Dante a Michel-Ange! Quelle immense et double ouverture de la terre et du ciel, faite en bas par Christophe Colomb et en haut par Galilee! C'est l'Italie, cette morte, qui accomplissait ces prodiges. Ah! certes, elle vivait! Du fond de son sepulcre, elle protestait par sa clarte. L'Italie est une tombe d'ou est sortie l'aurore.

L'Italie, accablee, enchainee, sanglante, ensevelie, a fait l'education du monde. Un baillon dans la bouche, elle a trouve moyen de faire parler son ame. Elle derangeait les plis de son linceul pour rendre des services a la civilisation. Qui que nous soyons qui savons lire et ecrire, nous te venerons, mere! nous sommes romains avec Juvenal et florentins avec Dante.

L'Italie a cela d'admirable qu'elle est la terre des precurseurs. On voit partout chez elle, a toutes les epoques de son histoire, de grands commencements. Elle entreprend sans cesse la sublime ebauche du progres. Qu'elle soit benie pour cette initiative sainte! Elle est apotre et artiste. La barbarie lui repugne. C'est elle qui la premiere a fait le jour sur les exces de penalite, hors de la vie comme sur la terre. C'est elle qui, a deux reprises, a jete le cri d'alarme contre les supplices, d'abord contre Satan, puis contre Farinace. Il y a un lien profond entre la Divine Comedie denoncant le dogme, et le Traite des Delits et des Peines denoncant la loi. L'Italie hait le mal. Elle ne damne ni ne condamne. Elle a combattu le monstre sous ses deux formes, sous la forme enfer et sous la forme echafaud. Dante a fait le premier combat, Beccaria le second.

A d'autres points de vue encore, Dante est un precurseur.

Dante couvait au treizieme siecle l'idee eclose au dix-neuvieme. Il savait qu'aucune realisation ne doit manquer au droit et a la justice, il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l'unite de l'Italie. Son utopie est aujourd'hui un fait. Les reves des grands hommes sont les gestations de l'avenir. Les penseurs songent conformement a ce-qui doit etre.

L'unite, que Gerard Groot et Reuchlin reclamaient pour l'Allemagne et que Dante voulait pour l'Italie, n'est pas seulement la vie des nations, elle est le but de l'humanite. La ou les divisions s'effacent, le mal s'evanouit. L'esclavage va disparaitre en Amerique, pourquoi? parce que l'unite va renaitre. La guerre tend a s'eteindre en Europe, pourquoi? parce que l'unite tend a se former. Parallelisme saisissant entre la decheance des fleaux et l'avenement de l'humanite une.

Une solennite comme celle-ci est un magnifique symptome. C'est la fete de tous les hommes celebree par une nation a l'occasion d'un genie. Cette fete, l'Allemagne la celebre pour Schiller, puis l'Angleterre pour Shakespeare, puis l'Italie pour Dante. Et l'Europe est de la fete. Ceci est la communion sublime. Chaque nation donne aux autres une part de son grand homme. L'union des peuples s'ebauche par la fraternite des genies.

Le progres marchera de plus en plus dans cette voie qui est la voie de lumiere. Et c'est ainsi que nous arriverons, pas a pas, et sans secousse, a la grande realisation; c'est ainsi que, fils de la dispersion, nous entrerons dans la concorde; c'est ainsi que tous, par la seule force des choses, par la seule puissance des idees, nous aboutirons a la cordialite, a la paix, a l'harmonie. Il n'y aura plus d'etrangers. Toute la terre sera compatriote. Telle est la verite supreme; tel est l'achevement necessaire. L'unite de l'homme correspond a l'unite de Dieu.

Je m'associe finalement a la fete de l'Italie.

VICTOR HUGO.

IV

CONGRES DES ETUDIANTS

Un congres des etudiants se fait en Belgique. Victor Hugo est prie d'y assister.

Bruxelles, 23 octobre 1865.

Votre honorable invitation me parvient au moment de mon depart pour Guernesey. C'est un regret pour moi de ne pouvoir assister a votre noble et touchante reunion.

Votre congres d'etudiants prend une genereuse initiative. Vous etes dans le sens du siecle et vous marchez. Vous prouvez le mouvement. C'est bien.

Par la fraternite des ecoles, vous faites l'annonce de la fraternite des peuples, vous realisez aujourd'hui ce que nous revons pour demain. Qui serait l'avant-garde si ce n'est vous, jeunes gens? L'union des nations, ce grand but, lointain encore, des penseurs et des philosophes, est, des a l'instant, visible en vous. J'applaudis a votre oeuvre de concorde et a cette paix des hommes deja signee entre nos enfants. J'aime dans la jeunesse sa ressemblance avec l'avenir.

Une porte est ouverte devant nous. Sur cette porte on lit: Paix et liberte! Passez-y les premiers; vous en etes dignes, c'est l'arc de triomphe du progres.

Je suis avec vous du fond du coeur.

VICTOR HUGO.

1866

Le Droit a la liberte—Le droit a la vie. Le droit a la patrie.

I

LA LIBERTE

Hauteville-House, 19 mars 1866.

A M. CLEMENT DUVERNOIS

Monsieur,

Vous souhaitez, en termes magnifiques et avec l'accent d'une sympathie fiere, la bienvenue a mon livre, les Travailleurs de la mer. Je vous remercie.

Vous, intelligence eminente et conscience ferme, vous faites partie d'un vaillant groupe puissamment commande. Vous arborez l'eternel drapeau, vous jetez l'eternel cri, vous revendiquez l'eternel droit: liberte!

La liberte, c'est la aujourd'hui l'immense soif des consciences. La liberte est de tous les partis, etant le mode vital de la pensee. Toute ame veut la liberte comme toute prunelle veut la lumiere. Aussi, des le premier jour, la foule s'est tournee vers vous.

Je veux, comme vous, la liberte; je partage a cette heure son exil.

J'ai ecrit: Le jour ou la liberte rentrera, je rentrerai. J'attends la liberte avec une grande patience personnelle et une grande impatience nationale.

La France sans la liberte, c'est encore la deesse, ce n'est plus l'ame.

En quoi je differe de vous, le voici: je suis un revolutionnaire. Pour moi la revolution continue.

Tous les deux ou trois mille ans, le progres a besoin d'une secousse; l'alanguissement humain le gagne, et un quid divinum est necessaire. Il lui faut une nouvelle impulsion presque initiale. Dans l'histoire, telle que la courte memoire des peuples nous la donne, la reaction chantee par Homere, de l'Europe sur l'Asie, a ete la premiere secousse, le christianisme a ete la seconde, la revolution francaise est la troisieme.

Toute revolution a un caractere double, et c'est a cela qu'on la reconnait; c'est une formation sous une elimination.

On ne peut vouloir l'une sans vouloir l'autre, cette double acceptation caracterise le revolutionnaire.

Les revolutions ne creent point, elles sont des explosions de calorique latent, pas autre chose. Elles mettent hors de l'homme le fait eternel et interieur dont la sortie est devenue necessaire. C'est pour l'humanite une question d'age. Ce fait, elles le degagent; on le croit nouveau parce qu'on le voit; auparavant on le sentait. S'il etait nouveau, il serait injuste; il ne peut y avoir rien de nouveau dans le droit. L'element qui apparait et se revele principe, telle est l'eclosion magnifique des revolutions; le droit occulte devient droit public; il passe de l'etat confus a l'etat precis; il couvait, il eclate; il etait sentiment, il devient evidence. Cette simplicite sublime est propre aux actes de souverainete du progres.

Les deux dernieres grandes secousses du progres ont mis en lumiere et dresse a jamais au-dessus des societes modifiables les deux grands faits de l'homme: le christianisme a degage l'egalite; la revolution francaise a degage la liberte.

La ou ces deux faits manquent, la vie n'est pas.

Etre tous freres, etre tous libres, c'est vivre; ce sont les deux mouvements de poumons de la civilisation.

Egalite, liberte, aspiration et respiration du genre humain.

Cela pose, il est etrange d'entendre raisonner sur les libertes accessoires et sur les libertes necessaires.

L'un dit: Vous respirerez quand on pourra.

L'autre dit: Vous respirerez comme on voudra.

Les libertes, cette enonciation est un non-sens. La liberte est. Elle a cela de commun avec Dieu, qu'elle exclut le pluriel.

Elle aussi, elle dit: sum qui sum.

Tenez donc haut votre drapeau. Votre cri liberte, c'est le verbe meme de la civilisation. C'est le sublime fiat lux de l'homme, c'est le profond et mysterieux appel qui fera lever l'astre. L'astre est derriere l'horizon, et il vous entend. Courage!

Pardonnez au solitaire si, provoque par vos eloquentes et graves paroles et par votre puissant mot de ralliement, il est sorti un moment de son silence. Je me hate d'y rentrer, mais auparavant, monsieur, laissez-moi vous serrer la main.

VICTOR HUGO.

II

LE CONDAMNE A MORT DE JERSEY BRADLEY
LETTRE A UN AMI

Bruxelles, 27 juillet 1866.

Je suis en voyage, et vous aussi. Je ne sais ou vous adresser ma lettre. Vous arrivera-t-elle? La votre pourtant m'est parvenue, mais pas un des journaux dont vous me parlez. Vous me demandez d'intervenir; mais je ne sais pas le premier mot de cette lugubre affaire Bradley. Et puis, helas! que dire? Bradley n'est qu'un detail; son supplice se perd dans le grand supplice universel. La civilisation, en ce moment, est sur le chevalet. En Angleterre, on retablit la fusillade; en Russie, la torture; en Allemagne, le banditisme. A Paris, abaissement de la conscience politique, de la conscience litteraire, de la conscience philosophique. La guillotine francaise travaille de facon a piquer d'honneur le gibet anglais.

Partout le progres est remis en question. Partout la liberte est reniee. Partout l'ideal est insulte. Partout la reaction prospere sous ses divers pseudonymes, bon ordre, bon gout, bon sens, bonnes lois, etc.; mots qui sont des mensonges.

Jersey, la petite ile, etait en avant des grands peuples. Elle etait libre, honnete, intelligente, humaine. Il parait que Jersey, voyant que le monde recule, tient a reculer, elle aussi. Paris a decapite Philippe, Jersey va pendre Bradley. Emulation en sens inverse du progres.

Jersey affirmait le progres; Jersey va affirmer la reaction.

Le 11 aout, fete dans l'ile. On etranglera un homme. Jersey tient a avoir, comme un roi de Prusse ou un empereur de Russie, son acces de ferocite. O pauvre petit coin de terre!

Quel dementi a Dieu, qui a tant fait pour ce charmant pays! Quelle ingratitude envers cette douce, sereine et bienfaisante nature! Un gibet a Jersey! Qui est heureux devrait etre clement.

J'aime Jersey, je suis navre.

Publiez ma lettre si vous voulez. Tout aujourd'hui s'efforce d'etouffer la lumiere. Ne nous lassons pas cependant; et, si le present est sourd, jetons dans l'avenir, qui nous entendra, les protestations de la verite et de l'humanite contre l'horrible nuit.

V.H.

III

LA CRETE

Un cri m'arrive d'Athenes.

Dans la ville de Phidias et d'Eschyle un appel m'est fait, des voix prononcent mon nom.

Qui suis-je pour meriter un tel honneur? Rien. Un vaincu.

Et qui est-ce qui s'adresse a moi? Des vainqueurs.

Oui, candiotes heroiques, opprimes d'aujourd'hui, vous etes les vainqueurs de l'avenir. Perseverez. Meme etouffes, vous triompherez. La protestation de l'agonie est une force. C'est l'appel devant Dieu, qui casse … quoi? les rois.

Ces toutes-puissances que vous avez contre vous, ces coalitions de forces aveugles et de prejuges tenaces, ces antiques tyrannies armees, ont pour principal attribut une remarquable facilite de naufrage. La tiare en poupe, le turban en proue, le vieux navire monarchique fait eau. Il sombre a cette heure au Mexique, en Autriche, en Espagne, en Hanovre, en Saxe, a Rome, et ailleurs. Perseverez.

Vaincus, vous ne pouvez l'etre.

Une insurrection etouffee n'est point un principe supprime.

Il n'y a pas de faits accomplis. Il n'y a que le droit.

Les faits ne s'accomplissent jamais. Leur inachevement perpetuel est l'en-cas laisse au droit. Le droit est insubmersible. Des vagues d'evenements passent dessus; il reparait. La Pologne noyee surnage. Voila quatre vingt-quatorze ans que la politique europeenne charrie ce cadavre, et que les peuples regardent flotter, au-dessus des faits accomplis, cette ame.

Peuple de Crete, vous aussi vous etes une ame.

Grecs de Candie, vous avez pour vous le droit, et vous avez pour vous le bon sens. Le pourquoi d'un pacha en Crete echappe a la raison. Ce qui est vrai de l'Italie est vrai de la Grece. Venise ne peut etre rendue a l'une sans que la Crete soit rendue a l'autre. Le meme principe ne peut affirmer d'un cote, et mentir de l'autre. Ce qui est la l'aurore ne peut etre ici le sepulcre.

En attendant, le sang coule, et l'Europe laisse faire. Elle en prend l'habitude. C'est aujourd'hui le tour du sultan. Il extermine une nationalite.

Existe-t-il un droit divin turc, venerable au droit divin chretien? Le meurtre, le vol, le viol, s'abattent a cette heure sur Candie comme ils se ruaient, il y a six mois, sur l'Allemagne. Ce qui ne serait pas permis a Schinderhannes est permis a la politique. Avoir l'epee au cote et assister tranquillement a des massacres, cela s'appelle etre homme d'etat. Il parait que la religion est interessee a ce que les turcs fassent paisiblement l'egorgement de Candie, et que la societe serait ebranlee si, entre Scarpento et Cythere, on ne passait point les petits enfants au fil de l'epee. Saccager les moissons et bruler les villages est utile. Le motif qui explique ces exterminations et les fait tolerer est au-dessus de notre penetration. Ce qui s'est fait en Allemagne cet ete nous etonne egalement. Une des humiliations des hommes qu'un long exil a rendus stupides—j'en suis un—c'est de ne point comprendre les grandes raisons des assassins actuels.

N'importe. La question cretoise est desormais posee.

Elle sera resolue, et resolue, comme toutes les questions de ce siecle, dans le sens de la delivrance.

La Grece complete, l'Italie complete, Athenes au sommet de l'une, Rome au sommet de l'autre; voila ce que nous, France, nous devons a nos deux meres.

C'est une dette, la France l'acquittera. C'est un devoir, la France le remplira.

Quand?

Perseverez.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1866.

1867

La Turquie sur la Crete. L'Angleterre sur l'Irlande. Le Mexique recule. Le Portugal avance. Maximilien.—John Brown.—Hernani. Garibaldi.—Mentana.—Louis Bonaparte. Les petits enfants pauvres.

I

LA CRETE

LE PEUPLE CRETOIS A VICTOR HUGO

Omalos (Eparchie de Cydonie), Crete, 16 janvier 1867.

Un souffle de ton ame puissante est venu vers nous et a seche nos pleurs.

Nous avions dit a nos enfants: Par dela les mers il est des peuples genereux et forts, qui veulent la justice et briseront nos fers.

Si nous perissons dans la lutte, si nous vous laissons orphelins, errant dans la montagne avec vos meres affamees, ces peuples vous adopteront et vous n'aurez plus a souffrir.

Cependant, nous regardions en vain vers l'occident. De l'occident, aucun secours ne nous venait. Nos enfants disaient: Vous nous avez trompes. Ta lettre est venue, plus precieuse pour nous que la meilleure armee.

Car elle affirme notre droit.

C'est parce que nous savions notre droit que nous nous sommes souleves.

Pauvres montagnards, a peine armes, nous n'avions pas la pretention de vaincre a nous seuls ces deux grands empires allies contre nous, l'Egypte et la Turquie.

Mais nous voulions faire appel a l'opinion publique, seule maitresse, nous a-t-on dit, du monde actuel, faire appel aux grandes ames qui, comme toi, dirigent cette opinion.

Grace aux decouvertes de la science, la force materielle appartient aujourd'hui a la civilisation.

Il y a quatre siecles l'Europe etait impuissante contre les barbares.
Aujourd'hui, elle leur fait la loi.

Aussi n'y aura-t-il plus d'oppression dans l'humanite quand l'Europe le voudra.

Pourquoi donc, en vue des cotes italiennes, au centre de la
Mediterranee, a trente heures de la France, laisse-t-elle subsister
un pacha? comme au temps ou les turcs assiegeaient Otrante en Italie,
Vienne en Allemagne!

L'esclavage de la race noire vient d'etre aboli en Amerique. Mais le notre est bien plus odieux, bien plus insupportable que ne l'etait celui des negres. Malgre toutes les chartes, un turc est toujours un maitre plus dur qu'un citoyen des Etats-Unis.

Si tu pouvais connaitre l'histoire de chacune de nos familles, comme tu connais celle de notre malheureux pays, tu y verrais partout l'exil, la persecution, la mort, le pere egorge par le sabre de nos tyrans, la mere enlevee a ses petits enfants pour le plus avilissant des esclavages, les soeurs souillees, les freres blesses ou tues.

A ceux qui nous laissent tant souffrir et qui pourraient nous sauver, nous ne dirons que ceci: Vous ne savez donc pas la verite?

Quand deux vaisseaux, l'un anglais, l'autre russe, ont debarque au Piree quelques-unes de nos familles, il y avait la des etrangers. Ces etrangers ont vu que nous n'avions pas exagere nos souffrances.

Poete, tu es lumiere. Nous t'en conjurons, eclaire ceux qui nous ignorent, ceux que des imposteurs ont prevenus contre notre sainte cause.

Poete, notre belle langue le dit, tu es createur, createur des peuples, comme les chantres antiques.

Par tes chants splendides des Orientales, tu as deja grandement travaille a creer le peuple hellene moderne.

Acheve ton oeuvre.

Tu nous appelles vainqueurs. C'est par toi que nous vaincrons.

Au nom du peuple cretois, et par delegation des capitaines du pays, Le commandant des quatre departements de la Canee,

J. ZIMBRAKAKIS.

Hauteville-House, 17 fevrier 1867.

En ecrivant ces lignes, j'obeis a un ordre venu de haut; a un ordre venu de l'agonie.

Il m'est fait de Grece un deuxieme appel.

Une lettre, sortie du camp des insurges, datee d'Omalos, eparchie de Cydonie, teinte du sang des martyrs, ecrite au milieu des ruines, au milieu des morts, au milieu de l'honneur et de la liberte, m'arrive. Elle a quelque chose d'heroiquement imperatif. Elle porte cette suscription: Le peuple cretois a Victor Hugo. Cette lettre me dit: Continue ce que tu as commence.

Je continue, et, puisque Candie expirante le veut, je reprends la parole.

Cette lettre est signee: Zimbrakakis.

Zimbrakakis est le heros de cette insurrection candiote dont Zirisdani est le traitre.

A de certaines heures vaillantes, les peuples s'incarnent dans des soldats, qui sont en meme temps des esprits; tel fut Washington, tel fut Botzaris, tel est Garibaldi.

Comme John Brown s'est leve pour les noirs, comme Garibaldi s'est leve pour l'Italie, Zimbrakakis se leve pour la Crete.

S'il va jusqu'au bout, et il ira, soit qu'il succombe comme John
Brown, soit qu'il triomphe comme Garibaldi, Zimbrakakis sera grand.

Veut-on savoir ou en est la Crete? Voici des faits.

L'insurrection n'est pas morte. On lui a repris la plaine, mais elle a garde la montagne.

Elle vit, elle appelle, elle crie au secours.

Pourquoi la Crete s'est-elle revoltee? Parce que Dieu l'avait faite le plus beau pays du monde, et les turcs le plus miserable; parce qu'elle a des produits et pas de commerce, des villes et pas de chemins, des villages et pas de sentiers, des ports et pas de cales, des rivieres et pas de ponts, des enfants et pas d'ecoles, des droits et pas de lois, le soleil et pas de lumiere. Les turcs y font la nuit.

Elle s'est revoltee parce que la Crete est Grece et non Turquie, parce que l'etranger est insupportable, parce que l'oppresseur, s'il est de la race de l'opprime, est odieux, et, s'il n'en est pas, horrible; parce qu'un maitre baragouinant la barbarie dans le pays d'Etearque et de Minos est impossible; parce que tu te revolterais, France!

La Crete s'est revoltee et elle a bien fait.

Qu'a produit cette revolte? je vais le dire. Jusqu'au 3 janvier, quatre batailles, dont trois victoires. Apo corona, Vaffe, Castel Selino, et un desastre illustre, Arcadion! l'ile coupee en deux par l'insurrection, moitie aux turcs, moitie aux grecs; une ligne d'operations allant par Sciffo et Rocoli, de Kissamos a Lassiti et meme a Girapetra. Il y a six semaines, les turcs refoules n'avaient plus que quelques points du littoral, et le versant occidental des monts Psiloriti ou est Ambelirsa. En cette minute, le doigt leve de l'Europe eut sauve Candie. Mais l'Europe n'avait pas le temps. Il y avait une noce en cet instant-la, et l'Europe regardait le bal.

On connait ce mot, Arcadion, on connait peu le fait. En voici les details precis et presque ignores. Dans Arcadion, monastere du mont Ida, fonde par Heraclius, seize mille turcs attaquent cent quatrevingt-dix-sept hommes, et trois cent quarante-trois femmes, plus les enfants. Les turcs ont vingt-six canons et deux obusiers, les grecs ont deux cent quarante fusils. La bataille dure deux jours et deux nuits; le couvent est troue de douze cents boulets; un mur s'ecroule, les turcs entrent, les grecs continuent le combat, cent cinquante fusils sont hors de service, on lutte encore six heures dans les cellules et dans les escaliers, et il y a deux mille cadavres dans la cour. Enfin la derniere resistance est forcee; le fourmillement des turcs vainqueurs emplit le couvent. Il ne reste plus qu'une salle barricadee ou est la soute aux poudres, et dans cette salle, pres d'un autel, au centre d'un groupe d'enfants et de meres, un homme de quatrevingts ans, un pretre, l'igoumene Gabriel, en priere. Dehors on tue les peres et les maris; mais ne pas etre tues, ce sera la misere de ces femmes et de ces enfants, promis a deux harems. La porte, battue de coups de hache, va ceder et tomber. Le vieillard prend sur l'autel un cierge, regarde ces enfants et ces femmes, penche le cierge sur la poudre et les sauve. Une intervention terrible, l'explosion, secourt les vaincus, l'agonie se fait triomphe, et ce couvent heroique, qui a combattu comme une forteresse, meurt comme un volcan.

Psara n'est pas plus epique, Missolonghi n'est pas plus sublime.

Tels sont les faits. Qu'est-ce que font les gouvernements dits civilises? Qu'est-ce qu'ils attendent? Ils chuchotent: Patience, nous negocions.

Vous negociez! Pendant ce temps-la on arrache les oliviers et les chataigniers, on demolit les moulins a huile, on incendie les villages, on brule les recoltes, on envoie des populations entieres mourir de faim et de froid dans la montagne, on decapite les maris, on pend les vieillards, et un soldat turc, qui voit un petit enfant gisant a terre, lui enfonce dans les narines une chandelle allumee pour s'assurer s'il est mort. C'est ainsi que cinq blesses ont ete, a Arcadion, reveilles pour etre egorges.

Patience! dites-vous. Pendant ce temps-la les turcs entrent au village Mournies, ou il ne reste que des femmes et des enfants, et, quand ils en sortent, on ne voit plus qu'un monceau de ruines croulant sur un monceau de cadavres, grands et petits.

Et l'opinion publique? que fait-elle? que dit-elle? Rien. Elle est tournee d'un autre cote. Que voulez-vous? Ces catastrophes ont un malheur; elles ne sont pas a la mode.

Helas!

La politique patiente des gouvernements se resume en deux resultats: deni de justice a la Grece, deni de pitie a l'humanite.

Rois, un mot sauverait ce peuple. Un mot de l'Europe est vite dit.
Dites-le. A quoi etes-vous bons, si ce n'est a cela?

Non. On se tait, et l'on veut que tout se taise. Defense de parler de la Crete. Tel est l'expedient. Six ou sept grandes puissances conspirent contre un petit peuple. Quelle est cette conspiration? La plus lache de toutes. La conspiration du silence.

Mais le tonnerre n'en est pas.

Le tonnerre vient de la-haut, et, en langue politique, le tonnerre s'appelle revolution.

VICTOR HUGO.

II

LES FENIANS

Apres la Crete, l'Irlande se tourne vers l'habitant de Guernesey. Les femmes des Fenians condamnes lui ecrivent. De la une lettre de Victor Hugo a l'Angleterre.

A L'ANGLETERRE

L'angoisse est a Dublin. Les condamnations se succedent, les graces annoncees ne viennent pas. Une lettre que nous avons sous les yeux dit:—"… La potence va se dresser; le general Burke d'abord; viendront ensuite le capitaine Mac Afferty, le capitaine Mac Clure, puis trois autres, Kelly, Joice et Cullinane … Il n'y a pas une minute a perdre … Des femmes, des jeunes filles vous supplient … Notre lettre vous arrivera-t-elle a temps? … " Nous lisons cela, et nous n'y croyons pas. On nous dit: L'echafaud est pret. Nous repondons: Cela n'est pas possible. Calcraft n'a rien a voir a la politique. C'est deja trop qu'il existe a cote. Non, l'echafaud politique n'est pas possible en Angleterre. Ce n'est pas pour imiter les gibets de la Hongrie que l'Angleterre a acclame Kossuth; ce n'est pas pour recommencer les potences de la Sicile que l'Angleterre a glorifie Garibaldi. Que signifieraient les hourras de Londres et de Southampton? Supprimez alors tous vos comites polonais, grecs, italiens. Soyez l'Espagne.

Non, l'Angleterre, en 1867, n'executera pas l'Irlande. Cette Elisabeth ne decapitera pas cette Marie Stuart.

Le dix-neuvieme siecle existe.

Pendre Burke! Impossible. Allez-vous copier Tallaferro tuant John Brown, Chacon tuant Lopez, Geffrard tuant le jeune Delorme, Ferdinand tuant Pisacane?

Quoi! apres la revolution anglaise! quoi! apres la revolution francaise! quoi! dans la grande et lumineuse epoque ou nous sommes! il n'a donc ete rien dit, rien pense, rien proclame, rien fait, depuis quarante ans!

Quoi! nous presents, qui sommes plus que des spectateurs, qui sommes des temoins, il se passerait de telles choses! Quoi! les vieilles penalites sauvages sont encore la! Quoi! a cette heure, il se prononce de ces sentences: "Un tel, tel jour, vous serez traine sur la claie au lieu de votre supplice, puis votre corps sera coupe en quatre quartiers, lesquels seront laisses a la disposition de sa majeste qui en ordonnera selon son bon plaisir!" Quoi! un matin de mai ou de juin, aujourd'hui, demain, un homme, parce qu'il a une foi politique ou nationale, parce qu'il a lutte pour cette foi, parce qu'il a ete vaincu, sera lie de cordes, masque du bonnet noir, et pendu et etrangle jusqu'a ce que mort s'ensuive! Non! vous n'etes pas l'Angleterre pour cela.

Vous avez actuellement sur la France cet avantage d'etre une nation libre. La France, aussi grande que l'Angleterre, n'est pas maitresse d'elle-meme, et c'est la un sombre amoindrissement. Vous en tirez vanite. Soit. Mais prenez garde. On peut en un jour reculer d'un siecle. Retrograder jusqu'au gibet politique! vous, l'Angleterre! Alors, dressez une statue a Jeffryes.

Pendant ce temps-la, nous dresserons une statue a Voltaire.

Y pensez-vous? Quoi! vous avez Sheridan et Fox qui ont fonde l'eloquence parlementaire, vous avez Howard qui a aere la prison et attendri la penalite, vous avez Wilberforce qui a aboli l'esclavage, vous avez Rowland Hill qui a vivifie la circulation postale, vous avez Cobden qui a cree le libre echange, vous avez donne au monde l'impulsion colonisatrice, vous avez fait le premier cable transatlantique, vous etes en pleine possession de la virilite politique, vous pratiquez magnifiquement sous toutes les formes le grand droit civique, vous avez la liberte de la presse, la liberte de la tribune, la liberte de la conscience, la liberte de l'association, la liberte de l'industrie, la liberte domiciliaire, la liberte individuelle, vous allez par la reforme arriver au suffrage universel, vous etes le pays du vote, du poll, du meeting, vous etes le puissant peuple de l'habeas corpus. Eh bien! a toute cette splendeur ajoutez ceci, Burke pendu, et, precisement parce que vous etes le plus grand des peuples libres, vous devenez le plus petit!

On ne sait point le ravage que fait une goutte de honte dans la gloire. De premier, vous tomberiez dernier! Quelle est cette ambition en sens inverse? Quelle est cette soif de dechoir? Devant ces gibets dignes de la demence de George III, le continent ne reconnaitrait plus l'auguste Grande-Bretagne du progres. Les nations detourneraient leur face. Un affreux contre-sens de civilisation aurait ete commis, et par qui? par l'Angleterre! Surprise lugubre. Stupeur indignee. Quoi de plus hideux qu'un soleil d'ou, tout a coup, il sortirait de la nuit!

Non, non, non! je le repete, vous n'etes pas l'Angleterre pour cela.

Vous etes l'Angleterre pour montrer aux nations le progres, le travail, l'initiative, la verite, le droit, la raison, la justice, la majeste de la liberte! Vous etes l'Angleterre pour donner le spectacle de la vie et non l'exemple de la mort.

L'Europe vous rappelle au devoir.

Prendre a cette heure la parole pour ces condamnes, c'est venir au secours de l'Irlande; c'est aussi venir au secours de l'Angleterre.

L'une est en danger du cote de son droit, l'autre du cote de sa gloire.

Les gibets ne seront point dresses.

Burke, M'Clure, M'Afferty, Kelly, Joice, Cullinane, ne mourront point. Epouses et filles qui avez ecrit a un proscrit, il est inutile de vous couper des robes noires. Regardez avec confiance vos enfants dormir dans leurs berceaux. C'est une femme en deuil qui gouverne l'Angleterre. Une mere ne fera pas des orphelins, une veuve ne fera pas des veuves.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 28 mai 1867.

Cette parole fut entendue. Les Fenians ne furent pas executes.

III

L'EMPEREUR MAXIMILIEN

AU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE MEXICAINE

Juarez, vous avez egale John Brown.

L'Amerique actuelle a deux heros, John Brown et vous. John Brown, par qui est mort l'esclavage; vous, par qui a vecu la liberte.

Le Mexique s'est sauve par un principe et par un homme. Le principe, c'est la republique; l'homme, c'est vous.

C'est, du reste, le sort de tous les attentats monarchiques d'aboutir a l'avortement. Toute usurpation commence par Puebla et finit par Queretaro.

L'Europe, en 1863, s'est ruee sur l'Amerique. Deux monarchies ont attaque votre democratie; l'une avec un prince, l'autre avec une armee; l'armee apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle: d'un cote, une armee, la plus aguerrie des armees de l'Europe, ayant pour point d'appui une flotte aussi puissante sur mer qu'elle sur terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France, recrutee sans cesse, bien commandee, victorieuse en Afrique, en Crimee, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau, possedant a profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions formidables. De l'autre cote, Juarez.

D'un cote, deux empires; de l'autre, un homme. Un homme avec une poignee d'autres. Un homme chasse de ville en ville, de bourgade en bourgade, de foret en foret, vise par l'infame fusillade des conseils de guerre, traque, errant, refoule aux cavernes comme une bete fauve, accule au desert, mis a prix. Pour generaux quelques desesperes, pour soldats quelques deguenilles. Pas d'argent, pas de pain, pas de poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l'usurpation appelee legitimite, la le droit appele bandit. L'usurpation, casque en tete et le glaive imperial a la main, saluee des eveques, poussant devant elle et trainant derriere elle toutes les legions de la force. Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepte le combat.

La bataille d'Un contre Tous a dure cinq ans. Manquant d'hommes, vous avez pris pour projectiles les choses. Le climat, terrible, vous a secouru; vous avez eu pour auxiliaire votre soleil. Vous avez eu pour defenseurs les lacs infranchissables, les torrents pleins de caimans, les marais pleins de fievres, les vegetations morbides, le vomito prieto des terres chaudes, les solitudes de sel, les vastes sables sans eau et sans herbe ou les chevaux meurent de soif et de faim, le grand plateau severe d'Anahuac qui se garde par sa nudite comme la Castille, les plaines a gouffres, toujours emues du tremblement des volcans, depuis le Colima jusqu'au Nevado de Toluca; vous avez appele a votre aide vos barrieres naturelles, l'aprete des Cordilleres, les hautes digues basaltiques, les colossales roches de porphyre. Vous avez fait la guerre des geants en combattant a coups de montagnes.

Et un jour, apres ces cinq annees de fumee, de poussiere et d'aveuglement, la nuee s'est dissipee, et l'on a vu les deux empires a terre, plus de monarchie, plus d'armee, rien que l'enormite de l'usurpation en ruine, et sur cet ecroulement un homme debout, Juarez, et, a cote de cet homme, la liberte.

Vous avez fait cela, Juarez, et c'est grand. Ce qui vous reste a faire est plus grand encore.

Ecoutez, citoyen president de la republique mexicaine.

Vous venez de terrasser les monarchies sous la democratie. Vous leur en avez montre la puissance; maintenant montrez-leur-en la beaute. Apres le coup de foudre, montrez l'aurore. Au cesarisme qui massacre, montrez la republique qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et exterminent, montrez le peuple qui regne et se modere. Aux barbares montrez la civilisation. Aux despotes montrez les principes.

Donnez aux rois, devant le peuple, l'humiliation de l'eblouissement.

Achevez-les par la pitie.

C'est surtout par la protection de notre ennemi que les principes s'affirment. La grandeur des principes, c'est d'ignorer. Les hommes n'ont pas de noms devant les principes; les hommes sont l'Homme. Les principes ne connaissent qu'eux-memes. Dans leur stupidite auguste, ils ne savent que ceci: la vie humaine est inviolable.

O venerable impartialite de la verite! le droit sans discernement, occupe seulement d'etre le droit, que c'est beau!

C'est devant ceux qui auraient legalement merite la mort qu'il importe d'abjurer cette voie de fait. Le plus beau renversement de l'echafaud se fait devant le coupable.

Que le violateur des principes soit sauvegarde par un principe. Qu'il ait ce bonheur, et cette honte! Que le persecuteur du droit soit abrite par le droit. En le depouillant de sa fausse inviolabilite, l'inviolabilite royale, vous mettez a nu la vraie, l'inviolabilite humaine. Qu'il soit stupefait de voir que le cote par lequel il est sacre, c'est le cote par lequel il n'est pas empereur. Que ce prince, qui ne se savait pas homme, apprenne qu'il y a en lui une misere, le prince, et une majeste, l'homme.

Jamais plus magnifique occasion ne s'est offerte. Osera-t-on frapper Berezowski en presence de Maximilien sain et sauf? L'un a voulu tuer un roi, l'autre a voulu tuer une nation.

Juarez, faites faire a la civilisation ce pas immense. Juarez, abolissez sur toute la terre la peine de mort.

Que le monde voie cette chose prodigieuse: la republique tient en son pouvoir son assassin, un empereur; au moment de l'ecraser, elle s'apercoit que c'est un homme, elle le lache et lui dit: Tu es du peuple comme les autres. Va!

Ce sera la, Juarez, votre deuxieme victoire. La premiere, vaincre l'usurpation, est superbe; la seconde, epargner l'usurpateur, sera sublime.

Oui, a ces rois dont les prisons regorgent, dont les echafauds sont rouilles de meurtres, a ces rois des gibets, des exils, des presides et des Siberies, a ceux-ci qui ont la Pologne, a ceux-ci qui ont l'Irlande, a ceux-ci qui ont la Havane, a ceux-ci qui ont la Crete, a ces princes obeis par les juges, a ces juges obeis par les bourreaux, a ces bourreaux obeis par la mort, a ces empereurs qui font si aisement couper une tete d'homme, montrez comment on epargne une tete d'empereur!

Au-dessus de tous les codes monarchiques d'ou tombent des gouttes de sang, ouvrez la loi de lumiere, et, au milieu de la plus sainte page du livre supreme, qu'on voie le doigt de la Republique pose sur cet ordre de Dieu: Tu ne tueras point.

Ces quatre mots contiennent le devoir.

Le devoir, vous le ferez.

L'usurpateur sera sauve, et le liberateur n'a pu l'etre, helas! Il y a huit ans, le 2 decembre 1859, j'ai pris la parole au nom de la democratie, et j'ai demande aux Etats-Unis la vie de John Brown. Je ne l'ai pas obtenue. Aujourd'hui je demande au Mexique la vie de Maximilien. L'obtiendrai-je?

Oui. Et peut-etre a cette heure est-ce deja fait.

Maximilien devra la vie a Juarez.

Et le chatiment? dira-t-on.

Le chatiment, le voila.

Maximilien vivra "par la grace de la Republique".

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 20 juin 1867.

Cette lettre fut ecrite et envoyee le 20 juin 1867. En ce moment-la meme, et pour ainsi dire a l'heure ou Victor Hugo ecrivait, avait lieu a Paris la premiere representation de la reprise d'Hernani. La lettre a Juarez fut publiee le 21 par les journaux anglais et les journaux belges. En meme temps une depeche telegraphique expediee de Londres par l'ambassade d'Autriche et par ordre special du vieil empereur Ferdinand II annoncait a Juarez que Victor Hugo demandait la grace de Maximilien. Cette depeche arriva trop tard. Maximilien venait d'etre execute. La republique mexicaine perdit la une grande occasion de gloire.

IV

VOLTAIRE

En 1867, le Siecle ouvrit une souscription populaire pour elever une statue a Voltaire. Victor Hugo envoya la liste de souscription du groupe des proscrits de Guernesey. Il ecrivit au redacteur du Siecle:

Souscrire pour la statue de Voltaire est un devoir public.

Voltaire est precurseur.

Porte-flambeau du dix-huitieme siecle, il precede et annonce la revolution francaise. Il est l'etoile de ce grand matin.

Les pretres ont raison de l'appeler Lucifer.

VICTOR HUGO.

V

JOHN BROWN

"Les gerants d'un journal de Paris, la Cooperation, organiserent, il y a quelques mois, une souscription limitee a un penny, afin de presenter une medaille a la veuve d'Abraham Lincoln. Ayant accompli cet objet, ils ont ouvert une souscription semblable afin de presenter un testimonial pareil a la veuve de John Brown; ils viennent d'adresser la lettre suivante a M. Victor Hugo:

(Courrier de l'Europe.)

Paris, le 30 juin 1867.

"Monsieur,

"Nous ouvrons une souscription a dix centimes pour offrir une medaille a la veuve de John Brown.

"Votre nom doit figurer en tete de nos listes.

"Nous vous inscrivons d'office le premier.

"Salutations fraternelles et respectueuses,

"PAUL BLANC,

"L'un des gerants de la Cooperation."

"M. Victor Hugo a envoye la reponse suivante:

Monsieur,

Je vous remercie.

Mon nom appartient a quiconque veut s'en servir pour le progres et pour la verite.

Une medaille a Lincoln appelle une medaille a John Brown. Acquittons cette dette, en attendant que l'Amerique acquitte la sienne. L'Amerique doit a John Brown une statue aussi haute que la statue de Washington. Washington a fonde la republique, John Brown a promulgue la liberte.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 3 juillet 1867.

VI

LA PEINE DE MORT
ABOLIE EN PORTUGAL

"On sait que le jeune roi dom Luiz de Portugal, avant de quitter son pays pour aller visiter l'Exposition universelle, a eu l'honneur de signer une loi votee par les deux chambres du parlement, qui abolit la peine de mort.

"Cet evenement considerable dans l'histoire de la civilisation a donne lieu, entre un noble portugais et Victor Hugo, a la correspondance qu'on va lire."

(Courrier de l'Europe, 10 aout 1867.)

A M. VICTOR HUGO

Lisbonne, le 27 juin 1867.

On vient de remporter un grand triomphe! Encore mieux; la civilisation a fait un pas de geant, le progres s'est acquis un solide fondement de plus! La lumiere a rayonne plus vive. Et les tenebres ont recule.

L'humanite compte une victoire immense. Les nations rendront successivement hommage a la verite; et les peuples apprendront a bien connaitre leurs vrais amis, les vrais amis de l'humanite.

Maitre! votre voix qui se fait toujours entendre lorsqu'il faut defendre un grand principe, mettre en lumiere une grande idee, exalter les plus nobles actions; votre voix qui ne se fatigue jamais de plaider la cause de l'opprime contre l'oppresseur, du faible contre le fort; votre voix, qu'on ecoute avec respect de l'orient a l'occident, et dont l'echo parvient jusqu'aux endroits les plus recules de l'univers; votre voix qui, tant de fois, se detacha forte, vigoureuse, terrible, comme celle d'un prophete geant de l'humanite, est arrivee jusqu'ici, a ete comprise ici, a parle aux coeurs, a ete traduite en un grand fait ici … dans ce recoin, quoique beni, presque invisible dans l'Europe, microscopique dans le monde; dans cette terre de l'extreme occident, si celebre jadis, qui sut inscrire des pages brillantes et ineffacables dans l'histoire des nations, qui a ouvert les ports de l'Inde au commerce du monde, qui a devoile des contrees inconnues, dont les hauts faits sont aujourd'hui presque oublies et comme effaces par les modernes conquetes de la civilisation, dans cette petite contree enfin qu'on appelle le Portugal!

Pourquoi les petits et les humbles ne se leveraient-ils pas, quand le dix-neuvieme siecle est deja si pres de son terme, pour crier aux grands et aux puissants: L'humanite est gemissante, regenerons-la; l'humanite se remue, calmons-la; l'humanite va tomber dans l'abime, sauvons-la?

Pourquoi les petits ne pourraient-ils pas montrer aux grands le chemin de la perfection? Pourquoi ne pourraient-ils, seulement parce qu'ils sont petits, apprendre aux puissants le chemin du devoir?

Le Portugal est une contree petite, sans doute; mais l'arbre de la liberte s'y est deja vigoureusement epanoui; le Portugal est une contree petite, sans doute, mais on n'y rencontre plus un seul esclave; le Portugal est une contree petite, c'est vrai; mais, c'est vous qui l'avez dit, c'est une grande nation.

Maitre! on vient de remporter un grand triomphe, je vous l'annonce. Les deux chambres du parlement ont vote dernierement l'abolition de la peine de mort.

Cette abolition, qui depuis plusieurs annees existait de fait, est aujourd'hui de droit. C'est deja une loi. Et c'est une grande loi dans une nation petite. Noble exemple! Sainte lecon!

Recevez l'embrassement respectueux de votre devoue ami et tres humble disciple,

PEDRO DE BRITO ARANHA.

A M. PEDRO DE BRITO ARANHA

Hauteville-House, 15 juillet.

Votre noble lettre me fait battre le coeur.

Je savais la grande nouvelle; il m'est doux d'en recevoir par vous l'echo sympathique.

Non, il n'y a pas de petits peuples.

Il y a de petits hommes, helas!

Et quelquefois ce sont ceux qui menent les grands peuples.

Les peuples qui ont des despotes ressemblent a des lions qui auraient des muselieres.

J'aime et je glorifie votre beau et cher Portugal. Il est libre, donc il est grand.

Le Portugal vient d'abolir la peine de mort.

Accomplir ce progres, c'est faire le grand pas de la civilisation.

Des aujourd'hui le Portugal est a la tete de l'Europe.

Vous n'avez pas cesse d'etre, vous portugais, des navigateurs intrepides. Vous allez en avant, autrefois dans l'ocean, aujourd'hui dans la verite. Proclamer des principes, c'est plus beau encore que de decouvrir des mondes.

Je crie: Gloire au Portugal, et a vous: Bonheur!

Je presse votre cordiale main.

V.H.

VII

HERNANI

Les exils se composent de details de tous genres qu'il faut noter, quelle que soit la petitesse du prescripteur. L'histoire se complete par ces curiosites-la. Ainsi M. Louis Bonaparte ne proscrivit pas seulement Victor Hugo, il proscrivit encore Hernani; il proscrivit tous les drames de l'ecrivain banni. Exiler un homme ne suffit pas, il faut exiler sa pensee. On voudrait exiler jusqu'a son souvenir. En 1853, le portrait de Victor Hugo fut une chose seditieuse; il fut interdit a MM. Pelvey et Marescq de le publier en tete d'une edition nouvelle qu'ils mettaient en vente.

Les puerilites finissent par s'user; l'opinion s'impatiente et reclame. En 1867, a l'occasion de l'Exposition universelle, M. Bonaparte permit Hernani.

On verra un peu plus loin que ce ne fut pas pour longtemps.

Depuis la deuxieme interdiction, Hernani n'a pas reparu au
Theatre-Francais.

Du reste, disons-le en passant, aujourd'hui encore, en 1875, beaucoup de choses faites par l'empire semblent avoir force de loi sous la republique. La republique que nous avons vit de l'etat de siege et s'accommode de la censure, et un peu d'empire melee a la liberte ne lui deplait pas. Les drames de Victor Hugo continuent d'etre a peu pres interdits; nous disons a peu pres, car ce qui etait patent sous l'empire est latent sous la republique. C'est la franchise de moins, voila tout. Les theatres officiels semblent avoir, a l'egard de Victor Hugo, une consigne qu'ils executent silencieusement. Quelquefois cependant le naturel militaire eclate, et la censure a la bonhomie soldatesque de s'avouer. Le censeur sabreur renonce aux petites decences betes du sbire civil, et se montre. Ainsi M. le general Ladmirault ne s'est pas cache pour interdire, au nom de l'etat de siege, le Roi s'amuse. Il ne s'est meme pas donne la peine d'expliquer en quoi Triboulet mettait Marie Alacoque en danger. Cela lui a paru evident, et cela lui a suffi; cela doit nous suffire aussi.

On se souvient qu'il y a deux ans un autre fonctionnaire, sous-prefet celui-la, a fait effacer le Revenant de l'affiche d'un theatre de province, en declarant que, pour dire sur un theatre quoi que ce soit qui fut de Victor Hugo, il fallait une permission speciale du ministre de l'interieur, renouvelable tous les soirs.

Revenons a 1867.

La reprise de Hernani, faite en 1867, eut lieu le 20 juin, au moment meme ou Victor Hugo intercedait pour Maximilien.

Les jeunes poetes contemporains dont on va lire les noms adresserent a
Victor Hugo la lettre que voici:

Cher et illustre maitre,

Nous venons de saluer des applaudissements les plus enthousiastes la reapparition au theatre de votre Hernani.

Le nouveau triomphe du plus grand poete francais a ete une joie immense pour toute la jeune poesie; la soiree du Vingt Juin fera epoque dans notre existence.

Il y avait cependant une tristesse dans cette fete. Votre absence etait penible a vos compagnons de gloire de 1830, qui ne pouvaient presser la main du maitre et de l'ami; mais elle etait plus douloureuse encore pour les jeunes, a qui il n'avait jamais ete donne de toucher cette main qui a ecrit la Legende des siecles.

Ils tiennent du moins, cher et illustre maitre, a vous envoyer l'hommage de leur respectueux attachement et de leur admiration sans bornes.

SULLY PRUDHOMME, ARMAND SILVESTRE, FRANCOIS COPPEE, GEORGES LAFENESTRE, LEON VALADE, LEON DIERX, JEAN AICARD, PAUL VERLAINE, ALBERT MEHAT, ANDRE THEURIET, ARMAND RENAUD, LOUIS-XAVIER DE RICARD, H. CAZALIS, ERNEST D'HERVILLY.

Victor Hugo repondit:

Bruxelles, 22 juillet 1867.

Chers poetes,

La revolution litteraire de 1830, corollaire et consequence de la revolution de 1789, est un fait propre a notre siecle. Je suis l'humble soldat de ce progres. Je combats pour la revolution sous toutes ses formes, sous la forme litteraire comme sous la forme sociale. J'ai la liberte pour principe, le progres pour loi, l'ideal pour type.

Je ne suis rien, mais la revolution est tout. La poesie du dix-neuvieme siecle est fondee. 1830 avait raison, et 1867 le demontre. Vos jeunes renommees sont des preuves a l'appui.

Notre epoque a une logique profonde, inapercue des esprits superficiels, et contre laquelle nulle reaction n'est possible. Le grand art fait partie de ce grand siecle. Il en est l'ame.

Grace a vous, jeunes et beaux talents, nobles esprits, la lumiere se fera de plus en plus. Nous, les vieux, nous avons eu le combat; vous, les jeunes, vous aurez le triomphe.

L'esprit du dix-neuvieme siecle combine la recherche democratique du Vrai avec la loi eternelle du Beau. L'irresistible courant de notre epoque dirige tout vers ce but souverain, la Liberte dans les intelligences, l'Ideal dans l'art. En laissant de cote tout ce qui m'est personnel, des aujourd'hui, on peut l'affirmer et on vient de le voir, l'alliance est faite entre tous les ecrivains, entre tous les talents, entre toutes les consciences, pour realiser ce resultat magnifique. La genereuse jeunesse, dont vous etes, veut, avec un imposant enthousiasme, la revolution tout entiere, dans la poesie comme dans l'etat. La litterature doit etre a la fois democratique et ideale; democratique pour la civilisation, ideale pour l'ame.

Le Drame, c'est le Peuple. La Poesie, c'est l'Homme. La est la tendance de 1830, continuee par vous, comprise par toute la grande critique de nos jours. Aucun effort reactionnaire, j'y insiste, ne saurait prevaloir contre ces evidences. La haute critique est d'accord avec la haute poesie.

Dans la mesure du peu que je suis, je remercie et je felicite cette critique superieure qui parle avec tant d'autorite dans la presse politique et dans la presse litteraire, qui a un sens si profond de la philosophie de l'art, et qui acclame unanimement 1830 comme 1789.

Recevez aussi, vous, mes jeunes confreres, mon remerciment.

A ce point de la vie ou je suis arrive, on voit de pres la fin, c'est-a-dire l'infini. Quand elle est si proche, la sortie de la terre ne laisse guere place dans notre esprit qu'aux preoccupations severes. Pourtant, avant ce melancolique depart dont je fais les preparatifs, dans ma solitude, il m'est precieux de recevoir votre lettre eloquente, qui me fait rever une rentree parmi vous et m'en donne l'illusion, douce ressemblance du couchant avec l'aurore. Vous me souhaitez la bienvenue, a moi qui m'appretais au grand adieu.

Merci. Je suis l'absent du devoir, et ma resolution est inebranlable, mais mon coeur est avec vous.

Je suis fier de voir mon nom entoure des votres. Vos noms sont une couronne d'etoiles.

VICTOR HUGO.

VIII

MENTANA
A GARIBALDI

I

    Ces jeunes gens, ces fils de Brutus, de Camille,
    De Thraseas, combien etaient-ils? quatre mille.
    Combien sont morts? six cents. Six cents! comptez, voyez.
    Une dispersion de membres foudroyes,
    Des bras rompus, des yeux troues et noirs, des ventres
    Ou fouillent en hurlant les loups sortis des antres,
    De la chair mitraillee au milieu des buissons,
    C'est la tout ce qui reste, apres les trahisons,
    Apres le piege, apres les guets-apens infames,
    Helas, de ces grands coeurs et de ces grandes ames!
    Voyez. On les a tous fauches d'un coup de faulx.
    Leur crime? ils voulaient Rome et ses arcs triomphaux;

    Ils defendaient l'honneur et le droit, ces chimeres.
    Venez, reconnaissez vos enfants, venez, meres!
    Car, pour qui l'allaita, l'homme est toujours l'enfant.
    Tenez; ce front hagard, qu'une balle ouvre et fend,
    C'est l'humble tete blonde ou jadis, pauvre femme,
    Tu voyais rayonner l'aurore et poindre l'ame;
    Ces levres, dont l'ecume a souille le gazon,
    O nourrice, apres toi begayaient ta chanson;
    Cette main froide, aupres de ces paupieres closes,
    Fit jaillir ton lait sous ses petits doigts roses;
    Voici le premier-ne, voici le dernier-ne.
    O d'esperance eteinte amas infortune!
    Pleurs profonds! ils vivaient; ils reclamaient leur Tibre;
    Etre jeune n'est pas complet sans etre libre;
    Ils voulaient voir leur aigle immense s'envoler;
    Ils voulaient affranchir, reparer, consoler;
    Chacun portait en soi, pieuse idolatrie,
    Le total des affronts soufferts par la patrie,
    Ils savaient tout compter, tout, hors les ennemis.
    Helas! vous voila donc pour jamais endormis!
    Les heures de lumiere et d'amour sont passees,
    Vous n'effeuillerez plus avec vos fiancees
    L'humble etoile des pres qui rayonne et fleurit….
    Que de sang sur ce pretre, o pale Jesus-Christ!

    Pontife elu que l'ange a touche de sa palme,
    A qui Dieu commanda de tenir, doux et calme,
    Son evangile ouvert sur le monde orphelin,
    O frere universel a la robe de lin,
    A demi dans la chaire, a demi dans la tombe,
    Serviteur de l'agneau, gardien de la colombe,
    Qui des cieux dans ta main portes le lys tremblant,
    Homme pres de ta fin, car ton front est tout blanc
    Et le vent du sepulcre en tes cheveux se joue,
    Vicaire de celui qui tendait l'autre joue,
    A cette heure, o semeur des pardons infinis,
    Ce qui plait a ton coeur et ce que tu benis
    Sur notre sombre terre ou l'ame humaine lutte,
    C'est un fusil tuant douze hommes par minute!

    Jules deux reparait sous sa mitre de fer.
    La papaute feroce avoue enfin l'enfer.

    Certes, l'outil du meurtre a bien rempli sa tache;
    Ces rois! leur foudre est traitre et leur tonnerre est lache.
    Avoir ete trop grands, francais, c'est importun.
    Jadis un contre dix, aujourd'hui dix contre un.
    France, on te deshonore, on te traine, on te lie,
    Et l'on te force a mettre au bagne l'Italie.
    Voila ce qu'on te fait, colosse en proie aux nains!
    Un ruisseau fumant coule au flanc des Apennins.

II

    O sinistre vieillard, te voila responsable
    Du vautour deterrant un crane dans le sable,
    Et du croassement lugubre des corbeaux!
    Emplissez desormais ses visions, tombeaux,
    Paysages hideux ou rodent les belettes,
    Silhouettes d'oiseaux perches sur des squelettes!
    S'il dort, apparais-lui, champ de bataille noir!

    Les canons sont tout chauds; ils ont fait leur devoir,
    La mitraille invoquee a tenu sa promesse;
    C'est fait. Les morts sont morts. Maintenant dis la messe.
    Prends dans tes doigts l'hostie en t'essuyant un peu,
    Car il ne faudrait pas mettre du sang a Dieu!
    Du reste tout est bien. La France n'est pas fiere;
    Le roi de Prusse a ri; le denier de Saint-Pierre
    Prospere, et l'irlandais donne son dernier sou;
    Le peuple cede et met en terre le genou;
    De peur qu'on ne le fauche, il plie, etant de l'herbe;
    On reprend Frosinone et l'on rentre a Viterbe;
    Le czar a commande son service divin;
    Partout ou quelque mort blemit dans un ravin,
    Le rat joyeux le ronge en tremblant qu'il ne bouge;
    Ici la terre est noire; ici la plaine est rouge;

    Garibaldi n'est plus qu'un vain nom immortel,
    Comme Leonidas, comme Guillaume Tell;
    Le pape, a la Sixtine, au Gesu, chez les Carmes,
    Met tous ses diamants; tendre, il repand des larmes
    De joie; il est tres doux; il parle du succes
    De ses armes, du sang verse, des bons francais,
    Des quantites de plomb que la bombarde jette,
    Modestement, les yeux baisses, comme un poete
    Se fait un peu prier pour reciter ses vers.
    De convois de blesses les chemins sont couverts.
    Partout rit la victoire.

Utilite des traitres.

    Dans les perles, la soie et l'or, parmi tes reitres
    Qu'hier, du doigt, aux champs de meurtre tu guidais,
    Pape, assis sur ton trone et siegeant sous ton dais,
    Coiffe de ta tiare aux trois couronnes, pretre,
    Tu verras quelque jour au Vatican peut-etre
    Entrer un homme triste et de haillons vetu,
    Un pauvre, un inconnu. Tu lui diras:—Qu'es-tu,
    Passant? que me veux-tu? sors-tu de quelque geole?
    Pourquoi voit-on ces brins de laine a ton epaule?
    —Une brebis etait tout a l'heure dessus,
    Repondra-t-il. Je viens de loin. Je suis Jesus.

III

    Une chaine au heros! une corde a l'apotre!
    John Brown, Garibalbi, passez l'un apres l'autre.
    Quel est ce prisonnier? c'est le liberateur.
    Sur la terre, en tous lieux, du pole a l'equateur,
    L'iniquite prevaut, regne, triomphe, et mene
    De force aux lachetes la conscience humaine.
    O prodiges de honte! etranges impudeurs!
    On accepte un soufflet par des ambassadeurs.
    On jette aux fers celui qui nous a fait l'aumone.
    —Tu sais, je t'ai blame de lui donner-ce trone!
    On etait gentilhomme, on devient alguazil.
    Debiteur d'un royaume, on paie avec l'exil.

    Pourquoi pas? on est vil. C'est qu'on en recoit l'ordre.
    Rampons. Lecher le maitre est plus sur que le mordre.
    D'ailleurs tout est logique. Ou sont les contre-sens?
    La gloire a le cachot, mais le crime a l'encens;
    De quoi vous plaignez-vous? L'infame etant l'auguste,
    Le vrai doit etre faux, et la balance est juste.
    On dit au soldat: frappe! il doit frapper. La mort
    Est la servante sombre aux ordres du plus fort.
    Et puis, l'aigle peut bien venir en aide au cygne!
    Mitrailler est le dogme et croire est la consigne.

    Qu'est pour nous le soldat? du fer sur un valet.
    Le pape veut avoir son Sadowa; qu'il l'ait.
    Quoi donc! en viendra-t-on dans le siecle ou nous sommes
    A mettre en question le vieux droit qu'ont les hommes
    D'obeir a leur prince et de s'entre-tuer?
    Au pretendu progres pourquoi s'evertuer
    Quand l'humble populace est surtout coutumiere?
    La masse a plus de calme ayant moins de lumiere.
    Tous les grands interets des peuples, l'echafaud,
    La guerre, le budget, l'ignorance qu'il faut,
    Courent moins de dangers, et sont en equilibre
    Sur l'homme garrotte mieux que sur l'homme libre.
    L'homme libre se meut et cause un tremblement.
    Un Garibaldi peut tout rompre a tout moment;
    Il entraine apres lui la foule, qui deserte
    Et passe a l'Ideal. C'est grave. On comprend, certe,
    Que la societe, sur qui veillent les cours,
    Doit trembler et fremir et crier au secours,
    Tant qu'un heros n'est pas mis hors d'etat de nuire.

Le phare, aux yeux de l'ombre, est coupable de luire.

IV

    Votre Garibaldi n'a pas trouve le joint.
    Ca, le but de tout homme ici-bas n'est-il point
    De tacher d'etre dupe aussi peu que possible?
    Jouir est bon. La vie est un tir a la cible.
    Le scrupule en haillons grelotte; je le plains.
    Rien n'a plus de vertu que les coffres-forts pleins.
    Il est de l'interet de tous qu'on ait des princes
    Qui fassent refluer leur or dans les provinces;
    C'est pour cela qu'un roi doit etre riche; avoir
    Une liste civile enorme est son devoir;
    Le pape, qu'on voudrait confiner dans les astres,
    Est un roi comme un autre. Il a besoin de piastres,
    Que diable! L'opulence est le droit du saint lieu;
    Il faut dorer le pape afin de prouver Dieu;
    N'avoir pas une pierre ou reposer sa tete
    Est bon pour Jesus-Christ. La loque est deshonnete.
    Voyons la question par le cote moral;
    Le but du colonel est d'etre general,
    Le but du marechal est d'etre connetable!
    Avant tout, mon paiement. Mettons cartes sur table.
    Un renegat a tort tant qu'il n'est pas muchir;
    Alors il a raison. S'arrondir, s'enrichir,
    Tout est la. Regardez, nous prenons les Hanovres.
    Et quant a ces bandits qui veulent rester pauvres,
    Ils sont les ennemis publics. Sus! hors la loi!
    Ils donnent le mauvais exemple. Coffrez-moi
    Ce gueux, qui, dictateur, n'a rien mis dans sa poche.

    On se heurte au battant lorsqu'on touche a la cloche,
    Et lorsqu'on touche au pretre on se heurte au soudard.
    Morbleu, la papaute n'est pas un objet d'art!

    Par le sabre en Espagne, en Prusse par la schlague,
    Par la censure en France, on modere, on elague
    L'exces de reverie et de tendance au droit.
    Le peuple est pour le prince un soulier fort etroit;
    L'elargir en l'usant aux marches militaires
    Est utile. Un pontife en ses sermons austeres,
    Sait rattacher au ciel nos lois, qu'on nomme abus,
    Et le knout en latin s'appelle Syllabus.
    L'ordre est tout. Le fusil Chassepot est suave.
    Le progres est beni; dans quoi? dans le zouave!
    Les boulets sont benis dans leurs coups; le chacal
    Est beni dans sa faim, s'il est pontifical.
    Nous trouvons excellent, quant a nous, que le pape
    Rie au nez de ce siecle inepte, ecrase, frappe;
    Et, du moment qu'on veut lui prendre son argent,
    Se fasse carrement recruteur et sergent,
    Pousse a la guerre, et crie: a mort quiconque est libre!
    Qu'il recommande au prone un obus de calibre,
    Qu'il dise en achevant sa priere: egorgez!
    Envoie aux combattants force fourgons charges,
    De la poudre, du fer, du plomb, et ravitaille
    L'extermination sur les champs de bataille!

V

    Qu'il aille donc! qu'il aille, emportant son mandat,
    Ce chevalier errant des peuples, ce soldat.
    Ce paladin, ce preux de l'ideal! qu'il parte.
    Nous, les proscrits d'Athene, a ce proscrit de Sparte,
    Ouvrons nos seuils; qu'il soit notre hote maintenant;
    Qu'en notre maison sombre il entre rayonnant.
    Oui, viens, chacun de nous, frere a l'ame meurtrie,
    Veut avec son exil te faire une patrie!
    Viens, assieds-toi chez ceux qui n'ont plus de foyer.
    Viens, toi qu'on a pu vaincre et qu'on n'a pu ployer!
    Nous chercherons quel est le nom de l'esperance;
    Nous dirons: Italie! et tu repondras: France!
    Et nous regarderons, car le soir fait rever,
    En attendant les droits, les astres se lever.
    L'amour du genre humain se double d'une haine
    Egale au poids du joug, au froid noir de la chaine,
    Aux mensonges du pretre, aux cruautes du roi.
    Nous sommes rugissants et terribles. Pourquoi?
    Parce que nous aimons. Toutes ces humbles tetes,
    Nous voulons les voir croitre et nous sommes des betes
    Dans l'antre, et nous avons les peuples pour petits.
    Jetes au meme ecueil, mais non pas engloutis,
    Frere, nous nous dirons tous les deux notre histoire;
    Tu me raconteras Palerme et ta victoire,
    Je te dirai Paris, sa chute et nos sanglots,
    Et nous lirons ensemble Homere au bord des flots.
    Puis tu continueras ta marche apre et hardie.

Et, la-bas, la lueur deviendra l'incendie.

VI

    Ah! race italienne, il etait ton appui!
    Ah! vous auriez eu Rome, o peuples, grace a lui,
    Grace au bras du guerrier, grace au coeur du prophete.
    D'abord il l'eut donnee, ensuite il l'eut refaite.

    Oui, calme, ayant en lui de la grandeur assez
    Pour s'ajouter sans trouble aux heros trepasses,
    Il eut reforge Rome; il eut mele l'exemple
    Du vieux sepulcre avec l'exemple du vieux temple;
    Il eut mele Turin, Pise, Albe, Velletri,
    Le Capitole avec le Vesuve, et petri
    L'ame de Juvenal avec l'ame de Dante;
    Il eut trempe d'airain la fibre independante;
    Il vous eut des titans montre les fiers chemins.
    Pleurez, italiens! il vous eut faits romains.

VII

    Le crime est consomme. Qui l'a commis? Ce pape?
    Non. Ce roi? non. Le glaive a leur bras faible echappe.
    Qui donc est le coupable alors? Lui. L'homme obscur;
    Celui qui s'embusqua derriere notre mur;
    Le fils du Sinon grec et du Judas biblique;
    Celui qui, souriant, guetta la republique,
    Son serment sur le front, son poignard a la main.

    Il est parmi vous, rois, o groupe a peine humain,
    Un homme que l'eclair de temps en temps regarde.
    Ce condamne, qui triple autour de lui sa garde,
    Perd sa peine. Son tour approche. Quand? Bientot.
    C'est pourquoi l'on entend un grondement la-haut.
    L'ombre est sur vos palais, o rois. La nuit l'apporte.
    Tel que l'executeur frappant a votre porte,
    Le tonnerre demande a parler a quelqu'un.

    Et cependant l'odeur des morts, affreux parfum
    Qui se mele a l'encens des Tedeums superbes,
    Monte du fond des bois, du fond des pres pleins d'herbes,
    Des steppes, des marais, des vallons, en tous lieux!
    Au fatal boulevard de Paris oublieux,
    Au Mexique, en Pologne, en Crete ou la nuit tombe,
    En Italie, on sent un miasme de tombe,
    Comme si, sur ce globe et sous le firmament,
    Etant dans sa saison d'epanouissement,
    Vaste mancenillier de la terre en demence,
    Le carnage vermeil ouvrait sa fleur immense.
    Partout des egorges! des massacres partout!
    Le cadavre est a terre et l'idee est debout.

    Ils gisent etendus dans les plaines farouches,
    L'appel aux armes flotte au-dessus de leurs bouches.
    On les dirait semes. Ils le sont. Le sillon
    Se nomme liberte. La mort est l'aquilon,
    Et les morts glorieux sont la graine sublime
    Qu'elle disperse au loin sur l'avenir, abime.
    Germez, heros! et vous, cadavres, pourrissez.
    Fais ton oeuvre, o mystere! epars, nus, herisses,
    Beants, montrant au ciel leurs bras coupes qui pendent,
    Tous ces extermines immobiles attendent.

    Et tandis que les rois, joyeux et desastreux,
    Font une fete auguste et triomphale entre eux,
    Tandis que leur olympe abonde, au fond des nues,
    En fanfare, en festins, en joie, en gorges nues,
    Rit, chante, et, sur nos fronts, montre aux hommes contents
    Une fraternite de czars et de sultans,
    De son cote, la-bas, au desert, sous la bise,
    Dans l'ombre avec la mort le vautour fraternise;
    Les betes du sepulcre ont leur vil rendez-vous;
    Le freux, la louche orfraie, et le pygargue roux,
    L'apre autour, les milans, feroces hirondelles,
    Volent droit aux charniers, et tous a tire-d'ailes.
    Se hatent vers les morts, et ces rauques oiseaux
    S'abattent, l'un mordant la chair, l'autre les os,
    Et, criant, s'appelant, le feu sous les paupieres,
    Viennent boire le sang qui coule entre les pierres.

VIII

    O peuple, noir dormeur, quand t'eveilleras-tu?
    Rester couche sied mal a qui fut abattu.
    Tu dors, avec ton sang sur les mains, et, stigmate
    Que t'a laisse l'abjecte et dure casemate,
    La marque d'une corde autour de tes poignets.
    Qu'as-tu fait de ton ame, o toi qui t'indignais?
    L'empire est une cave, et toutes les especes
    De nuit te tiennent pris sous leurs brumes epaisses.
    Tu dors, oubliant tout, ta grandeur, son complot,
    La liberte, le droit, ces lumieres d'en haut;
    Tu fermes les yeux, lourd, gisant sous d'affreux voiles,
    Sans souci de l'affront que tu fais aux etoiles!
    Allons, remue. Allons, mets-toi sur ton seant.
    Qu'on voie enfin bouger le torse du geant.
    La longueur du sommeil devient ignominie.
    Es-tu las? es-tu sourd? es-tu mort? Je le nie.
    N'as-tu pas conscience en ton accablement
    Que l'opprobre s'accroit de moment en moment?
    N'entends-tu pas qu'on marche au-dessus de ta tete?
    Ce sont les rois. Ils font le mal. Ils sont en fete.
    Tu dors sur ce fumier! Toi qui fus citoyen,
    Te voila devenu bete de somme. Eh bien,
    L'ane se leve, et brait; le boeuf se dresse, et beugle.
    Cherche donc dans ta nuit puisqu'on t'a fait aveugle!

    O toi qui fus si grand, debout! car il est tard.
    Dans cette obscurite l'on peut mettre au hasard
    La main sur de la honte ou bien sur de la gloire;
    Etends le bras le long de la muraille noire;
    L'inattendu dans l'ombre ici peut se cacher;
    Tu parviendras peut-etre a trouver, a toucher,
    A saisir une epee entre tes poings funebres,
    Dans le tatonnement farouche des tenebres!

Hauteville-House, novembre 1867.

Un mois ne s'etait pas ecoule depuis la publication de ce poeme, que dix-sept traductions en avaient deja paru, dont quelques-unes en vers. Le dechainement de la presse clericale augmenta le retentissement.

Garibaldi repondit a Victor Hugo par un poeme en vers francais, noble remerciement d'une grande ame.

La publication du poeme de Victor Hugo donna lieu a un incident. En ce moment-la (novembre 1867), on jouait Hernani au Theatre-Francais, et l'on allait jouer Ruy Blas a l'Odeon. Les representations d'Hernani furent arretees, et Victor Hugo recut a Guernesey la lettre suivante:

"Le directeur du Theatre imperial de l'Odeon a l'honneur d'informer M.
Victor Hugo que la reprise de Ruy Blas est interdite.

"CHILLY."

Victor Hugo repondit:

"A M. Louis Bonaparte, aux Tuileries.

"Monsieur, je vous accuse reception de la lettre signee CHILLY.

"VICTOR HUGO."

IX

LES ENFANTS PAUVRES

Noel. Decembre 1867.

J'eprouve toujours un certain embarras a voir tant de personnes reunies autour d'une chose si simple et si petite. Moi, solitaire, une fois par an j'ouvre ma maison. Pourquoi? Pour montrer a qui veut la voir une humble fete, une heure de joie donnee, non par moi, mais par Dieu, a quarante enfants pauvres. Toute l'annee la misere, un jour la joie. Est-ce trop!

Mesdames, c'est a vous que je m'adresse, car a qui offrir la joie des enfants, si ce n'est au coeur des femmes?—Pensez toutes a vos enfants en voyant ceux-ci, et, dans la mesure de vos forces, et pour commencer des l'enfance la fraternite des hommes, faites, vous qui etes des meres heureuses et favorisees, faites que les petits riches ne soient pas envies par les petits pauvres! Semons l'amour. C'est ainsi que nous apaiserons l'avenir.

Comme je le disais l'an dernier, a pareille occasion, faire du bien a quarante enfants est un fait insignifiant; mais si ce nombre de quarante enfants pouvait, par le concours de tous les bons coeurs, s'accroitre indefiniment, alors il y aurait un exemple utile. Et c'est dans ce but de propagande que j'ai consenti a laisser se repandre un peu de publicite sur le Diner des enfants pauvres institue a Hauteville-House.

Cette petite fondation a donc deux buts principaux, un but d'hygiene et un but de propagande.

Au point de vue de l'hygiene, reussit-elle? Oui. La preuve la voici: depuis six ans que ce Diner des enfants pauvres est fonde a Hauteville-House, sur quarante enfants qui y prennent part, deux seulement sont morts. Deux en six ans! Je livre ce fait aux reflexions des hygienistes et des medecins.

Au point de vue de la propagande, reussit-elle? Oui. Des Diners hebdomadaires pour l'enfance pauvre, fondes sur le modele de celui-ci, commencent a s'etablir un peu partout; en Suisse, en Angleterre, surtout en Amerique. J'ai recu hier un journal anglais, le Leith Pilot, qui en recommande vivement l'etablissement.

L'an dernier je vous lisais une lettre, inseree dans le Times, annoncant a Londres la fondation d'un diner de 320 enfants. Aujourd'hui voici une lettre que m'ecrit lady Thompson, tresoriere d'un Diner d'enfants pauvres dans la paroisse de Marylebone, ou sont admis 6,000 enfants. De 300 a 6,000, c'est la une progression magnifique, d'une annee a l'autre. Je felicite et je remercie ma noble correspondante, lady Thompson. Grace a elle et a ses honorables amis, l'idee du solitaire a fructifie. Le petit ruisseau de Guernesey est devenu a Londres un grand fleuve.

Un dernier mot.

Tous, tant que nous sommes, nous avons ici-bas des devoirs de diverses sortes. Dieu nous impose d'abord les devoirs severes. Nous devons, dans l'interet de tous les hommes, lutter; nous devons combattre les forts et les puissants, les forts quand ils abusent de la force, les puissants quand ils emploient au mal la puissance; nous devons prendre au collet le despote, quel qu'il soit, depuis le charretier qui maltraite un cheval jusqu'au roi qui opprime un peuple. Resister et lutter, ce sont de rudes necessites. La vie serait dure si elle ne se composait que de cela.

Quelquefois, a bout de forces, on demande, en quelque sorte, grace au devoir. On se tourne vers la conscience: Que veux-tu que j'y fasse? repond la conscience; le devoir est de continuer. Pourtant on interrompt un moment la lutte, on se met a contempler les enfants, les pauvres petits, les frais visages que fait lumineux et roses l'aube auguste de la vie, on se sent emu, on passe de l'indignation a l'attendrissement, et alors on comprend la vie entiere, et l'on remercie Dieu, qui, s'il nous donne les puissants et les mechants a combattre, nous donne aussi les innocents et les faibles a soulager, et qui, a cote des devoirs severes, a place les devoirs charmants. Les derniers consolent des premiers.

1868

Manin au tombeau.—Flourens en prison. La liberte, comprimee en Crete, reparait en Espagne. Apres le devoir envers les hommes, le devoir envers les enfants.

I

MANIN

Victor Hugo, invite par les patriotes venitiens a venir assister a la ceremonie de la translation des cendres de Manin a Venise, repondit par la lettre suivante:

Hauteville-House, 16 mars 1868.

On m'ecrit de Venise, et l'on me demande si j'ai une parole a dire dans cette illustre journee du 22 mars.

Oui. Et cette parole, la voici:

Venise a ete arrachee a Manin comme Rome a Garibaldi.

Manin mort reprend possession de Venise. Garibaldi vivant rentrera a
Rome.

La France n'a pas plus le droit de peser sur Rome que l'Autriche n'a eu le droit de peser sur Venise.

Meme usurpation, qui aura le meme denoument.

Ce denoument, qui accroitra l'Italie, grandira la France.

Car toutes les choses justes que fait un peuple sont des choses grandes.

La France libre tendra la main a l'Italie complete.

Et les deux nations s'aimeront. Je dis ceci avec une joie profonde, moi qui suis fils de la France et petit-fils de l'Italie.

Le triomphe de Manin aujourd'hui predit le triomphe de Garibaldi demain.

Ce jour du 22 mars est un jour precurseur.

De tels sepulcres sont pleins de promesses. Manin fut un combattant et un proscrit du droit; il a lutte pour les principes; il a tenu haut l'epee de lumiere. Il a eu, comme Garibaldi, la douceur heroique. La liberte de l'Italie, visible, quoique voilee, est debout derriere son cercueil. Elle otera son voile.

Et alors elle deviendra la paix tout en restant la liberte.

Voila ce qu'annonce Manin rentrant a Venise.

Dans un mort comme Manin il y a de l'esperance.

VICTOR HUGO.

II

GUSTAVE FLOURENS

En presence de certains faits, un cri d'indignation echappe.

M. Gustave Flourens est un jeune ecrivain de talent. Fils d'un pere devoue a la science, il est devoue au progres. Quand l'insurrection de Crete a eclate, il est alle en Crete. La nature l'avait fait penseur, la liberte l'a fait soldat. Il a epouse la cause cretoise, il a lutte pour la reunion de la Crete a la Grece; il a finalement adopte cette Candie heroique; il a saigne et souffert sur cette terre infortunee, il y a eu chaud et froid, faim et soif; il a guerroye, ce parisien, dans les monts Blancs de Sphakia, il a subi les durs etes et les rudes hivers, il a connu les sombres champs de bataille, et plus d'une fois, apres le combat, il a dormi dans la neige a cote de ceux qui dormaient dans la mort. Il a donne son sang, il a donne son argent. Detail touchant, il lui est arrive de preter trois cents francs a ce gouvernement de Crete, dedaigne, on le comprend, des gouvernements qui s'endettent de treize milliards [note: C'etait a cette epoque la dette de la France sous l'empire. Depuis, Sedan et ses suites ont accru cette dette de dix milliards. Grace a l'aventure finale de l'empire, la France doit dix milliards de plus; il est vrai qu'elle a deux provinces de moins.]. Apres des annees d'un opiniatre devouement, ce francais a ete fait cretois. L'assemblee nationale candiote s'est adjoint M. Gustave Flourens; elle l'a envoye en Grece faire acte de fraternite, et l'a charge d'introduire les deputes cretois au parlement hellenique. A Athenes, M. Gustave Flourens a voulu voir Georges de Danemark, qui est roi de Grece, a ce qu'il parait. M. Gustave Flourens a ete arrete.

Francais, il avait un droit; cretois, il avait un devoir. Devoir et droit ont ete meconnus. Le gouvernement grec et le gouvernement francais, deux complices, l'ont embarque sur un paquebot de passage, et il a ete apporte de force a Marseille. La, il etait difficile de ne pas le laisser libre; on a du le lacher. Mis en liberte, M. Gustave Flourens est immediatement reparti pour la Grece. Moins de huit jours apres avoir ete expulse d'Athenes, il y rentrait. C'etait son devoir. M. Gustave Flourens a accepte une mission sacree, il est le depute d'un peuple qui expire, il est porteur d'un cri d'agonie, il est depositaire du plus auguste des fideicommis, du droit d'une nation; ce fideicommis, il veut y faire honneur; cette mission, il veut la remplir. De la son obstination intrepide. Or, sous de certains regnes, qui fait son devoir, fait un crime. A cette heure, M. Gustave Flourens est hors la loi. Le gouvernement grec le traque, le gouvernement francais le livre, et voici ce que ce lutteur stoique m'ecrit d'Athenes, ou il est cache: Si je suis pris, je m'attends au poison dans quelque cachot.

Dans une autre lettre, qu'on nous ecrit de Grece, nous lisons: Gustave Flourens est abandonne.

Non, il n'est pas abandonne. Que les gouvernements le sachent, ceux qui se croient forts comme la Russie, et ceux qui se sentent faibles comme la Grece, ceux qui torturent la Pologne, comme ceux qui trahissent la Crete, qu'ils le sachent, et qu'ils y songent, la France est une immense force inconnue. La France n'est pas un empire, la France n'est pas une armee, la France n'est pas une circonscription geographique, la France n'est pas meme une masse de trente-huit millions d'hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue; la France est une ame. Ou est-elle? Partout. Peut-etre meme en ce moment est-elle plutot ailleurs qu'en France. Il arrive quelquefois a une patrie d'etre exilee. Une nation comme la France est un principe, et son vrai territoire c'est le droit. C'est la qu'elle se refugie, laissant la terre, devenue glebe, au joug, et le domaine materiel a l'oppression materielle. Non, la Crete, qu'on met hors les nations, n'est pas abandonnee. Non, son depute et son soldat, Gustave Flourens, qu'on met hors la loi, n'est pas abandonne. La verite, cette grande menace, est la, et veille. Les gouvernements dorment ou font semblant, mais il y a quelque part des yeux ouverts. Ces yeux voient et jugent. Ces yeux fixes sont redoutables. Une prunelle ou est la lumiere est une attaque continue a tout ce qui est faux, inique et nocturne. Sait-on pourquoi les cesars, les sultans, les vieux rois, les vieux codes et les vieux dogmes se sont ecroules? C'est parce qu'ils avaient sur eux cette lumiere. Sait-on pourquoi Napoleon est tombe? C'est parce que la justice, debout dans l'ombre, le regardait.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 9 juillet 1868.

Trois semaines apres la publication de cette lettre, Victor Hugo recut le billet que voici:

Naples, 25 juillet 1868.

"Maitre,

"Grace a vous je suis hors de prison et de danger. Les gouvernements ont ete forces, par la conscience publique, de lacher l'homme reclame par Victor Hugo. Barbes vous a du la vie; je vous dois la liberte.

"GUSTAVE FLOURENS."

III

L'ESPAGNE

En 1868, l'homme exile fut frappe deux fois; il perdit coup sur coup sa femme et son petit-fils, le premier-ne de son fils Charles. L'enfant mourut en mars et Mme Victor Hugo en aout. Victor Hugo put garder l'enfant pres de lui; on l'enterra dans la terre d'exil; mais Mme Victor Hugo rentra en France. La mere avait exprime le voeu de dormir pres de sa fille; on l'enterra au cimetiere de Villequier. Le proscrit ne put suivre la morte. De loin, et debout sur la frontiere, il vit le cercueil disparaitre a l'horizon. L'adieu supreme fut dit en son nom sur la tombe de Villequier par une noble voix. Voici les hautes et grandes paroles que prononca Paul Meurice:

"Je voudrais seulement lui dire adieu pour nous tous.

"Vous savez bien, vous qui l'entourez,—pour la derniere fois!—ce qu'etait, ce qu'est cette ame si belle et si douce, cet adorable esprit, ce grand coeur.

"Ah! ce grand coeur surtout! Comme elle aimait aimer! comme elle aimait a etre aimee! comme elle savait souffrir avec ceux qu'elle aimait!

"Elle etait la femme de l'homme le plus grand qui soit, et, par le coeur, elle se haussait a ce genie. Elle l'egalait presque a force de le comprendre.

"Et il faut qu'elle nous quitte! il faut que nous la quittions!

"Elle a deja, elle, retrouve a aimer. Elle a retrouve ses deux enfants, ici (montrant la fosse)—et la (montrant le ciel).

"Victor Hugo m'a dit a la frontiere, hier soir: "Dites a ma fille qu'en attendant je lui envoie sa mere." C'est dit, et je crois que c'est entendu.

"Et maintenant, adieu donc! adieu pour les presents! adieu pour les absents! adieu, notre amie; adieu, notre soeur!

"Adieu, mais au revoir!

Mais le devoir ne lache pas prise. Il a d'imperieuses urgences. Mme Victor Hugo, on vient de le voir, etait morte en aout. En octobre, l'ecroulement de la royaute en Espagne redonnait la parole a Victor Hugo. Mis en demeure par de si decisifs evenements, il dut, quel que fut son deuil, rompre le silence.

A L'ESPAGNE

Un peuple a ete pendant mille ans, du sixieme au seizieme siecle, le premier peuple de l'Europe, egal a la Grece par l'epopee, a l'Italie par l'art, a la France par la philosophie; ce peuple a eu Leonidas sous le nom de Pelage, et Achille sous le nom de Cid; ce peuple a commence par Viriate et a fini par Riego; il a eu Lepante, comme les grecs ont eu Salamine; sans lui Corneille n'aurait pas cree la tragedie et Christophe Colomb n'aurait pas decouvert l'Amerique; ce peuple est le peuple indomptable du Fuero-Juzgo; presque aussi defendu que la Suisse par son relief geologique, car le Mulhacen est au mont Blanc comme 18 est a 24, il a eu son assemblee de la foret, contemporaine du forum de Rome, meeting des bois ou le peuple regnait deux fois par mois, a la nouvelle lune et a la pleine lune; il a eu les cortes a Leon soixante-dix-sept ans avant que les anglais eussent le parlement a Londres; il a eu son serment du Jeu de Paume a Medina del Campo, sous Don Sanche; des 1133, aux cortes de Borja, il a eu le tiers etat preponderant, et l'on a vu dans l'assemblee de cette nation une seule ville, comme Saragosse, envoyer quinze deputes; des 1307, sous Alphonse III, il a proclame le droit et le devoir d'insurrection; en Aragon il a institue l'homme appele Justice, superieur a l'homme appele Roi; il a dresse en face du trone le redoutable sino no; il a refuse l'impot a Charles-Quint. Naissant, ce peuple a tenu en echec Charlemagne, et, mourant, Napoleon. Ce peuple a eu des maladies et subi des vermines, mais, en somme, n'a pas ete plus deshonore par les moines que les lions par les poux. Il n'a manque a ce peuple que deux choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la navigation, par l'aventure, par l'industrie, par le commerce, par l'invention appliquee au globe, par la creation des itineraires inconnus, par l'initiative, par la colonisation universelle, il a ete une Angleterre, avec l'isolement de moins et le soleil de plus. Il a eu des capitaines, des docteurs, des poetes, des prophetes, des heros, des sages. Ce peuple a l'Alhambra, comme Athenes a le Parthenon, et a Cervantes, comme nous avons Voltaire. L'ame immense de ce peuple a jete sur la terre tant de lumiere que pour l'etouffer il a fallu Torquemada; sur ce flambeau, les papes ont pose la tiare, eteignoir enorme. Le papisme et l'absolutisme se sont ligues pour venir a bout de cette nation. Puis toute sa lumiere, ils la lui ont rendue en flamme, et l'on a vu l'Espagne liee au bucher. Ce quemadero demesure a couvert le monde, sa fumee a ete pendant trois siecles le nuage hideux de la civilisation, et, le supplice fini, le brulement acheve, on a pu dire: Cette cendre, c'est ce peuple.

Aujourd'hui, de cette cendre cette nation renait. Ce qui est faux du phenix est vrai du peuple.

Ce peuple renait. Renaitra-t-il petit? Renaitra-t-il grand? Telle est la question.

Reprendre son rang, l'Espagne le peut. Redevenir l'egale de la France et de l'Angleterre. Offre immense de la providence. L'occasion est unique. L'Espagne la laissera-t-elle echapper?

Une monarchie de plus sur le continent, a quoi bon? L'Espagne sujette d'un roi sujet des puissances, quel amoindrissement! D'ailleurs etablir a cette heure une monarchie, c'est prendre de la peine pour peu de temps. Le decor va changer.

Une republique en Espagne, ce serait le hola en Europe; et le hola dit aux rois, c'est la paix; ce serait la France et la Prusse neutralisees, la guerre entre les monarchies militaires impossible par le seul fait de la revolution presente, la museliere mise a Sadowa comme a Austerlitz, la perspective des tueries remplacee par la perspective du travail et de la fecondite, Chassepot destitue au profit de Jacquart; ce serait l'equilibre du continent brusquement fait aux depens des fictions par ce poids dans la balance, la verite; ce serait cette vieille puissance, l'Espagne, regeneree par cette jeune force, le peuple; ce serait, au point de vue de la marine et du commerce, la vie rendue a ce double littoral qui a regne sur la Mediterranee avant Venise et sur l'Ocean avant l'Angleterre; ce serait l'industrie fourmillant la ou croupit la misere; ce serait Cadix egale a Southampton, Barcelone egale a Liverpool, Madrid egale a Paris. Ce serait le Portugal, a un moment donne, faisant retour a l'Espagne, par la seule attraction de la lumiere et de la prosperite; la liberte est l'aimant des annexions. Une republique en Espagne, ce serait la constatation pure et simple de la souverainete de l'homme sur lui-meme, souverainete indiscutable, souverainete qui ne se met pas aux voix; ce serait la production sans tarif, la consommation sans douane, la circulation sans ligature, l'atelier sans proletariat, la richesse sans parasitisme, la conscience sans prejuges, la parole sans baillon, la loi sans mensonge, la force sans armee, la fraternite sans Cain; ce serait le travail pour tous, l'instruction pour tous, la justice pour tous, l'echafaud pour personne; ce serait l'ideal devenu palpable, et, de meme qu'il y a l'hirondelle-guide, il y aurait la nation-exemple. De peril point. L'Espagne citoyenne, c'est l'Espagne forte; l'Espagne democratie, c'est l'Espagne citadelle. La republique en Espagne, ce serait la probite administrant, la verite gouvernant, la liberte regnant; ce serait la souveraine realite inexpugnable; la liberte est tranquille parce qu'elle est invincible, et invincible parce qu'elle est contagieuse. Qui l'attaque la gagne. L'armee envoyee contre elle ricoche sur le despote. C'est pourquoi on la laisse en paix. La republique en Espagne, ce serait, a l'horizon, l'irradiation du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement; ce serait ce geant, le droit, debout en Europe, derriere cette barricade, les Pyrenees.

Si l'Espagne renait monarchie, elle est petite.

Si elle renait republique, elle est grande.

Qu'elle choisisse.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 octobre 1868.

IV

SECONDE LETTRE A L'ESPAGNE

De plusieurs points de l'Espagne, de la Corogne, par l'organe du comite democratique, d'Oviedo, de Seville, de Barcelone, de Saragosse, la ville patriote, de Cadix, la ville revolutionnaire, de Madrid, par la genereuse voix d'Emilio Castelar, un deuxieme appel m'est fait. On m'interroge. Je reponds.

De quoi s'agit-il? De l'esclavage.

L'Espagne, qui d'une seule secousse vient de rejeter tous les vieux opprobres, fanatisme, absolutisme, echafaud, droit divin, gardera-t-elle de tout ce passe ce qu'il y a de plus odieux, l'esclavage? Je dis: Non!

Abolition, et abolition immediate. Tel est le devoir.

Est-ce qu'il y a lieu d'hesiter? Est-ce que c'est possible? Quoi! ce que l'Angleterre a fait en 1838, ce que la France a fait en 1848, en 1868 l'Espagne ne le ferait pas! Quoi! etre une nation affranchie, et avoir sous ses pieds une race asservie et garrottee! Quoi! ce contresens! etre chez soi la lumiere, et hors de chez soi la nuit! etre chez soi la justice, et hors de chez soi l'iniquite! citoyen ici, negrier la! faire une revolution qui aurait un cote de gloire et un cote d'ignominie! Quoi! apres la royaute chassee, l'esclavage resterait! il y aurait pres de vous un homme qui serait a vous, un homme qui serait votre chose! vous auriez sur la tete un bonnet de liberte pour vous et a la main une chaine pour lui! Qu'est-ce que le fouet du planteur? c'est le sceptre du roi, naif et dedore. L'un brise, l'autre tombe.

Une monarchie a esclaves est logique. Une republique a esclaves est cynique. Ce qui rehausse la monarchie deshonore la republique. La republique est une virginite.

Or, des a present, et sans attendre aucun vote, vous etes republique. Pourquoi? parce que vous etes la grande Espagne. Vous etes republique; l'Europe democratique en a pris acte. O espagnols! vous ne pouvez rester fiers qu'a la condition de rester libres. Dechoir vous est impossible. Croitre est dans la nature; se rapetisser, non.

Vous resterez libres. Or la liberte est entiere. Elle a la sombre jalousie de sa grandeur et de sa purete. Aucun compromis. Aucune concession. Aucune diminution. Elle exclut en haut la royaute et en bas l'esclavage.

Avoir des esclaves, c'est meriter d'etre esclave. L'esclave au-dessous de vous justifie le tyran au-dessus de vous.

Il y a dans l'histoire de la traite une annee hideuse, 1768. Cette annee-la le maximum du crime fut atteint; l'Europe vola a l'Afrique cent quatre mille noirs, qu'elle vendit a l'Amerique. Cent quatre mille! jamais si effroyable chiffre de vente de chair humaine ne s'etait vu. Il y a de cela juste cent ans. Eh bien! celebrez ce centenaire par l'abolition de l'esclavage; qu'a une annee infame une annee auguste reponde; et montrez qu'entre l'Espagne de 1768 et l'Espagne de 1868 il y a plus qu'un siecle, il y a un abime, il y a l'infranchissable profondeur qui separe le faux du vrai, le mal du bien, l'injuste du juste, l'abjection de la gloire, la monarchie de la republique, la servitude de la liberte. Precipice toujours ouvert derriere le progres; qui recule y tombe.

Un peuple s'augmente de tous les hommes qu'il affranchit. Soyez la grande Espagne complete. Ce qu'il vous faut, c'est Gibraltar de plus et Cuba de moins.

Un dernier mot. Dans la profondeur du mal, despotisme et esclavage se rencontrent et produisent le meme effet. Pas d'identite plus saisissante. Le joug de l'esclavage est plus encore peut-etre sur le maitre que sur l'esclave. Lequel des deux possede l'autre? question. C'est une erreur de croire qu'on est le proprietaire de l'homme qu'on achete ou qu'on vend; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa rudesse, sa grossierete, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les partager; sinon, vous vous feriez horreur a vous-meme. Ce noir, vous le croyez a vous; c'est vous qui etes a lui. Vous lui avez pris son corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s'etablit entre vous et lui un mysterieux niveau. L'esclave vous chatie d'etre son maitre. Tristes et justes represailles, d'autant plus terribles que l'esclave, votre sombre dominateur, n'en a pas conscience. Ses vices sont vos crimes; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un esclave dans une maison, c'est une ame farouche qui est chez vous, et qui est en vous. Elle vous penetre et vous obscurcit, lugubre empoisonnement. Ah! l'on ne commet pas impunement ce grand crime, l'esclavage! La fraternite meconnue devient fatalite. Si vous etes un peuple eclatant et illustre, l'esclavage, accepte comme institution, vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au cou de l'esclave, c'est le meme cercle, et votre ame de peuple y est enfermee. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le negre. L'esclave vous impose ses tenebres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie. Par l'esclave, l'Europe s'inocule l'Afrique.

O noble peuple espagnol! c'est la, pour vous, la deuxieme liberation. Vous vous etes delivre du despote; maintenant delivrez-vous de l'esclave.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 novembre 1868.

V

LES ENFANTS PAUVRES

Noel 1868.

Les deuils qui nous eprouvent n'empechent pas qu'il y ait des pauvres. Si nous pouvions oublier ce que souffrent les autres, ce que nous souffrons nous-memes nous en ferait souvenir; le deuil est un appel au devoir.

La petite institution d'assistance pour l'enfance, que j'ai fondee il y a sept ans, a Guernesey, dans ma maison, fructifie, et vous, mesdames, qui m'ecoutez avec tant de grace, vous serez sensibles a cette bonne nouvelle.

Ce n'est pas de ce que je fais ici qu'il est question, mais de ce qui se fait au dehors. Ce que je fais n'est rien, et ne vaut pas la peine d'en parler.

Cette fondation du Diner des Enfants pauvres n'a qu'une chose pour elle, c'est d'etre une idee simple. Aussi a-t-elle ete tout de suite comprise, surtout dans les pays de liberte, en Angleterre, en Suisse et en Amerique; la elle est appliquee sur une grande echelle.—Je note le fait sans y insister, mais je crois qu'il y a une certaine affinite entre les idees simples et les pays libres.

Pour que vous jugiez du progres que fait l'idee du Diner des Enfants pauvres, je vous citerai seulement deux ou trois chiffres. Ces chiffres, je les prends en Angleterre, je les prends a Londres, c'est-a-dire chez vous.

Vous avez pu lire dans les journaux la lettre que m'a adressee l'honorable lady Thompson. Dans la seule paroisse de Marylebone, en l'annee 1868, le nombre des enfants assistes s'est eleve de 5,000 a 7,850. Une societe d'assistance, intitulee Childrens' Provident Society, vient de se fonder, Maddox street, Regent's street, au capital de vingt mille livres sterling. Enfin, troisieme fait, vous vous rappelez que l'an dernier, a pareil jour, je me felicitais de lire dans les journaux anglais que l'idee de Hauteville-House avait fructifie a Londres, au point qu'on y secourait trente mille enfants. Eh bien, lisez aujourd'hui l'excellent journal l'Express du 17 decembre, vous y constaterez une progression magnifique. En 1866, il y avait a Londres six mille enfants secourus de la facon que j'ai indiquee; en 1867, trente mille; en 1868, il y en a cent quinze mille.

A ces 115,000 ajoutez les 7,850 de Marylebone, societe distincte, et vous aurez un total de 122,850 enfants secourus.

Ce que c'est qu'un grain mis dans le sillon, quand Dieu consent a le feconder! Combien voyez-vous ici d'enfants? Quarante. C'est bien peu. Ce n'est rien. Eh bien, chacun de ces quarante enfants en produit au dehors trois mille, et les quarante enfants de Hauteville-House deviennent a Londres cent vingt mille.

Je pourrais citer d'autres faits encore, je m'arrete. Je parle de moi, mais c'est malgre moi. Dans tout ceci aucun honneur ne me revient, et mon merite est nul. Toutes les actions de graces doivent etre adressees a mes admirables cooperateurs d'Angleterre et d'Amerique.

Un mot pour terminer.

Je trouve l'exil bon. D'abord, il m'a fait connaitre cette ile hospitaliere; ensuite, il m'a donne le loisir de realiser cette idee que j'avais depuis longtemps, un essai pratique d'amelioration immediate du sort des enfants—des pauvres enfants—au point de vue de la double hygiene, c'est-a-dire de la sante physique et de la sante intellectuelle. L'idee a reussi. C'est pourquoi je remercie l'exil.

Ah! je ne me lasserai jamais de le dire:—Songeons aux enfants!

La societe des hommes est toujours, plus ou moins, une societe coupable. Dans cette faute collective que nous commettons tous, et qui s'appelle tantot la loi, tantot les moeurs, nous ne sommes surs que d'une innocence, l'innocence des enfants.

Eh bien, aimons-la, nourrissons-la, vetissons-la, donnons-lui du pain et des souliers, guerissons-la, eclairons-la, venerons-la.

Quant a moi,—etes-vous curieux de savoir mon opinion politique?—je vais vous la dire. Je suis du parti de l'innocence. Surtout du parti de l'innocence punie—pourquoi, mon Dieu?—par la misere.

Quelles que soient les douleurs de cette vie, je ne m'en plaindrai pas, s'il m'est donne de realiser les deux plus hautes ambitions qu'un homme puisse avoir sur la terre. Ces deux ambitions, les voici: etre esclave, et etre serviteur. Esclave de la conscience, et serviteur des pauvres.

1869

La Grece se tourne vers l'Amerique. Declaration de guerre prochaine et de paix future. Le Rappel.—Le congres de Lausanne.—Peabody mort. Charles Hugo condamne.—Le 29 octobre a Paris. Symptomes de l'ecroulement de l'empire. Les enfants pauvres.

I

LA CRETE

A M. VOLOUDAKI

PRESIDENT DU GOUVERNEMENT DE LA CRETE

Monsieur,

Votre lettre eloquente m'a vivement touche. Oui, vous avez raison de compter sur moi. Le peu que je suis et le peu que je puis appartient a votre noble cause. La cause de la Crete est celle de la Grece, et la cause de la Grece est celle de l'Europe. Ces enchainements-la echappent aux rois et sont pourtant la grande logique. La diplomatie n'est autre chose que la ruse des princes contre la logique de Dieu. Mais, dans un temps donne, Dieu a raison.

Dieu et droit sont synonymes. Je ne suis qu'une voix, opiniatre, mais perdue dans le tumulte triomphal des iniquites regnantes. Qu'importe? ecoute ou non, je ne me lasserai pas. Vous me dites que la Crete me demande ce que l'Espagne m'a demande. Helas! je ne puis que pousser un cri. Pour la Crete, je l'ai fait deja, je le ferai encore.

Puisque vous le croyez utile, l'Europe etant sourde, je me tournerai vers l'Amerique. Esperons de ce cote-la.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

APPEL A L'AMERIQUE

Le sombre abandon d'un peuple au viol et a l'egorgement en pleine civilisation est une ignominie qui etonnera l'histoire. Ceux qui font de telles taches a ce grand dix-neuvieme siecle sont responsables devant la conscience universelle. Les presents gouvernements mettent la rougeur au front de l'Europe.

A l'heure ou nous sommes, d'un cote il y a des massacres, de l'autre une conversation de diplomates; d'un cote on tue, on decapite, on mutile, on eventre des femmes, des vieillards et des enfants, qu'on laisse pourrir dans la neige ou au soleil, de l'autre on redige des protocoles; les depeches de chancellerie, envolees de tous les points de l'horizon, s'abattent sur la table verte de la conference, et les vautours sur Arcadion. Tel est le spectacle.

Trahir et livrer la Crete, c'est une mauvaise action, et c'est une mauvaise politique.

De deux choses l'une: ou l'insurrection candiote persistera, ou elle expirera; ou la Crete attisera et continuera son flamboiement superbe, ou elle s'eteindra. Dans le premier cas, ce pays sera un heros; dans le second cas, il sera un martyr. Redoutable complication future. Il faut, tot ou tard, compter avec les heros, et plus encore avec les martyrs. Les heros triomphent par la vie, les martyrs par la mort. Voyez Baudin. Craignez les spectres. La Crete morte aura l'importunite terrible du sepulcre. Ce sera un miasme de plus dans votre politique. L'Europe aura desormais deux Polognes, l'une au nord, l'autre au midi. L'ordre regnera dans les monts Sphakia comme il regne a Varsovie, et, rois de l'Europe, vous aurez une prosperite entre deux cadavres.

Le continent en ce moment n'appartient pas aux nations, mais aux rois. Disons-le nettement, pour l'instant, la Grece et la Crete n'ont plus rien a attendre de l'Europe.

Tout espoir est-il donc perdu pour elles?

Non.

Ici la question change d'aspect. Ici se declare, incident admirable, une phase nouvelle.

L'Europe recule, l'Amerique avance.

L'Europe refuse son role, l'Amerique le prend.

Abdication compensee par un avenement.

Une grande chose va se faire.

Cette republique d'autrefois, la Grece, sera soutenue et protegee par la republique d'aujourd'hui, les Etats-Unis. Thrasybule appelle a son secours Washington. Rien de plus grand.

Washington entendra et viendra. Avant peu le libre pavillon americain, n'en doutons pas, flottera entre Gibraltar et les Dardanelles.

C'est le point du jour. L'avenir blanchit l'horizon. La fraternite des peuples s'ebauche. Solidarite sublime.

Ceci est l'arrivee du nouveau monde dans le vieux monde. Nous saluons cet avenement. Ce n'est pas seulement au secours de la Grece que viendra l'Amerique, c'est au secours de l'Europe. L'Amerique sauvera la Grece du demembrement et l'Europe de la honte.

Pour l'Amerique, c'est la sortie de la politique locale. C'est l'entree dans la gloire.

Au dix-huitieme siecle, la France a delivre l'Amerique; au dix-neuvieme siecle, l'Amerique va delivrer la Grece. Remboursement magnifique.

Americains, vous etiez endettes envers nous de cette grande dette, la liberte! Delivrez la Grece, et nous vous donnons quittance. Payer a la Grece, c'est payer a la France.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 6 fevrier 1869.

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