Ames inconnues : $b Notes intimes d'un séminariste
AMES INCONNUES
NOTES INTIMES D’UN SÉMINARISTE[1]
[1] Sources : Auguste Merlet, Société Angevine d’édition, 2, rue Saint-Aubin, Angers.
I
Entrée au grand séminaire ; premières impressions. — Douceur et austérité de la règle. — Travail et piété. — Expulsion de décembre 1906 et fermeture du séminaire.
Auguste Merlet, né le 25 octobre 1887, à Jallais, dans la Vendée angevine, perdit sa mère de bonne heure ; mais il se la rappelait assez pour parler d’elle en termes attendris, et il avait une sœur qu’il aimait tendrement.
Très jeune il pensa au sacerdoce, et cet idéal, toujours présent à ses yeux, lui inspira les désirs supérieurs qui devaient le conduire au grand séminaire d’Angers.
Nous traversons une époque où, par suite de certaines ambiances, il est de mode, presque de bon ton, de dogmatiser sur des questions délicates avec une connaissance insuffisante des entours…
Si les étrangers écoutaient la société française dénigrer parfois elle-même ses meilleurs éléments, ils pourraient croire que les bons ferments du pays ont sombré dans l’apathie, ou perdu, dans la tourmente des idées, les principes qui développent les qualités élevées d’une race.
Auguste Merlet, qui écrivait ses notes intimes sans se douter qu’elles seraient un jour livrées au public, montrera que les ferments sont toujours les mêmes, les principes toujours appliqués et toujours efficaces.
Il serait superflu de décrire sa nature et la trempe de son esprit, car, dans ses lettres et son journal, il révélera partout sa maturité de jugement, sa droiture, son cœur aimant, expansif et confiant. Il se peint lui-même en quelques lignes quand il écrit :
« Je suis un sensitif et j’aime les sensitifs ; je détesterais ceux qui n’ont pas de cœur si moi-même je n’avais pas un cœur assez grand pour aimer tout le monde… Je ne suis jamais si courageux que lorsque j’ai reçu une marque d’affection. »
Et ailleurs :
« Je suis un peu sentimental et j’ai remarqué bien souvent que la vie du cœur vivifie tout mon être. »
Son esprit était positif et chercheur, exigeant, et désireux de tout approfondir ; mais son cœur restera délicat et tendre sans cesser d’être fort, sans jamais descendre à la sensiblerie.
« Les convictions, écrit-il, sont en moi le fruit de tout un travail personnel, de recherches actives, d’une résistance victorieuse aux objections. Toutes les questions qui se posent dans mon esprit, je les accepte, je leur cherche une solution, une réponse, celle que je crois la meilleure et la plus raisonnable. En cela, je suis fort sincère et très franc. Je crois que pour être un homme, il faut savoir juger, raisonner ses convictions.
« L’ardeur que je mets à cela, moi, n’est pas nécessaire à tous : c’est une question de tempérament. Il ne faut point prétendre égaliser tout dans la vie et juger du devoir des autres selon son propre besoin. »
Sous une règle austère, il devait avoir à lutter contre un caractère indépendant, une exubérance excessive, et aussi contre une impressionnabilité qui provoquait chez lui des crises passagères d’abattement et de découragement.
Il entra au grand séminaire en octobre 1905 et, quelque temps après, définissait ainsi ses impressions :
« Dieu me conduisit au séminaire et ce fut comme si un grand voile de ténèbres s’était dissipé tout à coup. Je me mis à goûter Dieu, je commençai à marcher vers Lui consciemment, je m’efforçai de l’aimer…
« On nous disait que nous serions prêtres pour sauver les âmes, c’est-à-dire pour aimer les hommes le plus que nous pourrions, pour faire du bien à leur corps afin d’amener leur cœur à Jésus au nom de qui nous irions vers eux. On nous parlait de l’amour de Dieu comme du bonheur suprême. On nous disait de bien belles choses sur Jésus qui nous avait tant aimés… qui voulait devenir notre ami, notre frère… On nous conseillait de faire vivre Jésus en nous, c’est-à-dire de vivre d’amour, afin que sa vie débordât la nôtre et que plus tard nous pussions répandre son esprit béatifiant… »
« Afin que sa vie débordât la nôtre », c’est une heureuse et bien belle expression qui, en quelques mots, apprend ce que devient la vie humaine dirigée, complétée par le grand idéal chrétien et par une influence qui n’est pas de ce monde.
« Tout d’un coup, ajoute-t-il, je sentis mon cœur s’ouvrir à toutes ces grandes idées. Je les compris, je les aimai comme si je ne les avais jamais entendu énoncer devant moi. Je commençai à comprendre ce que Jésus était et ce que je devais être. Je pris conscience de ma vocation, je me trouvai dans ma voie. Mon esprit fut hanté de beaux rêves d’amour divin et d’apostolat. Un idéal magnifique m’apparut, et je sentis que j’étais fait pour aller vers lui.
« Mon esprit voyait clair et mon cœur fut captivé. »
En termes plus familiers, il écrit à une parente :
« Les joies spirituelles sont les seules véritables et les seules nécessaires parce qu’elles nous rapprochent de Dieu. Ce sont ces joies que nous goûtons particulièrement au séminaire, et personne de nous, je crois, ne songe à s’en plaindre. Beaucoup nous plaignent en nous voyant passer et se disent : « Les pauvres garçons ! ils sont toujours enfermés dans une maison où on leur comprime l’esprit et le cœur. » Ceux-là se trompent, car si nous sommes toujours enfermés, si nous travaillons sans relâche, nous prions beaucoup… Et cela, loin de comprimer le cœur, ne peut que l’agrandir : les affections ne sont jamais plus sincères et plus vivantes que quand elles passent par Dieu.
« Le séminaire, c’est notre vie, à nous ; il est bien doux dans son austérité, Je suis heureux. »
Mais, à vingt ans, il faut un effort incessant pour suivre strictement un règlement comme celui du séminaire.
De cinq heures du matin à neuf heures du soir, pendant une durée de quatre ou six années, chaque minute, à part quelques courtes récréations, est consacrée au travail ou à la prière.
L’exubérance naturelle d’Auguste Merlet lui rendait difficile l’assujettissement complet à un règlement dont il ne reconnut que plus tard toute la portée morale.
« Le sacrifice le plus agréable que je puisse faire à Dieu, écrit-il, c’est la soumission totale au commandement de chaque minute… Tous les saints ont compris leur réforme individuelle par la soumission de leur être à une direction supérieure. Et moi je voudrais arriver à l’amour de Dieu en suivant nonchalamment des caprices désordonnés !… Il faut mortifier ses instincts en les comprimant par l’obéissance : c’est la première des vertus.
« L’obéissance dans les petites choses donne de bien meilleurs résultats qu’un zèle déplacé qui prétend tout entreprendre quand il ne peut rien faire… »
Le principe que contient cette sage remarque devint l’assise de ses progrès dans le bien ; jamais il ne comprit que la moelle, c’est-à-dire le travail sur soi-même, fût négligée pour le fracas des œuvres extérieures. Sa devise n’aurait jamais été, ainsi qu’il arrive parfois dans le monde aux agités du bien :
« De l’extérieur viendra mon perfectionnement moral » ; mais : « De la perfection de mon être moral viendra le bien extérieur. »
« Que je devienne réservé, modeste, calme, sérieux, tranquille. Ce sont là les qualités de mon état…
« Je suis attaché à la règle par la crainte, mais je ne puis pas encore m’y attacher par amour. L’obligation qu’elle me présente me subjugue et m’écrase. Mais je sens bien au fond que ma nature mauvaise demeure rebelle, indomptable, indisciplinée. C’est pourquoi je suis triste, de la tristesse des domptés.
« Il faut que cette tristesse s’en aille, et, Dieu aidant, elle s’en ira. »
Plus tard, quand il revient sur un sujet auquel il attache une importance capitale, il écrit :
« Plus je vieillis au séminaire, plus je trouve la tâche douce et aisée… J’ai reconnu la portée intérieure de ces actes qui, nous inspirant l’amour et l’habitude de l’ordre en ces choses, nous fait penser à nous appliquer sérieusement dans nos exercices spirituels.
« Le règlement ! Autrefois ce mot me paraissait dur et tyrannique.
« Autrefois !… Il y a deux ans. »
Et dans un parallèle qui indique un esprit déjà pénétrant, il explique en quoi consiste la différence entre un règlement de collège et celui du séminaire, comment le premier est inefficace pour la formation de la volonté, comment le second donne aux énergies toute leur valeur.
« Pendant tout mon collège, tandis que j’étais jeune et que mon esprit n’avait pas encore commencé à comprendre et à juger les choses de la vie, le règlement s’imposait à moi du dehors. Je le suivais sans l’aimer, et m’en débarrassais le plus possible.
« Au séminaire, la situation changea. Le règlement ne se trouvait plus visiblement lié à une autorité extérieure et agissante dont le rôle était de me l’imposer coûte que coûte. On en faisait une loi mise en face de notre conscience et de notre loyauté. Cela ne me pesait plus…
« Depuis j’ai senti le progrès monter continu dans la conscience que je prenais de moi-même. Je commençai à comprendre ce qu’était le devoir et quelle était sa force. Et peu à peu je me suis imposé le règlement à moi-même, ou mieux j’y ai rallié ma conduite après en avoir senti la nécessité… »
« Élever quelqu’un, dit-il ailleurs, c’est lui donner conscience de ce qu’il est, développer son pouvoir de réflexion puis mettre en lui le désir d’un état supérieur… Il faut laisser marcher les esprits et les âmes chacun à sa manière et ne pas les étouffer, mais les conduire et les orienter. Le plus grand bienfait que je doive à mes directeurs du séminaire est d’avoir ainsi compris ma formation : c’était, je crois, la seule manière.
« J’ai conscience du but à atteindre et j’aspire vers lui ; mais je suis convaincu que le règlement me porte dans cette voie. Je me laisse porter par lui… Je ne pense même pas qu’il impose à notre pensée, à notre esprit et à notre cœur un vêtement unique et comme un seul uniforme ; manière de penser et façon d’aimer, il ne nous impose rien de tout cela ; il ne tue pas notre âme pour la remplacer par l’idéal qu’il porte en ses flancs ; lui-même n’a pas d’âme, et la vie qu’il possède, c’est nous qui la lui donnons. C’est un outil dont chacun se sert selon sa méthode. »
Il travaillait sérieusement et avec application, bien que, dans ses notes, il se plaigne de sa légèreté d’esprit et parle de ses répugnances.
« Une bonne habitude est bien difficile à prendre. Je croyais, au commencement de l’année, avoir une conviction durable de la nécessité du travail. Les enthousiasmes tombent vite. La conviction première ne pousse pas bien loin, et dans une question de cette importance, qui exige le changement de toute une vie, le premier acte ne suffit pas à créer l’habitude. Les envies mauvaises, les ennuis désenchanteurs percent bientôt sous une agitation et une ardeur factices…
« Aujourd’hui j’ai préparé un examen. Il n’est rien qui me rebute autant que cette application, cette contention fatigante pour apprendre afin de rendre compte. Le seul fait m’énerve de me voir devant une page que je devrai réciter ; je ne puis me former l’esprit à cela. J’aime beaucoup mieux écrire, composer un devoir ; et je prendrais, ce me semble, un certain plaisir à me corriger en cela de mes nombreux défauts. Je sais que l’on n’invente pas grand’chose soi-même et que, pour peu que la question soit complexe, surtout précise et positive, il nous est bien difficile, à nous, pauvres jeunes étudiants, d’avoir des idées personnelles, originales, qui pèsent quelque poids. Mais quand j’ai en vue un travail de composition, une dissertation, par exemple, je compulse les textes, je lis les volumes, je réfléchis avec plaisir. Le but est immédiat et me sourit… Mais apprendre une leçon !…
« Je sens bien un peu que ce n’est pas bien, à moi, d’étaler ainsi mes petits ressentiments intellectuels… Et puisque je dois, par obéissance, apprendre mes leçons quand même, je ne devrais pas méditer mes oppositions de tempérament à ce gros travail.
« Et c’est précisément parce que mes goûts le combattent que je dois l’entreprendre… »
Plus loin, il écrit :
« La voix de Dieu retentit toujours doucement au dedans de moi, douce, mystérieuse, pénétrante comme une voix d’homme dans une chambre à tentures épaisses. La grâce me pousse et me sollicite tour à tour ; elle m’excite à la piété, au recueillement, au silence, au travail.
« Le travail ! Oh ! que je voudrais bien me faire une conviction profonde de sa nécessité pressante pour qui veut être prêtre, ministre, défenseur de l’Église, propagateur de sa doctrine et de sa vie. Pour reconquérir l’influence perdue, il faudrait que le clerc redevînt ce qu’il était jadis, l’homme le plus instruit dans le ressort de son action particulière, l’homme le plus ouvert aux grandes idées et aux nobles sentiments, le plus apte aux besognes délicates. Sans doute chacun de nous doit rester à sa place, et le prêtre ne peut vouloir prendre et attirer à lui toute la direction intellectuelle de ses subordonnés, ou imposer son point de vue ecclésiastique dans toutes les questions civiles. Aussi ne demande-t-on au prêtre que de bien connaître l’Église, afin de pouvoir la défendre, la faire aimer, la faire vivre, par elle faire aimer Jésus, le faire vivre dans les âmes.
« Mais à combien de questions ne se rattache pas la connaissance de l’Église et de ses intérêts !
« En combien d’actions humaines le point de vue spirituel ne peut-il se trouver engagé !
« Le prêtre devrait tout savoir, tout connaître, tout apprendre. C’est dire que son travail doit être de tous les instants. La cause de Dieu est dans tous les actes humains, plus ou moins engagée, plus ou moins compromise. Ce n’est pas à dire que le prêtre doive régenter les consciences comme un tyran domine des esclaves… L’Église qui est la vérité, qui repose sur la vérité, qui vient de la vérité, ne redoute pas la lumière des consciences individuelles… Nous pensons trop souvent à imposer la vérité, plutôt qu’à la faire sentir, trouver et aimer par les hommes. Plutôt que d’insuffler la vie dans les âmes, le prêtre devrait l’évoquer en elles, la leur faire comprendre et désirer…
« Mais quelle application longue et constante, quelle somme de travail et d’efforts, quel amas de connaissances n’exige pas ce rôle d’éducateur des foules, d’initiateur de vie dans les âmes mortes ou traînantes !… Et tout cela suppose du travail, bien du travail intelligent, personnel, assimilant. »
Son jugement sur les études du séminaire est intéressant parce qu’il répond, en connaissance de cause, à des appréciations qui, fréquemment, se bornent aux apparences.
Le fond de ces études comprend : la philosophie, l’histoire, la théologie dogmatique et morale, le droit canonique, la liturgie, la prédication, l’Écriture sainte.
« Je ne suis pas de ceux, dit-il, qui prétendent usées les notions que l’on nous enseigne au séminaire sur la théologie ou l’histoire, ou l’Écriture sainte ou la philosophie, qui appellent autre chose qu’ils disent beaucoup plus pratique, plus essentiel, plus actuel et qui, d’après ces principes, passent leur temps à courir après d’autres études, sans méthode, sans fond acquis, sans avoir le courage d’apprendre et de s’assimiler auparavant tout ce qu’on leur enseigne.
« L’acquisition de connaissances variées, approfondies, personnelles sur les diverses matières dont j’ai parlé plus haut, reste le fond, comme la substance, de nos études ecclésiastiques.
« Seulement, pour influencer les gens, pour leur faire accepter et aimer notre doctrine, il nous faut toujours actualiser nos connaissances. N’est-ce pas un devoir de suivre le mouvement des idées et l’évolution des tendances afin d’adapter aux âmes l’exposition de notre doctrine immuable ?
« L’étude des questions sociales, le dévouement aux œuvres, la connaissance de leur fonctionnement, l’instinct de l’utilité de leur création, est aussi nécessaire aujourd’hui. Mais ne perdons pas de vue que le fond de toutes nos occupations est dans la science ecclésiastique proprement dite, parce que seule elle est la nourriture de la vie surnaturelle.
« … Ce sont les connaissances en théologie, en Écriture sainte, en histoire, qui sont les premières, les plus importantes à acquérir, et, bien que je n’aime ni l’un ni l’autre, je préférerais et J’estimerais plus dans son rôle un prêtre qui saurait bien sa théologie, son Écriture sainte, son histoire, qui les vivrait avec un caractère avenant, sans aucune notion des questions sociales, sans amour pour les œuvres, qu’un prêtre qui, féru des questions ouvrières et rurales, ardent pour les patronages et les cercles, extérieurement du moins, attirerait tout à lui et qui n’aurait aucun fond de science véritable : théologie, Écriture sainte ou histoire…
« La religion n’est pas dans les œuvres, mais dans la doctrine de l’Église. Les œuvres ne sont qu’un moyen, un moyen que j’estime hautement, que j’aime, que je juge nécessaire, mais un moyen quand même pour mener les jeunes gens et les hommes à la doctrine et à la vie. Sans doute tout cela est bien délicat et bien nuancé, sans doute il ne faut pas faire de nos œuvres comme des réunions de moines ou de mystiques… mais le spirituel est notre but, nous devons orienter le matériel vers le spirituel, et parfois, sans paraître y insister ou même l’essayer, pénétrer de religion ou de christianisme les pensées, les sentiments, les actes de nos fidèles… Il nous faut pour cela à nous-mêmes une science éprouvée, personnelle, réfléchie, des connaissances vivantes qui apparaissent en tous nos actes, comme un système articulé de connaissances tellement assimilées qu’elles se révèlent partout, nettes et solides, dans la conversation aussi bien que dans un sermon…
« Je continuerai à me préoccuper des questions sociales, à aimer les œuvres… mais je voudrais me souvenir toute ma vie que le succès d’une œuvre n’est pas tant dans l’entrain extérieur que dans la vie intérieure, la vie religieuse de chacun de ses membres et de tout l’ensemble. »
Ces pages excellentes répondent à bien des critiques. Malgré sa jeunesse, l’auteur a le don de prendre les questions par leur fond, non par leur surface ; il sait les ramener sur leur meilleur terrain, et, se gardant de transposer le zèle, le voit sans hésiter par son côté le plus profond et le plus efficace.
En écrivant à un membre de sa famille, il donne, sur la nécessité du travail pour des aspirants au sacerdoce, des aperçus fondés sur le cœur et le sentiment de justice.
« Nous avons beaucoup de travail, mais on y va de bon cœur quand même et sans se plaindre. Le travail n’est-il pas la loi de l’homme sur la terre, de tout homme qui veut être un homme ?… Et comment refuserions-nous de travailler de toutes nos forces quand il y a parmi nous tant d’hommes qui peinent durement, puisque c’est pour eux, pour être en mesure de les consoler, de les soulager, de les élever, de les instruire que nous travaillons nous-mêmes ? Il n’est rien de plus réconfortant et de plus entraînant que cette pensée que l’on aime les autres, que pour eux on travaille et on peine, et qu’en les soulageant on accomplira la volonté du bon Dieu et on fera du bien. »
Le grand séminaire fut frappé par la loi spoliatrice le 15 décembre 1906. Expulsés, les séminaristes se retirèrent dans leurs familles en attendant la réorganisation de la communauté.
Dans une page émue, Auguste Merlet exprime ses regrets et résume l’action générale du séminaire sur son âme.
« Hélas ! notre chère maison est tombée en des mains sacrilèges ! On respirait entre ces murs comme un air spécial qui apportait dans l’âme la gravité, le recueillement, le silence. Je sentis cela le jour de ma première rentrée, alors que je ne connaissais pas encore et que je redoutais presque la douceur grave et tranquille de ces lieux.
« Dans cette maison, j’ai goûté de grands bonheurs, peut-être les premiers bonheurs conscients de mon âme, mes premières joies profondes. Là, je me suis senti me développer, me transformer. J’ai pris conscience de moi, de mon intelligence, de mon cœur. Là, j’ai senti les premiers besoins de l’amour du Christ, les premiers élans de mon cœur vers Jésus. Pour la première fois, j’ai réellement voulu croître dans la possession du Maître vénéré, lui donner accès dans mon âme pour qu’il l’entraînât toute à Lui. Là, j’ai trouvé mon bon directeur, mon père, mes premiers amis sincères. J’ai connu alors la nature et les limites de l’amitié chrétienne et sacerdotale ; et, pour la première fois, j’ai trouvé des âmes qui m’aimaient pour mon âme, qui comprenaient mes vues sur l’amitié.
« En un an et demi, j’ai parcouru un chemin très long en toutes choses… Et c’est pourquoi cette maison m’est chère.
« Et le voilà maintenant profané, mon cher séminaire. Après les séminaristes sont passés les soldats… »
Il y a un principe qui dit : « La loi civile a pour objet le bien, la loi religieuse a pour objet le meilleur. » Mais les hommes au pouvoir ont renversé le principe et décidé que cette loi civile, ayant pour objet le bien, doit tendre à écraser le meilleur.
Singulière logique de l’évolution des esprits !
Auguste Merlet, tout vibrant qu’il fût, n’a cependant aucune parole amère ; à la vue du mal, ses sentiments s’élèvent et s’épanchent dans cette touchante prière :
« Et nous, Seigneur, nous que vous avez comblés de vos faveurs, à qui vous avez donné votre amour, nous qui voyons la gravité de l’offense, nous réparons pour eux. Parce que ceux-là vous méprisent, vous haïssent et vous font du mal, faites que nous soyons plus attentifs à vous plaire. Que nous soyons plus religieux, plus fervents, plus purs à mesure qu’ils le sont moins. Nous autres, vos petits séminaristes, nous voulons vous aimer et nous voudrions bien souffrir pour vous. A nous la souffrance pour Jésus, à nous l’amour du Christ. Nous les revendiquons puisqu’ils les rejettent et les fuient… »