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Ames inconnues : $b Notes intimes d'un séminariste

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II

Réorganisation du séminaire en janvier 1907. — Joie du retour. — Beau développement de la force d’âme d’Auguste Merlet. — L’ardeur de son apostolat. — La vivacité de son amitié. — Sa reconnaissance pour l’amitié supérieure qu’il reçoit de ses maîtres.

Le grand séminaire fut réorganisé partiellement et provisoirement dans une propriété mise à la disposition des directeurs.

« Enfin, voici la nouvelle attendue depuis si longtemps, écrit Auguste Merlet. J’ai reçu aujourd’hui l’ordre d’entrer dans notre nouvelle maison. Je suis bien content, bien content ! Oh ! rentrer ! Jamais je n’ai tant souffert de l’absence de mes confrères, jamais je n’ai goûté si amèrement les douleurs de la solitude. Je vais me retrouver avec mes amis, les voir, vivre avec eux. Quel plaisir ! Je ne les retrouverai pas tous puisque la persécution nous sépare, mais je vais en voir quelques-uns et mon âme est en joie. »

Quelque temps avant la dislocation du séminaire, il avait passé par des émotions joyeuses qu’il exprime avec sa vivacité habituelle.

« J’ai ressenti aujourd’hui une très vive joie, une de ces joies sensibles pendant un certain temps parce que le contentement trop intense de l’âme se traduit au dehors par de vifs épanchements… Je riais tout seul comme un enfant à qui on réalise un de ses rêves les plus chers : j’avais sur ma table mon billet d’invitation à la tonsure. La joie vive du premier instant s’est transformée en un sentiment continu et comme palpable de bonheur qui se répandait sur tout mon être. »

La réalisation de ce rêve si cher fut reculée au mois de mars 1907, et, un an après, rappelant ses souvenirs, il écrivait :

« Il y a un an et un jour, je recevais la tonsure. Je viens de relire les impressions de ce temps-là, je les ai en partie revécues.

« Le charme des jours heureux que je vécus alors ne s’est point échappé de ma mémoire. Il s’est continué pendant toute cette année.

« Je désirais Jésus, je voulais l’aimer, je l’entrevoyais sous la forme d’un idéal brillant et vaste qui s’offrait à mes aspirations. Mais j’avais encore peu senti la réalité de sa vie dans mon âme.

« Pendant les jours de la retraite préparatoire, l’idéal s’est abaissé, je l’ai senti m’animer, me transporter. J’ai goûté la réalité de Jésus, et maintenant que j’y regarde après coup et de loin, cela me paraît une récompense de la naïveté de mes désirs et de mes affections.

« Cette sensation nouvelle créa en moi un bonheur que je n’avais jamais éprouvé et dont sans doute je ne retrouverai jamais l’intensité. A la vérité, cet état n’a pas persisté, la netteté de la sensation s’est effacée. Mais je crois qu’il en est resté quelque chose… Ce fut certainement une époque dans ma vie intérieure. Depuis je fus, me semble-t-il, davantage orienté vers l’action, moins vers le désir.

« Le cours de mon existence est assez bien représenté par le cours d’un fleuve immense ; pendant que le fleuve lent et paresseux s’amuse à ses méandres, la force physique, continuellement agissante, le pousse toujours vers la mer.

« De même je dirige souvent ma vie de façon inconstante. Je suis presque comme les eaux du fleuve qui suivent la pente du terrain, une force inerte que détermine et tiraille en tous sens la diversité des circonstances et des milieux. Et toujours, cependant, sans que je paraisse y mettre beaucoup du mien, l’état intime de mon âme monte, sollicité par une force extérieure vers un but que j’ignore. »

A cette force extérieure qui le sollicite, il répond par une lutte avec des défauts qu’il connaissait bien, par une application constante aux exercices qui développent la vie de l’âme, par des pensées et des sentiments qui s’élèvent de jour en jour.

« … Sans la pratique suivie, appliquée et réfléchie de l’oraison mentale, on ne peut prétendre à aucune vie sérieuse. Non seulement l’oraison oriente notre vie et nous indique la direction à prendre, mais sans elle point de piété attentive et cordiale, point de convictions mûries et senties, point d’observance des meilleures résolutions, point de vie enfin !

« Elle nous donne Dieu en nous le montrant, car elle le donne à notre intelligence pour qu’elle s’en instruise, s’en nourrisse, se convainque de sa bonté, de sa grandeur, de sa vie. Bien faite, pieusement, avec attention, avec cœur, elle met en nous du sérieux pour tout un grand jour, et ainsi, toutes se suivant, elles soutiennent ensemble notre vie et la pétrissent de l’idée et de la sensation de Dieu.

« Un homme qui a la foi, dit-il ailleurs, doit, me semble-t-il, vivre dans le recueillement continu, à un degré plus ou moins intense. C’est un homme d’oraison. Il est fervent dans son oraison, car il se considère réellement en présence de Dieu, lui, l’homme faible, petit, misérable, en face de Dieu le Tout-Puissant. Les actes de foi sortent de l’intime de son être, et il les fait avec une conviction fortement sentie, avec une vive conscience de leur portée. Parce qu’il a la foi, cet homme s’occupe de tous ses devoirs, qu’il considère comme commandés directement par Dieu…

« L’homme qui a la foi sanctifie tous ses instants, car il a dans le cœur le sentiment constant de la présence divine en lui et autour de lui, toujours et partout. L’homme qui a la foi est un homme réfléchi, recueilli, zélé, affable ; l’homme qui a la foi est un saint.

« Si ce sont là les conséquences nécessaires de la présence de la foi dans nos âmes, je dois conclure que je n’ai pas la foi…

« La conviction spéculative peut bien être sincère en son espèce ; mais tant qu’elle n’a pas d’efficacité extérieure, ce n’est pas la vraie conviction. Celle-ci porte aux actes, parce que les vérités religieuses sont de tout l’être et intéressent tout individu. Elle nous fait sentir que notre conviction ne doit pas être réduite à des actes d’intelligence, mais qu’elle doit pénétrer notre vie tout entière.

« La conviction d’intelligence peut nous mener à un certain amour de Dieu : elle est la marque d’une foi réelle. Et même, comme les actes d’intelligence percent toujours un peu dans la vie extérieure, elle peut nous mener à une vertu relative. Mais nous ne pourrons nous arrêter là, nous qui voulons être prêtres et qui devons être des saints…

« Il faut absolument que j’aie la foi, non pas seulement la vertu surnaturelle qui consiste à ouvrir son cœur et son esprit aux vérités qui viennent de Dieu… Il faut que j’acquière la vie de cette vertu, sa conscience en moi quotidienne et aussi continue que possible.

« Être sincère pour nous qui prêchons une religion, ce n’est pas seulement admettre dans son cœur les vérités que l’on annonce aux autres, mais c’est surtout vivre ces vérités dans la vie pratique… Si nous ne vivons pas notre christianisme, nous le prêcherons mal, et surtout nous le prêcherons sans force et sans efficacité, car nos auditeurs ne pourront vérifier sur nous le bien-fondé de nos dires… »

Plus loin, il écrit :

« Toute la noblesse, la transcendance du Christianisme est dans la théorie de la souffrance. Dieu vient sur la terre pour nous montrer que c’est là le chemin de la vie. Par cette théorie, par cet exemple, il satisfait notre intelligence qui cherchait un but à la vie et un sens à la douleur ; il oriente notre volonté qui, attirée par des aspirations de nature, ne trouvait jamais, à les suivre, la satisfaction de ses besoins propres. »

Il a peur, ajoute-t-il, « d’employer le moyen et de mettre la doctrine en pratique » ; cependant ses efforts pour monter sont incessants et c’est avec une expérience personnelle que, en peu de mots, il énonce les principes du renoncement.

« Pour aimer Jésus et vivre de Jésus, il faut que nous aimions la souffrance et vivions de la souffrance. Acceptons-la d’où qu’elle vienne : souffrance de l’esprit et du cœur, torture des sens, mortification de l’esprit propre, effort continu et laborieux pour se réformer soi-même. »

La vie intérieure substantielle, profonde est, chez lui, intense, et plus tard, quand ses confrères en virent l’expression dans ses notes intimes, ils furent étonnés.

Cependant ils l’aimaient et constataient de grands changements, mais une exubérance qui allait parfois jusqu’à la dissipation, une certaine brusquerie leur avaient caché en partie le travail qui s’accomplissait.

Si, au centre même d’un milieu spécial et bienveillant, l’intime d’un homme demeure inconnu, comment, dans le monde, ne nous arrêterions-nous pas au seuil du vrai lorsque l’extérieur ne cadre pas complètement avec notre conception des choses ? Il est vrai que trop souvent nous ne cherchons pas à motiver sérieusement nos appréciations, et, il faut bien l’avouer, quand notre goût est froissé ou que nos idées ne sont pas acceptées, nous devenons singulièrement « sévères pour les imperfections de la vertu ».

Un ancien condisciple de M. Merlet écrit en 1908 :

« J’ai eu le plaisir de revoir A. Merlet à la distribution des prix de Combrée. Quel changement j’ai trouvé en lui ! Le petit air moqueur et sceptique avait complètement disparu ; une conversation sérieuse, relevée, avait remplacé les bagatelles que l’on trouve ordinairement dans la bouche d’un jeune homme de son âge. Sa piété était vraiment exemplaire. Jamais je n’aurais pensé qu’un tel changement pût s’opérer en lui… »

Il marchait progressivement, et à ce sujet écrivait à un ami :

« Certes, dans ma vie, la perfection n’est pas passée en acte, loin de là, je vous assure…

« Mais les revirements d’âme ne se font pas ainsi à la minute, lorsque les deux états, celui qui précède et celui qui suit, sont tous les deux sincères. A moins que Jésus empoigne l’âme si fortement, que, repentante du mal commis, elle soit tout d’un coup portée à la plus ferme volonté pour le bien, et que commençant dans la sainteté sa nouvelle vie, une vie de repentir, elle ne défaille plus.

« Ces conversions sont de celles qu’on relate en des livres. Ce n’est pas la mienne. Je vais peu à peu mon petit chemin, défaillant souvent, recommençant toujours… »

Néanmoins, c’est rapidement que des étapes successives le conduisaient à une maîtrise de lui-même, à une gravité calme dont la note est sensible dans une lettre qu’il écrit après sa seconde ordination :

« Si vous saviez comme lundi dernier le grand jour fut pour nous tous une belle journée ! Le soleil naturel matériel resplendissait dans le ciel et semblait égayer encore en notre honneur notre charmante propriété. Le grand soleil divin resplendissait au dedans de nos âmes, les inondait de sa lumière, les réchauffait de sa chaleur, les animait de sa vie. Et tout le rayonnement intérieur de nos âmes se répandait sur chacun de nos visages, et nous étions et nous paraissions heureux comme on peut l’être en un jour d’ordination. Ceux-là seuls comprennent cette joie qui ont pu la goûter…

« Vous êtes, vous avez été de ceux-là. Je ne veux point m’essayer à vous décrire la douceur des impressions ressenties. Vous avez goûté le bonheur des ordinations bien mieux que je n’ai pu le faire, car vous méritiez mieux que moi. J’ai entendu dire et j’ai pu constater, d’après mon expérience, que ces impressions, loin de se tacher de mélancolie, ne faisaient que s’adoucir avec le temps. Le récit de mes impressions ne pourrait que ternir la poésie de vos souvenirs et je vous paraîtrais trop ce que je suis, c’est-à-dire un novice en fait d’amour de Dieu.

« Je voudrais seulement vous exprimer toute la joie que j’éprouve à me rapprocher ainsi de vous, en me rapprochant de Jésus… Ce n’est pas un sentiment d’orgueil qui fonde ma joie d’être plus près de vous, mais comme un espoir et une assurance d’être mieux à même de vous comprendre, de vous être reconnaissant. Et cela m’est un grand plaisir, bien intime et bien pur.

« Je voudrais aussi vous demander de bien prier pour votre jeune ami. »

Trois mois de vacances sont données chaque année aux séminaristes, moins pour se reposer peut-être que pour éprouver leurs résolutions par un contact direct avec la vie extérieure.

« Je m’efforce, écrit A. Merlet à un directeur du séminaire, d’être très aimable, très complaisant, très avenant ; c’est un ensemble de qualités qui m’a manqué trop souvent et dont j’ai besoin d’ailleurs ; ce m’est un plaisir d’étendre cet effort d’amabilité à toutes nos relations. C’est pour moi, je crois, le meilleur moyen de faire de l’apostolat individuel, comme vous me l’avez conseillé. »

Il essayait ainsi de réaliser ses idées sur « la façon attrayante de vivre la religion ».

« Je n’aime pas les gens qui s’entourent et se hérissent de la force qui est en eux. Ils me font l’effet de cités du moyen âge et semblent bâtis pour la guerre. Leur vertu est bien trempée, leur vertu est édifiante, mais elle est froide, elle n’est pas attirante. Leur parole est aimable, elle peut être élevée ; à mon gré, ce n’est pas une parole d’apôtre, comme je rêve l’apôtre ; ce n’est pas une parole qui tout de suite enveloppe l’âme, l’attire, la séduit.

« J’aime mieux les gens aimables et souriants, d’une amabilité qui n’est pas de protocole, d’un sourire qui n’est pas forcé, qui couvrent leur énergie intime d’un voile de douceur aimante et de bonté insinuante, parce que j’aime mieux nos villages modernes, gais, souriants, pacifiques, attirants, que les cités ceintes d’épaisses murailles, toutes hérissées de créneaux, percées d’étroites portes à pont-levis. J’aime la vertu qui est aimable et douce, j’aime la parole qui est surtout touchante, conciliante… Il me semble que l’amour doit être le principe de notre action sur les âmes, par conséquent l’extérieur dont s’entourent nos actes et nos paroles. »

Son apostolat, il l’exerçait vis-à-vis de ses amis, quand il savait qu’il pouvait être compris.

« Est-ce que tu t’ennuies ? L’ennui, c’est le mal des âmes vides, désemparées, qui ne sont pas éprises de quelque grande œuvre, des âmes jeunes aussi qui ne savent pas encore à qui se donner ni à quoi se dépenser. Ton âme est jeune encore : n’en fais pas une âme vide, terne, sans passion pour le bien, car tu en ferais une âme asservie, une âme vaincue par le corps qu’elle devrait dompter, dominée par des passions qu’elle aurait dû régler, ou au moins une âme inculte qui ne produirait pas le bien pour lequel elle est née. C’est Jules Lemaître qui a dit : « Une bonne action est l’œuvre d’art permise à ceux qui ne sont pas artistes. » Fais beaucoup de ces œuvres d’art. L’occasion t’en vient à chaque instant.

« Te voilà maintenant à un âge où l’on voit devant soi toute sa vie et où l’on réfléchit sa destinée. Ta vie sera ce que tu la feras ; par un tissu de bonnes actions, fais-en une œuvre d’art. Tu sais bien qu’à ton âge ce sont les passions qui font naître le doute. Profite de ce doute pour voir à quel point il n’est pas fondé ; la passion aveuglerait facilement un jeune homme sur les vérités les plus évidentes, de même que, dans une tentation, le mal se farde…

« Tu sais bien que Dieu existe et qu’il est notre maître puisqu’il nous a créés. Il a voulu se faire homme et mourir pour nous après les souffrances les plus atroces. Pour que l’omnipotence infinie consente à jouer ce rôle, il fallait qu’elle nous aimât plus que nous ne méritions, nous, chétives créatures, qui n’usons souvent de notre liberté que pour l’offenser. Conçois-tu après cela quelle audace il nous faut pour résister à un Dieu qui nous a tant aimés, douter de Lui quand on voit partout des marques de sa bonté ?…

« Tu m’accuseras de te faire des sermons… Crois-moi, mon cher ami, ce sont ceux qui te font des sermons qui t’aiment le plus, et avec désintéressement pour ton bien. J’ai été comme toi. La Providence m’a donné des amis et des guides qui ont su me dire les choses sérieusement, qui m’ont fait comprendre la vie, sa raison d’être et son but, qui m’ont rendu à moi-même, qui m’ont fait goûter ce qui est la vraie vie, la plus large, la plus intense, la plus heureuse, la plus indépendante parce qu’elle est à l’abri de tout ce qui peut arriver. Je serais heureux d’être pour toi ce qu’ils ont été pour moi.

« Tu as pu croire parfois que la vie était mauvaise… C’est le signe d’une âme délicate et bonne de sentir les misères et les malheurs. Évidemment la terre est une vallée de larmes. Cette constatation ne doit pas nous mener au pessimisme, mais nous faire prendre la résolution d’alléger la souffrance d’autrui et de rendre le monde meilleur. Il faut que nous ayons faim et soif de faire du bien autour de nous, de semer la passion du vrai et du bien, la passion de la science et de la vertu. Pour nous, cela allégera notre misère en donnant un but à notre vie, un idéal à nos efforts, car nous mourons surtout de ne pas savoir quoi faire. Notre seule raison d’être sur la terre, la seule véritable, la seule qu’on ne peut trouver mesquine et ridicule, c’est de nous pénétrer de plus en plus d’un idéal de vérité, de justice et d’amour, de le préciser, de le fortifier, de le vivre, puis de nous dépenser tout entiers à le réaliser au dehors. C’est cela étendre le règne de Dieu en nous et autour de nous, car le règne de Dieu signifie tous les progrès dans la justice et dans la vertu. Quel plus noble désir, à dix-sept ans, que de vouloir se former soi-même, de devenir un homme ardent, convaincu, fort, capable de semer le bien autour de soi ?

« En dehors de là, si tu sais réfléchir, tu trouveras tout le reste vain, passager, au fond très secondaire. Si, au contraire, tu te pénètres de cet idéal d’action et d’apostolat, il t’emplira tellement le cœur que tu trouveras à la vie un charme merveilleux et une raison d’être absolue.

« Allons, mon cher ami, ouvre ton âme à la vie. Ne la rétrécis pas, ne l’endurcis pas, ne tue pas les élans de ta nature ; apprends seulement à les maintenir, à les discipliner, à les orienter vers un but. Il faut vivre, il faut être fort pour faire du bien. Vois ! notre pauvre France s’en va à la dérive ; c’est à nous de la relever en nous relevant nous-mêmes. Debout et marche ! »

Aucun commentaire à cette belle lettre ne vaudrait la citation des pensées générales de M. Merlet sur l’amitié, sur les aspirations et le développement de ses facultés aimantes.

Il s’exprime avec un charme naïf quand il fait allusion à un froissement.

« Mon cœur se donne avec sincérité et avec simplicité, et cela me fait bien du mal à moi qu’on me repousse. Il faut être bien méchant pour rejeter l’affection d’un homme quand cette affection est pure, qu’elle vient de Dieu. La charité est la plus belle des vertus.

« A mon sens, l’amitié est une véritable communion des âmes ; elle lie deux hommes par l’esprit, le cœur et la volonté, et les fait s’élever ensemble par un effort commun vers un but unique. Être amis pour nous, c’est vivre ensemble par l’esprit et le cœur ; c’est nous confier toutes nos préoccupations, tous nos désirs et tous nos petits désespoirs. C’est la cause de Dieu qui nous unit.

« Il n’est pas de véritable amitié sans la confiance la plus entière… Nous, prêtres et séminaristes, nous n’aurons jamais trop d’amis véritables qui soient d’autres nous-mêmes. Car le grand danger qui nous attend, nous aussi, c’est que nous laissions alanguir notre esprit et notre cœur dans la solitude intérieure. L’amitié nous fera une famille… Notre idéal se précisera par nos vues particulières, nos efforts s’uniront. Il ne faut jamais être seul, même pas pour aller à Dieu. »

Cette dernière réflexion est remarquable sous la plume d’un homme aussi jeune ; c’est par intuition que sa psychologie a la justesse d’une intelligence qui a vu et comparé, car l’expérience de la vie n’a pu lui apprendre les résultats à peu près inévitables des solitudes complètes de l’esprit et du cœur.

« J’ai soif d’amour, continue-t-il, car l’amour c’est la vie de l’âme. Un homme qui n’aime pas est un homme sans âme. Et c’est pourquoi j’ai besoin de Dieu, car Dieu est le pur amour, le seul amour ; et c’est pourquoi l’âme meurt loin de Dieu parce qu’elle n’est plus dans l’amour.

« Si j’arrive à la sainteté, ce sera par l’amour, car la sainteté suppose l’effort et l’énergie, et l’amour est la seule puissance efficace de mon être. C’est l’amour qui nous anime, c’est l’amour qui nous ennoblit. « Toute science qui ne mène pas à l’amour est une science vaine », disait saint Augustin. Comme il était psychologue en disant cela ! Toute mon âme se porte vers cette affirmation.

« Mais je sais que mon amour ne sera véritable, sincère, surtout efficace sur les âmes, que s’il sort d’une vertu solide ; je crois que l’amour sacerdotal, pour être principe d’action sur les autres, doit supposer une grande énergie intérieure, une grande volonté de domination sur soi… L’amour est la fleur de l’âme humaine, à cette fleur, il faut une tige. La tige, c’est la volonté. Chez moi, la fleur voudrait venir avant la tige. Il faut que je fasse croître en mon âme la volonté, source d’énergie, source d’amour loyal et désintéressé.

« Nous convertirons surtout par l’amour. Notre génération est une génération lassée, de décadence, que les arguments d’intelligence ne peuvent pas entraîner, mais qui se rendra à l’amour. Moi, je crois à la bonté des âmes. Nous manquons plus de force que de lumière, c’est l’amour qui nous donnera la force.

« Malgré nos théories socialistes et nos sentiments philanthropiques, nous mourons d’égoïsme. La charité est la vertu de Dieu. Du jour où nous aurons répandu la charité sincère dans les âmes, nous aurons placé Dieu partout. Soyons des prêtres charitables et aimants, et nous serons de bons prêtres. Pour cela, que l’amour passe toujours par Dieu : en Dieu, il acquerra un supplément de force, de pureté et aussi de tendresse.

« Ce fut jusqu’ici pour moi mon plus grand bonheur au séminaire que de sentir chaque jour de plus en plus se développer ma force d’aimer, et de voir m’arriver de toutes parts des preuves d’affection sincère, surnaturelle, chrétienne et sacerdotale. J’ai pu au séminaire comprendre et sentir l’amour, l’amour véritable qui est la vie de Jésus en nous, à la fois immanente et extériorisée, l’amour qui se voile à chacune de nos lâchetés ou de nos fautes et qui s’accroît extraordinairement à chacune de nos petites victoires sur nous-mêmes.

« J’ai trouvé au séminaire l’amitié de mes confrères, amitié sans assez d’ouverture d’âme, de simplicité et d’intimité, parfois, mais amitié bien réelle cependant, bien naturelle et bien franche. On sent réellement qu’il y a entre nous une communauté de pensées, de sentiments, d’affections, une communauté d’idéal, une communauté de bonheur et de paix qui unit intimement toutes nos âmes.

« Mais j’ai trouvé au séminaire un amour plus profond encore que celui de mes amis, plus surnaturel, plus désintéressé : c’est l’amour de mes directeurs… Comme eux aussi ont su comprendre ce que je suis, ce que je désire être, ce que Dieu veut faire de moi !

« Ils ont aimé mon âme pour lui faire du bien… Le bon Dieu sait combien je leur suis reconnaissant pour tant de bienfaits qu’ils m’ont prodigués, pour tant d’amour dont ils ont inondé et inondent mon cœur. Ils ont su m’adresser l’affection douce et enveloppante qui attire, cette affection qui s’épanche et qui appelle un épanchement réciproque.

« Je n’étais rien de bon en arrivant au séminaire. Ils ont ouvert mon esprit et mon cœur à l’influence de Jésus, et je me suis senti naître à une vie consciente et personnelle. C’est en eux que j’ai trouvé le premier amour pour moi, alors que mes amis n’avaient encore qu’une bienveillance négative. »

Ses lettres à sa famille, de sèches et courtes qu’elles étaient autrefois, sont devenues expansives et très affectueuses.

C’est après avoir cité une lettre à sa sœur remplie d’effusions religieuses et de pensées fortes sur la nécessité pour un prêtre de se perfectionner, que le Supérieur du grand séminaire ajoute ces lignes :

« Voilà des pensées faites pour étonner le monde. Il croit difficilement à leur sincérité et veut n’y voir que l’expression d’un enthousiasme juvénile de courte durée. Telles sont pourtant les dispositions de tout séminariste, et, avec une nuance plus calme, de tout bon prêtre. Auguste Merlet sentait plus vivement et disait mieux que beaucoup d’autres, mais certainement chacun de ses confrères pensait comme lui et nul ne l’eût désavoué, même lorsqu’il se déclarait prêt à subir toutes les persécutions que lui vaudrait sa vocation. »

Et quand, au sortir d’un milieu qui les soulève, ils se trouvent aux prises avec une malveillance déconcertante, avec des difficultés dont la mesquinerie arrête leur élan, ils éprouvent évidemment ce que momentanément, par conséquent en très petit, nous éprouvons nous-mêmes lorsque, après avoir vécu un instant de grandes pensées, nous sommes désorientés ou impatientés par les réalités terre à terre de la vie.

C’est alors qu’une main cordiale tendue vers eux est un grand bien. L’abbé Merlet parle souvent dans dans ses notes de son besoin d’être soutenu, du bien que lui fait un mot affectueux. Sans doute, à mesure que la fermeté d’âme grandit, le besoin diminue, mais il restera encore, il restera toujours qu’une sympathie venant du cœur peut avoir des répercussions qui nous étonneraient nous-mêmes si nous les saisissions.

Cependant nous connaissons, pour l’avoir expérimenté par nos propres sensations, l’effet dilatant d’un intérêt affectueux ou simplement aimable, nous connaissons encore mieux le réconfort que produit l’impression d’être assez pénétré, c’est-à-dire assez compris, pour que l’indulgence accueille nos défauts ou nos maladresses.

Cette indulgence est le propre de l’amitié réelle, ou, mieux, d’un esprit familial sincère, et l’esprit familial est, avec le respect de la hiérarchie, le fond intime du véritable sens catholique.

Apprécier ce que l’on nous donne, oublier ce qui ne peut être donné, est assurément une sagesse que nous déclarons très grande quand elle s’applique à nous-mêmes, puisque nul de nous n’est parfait.

En interprétant et modifiant les expressions de M. Merlet, on aperçoit l’harmonie que mettrait, entre les différents milieux dont la foi est la même, la bienveillance familiale qui voile les défauts ou les lacunes, qui s’accroît en face des qualités ou des bonnes volontés.

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