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Ames inconnues : $b Notes intimes d'un séminariste

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III

La pensée des difficultés et des souffrances de l’apostolat. — Désir croissant de se dévouer et de devenir un saint pour se mieux dévouer. — Influence douce et pénétrante d’Auguste Merlet.

Confiant, jeune et bon, M. Merlet était nécessairement optimiste ; il le savait et s’en félicitait, car il écrit que sans optimisme on ne peut avoir de l’élan, néanmoins il entrevoyait les souffrances qui l’attendaient dans le ministère actif.

« Être apôtre, être prêtre pour être apôtre, c’est là mon plus grand désir… Être apôtre, c’est souffrir… Je dois donc aimer la souffrance. Les hommes sont toujours ingrats envers ceux qui leur font du bien. Je souffrirai de cette ingratitude d’autant plus que je me serai donné à eux avec plus de confiance, de franchise, d’abandon, c’est-à-dire d’autant plus que je serai apôtre. L’ingratitude reçue est le partage de ceux qui font du bien. L’ingratitude subie est la pire des douleurs. Qu’importe ! Dieu m’appelle à faire du bien. Mais il faudra que j’aime la douleur.

« J’ai conscience que l’on doit rencontrer dans la vie paroissiale, dans la diffusion efficace de ses idées et de ses convictions, d’étranges difficultés dont je ne fais qu’entrevoir l’intensité. D’ailleurs il est facile, à ceux qui n’ont aucune charge, aucune responsabilité, de voir ce qu’il y aurait à faire ; dans toutes ces choses de vie morale, l’esprit qui disserte n’est qu’à peine effleuré par les difficultés pratiques qui, dans la réalité de la vie, pèsent de tout leur poids…

« Comme le prêtre doit souffrir dans une paroisse où, malgré le bien qu’il fait et qu’on accepte, on repousse méchamment son ministère d’amour ! On ouvre bien large la porte aux aumônes qui précèdent le prêtre, et on la ferme bien vite à Dieu qui le suit. Et l’on sent tout cela, et l’on fait des efforts pour transformer ces âmes matérielles, mais hélas ! tout est inutile. Le découragement assaille l’âme alors. Et le découragement, c’est le meilleur asphyxiant de la piété. Et il faut lutter contre soi-même, lutter contre ses propres facultés affaiblies et sans ressort. Il est vrai que Jésus est là, mais il nous faut faire beaucoup nous-mêmes afin que Dieu nous aide.

« C’est là la vie du prêtre, c’est à quoi j’aspire, moi aussi. Je vais encourir les humiliations, les mépris, l’insuccès surtout. Pourrai-je lutter alors contre le découragement devant la mauvaise volonté des autres, moi qui déjà me décourage devant l’œuvre à faire en moi-même seulement ? Qu’il faut être fort pour ne pas être atteint et entraîné par la faiblesse des autres !…

« Nous connaîtrons les moments où, sous les coups de l’opposition, de la contradiction, de la haine extérieure, on ne sent plus en soi que le vide affreux et froid, et on ne trouve plus de point d’appui pour une énergie plus nécessaire que jamais. Et les idées d’abattement, de découragement, de lassitude, se feront jour ; pour un moment le plan de notre vie s’éloignera de devant nos yeux, et nous lâcherons tout. Dieu fasse qu’après cette chute nous nous relevions promptement, pour continuer la voie douloureuse !

« Il faudra que jamais notre action extérieure ne se ressente de notre abattement intime, mais que nous sachions combattre pour Dieu joyeusement, avec entrain, comme un guerrier sûr de sa victoire.

« Si, par notre douleur, notre abattement, l’œuvre de Dieu vit et croît, jeune et forte, que nous importera nous-mêmes ? Qu’importera-t-il si nos ennemis s’acharnent davantage encore à nous faire souffrir ? Ils pourront mettre à nu nos défauts, dévoiler nos abattements, nous couvrir de taches factices et imméritées, et dans le frissonnement de tout notre être, sous cet amoncellement de calomnies et d’outrages, nous clouer durement à la croix de la souffrance qui se tait et nous exposer ainsi, accusés, vilipendés, calomniés, aux regards étonnés et gouailleurs de tous… Pour Dieu et pour son œuvre, qu’importe notre souffrance ?… J’accepte la situation. »

Ailleurs il écrit :

« Dans l’ardeur de mon zèle, je voudrais voir tous les hommes devenir des saints, ou voir au moins tous les gens qui se disent chrétiens, vivre en chrétiens. Puis, après avoir épuré notre bergerie, nous partirions à la conquête des âmes, brebis égarées… Oh ! quels rêves d’apostolat ! Pour être plus vastes, ils seront peut-être plus vagues, moins efficaces, je souhaite que non…

« Convertir beaucoup, beaucoup d’âmes à l’amour ardent, vivant du christianisme, semer partout la vertu, signe de Dieu… tout cela attire mon âme. Il est des moments où l’envie de l’apostolat réel pousse notre vie. C’est la pensée, la sensation du but à atteindre que Dieu ranime dans nos cœurs.

« On se sent alors capable de convertir tout le monde. Hélas ! c’est bien souvent une excitation trop vive qui dure le temps d’une flambée de paille. C’est la grâce qui passe et nous émeut, et nous, lâches, nous la laissons passer et nous restons dans notre nonchalance. Que je voudrais être apôtre agissant pour Dieu avec feu, avec conviction !…

« Mais pour répandre le Christ, il faut le posséder dans le cœur, dans l’âme, le vivre dans la vie. Et tout cela, c’est le sacrifice, le renoncement, la souffrance, toutes choses qui coûtent et qui ne sortent pas spontanément de notre âme.

« Je me surprends parfois en train d’ébaucher un volume dans ma tête ou de préparer un discours, ou de fonder une œuvre. Je me vois alors tout autre que je ne suis actuellement : je suis tout zélé, actif, j’enveloppe l’erreur et le mensonge de l’éclat de la vérité divine qui touche, qui attire bien des âmes, qui provoque beaucoup de conversions. Je me représente travaillant le monde à la voix du Christ, introduisant partout la douceur, la charité, l’amour.

« Tout cela n’est-il que rêve d’ambition ? Je ne le crois pas. Cela est trop doux dans mon âme, et cela ne vient qu’aux heures où je suis calme et où je pense à Dieu… »

Mais, un mois plus tard, il écrit :

« Peu à peu, j’ai senti monter dans mon esprit la persuasion qu’il entrait une part d’amour-propre, de satisfaction naturelle dans ce grand désir de sauver les âmes. Pourquoi entrevois-je seulement la perspective de mon apostolat se déroulant après le séminaire par des œuvres extérieures, des œuvres qui font valoir, qui mettent en relief ? Sans doute, j’avais bien en vue le grain de sénevé dans l’âme de mes frères ; mais, sous cette intention excellente, se cachait l’espoir orgueilleux de paraître zélé, de passer pour un homme apostolique, pour un saint.

« C’est le plus sûr moyen de n’arriver à rien que d’invoquer ainsi hypocritement le secours de Dieu pour faire une action, puis, l’action faite, de me mettre entre le résultat et Dieu pour accaparer toute la gloire d’un succès nullement imputable à ma propre vertu…

« Il me faut me défier beaucoup de mes attraits pour le bien. Il ne faut pas que nous agissions avec des intentions naturelles… Un apôtre n’est pas apôtre seulement parce qu’il crée des œuvres, qu’il se dépense extérieurement sans compter, il est apôtre surtout en méritant lui-même.

« Je puis donc être dès maintenant un apôtre en méritant beaucoup, en priant beaucoup. Cela est moins dangereux pour mon humilité, cela est aussi sûr que si j’allais fonder patronage et cercles d’études… »

Il y a un certain temps, dans un congrès diocésain, on lut un rapport sur le recrutement des vocations sacerdotales dans les écoles. Le rapporteur énuméra les qualités et les tendances que devaient avoir les enfants qui songeaient à la prêtrise.

En sortant, il fut accosté par un homme du monde qui lui dit : « Votre rapport, monsieur le curé, a été pour moi une révélation. »

« Cependant, disait l’auteur du rapport, je n’avais parlé que d’un minimum de qualités vraiment nécessaires. »

Quelles proportions eût donc prises la révélation si on avait montré que l’éducation morale et religieuse, qui attend ces enfants, peut conduire un jeune homme à s’adresser le reproche émouvant de « se rechercher lui-même » parce que sa soif de faire le bien est trop grande ?

Malgré son scrupule, l’abbé Merlet revient sans cesse à ses beaux rêves.

« Je sens tout mon être frémir d’enthousiasme et se soulever de désir lorsque j’entends répéter la liste des grands hommes qui, en 1830, s’unirent pour combattre ensemble et avec toute la fougue de leurs convictions : Lacordaire, Montalembert, etc. Quels efforts et quels succès nous rappellent ces noms ! Quelle marche entraînante ils opèrent ! Quel vaillant combat ils soutiennent pour Dieu et la liberté ! Nous sommes les héritiers de leur tâche et les continuateurs de leur œuvre. Agissons vaillamment, loyalement, désintéressés comme ont agi les grands propagateurs de la foi.

« Je sens monter en moi une intelligence de plus en plus grande de ce qu’est la vie, chose pleine de misères, d’angoisses, de difficultés, semée de quelques joies et de rares consolations, mais tout éclairé d’en haut par l’idée du devoir.

« Mon idéal se fait de plus en plus net et plus prenant. Toutes nos grandes douleurs, générales ou particulières, m’étreignent le cœur. Le spectacle de notre abaissement moral et social me ferait bien pleurer… Il faut que nous nous levions grands, forts, l’âme remplie d’idées généreuses et d’aspirations nobles et que nous relevions dans un élan d’enthousiasme fécond toute notre génération, la génération qui s’affirmera et régnera demain. Je dois consumer ma vie pour cette cause magnanime et orienter tous mes actes vers ce but.

Les esprits sont pleins de préjugés et imbus de partis pris, les volontés sont faibles, lâches, inertes, les cœurs sont égoïstes. La France se débat dans l’incertitude de son rôle, dans l’ignorance de son but. Nous devons rendre la France à Dieu… Par tous les moyens légitimes, par un effort ininterrompu de tout notre être, nous voulons tendre à la renaissance de notre chère nation.

« Pour cela nous avons besoin de nous former nous-mêmes, d’élargir nos esprits et nos cœurs, d’ouvrir nos âmes…

« Devenons des saints, des hommes forts, larges, généreux, qui ne vivent que pour Dieu et orientent tout à Lui, mais des hommes qui vivent, qui vivent plus que les autres pour ramener les autres à la vie. »

Il s’épanche avec des amis sur ses idées d’action sociale.

« Nous devons orienter nos œuvres vers un esprit social, et tendre par elles à l’amélioration du régime de la société.

« Il me semble que la véritable tactique est de faire de chacun de nous des unités fortes qui, partout, puissent devenir un centre d’influence et d’action pour le bien. Je voudrais que nous ne nous isolions pas de la vie nationale, que nous soyons tous assez forts pour aller porter la bonne nouvelle au milieu des Gentils…

« Évidemment pour nous, prêtres, le but social n’est pas le but dernier, spéculativement parlant… Nous ne remplirions pas notre rôle sacerdotal si nous nous contentions d’avoir, le plus profond et le plus sincère possible, le désir de faire du bien à l’humanité… De plus, si nous n’avions que des théories justes, excellentes, qui nous assurent l’influence sur les foules, et que nous ne comptions que sur le développement de ces théories pour ramener le monde au Christ, nous nous tromperions grandement…

« Ne méprisons pas les talents humains, la culture humaine, les moyens humains. Rappelons-nous seulement tout le mal que nos adversaires nous ont fait par les seuls moyens humains. Il faut que nous soyons d’esprit et de cœur assez ouverts, de volonté assez forte pour les vaincre sur le terrain qu’ils ont choisi. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là… nous ne voulons pas seulement former des hommes, mais aussi et surtout des chrétiens, des fils de Dieu.

« L’œuvre est divine. Si nous n’employons alors que des moyens humains, ils n’aboutiront pas, n’étant pas proportionnés à la fin… Nous voulons répandre la vertu, la sainteté, il faut donc que nous soyons saints nous-mêmes… La sainteté, c’est le don de soi-même à Dieu. On est un saint, à mon avis, quand on ne vit en tout que pour Dieu de qui on fait le centre de sa vie…

« Quant à la fameuse distinction entre vertus passives et vertus actives, je ne l’admets pas du tout en pratique. Je ne connais qu’une sainteté, qui est toujours active, et qui est un effort constant vers le bien à faire en soi et dans les autres… »

Sans cesse dans ses notes il revient sur l’apostolat, sur les conditions qui doivent le rendre fécond.

« Certes, je suis bien partisan de la méthode d’aller au peuple ; il faut bien que le prêtre prenne contact avec les fidèles, parce que les conseils et les enseignements ont besoin d’être spécialisés, comme individualisés pour avoir quelque influence pratique. Les curés ne doivent pas attendre que les hommes viennent à eux ; ce n’est pas une méthode de conquête cela, et nous devons conquérir puisque nous sommes en minorité. Jésus est venu à nous pour nous sauver ; allons aux autres, aux mauvais, aux anticléricaux pour leur montrer l’intérêt que nous leur portons, pour les sauver eux aussi… »

Évidemment ces lignes sont empreintes de quelques illusions. Auguste Merlet n’avait encore vu que de loin les difficultés qui entravent, dans un grand nombre de paroisses, l’action du prêtre, et que, dernièrement, un curé de Paris mettait en évidence par des mots précis :

« Le curé est présentement suspecté, entravé, combattu, presque par tout le monde à la fois.

« Chaque matin, une certaine presse déverse sur lui le flot de ses sarcasmes, de ses injures, de ses calomnies, le représentant, aux yeux des foules, comme l’homme d’un autre âge, un obstacle au progrès, un ennemi dont il faut se défaire.

« Les pouvoirs publics l’ignorent, mais le surveillent ; et s’il vient à défendre les intérêts dont il a la charge, il est menacé de toutes les foudres de la loi.

« Quant à ses paroissiens, ils lui sont, pour un certain nombre du moins, ou hostiles ou indifférents, insensibles aux témoignages de zèle et de charité qu’il leur prodigue.

« Pour lui, enfin, dans son presbytère, une fois remplie sa tâche apostolique, il vit retiré, pauvre le plus souvent, trop fier pour se plaindre, se contentant de prier et de souffrir pour le salut de son peuple. »

Mais devant ce tableau, Auguste Merlet eût répondu : « Qu’il arrive ceci ou cela, que nous importe, à nous, si nous avons épousé les seuls intérêts de Dieu ! Qu’importe que nous soyons persécutés ! »

Pour lui, il importait seulement de travailler pour Dieu.

Après avoir parlé de l’action du curé, il ajoute sagement :

« Il faut cependant que le curé vive à l’écart, qu’il ait son chez soi où l’atmosphère soit plus douce, plus élevée, plus religieuse, afin que son âme puisse s’entretenir dans la bonté, l’élévation d’esprit et d’idées, la religion intérieure… »

« Je tâche de me faire tout à tous, écrit-il pendant les vacances, ne fût-ce que par les saluts, les quelques mots adressés par hasard. Je crois qu’ils ont senti déjà que je prends mon rôle au sérieux ; je voudrais qu’ils sentent combien je les aime, combien je désire les rendre heureux, bons et purs en leur donnant Jésus, l’intensité de sa vie…

« Puis il est quelques âmes que je fréquente de plus près, que J’essaie d’élever, d’ennoblir, dont je voudrais faire l’idéal beau et bon, dont je voudrais rendre la façon de juger large, tolérante et douce, la façon d’agir énergique et prudente… Cet apostolat individuel est bien intéressant, mais assez difficile aussi, car il faut tour à tour une grande précision d’idées et une grande force de sentiments…

« Nous jetons la semence du bien comme les paysans jettent la graine ; à Dieu le soin de faire fructifier l’une et l’autre.

« Qu’il est doux de soutenir, d’instruire, d’éclairer, de vivifier une âme, de lui suggérer doucement les pensées de courage, de vertu, d’amour, de lui faire sentir l’existence de toutes ces choses auxquelles on ne veut plus croire ; de lui révéler l’amour nécessaire de tous les malheureux, la compassion de toutes les personnes, de lui exprimer l’affection qu’on lui porte et le désir qu’on a de la voir se bonifier, s’ennoblir, s’ouvrir à la charité ! Qu’il est doux de faire du bien aux autres ! Comme les relations d’âmes rapprochent les cœurs !… »

Une nature aussi ardente, une intelligence aussi ouverte que celles de M. Merlet n’appartiennent évidemment qu’à une élite ; mais, comme il le dit lui-même, il était uni à ses confrères par une complète communauté d’idées et de sentiments.

Brillantes ou médiocres, les facultés morales et intellectuelles sont cultivées au séminaire de façon à donner leur maximum de bien ; les bonnes volontés sont toutes dirigées vers les sommets, et si les sommets ne sont pas toujours atteints, il reste néanmoins des sentiments et des aspirations qui, de façon générale, dépassent de beaucoup la moyenne.

C’est pourquoi Jules Lemaître, après avoir parlé des préjugés et des calomnies répandus dans certains milieux, a écrit ce mot, frappé au coin du bon sens :

« Les gens qui ajoutent foi à ces lourdes calomnies ignorent ce qu’est l’éducation des prêtres et quelle empreinte elle leur enfonce au plus profond de l’âme. Puis ils ne songent point combien serait dure à jouer et de peu de profit la comédie qu’ils leur attribuent, et de quels horribles sacrifices les prêtres incroyants payeraient d’assez minces avantages. »

En se rendant compte de cette éducation, on comprend mieux les ressorts intimes d’un épiscopat et d’un clergé qui, fermes devant une basse persécution qu’ils subissent sans se plaindre, donnent le noble exemple de l’union, de la discipline et du désintéressement, forces qui ne naissent pas spontanément, mais sont la conséquence des vertus acquises.

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