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Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte: Sa Famille, Sa Vie, Ses Voyages Et Son Temps

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The Project Gutenberg eBook of Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte

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Title: Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte

Author: Edmond De La Coste

Release date: January 13, 2010 [eBook #30949]

Language: French

Credits: E-text prepared by Hélène de Mink and the Project Gutenberg Online Distributed Proofreading Team (http://www.pgdp.net) from page images generously made available by the Google Books Library Project (http://books.google.com/)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANSELME ADORNE, SIRE DE CORTHUY, PÈLERIN DE TERRE-SAINTE ***

 

E-text prepared by Hélène de Mink
and the Project Gutenberg Online Distributed Proofreading Team
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Note de transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris dans cette version électronique. La Table des Matières simplifiée au début de cette version a été ajoutée.

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ANSELME ADORNE,

SIRE DE CORTHUY.

BRUXELLES.—TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT.
Rue de Schaerbeek, 12.

ANSELME ADORNE,

SIRE DE CORTHUY,

PÈLERIN DE TERRE-SAINTE:

SA FAMILLE, SA VIE, SES VOYAGES ET SON TEMPS,

RÉCIT HISTORIQUE,

PAR M. E. DE LA COSTE.

Ce voyage mériterait d'être publié.
(Baron J. de St-Génois, les Voyageurs Belges.)

BRUXELLES,

CHARLES MUQUARDT, ÉDITEUR,
Place Royale, 11.
MÊME MAISON A GAND ET LEIPZIG.

1855

TABLE DE MATIÈRES

INTRODUCTION.

Si le nom de Louis XI éveille de sombres souvenirs, la période qu'embrasse la vie de ce prince n'en est pas moins l'une des plus remarquables de l'histoire. Tandis que son esprit inquiet trouble les dernières années de Charles VII, ou que sa cruelle habileté fonde, en France, le pouvoir royal, on voit la lutte des deux Roses, la grandeur et la fin de la maison de Bourgogne, les Médicis à Florence, la chute de l'Empire grec et, autour de ce fait qui partage les temps, se groupe toute une pléiade de noms illustres: Constantin Dragozès, Scanderbeg, Huniade, Hassan-al-Thouil, Mahomet II.

Contraste frappant avec notre âge! la puissance ottomane s'avance, semant l'effroi par ses progrès; l'Europe, liguée pour l'arrêter, cherche des alliés jusque dans l'islamisme, et c'est à peine si l'on distingue la Moscovie qui se dégage, sous Iwan III, du joug tartare. Cependant on observe le passage d'une grande époque à une autre: le moyen âge déploie encore ses bannières, fait reluire ses armures dans les combats et dans la lice; l'ardeur attiédie des croisades jette ses dernières étincelles; mais les bandes d'ordonnance prenant place auprès des milices féodales, l'imprimerie armée des caractères mobiles, Colomb, rêvant à son entreprise, préparent une ère nouvelle.

Voici un contemporain de Louis XI: nés à quelques mois de distance, ils sont morts dans la même année. La vie du sire de Corthuy est un fil qui conduit de pays en pays et d'événement en événement, à travers des temps si pleins de mouvement et d'éclat. Lui-même il appartient à trois contrées qui n'eurent pas une faible part à ces agitations ou à ce lustre. Il tient, par son origine, à l'Italie où sa famille jouait un rôle important, à la Flandre par la naissance, à l'Écosse par l'influence qu'exerça sur la destinée de ce Brugeois l'un des plus attachants épisodes racontés par Walter Scott.

Jeune, il se signale dans les tournois, joute avec Jaquet de Lalain, le bon chevalier, dont Georges Chastelain a célébré les appertises d'armes, et enlève, à la pointe de la lance, le casque de Corneille de Bourgogne. Dans l'âge mûr, dévot et chevaleresque pèlerin, voyageur curieux, diplomate accrédité auprès de différentes cours, il part pour la Terre-Sainte: il parcourt l'Italie, touche aux grandes îles de la Méditerranée, visite la Barbarie, l'Arabie, la Syrie, la Grèce, et revient par le Tyrol, la Suisse et le Rhin. Il voit à Milan Galéas, à Rome Paul II, à Tunis et au Caire Hutmen ou Othman et Caïet-Bei, le dernier roi des Maures et le dernier soudan des Mameluks, dont le règne fut long et prospère. Son vaisseau cinglait en vue du Péloponèse, tandis que le fils d'Amurat, après un siége mémorable, plantait le croissant sur les tours de l'antique Chalcis. A Rama, un généreux émir lui sauve la vie, ou du moins la liberté. Il trouve dans l'île de Chypre Lusignan près d'épouser la fille adoptive de Saint-Marc, la belle Catherine Cornaro; à Rhodes, le grand maître Orsini, attendant, l'épée au poing, l'assaut du vainqueur de Byzance. Après s'être rencontré, à Venise, avec l'ambassadeur persan, il confère, en Tyrol, avec Sigismond d'Autriche, si fatal à la puissance de Bourgogne. Au retour, Charles le Téméraire l'envoie en ambassade auprès de cet Hassan-al-Thouil ou Ussum-Cassan que Haller a choisi pour héros d'une nouvelle Cyropédie.

Bien que, par une coïncidence assez singulière, Anselme Adorne joignît aux fonctions diplomatiques que lui confiait le duc de Bourgogne, les titres de baron d'Écosse et de conseiller de Jacques III, on le voit porter encore ceux de bourgmestre de Bruges, puis de capitaine de la duchesse Marie. Mais tout change, pour lui, de face: la fortune qui avait abandonné les deux souverains auxquels il dut surtout des dignités et des honneurs, semble s'armer contre lui de tout ce qu'il tenait d'elle: échappé, par dix fois, aux tempêtes, aux forbans, aux Arabes, il rencontre des périls plus grands. S'il ne subit point dans son pays les plus terribles conséquences d'une réaction populaire, c'est pour trouver dans un autre, au milieu d'une aristocratie non moins orageuse, une fin prématurée et tragique.

Son nom se rattache aux traditions de Bruges, célèbre alors par ses splendeurs et de nobles souvenirs, ainsi qu'à l'un des monuments que l'on y montre aux étrangers: c'est une petite église construite par la famille d'Adorne et qu'on nomme Jérusalem. Au centre s'élève le mausolée du voyageur; près de l'église, on voit encore l'antique demeure où, pendant deux années, il donna asile à une Stuart.

Les aventures de cet homme distingué, mais malheureux sur la fin de sa carrière, ne sont guère connues que par une analyse de ses voyages, dans l'ouvrage qui nous a fourni notre épigraphe, et de courtes notices trop souvent inexactes. Le hasard, ou plutôt la bienveillante obligeance d'un savant bibliographe[1], de regrettable mémoire, mit, il y a des années, entre nos mains l'itinéraire manuscrit d'Anselme, écrit en latin par son fils[2]. Nous en avions fait des extraits pour notre usage; nous avons depuis consacré des heures qui auraient été bien lentes, si elles fussent restées inoccupées, à traduire et à coordonner ces extraits, à les compléter par d'autres renseignements, successivement recueillis, enfin à réunir les uns et les autres sous la forme d'un récit que, sans rien ôter à sa fidélité, nous avons cherché à animer d'un peu de vie.

C'est une restauration d'une figure trouvée sur un vieux tombeau, dont nous n'avons fait que rapprocher les fragments et raviver les contours, ou, si on l'aime mieux, ce sont les mémoires d'un chevalier flamand qui vécut sous les règnes de Philippe le Bon, de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne. Rédigés principalement sur pièces originales et inédites, ou de vieilles chroniques, ils n'offriront néanmoins, sans doute, rien de bien neuf ou de bien important quant aux faits généraux, qui ne sont ignorés de personne; mais, du moins, ils les rappelleront et pourront aider à la connaissance intime de l'époque. On y trouvera quelques peintures d'usages et de mœurs, certains détails curieux ou bizarres, des scènes parfois émouvantes, des données qui ne seront pas, nous l'espérons, sans utilité pour les études historiques, cultivées de nos jours avec tant d'ardeur, de patience et de succès.

L'œuvre à laquelle concourent, à l'envi, tant de savants esprits, ressemble à ces tertres qu'un peuple en marche laissa jadis sur son passage, et qu'on retrouve dans quelques contrées: chaque guerrier de la nation vidait, croit-on, son casque, plein de terre, au lieu où le monument devait s'élever; le dernier des soldats y venait jeter sa poignée de sable.

ANSELME ADORNE,

SIRE DE CORTHUY.

PREMIÈRE PARTIE

I

Italie et Flandre.

Les Adorne à Gênes et à Bruges. — Antoniotto. — Obizzo et Guy de Dampierre. — Bataille des Éperons. — L'étendard déchiré. — Les comtes ou marquis de Flandre, princes par la clémence de Dieu. — Baudouin de Fer et Baudouin à la Hache. — Les États et les Trois Membres. — Les Poorters. — Les Métiers.

Au temps où la croix de Saint-Georges et le lion de Saint-Marc se disputaient l'empire de la Méditerranée et de l'Euxin, lorsque Gênes commandait à la Corse, protégeait les rois de Chypre et les empereurs grecs, et jetait ses colonies jusque sur les côtes de Crimée, à la tête des familles qui étaient en possession de donner, dans cette cité puissante, des chefs à l'État, on nommait les Adorno. «Ils étaient, dit l'historien des maisons célèbres d'Italie, en odeur de principauté[3]Le plus fameux d'entre eux fut cet Antoniotto qui, de son trône ducal, convoqua la chevalerie à une sorte de croisade, enleva aux Maures l'île de Gerbi, près de la côte d'Afrique, et assiégea le roi de Thune, comme l'appelle Froissart, dans sa capitale; entreprise à laquelle saint Louis avait succombé et qui attendait Charles-Quint. «S'il eût été roi,» dit encore Litta, «ses actions l'eussent immortalisé.»

A l'époque de l'expédition de saint Louis, arrivait à Gand, sous les auspices, selon les uns, du comte de Flandre Guy de Dampierre, suivant d'autres, de Robert de Béthune, fils du comte, revenant d'Orient, le frère d'un aïeul d'Antoniotto, Obizzo (Opice), dont un descendant assistait, environ trois siècles après, à l'abdication de Charles-Quint, parmi les bannerets de Flandre.

Cet Adorno, d'après d'anciens titres[4], fut en grande faveur auprès de Guy; sa postérité, connue sous le nom d'Adournes ou Adorne, ne demeura pas à Gand; elle prit sa résidence à Bruges où nous la retrouverons plus tard.

C'était l'âge héroïque de la Flandre, comme de l'Écosse et de la Suisse; les journées des Eperons, de Bannock-Burn, de Morgarten, tiennent dans un espace de cinq années; mais la première des trois fut la plus surprenante, car les Flamands n'avaient ni le rempart des Alpes, ni les défilés de la Calédonie.

Un gros d'intrépides artisans s'étaient jetés dans la mêlée et en avaient rapporté les dépouilles des chevaliers. A Mons-en-Pevèle, le sort fut plus indécis, la valeur plus brillante peut-être. Philippe le Bel en fut témoin lui-même; couvert à la hâte d'un manteau d'emprunt, il vit sa bannière déchirée par ces mains rudes et sanglantes.

Bruges avait donné le signal du mouvement, il faut le dire, par un massacre: deux mots sauvaient ceux qui pouvaient les prononcer et condamnaient le reste. Les Flamands combattaient pour leur langue, leurs franchises, l'indépendance relative qu'admettait le système féodal et leur vieux comte captif et dépouillé, ce même Guy dont nous venons de parler. Rien, dans les nombreux soulèvements qui suivirent, n'effaça l'éclat guerrier de celui-ci.

Nous devons dire maintenant quelque chose de l'organisation politique de la Flandre et des changements qu'elle subit vers ce temps. Les premiers comtes ou marquis de Flandre, princes par la clémence de Dieu, alliés au sang de Charlemagne, régissaient leur monarchie—cette expression se rencontre dans de vieux écrits—avec l'aide et le concours des principaux du clergé et de la noblesse. La race forte et puissante des Baudouin de Fer et à la Hache, alla finir sur le trône de Constantinople. Elle était représentée maintenant par de faibles descendants en ligne féminine. La noblesse, au milieu des agitations populaires, perdait chaque jour de son influence. Gand, Bruges et Ypres, à l'apogée de leur merveilleuse splendeur, rangeant sous leur bannière les milices des villes secondaires et des châtellenies, se partageant, en quelque sorte, la Flandre et prenant en main ses intérêts, eurent place aux états et les effacèrent bientôt, sous la célèbre dénomination des trois membres.

Là était désormais la puissance. Plusieurs familles nobles, et même des plus distinguées, vinrent l'y chercher, s'inscrivant parmi les Poorters, ou appartenaient, dès l'origine des villes, à cet antique noyau de la population. Après venaient les métiers, renfermant les principaux du commerce et de l'industrie, mais encadrant aussi la partie la plus nombreuse et la plus mobile de la population, démocratie redoutable et principale force militaire.

Les Poorters avaient des capitaines; les métiers, leurs doyens. Des échevins rendaient la justice; un conseil représentait la commune. Le couronnement de l'édifice était formé, à Bruges, de deux bourgmestres annuels, chefs suprêmes de la cité, intermédiaires entre le prince et le peuple, mais souvent en butte à la colère de celui-ci, dans ses mécontentements. Ces places n'en étaient pas moins fort relevées et fort ambitionnées; on les vit remplies par des Ghistelles, des Halewyn, des d'Ognies, qui étaient des premiers en Flandre et atteignirent un rang princier.

Les trois membres s'entendaient sur la direction des affaires; nul d'entre eux, cependant, n'était lié par les résolutions des autres; leur mutuelle indépendance était un corollaire de leurs libertés.

La grandeur de ces institutions ne doit point faire illusion sur leurs inconvénients; il s'en rencontre dans toutes les formes politiques. Les législateurs, et même le plus puissant de tous, qui est le temps, n'ont sous la main qu'une étoffe, et c'est l'homme. Ici il manquait surtout l'unité. Il faut l'avouer, d'ailleurs, cette milice ouvrière des grandes villes, pesant, du poids du nombre et de ses armes, sur les résolutions et jusque sur l'administration de la justice et la conduite de la guerre, si elle apportait un contingent puissant d'ardeur et d'énergie, devait amener aussi des résultats moins heureux, dont la suite de cet ouvrage offrira de tristes exemples.

II

Les Artevelde.

Les tisserands. — Les deux colonnes d'or de Bruges. — Édouard III. — La loi salique et la laine anglaise. — Jacques van Artevelde. — Louis de Male. — Les Chaperons-Blancs. — Philippe van Artevelde. — Beverhout. — Massacre des Brugeois. — La cour du Ruart. — Rosebecque. — Les trois Gantois. — Flandre au Lion! — Pierre Adorne, capitaine des Brugeois. — Le bourgmestre et le doge. — Naissance d'Anselme.

Qui pourrait passer devant les Artevelde et ne pas s'arrêter un moment à contempler ces grandes figures historiques? Nous devons cependant ajouter, auparavant, quelques traits à l'esquisse que nous venons de tracer.

Avec des intérêts communs à toutes, les trois villes en avaient de distincts et même d'opposés, des prétentions ou des droits rivaux, gardés avec un soin jaloux. Leur industrie principale était celle du tissage de la laine, qui, dans certains degrés de la fabrication, leur était exclusivement réservée. Elle enrichissait Ypres, elle dominait à Gand; à Bruges, elle était balancée par un puissant commerce. C'étaient là, selon l'expression d'un comte de Flandre, les deux colonnes d'or de cette ville dont Æneas Sylvius, Commines et de Thou ont célébré, comme à l'envi, l'opulence et la beauté. Gand, de son côté, s'élevant parmi les méandres de l'Escaut et de la Lys, réclamait la suprématie sur la navigation intérieure.

Trente ans environ après la bataille de Mons-en-Pevèle, Édouard III revendiquait le trône des Valois. Pour se créer un point d'appui en Flandre, il arrête la sortie de la laine anglaise: c'était la ruine des tisserands; ce fut pour Jacques d'Artevelde, qui détermina les Gantois à s'unir aux Anglais, le fondement de sa puissance.

Elle rencontra à Bruges une opposition dont il triompha. Ses moyens se sentaient de la rudesse du temps: ses adversaires avaient voulu le poignarder; à son tour, il les perçait de son épée, ou les faisait lancer, par les fenêtres, sur les piques de ses partisans. Si sa main était prompte, sa parole était éloquente, sa politique habile et hardie; ses manières parurent égales au rang auquel il s'éleva. Gouvernée, sous son influence, par les trois membres, traitant, par son entremise, avec l'Angleterre et la France, la Flandre eut un grand poids dans la balance, évita les désastres d'autres insurrections, et obtint des avantages qu'elle eût vainement attendus de son comte, retenu par le lien féodal.

La fin d'Artevelde, pourtant, fut cruelle: le peuple le massacra. Le comte était mort à Crécy, sous la bannière des lis. Édouard, survivant à son fils, le glorieux prince Noir, et à ses plus vaillants capitaines, dépouillé d'une partie de ses conquêtes, abandonné, pillé, à son agonie, par sa maîtresse et ses serviteurs, laissa la couronne d'Angleterre à un enfant qui ne devait point la conserver.

Louis de Male, fils du dernier comte, put alors ressaisir le pouvoir dont il ne restait qu'un nom, encore cher aux Flamands. Ceux-ci continuaient, toutefois, à pencher pour les Anglais qu'il appelait, lui, les meurtriers de son père; mais la restitution promise de Lille, Douai et Orchies, gagna la Flandre au mariage de l'héritière du comte avec un fils du roi Jean. C'est la maison de Bourgogne qui se fonde.

Croyant sa puissance affermie, Louis s'abandonna sans contrainte à ses plaisirs et à ses prodigalités. Ce fut, à la cour et dans toute la Flandre, un débordement de mœurs, qui, selon les vieux chroniqueurs, devait armer la vengeance du ciel. Le comte sembla l'appeler. Né au château de Male, près de Bruges, affectionnant le séjour de cette cité brillante et polie, et la trouvant plus facile que Gand à concourir à ses dépenses, il irrite les Gantois par sa préférence pour la ville rivale et les pousse à bout par la concession d'un canal qui, ouvrant une communication directe entre la Lys et Bruges, y eût amené les blés de l'Artois, libres de droits d'étapes envers Gand.

Les Gantois courent aux armes, dispersent les travailleurs et prennent pour signe de ralliement le célèbre chaperon blanc. La Flandre et Bruges même se partagent. Les nobles se rangeaient sous la bannière de leur naturel et droiturier seigneur. A Bruges, on comptait, dans un parti, les marchands, les armateurs, les pelletiers; dans l'autre, les tisserands. Serrés de près par les forces du comte, les Gantois se souviennent du nom d'Artevelde; ils placent à leur tête son fils, marié à une dame de la noble maison de Halewyn. Tiré, malgré lui, de la retraite, il parut né pour commander.

Au retour des conférences de Tournay, le Ruart[5] déclarant aux Gantois qu'il ne leur reste que ces trois partis: ou de s'enfermer dans les églises pour y attendre la mort, ou d'aller humblement crier merci à leur seigneur, ou, enfin, de venir le chercher à Bruges pour le combattre; ce peuple, affamé et épuisé, abandonnant le choix à Philippe d'Artevelde lui-même; celui-ci, sortant à la tête de 5,000 braves, qui portaient chacun, brodée sur une manche, cette pieuse devise: Dieu aide! annonçant à ses compagnons, lorsqu'il leur distribue les derniers vivres, qu'ils n'en doivent désormais attendre que de leur valeur, balayant devant lui d'imprudents adversaires surpris au milieu d'une fête, et pénétrant dans Bruges, sur leurs pas: changez là quelques mots, vous diriez de l'histoire de Sparte!

Cette victoire, dans laquelle Froissart loue la modération des Gantois, n'en était pas moins, pour Bruges, un épouvantable désastre. Le sang des métiers hostiles aux tisserands coule par flots, mêlé au sang patricien; les sépultures manquaient aux cadavres; il fallut creuser, exprès, de grandes fosses pour les y entasser. Ce n'était point assez de ces victimes et de nombreux otages pour assurer la domination des vainqueurs; ils font tomber une partie des portes et des murailles, marques et garants de l'indépendance communale. Bruges, ville ouverte, n'était plus un membre de Flandre, c'était la conquête de Gand.

La Flandre s'unissait, mais sous de funèbres auspices. L'Angleterre où régnait, de nom, le jeune Richard, ne tenait plus la France en échec. Salué du titre de père de la patrie, richement vêtu d'écarlate et tenant cour de prince, le Ruart occupait une hauteur glissante, entre la tombe de son père et la sienne.

Alors, à la lueur de l'incendie des villes, on voit s'avancer une armée toute brillante d'acier, d'armoiries, de bannières, au milieu desquelles ondoyaient les plis de l'oriflamme: c'était le duc de Bourgogne avec le jeune Charles VI, son neveu, et toute la chevalerie de France. Les Flamands auraient dû garder leurs positions et s'y retrancher; mais ils savaient mieux mourir qu'obéir. Impuissant à contenir leur imprudente ardeur, Artevelde tombe écrasé dans la mêlée.

Par un de ces enchaînements bizarres qui déjouent les calculs, le triomphe de Philippe le Hardi inaugurait une puissance longtemps rivale de la France. Un Gantois, comme les Artevelde, mais sorti du vainqueur, devait achever de rompre le nœud féodal entre ce royaume et la Flandre. Il devait dans Madrid, l'une des capitales de son empire sur lequel, disait-on, le soleil ne se couchait point, faire consacrer la limite que les Flamands tracèrent pendant quatre siècles, avec leur sang, de Bavichove[6] à Guinegate[7].

C'était une triste victoire que celle de Rosebecque pour Louis de Male qui la devait à des armes étrangères. Pour les Brugeois, vaincus à côté des Gantois, la défaite était presque une délivrance; ils relèvent les étendards du comte sur leurs murailles mutilées. La guerre n'était point finie: Anglais, Bretons, ceux-ci, sauvages auxiliaires de Louis de Male, ceux-là, alliés de Gand ou croisés pour le pape Urbain contre les Clémentistes, qu'ils s'obstinent à trouver en Flandre, ravagent à l'envi cette terre glorieuse et désolée.

Parmi les capitaines qui conduisaient à la défense des murs, à peine rétablis et de nouveau menacés, l'élite de la population brugeoise, on remarque un arrière-petit-fils d'Obizzo. C'était Pierre Adorne, personnage considérable à qui Philippe le Hardi confia la surintendance de ses domaines en Flandre et en Artois, qui fut deux fois bourgmestre de la commune et remplit les fonctions de premier bourgmestre, l'année même où Antoniotto dirigeait contre Tunis une flotte commandée par son frère Raphaël et portant, outre l'armée génoise, un corps de chevaliers et d'écuyers, sous la conduite du duc de Bourbon (1388).

Parmi ces nobles pèlerins, plusieurs appartenaient à la Flandre[8]; en sorte que l'emprise n'y eut pas peu de retentissement, et l'éclat qu'elle répandait sur le nom d'Adorne était partagé par la branche flamande. Aussi tenait-elle à honneur, comme on le voit dans Sanderus, d'être ex præclara ducum Genuensium prosapia, de l'illustre maison des ducs[9] de Gênes.

Un fils de Pierre Adorne et dont le prénom était pareil, chevalier, suivant le même auteur, épousa Élisabeth Braderickx, fille du seigneur de Vive, d'une maison flamande, noble et ancienne. C'est de ce mariage que naquit Anselme, le 8 décembre 1424.

III

Jérusalem.

L'hospice et l'église. — Le Saint-Sépulcre à Bruges. — Le double voyage d'Orient. — Eugène IV. — Le luxe des vieux temps. — L'éducation des faits. — Siége de Calais. — Politique de Philippe le Bon.

Si la famille d'Anselme était évidemment de celles qui penchaient pour l'élément monarchique de nos vieilles institutions, elle ne laissait pas d'être populaire par ses services et le noble usage quelle fit de sa fortune. Bruges lui dut des fondations utiles et l'église dont nous avons parlé. Construite par l'aïeul, le père et un oncle de notre voyageur, à l'imitation de celle du Saint-Sépulcre de Jérusalem, elle en retrace les parties principales. Elle est remarquable par le globe teint de vermillon qui couronne sa tour flanquée de deux minces tourelles, sa disposition intérieure, ses belles verrières[10], ses monuments funéraires, et surtout par la représentation du divin tombeau, que renferme l'une des tourelles.

Le père d'Anselme, dans un voyage de Terre-Sainte, dont il revint avec le titre de chevalier du Saint-Sépulcre, plus considérable alors qu'il ne fut depuis, avait pris lui-même les dimensions du monument sacré avec une exactitude extrême: il le pensait du moins. Voilà pourtant que, dans le cours des travaux, l'on se trouve arrêté par un doute; on ne sait trop quel détail manquait ou laissait quelque incertitude. C'était, après tout, peu de chose; disons mieux, ce n'était presque rien. Pour Pierre Adorne c'était beaucoup trop. Son parti est aussitôt pris; il embrasse et bénit son fils, qui demandait à le suivre, et le voilà de nouveau en route pour l'Orient. Après avoir bravé une seconde fois les fatigues, les flots, les outrages des infidèles, il revient, apportant comme un pieux trophée la mesure attendue pour terminer l'ouvrage.

Ainsi le veut la tradition, et de graves témoignages la confirment; mais quand on n'y verrait qu'une de ces légendes, qu'enfante la poétique imagination du peuple, elle attesterait encore le vif intérêt que les contemporains prenaient à ces travaux. Ce fut vers l'an 1435 qu'ils furent achevés. Une bulle du pape Eugène IV vint mettre le sceau à la sainte entreprise, en érigeant en paroisse la Jérusalem brugeoise, qui comprenait, outre l'église, un hospice et le manoir de famille. Tel était le luxe des vieux temps: on ne craignait pas de s'entourer des misères pour les secourir, et des sérieuses images de la religion et de la mort, car cette église devait aussi servir à la sépulture des Adorne.

On trouve ailleurs des monuments de ce genre; mais peu importait aux Brugeois. Il semblait que la tombe sacrée, objet de tant de vœux, de tant de gigantesques expéditions, de tant de regrets, aperçue jusque-là dans un lointain mystérieux, fût transportée soudain dans les murs de Bruges, ainsi qu'on montre ailleurs de saints édifices apportés par la main des anges.

Chacun comprendra quelle part Anselme, alors dans sa douzième année, dut prendre à la publique émotion. Les constructions qui préoccupaient si vivement sa famille, leur achèvement, toutes les circonstances, en un mot, qui s'y rattachaient, furent pour son enfance des événements. En même temps, les récits des voyages de son père, de ses aventures, de ses périls, enflammaient l'imagination du jeune homme; il brûlait dès lors d'embrasser, suivant l'expression de son itinéraire, d'un regard ferme et tenace, ces mers lointaines, tour à tour riantes ou orageuses, ces contrées habitées par des peuples si différents de ceux qu'il connaissait, ces lieux saints et célèbres, ces rochers, ces palmiers, ces monuments, dont la description le ravissait.

Les exemples et les discours de ceux qu'on doit respecter seront toujours la principale partie de l'éducation. On ne négligea point, toutefois, d'initier Anselme à la connaissance de la langue et des lettres latines et aux exercices chevaleresques fort en vogue à cette époque. Ses progrès étaient rapides, sans qu'il montrât pourtant la précocité, plus que merveilleuse, que lui prêtent certains auteurs qui ont trop peu consulté les dates, comme nous le verrons bientôt.

Au moment où Philippe le Bon, à force de gracieuses paroles, obtenait l'aide des Flamands pour déloger de Calais les Anglais, leurs anciens alliés et naguère les siens, deux questions s'agitaient entre lui et les Brugeois: l'une était un vieux litige au sujet de l'Écluse, poste important pour lui, qu'ils revendiquaient comme leur port et une de leurs villes subalternes; l'autre concernait le territoire appelé le Franc.

Philippe songeait à l'ériger en quatrième membre; il se prêtait ainsi aux désirs de la noblesse du Franc, ajoutait un élément nouveau et plus flexible à la triade flamande, convertie en tétrarchie, et divisait pour l'assouplir une de ces masses compactes et puissantes dont l'éclat le rendait fier, mais qu'il cherchait à rendre plus maniables.

Telle fut la double origine d'un différend qui allait changer Bruges en un sanglant théâtre de confusion et de désordre.

IV

Philippe le Bon et les Brugeois.

Retour de Calais. — Irritation des milices brugeoises. — Elles enfoncent les portes de l'Ecluse. — Massacre de l'Écoutète. — Les larmes de Charles le Téméraire et celles d'Alexandre. — L'homme d'État précoce. — Les assemblées du peuple. — Mort des Varssenaere. — Danger de Jacques Adorne. — Jacques et Pierre Adorne bourgmestres.—Éloge de Bruges. — Entrée de Philippe le Bon. — Début d'Anselme.

Ce n'était pas sans peine qu'on avait déterminé les milices brugeoises au départ. Lorsque le duc eut été contraint de lever le siége de Calais, elles revinrent humiliées et aigries encore par le mauvais succès.

Après une expédition contre les Anglais qui dévastaient impunément le pays, elles se présentent devant l'Ecluse et en enfoncent les portes; puis elles rentrent dans Bruges, s'emparent des clefs de la ville, ainsi que de son artillerie, dont elles font d'effroyables décharges. L'Écoutète, officier du prince, chargé de la police, tombe égorgé. La duchesse de Bourgogne, qui affectionnait le séjour de Bruges, s'éloigne avec un enfant qui criait et versait des larmes. C'étaient celles d'un autre Alexandre[11], par le sang qu'il devait faire couler à son tour; il avait nom Charles: les Belges l'ont appelé le Hardi, et les étrangers le Téméraire.

«Dans cette crise terrible,» disent quelques auteurs, «Anselme se comporta avec tant de droiture, avec tant de prudence et de circonspection, qu'il sut se concilier le respect et l'attachement du peuple sans perdre les bonnes grâces de son souverain.» Magnifique éloge sans doute; mais ce qui le rend surprenant, c'est que ceci se passait de 1436 à 1437. Ce grand citoyen, ce prudent homme d'État n'avait donc guère que douze ans. Laissons-lui son enfance, il aura plus tard bien assez de la politique!

Le rôle propre à son âge était celui de spectateur curieux. S'il se glissait à quelque croisée de l'un des édifices qui avaient vue sur la place, un frappant spectacle s'offrait à ses yeux. Devant la sombre masse des Halles, droit en face du Beffroi, deux drapeaux flottaient, plantés entre les pavés: sur l'un on distinguait le lion de Flandre; sur l'autre, celui de Bruges. A gauche de cette bannière, paraissait une belle troupe: c'étaient les Poorters, avec leurs six capitaines portant, chacun, à la main, le gonfanon de leur quartier. Les métiers, partagés en huit groupes, étaient rangés, partie du même côté, partie à droite de l'étendard de Flandre et tout le long de l'entrepôt fameux[12] appelé Waterhalle. C'étaient, d'une part, les quatre métiers, ou la puissante industrie lainière les bouchers, souvent mal d'accord avec eux, accompagnés des poissonniers, le cuir, l'aiguille: de l'autre, les dix-sept métiers, le marteau, les boulangers, les courtiers, modeste dénomination sous laquelle on comprenait les représentants du commerce et de la navigation, propres à la ville. Les marchands étrangers n'avaient, naturellement, point de part à ces assemblées civiques.

A l'extrémité du côté du marché où étaient placés les quatre groupes de métiers que nous avons nommés les premiers, on voyait les arbalétriers, sous la belliqueuse enseigne du céleste chevalier saint Georges. Les villes subalternes et les paroisses du Franc avaient aussi leur place marquée. Une couronne de roses récompensait les premiers arrivés: une colonne mobile de trois cents hommes, à la solde de la ville, avait charge de réveiller le zèle des retardataires. Néanmoins, en ce moment, des vides se faisaient remarquer, car la noblesse du Franc s'efforçait d'empêcher les habitants de se rendre aux sommations des Brugeois.

Tous ces rangs étaient hérissés de piques: de distance en distance, on voyait des bannières déployées, laissant, dans leurs replis, distinguer de saintes images, ou les emblèmes dorés d'un métier, qui brillaient au soleil, au bout d'une hampe peinte de couleur éclatante, ou couverte d'une riche étoffe.

Ainsi délibérait le peuple en différend avec son prince, l'un des plus puissants de l'époque. Si, dans ces assemblées, les nobles et les notables figuraient parmi les Poorters et s'ils exerçaient un certain ascendant d'habitude et de déférence, leur autorité faiblissait dans les temps d'orage. Le nombre et souvent la passion prenaient alors le dessus. Ce n'était donc pas seulement de la curiosité qu'éprouvait Anselme en contemplant ce spectacle: réfléchissant, comme il arrive, les impressions de sa classe et de sa famille, il sentait un secret serrement de cœur qu'allaient justifier des scènes cruelles.

Deux frères Varssenaere, dont l'un était premier bourgmestre et l'autre capitaine, furent massacrés; un oncle d'Anselme, Jacques Adorne, qui exerçait également ces dernières fonctions et avait voulu se jeter sur les meurtriers, ne fut soustrait qu'avec peine à un sort pareil. Les Adorne quittèrent Bruges, où il n'y avait plus pour eux de sûreté.

Philippe, après avoir cherché à se rendre maître de cette ville par un coup de main fatal au sire de l'Ile-Adam, et qui faillit l'être au duc lui-même, réussit mieux dans ses desseins en coupant les vivres aux Brugeois. Jacques et Pierre Adorne furent alors successivement revêtus des fonctions de bourgmestre de la commune, que leur père avait exercées, aussi bien que celles de premier bourgmestre, et qui devaient l'être un jour par Anselme, comme si c'eût été une partie de l'héritage de famille.

Au retour de l'exil qu'il avait partagé avec son oncle et son père, il s'était retrouvé dans les murs de Bruges avec transport, car il aimait vivement «la si douce province de Flandre,» mais surtout sa ville natale. Il n'est parlé, dans son itinéraire, qu'avec enthousiasme de «cette illustre cité, de cette noble ville.» Tantôt, «sa beauté, son urbanité, ses agréments infinis, son opulence et son éclat, l'abondance inouïe de richesses qu'elle renferme, sont passés sous silence parce que la renommée les fait assez connaître et que l'auteur, en les vantant, serait suspect;» tantôt, c'est «la ville la plus polie du monde, ville vraiment digne de ce nom par l'urbanité dont elle est pleine.» La paix maintenant lui était rendue, paix, il est vrai, chèrement achetée; mais Bruges en recueillait du moins les fruits: avec l'ordre, la prospérité renaissait. Les navires des Osterlins[13], les grandes caraques génoises et les galères de Venise apportaient de nouveau, à l'émule de Londres et de Novogorod, les fourrures du Nord, les riches tissus de l'Italie et les trésors de l'Inde.

Après plusieurs années d'absence, la cour de Bourgogne revint étaler sa magnificence à Bruges; ce fut en 1440 que Philippe le Bon y fit son entrée avec le duc d'Orléans qu'il venait de marier à une de ses nièces. Les magistrats, dans l'humble appareil réclamé par les usages du temps, pieds et tête nus, vêtus de robes noires sans ceinture, présentent, à genoux, les clefs à leur redouté seigneur, en lui demandant merci. Il hésite, ou feint d'hésiter, et semble se rendre à l'intercession de son hôte illustre. Le peuple crie noël! les fanfares éclatent; le clergé psalmodiant des hymnes, les marchands étrangers, richement vêtus de brocart ou de velours, escortent les deux princes jusqu'au palais. Chaque nation qui commerçait à Bruges formait un corps brillant de cavaliers, ou marchait en bon ordre; l'étoffe et la couleur de la robe, des écussons portés devant les rangs par des hérauts, distinguaient les diverses contrées. Dans les rues, ce n'étaient qu'arcs de triomphe, chars ou échafauds chargés de personnages de la mythologie ou de la Bible.

Ces pompes devaient charmer un jeune homme. Anselme Adorne vit surtout avec joie les tournois par lesquels les chevaliers, armés de toute pièce et sur de hautes selles de guerre, célébrèrent l'arrivée du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans, ainsi que celle du comte de Charolois, qui fit son entrée quelques jours après, avec sa femme encore enfant, fille de Charles VII. Bientôt Anselme allait lui-même signaler son courage et son adresse dans ces jeux, l'image et l'école de la guerre.

Il parut à dix-sept ans dans la lice. Un si précoce début, suivi bientôt de succès, annonce un heureux assemblage de hardiesse et de sang-froid, de force et de souplesse, qui présente à la pensée l'image d'un cavalier de bonne mine et qui n'était point fait pour déplaire.

V

Un tournoi de l'Ours Blanc.

La duchesse Isabelle et le comte de Charolois. — Les dames brugeoises dans leurs atours. — Le forestier armé chevalier sur le champ de bataille. — Que diable est-ce ceci? — La Vesprée. — Louis de la Gruthuse. — Metteneye. — Jean Breydel. — Adam de Haveskerque. — Le tournoi. — Anselme gagne le cor. — Marguerite. — Le court roman. — Anselme Adorne Forestier. — Les acclamations et les cris de mort.

Comme les romanciers, mais sans réclamer leurs autres privilèges, nous ferons franchir au lecteur un espace de quelques années et nous le conduirons, un certain jour de l'an 1444, qui était le 27 avril, sur le marché de Bruges.

Raconter l'histoire de ce forum flamand, ce serait faire celle de la ville. Nous avons vu le peuple s'y rassembler, sous les armes, pour exercer son orageuse souveraineté; nous verrons s'y dresser l'échafaud: maintenant une fête y attirait les curieux dont les flots pressés débouchaient de tous côtés. Un espace entouré de barrières, que gardaient des valets et des hérauts, restait seul libre au milieu. Les fenêtres et jusqu'aux toits des bâtiments étaient pleins de spectateurs. Les regards se tournaient tantôt vers le Cranenburch[14], où la duchesse vint prendre place avec son fils, aux applaudissements de la foule, tantôt vers une grande hôtellerie, à l'enseigne de la Lune, qui contenait l'élite des dames brugeoises, dans tout l'éclat de leur beauté proverbiale et d'atours si riches, qu'une reine jalouse les avait comparées à autant de reines.

Les douze croisées gothiques de l'édifice, ornées de draperies flottantes, encadraient des groupes variés de jeunes femmes et de demoiselles rivalisant entre elles d'élégance et de luxe. Là, vous eussiez aperçu ces coiffures de velours en fer à cheval, ces belles chevelures relevées en tresses, ou nattées, ces voiles transparents et légers, ces robes serrant à la taille, de velours vert, ponceau ou de quelque autre couleur éclatante, ces corsages d'hermine, ces manteaux de brocart rehaussé d'or, qu'on retrouve dans les tableaux de l'époque.

Parmi ces belles Brugeoises, l'une de celles pour lesquelles la journée préparait le plus d'émotions—et l'on verra bientôt à quel titre—portait le nom de Marguerite, alors fort en vogue, sans doute parce qu'il désigne une perle ou une fleur. L'étymologie, cette fois, n'était point en guerre avec la réalité, comme il arrive à quelques Blanche et à plus d'une Rose. Marguerite avait les qualités qui attirent et fixent l'affection: c'était, au surplus, une jeune orpheline, fille d'Olivier Van der Bank. Par sa mère, elle tenait aux de Baenst et aux Utenhove, qui possédèrent de beaux domaines et ont fourni plusieurs chevaliers[15]. Quelques mois, à peine, s'étaient écoulés depuis qu'Anselme Adorne, âgé de moins de vingt ans, l'avait conduite à l'autel.

Ce qui attirait Marguerite et tout ce concours, c'était le tournoi annuel de la Société de l'Ours-Blanc. Il ne se donnait point, à Bruges, de fête qui excitât plus d'intérêt. On trouve, dans les chroniques, au milieu d'annotations relatives aux troubles, aux guerres, aux plus grands événements, le retour périodique de ces jeux, soigneusement indiqué, en même temps que les noms des vainqueurs. Des prix étaient offerts à ceux-ci: c'était une lance, un cor, l'ours, souvenir d'un vieux récit et symbole de la Société; on ajoutait quelquefois un diamant.

Le combattant qui gagnait la lance prenait le titre de Forestier, en mémoire d'anciens princes dont l'existence est contestée, mais qui brillent dans les légendes. Il présidait au tournoi de l'année suivante; il soutenait son titre de primauté dans la lice et même dans les combats. C'est ainsi que près de Guinegate, Louis de Baenst, Forestier de Bruges, fut armé chevalier sur le champ de bataille.

Les tournois de l'Ours-Blanc remontent à l'année 1320, époque voisine des plus éclatants faits d'armes des Brugeois; mais depuis, le malheur des temps ayant interrompu ces chevaleresques exercices, ils furent rétablis, en 1417, par une commune résolution des magistrats, de la noblesse et des plus notables habitants.

Les principaux seigneurs aimaient à y paraître, et même les ducs de Bourgogne. Maximilien d'Autriche y reçut un si bon coup de lance, d'un aïeul de l'historien Despars, dont le casque figurait une tête de démon, que, ployant en arrière, le futur empereur s'écria: «Que diable est-ce ceci!»

Deux jours avant la joute, un officier du Forestier, précédé d'un héraut et accompagné des quatre plus jeunes membres de la Société, parcourait la ville, s'arrêtant aux hôtels des dames les plus distinguées, pour les inviter à la fête. Le lendemain elles assistaient à la Vesprée: une collation leur était offerte, et ainsi réunies, elles voyaient arriver les combattants étrangers. Lorsque, après s'être présentés avec les formalités d'usage, ils s'étaient retirés, le Forestier montait à cheval avec ses compagnons, et allait, en pompe, au bruit des instruments, souhaiter la bienvenue à ces hôtes, chacun en leur logis, leur offrant courtoisement armures et destriers.

Ces préliminaires avaient été remplis et le grand jour était venu. Les membres de la Société de l'Ours-Blanc, qui devaient prendre part à la lutte, se rassemblaient dans l'enceinte de l'abbaye d'Eechoute. Un soudain mouvement de la foule annonce leur approche: couverts d'armures brillantes et magnifiquement vêtus d'étoffe pareille, ils s'avancent, montés chacun sur un de ces chevaux de bataille que fournissait la Flandre, alors les plus renommés de l'univers; de riches caparaçons et des housses de soie, couvraient presque entièrement les robustes coursiers qui piaffaient et rongeaient le frein.

Parmi les confrères de l'Ours-Blanc, on remarquait Louis de Bruges, sire de la Gruthuse, qui fut prince de Steenhuse, comte de Wincester, chevalier de la Toison d'or et, dont nous aurons plus d'une fois l'occasion de parler; Pierre Metteneye ou de Mattinée, aussi distingué dans les armes que dans les tournois, qui porta la bannière de Bruges à la bataille de Brusthem et fut chevalier, seigneur de Marque, conseiller et chambellan du duc de Bourgogne; Jean Breydel qui devait ajouter à l'éclat d'un nom illustré, près de deux siècles auparavant, à la bataille des Éperons, par la valeur qu'il déploya lui-même devant Bude, sous l'héroïque bannière de Huniade; enfin l'époux de Marguerite, à son second début. Adam de Haveskerque était du nombre des combattants du dehors.

Tous avaient pris leur place, et l'on attendait impatiemment le signal. Il est donné: les coursiers s'élancent! Qui ne retrouve, dans sa pensée, une image de ce spectacle? Ces hommes couverts de fer, qui fondent l'un sur l'autre, ces montures puissantes, plus acharnées qu'eux au combat, les naseaux fumants, la crinière hérissée, faisant retentir le sol sous leurs pieds; ces nuages de poussière, à travers laquelle étincellent l'or et l'acier; ces lances qui se brisent et volent en éclats: tout cela a été vingt fois décrit. Parmi les spectateurs, la curiosité, l'attention étaient vives; quelquefois, un cri s'élevait de toutes les poitrines. Les dames, suivant des yeux les cavaliers dans leurs courses rapides, laissaient voir sur leurs traits mobiles les sentiments dont elles étaient agitées, les alternatives de crainte et d'espoir. Sur le jeune front de Marguerite vous eussiez lu toutes les phases du combat où Anselme était engagé. Enfin elle respire: mille voix proclament les vainqueurs. Anselme avait gagné le cor qu'il reçut des mains de la duchesse; la lance échut à Breydel; l'ours à d'Haveskerque.

Trois ans après, le futur baron de Corthuy conquit, à son tour, la lance, aux acclamations de la foule, dont, sur cette même place, les cris de mort devaient, un jour, l'accueillir. Ah! si l'avenir nous était connu, sous quel poids nous marcherions courbés!

VI

Le bon chevalier.

Banquet de l'hôtel de ville. — La lance conquise. — Isabelle de Portugal et le comte de Charolois à la maison de Jérusalem. — Combat. — Le sire de Ravesteyn. — Joute de l'étang de Male. — Prouesses et portrait de Jacques de Lalain, le bon chevalier. — Corneille de Bourgogne. — Le casque enlevé. — Nouveau succès. — L'écu du Forestier. — Naissance de Jean Adorne. — Le parrain. — André Doria, prince de Melfi. — L'Arioste. — Les vingt-huit alberghi de Gênes. — L'hospitalité.

Il fallait d'autres épreuves pour montrer à tous que le jeune Forestier était digne de l'honneur qu'il avait conquis; mais d'abord des festins devaient célébrer sa victoire: il n'est guère de solennité où ils n'entrent pour quelque chose. Le premier fut donné le soir même par les magistrats, à l'hôtel de ville, élégant édifice construit sous les auspices de Louis de Male. Après le festin, on reconduisit Anselme, en grande pompe, à son logis; devant lui marchait un héraut, et il tenait à la main la lance, prix de sa prouesse, ornée d'une draperie aux couleurs du Forestier qu'il remplaçait.

Le lendemain, il donna le banquet chez lui; la duchesse de Bourgogne, son fils et tout ce que Bruges avait de plus grand, y assistaient. Nous pourrions assez facilement décrire les dressoirs, les entremets, les hanaps: il y a, pour ces occasions, un mobilier où chacun est libre de se pourvoir; mais nous craindrions de l'user. Il nous suffira de dire qu'après avoir fait à ses illustres hôtes les honneurs de sa table, Anselme revêtit de nouveau ses armes et parut en lice avec cinq cavaliers qui portaient, chacun, ses couleurs sur leur écu. Ainsi accompagné, il jouta contre Adolphe de Clèves, sire de Ravesteyn et quelques autres.

Le 1er mai fut signalé par un combat plus remarquable encore par le renom des chevaliers qui vinrent y rompre des lances. La lice était placée près de l'étang de Male. Le premier champion qui s'offrit fut le même Ravesteyn; puis parut un jeune seigneur qui réalisait l'idéal des romans de chevalerie. Choisi pour écuyer par le duc de Clèves, il n'avait pas tardé à signaler sa vaillance et avait emporté «le nom et le los pour le mieux faisant de tous ceux qui joutèrent à l'encontre de lui.» Il avait parcouru la France, l'Espagne et le Portugal, défiant les plus experts en fait d'armes, «non pour envie, haine, ne malveillance d'aucun, mais pour exaulcer et augmenter le noble estat de chevalerie et pour soi occuper.» Sa chevelure blonde, ses yeux bleus et riants, son teint frais et coloré, son menton sans barbe, n'annonçaient pas un si terrible combattant; mais la renommée, le précédant en tout lieu, proclamait le nom de Jacques de Lalain, le bon chevalier!

Anselme, impatient de se mesurer avec lui, se montra digne d'un tel adversaire; cependant, c'est surtout en joutant contre un troisième concurrent qu'il se distingua: celui-ci portait l'écu fleurdelisé de Bourgogne, traversé d'une barre. C'était, au dire d'Olivier de la Marche, «l'un des plus gentilshommes d'armes et un vaillant, sage et véritable capitaine.» Pour décrire cette rencontre, nous ne saurions mieux faire que d'emprunter quelques lignes au biographe de Jacques de Lalain, qui raconte de son héros une aventure semblable.

Corneille de Bourgogne, aurait dit Georges Chastelain dans son vieux langage, voyant notre Forestier «estre prêt, baissa sa lance et, autant que cheval peut courre, le laissa aller, et, d'autre part, Anselme férit son bon destrier de l'esperon, qui allait courant de si grande force que la terre sur quoy il marchoit, alloit tout tombissant: si s'acconsuivirent touts deux ès lumières des heaumes, et n'y eut celuy d'eux qui ne rompît sa lance, tant furent les coups grands et démésurez: mais celui que Corneille de Bourgogne reçut d'Anselme fut si merveilleux que, nettement, sans quelque blessure, il lui osta et porta le heaume dehors la teste et demeura à chef nud devant le hourt des dames, moult esbahy, comme celuy qui à grand peine sçavoit ce qui lui estoit advenu.»

On regarda comme un miracle que le bâtard de Bourgogne ne fut pas mortellement atteint. Si, suivant Chastelain, Jaquet de Lalain acquit «un si grand bruit» d'un coup semblable «que partout hérauts poursuivants, trompettes et plusieurs autres crioient Lalain! à haute voix,» ce ne dut pas être un médiocre honneur pour le jeune Adorne de reproduire ce coup célèbre sous les yeux du bon chevalier[16].

La même année, il jouta encore à Bruxelles, où il fit admirer sa prouesse, et à Lille où il demeura vainqueur. Un grand festin qu'à son retour il donna à la société de l'Ours-Blanc, servit à célébrer ce nouveau triomphe. Son temps d'exercice fut clos, à l'ordinaire, par le retour de la fête de l'Ours-Blanc, à laquelle il présida. Un mois après, un héraut à cheval, précédé d'une bande de musique, se rendait en pompe à l'hôtel de ville. Il y venait appendre, en souvenir du jeune et vaillant Forestier, l'écu armorié de trois bandes d'échiquier en champ d'or, avec la pieuse devise qu'on voit répétée sur les vitraux de Jérusalem:

PARA TUTUM DEO.

On a dit des exercices guerriers dont nous venons d'entretenir le lecteur, que c'était trop pour un jeu et pas assez pour tout de bon; ils l'emportaient cependant sur nos courses, parfois tout aussi périlleuses, mais qui mettent en jeu des qualités moins relevées; car celles d'un cavalier habile, et même téméraire, n'égalent point, il faut l'avouer, une hardiesse, une adresse et une vigueur peu différentes de ce qu'exigeait le champ de bataille.

Anselme, néanmoins, satisfait d'avoir fait ses preuves, ne parut plus que rarement dans la lice. D'autres soins l'occupaient; ceux de la famille se multipliaient pour lui avec les années. Déjà, lorsqu'il gagnait la lance, jeune époux, brillant champion, il était père. Ce fut en effet le 16 août 1444 qu'il reçut dans ses bras son premier né, qui devait être le compagnon et l'historien de ses voyages. Pour parrain, il choisit, entre tous, un Doria, tandis que dans le siècle suivant, un Doria proscrivit jusqu'au nom d'Adorno.

Ceux qui ont lu l'Arioste se rappelleront ces beaux vers:

Veggio che 'l premio che di ciò riporta
Non tien per se, ma fa alla patria darlo;
Con preghi ottien, che in libertà la metta
Dove altri a se l'avrià forse sojetta
.......................................
Questi ed ogn'altro che la patria tenta
Di libera far serva, si arrossisca,
Ne dove il nome d'Andrea Doria senta
Di levar gli occhi, in viso d'uomo ardisca[17].

La liberté dont André Doria dota Gênes était une savante et singulière combinaison d'éléments aristocratiques de toute origine, répartis entre vingt-huit maisons (alberghi), parmi lesquelles les Doria ne pouvaient être oubliés. André, lui-même, créé par Charles-Quint prince de Melfi, le fut plus encore dans sa patrie, par son mérite, ses services à l'appui des Espagnols. Pour les Adorno, leur puissance même faisait leur ostracisme, qui, pourtant, ne dura pas; mais leur branche alors la plus considérable, celle des comtes de Renda, demeura étrangère à Gênes.

Lors de la naissance de Jean Adorne, les relations des deux familles étaient bien différentes. Les Adorno et les Doria étaient ensemble en fort bons termes, et les derniers avaient, avec les Adorne de Flandre, des rapports réciproques d'hospitalité; cette vertu antique, qui a fort décliné depuis, eut le pas sur les liens du sang.

VII

Charles le Hardi.

Gand et Constantinople. — Daniel Sersanders. — Mort de Corneille de Bourgogne et de Jacques de Lalain. — Le boucher Sneyssone. — Bataille de Gavre. — Mahomet II. — La croisade. — Pie II. — Louis XI et Charles le Téméraire. — Ligue du Bien public. — Bataille de Montlhéry. — Les deux chartreux. — Dernier voyage de Pierre Adorne. — Position d'Anselme à la cour. — Mariage du duc de Bourgogne et de Marguerite d'York. — La duchesse de Norfolk. — Les entremets mouvants. — Le pas d'armes de l'arbre d'or. — Portrait et costume de Charles de Bourgogne. — L'étrangère.

On trouverait ici une nouvelle lacune, que nous ne pourrions remplir que par des détails peu importants ou des conjectures, si nous n'avions à planter çà et là quelques jalons sur la route des événements.

Nous voyons, aux deux bouts de l'Europe, deux grandes villes aux prises, chacune, avec un puissant adversaire: l'une, jeune, fière de sa prospérité et de son exubérance de vie et de force; l'autre, vaste, magnifique, mais courbée sous le poids des années et qui n'était plus que l'ombre d'un grand nom, nominis umbra. Nous voulons parler de Gand et de Constantinople.

Le siége de Calais, tumultueusement levé par les Gantois, avait laissé, entre eux et Philippe le Bon, des ferments d'aigreur. C'était un feu qui, à Bruges, avait promptement éclaté; à Gand, il couvait sous la cendre. Une demande d'impôt alluma l'incendie. Daniel Sersanders, d'une des quatre familles principales du patriciat gantois[18], connue plus tard sous le titre de marquis de Luna, fut accusé d'avoir excité la résistance de ses compatriotes et condamné au bannissement. Il tenait de près à Anselme Adorne dont il venait d'épouser la sœur.

Vainement Sersanders chercha-t-il, lui-même, à calmer l'effervescence populaire; la guerre éclate, guerre fatale à de nobles cœurs. Corneille de Bourgogne y périt, ainsi que Jacques de Lalain, et, dans les rangs opposés, un adversaire digne de tous deux, ce vaillant boucher de Gand, qui, blessé aux jambes, combattait les genoux en terre, défendant toujours sa bannière, jusqu'à ce qu'ils tombassent ensemble, également sanglants et déchirés.

Le mouvement brugeois et le mouvement gantois furent, l'un et l'autre, isolés; s'ils eussent été combinés, Philippe le Bon, brouillé avec l'Angleterre et toujours suspect au suzerain, eût eu fort à faire. Ce fut une résistance locale, que le duc eut soin de ne provoquer que successivement. Le peuple s'émut néanmoins chaque fois, dans les deux villes; mais les magistrats et les principaux purent le contenir, dans celle qui n'était pas en cause. Une colonne gantoise se présentant devant Bruges, en trouva les portes fermées. Philippe dut surtout ce résultat, si important pour lui, à La Gruthuse, capitaine de la ville, qui alla ensuite rejoindre l'armée ducale. Il faut lire, dans le bel ouvrage de M. Kervyn de Lettenhove, le récit de cette lutte cruelle, terminée par le désastre de Gavre. Là, 16,000 Gantois jonchent le champ de bataille de leurs cadavres, ou en comblent l'Escaut. Impuissants à faire triompher leur cause, ils l'entouraient de leur mort, comme d'un dernier rempart qui étonnait encore la victoire.

Vers ce temps, l'Europe, qui voyait sans beaucoup s'émouvoir les progrès de la puissance ottomane, est tout à coup réveillée par une effroyable nouvelle. Il y avait eu autrefois un État qu'on appelait un monde[19], préservé par les Fabius, agrandi par les Scipions, changé en empire par les Césars, et, tout ce qui en restait, tenait dans les murs d'une ville, investie par Mahomet II, à la tête de 250,000 hommes. Il pénètre dans la place; le dernier des Constantin tombe en combattant; le croissant brille sur le dôme de Sainte-Sophie et le Turc a son siége en deçà du Bosphore[20]! On dit qu'à ce lamentable récit, Nicolas V chancela, comme jadis Héli, sur le siége pontifical, et qu'il mourut du coup dont elle l'avait frappé au cœur.

L'émotion fut grande dans la chrétienté. La guerre sainte est prêchée; Philippe s'y prépare: c'était encore, dans l'opinion publique, la plus glorieuse des entreprises. Elle excitait vivement les esprits; mais elle ne remuait plus les âmes dans leurs plus intimes profondeurs. Pie II, de ses derniers regards, vit se dissiper cette croisade qu'il avait en vain réchauffée du feu de son zèle et de son éloquence.

L'Occident avait d'autres soins. Louis XI était monté sur le trône[21] et la lutte s'engageait entre lui et l'héritier de Philippe le Bon. Rapprochés par l'asile que Louis avait trouvé, comme dauphin, dans les États de la maison de Bourgogne, Charles et lui avaient appris, dès lors, à se haïr l'un l'autre. Aussi était-il difficile de se montrer plus différents par les qualités personnelles. Charles déploya celles de l'homme de guerre, excepté la prudence. Il aimait en tout l'éclat et s'irritait contre les obstacles. Juste, accessible, capable de bons sentiments, il outrait jusqu'à ses vertus, et devenait cruel quand l'orgueil et la colère l'emportaient. Louis savait montrer, à l'occasion, du sang-froid et du courage; mais il n'envisageait que le succès. Modeste dans son extérieur, rusé, narquois, il semblait accepter l'outrage, mûrissait et savourait la vengeance. Indiscret quelquefois, ou trop confiant dans sa propre finesse, il cédait à propos, gagnait à tout prix ceux qui pouvaient le servir et attendait son jour. Alors il agissait avec une vivacité qui allait jusqu'à la pétulance.

Lorsqu'il commença à régner, Philippe le Bon gouvernait encore. Charles arrache son père vieillissant à l'influence des Croy, le fait entrer dans la ligue du Bien public, conduit en France une armée et débute, à Montlhéry, par une victoire douteuse, mais que confirment les résultats; véritable mesure des succès militaires. (1465.)

Cette année, Anselme perdit l'oncle dont nous avons parlé, et il portait encore le deuil de son père. Pierre Adorne, devenu veuf, s'était retiré dans la chartreuse du Val-de-Grâce, près de Bruges, que cette famille contribua à orner. Il y trouvait un de ses fils. Ce dut être un assez touchant spectacle de voir le jeune homme accueillir le vieillard au seuil de ce dernier asile, dont leur tombe, à tous deux, ne serait qu'une continuation, ou plutôt une heureuse délivrance; car ils ne voyaient dans la mort qu'une rayonnante immortalité. Au père venant chercher la paix du cloître, le fils en pouvait enseigner les austérités. Pierre en donna à son tour l'exemple et partit pour son dernier voyage, avec la foi et la piété qui lui avaient inspiré les deux autres.

Jusque vers ce temps, Anselme avait fréquemment rempli des fonctions civiques, surtout celles de capitaine de l'un des six quartiers de Bruges. Son nom ne reparaît plus ensuite dans les fastes communaux pendant un laps de huit années; il fallait que d'autres occupations lui fussent survenues. Nous avons vu la mère du comte de Charolois, Isabelle de Portugal, le traiter avec une faveur marquée, et le jeune prince associé à ces témoignages de bienveillance et de distinction; lorsque Charles prit en main les rênes des affaires et qu'ensuite il succéda à Philippe le Bon, en 1467, la carrière politique d'Adorne dut s'en ressentir. Si le titre militaire qu'il portait sous la duchesse Marie montre qu'il servit la maison de Bourgogne de son épée, les négociations diplomatiques dont il allait être chargé, l'accueil qui l'attendait dans plusieurs cours, font voir qu'il occupait, dès à présent, un rang distingué à celle de Charles. Cette position lui assignait une place dans les cérémonies et les fêtes auxquelles le troisième mariage du duc donna lieu[22]. Ce prince épousait Marguerite d'York, sœur d'Édouard IV, femme à l'âme virile, réservée à un rôle politique important. Elle descendit à l'Écluse, et le mariage se fit à Dam, deux endroits aussi solitaires et aussi paisibles aujourd'hui, qu'ils furent alors pleins de bruit, de foule et d'éclat.

Nous n'entreprendrons pas de décrire ce concours de grands et de «tant d'autres chevaliers et nobles hommes,» ces pompes, ces magnificences, après Olivier de la Marche qui dans sa lettre «à Gilles du Mas, maistre d'hôtel de monsieur le duc de Bretaigne, a recueilly grossement et» ajoute-t-il avec trop de modestie, «selon son lourd entendement, ce qu'il a veu en cette dicte feste.» Que pourrions-nous dire de plus ou de mieux que lui, de l'entrée de la duchesse à Bruges, par la porte de Sainte-Croix, «de sa noble personne vestue d'un drap d'or blanc, en habit nuptial,» des dames qui suivaient sa litière, les unes sur de blanches haquenées, les autres dans de riches chariots, et surtout de «la duchesse de Nolfolck qui estoit une moult belle dame d'Angleterre?» Comment renfermer dans le cadre que nous avons choisi, la vive peinture de ces banquets qui furent donnés dans une salle construite exprès, tendue d'une tapisserie toute d'or, d'argent, de soie, «où estoit compris l'avénement du mistère de la Toison d'or;» des trois entremets mouvants: la licorne chargée d'un léopard qui présenta au duc une fleur de Marguerite; le lion portant une bergère; le dromadaire «enharnaché à la manière sarrasinoise;» enfin du pas d'armes,[23] de l'arbre d'or, avec son nain, son géant enchaîné, ses blasons, ses pavillons, ses emprises, ses grands coups?

Le duc se montra, à cette occasion, dans un appareil que nous allons décrire, après avoir donné une idée de sa personne. Ce prince n'avait point hérité de la taille élevée du fondateur de sa maison; mais il était, comme lui, robuste et membru. Le sang méridional de sa mère paraissait à la noire chevelure qu'il tenait d'elle; il avait les yeux bruns, le nez aquilin, le menton légèrement proéminent. Il parut, monté sur un cheval «harnaché de grosses sonnettes d'or, lui vestu d'une longue robe d'orfaverie, à grandes manches ouvertes, la dicte robe fourrée de moult bonnes martres.» C'est dans cet habillement «moult princial et riche» qu'il se rendit, entouré de ses chevaliers et gentilshommes, de ses archers et de ses pages, à l'hôtel où il devait assister à la joute. Les spectateurs ne formaient pas la partie la moins animée du spectacle; tels étaient leur nombre et leur empressement, que non seulement le pourtour de la lice, mais les maisons et les tours d'où l'on pouvait l'apercevoir, étaient encombrés de curieux.

L'entrevue de Péronne, l'expédition contre Liége, et le désastre de cette cité belliqueuse et infortunée, sont des faits historiques que nous ne pouvons qu'indiquer; nous avons à en raconter un bien moins important, mais qui devait avoir une tout autre influence sur l'avenir d'Anselme.

Certain jour de l'année 1469, un long cortége s'arrête devant Jérusalem: c'est ainsi qu'on nommait l'ensemble de bâtiments dont nous avons déjà parlé plus haut. On voyait des écuyers, des serviteurs; bientôt on aperçoit une jeune étrangère dont les traits nobles et doux portaient une empreinte de fatigue et de tristesse; à ses côtés paraissaient un vieillard et un chevalier, tous deux de mine haute et fière.

Cette visite n'était pas inattendue: Anselme et Marguerite avaient revêtu leurs habits de cour et s'empressent d'accueillir ces nobles hôtes avec les égards dus à leur rang et à leur malheur. Pour trouver l'explication de cet incident, il faut nous transporter dans une autre contrée où nous verrons bientôt Anselme se rendre; c'est une époque dans sa destinée.

DEUXIÈME PARTIE.

I

Marie Stuart, comtesse d'Arran.

L'Écosse au XVme siècle. — Meurtre de Jacques Ier. —  Exécution de Douglas et de son frère. — Alain Stuart et Thomas Boyd. — Un comte de Douglas poignardé par Jacques II. — Le roi tué devant Roxbourg. — Marie de Gueldre. — Minorité de Jacques III. — Kennedy, évêque de St-André. — Ligue entre les Boyd et d'autres seigneurs. — Lord Boyd, grand justicier, s'empare de la personne du roi. — Thomas Boyd et Marie Stuart. — L'Ile d'Arran érigée en comté. — Ambassade en Danemark. — Les Boyd cités au parlement. — Alexandre Boyd décapité. — Lord Boyd, le comte et la comtesse d'Arran se réfugient à Bruges.

Il est fâcheux que l'itinéraire d'Anselme Adorne soit si sobre de détails sur les divers voyages qu'il fit en Écosse: ce n'était pas la contrée la moins curieuse ni la moins sauvage de celles qu'il visita: quelques plaines souvent dévastées par les incursions des Anglais et les querelles des grands; des montagnes, des îles, où ne pénétraient ni le costume, ni les mœurs de la civilisation; un peuple guerrier et mobile, des chefs puissants et ambitieux, mélange de grandeur, d'astuce et de férocité; un sol, pour ainsi dire, miné de haines, d'embûches, de trahisons: tel est, en quelques traits, le tableau que l'auteur nous eût laissé.

S'il eût voulu y jeter des groupes de figures, il eût pu montrer, sur différents plans, Jacques Ier, assailli, dans son logis, par une troupe de seigneurs et cruellement massacré sous les yeux de la reine; Chricton, chancelier pendant le règne suivant, attirant à la table de Jacques II, encore enfant, le jeune comte de Douglas avec son frère, et les faisant traîner tous deux au supplice; Alain Stuart égorgé, pour une vieille querelle, par Thomas Boyd; celui-ci assailli par le frère d'Alain et périssant dans une vraie bataille; un autre Douglas poignardé de la propre main du roi qu'il bravait, et achevé par les courtisans: épisodes dont la mémoire était encore fraîche et qui caractérisaient la contrée, ses mœurs, sa situation politique.

Le trône relevé par l'héroïque Robert Bruce, s'était ensuite comme affaissé sous ses descendants; deux de ses successeurs avaient été prisonniers des Anglais. Une branche cadette des Stuarts, issus de Bruce par les femmes, avait usurpé le pouvoir sur la branche aînée de cette maison. L'Écosse, livrée à l'anarchie féodale, était devenue, suivant l'expression d'un contemporain, une caverne de brigands, quand Jacques Ier, sortant de la tour de Londres, prit en main le pouvoir et l'affermit avec une vigueur qui allait jusqu'à la barbarie. Comme ce père assassiné, Jacques II, quand il fut en âge de régner, lutta, et même, ainsi que nous l'avons vu, le poignard à la main, contre la puissance des grands et travailla à affermir la sienne, ainsi qu'à améliorer le triste sort de la nation; mais il mourut, dans sa trentième année, devant Roxburg, atteint par un éclat d'une pièce grossière d'artillerie qu'il voyait pointer[24].

Sa belle et courageuse veuve, Marie de Gueldre, releva, par sa présence et ses discours, la valeur des assiégeants et emporta la place. La couronne tombait, de nouveau, sur la tête d'un enfant, Jacques III, prince faible, qu'on a sévèrement jugé, parce qu'il poursuivit l'œuvre de son aïeul et de son père avec moins de résolution et d'énergie, et qu'il avait des goûts trop retirés et trop délicats pour son rang, son pays et son temps.

Dans ses premières années, l'Écosse fut gouvernée, en paix et avec prudence, par l'évêque de St-André, l'illustre Kennedy, allié au sang royal, et l'un des hommes les plus pieux et les plus éclairés du temps. Son frère, principalement commis à la garde du roi, partagea ce soin avec sire Alexandre Boyd, que recommandaient son habileté dans les armes et d'autres qualités chevaleresques. La santé du prélat déclinant, lord Kennedy songea à s'affermir dans sa position en s'unissant avec Boyd et le grand chambellan, lord Fleming, par un de ces traités trop fréquents en Écosse, par lesquels des seigneurs se liguaient pour pousser ou maintenir l'un d'eux au pouvoir, renverser un rival, ou même répandre son sang. Dans cet acte secret, on nomme parmi les adhérents des contractants, lord Hamilton et Patric Graham, dont nous parlerons plus bas. Graham, demi-frère de l'évêque et son successeur, était déjà titré de Bisschop of Sanctander[25], ce qui fait présumer que Kennedy, voyant approcher sa fin, avait résigné cette dignité. Ce dernier mourut l'année suivante (1466).

Sûrs de ne pas rencontrer d'opposition sérieuse de la part des lords Fleming et Kennedy, mais comptant surtout sur leur propre audace, les Boyd, dont le chef était Robert, récemment élevé à la pairie et revêtu des fonctions de justicier, se présentent à l'improviste, s'emparent de la personne du roi, le conduisent à Édimbourg, où ils assemblent le parlement, et persuadent au jeune monarque de ratifier publiquement le coup hardi qui faisait de lui, désormais, un instrument de leur grandeur.

Lord Boyd se fait nommer gouverneur du roi et des princes; ce n'était point assez pour son ambition. Il avait un fils doué de qualités fort distinguées; au témoignage d'un Anglais contemporain, Thomas Boyd était non-seulement robuste, agile, excellent archer, mais noble dans ses manières, bon, affable, généreux. Robert sut lui ménager des entrevues avec la sœur aînée du roi, qui avait été auparavant destinée à l'héritier de la couronne d'Angleterre. Marie Stuart—elle portait ce nom qu'une reine, du même sang, devait rendre si célèbre—joignait également, aux grâces de sa personne, les qualités de l'esprit et un cœur fait pour s'attacher vivement. Les deux jeunes gens conçurent une mutuelle affection. La puissance des Boyd écarta les obstacles, et Thomas devint l'heureux époux de la princesse qui lui apporta, comme apanage, outre de nombreux domaines, l'île d'Arran, érigée à cette occasion en comté. Lord Boyd se fit encore donner, à lui-même, la place de grand chambellan, qui était devenue vacante et avait des attributions fiscales et lucratives.

Quelque temps après son mariage, le comte d'Arran partit, en ambassade, pour Copenhague; il allait y terminer une négociation relative au mariage de Jacques III avec Marguerite, fille du roi Christiern, union qui mettait fin à des différents entre la Norwège et l'Écosse, et assura à celle-ci la possession des Orcades et des îles Shetland. Cette ambassade, utile au royaume, paraît avoir été funeste aux Boyd. Les nobles voyaient avec jalousie tant d'honneurs, de puissance, de richesses, s'accumuler dans une famille; parmi eux, lord Hamilton devait être d'autant plus blessé du brillant mariage de Thomas Boyd, qu'il avait espéré, lui-même, obtenir la main de la princesse, sous le dernier règne. Le chancelier Evandale, homme habile et prudent, était au fond peu flatté de se trouver réduit à un rôle tout à fait secondaire, et, enfin, Jacques III, avançant en âge, commençait à se lasser d'une tutelle qui ne lui laissait que le titre de roi. On profita de l'absence de son beau-frère, pour pousser le jeune monarque à une résolution que la présence du comte eût peut-être prévenue.

Jacques convoque le Parlement, le 22 avril 1469, et y fait citer les Boyd. Robert, affrontant l'orage, comparaît avec la fierté et l'appareil d'un puissant vassal, escorté de ses partisans et d'hommes d'armes; mais la bannière royale est déployée contre lui: on l'abandonne, il fuit et gagne l'Angleterre. Son frère, retenu par une maladie, est arrêté et périt sur l'échafaud. Lord Boyd et le comte d'Arran sont condamnés par coutumace et leurs biens confisqués.

Ainsi, en un moment s'était écroulé tout cet édifice de grandeur et de puissance, si hardiment élevé. Celui qui, pendant près de trois ans, avait été le maître du royaume, n'était plus qu'un fugitif, et l'époux de la princesse d'Écosse, un proscrit comme lui! Rang, fortune, pouvoir, le comte a tout perdu; mais Marie Stuart n'est point changée: elle revêt un déguisement, elle quitte furtivement la cour de son frère, elle se jette dans une barque et rejoint son mari sur le vaisseau qui le portait, ou sur la terre étrangère. Quelle entrevue et qu'il serait difficile d'en exprimer l'amertume et le charme!

Avant même que la mort tragique de sire Alexandre n'eût mis le sceau à leur infortune, lord Boyd, le comte et la comtesse arrivaient ensemble à Bruges, y demander un asile au duc du Bourgogne[26]. C'était l'usage que de tels hôtes fussent logés chez les plus considérables d'entre les habitants. C'est ainsi qu'Anselme Adorne reçut à la maison de Jérusalem les illustres exilés avec toute leur suite.

Ils trouvèrent, chez le gentilhomme brugeois, les prévenances les plus obligeantes et les plus courtoises. Bientôt charmée de cet accueil et des qualités de leur hôte, la princesse obtint, du duc de Bourgogne, qu'Anselme se rendit en Écosse avec une mission relative à cet incident. Telle est la tradition, et c'est aussi ce que l'on peut conjecturer en le voyant, peu après, partir pour une contrée où l'attendaient les faveurs les plus marquées et les dernières rigueurs du sort.

II

Jacques III.

Arrivée à Édimbourg. — Portrait de Jacques III. — Anselme créé baron de Corthuy, chevalier de St-André et conseiller du roi d'Écosse. — Le chancelier Evandale. — Négociation sans résultat possible. — Le roi veut séparer sa sœur du comte d'Arran. — Résistance de la princesse.

Arrivé à Édimbourg, Anselme ne tarda pas à être présenté à Jacques III. Il vit un beau jeune prince, âgé seulement de dix-sept ans: sa taille était élevée et bien prise; il avait les cheveux noirs, le teint brun et, avec la face alongée des Stuart, une physionomie douce et intelligente. Il se plaisait au luxe des vêtements, des armes, des joyaux, et aimait avec passion l'architecture, la sculpture, la musique. Ce goût pour des arts dédaignés de ses farouches vassaux devint plus tard une des causes de ses revers.

Anselme le partageait; il venait d'une ville renommée pour son école de peinture, d'une cour qui ne l'était pas moins pour sa politesse et sa magnificence. Entre cette cour et celle d'Edimbourg, les relations politiques n'étaient pas, il est vrai, bien intimes: les rois d'Écosse cherchaient, d'ordinaire, dans une étroite alliance avec la France un appui contre les intrigues et les entreprises des Anglais, et s'étaient montrés plus favorables à la maison de Lancastre qu'à l'autre Rose. Charles le Téméraire, au contraire, ligué avec Édouard contre Louis XI, venait d'épouser Marguerite d'York; mais d'importants rapports liaient, toutefois, l'une à l'autre l'Écosse et la Flandre, et Jacques, par sa mère, Marie de Gueldre, tenait de prés au puissant duc de Bourgogne.

A ces divers motifs de sympathie ou d'égards se joignaient les qualités personnelles de l'envoyé et celle d'hôte d'une princesse d'Écosse; sur ce point Jacques pensait en roi: il ne tarda pas à le faire paraître. Son premier abord avait quelque chose de froid et de contraint; mais le gentilhomme brugeois n'en reçut pas moins, de lui, l'accueil le plus gracieux et le plus honorable. Quelque temps après, on vit Édouard IV, en remontant sur le trône d'Angleterre, nommer comte de Wincester le sire de la Gruthuse, chez lequel il avait été logé à Bruges; Jacques, de son côté, voulut témoigner sa royale gratitude de l'asile que sa sœur avait trouvé chez Anselme Adorne.

Celui ci est appelé de nouveau auprès du roi. On peut se représenter, dans une salle majestueuse du palais de Holy-Rood, le jeune prince, vêtu avec la magnificence qu'il affectionnait et environné de ses frères, de ses principaux conseillers, d'une cour fière et brillante. Anselme, un genou en terre, reçut des mains de Jacques III les éperons, le baudrier, l'épée de chevalier. C'était ainsi que, vingt ans auparavant, lorsqu'à l'occasion du mariage de Jacques II avec la belle Marie de Gueldre, deux Lalain et le sire de Longueville joutèrent contre deux Douglas et un parent du lord des Iles, le roi, voulant faire honneur aux champions, leur conféra la chevalerie avant le combat. Elle avait, en Écosse, tant de prix, qu'on la considérait comme une condition essentielle du sacre des souverains; en Flandre, elle donnait droit au préfixe de M'her ou Mer, réputé si honorable qu'il se plaçait quelquefois même devant le nom des princesses[27]. Les femmes des chevaliers étaient appelées dames, tandis que celles des simples gentilshommes étaient seulement demoiselles.

Suivant l'intitulé de l'itinéraire et un manuscrit de famille, les insignes que le nouveau chevalier reçut de la main du roi, comprenaient le collier de son ordre, qui était celui de Saint-André, ainsi qu'on le voit dans Lesley. Cet historien rapporte que Jacques V, lorsque Charles-Quint, Henri VIII et François Ier lui eurent envoyé, l'un, la Toison d'or, l'autre, la jarretière, le troisième, l'ordre de Saint-Michel, fit représenter au-dessus de la porte de son palais les armoiries de ces trois monarques, avec les colliers de leurs ordres et de celui de Saint-André, propre à l'Écosse.

La bienveillance et la munificence du roi ne se bornèrent point, envers Anselme Adorne, à l'élever au rang de ses chevaliers; il lui donna en même temps l'investiture de la baronie de Corthuy, Corthvy ou Cortwick, à laquelle l'intitulé de l'itinéraire joint celle de Tiletine. Mais toutes ces faveurs, on ne le verra que trop, devaient être chèrement payées. A la pompeuse cérémonie assistait un hôte non invité, la fatalité des Stuart. Jacques III et ses deux frères étaient, tous trois, réservés à une mort violente, aussi bien que le nouveau chevalier. Le duc d'Albany devait périr dans un tournoi, le comte de Mar, en captivité; le roi, ainsi qu'Anselme, sous le poignard d'un assassin, et les auteurs futurs de ce double attentat étaient rangés peut-être autour d'eux.

Anselme Adorne fut aussi conseiller du roi d'Écosse, circonstance assez singulière, puisqu'il n'est pas moins avéré qu'il servit également la maison de Bourgogne. Le système féodal admettait ces complications; nous ignorons, toutefois, si ce titre ne fut pas simplement honorifique et s'il fut conféré alors, ou dans une autre occasion. On ne confondra pas ces marques de munificence royale avec les faveurs trop légèrement prodiguées, dans la suite, par Jacques III. Ce n'est qu'environ huit années après, quand il eut atteint sa majorité de 25 ans, que, plus libre dans ses actions, il irrita les esprits par la manière imprudente dont il plaçait sa bienveillance. Maintenant, il était dirigé par lord Evandale et d'autres sages conseillers et entouré de tout ce que l'Écosse avait d'illustre.

Il est encore à remarquer, à l'honneur du nouveau baron de Corthuy, que, placé dans une situation délicate, entre la sœur et le frère, il s'est conduit avec tant de loyauté et de prudence, qu'il reçut constamment des marques d'estime de tous deux. Si néanmoins, comme il y a lieu de le croire, il avait charge d'aplanir les voies au retour de la princesse, avec son mari, il dut bientôt s'apercevoir de l'inutilité de cette tentative. Le roi était entouré de ceux qui avaient préparé la chute des Boyd, concouru à leur condamnation, partagé leurs dépouilles, et qui auraient eu à redouter leur vengeance; il se souvenait, lui-même, avec un sentiment pénible, de l'espèce de contrainte morale qu'ils avaient exercée sur lui, du soin qu'ils avaient pris de le tenir éloigné des affaires. Il lui avait fallu, sans doute, un violent effort pour se décider à se soustraire à leur ascendant et à renverser leur puissance; mais il n'avait point fait ce pas pour reculer.

Le mariage de sa sœur, en particulier, arrangé dans l'intérêt de cette famille, lorsqu'il était trop jeune pour y donner un consentement sérieux, le blessait profondément. Il conservait de rattachement pour Marie et la voyait, à regret, partager le sort d'un proscrit; mais c'est en la détachant de celui-ci qu'il voulait la rendre à une position plus digne d'elle. Le baron de Corthuy ne put obtenir d'autre réponse sur ce point, que de pressantes instances pour que la princesse revînt orner la cour de son frère, en abandonnant Thomas Boyd à sa mauvaise fortune.

Il n'était point rare, en Écosse, de voir casser le mariage des grands sous divers prétextes; c'est ainsi que le duc d'Albany, frère du roi, répudia sa première femme pour épouser, en France, une fille du comte de la Tour d'Auvergne et entra bientôt en négociation, pour la remplacer éventuellement par une princesse anglaise. Rien, pourtant, ne pouvait être alors plus loin de la pensée de Marie que de rompre ses nœuds; l'idée seule en eût été, pour elle, plus douloureuse que l'exil.

Nous verrons ailleurs l'issue de cette lutte entre le cœur d'une femme et la volonté d'un roi.

III

Le départ.

Nouvelles missions. — La consécration de la chevalerie. — Le Tasse et Alphonse d'Est. — Les compagnons de voyage. — Les adieux. — Les Visconti. — François Sforce. — La cognée du paysan. — Gabriel Adorno doge et vicaire impérial. — Usurpation violente de Dominique de Campo Fregoso. — Brillant gouvernement d'Antoniotto Adorno. — George, Raphaël et Barnabé Adorno, doges de Gênes. — Prosper Adorno et Paul Fregoso. — Attaque de René d'Anjou. — Gênes se soumet au duc de Milan.

De retour d'une ambassade dans laquelle l'ambassadeur avait été plus goûté que l'objet de sa mission, le nouveau baron de Corthuy fut pourtant jugé l'avoir remplie de manière à mériter que le duc de Bourgogne lui en confiât d'autres. Ce fut à l'occasion d'une course plus lointaine, objet des vœux et des rêves de la jeunesse d'Anselme, et à laquelle l'invitait encore la chevalerie qu'il venait de recevoir.

Le voyage de Terre Sainte, en effet, était une sorte de consécration de cette dignité: les croisades avaient été des pèlerinages armés, la visite aux lieux saints était une croisade sans armes, une exploration, une reconnaissance chez les infidèles. La dédicace de l'itinéraire assigne formellement ce but au voyage qu'Anselme allait entreprendre, et renvoie à Jacques III l'honneur de diriger l'expédition que les notions ainsi recueillies devaient servir à préparer. En ceci, notre chevalier usait, sans doute, de courtoisie, comme le chantre de Godefroid de Bouillon, lorsqu'il offrait à Alphonse d'Est le commandement sur terre et sur mer[28]; dans la réalité c'était plutôt Charles de Bourgogne qui se préoccupait des affaires d'Orient. Le sire de Corthuy fut chargé, par ce prince, de diverses négociations, et vraisemblablement aussi de recueillir des données sur les forces et les dispositions de quelques États musulmans.

Anselme était, d'ailleurs, stimulé, à la fois, par un désir curieux de voir et de connaître et surtout par la dévotion particulière de sa famille pour le divin tombeau. Le départ fut fixé au 19 février 1470. Le matin, la messe fut célébrée sur l'autel, orné des emblèmes du sacrifice du Calvaire, devant lequel on voit le mausolée du voyageur. Parmi les assistants, on remarquait deux Flamands d'honorables familles, Lambert Van de Walle et Pierre Rephinc (Reyphins), ainsi que Jean Gausin. C'était la suite du chevalier. Là se trouvaient aussi Antoine Franqueville, chapelain du duc de Bourgogne, le père Odomaire, moine de Furnes, et Daniel Colebrant, qui désiraient également faire route avec lui. Heureux s'ils ne s'en étaient point séparés! Les sept pèlerins de Palestine s'approchèrent ensemble de la table sainte dans un profond recueillement. La présence des religieux du Val-de-Grâce, auxquels appartenait la surintendance de la chapelle, ajoutait encore au caractère grave et imposant de la pieuse cérémonie; lorsqu'elle fut terminée, ils accompagnèrent Anselme jusqu'au seuil. Alors, se tournant vers eux: «Mes pères,» leur dit-il, «priez pour l'heureux succès de notre voyage et pour ceux que je vais quitter.»

Après avoir serré dans ses bras Marguerite, ses filles et ses fils, à l'exception de l'aîné qu'il devait rencontrer chemin faisant, et pris congé de ses hôtes, il monta à cheval, dans la cour du manoir, avec ses compagnons. Il traversa, sans incident remarquable, l'Artois, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne et la Savoie, et arriva le 20 mars à Milan.

En ce moment, la Lombardie et la Ligurie obéissaient au même prince, bien qu'à des titres différents. Par un jeu singulier de la fortune, ces deux riches fleurons, tombés de la couronne impériale, dans la lutte du sacerdoce et de l'Empire, étaient échus au petit-fils d'un paysan de Cottignola.

A Milan, les Visconti s'étaient saisis, au xiiie siècle, du pouvoir, par la faveur du parti gibelin. Revêtus, par Adolphe de Nassau, du titre de vicaire impérial, et par Wenceslas, de la dignité ducale, ils avaient fini avec Philippe-Marie, dont la fille naturelle était mariée à François Sforza, fils de Muzio, célèbre condottiere.

A la mort du dernier duc, Sforce, qui se trouvait alors au service de Venise, passe sous la bannière milanaise, y ramène la victoire; puis, appuyé par son armée, il se fait reconnaître pour successeur des Visconti. C'était maintenant son fils qui régnait, et tous ces événements avaient tremblé suspendus à une cognée que Muzio, dans sa jeunesse, lança contre un arbre: «Si elle tombe,» se disait-il en lui-même, «c'est que le sort me destine à demeurer au village; si elle reste fixée dans le tronc, je me fais soldat!» Sa main ferme avait, sans doute, aidé à l'oracle et mania bientôt l'épée.

Tandis que les Visconti établissaient leur autorité en Lombardie et s'alliaient au sang des rois, Gênes fut gouvernée par des capitaines, puis par des doges perpétuels, établis, en 1339, pour satisfaire le peuple qui réclamait une magistrature protectrice.

A chacune de ces formes politiques répond une aristocratie également fondée sur ce qui fait la base réelle de toute aristocratie: l'exercice prolongé et comme héréditaire du pouvoir. L'une se composa principalement des Grimaldi et des Fieschi, des Doria et des Spinola, chefs, ceux-là des Guelfes, ceux-ci des Gibelins; dans l'autre, aucune famille n'égala les Adorno en puissance, si ce n'est peut-être leurs constants adversaires, les Campo-Fregoso.

Régulièrement parvenu à la première dignité de l'État, en 1363, et revêtu de celle de vicaire impérial, Gabriel Adorno fut renversé par Dominique de Campo-Fregoso, le fer et la flamme à la main; mais Fregoso ayant été déposé à son tour, un parent de Gabriel parvint quelques années après au trône ducal: c'était cet Antoniotto, fameux par son expédition contre les Maures, l'un des personnages les plus brillants et les plus distingués de l'histoire du temps. Parmi ses successeurs, on trouve son frère Georges, ses neveux Raphaël et Barnabé, Prosper et un second Antoniotto, tous deux comtes de Renda, celui-ci dernier doge perpétuel de Gênes. Avec son gendre, Girolamo Adorno, marquis de Pallaviccini et baron de Caprarica, l'un des héros de Lépante, devait finir cette branche en Italie.

Prosper était fils du doge Barnabé et fut contemporain d'Anselme; sa vie est pleine d'étranges vicissitudes. Quelquefois, pour mettre fin aux dissensions intérieures ou parer à un danger pressant, les Génois, au lieu d'un doge, prenaient un souverain étranger pour seigneur, en se réservant leurs libertés et une certaine indépendance. Gênes était ainsi tombée sous le protectorat de la France, lorsque, en 1461, un soulèvement éclate. Les Adorno et les Fregoso, un moment d'accord, se mettent à la tête du peuple. Les derniers avaient pour chef l'archevêque Paul Fregoso, prélat ambitieux, plus fait pour les armes que pour l'Église. Voyant les Adorno appuyés par toute la noblesse, il dissimule ses desseins, et Prosper est élu doge sans opposition.

Bientôt René d'Anjou vient attaquer Gênes avec une flotte qui portait six mille hommes d'élite. Les assaillants sont repoussés et taillés en pièces par l'archevêque uni au doge; mais, le même jour, les partisans des deux chefs se livrent une nouvelle bataille, et Prosper est forcé de s'éloigner.

Au bout de quelque temps, cependant, la tyrannie de Paul Fregoso devint si insupportable que Gênes, pour s'y soustraire, se soumit à l'autorité de François Sforce, duc de Milan, qui transmit ce riche héritage à son fils.

Prosper vivait, maintenant, retiré dans ses terres; mais il se trouvait pourtant à Milan au moment où le sire de Corthuy arriva dans cette capitale; peut-être cette rencontre avait-elle été concertée entre eux.

IV

La Lombardie.

Le comte de Renda. — Clémence Malaspina. — Galéas. — La cour de Milan. — Chasse au léopard. — Milan la Peuplée. — Les armuriers. — Il Duomo. — Le Lazareth. — I Promessi Sposi. — Le château. — Isgéric et Thomas de Portinari. — Le Père de la Patrie. — Pavie. — L'étudiant. — Les forts détachés. — La statue de Théodoric. — La châsse de Saint-Augustin. — La tour de Boëtius. — Le pont de marbre. — La Chartreuse. — Voghera.

C'était, pour le sire de Corthuy, une circonstance pleine d'intérêt que la présence à Milan de Prosper Adorno. Venus, l'un des bords de la mer du Nord, l'autre de ceux de la Méditerranée, ces deux hommes se trouvaient amis et comme frères, sans s'être vus jusque-là. L'aïeul de Prosper était petit-neveu d'Obizzo; les mœurs et les idées du temps rendaient de tels liens bien plus étroits qu'ils ne le sont de nos jours.

Descendu du trône ducal, Prosper n'en conservait pas moins, en Italie, une haute position. Comte de Renda, dans le royaume de Naples, seigneur d'Ovada et des deux Ronciglioni par investiture des ducs de Milan, allié par son mariage et celui de sa fille à deux des plus illustres maisons princières d'Italie, celles de Malespine et de Final, toujours chef, quoique absent, d'un parti puissant dans sa patrie, il eût pu goûter en paix l'otium cum dignitate, si vanté des anciens, s'il n'était pas ordinaire de regretter l'autorité suprême lorsqu'on en a été revêtu. Il n'avait garde pourtant de faire paraître un tel sentiment. Ce fut lui qui servit à notre chevalier d'introducteur auprès de Galéas, qu'il avait eu soin d'instruire des relations de famille dont nous venons de parler.

Le très-illustre duc, comme l'appelle l'Itinéraire de notre voyageur, était un modèle achevé de rapacité, de luxure et de perfidie; mais il savait cacher ses vices sous l'éclat d'une magnificence royale, l'élégance et la dignité des manières, l'éloquence de la parole. Il reçut le sire de Corthuy d'un visage riant et l'entretint de la façon la plus gracieuse. Il lui présenta sa cour[29], ajoute le même manuscrit, et lui accorda libre entrée auprès de sa personne, comme si le gentilhomme brugeois eût été l'un de ses officiers ou de ses chambellans. Plusieurs fois il le conduisit à ces chasses curieuses dont parle un autre voyageur, et auxquelles on employait des léopards; il voulut même défrayer entièrement Anselme pendant son séjour à Milan. Par un accueil si distingué, Galéas, ainsi que l'Itinéraire nous l'apprend, avait en vue de faire honneur à la fois au roi d'Écosse, au duc de Bourgogne et au nom d'Adorno. Il ne tarda guère, néanmoins, à user, envers Prosper, de rigueur et de perfidie; mais s'il y songeait déjà en ce moment, c'était un motif de plus pour qu'il le comblât d'égards, ainsi que tout ce qui lui appartenait.

Anselme ne pouvait rencontrer des circonstances plus favorables à l'accomplissement de la mission diplomatique que le duc de Bourgogne lui avait confiée; il s'acquitta de ce qui lui était recommandé dans ses instructions, et c'est tout ce que nous en savons.

Lors de la ligue du Bien public, Sforce avait prêté son appui à Louis XI, et Galéas s'était allié à ce monarque en épousant Bonne de Savoie; mais la duchesse de Savoie elle-même, propre sœur du roi de France, était maintenant d'intelligence avec le duc de Bourgogne, qui, sans doute, cherchait à attirer aussi le duc de Milan dans son alliance.

La mission du baron de Corthuy devait avoir trait à ces relations entre les deux cours ou à la ligue qui se formait contre les Turcs; mais, adressant le récit de son voyage au roi d'Écosse, il ne pouvait y révéler le secret de négociations étrangères au service de celui-ci. Toute naturelle qu'elle est, cette réserve diplomatique est à regretter pour l'histoire.

L'ex-doge ne se borna pas à produire son parent brugeois à la cour, il lui servit encore de guide officieux dans Milan. Cette ville, surnommée alors la peuplée, n'était point grande; mais elle avait de vastes faubourgs. Ses rues fangeuses (elles ne furent pavées que quelque temps après) fourmillaient d'habitants. Les artisans, surtout, y étaient nombreux et l'on entendait de tous côtés retentir sur l'enclume les marteaux employés à façonner les armes de guerre, les heaumes, les cuirasses, dont la fabrication formait, en ces lieux, la principale industrie.

Anselme et Prosper allèrent voir ensemble la belle cathédrale gothique, en marbre blanc, «qui,» porte l'Itinéraire, «n'aurait point sa pareille en Italie si elle était achevée.» (On sait qu'elle ne l'est point encore.) Ils visitèrent aussi la vieille basilique de Saint-Ambroise, où, comme le rapporte un autre Père avec des circonstances intéressantes[30], l'illustre prélat échappa à la persécution d'une impératrice, et dont il osa barrer l'entrée à un empereur teint du sang de ses sujets; le fameux lazareth, construit par François Sporza, auquel s'attache, pour notre génération, le souvenir de Mansoni, qui l'a décrit dans ses Promessi sposi; enfin, le château, élevé également par Sforce. Ce château en renfermait deux, ornés de tours, de figures diverses: un homme à cheval pouvait monter, partout, jusqu'au sommet des bâtiments.

A l'exemple de la cour, plusieurs des principaux habitants firent fête à notre Flamand. Don Isgéric de Portinari, d'une honorable famille de gonfaloniers, facteur de la maison de Médicis auprès du duc de Milan, lui offrit un magnifique festin. Ces facteurs menaient de front la politique et le commerce. Un frère d'Isgéric, don Thomas de Portinari, fort lié avec Anselme Adorne, exerçait les mêmes fonctions auprès de la cour de Bourgogne. Ce fut lui qui fournit à Charles le Téméraire les 100,000 florins qui furent donnés à Sigismond d'Autriche sur le nantissement du comté de Ferrette. L'Itinéraire qualifie Isgéric de facteur de Côme de Médicis. Le Père de la Patrie était mort cependant, mais son grand nom couvrait la jeunesse de Laurent et Julien, ses petits-fils.

Malgré l'accueil qu'il recevait à Milan, Anselme avait hâte de partir. Au bout de quatre jours, il se dirigea, par Benasco, vers Pavie; là, sous le statulum, espèce de scapulaire à longs plis qui distinguait les élèves des universités d'Italie, l'attendait, avec une bien vive impatience, un jeune compagnon qui allait être chargé par lui de tenir le journal de leur commun voyage et, au retour, d'en écrire la relation.

C'était Jean, son fils aîné; après avoir pris ses degrés, à Paris, dans la Faculté des arts, c'est-à-dire des lettres, il avait étudié le droit à l'université de Pavie sous les maîtres les plus fameux, pendant près de cinq années. Le lecteur trouvera en lui un jeune homme d'un naturel heureux, d'un caractère facile, sensible aux beautés de la nature, instruit pour son temps, ainsi que le montrent son goût pour les recherches etnographiques et ses citations des poëtes: nous ne sommes pas sûr qu'il n'y mêle point parfois les inspirations de sa muse. Point de voyageur moins vantard, plus naïf même, lorsqu'il ne s'agit que de lui, et pourtant, dans sa relation, son dévouement filial éclate par quelques traits racontés avec une aimable simplicité. Moins ambitieux qu'attaché à sa famille, il dut passer loin d'elle la plus grande partie de ses belles années.

Il y avait bien longtemps déjà qu'il en était séparé; on peut juger de la joie qu'éprouvèrent le père et le fils à se revoir! Jean en ressentait une non moins vive d'être associé au voyage du sire de Corthuy, et il en exprime sa gratitude en prose et en vers:

«Jamais,» écrivait-il, «je n'oublierai un tel bienfait joint à tous ceux dont m'a comblé un si tendre père, et je m'écrie, dans un transport de reconnaissance:

«Tant que battra mon cœur et quand la main cruelle
Du sort aura brisé la trame de mes jours,
D'un si précieux don, la mémoire immortelle,
Dans mon âme, vivra toujours[31]

Ces vers et leur traduction pourraient être meilleurs; mais ils expriment des sentiments qui valent mieux que de beaux vers.

On pense bien que Pavie et son université ne sont pas oubliées dans la relation rédigée par Jean Adorne: elle contient, à cet égard, des détails qui ne sont point sans intérêt, mais qui ne peuvent entrer dans le cadre que nous avons choisi. Nous nous bornerons à quelques traits. La pureté de l'air, l'abondance d'une eau fraîche et limpide, la propreté des rues, concouraient à faire de Pavie un séjour agréable et sain. Son enceinte était défendue par des tours carrées, bâties en brique; nos voyageurs jugèrent qu'on les avait fait si hautes et si massives autant pour contenir les habitants que pour aider à la défense. L'idée des forts détachés, ou du moins le reproche qu'on leur adressait, date, comme on voit, de loin.

On remarquait encore, à Pavie, la cathédrale, d'antique architecture. Devant le portail, au centre d'un parvis carré, s'élevait une statue équestre, en bronze, emportée jadis de Ravenne comme un trophée. L'on supposait qu'elle représentait Théodoric, roi des Goths. L'église du monastère des Augustins, qui renfermait les restes du saint évêque d'Hippone et ceux de Boëtius, la tour où cet homme célèbre fut enfermé par ordre de Théodoric et où il écrivit le livre de la consolation, attirèrent aussi l'attention du sire de Corthuy, sous la conduite de son fils; mais ils tombèrent d'accord que les deux merveilles de Pavie étaient un pont de marbre fort long et couvert, jeté sur le Tésin, et un magnifique château construit par Galeas. «Il est carré, avec une tour à chaque face,» est-il dit dans l'Itinéraire. «Un homme d'armes peut parvenir, à cheval, jusqu'au sommet du bâtiment sans baisser sa lance. En arrière du château, s'étend un vaste parc environné de murailles et divisé, par d'autres murs, en compartiments dont chacun est réservé à une espèce différente d'animaux sauvages et renferme un bassin d'eau vive où ils viennent se désaltérer. La plus belle chartreuse que nous ayons vue, soit en Italie, soit ailleurs, s'élève au milieu des ombrages de cette royale solitude.»

Ce ne fut pas sans émotion que Jean Adorne quitta Pavie, où il avait passé cinq années. Les professeurs et les élèves de l'université lui firent un affectueux cortége jusqu'à un mille de distance. Là, sur les bords du Pô, que le chevalier avait à franchir pour se rendre à Gênes, son fils et les amis dont il se séparait, probablement pour toujours, échangèrent leurs adieux.

Le soir du même jour, après avoir traversé Voghera, que le comte de Verrina tenait en fief du duc de Milan, notre voyageur et ses compagnons arrivèrent à Tortone.

V

Gênes-la-Superbe.

Tortone. — Souvenir de Frédéric Barberousse. — Le château de Blaise d'Assereto. — L'épée d'Alphonse le Magnanime. — Bruges et Gênes. — Les montagnards de l'Apennin. — Saint Pierre d'Arena. — Les maisons de campagne. — Jacques Doria. — Fêtes et banquets. — Dîner de famille. — Les belles Vénitiennes. — Aspect de Gênes et de Damas. — Les môles. — Pourquoi Gênes est surnommée la Superbe. — Caractère des Génois. — Les trois classes d'habitants. — Causes de la supériorité de la marine génoise. — Une négociation délicate. — Les galères à vapeur.

Tortone avait un assez bon château. Sa cathédrale dressait son campanille au sommet d'une montagne sur laquelle une partie de la ville était bâtie; le reste occupait la plaine et avait été construit par les ordres du duc de Milan pour réparer les désastres de guerres de Lombardie, au temps de Frédéric Barberousse.

Près de Tortone coule la Scrivia. Anselme, après avoir passé cette rivière, vint dîner à Serravalle où, comme ce nom l'indique, se resserrent les gorges de l'Apennin. Sur le sommet d'une montagne voisine de ce village qui s'étendait en longueur au fond de la vallée, les tours crénelées d'un château fort annonçaient noblement aux deux Adorne leur patrie d'origine, dont ils avaient atteint le territoire. C'était le château de Blaise d'Assereto à qui Serravalle fut donné par la République pour prix de ses exploits.

Le plus brillant fut la victoire navale de Ponza, remportée par les Génois sur Alphonse Ier, roi d'Aragon. Le monarque lui-même, forcé de rendre son épée, voulut la remettre à un Giustiniani, parce que le titre de prince de Chio appartenait à cette maison génoise.

De tels souvenirs ne trouvaient pas notre chevalier indifférent. En dépit des deux siècles qui s'étaient écoulés depuis l'établissement de sa famille aux Pays-Bas, où elle s'était complétement naturalisée, il associait encore, aussi bien que son fils, Gênes à Bruges et à la Flandre dans ses affections. Ils confessent hautement leur attachement pour la patrie de leur ancêtre Obizzo et ne savent même si ce sentiment ne les aveugle point dans les jugements qu'ils portent sur Gênes.

De Serravalle jusqu'à cette dernière ville, ce n'étaient que villages suspendus au penchant des montagnes ou s'étendant à leurs pieds. L'aspect de quelques-uns annonçait l'opulence; tous abondaient en population. Nos voyageurs ne pouvaient se lasser d'admirer l'air dispos et joyeux de ces montagnards, la beauté et la douceur de leurs compagnes.

Parvenus à une longue rue bordée de hautes et somptueuses maisons de marbre, ils demandèrent si c'était là Gênes. On leur répondit que ce n'était qu'un village appelé Saint-Pierre d'Arena; il pouvait cependant passer pour un faubourg, car une distance de trois milles seulement le séparait de Gênes, et l'intervalle était rempli par quantité de maisons de campagne qu'on voyait s'élever de tous côtés.

Ce n'était pas un des moindres ornements de Gênes que ces riches et riantes demeures, semées sur les montagnes qui l'environnent, dans un rayon de 3 à 4 milles. On eût moins dit des habitations de particuliers que des palais et des châteaux. Tout autour s'étendaient des jardins délicieux, pleins de fruits que les Génois débitaient dans tous les pays du monde, ou des vignobles cultivés avec un art particulier. Ces maisons de plaisance excédaient en nombre celles que nos voyageurs virent près de Florence, dans la vallée de l'Arno. Les premières, réunies, eussent formé une ville plus grande que Gênes, et lorsqu'on était en mer et que l'on appercevait cet assemblage de constructions où brillait un art merveilleux, on croyait contempler une ville immense et magnifique.

Enfin Gênes s'offrit aux regards des deux Adorne, et ils se réjouirent d'appartenir, par leurs ancêtres, à une si belle et si noble cité. En arrivant, le baron de Corthuy envoya sa suite loger dans une hôtellerie où furent également placés ses chevaux; pour lui, il descendit, avec son fils, chez Jacques Doria. Ce seigneur leur fit l'accueil le plus cordial et s'acquitta noblement envers eux des devoirs de l'hospitalité qui unissait les deux familles. Cette grande maison de Doria, les Spinola, les d'Oliva, les Adorno, s'empressèrent, à l'envi, à fêter nos Flamands. Paul Doria, parrain de Jean Adorno, Ambroise Spinola et d'autres membres de cette illustre maison, Antoine d'Oliva, plusieurs Adorno, leur offrirent de somptueux festins. Une magnifique argenterie couvrait les dressoirs et les tables; mais l'un des Adorno avait entouré la sienne d'un plus gracieux ornement: toutes les dames de sa maison s'y trouvaient réunies, et pour la bienvenue de cousins arrivés de si loin, elles rivalisaient d'atours aussi riches qu'élégants. Cette politesse nous rappelle celle dont Jérôme Adorno, frère du second Antoniotto, fut l'objet, à son arrivée à Venise, de la part de Paul Jove. Le célèbre écrivain s'empressa de le prier à dîner, avec douze dames vénitiennes des plus renommées pour leur beauté.

Dominique Adorno, fils de celui qui avait donné au sire de Corthuy une si aimable fête, et d'autres membres de la même maison servirent de guides à nos voyageurs. On les fit monter à la tour qui s'élève sur un rocher, à l'entrée du port. De là ils apercevaient Gênes s'étendant en amphithéâtre sur le penchant de l'Apennin, le long du golfe que forme en cet endroit la Méditerranée: «Nous ne nous souvenons pas,» dit leur itinéraire, «d'avoir vu aucune ville, si ce n'est Damas en Syrie, qui, du dehors, offre un plus agréable aspect.»

Toute cette description de Gênes est un morceau curieux, plein de détails importants pour l'histoire. Nous devons nous borner à quelques extraits:

«Gênes a deux enceintes qui datent d'époques différentes. Cette ville renferme beaucoup de maisons de marbre, avec des perrons de même matière et des portes de fer, ainsi que d'admirables églises. Il y a dans chaque quartier une fontaine où l'eau est conduite par des aqueducs construits avec art, pour se distribuer ensuite de tous côtés par des tuyaux.»

«Le port est vaste et profond: les immenses caraques génoises, semblables à des citadelles flottantes, peuvent s'y rassembler en nombre presque infini et s'y placer jusque contre les môles qui les protégent; formés d'arches nombreuses, ils offrent l'aspect de ponts s'avançant dans les flots. On en compte trois, dont deux construits en marbre et un en pierre. Le plus considérable est terminé par un édifice en forme de portique, avec une tour qui fait face à celle dont nous avons parlé: toutes deux servent, la nuit, de fanaux aux navigateurs qui entrent dans le port ou qui en sortent.»

«Si quelque chose dépare une si belle cité, c'est le peu de largeur et de régularité de ses rues; mais ce défaut n'est pas sans avantage: une semblable disposition des rues, jointe à celle des maisons, qui sont comme autant de châteaux, rend Gênes la ville d'Italie la plus difficile à dompter, parce qu'elle ne peut être facilement courue et saccagée par les gens de guerre. De là ce surnom de Superbe qui veut dire fière et intrépide.»

«La population de Gênes est presque innombrable. Les habitants sont graves, modestes, réservés, mais prompts de la main et sans peur à l'occasion. Ils sont divisés en trois classes. La première est celle des Capellaires ou chefs de la cité, ainsi nommés parce qu'ils ont accoutumé d'être les ducs de Gênes, les chefs et les princes de l'État. Il y en a de quatre maisons: les Adorno, les Campo-Fregoso, les Guarco et les Montaldo[32]. Après viennent les nobles qui sont en grand nombre, mais parmi lesquels les Spinola, les Doria, les Fieschi et les Grimaldi tiennent le premier rang. La troisième classe comprend tout le peuple, fort nombreux et très-porté aux séditions.

«Tous les habitants d'un même lignage résident dans une même rue[33]; ils ont une église commune, ainsi qu'une loge, c'est-à-dire une galerie, où ils se réunissent soit pour y converser, soit pour traiter d'affaires.

«La puissance des Génois vient surtout de leur marine. Aucune nation ne l'emporte sur eux en ce point: les côtes, appelées les deux rivières, leur fournissent d'excellents matelots, sobres, adroits, habitués à la mer dès l'enfance, tandis que la plupart des autres peuples emploient sur leurs vaisseaux des mercenaires étrangers, moins prêts à agir de concert dans le moment du danger, moins alertes, moins expérimentés.»

Ce point n'était point indifférent au baron de Corthuy; car, après s'être rendu à Rome et y avoir obtenu l'autorisation requise alors pour visiter le pays des infidèles, il comptait revenir s'embarquer à Gênes et faire voile de là vers la Barbarie. Franqueville et les autres qui s'étaient joints au chevalier, sans être proprement de sa suite, s'effrayaient d'un aussi long circuit et se proposaient de suivre la route ordinaire des pèlerins de Terre-Sainte, c'est-à-dire de prendre place, à Venise, sur les galères qui en partaient tous les ans pour cette destination, le jour de l'Ascension.

Ils regrettaient cependant vivement d'avoir à se séparer d'Anselme, dont les qualités nobles et attachantes semblent avoir toujours produit cet effet sur ses compagnons. Plus d'une fois ils avaient porté la conversation sur les avantages de la voie qu'ils allaient suivre et les périls qui attendaient le chevalier dans celle à laquelle il donnait la préférence; voyant qu'ils ne parvenaient point ainsi à ébranler sa résolution, ils eurent recours à un autre moyen. Ils allèrent trouver le jeune étudiant de Pavie et le prièrent avec instance de faire valoir leurs raisons auprès de son père. Jean eut beau s'en défendre; pressé, obsédé par eux, il finit par promettre de leur servir d'intermédiaire.

Il était fort embarrassé; car, au fond, il préférait de beaucoup voir, chemin faisant, la Corse, la Sardaigne, la Barbarie, la Sicile, l'Égypte. Cependant il fallait tenir parole. Son père le voit venir à lui, de l'air un peu gêné d'un ambassadeur à son début: c'étaient les premières armes du jeune homme dans la diplomatie: «Que veut dire ceci? De quoi s'agit-il?» A cette question Jean répond par l'exposé le plus consciencieux des motifs qu'il était chargé de faire valoir en faveur de la direction de Venise. Le chevalier, comme c'était son habitude, l'écoutait avec bonté. Quand le fils eut fini, le père, tout en exprimant des regrets, eut bientôt expliqué qu'il ne pouvait changer un plan mûri et arrêté dans sa pensée. Les périls l'effrayaient peu: il était venu les chercher; ce sont eux qui forment et instruisent les hommes[34].

—«Ah! mon père,» s'écrie aussitôt l'étudiant de Pavie, dégagé de ses devoirs de négociateur, «que vous me comblez de joie! Plus notre course embrassera de pays divers, plus je serai heureux de vous accompagner!»

Restait encore à choisir, pour le trajet, entre les grands vaisseaux et les galères. Anselme consulta à cet égard les nobles Génois qui lui témoignaient tant de bienveillance. «En hiver, lui dirent-ils, les galères sont préférables; dans les gros temps, elles gagnent facilement le port, tandis que les grands vaisseaux sont forcés de tenir la pleine mer pour ne point se briser à la côte. En été, au contraire, ceux-ci conviennent mieux, parce qu'ils offrent aux passagers plus d'espace et de commodité.» En conséquence, le sire de Corthuy retint sa place, pour lui et sa suite, sur une caraque du port de quatorze mille canthares (quintaux), qui devait faire voile pour Tunis dans les premiers jours de mai.

Jean, néanmoins, témoigne quelque regret de cette décision: il n'était point à l'abri du mal de mer. Sur les galères, dit-il, on ressent moins le mouvement des vagues. Nous y sommes revenus: l'on voyage de nos jours sur des galères dont les rames sont mues par le feu et l'eau, deux ennemis dont le génie de l'homme a fait deux esclaves.

VI

De Gênes à Rome.

La rivière du Levant. — Tableau de cette côte. — La maison du Bracco. — Les châtaigniers. — Ferramula. — Vins exquis. — La Spezzia. — Passage de la Magra. — Sarsana. — Antoniotto Adorno et Louis de Campo Fregoso. — Pise. — Les ponts de Bruges. — Il duomo. — Images des villes sujettes. — Le baptistère. — La tour penchée. — Il Campo Santo.—Rome.

Le sire de Corthuy quitta Gênes le 6 avril, dans l'après-dînée, et se dirigea vers Pise par la rivière du Levant. On n'y trouvait point alors ces excellentes routes sur lesquelles on est aujourd'hui si légèrement emporté; le chemin était inégal et rocailleux. Les gros chevaux de Flandre du chevalier et de sa suite gravissaient péniblement des pentes si raides et si raboteuses. On arriva tard à Recco.

Le lendemain, nos voyageurs, après avoir traversé Rapallo, vinrent dîner à Chiavari, petite ville que son tribunal rendait florissante en y attirant les marins de la côte et les habitants des montagnes. Ils passèrent ensuite par Sestri, sur le rivage de la Méditerranée.

Toute cette route est riche en délicieux aspects. Là, ce sont des montagnes dont les flancs, changés en terrasses qui s'élèvent par étages, montrent aux yeux du voyageur la vigne, le figuier, le citronnier, entremêlés dans une confusion charmante. Ici, l'on voit des champs fertiles dont les clôtures sont formées d'aloès. Quelquefois la vue plonge dans le creux de vallons tout plantés de pâles oliviers au milieu desquels on distingue, çà et là, des habitations à demi cachées parmi les arbres, ou des campanilles champêtres qui en dominent les têtes arrondies. Plus loin, on découvre la côte profondément découpée, tantôt s'enfonçant en golfes, tantôt s'avançant en promontoires, et, sur quelques-uns de ceux-ci, les blanches maisons d'un bourg se dessinant nettement sur le fond bleu de la mer. En d'autres endroits, réfléchissant l'éclat du jour, elle étale une surface éblouissante qui paraît s'étendre au delà des bornes de la vue. De temps en temps, on voit poindre au loin une voile qui se penche sous le souffle du vent. S'il vient à fraîchir, poussant devant lui les nuages, on voit cette mer, si riante et si belle, se rembrunir tout à coup, comme le front d'une femme aimée qui s'irrite, et des bouillons d'écume parsèment le sombre azur.

Nos Flamands admiraient ces tableaux variés et nouveaux. Le soir ils arrivèrent à Casa di Labracco (del ou dello Bracco), hameau formé de quelques pauvres cabanes où les châtaigniers des environs leur fournirent le pain qu'ils mangèrent à leur repas et la litière de leurs chevaux.

Le 8, ils rencontrèrent près de Matarana une montagne escarpée dont il fallait franchir les sept sommets, également âpres et sauvages. Un petit village, placé au bas de la montée, annonçait, par son nom de Ferra mula, la précaution qu'il fallait prendre avant de commencer l'ascension. Nos Brugeois ne furent pas peu surpris d'apprendre qu'aux pieds de ces montagnes, qui semblaient si arides, on recueillait des vins célèbres alors dans tout l'univers par leur douceur et leur parfum.

Le chevalier dîna ce jour-là à Borghetto et vint passer la nuit à la Spezzia. Il espérait continuer sa route le lendemain matin; mais les pluies qui régnaient depuis quelques jours avaient tellement enflé la Magra, qui sépare la Ligurie de la Toscane, qu'il craignit d'abord d'être arrêté au bord de cette rivière. Il la franchit néanmoins, dans l'après-dînée, sur une barque et traversa Sarsana, patrie de Nicolas V dont nous avons raconté la fin. Cette ville, annexée au duché de Gênes par Antoniotto Adorno, avait été donnée, par le duc de Milan, à Louis de Campo Fregoso qui la vendit pour 37,000 florins à la République de Florence. Anselme, après avoir passé par Massa et Lavanza, et couché à Pietra Santa, arriva pour dîner à Pise, où il donna deux jours de repos à ses chevaux fatigués.

Nos voyageurs eurent ainsi le temps de parcourir la ville. L'Arno y est large et profond; on le traversait sur plusieurs magnifiques ponts de marbre, «voûtés,» dit l'Itinéraire, «comme ceux de Bruges.» Ils trouvèrent les rues de Pise spacieuses et agréables, et les maisons qui les bordaient élevées et assez belles; mais c'est surtout la cathédrale et le Campo Santo qui attirèrent leur attention.

Dans l'église, ils remarquèrent des châteaux en bois, artistement sculptés et peints, suspendus aux voûtes de la nef. Ils représentaient autant de villes, autrefois sujettes de Pise; à son tour, elle l'était devenue de Florence, et ce trophée d'une ancienne puissance n'était plus qu'un monument de l'instabilité des choses humaines.

Le chevalier et ses compagnons admirèrent fort les colonnes de marbre torses ou curieusement sculptées, et de diverses couleurs, qui ornent extérieurement cette cathédrale, ainsi que ses portes de bronze et une figure de la Vierge, en marbre blanc, qui en surmonte la façade occidentale. Ils trouvèrent le campanille fort agréable à voir; mais l'Itinéraire ne parle pas de son inclinaison[35] qui probablement n'était point alors aussi apparente qu'aujourd'hui. Dans le baptistère, ce qui les frappa, ce furent les fonts en porphire, la statue de bronze doré de Saint-Jean et les pavés en mosaïques où sont représentées d'admirables histoires. Le Campo Santo leur parut semblable aux cloîtres d'Italie, formés d'une galerie qui entoure un vaste préau. «Tant d'histoires merveilleuses y sont peintes ou sculptées,» dit Jean Adorne dans l'Itinéraire de son père, «qu'il nous eût fallu des jours entiers pour voir en détail tout ce que ces lieux offrent de curieux.» Le jeune écrivain compare entre eux le Campo Santo de Pise et ceux de Paris, de Rome et de Jérusalem, qu'il avait également visités, et donne la palme au monument toscan.

Anselme quitta Pise le 12 avril après midi. Il alla rejoindre à Poggio Bonzi, que l'Itinéraire appelle Pungebuns, la route directe de la Lombardie vers Rome, passant par Sienne et Viterbe[36]. Enfin, le mercredi de la semaine sainte, 18 avril, il aperçut à l'horizon, parmi les ondulations du terrain, une longue ligne de clochers et de grands édifices... C'était Rome!

VII

Paul II.

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