Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte: Sa Famille, Sa Vie, Ses Voyages Et Son Temps
Rome ancienne et Rome moderne. — Charles-Quint et les Barberini. — L'audience du pape. — Pierre des Barbi. — Ligue contre les Turcs. — Borso d'Est. — Office du jeudi saint. — Les sept églises. — Le banquet. — Le cardinal de St-Marc. — Cortége du jour de Pâques. — Le sire de Corthuy délégué pour porter le dais. — Les grandeurs déchues et les ruines. — Les despotes de Morée. — La reine de Bosnie. — Alexandre Sforce. — Le sénateur de Rome. — Anselme Scott. — Messe pontificale. — Viva Papa Paolo! — Deuxième audience. — Départ.
La Rome qu'Anselme visita n'était point celle que l'on voit aujourd'hui. De la nouvelle église de Saint-Pierre, la tribune seule (l'abside) commençait à s'élever de quelques pieds au-dessus du sol. Saint-Jean-de-Latran attendait son portique, le Corso ses palais, le Vatican Raphaël; la Trinità di Monti n'était point commencée; le vieux Capitole portait déjà l'église de Sainte-Marie (Ara Cœli) et le palais sénatorial, construit par Boniface IX; mais il n'avait ni ses degrés, ni ses colonnes, ni ses trophées. En un mot, la Rome de Léon X et de Jules II n'était pas encore venue se placer à côté de la Rome antique.
Celle-ci, au contraire, avait moins subi l'outrage du temps, des guerres et des architectes. L'artillerie de Charles-Quint et les Barberini n'avaient point hâté l'œuvre des siècles, et des restaurations nécessaires, mais cruelles, n'avaient encore ni étayé de murs neufs l'Arc de Titus ou l'Amphithéâtre Flave, ni arraché des flancs du vieux géant les arbres et les buissons qui le ceignaient de leur verdure.
Le baron de Corthuy et le jeune Adorne, tout plein encore de souvenirs classiques, furent saisis d'admiration à la vue de «ces ruines colossales, de ces étonnants débris d'édifices écroulés, qui font voir assez quelle fut la splendeur dont ils ne sont que de faibles restes, et remplissent l'âme d'étonnement et de regrets.»
Toutefois, ils avaient sous les yeux un spectacle plus merveilleux que celui de l'ancienne grandeur romaine: un vieillard, assis sur ces ruines, impuissant par les armes, faible comme prince, envoyant, au loin, des ordres non moins respectés que ceux qu'appuyaient autrefois les légions. Aussi nos voyageurs répétaient-ils avec un poëte chrétien:
Rome, qui mis jadis les peuples sous ta loi,
Ton empire est plus grand: tu règnes par la foi[37].
Dès le lendemain de son arrivée, Anselme, accompagné de son fils, fut admis auprès du souverain pontife, dont ils baisèrent tous deux le pied; mais aussitôt que le chevalier se fut acquitté de ce pieux devoir, le saint-père lui tendit la main qu'il baisa également[38]. Ce pape était Pierre des Barbi, de Venise, connu, depuis son avénement, sous le nom de Paul II.
Son premier soin fut de chercher à réaliser le projet de guerre sacrée auquel Calixte III (Alphonse Borgia) et Pie II (Æneas Sylvius, de la maison de Piccolomini) avaient vainement consacré leurs efforts. On lui reproche de s'être laissé distraire de cette vaste entreprise par les intérêts particuliers du saint-siége; mais les progrès toujours croissants des Turcs, qui envahirent, en 1469, la Croatie et assiégeaient Négrepont, vinrent remplir l'Italie d'effroi. Paul, alors, s'appliqua à la pacifier et à la réunir dans une ligue générale qui fut, en effet, conclue par l'entremise de Borso d'Est, duc de Modène et de Reggio, et publiée le 23 décembre 1470. Le pape s'occupait également à exciter à la défense de la chrétienté l'Allemagne et son indolent empereur, Frédéric III. Le roi d'Aragon et le grand maître de Rhodes devaient s'unir aux confédérés, et, du fond de la Perse, Hassan-al-Thouil ou Ussum Cassan tendait la main à l'Occident.
Le duc de Bourgogne avait une part dans ces négociations. Sa politique, du reste, s'accordait assez avec celle du pontife, s'il faut en juger par la conduite de celui-ci dans les affaires d'Espagne et de Gueldre; Paul, en effet, déjoua les plans de Louis XI par une bulle qui reconnaissait les droits d'Isabelle au trône de Castille, et concourut à armer Charles contre Adolphe de Gueldre qui avait détrôné son père.
Ces objets, et surtout les négociations avec la Perse, ne furent pas étrangers, sans doute, aux entretiens qu'eut le souverain pontife avec le baron de Corthuy. Paul II l'accueillit avec une distinction particulière. Dans cette première entrevue, Sa Sainteté lui accorda, pour lui-même et sa famille, d'amples faveurs spirituelles. Elle lui annonça ensuite qu'elle voulait avoir avec lui un plus long entretien et lui assigna, à cet effet, une seconde audience pour le jour de Pâques.
C'est le jeudi saint que la première avait eu lieu; ce jour-là, le baron et Jean Adorne assistèrent aux offices célébrés par le pape, les cardinaux, les archevêques, les évêques et tout le clergé. Ils virent aussi le souverain pontife laver les pieds à douze pauvres, vêtus de blanc, et les servir à table, avec les cardinaux.
Le lendemain, nos Flamands visitèrent les sept églises de Rome, c'est-à-dire les quatre basiliques majeures: Saint-Jean-de-Latran, Saint-Pierre-du-Vatican, Saint-Paul et Sainte-Marie-Majeure, et les trois basiliques mineures, qui sont: Saint-Sébastien, Sainte-Croix-en-Jérusalem et Saint-Laurent.
Le samedi saint, ils se rendirent, à cheval, au palais pontifical, où Anselme entendit la messe célébrée par le souverain pontife; après quoi, le cardinal de Saint-Marc le conduisit, ainsi que son fils, à un repas auquel Sa Sainteté les avait fait inviter. «Ce cardinal,» porte l'Itinéraire «est fort aimé du pape et à juste titre; car, outre qu'il est également de la maison de Barbi, c'est un prêtre pieux et d'une vie très-sainte.»
Le jour de Pâques, Anselme se rendit de nouveau au palais pontifical; il venait grossir le pompeux cortége de princes et de grands qui devaient escorter le pape jusqu'à Saint-Pierre. Comme ambassadeur du duc de Bourgogne, il était délégué par ce prince pour porter le dais de Sa Sainteté; sept autres seigneurs lui étaient associés dans cet office.
Paul II était âgé d'un peu plus de cinquante ans; mais il conservait des traces de la noblesse et de la beauté qui avaient distingué ses traits: il s'avançait majestueusement sous le dais, escorté de cardinaux, d'archevêques, de prélats et d'autres personnages éminents. Ce qui, au point de vue historique, donnait surtout de l'intérêt à ce cortége, ce sont les grandeurs déchues qu'on y voyait réunies, débris refoulés dans la ville des ruines par le cimeterre de Mahomet II.
C'est ainsi qu'on remarquait là, selon l'Itinéraire, les deux frères du brave et malheureux Constantin, qui portaient le titre de Despotes de Morée. Suivant plusieurs auteurs, l'aîné, Thomas Paléologue, était mort en 1465, laissant deux fils et une fille, d'une grande beauté, qui épousa un grand-duc de Russie. Pourtant, c'est un témoignage de visu que celui de nos voyageurs. Près de ces princes paraissait avec son fils la reine de Bosnie, autre objet de controverse sous un autre rapport; car, d'après une inscription donnée par Ciacconius[39], elle était veuve de Thomas, roi de Bosnie, tandis que Sismondi la fait veuve de l'infortuné Étienne que le sultan avait fait décapiter ou, selon d'autres, écorcher vif, après l'avoir engagé, par de perfides promesses, à lui livrer ses forteresses. Le cortége comprenait encore deux ducs allemands et Alexandre Sforce, oncle de Galéas et seigneur de Pesaro.
Après avoir raffermi par la victoire de Troja le trône de Ferdinand, roi de Naples, exercé la charge de lieutenant général de ce souverain, puis de grand connétable du royaume, et porté le titre de duc de Sora, il était maintenant général des troupes pontificales ou capitaine de l'Église romaine. A ses côtés marchait le sénateur de Rome, de la maison de Gonzague, fils de Jean-François II du nom, créé marquis de Mantoue par l'empereur Sigismond; puis venaient don Louis de Campo-Fregoso, noble Génois, revêtu à trois reprises de la dignité ducale, mais forcé autant de fois à descendre du trône, par sa propre famille et sa faction, enfin les ambassadeurs de quantité de princes, notamment celui du roi d'Écosse. Ce seigneur portait un nom auquel, de nos jours, les lettres ont prêté plus d'éclat que n'en peuvent donner les dignités: il s'appelait Scott; son prénom était Anselme.
A la messe, qui fut célébrée par le pape, le chevalier brugeois fut admis, avec tous ces personnages illustres, à la communion sous les deux espèces. Ils reçurent, chacun, l'hostie des mains de Sa Sainteté qui leur fit ensuite présenter le calice par un cardinal. Après avoir bu le vin consacré, chacun donnait à ce prince de l'Église le baiser de paix, sur la joue gauche. La messe terminée, le souverain pontife fut porté sur le portique de Saint-Pierre, du haut duquel il bénit le peuple assemblé, après avoir fait proclamer une bulle d'indulgence. On annonça en même temps que, dorénavant, l'année du jubilé reviendrait de vingt-cinq en vingt-cinq ans et qu'ainsi il aurait lieu en 1475. Le peuple accueillit cette publication avec une grande joie et fit retentir l'air du cri de: Viva papa Paolo!
Le pape retourna ensuite, avec son cortége, au palais. Arrivé devant la porte de sa chambre, il fit signe de la main à Anselme Adorne d'approcher. Lorsque celui-ci eut obéi, Paul II lui donna sa bénédiction et la permission de visiter les lieux saints et les terres des infidèles outre mer; puis, prenant un riche agnus Dei, tout brillant de pierreries, il le passa de ses mains autour du cou du chevalier.
La permission qu'Anselme venait d'obtenir, était requise sous peine d'excommunication. En 1302, Clément V avait même interdit tout commerce avec les infidèles.
A peine nos voyageurs étaient-ils arrivés à Rome, qu'il fallut songer au départ. La caraque génoise sur laquelle ils avaient arrêté leurs places devait sous peu avoir complété sa cargaison, et alors au premier vent favorable, ces navires mettaient à la voile sans attendre les passagers. Tout retard, chaque jour de planche, comme on le dit maintenant, eût été pour les armateurs une perte trop considérable.
L'ambassadeur d'Écosse, qui, pendant le séjour du baron de Corthuy à Rome, s'était montré pour lui plein de prévenances, avait aussi le dessein de se rendre en Palestine et désirait vivement accomplir avec lui ce voyage; mais ayant encore quelques apprêts à faire, il crut pouvoir, sans inconvénient, différer son départ de peu de jours. Le chevalier ne voulant pas mettre au hasard l'exécution de son plan, quitta Rome avec sa suite, le lundi de Pâques.
Une nombreuse troupe d'amis escorta les deux Adorne jusqu'à trois milles hors de Rome. Là, on se sépara, Anselme Scott, Franqueville, Odomaire, ainsi que le sire de Corthuy et son fils, mêlant à leurs adieux le vœu de se retrouver dans leur voyage. Vains souhaits! L'ambassadeur d'Écosse, arrivé à Gênes deux jours après le départ de la caraque, prit la route de Venise. Il monta, avec Franqueville, Odomaire et Colebrant, sur les galères des pèlerins, où des gens de tous pays, entassés dans un étroit espace, s'infectaient mutuellement de leur haleine. Là, ils prirent le germe de l'affreuse contagion à laquelle ils succombèrent tous quatre.
Ainsi, la constance d'Anselme Adorne dans ses desseins et son mépris pour les dangers lui épargnaient l'un des plus redoutables de ceux auxquels son entreprise l'exposait en un temps où l'on était loin de voyager avec la facilité et la sécurité qu'on rencontre, de nos jours, dans des courses bien plus lointaines.
VIII
Corse et Sardaigne.
La barque de Martino. — St-Pierre-in-Gradus. — L'agrafe et l'étoile. — Porto Venere. — Le mal de mer. — Les provisions de voyage. — Relâche forcée. — Conserves et dragées. — La caraque d'Ingisberto. — Les Corses. — Jean de Rocca. — Bonifacio. — Le roi d'Aragon et la chaîne du port. — Jacques Benesia. — La Sardaigne. — Algeri. — Les belles juives. — Les doubles prunelles. — Les forbans. — Aristagno. L'île de Semolo. — Le cap de Carthage. — La Goulette. — Télégraphie moresque.
En repassant par Pise, notre chevalier laissa ses chevaux à un marchand de Florence, qu'il chargea de les vendre: ils étaient tellement harassés qu'en peu de jours, sur cinq, il en mourut trois.
Anselme loua, à Pise, une petite barque dont tout l'équipage se composait du patron, nommé Martino, qui était de Rappallo, avec un jeune garçon pour surcroît. Le chevalier se proposait de descendre l'Arno et de suivre ensuite la côte jusqu'à Gênes. Une tempête le retint deux jours à Livourne. Pour mettre son temps à profit, il alla voir, à deux milles de là, une grande et belle église appelée Saint-Pierre-in-Gradus. Suivant la tradition, elle aurait été fondée par le saint en personne, lorsqu'il vint d'Antioche avec ses disciples, et consacrée par saint Clément. On y remarquait une antique image de la Vierge, peinte sur mur: la robe de la sainte se rattachait sur la poitrine au moyen d'une agrafe semblable «à une pierre précieuse de la grosseur d'une fève, et dont l'éclat était si vif qu'on eût cru en voir jaillir une étincelle aussi brillante qu'une étoile.» Il n'est pas rare, en Italie, de voir des pierres précieuses orner d'anciennes peintures, et c'est sans doute ainsi que s'explique ce passage de l'Itinéraire.
Quoique la mer continuât à être bien agitée, Anselme, craignant de manquer l'occasion du départ pour la Barbarie, se décida à braver le gros temps. Rien n'est charmant comme de voguer, dans un frêle esquif, sur la surface unie de la Méditerranée, observant la transparence de son eau azurée et les roches poétiques de ses rives; mais la chose est tout autre quand le flot bondit et fouette le voyageur de son écume. Notre chevalier et ses compagnons ne laissèrent pas de remarquer, sur la côte qu'ils longeaient, diverses villes et divers ports, surtout Porto Venere, à propos duquel l'Itinéraire cite, sur l'embouchure de la Magra et l'ancien port de Luna, des vers de Lucain et de Perse; mais c'est sans doute au retour qu'ils sont revenus en mémoire au jeune écrivain, car il avoue qu'il était fort maltraité par le mal de mer, et rien ne s'accorde moins avec la poésie.
Les autres Flamands ne furent pas exempts de cette triste incommodité (nous voulons parler du mal de mer), et il faut dire que peu de personnes y échappent constamment et dans toute occasion. Les amples provisions dont le prudent Martino s'était muni pour ses passagers seraient restées intactes, s'il n'y avait fait honneur lui-même avec son second. Arrivé au point du jour à Rapallo, on fut forcé d'y chercher un abri; mais, enfin, après avoir encore relâché à Recco, le chevalier arriva à Gênes, le 2 mai, au bout de trois jours d'une pénible navigation.
Pendant ce nouveau séjour dans sa patrie d'origine, le sire de Corthuy continua à s'y voir comblé de prévenances par les hommes les plus distingués de Gênes. C'était à qui enverrait pour son usage, à bord de la caraque, l'un d'excellents vins, l'autre des conserves liquides, bonnes contre le mal de mer, celui-ci de la dragée et des confitures sèches, celui-là des bougies. Bref, de tout ce qui pouvait être utile à des navigateurs, ou même seulement contribuer à rendre le trajet plus agréable, rien ne fut oublié par leur prévoyante bonté, honorable à la fois pour eux et pour celui qui en faisait l'objet. Le vaisseau était, au surplus, muni de bombardes, d'arcs, de traits, de cottes de mailles, de cuirasses, monté de 110 hommes et commandé par un brave capitaine génois, Louis Ingisberto. On verra que les moyens de défense qu'il avait préparés ne devaient pas être inutiles.
Le 7 mai, tout était prêt pour le départ. Après avoir pris congé des nobles génois dont ils avaient reçu tant de marques de considération et de bienveillance, Anselme et son fils montèrent à bord avec la petite suite du chevalier. C'était une de ces belles soirées dans lesquelles la Méditerranée semble appeler les navigateurs. On déploya les voiles, et au bruit des salves d'artillerie, au retentissement des trompettes, le vaisseau quitta le port.
En cinglant vers Tunis, la caraque côtoya ces deux îles placées entre l'Europe et l'Afrique comme les débris d'une colossale jetée, œuvre des Titans: la Corse et la Sardaigne. On ne prévoyait guère les destinées de la première, ni que la France, s'emparant de ses âpres rivages, en recevrait des empereurs. Providence, ce sont là de tes coups! Désormais, ami ou ennemi, censeur ou admirateur passionné, quiconque verra poindre à l'horizon ces montagnes, y lira un nom livré à des jugements contraires, mais qui ne doit point périr.
Notre auteur, qui n'était pas dans de tels secrets, parle assez légèrement des habitants de cette île à jamais fameuse. C'est, dit-il, un peuple fier, sauvage, indomptable, retraçant, dans sa langue et ses mœurs, les Romains dont il descend: ils y exilaient des criminels et des malfaiteurs, et les Corses en imitent trop souvent les exemples. Le sire de Corthuy vit dans cette île, à 25 milles l'un de l'autre, les ports de Calvi et de Simarca; près de celui-ci s'élevait, à quelque distance de la mer, le château d'un Corse appelé Sigas, qui, «avec la valeur et la férocité propres à sa nation, dominait au loin sur des paysans et des marins répandus dans les montagnes, qu'il était presque impossible de dompter.» Plus loin, s'ouvrait le vaste golfe d'Ajaccio, dont l'entrée offre des rochers appelés sanguinaires par les marins. «Il y a,» ajoute l'Itinéraire, «plusieurs autres ports, mal habités, avec des territoires et beaucoup de demeures rustiques qui obéissent à un Corse nommé Jean de Rocca, le plus insigne forban qui infeste la mer.»
Il faut se souvenir que nos deux voyageurs étaient originaires de Gênes et puisaient leurs renseignements et leurs inspirations à la même source. En ce temps, la Méditerranée et ses îles appartenaient, sauf quelques exceptions, aux nations maritimes de ses rives, telles que les Catalans, sujets du roi d'Aragon, les Vénitiens, les Génois. Ceux-ci possédaient, en Corse, Bonifacio, «la plus grande ville de l'île, ceinte de bonnes murailles, avec une forte citadelle et un excellent port.»—«Souvent,» ajoute notre manuscrit, les princes voisins se liguèrent pour la leur arracher; mais tous leurs efforts vinrent échouer contre la valeur génoise.»
L'Itinéraire en cite, avec complaisance, un exemple: «Il y a environ cinquante ans, le roi d'Aragon, Alphonse, fit le siége de Bonifacio, par terre et par mer, avec des forces considérables. Les habitants, en proie aux horreurs de la famine, implorent des secours à Gênes. On leur envoie, en effet, sept grands vaisseaux chargés d'armes et de vivres; mais lorsque l'escadre arrive à l'entrée du port, elle la trouve barrée au moyen d'une forte chaîne de fer. L'amiral génois, par une inspiration héroïque, prend le vent et revient, toutes voiles dehors, donner contre la chaîne avec tant d'impétuosité qu'elle se brise. Entré ainsi dans le port, il força le roi d'Aragon à la retraite. Nous vîmes à Gênes un fragment de cette chaîne que l'on conserve comme un monument et un trophée d'un exploit si merveilleux.»
Ce fait, dont Sismondi ne parle pas, est confirmé par Petrus Cyrneus (de Rebus corsicis, lib. III). Selon lui, c'est Jacques Benesia qui rompit la chaîne: l'amiral était Jean de Campo-Fregoso, frère du doge Thomas que le baron de Corthuy venait de rencontrer à Rome.
La Sardaigne parut à nos voyageurs fertile en froment, riche en bétail et en chevaux excellents, habitée, enfin, par un peuple robuste, fier et courageux; mais le vin, l'air et l'eau y étaient également malsains. Après avoir longé quelque temps la côte occidentale de l'île, la caraque jeta l'ancre dans la rade d'Algeri, à cinq milles de cette ville.
On mit à la mer une chaloupe, où nos Flamands s'empressèrent de descendre pour aller visiter Algeri. C'était une petite ville, avec de bonnes murailles, peuplée principalement de Catalans qui s'adonnaient à la pêche du corail. Il y avait aussi beaucoup de juifs. Le chevalier et son fils allèrent voir le quartier de ceux-ci: il était clos de murs et muni de portes qui se fermaient chaque soir sur ses habitants. Parmi eux, nos voyageurs aperçurent quelques femmes dont la beauté les frappa. Le maintien de ces filles d'Israël était plein de noblesse et de décence, et l'éclat de leurs charmes était encore rehaussé par un costume aussi riche qu'élégant.
Il paraît qu'en les contemplant, l'auteur de l'Itinéraire ne craignait pas de rencontrer ces doubles prunelles dont on lui assura que des femmes sardes étaient pourvues, et qui, lorsqu'elles s'irritaient, d'un regard pouvaient donner la mort. En rapportant cette fable, Jean Adorne a soin d'avertir qu'il n'a vu aucune de ces femmes, et il ajoute naïvement qu'il se souciait peu d'en voir.
Anselme, après avoir parcouru la ville, s'apprêtait à rentrer dans la chaloupe; mais il découvrit, entre le rivage et la caraque, une barque pleine d'hommes armés qui semblait épier son retour. C'étaient des pirates qui étaient entrés dans le port pour s'emparer de lui et de ses compagnons. Pensant trouver protection auprès des magistrats, il alla leur demander main-forte; ce fut en vain, ils ne voulaient pas se commettre avec ces brigands. Notre chevalier ne savait à quel parti s'arrêter, quand d'autres embarcations paraissent.
Ingisberto avait aperçu la sinistre barque; se doutant de l'embarras des voyageurs, il avait mis à la mer deux grandes chaloupes, les avait munies de bombardes et y avait fait descendre quatre-vingts hommes bien armés. A l'approche de ce renfort, le sire de Corthuy quitte le rivage. Le clairon donne, des deux parts, le signal du combat. L'artillerie retentit au milieu de nuages de fumée. Enfin, les forbans sont mis en fuite, et nos Flamands remontent, comme en triomphe, sur leur vaisseau.
La conduite d'Anselme Adorne pendant l'action, son sang-froid, son courage, les félicitations mutuelles au retour, ses remercîments au capitaine, ses éloges aux braves qui venaient de combattre, ce sont là autant de circonstances sur lesquelles on pourrait s'étendre, mais qu'il faudrait deviner. Le plus souvent, dans l'Itinéraire écrit sous ses yeux, il s'efface, il s'oublie, ou ne paraît que pour exprimer, en peu de mots, un sentiment de confiance et de gratitude envers les puissances célestes. Un peu plus, chez lui, de préoccupation de soi-même et de cette forfanterie qui fait rarement défaut aux voyageurs, nous eût fourni des traits et des couleurs qui auraient animé notre esquisse.
Anselme quitta avec joie ce port inhospitalier. Il vit ensuite, sur la même côte, Bosa, puis Aristagno, la plus grande ville de l'île, avec un port très-fréquenté: elle appartenait à un marquis puissant, toujours en guerre avec le roi d'Aragon auquel obéissait la Sardaigne. C'était sans doute un successeur de Hugues Bassi, juge d'Arborée, dont il est question dans l'histoire des Républiques italiennes.
Après avoir passé devant la petite île montueuse de Semolo, où le roi d'Aragon se proposait de construire un château pour tenir en bride les barbaresques, la caraque arriva le 25 mai en vue du cap où fut Carthage.
A l'est s'ouvre un golfe, séparé par une langue de terre d'un lac avec lequel il communique par un étroit canal percé au travers de cette digue et qu'on nomme la Goulette. C'est au fond du lac qu'a été bâtie l'importante ville de Tunis, alors le siége principal de la puissance arabe.
A l'entrée du canal on voyait de vastes bâtiments, des châteaux et des tours élevées, construits par les Maures pour la défense de l'Afrique. Redoutant sans cesse quelque entreprise des chrétiens, ils tenaient constamment en cet endroit une garnison d'au moins dix mille hommes, qui faisait bonne garde. Dès qu'un navire entrait dans le golfe, un signal répété de château en château en portait rapidement la nouvelle jusqu'à Tunis.
La caraque d'Ingisberto ne manqua pas d'être signalée de la sorte. Aussitôt qu'elle eut jeté l'ancre, Anselme Adorne se rendit à terre, empressé de faire connaissance avec ce monde nouveau qu'ouvrait devant lui l'islamisme.
TROISIÈME PARTIE.
I
Hutmen ou Othman II.
Le Fondaco des Génois. — Conteurs et bateleurs. — L'arsenal. — El Almoxarife major. — L'empire arabe. — Mahomet. — Les Ommiades et les Abassides. — Les Fatimites. — Les Morabeth et les Mohaweddin. — Almanzor. — Abdul-Hedi et les Arabes. — La Casbah. — L'audience du roi maure. — Portrait d'Othman ou Hutmen. — Maison moresque.
A son arrivée à Tunis, le baron de Corthuy alla loger, avec son fils et sa suite, au Fontigue (Fondaco) des Génois, situé, comme ceux des Vénitiens, des Pisans, des Florentins et des Catalans, hors de la ville, près de la porte orientale. C'étaient des espaces carrés, clos de murs, n'ayant qu'une porte d'entrée chacun, mais renfermant divers bâtiments où les négociants résidaient et exerçaient leur commerce. Les Fondachi des Vénitiens et des Génois étaient fort beaux; ils avaient tous leur église, et celle de Saint-Laurent, dans le Fondaco de Gênes, excita l'admiration de nos voyageurs.
Près de là était une vaste plaine où ils furent fréquemment témoins d'un spectacle curieux. Chaque jour, deux heures environ avant le coucher du soleil, les habitants de Tunis se rendaient en foule en ce lieu, les uns à pied, les autres à cheval, suivant la condition de chacun. Bientôt des groupes nombreux parsemaient l'esplanade. Au milieu de quelques-uns l'on voyait un homme qui, debout et tenant à la main une longue verge, racontait des histoires en les accompagnant de gestes analogues au récit. Les assistants exprimaient, par leur attitude, l'attention et l'intérêt avec lesquels ils écoutaient, «à peu près,» dit l'Itinéraire, «comme on voit, dans nos églises, les fidèles assemblés autour de la chaire, les yeux fixés sur le prédicateur, recueillir avidement ses paroles.» Dans d'autres endroits, des chanteurs se faisaient entendre, et chacun était escorté de deux hommes qui battaient des mains et recueillaient, dans leurs babouches, placées devant eux, les offrandes des auditeurs. Ailleurs c'étaient des musiciens; ils jouaient de la cornemuse et tiraient un son sourd de grands tambours fort larges. Il y avait des danseurs qui, moyennant une rétribution qu'ils payaient aux musiciens, se livraient, au bruit des instruments, à toutes sortes de gambades et de contorsions. On voyait encore des faiseurs de tours de force, experts dans leur art; car les Maures y étaient maîtres, comme à l'escrime, à la natation, aux échecs. Enfin, de jeunes garçons, de dix à douze ans, portaient en équilibre sur leur tête des cruches placées l'une sur l'autre, jusqu'au nombre de huit ou neuf.
Aux approches de la nuit, toute cette foule s'écoulait pour revenir le lendemain avec la même affluence.
A l'extrémité de cette plaine se trouvaient l'arsenal des galères et autres bâtiments de la marine royale. Il était environné de murs, avec deux portes, l'une du côté de la ville, l'autre donnant sur le lac.
Du Fondaco, les deux Adorne se rendirent chez le saab (seigneur), chargé de la levée des droits de douane sur les marchandises étrangères. Quoique Del Marmol Carvajal, dans sa Descripcion de Africa, n'attribue à ce dignitaire, qu'il appelle el Almoxarife major, que le huitième rang dans les officios principales de Corte, aucun des alcades ou officiers du roi n'avait, en ce temps-là plus de crédit. Le droit d'un dixième qu'il prélevait, mettait dans les coffres de son maître 170,000 doublons par an. Il avait, en outre, la police des étrangers.
Il passait pour user assez volontiers de ce pouvoir aux dépens de leur bourse; mais notre chevalier était si bien recommandé qu'il ne rencontra chez le saab que l'accueil le plus obligeant. Ce seigneur fit montrer à nos voyageurs sa maison qui était l'une des plus somptueuses. Toutes celles des personnages considérables consistaient en de grands édifices quadrangulaires, construits en marbre blanc, avec des toits en terrasse. Au centre était une cour entourée d'une galerie. Ces bâtiments présentaient, au dehors, un aspect triste et uniforme: tout le luxe d'architecture et de décoration était réservé pour l'intérieur.
De chez le grand almoxarif, nos voyageurs furent conduits chez le roi «le plus puissant, le plus riche et le plus élevé en dignité d'entre les princes maures.»
Son royaume, en effet, était le plus important débris, gouverné encore par des Arabes, de l'empire qu'avait fondé Mahomet, moins en subjuguant leur foi qu'en enflammant leur ardeur guerrière en même temps que leurs sens. Ce n'était pas la modeste et féconde semence destinée à devenir un grand arbre; ce fut une flamme qui s'étendit en peu de temps, d'un côté, dans les profondeurs de l'Inde, de l'autre, jusque dans la péninsule Ibérique. Une domination si vaste devait se diviser; le signal en fut donné par la lutte entre deux dynasties qui tenaient, l'une et l'autre, à la famille de Mahomet: les Ommiades et les Abassides. A l'avènement de ceux-ci, un rejeton de l'autre branche se réfugia en Afrique et de là en Espagne, où il fonda un État indépendant. Plusieurs chefs l'imitèrent en Barbarie: la postérité de l'un d'eux, Mahadi, qui se prétendait issu de Fatime, fille du prophète, conquit l'Égypte. Un gouverneur de Kérouan s'empara également de la souveraineté et prit Tunis pour capitale.
Deux siècles et demi plus tard, des réformateurs qui se faisaient appeler saints (Morabeth) fondèrent un empire dont Maroc fut le siége et dont Tunis reconnut la suzeraineté; mais après avoir étendu leur domination sur l'Espagne, ils furent renversés par les Mohaweddin[40], autres sectaires et fondateurs d'une dynastie nouvelle. A celle-ci appartenait Almanzor qui transporta à Tunis le siége de sa puissance; cette ville, sous l'un de ses successeurs, étant tombée entre les mains des Arabes indépendants, un alcade du roi maure, nommé Abdul-Hedi, parvint à leur faire abandonner leur proie en leur payant tribut, et sa postérité régna dans la ville qu'il avait rachetée.
Le roi auquel Anselme Adorne allait être présenté et que son itinéraire désigne sous le nom d'Ottoman, tandis que Del Marmol l'appelle Hutmen II, descendait d'Abdul-Hedi et fut l'un des monarques les plus puissants et les plus sages de sa race.
Son autorité était reconnue depuis le royaume de Tlemescen, qu'il avait soumis cinq ans auparavant, jusque près d'Alexandrie, où commençaient les États du soudan d'Égypte. Il possédait l'île de Gerbi, autrefois conquise par Antoniotto Adorno, mais retombée depuis au pouvoir des Maures; elle avait 100,000 habitants et rapportait au roi de Tunis 20,000 ducats par an. Les revenus de ce prince étaient évalués à un million de doublons ou ducats.
Il habitait, pendant la plus grande partie de l'année, un magnifique château situé dans la partie occidentale de la ville, et appelé, dans l'Itinéraire, Casabé (Casbah). C'est, sans doute, le Bardo des voyageurs modernes, que le prince de Pukler-Muscan décrit comme une petite ville entourée d'un carré de remparts élevés dont les angles sont flanqués de tours et d'ouvrages avancés. C'est là que le chevalier brugeois fut admis à l'audience du monarque africain.
Ottoman[41] ou Hutmen était d'une taille élevée et d'une figure noble. Son teint était brun, sa barbe épaisse; mais ses traits n'avaient rien de dur: ils exprimaient la bonté et l'intelligence. Il écoutait attentivement, parlait peu et avec sagesse.
On disait qu'il observait scrupuleusement la loi de Mahomet et qu'il rendait la justice avec une grande impartialité. Telle était la régularité qui présidait à la distribution de son temps, qu'il avait assigné un emploi à chaque jour de la semaine et ne s'écartait jamais de cet ordre. Fils d'une Andalouse enlevée à ses parents qui habitaient Valence, il ne haïssait point autant les chrétiens que la plupart des gens de sa secte et de sa nation. Lui-même, il avait une épouse née dans la religion chrétienne, outre les six cents concubines qui peuplaient son sérail.
Lorsque le roi eut congédié Anselme et Jean Adorne, ils furent présentés à ses fils, famille qu'attendait une tragique destinée; car l'assassinat est la voie sanglante par laquelle deux petits-fils d'Hutmen montèrent successivement au trône, qu'il laissa à l'un de ses fils.
Après leur visite au palais, nos voyageurs furent conduits, par ordre du saab, dans toute la ville; peu d'étrangers ont eu l'occasion de la voir à cette époque avec autant de détail.
II
Tunis.
Bazars. — Mosquées. — Les restes de sainte Oliva. — Le faubourg appelé Rabat. — La garde chrétienne. — La ville des tombeaux. — Ce qui rend les femmes belles. — Le manchot, écrivain public. — Le sauf-conduit. — Carthage. — Dangers de la pêche. — Visite au camp arabe. — Fêtes du Baïram. — Peste et brigands.
Tunis avait une enceinte carrée, de fortes murailles, avec six portes et des tours fort rapprochées l'une de l'autre. Autour de la ville s'étendaient de vastes faubourgs qui, ne laissant point de vide entre eux, lui donnaient en réalité une étendue bien plus grande.
Un lieu particulier était assigné à chaque métier, et chaque sorte de marchandise se vendait dans un marché spécialement désigné à cet effet. On portait le nombre des mosquées à deux cent soixante, toutes à peu près de même forme. Elles étaient carrées, laissant au milieu un espace à ciel ouvert qu'entourait une galerie, avec un rang de colonnes en dedans: de chaque mosquée s'élevait d'ordinaire une tour haute et très effilée.
Les chrétiens ne pouvaient pénétrer dans ces temples; mais ils se racontaient que dans le principal on voyait encore une grande cloche apportée dans les anciens temps, et qu'au sommet d'une autre mosquée plus petite, que nos voyageurs virent près de là, on conservait les restes de sainte Oliva. Les Maures, ajoutait-on, n'osaient y toucher, car quelques-uns, s'y étant hasardés, leur main impie s'était à l'instant desséchée.
Voici maintenant d'autres détails assez curieux: La partie de la ville la plus agréable, la plus ouverte et où se trouvaient les plus belles habitations, était un faubourg qui s'étendait à l'ouest du palais. Là, sur la droite, non loin de la résidence royale, plusieurs quartiers environnés de murs et munis de portes formaient un assemblage qu'on appelait Rabat. Ils étaient habités par des chrétiens: pour la langue, l'aspect, les manières, vous eussiez dit des Maures; transportés dans le pays depuis longtemps, ils en avaient pris les habitudes sans abandonner leur foi.
De grands priviléges leur étaient assurés. Leur église avait cloches et carillon. Ils ne payaient aucun tribut. Loin qu'on osât les insulter, ils commandaient aux autres. Trois d'entre eux portaient le titre d'alcades et avaient sous leur dépendance, non seulement d'autres chrétiens, mais des bourgs et des villages habités par les Maures.
Ces chrétiens, appelés de Rabat, du lieu de leur résidence, composaient la garde du roi. On les voyait toujours rangés autour de lui dans ses courses et ses expéditions, et personne, pas même ses fils, n'avait un plus libre accès auprès de lui.
Pour se distinguer des musulmans, ils portaient, au lieu de turban, un capuchon à la manière allemande. Leurs femmes avaient adopté en tout le costume mauresque et assistaient aux fêtes de la cour. Le roi, trouvant en elles une modestie qui manquait, dans ce pays, au reste de leur sexe, leur témoignait des égards particuliers.
Ces chrétiens avaient été amenés à Tunis par Jacob Almanzor; Charles-Quint les y trouva. Tous le suivirent en Europe: «Se passaron todos a Europa y se derrimaron per muchas partes donde el Emperador le dio algunos entretenimientos.» (Descripcion de Africa, t. III, fol. 240 et seq.)
Il s'en fallait que les juifs fussent traités aussi favorablement qu'eux: ils étaient accablés d'impôts, et on les eût lapidés s'ils avaient osé prendre le costume des Maures.
Au nord de Tunis s'élève une montagne que l'Itinéraire du chevalier appelle Sillogt. En l'apercevant, il pensa d'abord découvrir près de la capitale de la Barbarie une autre cité considérable. Ce qui produisait cette illusion, c'était une multitude de tombeaux dont le penchant de la montagne était couvert. La ville en était entourée; mais c'était de ce côté surtout que les Maures qui jouissaient de quelque fortune faisaient construire des sépultures en forme de petits pavillons et ornées de coupoles.
Nos voyageurs, pendant leur séjour à Tunis, eurent l'occasion de remarquer l'estime dans laquelle les habitants tiennent l'embonpoint des femmes: «C'est à ne pas y croire,» dit Jean Adorne dans l'Itinéraire, «mais nous l'avons vu de nos yeux: quand un Maure prend femme, il la tient renfermée dans une chambre pour la faire convenablement engraisser. Ce régime réussit tellement à quelques-unes, que c'est à grand'peine si, à leur sortie, elles peuvent passer par la porte.»
Un autre fait étrange attira l'attention de nos Flamands: ils virent un chérif, ou descendant de Mahomet, dont la profession était d'écrire des placets pour tous ceux qui avaient besoin d'en adresser au roi: or, cet infatigable écrivain était né sans mains et les bras même lui manquaient. Il faut supposer qu'il écrivait avec le pied.
Le saab ne se borna point à fournir à Anselme et à ses compagnons les moyens de voir librement Tunis, il lui procura encore un sauf conduit du roi, qui, comme on le verra, leur fut à tous d'un grand secours; il était écrit en langue mauresque sur un papier satiné et conçu en ces termes:
«Louange à Dieu!
«A nos alcades de terre et de mer, qui notre présent haut mandement verront, salut!
«Faisons savoir qu'ils aient à respecter la Noblesse du chevalier militaire du roi des Écossais, Anselme Adorne de Flandre, arrivé sur le vaisseau de Louis Ingisberto; à l'honorer dans sa personne, ses biens, ses actions et tout ce qui lui appartient, en sorte qu'on voie l'effet de la présente recommandation et que chacun s'efforce de lui faire produire son fruit. Quiconque oserait en agir autrement, qu'il songe à quels châtiments il s'expose. Salut à vous tous!»
«Écrit par haut commandement, le 5e jour du jubilé de l'an 874.»
«Ce qui est écrit ci-dessus est vrai; la main du roi l'a voulu.»
Cette lettre fut écrite par le chancelier et signée par Hutmen au moyen d'un caractère tracé à la plume, de sa main; mais on n'y apposa point son sceau, la coutume des Maures différant en cela de celle des princes chrétiens.
Muni d'un si précieux document, le sire de Corthuy commença à visiter, avec ses compagnons, les environs de Tunis.
Ils allèrent admirer les débris de Carthage et surtout les ruines du gigantesque aqueduc qui conduisait à cette ville célèbre l'eau douce dont elle manquait. «On se refuserait à croire,» dit l'Itinéraire, «que des hommes aient entrepris de tels travaux, si l'on ne voyait encore aujourd'hui, sur une longueur de plus de trente milles, les restes de ces murs élevés, de ces arches colossales.»
Un autre intérêt, plus vulgaire, attirait encore nos Flamands sur cette plage où chaque caillou est un fragment de l'antiquité: c'était le plaisir de la pêche, qui pensa leur devenir fatal. Un jour qu'ils s'y livraient en compagnie du patron de leur caraque, ils voient tout à coup cingler vers eux, à force de rames, une barque pleine de Maures armés jusqu'aux dents. Le péril était grand, la résistance vaine: la perspective la plus riante qui se présentât aux chrétiens ainsi surpris à l'improviste, était de ramer, le reste de leurs jours, sur les galères des mécréants. Heureusement, un cavalier de la suite du roi vient à passer sur le rivage. Le sire de Corthuy lui montre le sauf-conduit. Le cavalier, qui devait être un personnage considérable, lit avec respect, ordonne aux Maures de se retirer, et la barque s'éloigne, laissant les chrétiens étonnés de leur délivrance, tant tout cela s'était passé rapidement.
Enhardi plutôt que rebuté par cette aventure, dont pourtant le dénoûment eût pu être bien différent, Anselme étendit ses excursions jusque dans un rayon de vingt milles autour de Tunis. Il se hasarda même dans les campements des Arabes, à la solde du roi. «Ce sont,» porte l'Itinéraire, «des hommes intrépides et d'excellents soldats; mais, tout en recherchant et en achetant leur alliance, on redoute leur mobilité et leur soif du pillage, en sorte qu'on se garde bien de les admettre dans la ville. La politique du roi est de contenir les Arabes les uns par les autres; s'ils s'unissaient, c'en serait fait de sa puissance.» C'est encore ainsi que se soutient aujourd'hui celle des princes musulmans dans le nord de l'Afrique. Lorsqu'ils ont repoussé l'attaque de tribus hostiles, la grande affaire est de hâter le départ des auxiliaires auxquels la victoire est due[42].
Dans l'intervalle des promenades curieuses auxquelles nos voyageurs se livraient, leur bonne fortune voulut qu'ils pussent assister à une grande fête des Maures, celle d'Abraham dans son camp, ou plutôt du Baïram. Le roi y présida en personne, et elle fut solennisée avec beaucoup de pompe et d'éclat.
Le plan du sire de Corthuy était, en quittant Tunis, de se rendre par terre en Égypte, afin de traverser toute la contrée qui obéissait à Hutmen II; mais on lui représenta si vivement les dangers d'une semblable entreprise, qu'il dut y renoncer. Le pays était tellement infesté d'Arabes maraudeurs et d'autres brigands, que les Maures eux-mêmes n'osaient y voyager, et, pour surcroît, la peste étendait de tous côtés ses ravages. Ainsi, quoique à regret, il se décida à reprendre la mer, après un séjour de trois semaines à Tunis, pendant lequel il avait vu ce que la Barbarie offrait de plus remarquable.
III
Les Turcs.
Trois religions sur un vaisseau. — Susa. — Les regards dangereux. — Monastir. — Un miracle des Morabeth. — La barque changée en rocher. — La flotte de saint Louis. — La Sicile. — Jugement sur les habitants. — Palerme. — Le palais. — Vêpres Siciliennes. — Bourrasque. — Le sancte parole. — Malte. — La Morée. — Siége de Négrepont. — Les Turcs sont plus près qu'on ne pense. — Les janissaires. — L'île de Candie. — Les faucons. — Encore une tempête. — Dangers que courent les voyageurs.
La caraque d'Ingisberto ne se dirigeait point vers le Levant. Anselme prit place sur un bâtiment plus considérable, commandé par Côme de Negri, qui leva l'ancre le 17 juin.
Il y avait à bord une centaine de Maures, des deux sexes. Les uns étaient des marchands auxquels appartenait une partie de la cargaison, d'autres des pèlerins qui se rendaient à la Mecque. Parmi ces Maures était un Grenadin qu'Anselme retrouva en Égypte et prit pour interprète; mais il n'eut guère à s'en louer. Le bâtiment portait aussi des juifs. Trois cultes ennemis voguaient ainsi paisiblement ensemble, à l'ombre du pavillon génois, et trois jours fériés étaient successivement solennisés sur le même navire: le vendredi par les musulmans, le samedi par les juifs, et le dimanche par les chrétiens.
Le vaisseau relâchant à Susa, l'ancienne Adrumetum, selon Falbe, on conduisit Anselme et ses compagnons hors des portes de la ville, voir diverses ruines et notamment celles de sept grandes citernes auxquelles ils trouvèrent un aspect imposant. Dans la ville même, on leur montra des voûtes sous lesquelles les Génois salaient le thon; ils en avaient affermé la pêche dans tout le royaume.
Dans cette excursion, nos Flamands ne furent pas peu surpris de voir les femmes les regarder à visage découvert, tandis qu'à l'approche d'un Maure, elles se voilaient précipitamment. Les Génois établis à Suse attribuaient cette conduite différente à une cause bizarre que nous rapportons ici à ce titre: ces femmes, prétendaient-ils, craignaient que les regards des musulmans ne les rendissent mères, et elles n'attribuaient pas tant de puissance aux yeux des chrétiens. Un voyageur de la fin du dernier siècle[43] remarque que les Grecques prenaient le voile des femmes turques lorsqu'elles allaient dans les quartiers des musulmans. Les chrétiens n'attachant pas à l'usage du voile les mêmes idées de décence que ceux-ci, les femmes de cette partie de la Barbarie croyaient, sans doute, ne point blesser la modestie en se laissant voir des premiers.
A dix milles de Suse, Anselme vit Monastir, petite ville en grande vénération chez les Maures, parce qu'elle était presque toute peuplée de saints (Morabeth). Près des murs s'élèvent deux rochers qui attestent leur puissance.
Un jour entrèrent dans le port deux barques pleines de pirates bien armés. Déjà les habitants s'attendaient à voir leurs richesses livrées au pillage, leurs femmes et leurs filles arrachées de leurs bras, à tomber eux-mêmes sous le cimeterre ou à être traînés en captivité. Au milieu de la consternation générale, les Morabeth paraissent; ils s'avancent sans armes sur le rivage, ils étendent les mains vers les barques. A l'instant celles-ci demeurent immobiles et se changent en ces masses de pierre, dont la forme retrace encore celle des bâtiments qu'elles ont remplacés.
Telle est la légende à laquelle la configuration singulière de ces rochers avait donné naissance. Suivant une description du prince de Pükler Muscau, qui semble s'y rapporter, ils ont été percés, on ne sait dans quel but, d'une foule de grottes et de passages qui les font ressembler à des ruches. Il y a sur la côte d'Égypte, près d'Alexandrie, des excavations de ce genre où les habitants du pays viennent chercher la fraîcheur: peut-être les grottes dont il est ici question ont-elles été pratiquées, jadis, pour le même usage.
Poursuivant sa course, le vaisseau de Côme de Negri toucha encore à cette île riante de Pantanalea ou Pantanaria, qui arrêta la flotte de saint Louis par le charme de ses jardins délicieux.
Le sire de Corthuy fit voile ensuite pour la Sicile: on lui en dépeignait les habitants sous des couleurs peu flatteuses. «Les insulaires,» lui disait-on, «ne valent jamais rien, mais les Siciliens sont les pires.» Anselme ne trouva pas qu'une accusation si générale fût fondée: ayant abordé à Palerme, il lia connaissance avec plusieurs Siciliens qu'il trouva d'une probité, d'une délicatesse au-dessus de tout soupçon, et qui joignaient à la noblesse des traits, à une taille assez élevée, la douceur des mœurs et l'agrément des manières.
C'est à Palerme que les anciens rois de Sicile, d'origine normande, tenaient leur cour. L'on voit encore dans cette ancienne capitale leurs tombeaux, ainsi que leurs ordonnances inscrites sur des colonnes byzantines, en grec et en arabe; monument curieux du mélange des races comme des vicissitudes politiques. Au temps où Anselme visita cette ville, le palais n'était déjà plus habité que par un vice-roi. Comme la Sardaigne conquise par Alphonse IV, comme Semolo, Pantanaria, Malte, l'île appartenait aux rois d'Aragon. Elle s'était donnée à Pierre III, lorsque des vêpres sanglantes, vengeant le malheureux Conradin, ou plutôt punissant la licence des Français, eurent sonné, en Sicile, la fin de la courte domination de la maison d'Anjou. Le roi actuel s'appelait Jean; il était fils d'Alphonse V, surnommé le Magnanime, l'un des plus brillants personnages de l'histoire du temps.
Près de la Sicile, nos voyageurs éprouvèrent une affreuse tempête: après les avoir fait tournoyer, par trois fois, autour de Pantanaria, elle finit par les pousser en pleine mer. On n'apercevait plus la côte; les marins ne savaient où l'on était ni ce qu'on allait devenir. Ils invoquaient tous les saints, et n'oubliaient, dans leurs vœux, aucun des lieux accoutumés de pèlerinage. Le soir, un chant religieux, s'élevant du navire, se mêlait au bruit des flots et de l'orage: c'était un cantique que les matelots génois entonnaient en chœur et qu'ils appelaient le sancte parole[44].
On erra ainsi au hasard pendant six jours. Enfin la mer se calma. Après avoir touché Malte, on passa en vue de la Morée que le lion de St-Marc disputait encore au croissant.
Nous avons déjà noté le démembrement de l'empire arabe sous les Abassides. L'invasion des Mogols, conduite par Dschengis-Khan (roi des rois), en compléta la ruine: Houlakou, petit-fils du conquérant, foula aux pieds de ses chevaux le dernier calife de Bagdad. Fuyant le joug des vainqueurs, des Turcomans s'étaient dirigés vers l'Asie Mineure. Othman les rassembla, sut rallumer leur fanatisme et leur ardeur guerrière, et fonda, à Pruse en Bythinie, un État que ses successeurs étendirent rapidement jusqu'aux bords du Danube.
Ébranlé, en 1402, par une nouvelle invasion de Tartares, que conduisait Timur ou Tamerlan, il se raffermit sous Morad ou Amurat II, et devint plus formidable que jamais sous son fils, Mahomet II, qui mit fin à l'empire d'Orient par la prise de Constantinople, en 1453.
Dix ans après, cependant, les Vénitiens, grâce à la supériorité de leur marine, avaient arraché aux Turcs la Morée et avaient coupé l'isthme par un retranchement; il ne fallait que le défendre pour conserver cette belle presqu'île aussi longtemps que Venise demeurait maîtresse de la mer. Un lâche général abandonna, avant même qu'il ne fût attaqué, le mur qui protégeait la Morée, pour chercher ceux d'une forteresse derrière lesquels il se croyait plus en sûreté. Les Vénitiens ne conservèrent que quelques places dans le Péloponèse, outre plusieurs îles qu'ils possédaient avant leur récente invasion.
Parmi ces îles, l'une des plus considérables était celle de Négrepont, voisine de l'Attique et qui leur servait de place d'armes. Furieux du dégât qu'ils portaient de là sur le territoire conquis par les Turcs, Mahomet II jura de se venger. Sa volonté créa une flotte. Lui-même, il vint en personne attaquer Négrepont, à la tête d'une formidable armée, en même temps que ses vaisseaux couvraient la mer.
Pendant que le chevalier brugeois passait près du théâtre de ces événements, la croix flottait encore sur les murs de l'ancienne Chalcis. Trois assauts furieux avaient été vaillamment repoussés. Une flotte puissante, que la république avait rassemblée à la hâte, avait forcé l'Euripe. La brave garnison, qui n'avait d'alternative que la victoire ou la mort, puisait une énergie nouvelle dans la vue de ces vaisseaux libérateurs.
.... si quæ fata aspera sinant!
Victor Pisani, Charles Zeno, Lazare Moncenigo, François Morosini, que n'étiez-vous sur cette flotte!.... C'était Nicolas Canale qui la commandait.
Le moment était plein d'émotion pour la chrétienté; on comprendra facilement celle de nos voyageurs. Elle se révèle par la vivacité avec laquelle la prise de Corinthe et le siége de Négrepont sont racontés dans l'Itinéraire. Après avoir amèrement déploré la perte du Péloponèse, Jean Adorne, qui exprimait autant les sentiments de son père que les siens, semble accuser la torpeur de l'Europe. «Songeons,» dit-il, «que par un bon vent un jour de navigation conduit du promontoire de Tarente au Péloponèse: les Turcs sont plus près qu'on ne pense! Qu'attendons-nous pour unir nos efforts afin de refouler ces barbares avec une énergie égale à leur fureur?»
La réflexion était fort opportune et montrait une perspicacité qui manquait à bien des hommes d'État de l'époque: dix ans n'étaient pas écoulés, que les Turcs emportaient et saccageaient Otrante, au grand effroi de l'Italie et à l'ébahissement de tout le monde.
Ce qui peut surprendre aujourd'hui, c'est que les progrès des Turcs étaient dus, en grande partie, à leur «discipline. Il y a surtout dans leur armée,» dit notre auteur, «un corps spécial de vingt à trente mille hommes exercés à tous les stratagèmes de guerre. C'est dans l'ombre et le silence qu'ils agissent souvent et portent les coups les plus sûrs.» Cette description doit se rapporter aux janissaires, quoique, dans l'origine, ce corps, formé par Amurat Ier de jeunes captifs chrétiens, ne fût que de 12,000 hommes. Après avoir été la force et les maîtres de l'État, ces janissaires sont tombés, non sous les balles de ses ennemis, mais sous les coups d'un sultan. Il a déposé le turban; la Turquie fait contrepoids dans l'équilibre européen, et les fils des croisés teignent de leur sang, pour la défense de ce chancelant empire, les promontoires de Crimée.
Vers la pointe méridionale de la Morée est l'île de Sapienza, où les vaisseaux venaient d'ordinaire se ravitailler et prendre un pilote. Côme de Négri crut pouvoir s'en dispenser, ce qui faillit avoir pour nos voyageurs les conséquences les plus fatales.
Le 12 juillet, ils touchèrent à l'île de Candie; elle appartenait encore aux Vénitiens, jusqu'à ce que les infidèles la leur vinssent arracher. Échue au marquis de Montferrat, lors du partage de l'empire grec, après la prise de Constantinople par les Latins, elle avait été cédée par lui à la République. Cette île fournissait des cyprès pour la construction des navires. La sauge y était tellement abondante qu'on en chauffait les fours. On y récoltait encore d'excellents vins, appelés de Malvoisie, des blés et les plus beaux fruits. Outre Candie, capitale de l'île, mais plus riche que grande, il y avait bon nombre d'autres villes et de châteaux. La population, composée surtout de Grecs et, en partie, de Vénitiens, était considérable.
Au sud de l'île de Candie sont celles de Gosa et d'Antigosa, célèbres alors pour leurs faucons; les rois et les princes étaient jaloux de s'en fournir.
En se dirigeant vers Alexandrie, nos voyageurs éprouvèrent une nouvelle tourmente, plus terrible que celle à laquelle ils avaient échappé. Jamais ils n'avaient vu la Méditerranée s'agiter avec tant de furie. La nuit vint ajouter à l'horreur de leur situation. On ne savait à quelle distance l'on était du port, et la côte d'Afrique étant fort basse, on craignait d'y donner sans l'apercevoir. Si du moins l'on s'était pourvu d'un pilote habitué à ces parages! Il ne restait d'autre parti à prendre que de courir, à l'aventure, des bordées. Ainsi ballottés sur une mer bouleversée et mugissante, nos Flamands conservaient peu d'espoir de salut. Jean Adorne avoue franchement qu'une froide sueur l'inondait, tant ils voyaient de près la mort.
IV
Alexandrie.
Entrée périlleuse. — Tristes réjouissances. — La visite du bord et les messagers ailés. — Sala-ed-din et Malek-el-Adel. — Le consul génois Pierre de Persi. — Les anges et la tortue. — Aspect extérieur de la ville. — Ravages du roi de Chypre. — Citernes. — Aiguilles dites de Cléopâtre. — Colonne de Dioclétien. — Les trois turbans. — Caravane de 20,000 chameaux. — La pomme du paradis terrestre — Disette. — Audience de l'émir. — Les Flamands rongés jusqu'à la moelle.
Enfin le jour paraît et vient éclairer la côte d'Égypte, mais la tempête ne s'apaisait point. On délibéra s'il fallait gagner le large ou tenter d'entrer dans le port d'Alexandrie; ce qui, par le gros temps et à défaut d'un pilote expérimenté, ne présentait pas peu de danger. «La fortune seconde le courage!» remarque notre auteur, et ce fut, selon toute apparence, la réflexion du chevalier brugeois; elle remporta sur de plus timides conseils.
Vers midi, le navire arrivait devant l'entrée du port: ce n'était qu'une passe étroite et peu profonde, semée d'écueils et de débris. Ceux-ci provenaient, disait on, d'antiques tours d'où jadis l'on tendait une chaîne pour la défense du port; ils étaient si considérables qu'ils formaient une petite île, et ce qui s'en laissait voir à la surface n'était pas le plus dangereux. Deux fois le navire heurta aux rochers ou à ces ruines: la secousse fut telle que nos Flamands en furent renversés, et il n'y avait personne à bord qui ne crût le vaisseau brisé.
Ce fut avec une joie bien vive qu'on vit paraître et s'approcher, à force de rames, des chaloupes portant quelques matelots des caraques génoises qui se trouvaient dans le port. Ils montèrent sur celle de Côme de Negri pour aider à la diriger, à carguer les voiles, à tirer les cordages, à jeter l'ancre. Après Dieu, ce fut à ces braves gens que le sire de Corthuy et ses compagnons durent leur salut.
Le jour même de son arrivée, il apprit une triste nouvelle. Il y avait à Alexandrie quelques vaisseaux turcs assez considérables; vers le soir, on vit les infidèles qui les montaient se livrer à de grandes réjouissances: ils mêlaient des cris de joie au son des trompettes et au bruit de leur artillerie, et circulaient en triomphe, dans des barques, pour narguer les chrétiens. Ces démonstrations d'allégresse avaient pour motif la prise de Négrepont, dont les Turcs venaient d'être informés par un bâtiment très-léger, poussé par un vent favorable. L'événement était si récent, qu'on fut tenté de croire que les puissances de l'enfer avaient aidé à la célérité du message.
Le navire de Côme de Negri ne tarda pas à recevoir la visite de quelques officiers de l'émir, gouverneur d'Alexandrie. Ils se firent donner, par écrit, le nom du capitaine et d'autres renseignements de cette nature; ils attachèrent ensuite des billets contenant ces détails sous les ailes de colombes qu'ils avaient apportées, et donnèrent la volée à ces messagers aériens. Aussitôt on les voyait s'élever et se diriger vers la maison de l'émir. Après avoir pris connaissance du message, cet officier le faisait passer, de la même manière, au Soudan qui résidait au Caire.
C'était le souverain de l'Égypte, ou plutôt le chef des Mamelucks auxquels obéissait la contrée. Les Fatimites, dont nous avons raconté l'établissement, ayant été renversés par le fameux Sela-eddin (Saladin), l'Égypte avait été gouvernée, après lui, par la postérité de son frère Malek-el-Adel. Cette dynastie avait pour force principale des esclaves achetés pour le service militaire, qui finirent par égorger leur maître et mirent l'un d'entre eux à sa place, l'an 1248. Telle fut l'origine du singulier gouvernement auquel la terre des Pharaons était soumise quand Anselme y aborda.
Le chevalier, le lendemain de son arrivée, envoya à terre les lettres de recommandation que le sénat de Gênes lui avait fait remettre pour les négociants génois d'Alexandrie, et principalement pour le consul Don Pierre de Persi. C'était un vieillard circonspect et instruit, par une longue expérience, à se ménager auprès des habitants du pays. Il envoya un messager au baron de Corthuy pour l'inviter à venir loger au fondaco des Génois, en s'excusant sur sa position vis-à-vis du Soudan, de ce qu'il ne pouvait se rendre à bord lui-même; mais il offrait à nos Flamands la plus gracieuse hospitalité.
Dans ces entrefaites, ceux-ci s'amusaient à voir les matelots génois jeter leurs filets près du port; outre des poissons volants qu'on appelait des anges, ils prirent une belle tortue dont l'écaille fournit un bouclier assez grand pour tout homme d'armes.
Du navire, la ville, entourée de magnifiques murailles, avec de belles portes, et renfermant quantité de mosquées dont les minarets s'élevaient dans les airs, présentait un admirable aspect; mais au dedans elle portait la trace des ravages qu'elle avait éprouvés, notamment encore peu d'années auparavant, lorsqu'elle avait été saccagée par Pierre de Lusignan, roi de Chypre. Quelques quartiers avaient été épargnés, et l'on y voyait de belles maisons, entre autres celle de l'émir. En général, pourtant, on était peu difficile, en Égypte, en fait d'habitations. Il n'y avait guère que les mosquées et les palais des grands qui fussent construits en pierre; le reste l'était, d'ordinaire, en bois. Bien des gens même se passaient de demeure et couchaient devant la porte des maisons.
La ville d'Alexandrie a été presque entièrement bâtie sur des citernes destinées à recevoir l'eau du Nil, dans les crues de ce fleuve, et à la conserver. Nos voyageurs en admirèrent surtout trois ou quatre d'une grande profondeur et ornées de colonnes de marbre qui supportaient de doubles voûtes. Près de la maison de l'émir, on leur montra une pierre fort élevée, chargée de caractères antiques qu'ils ne pouvaient déchiffrer et semblable à l'aiguille qu'ils avaient vue à Rome, près de l'église Saint-Pierre. C'était, on le comprend, l'un des obélisques connus sous le nom d'aiguilles de Cléopâtre, quoique bien antérieurs à cette reine.
L'attention d'Anselme et de ses compagnons fut aussi appelée par une colonne colossale qu'ils allèrent contempler hors des murs; on leur dit qu'à son sommet avaient été déposés les restes d'Alexandre. C'est le monument que l'on désigne sous le nom de colonne de Pompée, mais qui en réalité fut élevé par Posidonius, préfet d'Alexandrie, en l'honneur de Dioclétien.
Il y avait à Alexandrie des chrétiens schismatiques qui ne se distinguaient des Maures que par la couleur de leur turban. Elle était bleue pour les premiers et jaune pour les juifs. Les Maures en portaient de blancs; mais ils ne pouvaient paraître à cheval dans la ville: c'était un privilége réservé aux Mamelucks. Les Maures de distinction montaient des mulets ou des ânes, les plus grands, suivant l'Itinéraire, qui soient au monde. Le père de Géramb ne vante pas seulement leur taille, mais encore leur allure et leur intelligence.
Malgré sa décadence et la tyrannie des Mamelucks, Alexandrie continuait à être, grâce à sa position, l'un des principaux entrepôts du commerce d'Orient. Le baron de Corthuy y vit arriver une caravane qui ne comptait pas moins de 20,000 chameaux. Un navire indien, portant des épiceries pour une valeur de 100,000 ducats, venait, à la même époque, d'entrer dans le port de Suez.
Nos voyageurs trouvèrent à Alexandrie beaucoup d'autruches, d'œufs de ces oiseaux et de gazelles, ainsi que des fruits excellents, surtout une sorte de banane d'une saveur chaude et d'un goût délicat, qui, en quelque sens qu'on la coupe, présente l'image d'une croix. Quelques-uns en faisaient la pomme du paradis terrestre.
Les fruits, du reste, n'étaient pas abondants: il régnait en ce temps à Alexandrie une grande disette de blé et de vivres de toute espèce. On était réduit souvent à se nourrir de viande de chameau; nos Flamands eux-mêmes en mangèrent à leur insu.
A cela près, tout alla bien d'abord pour Anselme et ses compagnons. Confondus avec les Génois, ils n'étaient pas plus inquiétés que ceux-ci. Peu à peu cependant la nature et le but du voyage du chevalier s'ébruitent. L'émir en est informé et mande Anselme et son fils devant lui.
Ils obéissent à cet ordre. Le musulman alors leur signifie qu'ils ont à se pourvoir d'un sauf-conduit, et en fixe le prix à une somme exorbitante.
Le chevalier brugeois n'aimait pas à être pressuré, c'est un sentiment naturel; mais, de plus, il fallait qu'il ménageât des ressources sur lesquelles il avait comptées pour mener à bien son entreprise. «Seigneur,» dit-il à l'émir, «daignez considérer que si l'on nous dépouille de la sorte, les moyens d'accomplir notre dessein nous feront défaut: que pourrions nous mieux faire alors que d'y renoncer et de revenir sur nos pas?»
«—Ils parlent de fuir!» s'écrie le mécréant craignant qu'ils ne se dérobassent à ses rapines. «Que les gardiens des portes veillent sur eux et les empêchent de sortir.» Il fallut bien le satisfaire: encore, si c'eût été tout! Mais les officiers de l'émir, à l'exemple de leur chef, rongeaient, dit l'Itinéraire, nos Brugeois jusqu'à la moelle. A chaque instant c'était quelque nouveau fonctionnaire demandant de l'argent sous quelque nouveau prétexte, et quand ils avaient eu chacun leur tour, arrivaient d'autres musulmans, sans aucun caractère public, qui se donnaient pour des officiers de l'émir, afin d'avoir part au butin. Tous regardaient les chrétiens comme des ennemis qu'il y aurait eu conscience à ne point dépouiller.
«Maudite ville! ou plutôt maudite engeance!» s'écrie le jeune Brugeois. «Nous n'avions plus d'autre désir que d'en être bien loin, et nous hâtâmes de toutes nos forces le moment de notre départ.»
V
Le Nil.
L'escorte. — Les jardins du Soudan. — Rosette. — Fouah. — Combat de bateliers. — Aventure de nuit. — Rencontre. — Piété filiale de Jean Adorne. — Excellence de l'eau du Nil. — Les Mamelucks préfèrent le vin. — Beautés des rives du fleuve. — Navigation pénible. — Attaque des Arabes. — Les guides officieux. — Cani-Bey.—Les poissons gras.
Le sire de Corthuy quitta enfin Alexandrie le 2 août, trois heures avant le coucher du soleil. Lui, son fils, Van de Walle, Rephinc et Gausin, étaient montés, les uns sur des mules, les autres sur des ânes. Deux chameaux portaient les bagages et quelques provisions. Un juif, nommé Isaac, suivait comme interprète, et un Mameluck devait servir de guide jusqu'au Caire. Quatre autres Mamelucks, à cheval, armés d'arcs et de flèches, formaient l'escorte.
A la sortie de la ville, Anselme traversa les jardins du Soudan et y prit, avec sa suite, quelque nourriture. Pour échapper aux Bédouins qui infestaient les environs, on chevaucha ensuite, sans s'arrêter, toute la nuit et jusqu'au lendemain vers l'heure de midi, en suivant presque toujours la côte formée d'une belle plage sablonneuse. Les Mamelucks portaient souvent avec inquiétude leurs regards vers la mer, car les pirates étaient autant à redouter que les Arabes.
On arriva néanmoins sans accident à Rosette, où le chevalier loua une petite barque pour le transport de sept personnes seulement, son escorte ne devant pas aller plus loin. Il remonta ainsi le Nil jusqu'à Fua ou Foga (Fouah), admirant la beauté du fleuve dont les rives, ornées de bosquets dune verdure fraîche et brillante, et semées de nombreux villages, offraient l'image de la richesse et de la fertilité.
Lorsque, après avoir visité Fouah, il rentre dans sa barque, une scène étrange frappe ses regards. Des matelots inconnus viennent assaillir les siens; les uns et les autres élèvent d'assourdissantes clameurs; ils luttent, ils s'agitent, ils s'efforcent de se précipiter mutuellement dans le fleuve. Enfin, au grand déplaisir du Chevalier, la victoire demeure aux nouveaux venus. Poussant la barque loin de la rive, ils se mettent aussitôt à ramer. La nuit régnait; l'interprète gardait le silence; Anselme et ses compagnons ne savaient où on les conduisait, ni ce qu'ils allaient devenir.
La lune se lève enfin, et, à sa clarté, ils distinguent un gros vaisseau vers lequel leur embarcation se dirigeait. Elle l'atteint; les matelots s'emparent de leurs effets, qu'ils transportent sur ce bâtiment et contraignent nos voyageurs à y monter. Pour cette fois, ils se croyaient vendus et livrés. Quelle fut leur surprise, en arrivant à bord, d'y retrouver les négociants africains avec lesquels ils avaient fait route sur la caraque de Côme de Negri! Ceux-ci vinrent aussitôt au-devant du chevalier, et lisant sur le visage des Flamands l'inquiétude qui les agitait: «Ne craignez rien,» leur dirent-ils. «Ces mariniers n'en veulent ni à votre liberté, ni à vos richesses. Ils prétendent seulement vous conduire au Caire, au même prix qu'auraient reçu vos matelots; c'est un privilège qu'ils tiennent du Soudan.
Malheureusement, le vaisseau était déjà tellement chargé que c'est à peine si nos voyageurs y trouvèrent place. Il fallait d'ailleurs se déranger pour le dernier d'entre les mécréants. Les deux Adorne se trouvèrent relégués, avec Lambert Van de Walle, dans un espace à peine suffisant pour une seule personne, et après avoir chevauché toute la nuit précédente et ensuite, sous les rayons d'un soleil brûlant, la moitié de la journée, le chevalier brugeois ne pouvait encore goûter aucun repos. Jean souffrait plus de le voir dans cette situation que de la gêne de la sienne. Il avait aperçu une chaloupe amarrée au vaisseau; résolu de s'y retirer, quoiqu'elle fût, comme on va le voir, en bien mauvais état, il fait un signe à Van de Walle. Tous deux se lèvent doucement, abandonnent la place à Anselme et descendent dans la chaloupe, où ils eurent de l'eau jusqu'à la ceinture.
Ils n'en éprouvèrent pourtant aucun mauvais effet, non plus que de la quantité d'eau du Nil dont ils étanchèrent leur soif: l'Itinéraire en fait honneur aux vertus merveilleuses de cette eau. «Un peu trouble,» y est-il dit, «comme celle du Tibre, dès qu'on la laisse reposer, elle devient claire comme du cristal... elle est nutritive, digestive, si salubre qu'elle détruit tout vice intérieur.» Jean Adorne termine cet éloge par déclarer qu'il n'est pas de breuvage qu'il préfère.
Ce n'était point l'avis de quelques Mamelucks qui se trouvaient sur le navire: durant la nuit, ils s'emparèrent du vin de Malvoisie dont le chevalier s'était muni pour en faire usage lorsqu'il traverserait le désert. Nos voyageurs voulurent réclamer: «Quelle audace,» s'écrient en les menaçant ces larrons hypocrites, «d'oser transporter devant nous du vin, pour en boire!»
Ces contrariétés étaient adoucies par les égards que témoignaient au sire de Corthuy les Maures de distinction en compagnie desquels il naviguait: les femmes surtout, avec la délicatesse de sentiments et la bonté compatissante propres à leur sexe, cherchaient à encourager et à consoler nos Flamands. Ils éprouvaient, du reste, un plaisir toujours nouveau à contempler les rives du fleuve, qui, à mesure qu'ils avançaient, se couvraient de bourgades de plus en plus nombreuses et plus considérables. Chacune avait un moulin servant à puiser l'eau du Nil pour l'irrigation des terres voisines, et mû par des bœufs dont la beauté égalait la grosseur.
Le troisième jour, le vaisseau faillit sombrer avec tout ce qu'il portait, tant il était chargé et délabré. Pour l'alléger, on fit, à plusieurs reprises, descendre les passagers à terre. Il leur fallut même suivre quelque temps le navire, marchant nu-pieds, à la manière des Maures, sur une terre durcie par l'ardeur du soleil et pleine de plantes épineuses, et sous un ciel brûlant. Plusieurs, pour échapper à ce supplice, entraient dans l'eau jusqu'aux aisselles.
Plus loin, le bâtiment fut attaqué par un parti d'Arabes: l'engagement fut vif, et ce ne fut pas sans efforts qu'on parvint à les repousser. Qu'aurait-ce donc été si le chevalier les avait rencontrés, dans sa petite barque? Il admira comment la Providence lui faisait trouver son salut dans un incident qu'il avait d'abord envisagé sous un jour bien différent.
Enfin le soir de cette journée aventureuse, qui était le 7 août, il arriva au Caire, appelé, dans son Itinéraire, la nouvelle Babylone. Il loua immédiatement des ânes pour se rendre chez Cani-Bey, trucheman du Soudan, chez qui il devait loger, car les Francs n'avaient point en cette ville de fondaco. Chemin faisant, il rencontra trois Maures qui l'abordèrent poliment et lui firent comprendre qu'ils avaient charge d'escorter les Francs ou Latins à leur arrivée dans la ville, afin de les mettre à l'abri des insultes du peuple. Cette attention délicate, dont il prévoyait le résultat le plus certain, lui parut un peu suspecte. En effet, «ils mentaient, les drôles!» écrit avec une amusante vivacité l'étudiant de Pavie: c'était encore là une ingénieuse invention pour alléger l'escarcelle des voyageurs.
Tel était le mot d'ordre général; le Mameluck qui les avait accompagnés depuis Alexandrie et le juif Isaac en étaient si pleins, qu'ils coururent annoncer en ces termes au trucheman l'arrivée de ses hôtes: «Voici! nous t'apportons des poissons bien gras; mange-les!»
Ce message rendit le bon Cani-Bey tout joyeux; il accueillit les Flamands avec une tendresse qui témoignait du plaisir qu'il prendrait à les dévorer. Ceux-ci se promirent cependant d'y mettre ordre, et il dut se borner à les traiter en brebis qu'il avait à tondre de près.
VI
Le Caire.
Les truchemans. — Zam-Beg. — La femme de Cani-Bey. — Le dîner maigre. — Visite à Naldarchos. — Ses inquiétudes au sujet des progrès des Turcs. — Les habitants du Caire. — 20,000 morts par jour en temps de peste. — Maisons des principaux de la ville. — Chameaux, ânes et mulets. — Girafes. — Lions domestiques. — Éclairage. Le palais. — Les pyramides. — Matarieh. — Le baume.—Le sycomore.
Les truchemans étaient, au Caire, une espèce de magistrats chargés de la police des étrangers. Ils avaient toutefois mission de les protéger et de leur servir de guides et d'interprètes, et recevaient d'eux une rétribution fixée d'ordinaire à 5 séraphs, monnaie d'or qui répondait au ducat et valait 25 médines d'argent[45].
Outre Cani-Bey, il y avait encore trois truchemans, qui ne tardèrent pas à faire visite au chevalier. Heureusement, leur chef, nommé Zam-Beg, connaissait la maison d'Adorne et en avait reçu de bons offices lorsque Raphaël occupait le trône ducal. Il supplia Cani-Bey de considérer nos Flamands non comme des Francs, mais comme ses amis particuliers. Il se fit, de plus, un plaisir de leur faire voir ce que le Caire offrait de remarquable et de leur fournir tous les renseignements qu'ils pouvaient désirer.
Ces services, pourtant, ne furent pas gratuits. Zam-Beg reçut 20 ducats; Cani-Bey, de son côté, en exigea 7 ou 8, outre divers profits qu'il savait se ménager. Du reste, il témoignait à ses hôtes toutes sortes d'égards. Sa maison était égayée par une femme, jeune et belle, qu'il avait et qui conversait librement avec eux.
Tout ce que les mœurs de ces chrétiens avaient, pour elle, d'étrange, la divertissait extrêmement. Un vendredi, ils voulurent avoir du poisson à leur repas. L'embarras était d'expliquer leur désir à la gentille ménagère. Le jeune Adorne prit un papier et y traça, de son mieux, la figure d'un poisson. Elle suivait des yeux, avec curiosité, ce travail nouveau pour elle, et avant même qu'il ne fût terminé: «Samphora!» s'écria-t-elle—c'était le nom d'une esclave qui parut aussitôt et à qui elle ordonna d'aller acheter du poisson;—puis elle s'empara du papier et elle le montrait à tout venant, surtout aux amies qui lui rendaient visite, avec une joie et une admiration naïves.
Cani-Bey conduisit le baron de Corthuy et ses compagnons chez l'un des principaux officiers du Soudan. C'était une sorte de chancelier ou de secrétaire, appelé Naldarchos. Après leur avoir demandé d'où ils venaient et quel était le but de leur voyage, il les questionna minutieusement sur les progrès de la puissance du Grand Seigneur, laissant percer, à cet égard, tout autant d'inquiétude qu'on en ressentait parmi les chrétiens. Naldarchos se fit ensuite présenter les lettres de l'émir d'Alexandrie pour s'assurer du payement du tribut; puis il congédia nos voyageurs.
Tantôt ils parcouraient la ville avec Zam-Beg, tantôt ils s'y hasardaient seuls, nu-pieds et pauvrement vêtus du costume des chrétiens d'Orient. Ce déguisement ne les mettait pas à l'abri des insultes, ni même des mauvais traitements; pourtant ils se trouvèrent plus en sûreté au Caire que dans le reste de l'Égypte: le peuple leur parut, en général, plus doux et plus humain que partout ailleurs dans ce pays; mais il n'y avait guère plus à se fier aux chrétiens dits de la ceinture, ou d'autres sectes séparées de l'Église, qu'aux Maures.
Le Caire, suivant M. de Géramb, compte encore aujourd'hui environ cinq cent mille habitants; c'était alors l'une des villes les plus grandes, les plus riches et les plus peuplées du monde. Le sire de Corthuy voulut savoir de Zam-Beg quelles étaient son étendue et sa population. «Il y a vingt ans,» répondit-il, «que je suis au service du Soudan, et pendant tout ce temps je n'ai cessé d'habiter cette ville; pourtant, il m'arrive quelquefois de me trouver dans des quartiers qui me sont tellement inconnus que, pour m'en retourner chez moi, il me faudrait demander le chemin. Quant à la population, tout ce que j'en sais, c'est que, l'été dernier, la peste enlevait, par jour, de vingt à vingt-deux mille personnes.»
S'étant mis un jour en route deux heures avant le lever du soleil, c'est à peine si vers midi nos voyageurs avaient traversé le Caire dans toute sa longueur; encore couraient-ils plutôt qu'ils ne marchaient, à côté du trucheman qui les accompagnait à cheval.
La ville était presque aussi large que longue; pourtant, sa plus grande dimension était dans la direction du Nil, le long duquel elle est bâtie. Sur la rive de ce fleuve s'élevaient les plus belles maisons; mais c'était à l'intérieur surtout qu'elles étaient riches et ornées. Les murs étaient revêtus de marbre; les pavés offraient d'admirables mosaïques. Les salles basses n'étaient éclairées que par une ouverture circulaire dans la voûte, et l'on y trouvait des bains de marbre. Aux pièces supérieures, il y avait des fenêtres en saillie, garnies de treillis en bois, peints de diverses couleurs. C'est là que, comme suspendus dans l'air, les habitants se reposaient, dans les chaleurs de l'été. Les maisons les plus somptueuses avaient même des espèces de tours bâties en bois et terminées en terrasse, où l'on allait prendre le frais.
La ville n'avait point d'enceinte; mais chaque quartier avait ses murs et ses portes. Deux d'entre eux rappelèrent à nos voyageurs le Châtelet et le Petit-Port de Paris.
Les mosquées étaient fort nombreuses, ornées de marbre poli et accompagnées de hautes tours au sommet desquelles brillait le croissant.
Six à sept mille chameaux étaient employés constamment à porter par toute la ville l'eau du Nil, enfermée dans des outres. Dans chaque quartier, on trouvait des ânes et des mulets, couverts de tapis et de belles housses, que chacun pouvait louer. Les femmes les montaient à califourchon, comme les hommes. Nos voyageurs virent au Caire des girafes et plusieurs lions domestiques: ceux-ci se promenaient par les rues sans qu'on y fit grande attention, tant la chose était ordinaire.
La nuit, le Caire était éclairé par des lampes qui brûlaient devant les maisons des principaux habitants et les boutiques des apothicaires.
Le château était bâti sur un rocher peu élevé. Renfermant le palais du Soudan, qui était magnifique à l'intérieur, et les quartiers des Mamelucks attachés particulièrement au service de ce souverain, il présentait l'aspect d'une petite ville.
Après avoir vu tout ce que le Caire offrait de plus remarquable, le chevalier fit, avec ses compagnons, quelques excursions dans les environs. Ils allèrent d'abord visiter les ruines de Memphis, «en face du Caire, sur l'autre rive du Nil, vers le désert qui sépare l'Égypte de l'Afrique;» mais ce qui, entre ces restes de l'antiquité, attira le plus leur attention, ce furent «des monuments de forme pyramidale, parmi lesquels il y en a deux qui étonnent par leur hauteur, leur masse et la dimension des pierres employées à leur construction.» Il s'agit, on le comprend, des pyramides de Giseh et spécialement de celles de Chéops et de Chephrem, hautes, l'une de 428 pieds 8 pouces, l'autre de 398 pieds. On dit au sire de Corthuy que c'étaient là les greniers de Pharaon; mais il jugea, avec plus de raison, que les pyramides devaient avoir servi de tombeaux. Des vers latins qui y avaient été tracés, mais que le temps avait effacés en partie, le confirmèrent dans cette opinion.
Le 14 août, nos Flamands, montés sur des ânes et accompagnés de leur trucheman, allèrent visiter un domaine du Soudan, nommé Matalea ou Matarieh, l'ancienne Héliopolis. «C'est,» porte notre manuscrit, «le lieu où Joseph se réfugia avec la Vierge sainte et Jésus, et dans l'endroit qu'ils ont habité croît le baume: il découle naturellement des feuilles d'un arbuste grêle et peu élevé.» Selon Breidenbach, c'était un endroit enchanteur, tout parfumé de l'odeur des baumiers et des fleurs, tout brillant de verdure et offrant à profusion les plus beaux fruits. Là s'élevait un palais magnifique, des fenêtres duquel on jouissait de la vue et des parfums de ces jardins délicieux. Ils renfermaient un sycomore, encore existant aujourd'hui, sous l'ombrage duquel la sainte famille se reposa, suivant la tradition; près de cet arbre vénérable est une fontaine à laquelle on donne une origine miraculeuse.
Peu d'années après la visite que le sire de Corthuy et Breidenbach, son contemporain, firent à Matarieh, les baumiers périrent, le palais fut négligé, et quand Pierre Martyr le vit, il commençait à tomber en ruines. Aujourd'hui, l'ancienne Héliopolis est un mauvais village où l'on ne voit que des masures et des débris.
Le chevalier se hâta de retourner au Caire, où il devait être témoin, le même jour, d'une fête bien remarquable qui allait être célébrée avec une pompe et une magnificence extraordinaires.
VII
Les Mamelucks.
Les Soudans. — Le Calife du Caire. — Caiet-Bey. — Insolence des Mamelucks. — Leur caractère. — L'île de Rondah. — Le Mékias. — Portrait du Soudan. — Son cortége. — Costume des Mamelucks. — Signes de distinction parmi eux. — Gondole magnifique du Soudan. — Flottille de 1,200 barques. — Génuflexions. — Collation. — Signal de couper la digue.
Le Soudan d'Égypte, que nous allons voir paraître, passait encore pour le plus grand des princes musulmans, quoique les progrès des Turcs rendissent, de jour en jour, cette prééminence plus douteuse. Il avait, selon notre manuscrit, de trente à quarante mille Mamelucks sous ses ordres. La Syrie lui obéissait comme l'Égypte et il entretenait toujours à Alep une puissante armée pour la défense de la première de ces provinces.
«Il ne règne point,» est-il dit dans l'Itinéraire du baron de Corthuy, «par droit de naissance, mais à la manière des empereurs, par élection et souvent par violence. Il est toujours pris parmi les Mamelucks: le plus puissant d'entre eux est choisi, ou s'empare du pouvoir. Ensuite il se fait reconnaître par le Calife, qui est comme le pape des musulmans.»
En effet, lors de l'invasion des Mogols sous Dscingis-Khan et ses successeurs, les Mamelucks en avaient arrêté le torrent, et ils avaient accueilli un rejeton des Abassides qui porta au Caire l'ombre du califat.
Le Soudan qui régnait à l'époque du voyage d'Adorne et que Breidenbach trouva encore sur le trône, s'appelait Caiet-Bey, surnommé, selon Macrisi, auteur arabe, al Malek, al Aschraf, al Mahmudi, al Daheri. Ce souverain avait été esclave de Barsé-Bey.
Affranchi par le Soudan Malek-el-Daher, il fut choisi pour occuper la même place, l'an 872 de l'hégire (1467). Son règne dura près de trente ans. A sa mort, son autorité se trouva si bien affermie qu'il la laissa à son fils âgé seulement de 16 ans; mais bientôt celui-ci fut massacré, et le pouvoir passa de main en main, jusqu'à ce que Canso, l'un de ceux qui en furent successivement revêtus, ligué avec Schah-Ismaïl, souverain de la Perse, contre le sultan Sélim, ayant été vaincu près d'Alep, en 1516, l'Égypte devint une province de l'empire ottoman.
L'Itinéraire donne des détails curieux sur les Mamelucks au temps de leur puissance.
«Il gouvernent tout à leur volonté. Les Maures leur obéissent en tremblant. Que de fois n'avons-nous pas vu cette soldatesque les accabler de coups en pleine rue, soit pour ne pas avoir salué avec assez de respect, soit pour d'autres motifs, et le plus souvent sans motif! Ni leurs biens, ni leurs femmes ou leurs filles, ne sont à l'abri de la convoitise des Mamelucks; ils séduisent facilement celles-ci, car ce sont en général des hommes de belle taille et de bonne mine. La plupart sont des renégats chrétiens, soit grecs, soit russes, soit scytes, albanais ou esclavons.
«Leur adresse à cheval est admirable. Souvent, dans leur galop rapide, nous leur vîmes ramasser à terre leurs flèches. Jamais ils ne paraissent dans la campagne sans leurs arcs, leurs traits, leur épée, et aucun Maure ne peut se montrer avec de telles armes qu'avec leur congé.
«A une vie privée molle et voluptueuse, ils savent unir, au besoin, une vie publique mâle et guerrière. Pour le surplus, ils ne songent qu'à pressurer les Maures et les étrangers. Leurs paroles et leurs manières sont douces et flatteuses; mais leurs actions n'y répondent guère. Tous reçoivent du Soudan une solde proportionnée à leur rang.»
Tels étaient le monarque et les guerriers dont la présence devait ajouter à l'éclat de la fête que nous allons décrire.
Dans une île du Nil, en face du Caire (l'île de Rondah), s'élevait un vaste édifice, semblable à un château, bâti en partie sur la rive du fleuve, en partie dans l'eau même qui la baigne. Là se voyait le Mékias ou Nilomètre, qu'un voyageur moderne décrit comme une colonne octogone d'un seul bloc de marbre d'un blanc jaunâtre, avec un chapiteau doré d'ordre corinthien. Cette colonne est divisée en coudées d'Égypte, et elle est placée au milieu d'un puits ou bassin carré dont le fond est de niveau avec le lit du Nil. Elle se trouvait autrefois dans un temple de Sérapis; les musulmans la renfermèrent dans une mosquée aujourd'hui en ruines. Le puits dans lequel elle est maintenant est recouvert d'un dôme en bois chargé de peinture. L'édifice décrit dans notre Itinéraire devait être une construction plus solide et plus imposante.
Lorsque le Mékias indiquait que le Nil avait atteint le terme de sa crue, c'était l'usage que le Soudan ou son principal émir se rendit du palais sur la rive du fleuve pour présider à la cérémonie dont nos voyageurs furent témoins. Cette année le Soudan devait y assister en personne, ce qui excitait encore l'empressement de la foule.
Elle affluait de la ville et des environs, à pied, à cheval, et dans une multitude de barques dont le Nil était couvert. Après quelques moments d'attente, on vit paraître Caiet-Bey et sa brillante escorte. Il s'avançait à cheval avec beaucoup de dignité. C'était un homme de haute stature et fort maigre. Quoique, parvenu seulement au trône depuis trois ans, il ne fût pas d'un âge très-avancé, une barbe blanche lui descendait sur la poitrine. On le disait digne de son rang par ses qualités personnelles et courageux comme un lion.
Ses émirs l'entouraient. Une troupe nombreuse de Mamelucks les suivait en bon ordre; tous montaient de magnifiques chevaux dont le frein et la selle resplendissaient d'or et d'argent. Tant de fierté brillait sur les traits des cavaliers, que cette pompe ressemblait à un triomphe.
La richesse ordinaire du costume des Mamelucks prêtait au cortége son éclat. Ce costume, en effet, était noble, imposant, magnifique. C'était principalement par la coiffure qu'il différait de celui des Maures. Elle consistait en un chapeau élevé et sans bords, d'une étoffe rouge à longs poils, autour duquel des bandelettes blanches étaient roulées en turban. Selon Pierre Martyr, cependant, le rouge était remplacé pour les Mameluks attachés au service particulier du Soudan, par le vert et le noir.
Chez le Soudan, son premier émir, le chef des truchemans et quelques autres des principaux officiers, les bandelettes dont nous avons parlé, formées d'une étoffe fine et souple, étaient disposées de manière à présenter un certain nombre de plis onduleux, à peu près comme si elles avaient été passées autour de chaque doigt d'une main étendue en l'air. Le nombre de ces sortes de cornes indiquait le rang de celui qui en était orné. Le Soudan seul en pouvait porter sept.
Quand il fut arrivé sur le bord du Nil, il descendit de cheval, ainsi que ses principaux émirs, et ils entrèrent dans une barque qui les attendait. Au milieu, on voyait un pavillon découvert, en bois admirablement sculpté et doré, dans lequel on avait étendu des tapis de soie, ornés de pierreries, pour servir de siéges à l'ancien esclave de Barsé-Bey, aux émirs et aux seigneurs étrangers qui pourraient l'accompagner. La voile était du plus beau drap d'or des Indes, les cordages d'une matière non moins précieuse, et curieusement travaillés, et tout le reste correspondait à cette magnificence. D'autres barques élégantes, avec des voiles de soie, circulaient à l'entour, portant les chefs des Mamelucks et les principaux habitants, accompagnés de leurs femmes. Il y avait, en tout, de 1,100 à 1,200 embarcations; plusieurs étaient pleines de musiciens qui faisaient retentir les rives des sons d'une musique barbare.
Toute la petite flotte vogua vers l'édifice que nous avons décrit. Après qu'on eut constaté que le Nil avait atteint la hauteur requise, on fit les génuflexions prescrites[46]. «On s'inclina vers le fleuve en signe de reconnaissance,» dit l'Itinéraire. Ensuite le Soudan et ses principaux officiers firent la collation dans l'édifice, au bruit des instruments. Le repas fait, il rentra dans sa barque, et, accompagné de toutes les autres, il suivit un bras du Nil traversé par une digue. Arrivé à celle-ci, il s'inclina de nouveau; puis, d'un mouchoir de toile très-fine et d'une blancheur éclatante, qu'il tenait à la main, il donna le signal de couper la digue.
C'est de la sorte que, dans les courses de char, les magistrats romains donnaient le signal du départ, ainsi que le représente une belle mosaïque que nous avons vue à Lyon; mais ici la barrière s'ouvrait à un fleuve dont les eaux allaient fertiliser l'Égypte. Comme l'Usong de Haller[47], le chevalier flamand dut trouver quelque chose d'imposant dans l'acte par lequel un homme commandait au pays la fécondité.
La cérémonie terminée, Caiet-Bey remonta à cheval et retourna en pompe au palais, au milieu des acclamations du peuple.
QUATRIÈME PARTIE.
I
La Caravane.
Question de vie et de mort. — Abdallah. — Laurendio. — Station de Birket-el-Hadji. — Le mont Goubbé. — La mer Rouge. — Bateaux de bambou. — La fontaine de Moïse. — Campement de l'émir d'El Tor. — Les voyageurs se joignent à son cortége. — Les Bédouins. — Proclamations de l'émir. — Image vénérée par les musulmans.
Au Sinaï maintenant! La visite de ce mont fameux devait précéder celle du Calvaire, comme la loi ancienne celle du Christ. Au moment d'entreprendre un pareil voyage, il y avait, en ce temps, une question de vie et de mort: c'était le choix d'un guide. Fort heureusement pour nos voyageurs, quelques infidélités commises, dans l'achat de leurs provisions, par le Maure Abdallah qu'Anselme Adorne avait retenu pour cet emploi, obligèrent à le congédier. Il savait trop peu d'italien et nos Flamands trop peu d'espagnol pour qu'ils pussent facilement s'entendre mutuellement; son ignorance et sa mauvaise foi les eussent exposés à périr misérablement dans le désert.
La Providence leur envoya à sa place précisément l'homme qu'il leur fallait. Il se trouvait au Caire un gardien ou prieur du mont Sinaï, qui avait auprès de lui son frère en qualité de procurateur du monastère. C'était un Grec de Candie, appelé Lucas, mais qui, en entrant au couvent, avait pris le nom de Laurendio: les Arabes lui donnaient familièrement celui de Logo. Il parlait l'italien et l'arabe, et s'exprimait même dans cette dernière langue avec une facilité et une éloquence qui, jointes à son adresse et à sa prudence, devaient faire passer heureusement le sire de Corthuy et sa suite à travers mille dangers. C'était de plus un homme fidèle, intègre, expérimenté et connaissant parfaitement le pays et ses habitants. Le prieur le céda à notre chevalier pour le conduire, moyennant une rétribution convenue, au mont Sinaï et de là à Jérusalem.
Le sire de Corthuy quitta le Caire le 15 août avec sa suite ordinaire, Laurendio, trois Arabes et six chameaux chargés de bagages et de provisions, telles que biscuits, fromage et autres victuailles qui n'ont pas besoin de cuisson. Ces vivres étaient destinés non-seulement à leur usage, mais à être distribués aux Arabes qu'on rencontrerait, afin de les contenter et de prévenir ainsi leurs embûches.
Une semaine de repos avait fait oublier à nos voyageurs les fatigues qu'ils avaient endurées; mais nul, parmi eux, ne montrait plus d'ardeur et de curiosité que le Chevalier. Le 16, on remplit les outres à Birché[48]. A quelques milles de là, des Arabes à pied et à cheval entourèrent Anselme et sa petite troupe, demandant des séraphs d'or; pourtant, ils se contentèrent d'une assez modique rançon.
Nos voyageurs traversèrent, jusqu'au coucher du soleil, une plaine sablonneuse; après une halte, s'étant remis en route à la clarté de la lune, ils atteignirent, le 17 au soir, la croupe d'une montagne appelée Goubbé. Ils y passèrent la nuit sur un plateau parsemé d'arbustes grêles que les chameaux broutaient avec avidité. Les moucres[49] n'osèrent y allumer du feu, de peur de donner l'éveil à des Arabes qui avaient laissé en ce lieu l'empreinte de leurs pas.
Vers le milieu de la nuit, on se remit en route, et, au lever de l'aurore, nos voyageurs aperçurent à leur droite la mer Rouge, tandis qu'à leur gauche s'élevait le sommet du mont Goubbé. Après avoir côtoyé cette mer pendant deux jours, ils virent le lieu où les enfants d'Israël la franchirent à pied sec. Suivant l'Itinéraire, «elle peut avoir en cet endroit cinq milles de largeur.»
Dans cette partie de leur route, nos Flamands virent quelques petits vaisseaux dans la construction et le gréement desquels il n'entrait aucune parcelle de fer. De grosses pierres tenaient lieu d'ancres. La charpente était formée de grands roseaux des Indes, assemblés au moyen de fils d'écorce et enduits d'huile de poisson. Les voiles étaient faites de feuilles. Les grands vaisseaux indiens qui naviguaient sur la mer Rouge, et dont quelques-uns portaient une cargaison trois fois plus considérable que les plus fortes caraques de Gênes, étaient également construits en bambous, avec des nattes pour voiles.
Le baron de Corthuy s'arrêta près d'un édifice qui renfermait trois citernes. L'eau en était noire et fétide; néanmoins les moucres et les chameaux s'en abreuvèrent avidement. Ce bâtiment était habité par un chef arabe chargé par le Soudan de protéger les voyageurs. Ceux-ci, en retour, lui payaient un gaphirage[50] ou tribut. Il le fixait à sa fantaisie pour les Francs, et n'épargna pas notre chevalier.
Dans la nuit, celui-ci arriva à la fontaine de Moïse, appelée dans l'Écriture Mara: c'est celle dont le législateur des Hébreux rendit les eaux douces en y plongeant un bois que Dieu lui indiqua[51]. Nos voyageurs firent là une remarquable rencontre que Laurendio sut mettre à profit pour rendre leur route plus sûre.
Non loin de la fontaine était campée une caravane où l'on comptait plus de 400 chameaux: c'était le cortége d'un émir, récemment nommé gouverneur d'El Tor, ville située au sud de la presqu'île où s'élève le mont Sinaï; celle-ci est formée par les deux bras principaux qui terminent la mer Rouge au septentrion. L'émir, dans sa route pour prendre possession de son gouvernement, faisait halte en cet endroit.
Aux premières lueurs du jour, on entendit le clairon retentir devant la tente de ce chef. En un instant tout s'agite et bientôt la caravane est en marche. Une troupe nombreuse d'hommes d'armes environnait l'émir. Ses femmes et ses concubines raccompagnaient dans de belles litières couvertes et portées à dos de chameau. De temps en temps des musiciens faisaient retentir l'air du son des tambours, des fifres, des clairons et d'autres instruments.
A la faveur des clartés douteuses de l'aube, le Chevalier et sa suite s'étaient mêlés à cette caravane; cependant, lorsque le jour brilla dans tout son éclat, l'émir s'aperçut de l'augmentation de son cortége. Ayant fait appeler Laurendio: «Quels sont ces gens-là?» lui demanda-t-il.—«De pauvres moines grecs de mon ordre,» répondit le guide. L'émir se contenta de cette explication plus adroite que sincère.
Chemin faisant, la caravane rencontra plusieurs partis d'Arabes. Peu s'en fallut qu'une de leurs bandes n'en vînt aux mains avec les gens de l'émir, et nul doute que si ces brigands avaient rencontré le Chevalier brugeois, marchant isolément avec sa petite troupe, ils ne l'eussent dépouillé. Toutefois, la suite de l'émir n'était guère mieux disposée en faveur de ces chrétiens que les Bédouins eux-mêmes. Nos voyageurs étaient livrés à de continuelles appréhensions et recevaient des preuves nombreuses de mauvais vouloir.
On fit ainsi route tout le jour, et le soir on s'arrêta dans une plaine sablonneuse. Le vent soulevait des nuages d'une poudre fine qui, retombant sur tous les objets, eut bientôt entièrement couvert les effets du sire du Corthuy. La caravane quitta ce campement à minuit; elle atteignit vers midi des montagnes de sable couvertes d'arbustes et d'où coulait une eau assez limpide. Le soir on fit halte dans une vallée entourée de hautes montagnes. Là, l'émir fit à cheval le tour du camp. On portait devant lui des lanternes allumées, au bout de longs bâtons, et un héraut qui le précédait annonçait, à haute voix, que l'émir étant arrivé à la limite de son territoire, punirait quiconque se rendrait coupable de quelque crime.
Le lendemain, la caravane passa devant une caverne que tous les Arabes allèrent visiter avec une grande dévotion: on y voyait l'image, grossièrement sculptée, d'une jeune fille à laquelle un brutal ravisseur avait ôté l'honneur et la vie, et qui était ensevelie dans ce lieu. C'est chose assez étrange chez des musulmans, que cette figure ainsi environnée de leurs hommages.
Un peu plus loin, Laurendio avertit secrètement le sire de Corthuy et ses compagnons qu'on était arrivé au point où leur route et celle de l'émir se séparaient. En conséquence, nos voyageurs ralentirent insensiblement le pas, de manière à se laisser devancer par la caravane, et lorsqu'ils la virent s'éloigner, ils prirent, sans bruit, le chemin qui devait les conduire à leur destination.
II
Le mont Sinaï.
Délicieuse vallée. — Les Gerboas. — Opinion des Arabes sur la manière de tuer le gibier. — Montagne écroulée. — Inscriptions latines. — Montée périlleuse. — Adorne sauvé par son fils. — Monastère de la Transfiguration. — mdash; Église. — Châsse de sainte Catherine. — Chapelle latine. — Puits de Moïse. — Jardins des religieux. — Monts de Moïse et de Sainte-Catherine. — Roche remarquable. — Traité entre les Caloyers et les Arabes. — Exigences de ceux-ci. — Souvenir de Laurendio.
Après une marche longue et pénible à travers des sables brûlants, le sire de Corthuy se trouva avec délice dans une charmante vallée semée de buissons verdoyants et de quelques beaux arbres. On y voyait courir des lièvres et des rats de couleur fauve et blanche, avec les jambes de derrière fort longues. Hasselquist[52] et Clarke[53] décrivent cet animal qu'ils appellent Gerboa. Le second de ces auteurs admire la hauteur des sauts d'un si petit quadrupède et la faculté qu'il a de changer de direction quand il est en l'air. Les Arabes qui accompagnaient Anselme Adorne prirent un de ces rats et le mangèrent cru. Ils étaient plus difficiles sur la manière de tuer un animal, pour s'en nourrir, que sur celle de l'apprêter. Un jour, avec le bâton qu'ils portent d'ordinaire à la main, et quelquefois derrière le cou pour y reposer leurs bras, l'un d'eux avait abattu une perdrix; il la remit à un de nos Flamands qui s'empressa de tordre le cou à l'oiseau. A cette vue, les Arabes jetèrent un cri d'horreur, et dès ce moment ils ne voulurent plus prendre pour ces voyageurs ni perdrix, ni oiseau d'aucune espèce: ils prétendaient qu'on n'ôtât la vie d'un animal qu'avec un couteau, et autant que possible vers l'heure de midi.
Poursuivant sa route, Anselme arriva le soir près d'une montagne qui s'était écroulée et avait jonché le sol de masses gigantesques de rocher. Sur un de ces blocs, nos voyageurs aperçurent des caractères qu'on y avait tracés. Quelle fut leur joie en y lisant des paroles en latin, cette langue commune de l'Occident et de la chrétienté! A leur tour ils gravèrent leurs noms sur cette pierre.
Non loin de là, des sources nombreuses, sortant d'entre les rochers, arrosaient un agréable bosquet de dattiers. C'est l'endroit décrit dans ce passage de l'Écriture: «Venerunt in Elim filii Israel, ubi erant duodecim fontes aquarum et septuaginta palmæ.[54]»
Après avoir traversé ensuite d'arides solitudes, le Chevalier atteignit, le 24, des rochers escarpés qu'il fallait gravir pour arriver au couvent. La distance était de huit à dix milles, le chemin étroit, glissant et bordé de précipices. C'est probablement le même que suivit M. de Géramb[55]. Tous les voyageurs mirent pied à terre, à l'exception du Chevalier qui, se trouvant en ce moment atteint d'une grave indisposition, demeura étendu dans une grande corbeille portée par un chameau. Jean Adorne suivait, avec Gausin, observant d'un œil inquiet tantôt les profondeurs qui bordaient la route, tantôt les mouvements de l'animal auquel un dépôt si précieux était confié. Tout à coup le chameau chancelle! Le jeune homme pousse un cri d'effroi, et accourant en même temps que Gausin, il a le bonheur d'empêcher son père de rouler dans l'abîme.
Enfin, après une pénible montée, nos voyageurs aperçurent au pied du mont Sinaï, dans une petite plaine environnée de trois côtés de montagnes très-élevées, une enceinte carrée de hautes et fortes murailles; ils y pénétrèrent par trois portes de fer, laissant dehors les Arabes qui les accompagnaient, et furent surpris de voir une sorte de petite ville: c'était le célèbre monastère de la Transfiguration.
Aujourd'hui, l'on y entre par une lucarne élevée de quarante pieds au moins au-dessus du sol, au moyen d'une corde attachée à une poulie. La porte est murée et ne s'ouvre que pour le patriarche de Constantinople[56].
Au milieu de l'enceinte s'élève l'église bâtie en marbre et couverte de plomb. Elle est divisée en trois nefs par deux rangs de colonnes. Le sire de Corthuy admira le poli et le travail du marbre dont elles sont formées et l'éclat des lampes qui éclairaient l'intérieur de l'église. De sa partie occidentale, on le fit descendre par des degrés de marbre dans un lieu voisin du chœur, où les restes de sainte Catherine, transportés là, du haut de la montagne sur laquelle ils furent trouvés, reposaient dans une tombe de marbre blanc. Les gardiens lui montrèrent ces saints ossements avec une grande solennité.
A peu de distance de ce sanctuaire, on lui indiqua la place où, lui dit on, Moïse vit le buisson ardent.
Il y avait encore dans le monastère deux chapelles grecques et une pour les Latins. Sur l'autel de celle-ci était ouvert le missel romain; mais le père de Géramb nous apprend que les catholiques en ont été dépouillés il y a un siècle et demi.
Suivant l'Itinéraire, on montrait dans le monastère la fontaine que Moïse fit jaillir d'un rocher en le frappant de sa baguette: il semble pourtant qu'il s'agissait plutôt du puits auprès duquel Moïse rencontra les filles de Jéthro.
Autour du couvent, ce ne sont que rochers arides et déserts; cependant, à force de patience et d'industrie, les frères avaient créé dans des vallons où se trouvaient des fontaines, quatre ou cinq jardins qui produisaient toutes sortes de fruits.
«Les montagnes qui entourent le couvent forment quatre chaînes qui s'étendent au loin,» dit Jean Adorne dans l'Itinéraire de son père. «Je pense que toutes font partie du Sinaï; mais parmi ces montagnes, il y en a deux qui l'emportent en sainteté et en célébrité: ce sont le mont de Moïse et celui de Sainte-Catherine. Le premier est peu éloigné du couvent; on y monte par un bel escalier de marbre.» Cet escalier doit avoir été en grande partie détruit, puisque, suivant la relation du trappiste voyageur, la montée ne se compose, pour ainsi dire, que de quartiers de porphyre feuilleté et de fragments de roche aigus. A moitié chemin est une chapelle qui rappelle le séjour du prophète Élie sur la sainte montagne. On voit au sommet les ruines de deux églises et une mosquée. Près de là on montre l'ouverture de rocher où Dieu fit placer Moïse[57].
Le mont de Sainte-Catherine, selon l'Itinéraire, est à peu près deux fois plus élevé que celui de Moïse. Sa hauteur est de 8,452 pieds au-dessus du niveau de la mer Rouge. On y voit un rocher sur lequel est empreint, dit-on, le corps de la sainte qui y reposa pendant plusieurs siècles[58].
En s'avançant entre les montagnes, nos Flamands trouvèrent, au milieu d'une plaine, une roche énorme que les fils d'Israël traînaient après eux quand ils traversèrent le désert, sous la conduite de Moïse, et d'où jaillissaient douze fontaines. «On en voit encore,» porte notre manuscrit, «les marques et pour ainsi dire les cicatrices.» En effet, ce bloc de granit, suivant un voyageur philosophe, laisse voir à sa surface verticale une rigole d'environ dix pouces de largeur sur trois pouces et demi de profondeur, traversée par dix ou douze stries ou découpures de dix ponces environ de profondeur, qu'a formées le séjour de l'eau. Ce sont bien là les cicatrices remarquées par Jean Adorne.
Il y avait dans le monastère, lorsqu'il le visita avec son père, environ quarante-quatre moines du rite grec, appelés Caloyers. Entre ceux-ci et les Arabes du voisinage, il existait une sorte de traité. Chaque semaine les derniers recevaient du couvent un certain nombre de pains, et ils devaient en revanche le respecter, eux-mêmes et le protéger contre leurs compatriotes. Ces pains étaient distribués par une fenêtre élevée et munie de barreaux de fer; mais les chefs étaient admis entre la première et la seconde porte, et recevaient non-seulement du pain, mais différents mets.
Tandis que le sire de Corthuy était au monastère, une guerre sanglante et acharnée régnait entre les Arabes: leurs principaux chefs y avaient succombé, et ils étaient tombés dans une complète anarchie. On les vit bientôt accourir en foule, tous se prétendant en droit d'exiger un tribut du Chevalier. Il fallut contenter les plus considérables, tantôt par des présents, tantôt par des discours où Laurendio déploya, avec le plus heureux succès, son éloquence insinuante.
Au bout de huit jours passés au couvent, Anselme Adorne ordonna à ses moucres de se préparer à prendre le chemin de Gazara. Cette annonce souleva de leur part de vives objections. Ils avaient remarqué, sur le sable, les traces récentes du pas d'une troupe de 20 Bédouins: ils pressèrent donc le Chevalier d'attendre un moment plus favorable et de différer son départ; mais Anselme, mettant sa confiance en Dieu et invoquant le secours de la sainte qu'on révère en ces lieux, n'eut point égard à ces remontrances. Son fils, avant de quitter les frères Caloyers, en obtint du papier pour continuer son journal. Laurendio y écrivit en italien quelques lignes qui montraient combien il était versé dans cette langue, et que Jean Adorne conserva comme un précieux souvenir d'un homme auquel Anselme et ses compagnons eurent de si vives obligations.
III
Les Arabes.
Le guide brigand. — La tribu des Ben-Ety. — La précaution singulière. — Prétentions des moucres. — Les bons Arabes. — Ils attaquent les voyageurs. — Gazara. — Le patriarche. — Beau site de Berseber. — La terre sainte. — Sa fertilité. — Mauvais gîte. — Hébron. — Départ de Laurendio. — Jérusalem. — Les croisades. — Godefroy de Bouillon. — Le Tasse.
Lorsque le Chevalier quitta le monastère du Sinaï, sa suite s'était grossie d'un personnage qui devait l'accompagner jusqu'à Gazara: c'était un Arabe blanchi dans la ruse et le crime. Brigand des plus insignes, il n'eût pas manqué de dépouiller nos voyageurs s'il les avait rencontrés dans le désert; mais ces solitudes étaient alors infestées par la tribu des Ben-Ety, dont le signe distinctif était des bandelettes de toile qui enveloppaient leurs jambes. Pour se mettre à couvert de leurs attaques, il fallait avoir, dans sa compagnie, l'un d'entre eux, et c'est à ce titre que l'on s'était entendu avec le vieux bandit. Connaissant tous ceux de l'Arabie, ainsi que leurs repaires et les routes qu'ils suivaient, il pouvait, mieux que personne, aider à les éviter. Ce nouveau guide usait d'une singulière précaution et qui, au premier abord, ne semblait pas bien propre à inspirer la confiance: chaque soir, avant qu'on se couchât, il appelait à haute voix, par noms et surnoms, toutes les familles et les tribus d'Arabes, surtout les plus connues par leurs exploits contre les passants. Il les suppliait, si elles étaient cachées dans les montagnes, de venir visiter la petite caravane.
«Voyez!» semblait-t-il dire, «nous vous connaissons, nous vous appelons, nous sommes des vôtres.»
La crainte d'avoir affaire à ces brigands n'était pas la seule préoccupation de nos voyageurs. Ils avaient continuellement à lutter avec leurs propres moucres qui élevaient, à chaque instant, des prétentions contraires aux conventions faites avec eux au départ.
Dès qu'on leur résistait, ils menaçaient d'abandonner les voyageurs. C'était surtout aux vivres qu'ils en voulaient: on était forcé de partager avec eux des provisions qui n'étaient que trop réduites par les exigences des Arabes du désert.
Pour ne pas être dépouillés pendant leur sommeil, voici l'ordre que nos voyageurs observaient: plaçant leurs bagages et leurs provisions en un tas, ils se rangeaient à l'entour pour dormir, et leurs chameaux formaient un cercle qui les environnait.
Ce fut huit jours après son départ du monastère, que le sire de Corthuy commença, de nouveau, à rencontrer des Arabes. Il était occupé à terminer son repas: surviennent deux cavaliers armés de lances et d'épées. Après avoir rôdé quelque temps autour des voyageurs, ils s'éloignent et vont rejoindre une bande d'une quinzaine d'Arabes dont on apercevait de loin les tentes et les chameaux. Il fallait nécessairement traverser le défilé qu'ils occupaient, ce qui ne présentait rien de bien rassurant; mais les moucres répétèrent à nos Flamands que c'étaient de bons, de très-bons Arabes.
On arrive près de ces bons Arabes, et aussitôt trois d'entre eux, armés de longues lances, fondent sur Anselme et sa petite troupe, tandis que d'autres l'enveloppent de toutes parts. Quelques-uns des assaillants, tirant alors leurs épées, se précipitent, avec de grands cris, sur un chameau et en jettent à terre la selle et la charge. Heureusement, il y avait parmi ces brigands un vieillard, à barbe blanche, que Laurendio connaissait. Ce guide fidèle fit si bien que, gagné par ses discours et ses présents, le vieil Arabe devint le protecteur de nos Flamands.
Pourquoi, se dira-t-on peut-être, dans tous ces périls que le Chevalier rencontre chez les mécréants, ne lui voit-on pas tirer sa bonne épée et pourfendre ceux qui osent l'attaquer? Don Quichotte, sans doute, n'eût pas manqué, à sa place, de le tenter et s'en serait tiré comme on sait; mais, au moins, il était armé de pied en cap, tandis que nos voyageurs étaient réduits à cacher leur condition sous l'extérieur le plus humble et le plus pacifique.
Enfin, ils arrivèrent à Gaza que leur Itinéraire appelle aussi Gazara. C'était une ville de médiocre étendue, qui avait quelques belles mosquées et de fortes tours, mais point de murailles. Dans le lieu où logea le chevalier, se trouvait un patriarche avec qui il fut heureux de lier connaissance: c'était un homme éminent et tout divin.
Anselme Adorne se joignit, à Gaza, à une caravane. Après avoir passé par quelques bourgs et plusieurs villages, et traversé divers ruisseaux, il vit des montagnes assez élevées et fort pittoresques, ombragées d'oliviers, d'amandiers et d'autres arbres chargés de fruits. Au sommet de l'une d'elles paraissait un bourg appelé Berseber[59], premier endroit qui, du côté du sud, appartienne à la Terre Sainte.
«La terre promise a beaucoup plus d'étendue en longueur qu'en largeur. En effet, de Dan à Berseber, qui est sa plus grande longueur du nord au sud, il y a 140 milles; tandis que sa largeur d'orient en occident, depuis les confins de Jérico jusqu'à Joppé, n'est guère que de 40 milles. Ce n'est qu'une petite province; mais elle est la plus sainte, la plus illustre et la plus fertile de la terre. Son sol produit spontanément nombre de plantes que nous obtenons avec peine par la culture, comme la sabine, la rue, les roses, le thym et bien d'autres.»
Ce passage, que nous empruntons à notre manuscrit, n'est pas le seul où la fertilité de la Terre Sainte y soit vantée. M. de Géramb ne la retrouve que «dans les endroits déblayés de ronces et de pierres et soumis à quelque culture.» Il semble donc y avoir, dans l'état de la contrée, une progression d'abandon et d'indigence qui s'explique par les guerres, les dévastations, le despotisme, misérable partage de cette terre autrefois bénie.
A Bersabée, le sire de Corthuy fut logé, pour la nuit, dans un grand édifice carré, muni d'épaisses murailles. Ce bâtiment avait bonne apparence et ressemblait à un château; mais il était nu à l'intérieur: ses murs tombaient en ruine; ses salles étaient pleines de serpents et d'autres reptiles venimeux. Le Chevalier alla coucher, avec son fils, dans une galerie ouverte, attenante à l'édifice; mais ils ne purent fermer l'œil: à chaque instant les habitants du bourg inventaient quelque nouvelle méchanceté pour troubler leur repos.
Le jour suivant, nos voyageurs virent Hébron, «ville assez considérable, ornée de belles maisons de marbre et dont le site est ravissant: ce ne sont à l'entour que collines fertiles et riantes, entrecoupées de frais ruisseaux, et la douceur du climat concourt à faire de ce lieu l'un des plus agréables du monde.»
N'étant plus qu'à peu de distance de Jérusalem, le Chevalier renvoya ses Arabes et leurs chameaux et se sépara de Laurendio. Cette suite, qui devenait superflue, fut remplacée par un Maure entièrement étranger aux langues de l'Occident, d'ailleurs homme honnête et droit, dont Anselme n'eut qu'à se louer.
Ce fut pourtant avec un sentiment pénible que notre voyageur vit s'éloigner l'habile et courageux Caloyer auquel l'Itinéraire rend ce témoignage: «Si nous échappâmes aux périls multipliés de notre route, c'est à frère Laurendio que nous le devons.»
Nos Flamands, maintenant, voyaient les montagnes s'élever et, au milieu d'elles, s'ouvrir l'aride bassin décrit par M. de Chateaubriand dans les Martyrs; leurs yeux y cherchaient avidement et y aperçurent enfin cet amas vénéré de masures et de ruines: Jérusalem!
A ce nom, que de souvenirs se pressent dans la pensée! Les rois, le temple, les prophètes; puis un gibet se dresse pour le Sauveur; puis c'est Titus et ses légions vengeresses; puis devant l'instrument du supplice s'inclinent les empereurs! Omar leur enlève la ville sainte. Rattachée quelque temps de nouveau à l'empire d'Orient, elle est reprise par les Fatimites. Les Turcs Seljoncides, de la Perse dont ils s'étaient rendus maîtres, s'étendent dans la Syrie et la Palestine. Effrayés des progrès de ces nouveaux conquérants, l'empereur grec Michel Ducas et, après lui, Alexis Comnène, appellent le secours de l'Occident. La croisade est prêchée et la foule émue s'écrie: Diex le volt!
La multitude qui marche en désordre sous la bannière de Pierre l'Hermite ou d'autres chefs, périt par milliers en Hongrie, en Bulgarie, dans l'Asie Mineure, et lorsqu'une armée plus aguerrie eut franchi le Bosphore, ces croisés, comme les soldats de Germanicus, trouvèrent sur leur passage les ossements de leurs devanciers.
Cette armée renfermait tout ce que la chevalerie eut jamais de plus illustre. Nicée est enlevée aux Seljoncides. Baudouin, frère de Godefroy de Bouillon, fonde à Édesse une principauté qui devient le boulevard des chrétiens; ils surprennent Antioche, ils assiégent Jérusalem, dont le Soudan d'Égypte venait de s'emparer. Lethalde et Englebert de Tournay s'élancent les premiers dans la cité sainte. Godefroy, proclamé roi, garde 300 chevaliers pour la défense d'une conquête qui avait coûté un million d'hommes à l'Occident (1098).
Au bout de moins d'un demi-siècle, une nouvelle puissance musulmane menace les chrétiens amollis et divisés. Zengui, chef curde qui prenait le titre d'Atta-Beck, (père des rois), s'empare d'Édesse; Noureddin, son fils, de Damas. Sala-Eddin, neveu d'un des généraux de celui-ci, remporte, en 1187, une victoire décisive, fait prisonnier Lusignan, l'un des successeurs de Godefroy, prend Ptolémaïs et plusieurs autres villes de la terre sainte; Jérusalem même tombe en son pouvoir, et depuis, si l'on excepte l'équivoque apparition de l'empereur Frédéric II, les chrétiens qui voulaient rendre hommage au tombeau sacré n'entrèrent plus dans la capitale de la Judée qu'en pèlerins, comme nos voyageurs.
Ceux-ci atteignaient enfin le but principal de leurs courses périlleuses. Nous n'essayerons pas de décrire les sentiments qui les agitaient: ils l'ont été par un voyageur moderne[60] qui en était également pénétré, et, avant lui, dans les vers admirables où le Tasse dépeint les guerriers chrétiens apercevant la cité sainte, se la montrant les uns aux autres, la saluant de mille voix, puis se prosternant dans la poussière avec des sanglots et des larmes.
IV
Jérusalem.
Monastère de Sion. — La peste. — Le temple de Salomon. — La mosquée d'Omar, vue du mont des Oliviers. — L'église du Saint-Sépulcre. — Les gardiens du saint tombeau. — Fête de l'Exaltation de la Croix. — Office de diverses sectes. — Le jardin des Olives. — La vallée de Josaphat. — Les grottes de Saint-Saba. — Les montagnes de Judée. — Jérico. — Le Jourdain. — La mer Morte.
En arrivant dans le monastère de Sion où il venait loger, le Chevalier apprit que peu de jours auparavant, il était mort de la peste, soit en cet endroit, soit à Ramla et à Jaffa, non moins de 49 pèlerins, et, parmi eux, les compagnons de voyage dont il s'était séparé à Rome.
A la douleur que lui causa cette triste nouvelle se joignait une appréhension trop naturelle: il fallait passer une partie du jour et reposer la nuit dans les lieux mêmes où la contagion venait de frapper une partie de ces victimes; l'air y était, pour ainsi dire, encore imprégné de leur haleine et comme mêlé à leur dernier soupir. Ces remarques, Anselme Adorne les faisait sans doute; mais elles ne changeaient point ses résolutions. Rien n'était plus loin de sa pensée que de quitter Jérusalem avant d'avoir vu les nombreux objets que cette ville et ses environs offraient à sa dévotion et à sa curiosité.
Parmi eux, il faut compter les vestiges du temple de Salomon, sur le mont Moriah: c'étaient «des murs gigantesques, indiquant parfaitement par leur disposition celle du saint édifice.» Ils étaient alors mieux conservés qu'aujourd'hui, car le sultan Soliman paraît avoir employé, en 1534, une partie de ces débris à la construction des murailles de Jérusalem.
Sur l'emplacement de l'ancien temple, Omar fit élever la principale mosquée. Convertie en église par les croisés, elle fut rendue à sa première destination par Saladin. Un ancien voyageur, Mandeville, l'appelle pourtant encore le temple du Seigneur. L'œuvre du lieutenant de Mahomet semblait ainsi se confondre, dans les esprits, avec celle du fils de David et participer à la vénération due à un tel souvenir.
C'est, suivant un voyageur moderne, un assemblage de plusieurs mosquées et chapelles qui s'élèvent au milieu d'une vaste enceinte; mais, parmi ces constructions, la plus remarquable est un bâtiment octogone, surmonté d'un dôme et renfermant une roche à laquelle se rapportent diverses traditions.
Nos voyageurs ne pouvaient essayer de pénétrer dans ces lieux consacrés au culte musulman; ils durent se contenter d'une vue lointaine et furtive. En face du mont Moriah s'élève le mont des Oliviers, consacré par d'autres souvenirs. De là, l'œil embrasse toute la ville de Jérusalem; les vestiges aussi bien que l'emplacement de l'ancien temple forment le premier plan de ce tableau imposant. Le sire de Corthuy et ses compagnons, gravissant la sainte montagne aux approches de la nuit, vers l'heure où les musulmans s'assemblent pour la prière, découvrirent de là l'intérieur de la mosquée d'Omar, à la lueur d'une infinité de lampes qui l'éclairaient.
Nous étant proposé de raconter les aventures du voyageur brugeois plutôt que de décrire, en détail, tout ce qu'il a vu, nous devons renoncer à énumérer tous les lieux consacrés qu'il visita. Nous croyons rendre meilleur service au lecteur en le renvoyant à l'ouvrage de Mgr. Mislin sur les Saints Lieux, où ce sujet est traité avec l'étendue qu'il réclame et que nous regrettons de ne pouvoir lui donner. On pense bien qu'Anselme et son fils étaient impatients, surtout, de contempler l'église, célèbre dans toute la chrétienté, qui était, pour leur famille, l'objet d'une vénération si particulière. Voici l'idée qu'en donne leur relation.
«Sous le nom d'église du Saint-Sépulcre, on comprend deux églises réunies sous un même toit. Celle du Saint-Sépulcre, proprement dite, est vaste et de forme ronde. L'autre, celle du Golgotha, qui sert de chœur à la première, est oblongue et un peu plus basse.»
«Ce temple, qui renferme plusieurs lieux sanctifiés par la passion du Seigneur, est magnifiquement orné, à l'intérieur, de colonnes de marbre; il a deux tours: l'une, à l'occident, bâtie en briques, est carrée et fort haute; l'autre est ronde, large et peu élevée: celle-ci est couverte en plomb.»
«Au milieu de la seconde église est l'endroit où le corps de Jésus fut déposé, lavé et enduit de parfums.» (La pierre de l'onction.) «Près de là s'élève le Calvaire où l'on monte par deux escaliers.»
«Au centre de la première église est un petit édifice quadrangulaire, mais plus long que large: c'est le lieu de la sépulture de notre Seigneur. La tour ronde (coupole) s'élève précisément au dessus.»
En comparant les descriptions des lieux saints que présentent divers récits de voyages faits au moyen âge, nous trouvons entre elles beaucoup de ressemblance; il semblerait même qu'elles eussent un type commun dans quelque ouvrage usuel qui passait de main en main. On ne doit guère s'attendre à y rencontrer l'expression vive, et pour ainsi dire passionnée, de l'émotion que tout chrétien, et même tout homme qui pense, éprouve à la vue de cette tombe, point de départ d'une ère nouvelle de régénération morale et de civilisation plus humaine et plus pure que l'ancienne; mais alors la foi avait un empire si peu contesté, la religion tenait tant de place dans tous les actes de la vie, qu'on ne songeait pas même à rendre des sentiments si bien compris de chacun.
L'entrée de l'église du Saint-Sépulcre n'était point libre; il fallait, pour y pénétrer, obtenir la permission du trucheman du Soudan et payer un tribut d'environ 5 ducats par tête. Aujourd'hui, cette permission s'accorde avec moins de difficulté. Après de si grands changements dans la situation politique de l'Orient, malgré la décadence de la puissance musulmane et l'ascendant de l'Europe, les infidèles sont pourtant encore les gardiens de la tombe du Christ. Ne semblerait-il pas que cette main cachée, qui, au témoignage d'Ammien Marcelin, repoussa la tentative de Julien pour rebâtir le temple des Juifs, ait aussi tantôt déjoué, tantôt paralysé les efforts des chrétiens pour ressaisir le principal monument de leur foi? Peut-être le fallait-il ainsi, pour laisser au saint tombeau la majesté de la distance et le mettre à l'abri d'outrages que lui épargnent ses barbares geôliers.
L'église du Saint-Sépulcre, néanmoins, s'ouvrait à tous les chrétiens lors de certaines fêtes solennelles. Le sire de Corthuy se trouvait à Jérusalem quand on célébrait celle de l'Exaltation de la Croix. Il fut témoin, pendant la nuit, des offices des diverses sectes chrétiennes, à chacune desquelles un emplacement déterminé est assigné dans l'église du Saint-Sépulcre. «Il y avait des Grecs, tant Caloyers que prêtres séculiers: c'était dans le chœur qu'ils célébraient le service divin. Il y avait des Indiens ou Abyssins, des Jacobites, des Arméniens, des Géorgiens, des Syriens, des Nestoriens, enfin des Latins, parmi lesquels on comprend les Maronites depuis qu'ils sont rentrés dans le sein de l'Église romaine.»
Ce passage et un autre que nous citerons, peuvent servir à éclaircir la controverse qui s'est élevée au sujet de ces chrétiens, disciples, selon les uns, d'un Maron qui suivait l'erreur des Monothélites, tandis que d'autres soutiennent qu'ils n'ont jamais cessé de professer la religion catholique[61].
A propos de ces diverses sectes, notre manuscrit entre dans quelques détails au sujet des peuples qu'on vient de nommer: «Les chrétiens syriens,» y est-il dit «forment le gros de la population de la terre sainte. Ils sont, pour la plupart, doubles et sans foi comme les Grecs; ils enferment leurs femmes comme les musulmans; ils célèbrent solennellement l'office divin le samedi et mangent, ce jour-là, de la viande, comme les Juifs. Quant aux Géorgiens, ce sont des hommes belliqueux et intrépides; leur valeur les a rendus redoutables aux Sarrasins: entre les Géorgiens et les Arméniens règne une haine implacable.»
Nos voyageurs ne purent apercevoir qu'à travers une fenêtre le lieu de la sépulture des rois de Jérusalem, dont les musulmans ont fait une mosquée.
Le mont des Oliviers, d'où le sire de Corthuy et ses compagnons avaient aperçu l'intérieur de la mosquée d'Omar, les attirait de nouveau à des titres plus puissants. On y contemple encore les oliviers sous lesquels le Seigneur vint prier avec ses disciples. Cette montagne, la plus haute des environs, est séparée du mont Moriah par la triste vallée de Josaphat. «Là,» porte notre manuscrit, «coulait autrefois le torrent de Cédron.» S'il s'exprime ainsi, c'est que ce torrent est à sec. Dans cette vallée, nos Flamands virent «un fort belle tour de marbre, peu élevée, qu'Absalon fit construire pour sa sépulture.» Après avoir fait mention du champ du pottier, sur le penchant de la sainte montagne, l'Itinéraire ajoute:
«A deux jets de baliste, est la caverne du Lion, dans laquelle furent ensevelis dix mille martyrs, morts pour le nom de Jésus-Christ, au temps de Chosroës, roi de Perse. Près de là ont été creusées, dans le rocher, plusieurs grottes destinées à servir de retraites ou d'oratoires; l'aspect de ces lieux est aussi agréable que propre à exciter un saint recueillement[62].»
Le sire de Corthuy et ses compagnons allèrent visiter, à quatre milles de Jérusalem, la petite ville de Bethléem, dont ils trouvèrent le site non moins admirable que celui d'Hébron. «Elle est entourée de vallées profondes, fertiles et délicieuses, qui lui font des fortifications naturelles et la rendent un des lieux les plus délicieux de la terre.»
«A l'endroit où naquit le Sauveur, a été bâtie une belle et vaste église, consacrée à la Vierge, et bien faite pour animer la piété des fidèles. Cette église est couverte en plomb et richement ornée de marbres et de mosaïques qui figurent la généalogie du Christ. De chaque côté de l'église, on voit des colonnes de marbre poli que quatre hommes peuvent à peine embrasser. Le pavé est formé de marbre resplendissant. Nulle part en Terre Sainte nous ne vîmes d'église plus riche ou d'une architecture plus élégante; il est fâcheux, seulement, que ses tours et ses murailles soient un peu délabrées.»
Ainsi s'exprime Jean Adorne dans l'Itinéraire de son père. Le délabrement qui commençait à se faire apercevoir alors, paraît, d'après des relations plus modernes, avoir fait depuis de grands progrès.
En revenant de Bethléem, nos voyageurs parcoururent les montagnes de Judée, qu'on rencontre à cinq milles de Jérusalem. Ils virent Béthanie à quinze stades de cette ville, au pied de la montagne des Oliviers; le mont de la Quarantaine; Jérico dont il ne restait plus qu'un petit édifice, probablement le château du gouverneur, tour carrée, aujourd'hui tombant en ruine; enfin le Jourdain qui coule à moins d'un mille de là. «En cet endroit, il n'est ni large ni profond, et son fond est limoneux. Il nourrit d'excellents poissons; son eau est douce et agréable.» Monument des vengeances divines, la mer Morte appelait à son tour leur attention. Après ces diverses excursions, il ne restait plus au Chevalier qu'à faire ses préparatifs de départ. Bientôt le premier but d'un voyage si long et si périlleux, l'objet de tant de vœux formés dès sa jeunesse, Jérusalem, ne devait plus être pour lui qu'un souvenir.