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Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte: Sa Famille, Sa Vie, Ses Voyages Et Son Temps

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Le guide Hélie et le muletier Abas. — Ramla. — Tumulte. — Les corsaires. — L'émir généreux. — Interrogatoire. — Sage réponse du sire de Corthuy. — Nazareth. — La foire de Jefferkin. — Ce qu'on y vendait. — Les sauvages de Bruges. — La mer de Galilée. — Saphet et les Templiers. — Le puits de la Samaritaine. — Caverne de Mouchic. — Hospitalité des Turcomans. — Tombeaux antiques de Sibiate. — Arrivée à Damas.

Ce fut le 29 septembre que le sire de Corthuy quitta Jérusalem pour se rendre à Damas et de là à Beyrouth. Quoique la route directe de Damas ne passât point par Ramla, et malgré les ravages que la peste venait d'y exercer, il voulut voir cette ville où l'on attendait d'ailleurs une caravane à laquelle il comptait se joindre.

Deux moines qui allaient à Damas voyageaient dans sa compagnie; il avait pour guide un chrétien de la ceinture, appelé Hélie, et pour chef de ses muletiers le nommé Abas qui devait le pourvoir de mules et payer les péages sans nombre dont la route était semée. L'accord conclu à ce sujet avait été fait par écrit, et le père gardien du mont de Sion, qui était de Plaisance, en avait remis à Anselme une expédition en langue italienne[63].

En approchant de Rama ou Ramla, nos voyageurs furent charmés de l'aspect de ce bourg, «petit, mais agréable et orné de belles tours.» A peu de distance est Jaffa qui servait de port à Jérusalem. C'était là qu'abordaient les galères et autres vaisseaux qui portaient d'ordinaire les pèlerins chrétiens. A leur arrivée, ceux-ci étaient enregistrés et déposés dans un souterrain en ruine, jusqu'à ce qu'on fût convenu du tribut qu'ils avaient à payer.

Le Chevalier et sa suite furent logés à Ramla dans un grand bâtiment acquis, ainsi que nous l'apprend Breidenbach, par Philippe le Bon pour servir à héberger les pèlerins, et confié par ce prince aux frères du mont de Sion. C'était un bel édifice; mais l'on y manquait de tout.

A peine nos voyageurs y étaient-ils entrés, qu'ils virent, non sans une juste inquiétude, le peuple s'assembler, en tumulte, autour de ce bâtiment. Cette agitation était produite par les ravages qu'exerçaient sur la côte des pirates chrétiens montés sur deux galères; ils capturaient les vaisseaux des Maures, enlevaient les habitants, massacraient tout ce qui faisait résistance. La population de Rama, exaspérée par ces violences, avait résolu d'en tirer vengeance sur les Francs que le hasard mettait à sa merci: «Qu'ils meurent!» vociféraient les uns. «Qu'on nous les livre!» disaient les plus humains; «nous en ferons nos esclaves comme ces infidèles le font de nos compatriotes.»

Déjà ils s'apprêtaient à mettre eux-mêmes leurs menaces à exécution, lorsqu'un mouvement se fait dans la foule. Nos Flamands voient paraître au milieu d'elle l'un des principaux seigneurs de la cour du Soudan: c'était l'émir Fakhr-Eddin ou Faccardin, comme l'appelaient les Latins, nom rendu célèbre par un chef des Druses, qui le porta dans le siècle suivant. Ce dernier s'empara d'une partie de la Palestine, dont il fut ensuite dépossédé par Ibrahim, pacha du Caire[64].

La similitude de noms autoriserait-elle à conjecturer que notre Fakhr-Eddin fut le prédécesseur de l'autre? La singulière prétention de cette famille d'être issue de Godefroy de Bouillon concourrait alors à expliquer l'appui aussi opportun qu'inattendu et les égards dont le Chevalier fut l'objet de la part d'un ennemi de sa foi. Convenons-en, pourtant, ce serait une hypothèse élevée sur une base bien fragile; nous aimons mieux, et cela est plus juste, faire honneur de ce qui va suivre au noble caractère et aux généreuses sympathies de l'émir.

Dès qu'il fut à portée de se faire entendre, imposant du geste le silence et élevant la voix: «Arrêtez, mes amis!» s'écria-t il, «ces gens sont innocents; vous allez en juger vous-mêmes: qu'on les amène devant moi.»

Cet ordre ayant été promptement exécuté:

—«Que tardes-tu?» dit-il au chevalier brugeois, «Ignores-tu peut-être que deux bonnes galères se trouvent à peu de distance, toutes prêtes à te recevoir?»

—«Je me garderais bien de m'y présenter,» repartit sagement Anselme; «ceux qui les montent ne sont pas seulement tes ennemis, ils le sont de tout le monde. Ce sont des brigands et des écumeurs de mer, qui excitent en tout lieu l'horreur comme ils exercent partout le pillage.»

L'émir sembla ravi de cette réponse. Se tournant aussitôt vers le peuple: «—De quoi, dit-il, ces pauvres gens sont-ils coupables? Ne le voyez-vous pas? ils redoutent ces infâmes corsaires autant que vous.» Ces paroles et l'autorité de celui qui les prononçait, apaisèrent le tumulte, et la foule se dissipa.

Les galères dont le voisinage avait failli être si fatal à Anselme Adorne, ne laissèrent pas de le forcer à changer quelque chose à son plan. Il se vit contraint de s'éloigner de la côte. Il fit route avec son libérateur qui était accompagné de ses fils déjà habitués à manier les armes et de plusieurs Mamelucks dans leur brillant costume. Cette belle troupe galopait joyeusement avec une insouciance guerrière. On dîna dans un petit bourg, dont le principal magistrat s'empressa, suivant l'usage, d'accueillir et de régaler de son mieux l'émir. Pour nos voyageurs, ils se retirèrent à l'écart, près de leurs mulets, pour s'asseoir à un modeste repas; mais bientôt des serviteurs vinrent leur apporter, de la part de Fakhr-Eddin, des mets de sa table, qu'il leur envoyait.

Il en agit de même le lendemain; et lorsqu'il se sépara du sire de Corthuy, voulant continuer encore à veiller à la sûreté de celui-ci, il lui donna un de ses Mamelucks pour le recommander au premier chef qu'il devait rencontrer sur sa route.

Après avoir traversé Nazareth, simple groupe de cabanes éparses, et contemplé l'aspect imposant du Thabor, notre Chevalier passa par le bourg de Reyné[65], où la populace, non contente de l'avoir accablé d'injures, le poursuivit lui et sa suite à coups de flèches. L'interprète Hélie ne songea qu'à fuir; quant au Mameluck, il n'en est plus parlé: il avait sans doute accompli sa mission et cessé d'accompagner les voyageurs.

A Jefferkin, l'antique Capharnaüm, quatre à cinq mille Sarrasins étaient réunis pour une grande foire: on y faisait beaucoup d'affaires, surtout en hommes et en femmes, qui étaient exposés en vente, nus comme des animaux. Toute la multitude qui se trouvait assemblée là se mit à entourer Anselme et ses compagnons, et à les considérer bouche béante comme s'ils eussent été quelques monstres bizarres, quelques sauvages amenés de pays inconnus. Heureusement, l'attention de la foule était tellement absorbée par ce spectacle, qu'on laissa passer les chrétiens sans songer à les inquiéter.

Le 11 octobre, ils atteignirent la mer de Galilée ou de Tibériade, traversée par le Jourdain dont ils virent l'entrée et la sortie. Ce lac, fort poissonneux, leur parut très-agréable à voir et ils en trouvèrent l'eau excellente.

Au nord de la mer de Galilée est la ville de Saphet avec un château bâti sur une montagne escarpée. Suivant notre manuscrit, c'était la meilleure forteresse de la terre sainte; mais les Templiers qui en avaient la garde se la laissèrent honteusement enlever par le Soudan[66], au grand détriment de la chrétienté. Vertot vante, au contraire, la valeur et la fidélité pour leur religion, dont les Chevaliers du Temple auraient fait preuve lors du siége de Saphet. «Après une longue défense,» dit-il dans son Histoire de l'ordre de Malte (tome I, livre 3), «le prieur du Temple, qui en était gouverneur, voyant tous ses ouvrages ruinés, fut obligé de capituler.» Mieux eût valu cependant, pour les défenseurs de la place, périr sur la brèche; car ils n'eurent après que le choix entre l'apostasie et la mort, que, suivant le même historien, ils subirent héroïquement.

Le soir, le baron de Corthuy atteignit Jebeheseph que son Itinéraire désigne comme l'antique Sichem ou Sicar; mais on s'accorde à placer ce lieu où se trouve aujourd'hui Naplouse, que notre voyageur avait dépassée avant de voir le Thabor, Nazareth et la mer de Galilée. Il est peu probable qu'il eût ainsi rebroussé chemin. Quoi qu'il en soit, il fut logé près de Jebeheseph, dans un fondaco magnifiquement construit en marbre blanc. Devant la porte de l'édifice, on voyait un puits revêtu de marbre et orné de sculptures, qu'on disait être celui de Jacob et de la Samaritaine. Les Flamands étaient empressés de le visiter; cependant ils ne purent le faire que durant la nuit et en silence, car les musulmans qui avaient ce puits en grande vénération, en défendaient l'accès aux chrétiens.

Une route, périlleuse par les précipices dont elle est bordée, conduisit Anselme et ses compagnons, à travers de pittoresques vallées, à Monchic, où il arriva vers l'heure de midi. Il fit halte, hors de la ville, dans une vaste caverne assez semblable à celle du mont Gargan près de Manfredonia, dans la Pouille, mais plus considérable: elle pouvait contenir mille cavaliers avec leurs montures. C'est là, assurait on, que se cacha David et qu'il coupa un pan de la robe de Saül[67].

On arriva le soir à Remiché: deux mille Turcomans, chargés par le Soudan de protéger la contrée contre les incursions des Arabes, campaient en cet endroit. Nos Flamands trouvèrent sous leurs tentes la plus franche hospitalité: ces braves gens, à défaut de mets plus délicats, leur offrirent du laitage et du pain frais, et ne voulurent rien accepter en payement.

«Les Turcomans ou Turcs,» selon l'Itinéraire, «sont naturellement la nation la plus humaine et la plus compatissante du monde. Ils ne connaissent rien de plus agréable au ciel que d'accueillir un étranger et de pourvoir à ses besoins. Aussi se disputent-ils entre eux cet avantage: heureux qui peut approcher le premier du voyageur et le conduire sous sa tente.»

Le Chevalier et ses compagnons ne furent pas reçus moins cordialement, le lendemain, au village d'Albyre, chez des amis de leur muletier. On les conduisit à une montagne voisine du village de Sibiate, qui leur parut fort curieuse: c'était une masse énorme de rocher, semblable à un grand édifice. On y avait taillé des chambres carrées de la hauteur d'un homme et avec un petit portique orné de quelques colonnes. Il sortait du rocher une source limpide dont on pouvait puiser l'eau en entrant dans ces chambres.

Enfin, le 16 octobre au matin, le sire de Corthuy arriva de si bonne heure à Damas, qu'il se trouva devant le fontigue des Vénitiens avant que la porte en fût ouverte.

VI

L'embarquement.

M. de Lamartine. — Aspect de Damas. — Jardins. — Bassins. — Bazars. — Mosquées. — Le père Griffon d'Ypres. — Les Maronites. — Leur patriarche, franciscain. — La montagne Noire. — Beyrouth. — L'émir. — La caution. — Honorable scrupule. — Le départ.

Personne n'a oublié l'admirable peinture de Damas, qu'on trouve dans le voyage d'Orient du plus harmonieux des poëtes modernes. Jean Adorne ne connaissait point cette magie du style qui rend les lieux présents au lecteur et leur prête même quelquefois plus de charme qu'ils n'en offrent aux regards. Nos voyageurs, cependant, savaient apprécier, un beau site; ils furent enchantés de l'aspect de Damas.

«C'est une ville aussi belle et aussi opulente qu'elle est antique et célèbre. L'art pourtant contribue à ses agréments plus encore que la nature. Les vergers et les jardins qui l'entourent de tous côtés et qui en rendent l'aspect si ravissant, doivent, en effet, leur belle végétation à une multitude de canaux qui y amènent incessamment des eaux courantes. Il ne nous souvient pas d'avoir joui d'un coup d'œil plus enchanteur que celui de cette ville, vue des montagnes qui la dominent. Ce n'est qu'un immense et délicieux jardin, d'une admirable verdure, du milieu de laquelle s'élèvent, çà et là, les tours des mosquées, quelques palais et d'antres édifices.»

«On porte à 6,000 le nombre des jardins qui environnent Damas. Des bassins d'eau vive non-seulement y servent de bains, mais ils sont assez vastes pour que l'on s'y puisse livrer au plaisir de la natation. On tient aussi dans ces beaux lieux des oiseaux de diverses sortes, dont les chants ne sont pas même interrompus par l'hiver, en de si doux climats.»

«Damas n'est pas moins propice au commerce qu'à l'agrément de la vie. Chaque métier, chaque genre de négoce a son bazar particulier: c'est une place couverte, en été, de voiles qui la protégent contre l'ardeur du soleil, et pleine de boutiques où, en général, l'on ne vend qu'une sorte de marchandise: il en est d'autres, pourtant, où des objets de diverses natures sont admis.»

«La ville abonde en mosquées. La principale, qui surpasse toutes les autres en beauté comme en grandeur, est de forme triangulaire et ornée de trois tours fort élevées.»

Ainsi s'exprime l'Itinéraire de notre chevalier.

Après s'être reposé dix jours à Damas, Anselme se rendit à Beyrouth, qui est le port le plus voisin. Il y trouva un savant compatriote, le père Griffon, de Courtray, religieux franciscain, accompagné de deux moines de son ordre. Il parlait avec facilité l'italien et l'arabe, et avait écrit dans la première de ces langues une cosmographie d'Asie, que Jean Adorne trouva si intéressante qu'il se proposait de la traduire en latin. Le père Griffon avait ramené à l'Église romaine plusieurs Maronites, entre autres leur patriarche. Nos voyageurs virent ce dignitaire à Beyrouth, revêtu de l'habit de Saint-François.

«Les Maronites,» est-il dit à cette occasion dans l'Itinéraire, «habitent une partie du Liban appelée la Montagne Noire, près de Tripoli.» (On sait que Liban, au contraire, veut dire blanc.) «Ils possèdent plusieurs riches bourgs ou villages, dont le principal est Acora» (peut-être Antoura). «Ce sont des hommes déterminés et d'excellents archers. Les montagnes du Liban présentent les plus ravissants points de vue. De jolis édifices s'élèvent entre les cèdres et les cyprès; des ruisseaux bondissent du haut des rochers. La population est nombreuse et les fruits abondants.»

Le baron de Corthuy fut enchanté de trouver à Beyrouth un bateau vénitien de cent tonneaux, conduit par Stefano de Stefani, déjà tout chargé et prêt à mettre à la voile. Il se hâta d'y retenir place pour lui et les siens, heureux d'échapper enfin aux insultes et aux périls qui étaient le partage des chrétiens chez les infidèles. Il semblait à nos Flamands qu'un siècle se fût écoulé depuis qu'ils avaient mis le pied sur le territoire de l'Islamisme. Toujours des inquiétudes, toujours la mort devant les yeux, nul moment de repos ni de sécurité: celui de respirer librement était donc à la fin arrivé!

Déjà ils approchaient de la chaloupe qui devait les conduire à leur navire, lorsque, en sortant de la ville, ils aperçoivent l'émir qui en avait le commandement, assis devant la porte, au milieu de ses Mamelucks. A cette vue, un secret frémissement avertit les voyageurs qu'ils n'étaient pas encore au bout de leurs épreuves. En effet, l'émir, leur ayant commandé d'arrêter, leur demande caution «de ne jamais léser la majesté du Soudan, de parole, de conseil ou d'action, et de ne rien entreprendre contre la sûreté du prince ou de l'État.»

C'était plus que le Chevalier ne pouvait promettre. Rien, au contraire, ne lui tenait plus à cœur que de concourir de tous ses moyens à la délivrance de la Terre-Sainte et à la destruction du pouvoir de ses maîtres. Arrêté par un honorable scrupule, Anselme hésitait; heureusement, il fit réflexion qu'on ne lui demandait pas d'engager sa parole, mais son argent, et que c'était tout simplement une dernière exaction qu'il fallait subir. Il paya donc, et les Flamands, entrant dans la chaloupe, s'éloignèrent avec autant de joie, dit notre manuscrit, que l'animal traqué par des chiens acharnés, lorsqu'enfin il leur a fait perdre la piste.

Le vent était favorable, et le sire de Corthuy atteignit bientôt l'île de Chypre, où se préparaient de graves événements.

VII

Jacques de Lusignan.

L'île de Chypre. — Les Génois et les Vénitiens. — Richard Cœur de Lion. — Guy de Lusignan. — La reine Charlotte. — Portrait du roi Jacques. — Anselme, chevalier du Glaive. — Ducs, comtes et barons in partibus. — Nicosie. — Port Salin. — Récolte du sel. — Le couvent des chats. — Zuallart, compagnon de Philippe de Mérode. — Golfe de Satalie. — Un corsaire donne la chasse au chevalier brugeois.

L'île de Chypre est une des plus grandes de la Méditerranée; sa position, à proximité de la Syrie et de l'Asie Mineure, la rend importante pour le commerce et les armes. C'était un royaume protégé par les Génois, convoité par les Vénitiens, tantôt en guerre avec le Soudan d'Égypte, tantôt tributaire du chef des Mamelucks.

Conquis, en 1191, par Richard Cœur de Lion, il avait été cédé par lui à Guy de Lusignan, roi détrôné de Jérusalem[68]. Maintenant, les descendants de Guy se disputaient son héritage. Son dernier rejeton en ligne directe et légitime, Jean ou Janus II, étant mort en 1458, le trône appartenait à la fille de celui-ci, la princesse Charlotte, mariée d'abord à Jean de Portugal, puis à Louis de Savoie qui fut couronné roi de Chypre, de Jérusalem et d'Arménie; mais Janus avait laissé un fils naturel, nommé Jacques, qu'il destinait à l'archevêché de Nicosie. Traversé, après la mort de son père, dans ses prétentions à cette dignité, Jacques porta plus haut ses vues. Il implora le secours du Soudan d'Égypte, et, avec l'aide des Mameluks, il s'empara de la plus grande partie du royaume. C'est lui qui occupait le trône quand le sire de Corthuy aborda à l'île de Chypre.

Notre voyageur fut reçu à la cour de ce souverain, que l'Itinéraire représente comme un prince brave et bien fait de sa personne. Déjà revêtu de l'ordre d'Écosse et admis à Jérusalem, avec les cérémonies d'usage, parmi les chevaliers du Saint-Sépulcre, Anselme reçut encore l'ordre du Glaive de Chypre. Il est toutefois douteux s'il lui fut conféré alors par Jacques de Lusignan, ou dans une autre occasion, par la sœur de celui-ci, que l'Itinéraire qualifie de reine légitime.

Le parti de cette reine était soutenu par Paul II et l'ordre de Saint-Jean, ainsi que par les Génois qui possédaient, dans l'île, Famagouste et quelques autres places. Les Vénitiens, leurs rivaux, firent épouser à Jacques, quelque temps après le passage d'Anselme Adorne, la belle Catherine Cornaro, adoptée par la République comme fille de Saint-Marc (1471). Deux ans après, le roi mourut, laissant Catherine enceinte d'un fils qui devait vivre précisément assez pour que les Vénitiens eussent le temps de s'emparer, dans l'île, de toute l'autorité. La veuve de Jacques ne conserva, de sa qualité de reine, que le titre et l'appareil.

L'Itinéraire comprend une notice assez étendue sur l'île de Chypre: les passages suivants nous ont paru mériter d'être transcrits:

«Cette île passe pour la principale de toute la Méditerranée. Ses rois sont appelés très-chrétiens comme ceux de France. Ils se sont rendus autrefois redoutables à la Syrie et à l'Égypte en y portant le ravage, ainsi que l'attestent les ruines d'Alexandrie[69]. Ils prennent le titre de rois de Jérusalem et créent les seigneurs de leur cour ducs, comtes, barons de Tripoli, de Beyrouth, d'Acre, de Tyr et autres lieux de Terre-Sainte, avec tout juste autant de pouvoir sur ces places et leur territoire, qu'ils en conservent eux-mêmes dans le royaume; en un mot, ce sont des titres pompeux et rien de plus.

«L'île est fort agréable; rien ne manquerait à ses avantages, n'était que l'air est épais et malsain pour ceux qui n'y sont point accoutumés. En été surtout, il règne un vent dont les effets sont aussi funestes que le sont, à Rome, ceux du vent qui vient de la mer.

«Nicosie est la résidence royale: cette ville était fort grande, comme on le voit par les ruines de beaucoup d'édifices renversés. Elle est, néanmoins, encore assez belle et assez florissante autour du palais du roi. Son port est appelé Salin. Il y a près de là un lac dont les eaux sont plus salées que celles de la mer. Chaque année, au mois d'août, on dirait qu'une croûte de glace vient couvrir la surface de ce lac. On recueille cette concrétion, on l'étend sur le sol, et après qu'elle a été séchée au soleil, elle fournit un sel excellent.»

L'Itinéraire rapporte encore, sur l'île de Chypre, un fait bizarre raconté également, quoique avec des circonstances un peu différentes, par Zuallart[70], d'après l'historien de l'île, frère Étienne de Lusignan:

«Il y a dans cette île,» porte notre manuscrit, «un promontoire nommé Capo delle Gatte, et près de là un monastère appelé le Couvent des Chats. Les frères sont chargés, en effet, d'entretenir un millier de ces animaux pour les employer à purger l'île de serpents. Cette singulière armée marche, dans ses expéditions, au son de la trompette dont les accents belliqueux la dirigent, sonnant pour elle la charge et la retraite.»

Après que le vaisseau de Stefano eut quitté l'île de Chypre, un vent impétueux, mais favorable, le poussa rapidement à travers le dangereux golfe de Satalie. En poursuivant leur navigation, nos voyageurs aperçurent deux rochers qui marquaient la place où une ville florissante, appelée Carcana, s'était, leur dit on, abîmée tout à coup dans les flots avec toute sa population. Ils virent ensuite une petite île avec un château fort, appelé Ruben, qui appartenait au roi de Naples. Au vent violent qui leur avait fait si promptement franchir le golfe de Satalie, avait succédé le calme. On aperçut un gros vaisseau de 1,200 tonneaux, au moins, qui manœuvrait pour s'approcher de celui sur lequel le Chevalier se trouvait. Le navire ennemi, car il était facile de voir qu'il était monté par des mécréants, gagnait, de moment en moment, sur la barque de Stefano. Il fallait une sorte de miracle pour qu'elle échappât à cette poursuite; mais le vent se leva de nouveau: le vénitien mit toutes voiles dehors. Bientôt se montrèrent les tours qui défendent l'entrée du port de Rhodes, où l'on ne tarda pas à jeter l'ancre.

VIII

Les chevaliers de Saint-Jean.

L'île de Rhodes. — Les Hospitaliers. — Guillaume et Foulques de Villaret. — Jean-Baptiste Orsini. — Fausse alerte. — L'ambassade persane. — Description de la ville de Rhodes. — Les prêtres grecs. — Festin donné par le grand maître. — Cercle de cinquante chevaliers.

L'île de Rhodes était alors, comme le fut plus tard celle de Malte, un poste avancé de la Chrétienté, la place d'armes de ses plus hardis champions. Il n'est point de phénomène historique plus merveilleux que celui qu'offre cette espèce de cloître guerrier, longtemps si formidable à l'islamisme.

L'origine de l'ordre, on le sait, n'annonçait pas de telles destinées: il commença par un hospice fondé, en 1048, à Jérusalem, pour les pèlerins; mais ceux qui le desservaient, après s'être engagés par des vœux monastiques, comprirent dans leurs obligations celle de porter les armes pour la défense de la foi.

Les victoires de Saladin les ayant éloignés de la sainte cité, ils finirent par trouver un asile à Limisso, dans l'île de Chypre, et résolurent d'armer des vaisseaux pour escorter les pèlerins et combattre sur mer les infidèles.

Le grand maître, Guillaume de Villaret, voulant rendre l'ordre plus indépendant, conçut le projet de s'emparer de l'île de Rhodes, devenue un repaire de brigands. Ce plan fut réalisé, en 1310, par Foulques, frère et successeur de Guillaume, qui eut bientôt à soutenir une attaque des Turcs, commandés par Othman.

Ce fut, pendant deux siècles, un beau spectacle de voir cette poignée de chevaliers, tantôt faire face aux Mamelucks d'Égypte, tantôt lutter avec la puissance ottomane qui, s'étendant de plus en plus, finit par envelopper le siége de l'ordre de toutes parts.

Lorsque Mahomet II se fut rendu maître de Constantinople et eut créé une marine, les chevaliers de Rhodes durent s'attendre à sa vengeance.

Tel était l'état des choses quand Jean-Baptiste Orsini ou des Ursins, grand maître lorsqu'Anselme Adorne aborda à Rhodes, fut élevé à cette dignité, en 1467.

Anselme trouva l'île dans une situation fort critique. Peu fertile en elle-même, elle était alors, en partie, inculte et abandonnée. Les laboureurs n'osaient se livrer à leurs travaux qu'autour des villes, dans la crainte des incursions des Turcs qui ravageaient les champs, pillaient les cabanes et enlevaient les habitants pour les réduire en esclavage.

Le baron de Corthuy fut témoin, lui-même, des alarmes continuelles dans lesquelles on vivait en ces lieux. Une nuit, au moment où le calme est d'ordinaire le plus profond, Anselme est tout à coup réveillé par de confuses clameurs. Les rues se remplissent de monde; on court aux armes: «Voilà les Turcs!» criait-on, «les gardiens des tours ont signalé toute une flotte de galères et de barques.» Ce n'était qu'une fausse alerte. La flotte existait seulement dans l'imagination de ceux qui veillaient sur les tours.

Le grand maître s'occupait de la défense de l'île avec résolution et courage. Il ajouta aux fortifications de la ville de Rhodes et tailla en pièces un corps d'infanterie turque qui était venu faire le dégât. Il fit passer des secours aux Vénitiens, tout en écartant des propositions qui eussent mis l'ordre dans la dépendance de cette ambitieuse République. En même temps, il entrait dans une ligue avec elle, le pape, les rois d'Aragon et de Naples et les Florentins, et recevait avec magnificence une nombreuse ambassade persane qui venait de quitter Rhodes quand notre chevalier y débarqua, et que celui-ci rencontra ensuite à Venise.

Jean-Baptiste Orsini était d'une illustre maison d'Italie, à laquelle appartenait le prince de Tarente, oncle de la reine de Naples. Quoiqu'il ne portât que le titre modeste de grand maître, est-il dit dans notre manuscrit, on pouvait, à bon droit, le compter parmi les princes: il en avait le rang, la pompe et le pouvoir. Il accueillit le sire de Corthuy avec la noble bienveillance d'un souverain. Par son ordre, nos voyageurs eurent constamment, dans la ville et dans l'île, des chevaliers pour guides et pour escorte.

La description que l'Itinéraire donne de Rhodes tire un intérêt particulier de ce quelle en fait connaître l'état, dix ans seulement avant la mémorable défense de l'île par le grand maître Pierre d'Aubusson, successeur d'Orsini.

La ville était petite, mais défendue par d'épaisses murailles flanquées de tours très-fortes. Comme à chaque instant on s'attendait à une attaque des Turcs, on voyait sur les murs des bombardes, des amas de pierres destinées à être lancées contre les assaillants et d'autres armes propres à la défense.

Le port se fermait au moyen d'une chaîne de fer attachée, par les deux bouts, à deux tours qui en défendaient l'entrée: celle de droite était appelée tour du duc de Bourgogne, parce qu'elle avait été construite aux frais de ce prince.

La ville avait trois enceintes: entre la plus avancée et la seconde, habitaient les artisans; derrière celle-ci, les frères de l'ordre; enfin la muraille intérieure renfermait les bâtiments occupés par le grand maître, avec les gens de sa maison, et les chevaliers.

Le peuple était principalement composé de Grecs. Leurs prêtres, qui pouvaient se marier, mais une fois seulement et à une vierge, portaient des bonnets arrondis par le haut, d'où pendaient des ornements semblables à des étoles. Leurs rits différaient, en beaucoup de points, de ceux de l'Église romaine: c'est à peine s'ils en reconnaissaient l'autorité. Outre les Grecs, il y avait à Rhodes des gens de toute nation, et même des Maures et des Turcs que probablement on eût fait sortir, en cas de siége.

Les rues étaient assez larges[71], mais les maisons basses, avec des toits en terrasse et des fenêtres ornées de colonnettes.

La veille du jour où le baron de Corthuy devait quitter Rhodes, le grand maître Orsini lui donna un magnifique festin. Aucun hôte, quelqu'eût été son rang, n'eût pu être traité avec plus d'éclat et de distinction. La table, dressée sous les voûtes de la grande salle du palais, était fort longue; cependant quatre convives seulement y prirent place, outre le grand maître. Il était assis au centre, avec le chevalier brugeois à sa droite et, à sa gauche, son neveu le prieur de Capoue. Après venaient, d'un côté, don Thomas Lomellino, son trésorier, et, de l'autre, le jeune Adorne; mais des intervalles séparaient les convives, en sorte que les deux derniers occupaient le bas de la table. Elle fut servie avec magnificence. Si l'on veut avoir une idée complette du tableau imposant qu'offrait ce banquet, il faut encore se représenter, tout autour des convives, un cercle d'environ cinquante chevaliers debout et couverts de leurs brillantes armures. Peu de souverains déployaient un tel appareil, et il y en avait moins encore qui eussent pu s'entourer d'un pareil rempart de nobles et intrépides guerriers.

Ce fut peut-être pendant le séjour du baron de Corthuy à Rhodes, qu'un des fils qu'il avait laissés à Bruges, alors dans sa dix-septième année, fut reçu dans l'ordre ou, comme on le disait alors, dans la religion de Saint-Jean. Anselme quitta l'île sur un navire biscayen de 500 tonneaux, armé en course par le grand maître et qui portait le prieur de Capoue avec plusieurs chevaliers. Ce bâtiment allait prendre une cargaison de froment dans la Pouille, dont le neveu d'Orsini était grand prieur; mais auparavant il devait traverser l'Archipel et toucher à la Grèce.

CINQUIÈME PARTIE.

I

La Grèce.

L'Archipel. — Le captif simien. — Le château de Saint-Pierre et ses gardiens. — Chio. — Le mastic. — Les Giustiniani et les Adorno. — Méthélin. — L'alun. — Trahison du commandant. — Modon. — Toits couverts de tuiles. — Le faux converti. — L'Albanie. — Scander-Beg. — L'Esclavonie. — Le héros hongrois. — Encore des tempêtes. — Le port de Brindes.

Voguant sur la mer semée des îles riches et célèbres dont se compose l'Archipel, nos Flamands virent d'abord Simia, habitée par une race farouche et énergique. Lorsqu'un Simien tombait entre les mains des Turcs, il était rare qu'il ne parvint pas à s'échapper. Quoique l'île soit séparée de la terre ferme par un canal de 5 à 6 milles de large, l'intrépide captif se jetait dans les flots et regagnait, à la nage, le rivage de sa patrie.

Simia, Épiscopia, Saint-Nicolas de Charri et Lango appartenaient aux chevaliers de Rhodes. Ils possédaient, dans la dernière de ces îles, quatre beaux châteaux, et près de là, sur la terre ferme, celui de Saint-Pierre, où cinquante d'entre eux, choisis parmi les plus jeunes et les plus braves, tenaient garnison. Ces guerriers d'élite avaient sous leurs ordres, outre cent hommes d'armes, des auxiliaires d'une autre espèce, mais d'un courage, d'une intelligence et d'une fidélité à toute épreuve: c'étaient des chiens. Il y en avait de 14 à 15, d'une taille et d'une force extraordinaires, et nombre de plus petits, sans doute en qualité de troupe légère. La tâche des uns comme des autres était de faire la ronde autour de la forteresse, dans un rayon de 2 à 3 milles. Rencontraient-ils un chrétien, leur férocité s'apaisait; ils s'approchaient doucement, flattaient l'étranger et lui indiquaient, au besoin, le chemin du château. Si, au contraire, un Turc s'offrait sur leur passage, ils s'élançaient sur lui, le mettaient en pièces, ou, s'ils avaient affaire à une force supérieure, ils couraient vers la forteresse en poussant des hurlements et des cris furieux qui donnaient l'éveil à ses défenseurs.

Non loin du château de Saint-Pierre étaient les ruines de l'antique ville d'Halicarnasse.

Les îles de l'Archipel étonnèrent nos voyageurs par leur nombre: on leur dit qu'il y en avait au moins trois mille. L'une des plus importantes était celle de Chio, non par son étendue, mais par la production du mastic qu'elle fournissait abondamment et qu'on ne recueillait point ailleurs. Le monopole de cette marchandise était une grande source de richesses pour les Génois, à qui l'île avait été cédée par les empereurs grecs. Les habitants, pourtant, ayant résisté, il avait fallu employer la force, et les chefs de l'expédition, parmi lesquels se trouvait un Adorno, cousin du doge Gabriel, avaient obtenu, en récompense, des droits presque souverains. Les Giustiniani qui prenaient le titre de princes de Chio, y dominaient, conjointement avec les Adorno.

Les principaux habitants résidaient dans le château d'une petite ville que l'on appelait du même nom que l'île.

Si Chio produisait le mastic, l'alun faisait la richesse de Méthelin, qui récemment encore appartenait à François Gattilusio, Génois suivant l'Itinéraire, Grec suivant Vertot. Cette île venait de tomber entre les mains des Turcs par la faiblesse ou la trahison d'un cousin de Gattilusio, à qui il avait confié la défense de sa capitale.

Après avoir traversé l'Archipel, Anselme Adorne aborda à la côte du Péloponèse. Les Vénitiens y conservaient encore quelques places. De ce nombre était Modon, protégé par sa position, ses épaisses murailles et ses tours, dont une surtout, remarquable par sa hauteur et sa masse, aidait puissamment à la défense. C'est dans ce port que relâcha d'abord le navire de nos voyageurs. Les toits des maisons de la ville leur rappelèrent la patrie, comme avaient fait les ponts de Pise: ils étaient couverts en tuiles, ainsi qu'on le voit souvent en Flandre.

Pendant leur séjour à Modon, un tragique dénoûment vint terminer l'aventure assez singulière que nous allons raconter.

Le long de la côte soumise aux Turcs, croisaient des galères vénitiennes. Un cavalier maure paraît, accourant vers le rivage d'un galop si précipité que sa monture ruisselait de sueur. Il s'arrête; il s'élance à terre, et au même moment, tirant sa dague, il étend son cheval mort à ses pieds.

«Chrétiens!» s'écrie-t-il alors en tendant les bras vers les Vénitiens, «je viens à vous; recevez-moi, votre foi sera la mienne.» On s'empresse, on l'accueille avec joie, on le conduit sur le territoire de Venise.

Le musulman se fait instruire: il reçoit le baptême; jamais néophyte n'avait montré plus de zèle ni plus de ferveur. Aussi la confiance qu'il inspirait était sans bornes. Il allait librement d'une contrée à l'autre, édifiant les chrétiens par sa conduite exemplaire, et se plaisait surtout à parcourir les provinces où flottait la bannière de Saint-Marc.

Deux ans environ se passent ainsi. Cependant, on ne savait par quelle fatalité, tous les plans des Vénitiens, le secret de tous leurs préparatifs d'attaque ou de défense, étaient à point nommé connus des infidèles. Il devait y avoir un traître. On aurait accusé tout le monde avant le nouveau converti; peu à peu néanmoins quelques circonstances viennent éveiller les soupçons. On l'observe, on épie ses démarches. Enfin la vérité se découvre: toujours musulman dans le cœur, il n'avait feint de changer de religion que pour mieux servir la sienne et sa haine contre le nom chrétien.

Arrêté à Modon, ce malheureux, dont la perfidie n'était pas sans mélange d'une sorte d'héroïsme, fut jugé et condamné. Il subit, à la vue du chevalier et de ses compagnons, l'affreux supplice du pal, en usage dans sa propre nation.

De Modon, le vaisseau du prieur fit voile vers Coron, ville plus considérable et plus forte; ensuite il toucha à l'île de Corfou. De là on pouvait apercevoir les sommets des monts de l'Albanie, «province peu étendue et peu fertile,» dit l'Itinéraire, «habitée par un peuple fort méchant, qui a sa langue particulière.» Les Albanais, appelés Arnautes par les Turcs et Skipatars dans leur langue, en ont une, en effet, qui leur est propre, quoique mêlée de slave, de latin, de grec et de turc[72].

Cette contrée venait d'être illustrée par le courage d'un héros. S'il employa la ruse envers les perfides oppresseurs de sa famille et de sa foi, nul ne montra plus que lui ce que peut l'énergie d'un seul homme. Pris comme otage par Amurat II, Georges Castriot, surnommé par les Turcs Scander-Beg, sut non-seulement s'échapper des mains du Sultan et recouvrer les domaines de ses pères, mais tous les efforts de la puissance ottomane vinrent échouer devant la ville de Croïa et dans les défilés gardés par la valeur du glorieux champion de la Chrétienté. A sa mort, l'Albanie devint la proie des Turcs, à l'exception d'Alessio et de Scutari qui appartenaient aux Vénitiens et de Croïa que Georges leur avait confiée. Suivant l'Itinéraire, Scutari était presque imprenable: toutes ces places, pourtant, tombèrent successivement au pouvoir des infidèles.

De même que nos voyageurs avaient aperçu l'Albanie, de Corfou, ils virent, après avoir quitté cette île, l'Esclavonie, du tillac de leur vaisseau. L'Itinéraire en prend occasion pour s'occuper de cette contrée, dans laquelle il comprend toutes les vastes régions qu'ont peuplées les Slaves, et même la Hongrie où domine la race magyare. A ce propos il rapporte d'un Hongrois un trait de dévouement qu'on nous saura gré de transcrire.

Le roi de Hongrie conservait encore quelques petites villes en Bosnie. Dans un assaut livré à l'une de celles-ci, un Turc de taille colossale, une sorte de géant, renommé pour sa force extraordinaire, avait escaladé le mur. Déjà il était debout sur le sommet, appelant du geste ses compagnons, et la cité menacée n'avait en cet endroit qu'un défenseur, ou plutôt elle n'en avait point, car il ne se trouvait là qu'un pygmée, un Hongrois de la plus chétive apparence. Mais un grand cœur animait ce corps débile. Il jette ses armes, il saisit dans ses bras le Turc encore mal affermi et tous deux roulent ensemble, également meurtris et brisés. Pendant ce temps, l'alarme est donnée, on accourt, on garnit le mur. Le Hongrois expire, mais la ville est sauvée!

Tandis qu'ils naviguaient sur l'Adriatique, nos voyageurs furent encore plus ballottés par les vents qu'ils ne l'avaient été jusque-là. Deux tempêtes, qu'ils essuyèrent coup sur coup, furent tellement violentes qu'il semblait, chaque fois, ne leur rester aucune chance de salut. Ils atteignirent pourtant sans accident la côte d'Italie; leur vaisseau entra le 24 novembre dans le port de l'antique ville de Brindes[73], à l'extrémité méridionale de la Péninsule.

II

Naples.

Alphonse V et Ferdinand. — Herman Van La Loo. — Manfredonia. — Mainfroi et Conradin. — Le mont Gargano. — Grotte servant de chœur. — Point de vue. — Le prince de Salerne. — Aspect de Bénévent. — Naples. — Beauté des Napolitaines. — Le Vico Capuano et le Lido. — Château-Neuf, château de l'Œuf et Castello Capuano. — Velitri. — La cloche. — Le droit de pétition chez les Turcs. — Le roi des Gueux. — Retour à Rome. — Les voyages d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.

Brindes est située dans la terra di Otranto qui appartient au royaume de Naples. Environ 30 ans avant le voyage d'Anselme Adorne, ce royaume avait été enlevé à la maison d'Anjou par Alphonse V, roi d'Aragon. En mourant, il sépara la couronne de Naples de celles qu'il avait réunies sur sa tête avant cette conquête, et laissa la première à son fils naturel, que le sire de Corthuy trouva sur le trône. Prince avare et cruel, mais politique habile, Ferdinand maintint son autorité avec vigueur pendant un long règne, malgré ses difficultés avec le saint-siége, les tentatives de Jean, fils du roi René, qui prenait le titre de duc de Calabre, les complots des barons napolitains et la haine du peuple.

Plusieurs Génois qui se trouvaient à Brindes pour affaires de commerce, notamment l'un d'eux, nommé Picco, offrirent à notre chevalier de somptueux festins. Il dîna également, avec son fils, chez don Barthélemy Orsini, chez lequel ils furent conduits par le prieur de Capoue.

Poursuivant désormais leur route par terre, ils passèrent par Monopoli, Polignano, Malfeta, Tremi, Bari, Barletto, tous lieux situés sur l'Adriatique. A Barletto, une surprise agréable les attendait: ils y trouvèrent un compatriote et même un parent, Herman Van La Loo[74], qui s'y était marié et établi, et qui s'empressa de leur offrir des fruits et d'autres rafraîchissements.

De là, chevauchant sur la plage, le sire de Corthuy se rendit à Manfredonia dont le nom rappelle celui de son fondateur, Manfrède ou Mainfroi, fils naturel de Frédéric II. Investi de la régence pendant la minorité de son neveu Conradin, il recouvra, à l'aide des Sarrasins établis à Lucera, les provinces appelées aujourd'hui les Deux-Siciles, dont Innocent IV avait presque entièrement dépouillé sa maison; mais, usurpateur du trône qu'il avait relevé, il en fut ensuite précipité par Charles d'Anjou. Nous avons vu ailleurs[75] comment celui-ci à son tour perdit la Sicile. Pierre III, qui la lui enleva, avait épousé Constance, fille de Manfrède.

Manfredonia faisait un grand commerce de grains, qu'on y conservait dans des silos. A quelque distance de cette ville s'élève le mont Gargano, appelé aussi mont de Saint-Ange, du nom d'une petite ville qui y est bâtie. L'église de celle-ci a pour chœur une grotte naturelle: derrière l'autel jaillit une source abondante; au-dessus de ce chœur surprenant croissaient des arbres d'une grosseur extraordinaire. Comme le bois qu'ils formaient occupait le sommet de la montagne, le chevalier et son fils jouirent sous leur ombrage du coup d'œil le plus ravissant: une immense étendue de pays s'offrait à leur vue, en même temps qu'elle errait au loin sur les flots de l'Adriatique.

Anselme Adorne, cessant maintenant de suivre la côte de ce golfe, se dirigea vers Naples par Troïa et Bénévent. Il alla saluer, dans la seconde de ces villes, un personnage remarquable de l'histoire du temps, le prince de Salerne, qui s'y trouvait avec ses fils. Troïa était un de ses domaines. Il était revêtu de la dignité de grand amiral, et, suivant notre manuscrit, c'était le premier du royaume après le roi. Il accueillit le chevalier brugeois avec beaucoup de bienveillance. Quelques années après, Antoine de San-Severino, tel était le nom du prince, fut contraint de se réfugier en France, où il concourut à pousser Charles VIII à la conquête de Naples.

En arrivant à Bénévent, lieu près duquel s'est livrée en 1266 la bataille fameuse qui mit Charles d'Anjou sur le trône et conduisit le jeune Conradin à l'échafaud, Anselme et son fils furent frappés de l'aspect noble et imposant de cette antique cité de l'Abruzze[76]. Elle appartenait au saint-siége, comme Ponte-Corvo et Terracine: la restitution de ces places avait été le prix de la reconnaissance de Ferdinand par Pie II.

Le 21 décembre, nos voyageurs entraient à Naples, qui, par la douceur de son climat et les admirables aspects de son golfe, offre un si délicieux séjour. Le peuple les y frappa par sa beauté, les femmes surtout. «A leurs traits ravissants se joint une tournure charmante, et leurs manières sont si agréables qu'on ne peut rien imaginer de plus séduisant. Pour leur costume, il ressemble beaucoup à celui des Catalanes.» Ainsi s'exprime l'Itinéraire au sujet des Napolitaines.

Suivant le même manuscrit, le Vico Capuano et le Lido étaient les plus beaux quartiers: plusieurs des maisons, dont ils se composaient, pouvaient être plutôt appelées des palais. Naples était défendu par trois châteaux très forts. Le Château-Neuf, auquel Alphonse V avait mis la dernière main, surpassait tout ce qu'on admirait ailleurs en ce génie, même le château de Milan. Celui de l'Œuf[77] se faisait remarquer alors, comme aujourd'hui, par sa position au milieu des flots; enfin, un troisième, appelé Capuano[78], servait de résidence au fils aîné du roi Ferdinand, Alphonse, duc de Calabre, marié à Hippolyte-Marie, fille de François Sforce. Par cette alliance de famille, le duc de Milan et Alphonse avaient voulu cimenter leur union contre la maison d'Anjou, encore redoutable à l'Italie, grâce à la position qu'elle occupait en France. L'Itinéraire ne parle pas du château de Saint-Elme qui domine la ville et fut converti en citadelle par Charles-Quint: il avait probablement auparavant peu d'importance.

Il n'est pas besoin de dire que, pendant les quinze jours environ que le baron de Corthuy passa dans la capitale du royaume de Naples, il présenta ses hommages au roi Ferdinand et à la famille royale.

Le 4 janvier 1470, nos voyageurs quittèrent cette ville pour se rendre à Rome. Ils traversèrent Aversa, Capoue, Mola, Gaëte, Fondi, Terracine, Sermoneta et Velitri où quelques usages particuliers attirèrent leur attention.

Les magistrats du lieu occupaient un palais au sommet d'une montagne. Devant la porte était suspendue une cloche que chacun pouvait sonner lorsqu'on venait demander justice. Aussitôt paraissaient des officiers qui recueillaient la plainte. Suivant notre manuscrit, la même chose se pratiquait en Turquie: une cloche semblable se trouvait devant le palais du Grand Seigneur; permis au plus humble sujet de la mettre en branle. Le Sultan, à ce bruit, envoyait querir le sonneur et lui ordonnait d'exposer sa demande. On s'étonne de trouver un tel respect pour ce que nous appelons le droit de pétition, à une telle époque et jusque chez le Grand Turc. Le même usage a existé en Chine[79]. Nos Flamands admiraient un moyen si simple d'assurer une égale justice au pauvre comme au riche, au plus élevé en rang et au plus obscur. «A combien d'exactions et de sourdes manœuvres,» se disaient-ils entre eux, «n'est-il pas ainsi porté remède!»

Une autre coutume de Velitri était plus bizarre et fournit une curieuse étymologie. Devant le même palais, on découvrait un monument carré de marbre blanc; en s'approchant, nos voyageurs furent surpris d'apercevoir, sur l'une de ses faces, la figure d'une bouteille et, sur une autre, l'image d'une écuelle, que l'on y avait sculptées. Un peu plus haut, était attachée une chaîne de fer. On expliqua au chevalier brugeois les priviléges attachés à ce monument, ainsi que son histoire. Quiconque s'asseyait là était en droit désormais de paraître en tout lieu, l'écuelle et la bouteille à la ceinture; il était enrôlé dans le corps des Ribauds, dont Velitri s'honorait d'être la capitale et qui lui doivent le nom de Bélitres.

Un monument, si rare dans son espèce, avait été érigé pour éterniser la mémoire du roi de tous les Gueux, qui furent, qui sont et qui seront; de Nicolas, célèbre non-seulement par son habileté et ses succès, qui lui avaient fait amasser d'immenses richesses, mais par sa bienfaisance vraiment royale, car il avait fondé cinq hôpitaux pour ses nombreux sujets.

La bonne foi avec laquelle l'Itinéraire est écrit défend de traiter ce récit de fable; il n'en est pas moins fort étrange.

Après avoir encore passé par Marino, l'un des domaines de l'illustre maison de Colonna, le sire de Corthuy se trouva de retour, le 11 janvier 1471, dans la capitale du monde chrétien, qu'il avait quittée le 23 avril de l'année précédente, ayant ainsi employé environ huit mois et demi à visiter la Barbarie, l'Égypte, une partie de l'Arabie, la Terre-Sainte, la Grèce, avec des fatigues et des dangers dont de nos jours l'on ne peut se faire d'idée, car il n'y a plus maintenant ni distances, ni flots, ni barbares: on voyage avec les ailes de la vapeur et l'on est reçu par des Turcs en redingote, humbles vassaux de notre civilisation.

III

Florence et Ferrare.

Le camérier du pape. — L'archevêque d'Arles. — Les imprimeurs allemands. — Goûts littéraires du sire de Corthuy. — Université de Sienne. — Florence-la-Belle. — Divers palais. — La liberté et les Médicis. — Bologne. — Jean de Bentivoglio. — Ferrare l'aimable. — Les Ferraraises à la fenêtre. — La maison d'Este. — Le palais de Scimonoglio et celui de Belfiore. — Benvenuto Cellini. — Son remède contre le mauvais air.

Le sire de Corthuy apportait à Rome les informations les plus fraîches et les plus exactes sur la situation de l'Orient. Paul II l'accueillit avec un nouvel intérêt et témoigna même le désir d'attacher à son service Jean Adorne. Placé dans une telle position, avec ses talents et ses connaissances, le jeune homme devait voir s'ouvrir devant lui la carrière des légations, des prélatures, du cardinalat. Flatté de cette perspective brillante, Anselme accepta pour son fils l'offre du souverain pontife. Il fut convenu que Jean reviendrait à Rome après avoir accompagné son père jusqu'à Bruges, dont il était depuis si longtemps absent et qu'il désirait ardemment revoir.

Le cardinal de Saint-Marc témoigna au Chevalier sa bienveillance accoutumée. Anselme et son fils rencontrèrent chez lui un savant distingué: c'était l'archevêque d'Arles, appelé à Rome par le pape pour revoir et corriger des manuscrits d'auteurs anciens, que ce pontife faisait imprimer par des ouvriers allemands récemment arrivés dans cette ville. On voit que Paul II encourageait les travaux littéraires, quoique Sismondi l'accuse d'avoir persécuté ceux qui s'y livraient.

Les deux Adorne trouvèrent également un accueil empressé chez plusieurs seigneurs et deux négociants de Gênes: Clément de Ubenaldi et Meliaduce.

Le sire de Corthuy n'était plus obligé cette fois de régler son séjour sur les probabilités de départ d'une caraque. Il passa dix-huit jours à Rome et en visita avec soin les monuments. Lui et son fils recherchaient surtout les inscriptions qui rappellent la mémoire des héros et des grands hommes. L'archevêque d'Arles, leur voyant ce goût, leur donna des vers en l'honneur de Cicéron. Ces circonstances et l'intimité qui s'établit entre le docte prélat et le chevalier brugeois, prouvent que celui-ci avait de l'instruction et le goût des lettres.

A son départ, il fut de nouveau escorté par une foule d'amis. Quelques jours après il arrivait à Sienne, où florissaient une université et un collége, appelé de la Sapience, fort loué dans l'Itinéraire. «C'est là, ou bien à Pérouse,» y est-il dit, «que je placerais des jeunes gens qui seraient confiés à mes soins, lorsqu'ils auraient terminé avec succès leurs premières études.»

Nos voyageurs, en passant à Florence, trouvèrent cette ville digne de l'épithète de belle que lui donnent les Italiens. Aucune autre ne renfermait plus d'églises et de couvents. On y admirait encore la résidence particulière des Médicis, dans la Via Lata, les demeures de Jacques des Pazzi, de plusieurs autres membres de cette famille et d'autres seigneurs, enfin trois palais publics.

L'un de ceux-ci, qui était fort beau, était occupé par les neuf magistrats appelés prieurs. Un second servait au jugement des affaires civiles. Le troisième était celui du Podestat, qui prononçait, tant dans certaines causes civiles que dans les affaires criminelles.

«Heureuse Florence, entre toutes les villes d'Italie!» s'écrie le jeune Adorne, dans l'Itinéraire. «Malgré bien des agitations et des vicissitudes, elle a gardé avec peu d'altération ses institutions primitives et conserve encore, sous l'autorité du saint-siége, son antique liberté.»

Celle ci, néanmoins, était fort menacée: gouvernée, dans l'origine, par des familles gibelines, Florence l'avait été ensuite par une aristocratie guelfe et populaire qui se divisa en deux factions. Celle des Blancs l'emporta. C'est ainsi que le Dante, qui appartenait à celle des Noirs, apprit à connaître «combien est rude sentier le monter et le descendre par l'escalier d'autrui, et combien goûte le sel, le pain de l'étranger!»[i]

Les Abbizzi devinrent la principale des maisons dominantes, qui s'appuyaient sur les grands métiers. Des familles gibelines, les Ricci, les Medici, pour gouverner à leur tour, cherchèrent l'appui des petits métiers. Ainsi se fonda le pouvoir de Côme de Médicis, célèbre par son immense fortune, sa magnificence et son goût pour les arts. Après lui, le pouvoir passa, même sans titre d'autorité, à son fils Pierre, mort en 1469, puis aux fils de celui-ci, Laurent et Julien. L'année où le baron de Corthuy traversa Florence, Laurent, marié à Clarice Orsini, fille de Jacques, prince romain, reçut avec une magnificence royale le duc de Milan et sa femme Bonne de Savoie. Tant de splendeurs annonçaient à la République un maître plutôt qu'un citoyen.

Le sire de Corthuy ne cherchait point le chemin le plus court pour retourner en Flandre. De Florence, il se rendit à Bologne, que l'on appelait la mère des études et la fontaine du droit. Jean Bentivoglio[80] avait, dans cette ville, la principale autorité; il voulut que son palais fût montré à nos voyageurs dans toutes ses parties, et leur offrit de son vin.

Ils virent ensuite Ferrare, qui leur plut beaucoup, surtout au jeune auteur de l'Itinéraire: «Je ne sais,» dit-il, «si les Italiens ont décoré cette ville d'un surnom comme Gênes, Florence et d'autres; pour moi, je l'appellerais l'aimable. Le beau sexe y est d'humeur agréable et douce, et à beaucoup de charmes il joint un enjouement qui dériderait le front le plus austère. C'est plaisir de voir ces jolies Ferraraises à leurs fenêtres, le cou tendu et le visage riant, suivant les étrangers qui passent, d'un regard plein de douceur.» Ce dessin, tracé d'après nature, a de la grâce; joint aux portraits, si soigneusement tracés, des montagnardes génoises, des juives d'Algéri, des belles Napolitaines, il complète un keepsake qu'on ne s'attendrait guère à rencontrer dans les bagages d'un futur camérier.

Tout le monde sait qu'à cette époque Ferrare obéissait à la maison d'Este, sans contredit la plus ancienne et la plus illustre de celles qui ont fondé en Italie des principautés. Elle remonte, selon Litta, à Adalbert qui gouvernait la Lombardie et la Ligurie, et elle forma deux branches principales dont l'une, alliée aux Guelfes d'Allemagne, donna des ducs à la Bavière, puis à la Saxe, et devint la tige de la maison de Brunswick qui a occupé le trône d'Angleterre et règne en Hanovre.

L'autre branche, après avoir obtenu, en 1208, la seigneurie de Ferrare, par l'influence du parti guelfe dont Azzo IV, marquis d'Este, était le chef dans la haute Italie, établit plus solidement son autorité, en 1240, à l'aide d'une armée de croisés du même parti.

Nicolas III, marquis de Ferrare, Modène et Reggio, étant mort en 1441, le gouvernement, avant de retourner à Hercule, l'aîné de ses fils légitimes, passa successivement à deux de ses enfants naturels: Lionnel et......

.............. il primo duce,
Fama della sua età, l'inclito Borso;
Che siede in pace, e più trionfo aduce
Di quanti in altrui terre abbiano corso[81].

(Ariosto, Orlando furioso, C. 3, st. XLV.)

L'Empereur, dont Modène et Reggio relevaient, les érigea en duché en faveur de ce sage et illustre rejeton de la maison d'Este. Paul II en fit de même de Ferrare qui relevait du saint-siége, en récompense des efforts de Borso pour rétablir la paix de l'Italie et l'unir dans la ligue contre les Turcs, publiée le 22 décembre 1470. L'investiture de cette dignité fut conférée à Borso, avec une pompe extraordinaire, le jour de Pâques, 14 avril 1471; mais le Duc ne devait pas jouir longtemps de ces honneurs: il mourut le 10 août suivant. Hercule, son successeur, fut le bisaïeul de cet Alphonse II que les vers et les malheurs du Tasse ont immortalisé.

L'Itinéraire, à raison de la nouveauté du titre ducal dans la maison d'Este, appelle Borso le marquis ou duc. Nos voyageurs admirèrent le palais qu'il avait fait reconstruire à neuf et que l'on appelait Scimonoglio: c'était le plus beau de la ville. Il y en avait encore un, «nommé Belle-Flour,» suivant notre manuscrit, «et situé hors de la porte du Vieux-Château.» C'est une des constructions du père de Borso: il bâtit à Ferrare les palais de Belriguardo et Consandolo et celui de Santa-Maria Belfiore, auquel était annexé un couvent.

Autour de la ville règnent des marais qui abondaient en gibier, surtout en faisans; mais on ne pouvait leur donner la chasse, sous les peines les plus graves. Le duc seul avait ce droit; sa cour en était si bien fournie que les domestiques mêmes s'en régalaient. Benvenuto Cellini, lorsqu'il fut loge à Belfiore, se permettait quelques incursions sur la chasse ducale. Il nous apprend qu'il abattait des paons à la sourdine, con certa polvere, sema far rumore, et il en trouvait la chair un excellent remède contre le mauvais air.

IV

Venise.

Les murs de Padoue. — Venise. — Place et église de Saint-Marc. — La Piazzetta. — Le comte de Carmagnola. — Le palais de la République. — Le sire de Corthuy assiste aux séances du sénat. — Fondation et progrès de Venise. — Henri Dandolo et Marino Faliero. — Le meilleur gouvernement. — Les deux Foscari. — Inquisiteurs d'État. — La Prophétie. — Hospices pour les marins. — Azimamet. — Le carnaval. — La chartreuse de Montello.

Nos voyageurs, en traversant Padoue, qui avait une double enceinte, remarquèrent la largeur du mur intérieur; on y pouvait commodément chevaucher. Bientôt s'éleva devant eux, du milieu des eaux, une vision magique, Venise, la merveille de l'Italie, par sa position, ses lois, sa puissance.

Ils y arrivèrent le 18 février. Trois objets surtout y excitèrent leur admiration: la place de Saint-Marc, le Trésor et l'Arsenal.

«L'un des côtés de la place,» lit-on dans l'Itinéraire, est formé par la petite mais inestimable église de Saint Marc: on voit devant ses portes les quatre chevaux dorés, trophée de la victoire des Vénitiens sur Constantinople. A gauche de l'église s'élève le magnifique palais de la République, et près de là est une petite place ornée de deux colonnes.»

C'est là que, trente-neuf ans auparavant, Carmagnola, général de la République, avait eu la tête tranchée, un bâillon dans la bouche.

«Le palais,» poursuit notre manuscrit, «est habité par le duc ou doge et renferme deux belles salles où siégent le conseil des nobles et le conseil secret.»

Le sire de Corthuy et son fils assistèrent plusieurs fois aux séances du premier, dans lequel, ainsi que le remarque Jean Adorne, résidait proprement la souveraineté.

L'histoire de ce singulier État ne pouvait manquer d'attirer leur attention; leur Itinéraire en donne un résumé assez exact, mais qui apprendrait peu de chose au lecteur.

Les îlots des lagunes et quelques points de la côte, peuplés de fugitifs lors des invasions d'Alaric et d'Attila; cette colonie naissante, qui dépendait de Padoue, forcée bientôt, par les mêmes circonstances, à élire des magistrats particuliers, se donnant en 697 un chef avec le titre de doge, dans la personne d'Anafeste, créant ensuite des maîtres de milice, puis rétablissant la dignité ducale: ce sont là des faits que tout le monde connaît.

Jusque-là, pourtant, c'est à peine si l'on peut dire que Venise existât. Son véritable fondateur fut le doge Ange Participiato, qui en 810 fixa le siége de l'administration à Rialto, unit les îles voisines par des ponts, construisit une cathédrale et un palais.

La décadence de l'empire d'Orient fut l'émancipation de Venise qui en relevait. En 1203, elle aide à le renverser et en partage les lambeaux avec les croisés. Le vieux doge aveugle, qui leur avait fait reprendre, en passant, Zara, pour les Vénitiens, était l'âme de l'expédition. Un siècle et demi après, l'un de ses successeurs, à cheveux blancs, et vainqueur de Zara, comme lui, est décapité, pour haute trahison, sur les degrés du palais ducal.

Entre Dandolo et Faliero, d'importants changements s'étaient opérés. Le Grand Conseil substitué, en 1172, à l'assemblée des magistrats appelés tribuns, s'était attribué à lui-même la désignation des 12 électeurs qui le choisissaient; il avait restreint ce choix aux familles parmi lesquelles il avait été exercé précédemment; enfin, après s'être complété jusqu'au nombre de 600 membres, il s'était déclaré permanent et héréditaire. Pour comprimer les mécontents, on créa le Conseil des Dix, rendu perpétuel en 1335.

C'est par ces degrés que fut fondé à Venise le gouvernement aristocratique, «le meilleur,» selon notre manuscrit, «après la monarchie.»

Ce jugement n'est pas facile à concilier avec celui que nous avons rencontré dans le même écrit sur les institutions de Florence. Il ne faut pas prendre ces diverses expressions dans un sens trop absolu. Anselme et son fils ne pouvaient évidemment louer à la fois le pouvoir illimité d'un seul et une démocratie sans contre-poids, tout en préférant à celle-ci l'aristocratie la plus complète. Peut-être la combinaison de ces trois éléments, se balançant et se tempérant mutuellement, eût-elle mieux répondu à leur pensée, comme elle se rapprochait davantage des institutions de leur pays.

Plus l'aristocratie s'affermissait, plus le pouvoir ducal était restreint. Foscari, tandis qu'il en était revêtu, est réduit à voir, sans oser se plaindre, son fils soumis à la torture et condamné à l'exil. Pour adieu il ne put que lui dire: «Va, mon fils, obéis à Venise et ne demande rien d'autre[82]

Afin de se frayer un chemin au trône ducal, il avait été le promoteur de guerres, quelquefois brillantes, toujours ruineuses. Voyant les mécontentements soulevés, il offre d'abdiquer; on lui impose le serment de garder le pouvoir, et ensuite le Conseil des Dix le dépose: il meurt au son joyeux des cloches qui annonçaient l'élection de son successeur.

Treize ans à peine s'étaient écoulés depuis ce règne de tragique mémoire, lorsque le sire de Corthuy vint à Venise. C'était aussi alors une institution encore récente que celle des trois inquisiteurs d'État, ayant droit de vie et de mort, quand ils étaient d'accord. Singulière et redoutable précaution de la classe dominante contre tous et contre elle-même!

Parmi les choses curieuses que le baron de Corthuy vit à Venise, son Itinéraire fait mention d'un tableau placé dans l'église de Saint-Julien: on l'appelait la Prophétie; mais il eût fallu le désigner plutôt comme le rêve d'un cerveau malade. Ce qui semble inexplicable, c'est qu'une œuvre semblable fût conservée dans un pareil lieu. Elle représentait le souverain pontife et le Grand Turc, tendant, comme à l'envi, la main pour s'emparer d'un écrit; mais l'infidèle, plus prompt que son compétiteur, avait saisi le document, et voici ce qu'on y lisait:

«L'Église de Dieu sera réformée; elle obéira à Dieu, comme au temps de Pierre, mon vicaire. La porte de la foi s'ouvrira devant les nations, et elles domineront les chrétiens en vertus.»

Cette peinture était fort ancienne et même antérieure, à ce que l'on prétendait, à l'époque où il avait commencé à être question des Turcs: de là ce nom de la Prophétie. Il y en a qui s'accomplissent sous nos yeux et que nous remarquons à peine, ainsi que d'autres fort avérées dont on n'a que trop peu de souci: il faudrait un esprit bien mal fait pour vouloir en trouver une ici. Peut-être était-ce une trace des démêlés de Venise avec le saint-siége, ou un bizarre écho de ce vœu de réforme de l'Église, dans son chef et dans ses membres, qui aboutit au concile de Trente, d'une part, et, de l'autre, à Luther et à Calvin.

Venise, puissance maritime, renfermait divers hospices où l'on recueillait les marins dans leur vieillesse. Nos Flamands applaudirent fort à cette institution et la trouvèrent aussi recommandable au point de vue de la politique qu'à celui de l'humanité.

Ce n'était pas uniquement une curiosité de voyageur qui avait amené le baron de Corthuy dans cette ville célèbre; il y trouvait l'ambassade de Perse, qu'il avait suivie de près à Rhodes et qui en était arrivée sur les galères de l'ordre.

Après la prise de Négrepont, les Vénitiens avaient dépêché Cetarino Zeno à la cour de Perse; Hassan-al-Thouil, de son côté, leur avait envoyé quatre seigneurs, dont Azimamet[83] était le plus considérable, avec cent gentilshommes persans et une suite nombreuse. Il voulait nouer des relations plus étroites avec les puissances chrétiennes qui se liguaient contre le Sultan, s'assurer de leurs dispositions et de leurs forces, et se procurer des artilleurs et des fondeurs.

Rien ne devait être plus utile au sire de Corthuy pour compléter les notions qu'il avait recueillies, en Orient, sur le souverain de la Perse et ses vues, que cette rencontre avec les ambassadeurs de Hassan ou Ussum Cassan et les rapports directs ou indirects qu'Anselme put avoir avec eux. Aussi ne passa-t-il pas moins de dix-huit jours à Venise.

Il est vrai qu'il y trouvait beaucoup d'amis et l'accueil le plus obligeant parmi les principaux de la noblesse. Laurent Bembo, Jean de Bragadini, Antoine Dottore, Laurent Contarini, lui offrirent de magnifiques festins. C'était le temps du carnaval, si brillant jadis à Venise; les bals et les banquets publics, les repas chez les particuliers, se succédaient sans interruption. Chaque jour avait ses fêtes auxquelles nos voyageurs prenaient part.

Au sortir de ces divertissements, un pieux devoir les appelait dans une sainte retraite. Parti le 6 mars de Venise, le sire de Corthuy se rendit le lendemain à Montello pour visiter près de là une chartreuse, appelée lo Bosco, où l'un de ses frères reposait, après y avoir porté pendant deux années l'habit de religieux. On ignore pourquoi cet Adorne avait été chercher si loin un cloître dont il ne manquait pas en Flandre, et ce qu'on trouve partout, une tombe.

De Montello, notre chevalier se dirigea vers Trente. Son projet était de traverser le Tyrol et de se rendre par Bâle à Strasbourg; ensuite de descendre le Rhin jusqu'à Cologne: de là il comptait retourner à Bruges, en passant par Aix-la-Chapelle, Maestricht et Anvers.

V

Le Rhin.

Le Tyrol. — Mariaen. — Hélénora Stuart. — Mols. — Entretien de Sigismond d'Autriche avec le sire de Corthuy. — Bâle. — Strasbourg. — La cathédrale. — Le chevalier Harartbach. — Les reîtres. — Les portes de Worms. — Le cours du Rhin. — Cologne. — Aix-la-Chapelle. — L'anneau magique. — Maestricht. — Anvers. — Accueil que font les Brugeois à Anselme Adorne.

Ce qu'offre de plus remarquable la partie du voyage d'Anselme Adorne, qui nous reste à raconter, c'est l'entrevue de celui-ci avec Sigismond d'Autriche.

Issu de Rodolphe de Hapsbourg, ce prince avait pour aïeul le valeureux Leopold, tué à Sempach, et était cousin de l'empereur Frédéric III, auquel, dit Æneas Sylvius, les princes allemands obéissaient quand ils le voulaient; ce qui arrivait rarement.

Cette branche avait pour apanage le Tyrol et quelques autres États; mais, selon notre manuscrit, Sigismond prenait, comme l'Empereur régnant, les titres de duc d'Autriche, de Styrie, de Carinthie et de Carniole. Il eut de longs démêlés avec les Suisses et y perdit le Turgau. C'est pour subvenir aux frais de cette guerre, qu'il avait récemment engagé au duc de Bourgogne le comté de Ferrette et plusieurs villes d'Alsace et de Souabe.

Notre chevalier, après avoir passé par Trente et traversé une belle vallée qu'arrose une large rivière, arriva à Marano ou Mariaen, petite ville qui était la capitale du Tyrol. Néanmoins ce n'était pas là, mais à Inspruck, que Sigismond faisait sa résidence ordinaire.

A Brixen, Anselme Adorne rencontra la duchesse, qu'il alla saluer, avec d'autant plus d'empressement qu'elle tenait à la maison royale d'Écosse. C'était Hélénora Stuart, sœur de Jacques II.

Comme le chevalier approchait de Mols, appelé aussi Sevenkirchen, il aperçut à l'entrée de ce bourg une troupe nombreuse et brillante de cavaliers. A leur tête était Sigismond avec qui il eut un long entretien.

Le duc protesta de sa bonne volonté pour Charles le Téméraire. «Je viendrais moi-même en personne lui amener du renfort,» dit-il, «n'était-ce d'un petit démêlé que j'ai avec certains montagnards.»

L'Itinéraire les nomme Angelini: ils vivaient en commun au nombre d'environ seize cents, habitant une vallée resserrée entre des rochers et à laquelle on n'avait d'accès que par un défilé fort étroit, ce qui rendait cette peuplade très-difficile à réduire.

Le 20 mars, nos voyageurs atteignirent «la charmante ville de Bâle, dont les maisons sont bâties avec autant d'élégance que de luxe.» Le lendemain ils passèrent le Rhin en face de Strasbourg, sur un pont en bois de plus de cent arches. Dans cette ville, ils ne manquèrent pas d'aller contempler la cathédrale, l'une des plus belles églises qu'ils eussent vues. Ils admirèrent surtout la flèche, fort haute et ornée de diverses sculptures. Ils avaient vu des tours plus élevées, mais aucune qui leur parût offrir un aspect plus agréable.

Le sire de Corthuy entra, pour descendre le Rhin, dans une barque assez grande, puisqu'elle put contenir d'autres passagers, sa suite et ses chevaux. Il s'y trouvait déjà un homme d'un visage mâle et ouvert, accompagné d'une dame dont l'extérieur annonçait un rang élevé: c'était un chevalier strasbourgeois, nommé Hans Harartbach, qui voyageait avec sa femme. Cette société, outre qu'elle fut très-agréable à Anselme, lui fut encore d'un grand secours.

Le village d'Ingelsheim, où l'on s'arrêta le soir, était infesté par des reîtres qui y vivaient à discrétion et y commettaient toute sorte de désordres et de violences. Nul moyen de s'y procurer des vivres. En revanche, tout était à craindre de l'insolence de cette soldatesque. Harartbach avait, heureusement, pris ses précautions contre ces deux inconvénients. Non-seulement il s'était muni de provisions qu'il partagea gaîment avec les Flamands, mais il avait fait venir, pour lui servir d'escorte, des gens bien armés qui tinrent les reîtres en respect.

Les deux chevaliers se séparèrent avec des témoignages réciproques de considération, et le Brugeois poursuivit sa navigation; de Strasbourg à Cologne, elle ne dura pas moins d'une semaine. Le 24 mars, il comptait passer la nuit dans la petite mais forte ville de Worms; mais, lorsqu'il y arriva, les portes étaient fermées et elles ne s'ouvraient plus à cette heure. On ne voyait à l'entour aucune habitation: il fallut coucher à la belle étoile. Par grâce, on fit passer à travers une lucarne un pain de médiocre grandeur et quelque peu de vivres pour le souper de nos voyageurs, ainsi que du pain pour leurs chevaux.

Voilà les seuls incidents de leur trajet sur le Rhin. Ils furent charmés de voir, sur ses bords, les châteaux et les villes, munis de toits d'ardoises, ce qu'ils n'avaient pas rencontré dans le Midi. L'Itinéraire fait aussi mention des montagnes entre lesquelles le Rhin commence à couler prés d'Openheim, et qui, en dessous de Mayence, prêtent à son cours de si pittoresques aspects.

Le 28 mars, au lever du soleil, notre chevalier aborda à cette colonie sainte (Cologne), «si justement appelée ainsi, à cause des martyrs qui l'ont arrosée de leur sang.»

Pour se rendre à Aix-la-Chapelle, il fut obligé de se pourvoir d'une escorte; elle fut changée au village de Berchem et à Juliers, sans doute à cause des différentes dominations qu'il traversait.

Dans la ville de Charlemagne, renommée, alors comme aujourd'hui, pour ses bains naturels d'eau chaude, on expliqua à nos voyageurs la fondation de l'église de Notre-Dame, d'une manière qui leur parut un peu difficile à croire; pourtant il en a été tenu note, sous toute réserve, dans leur Itinéraire.

Cette légende y est racontée avec simplicité. Quoiqu'elle ait déjà été recueillie dans plus d'un ouvrage moderne, comme il y a quelques différences dans les détails, nous croyons qu'on nous saura gré de la reproduire ici.

L'ANNEAU ENCHANTÉ.

Charlemagne, cet empereur qui remplit l'univers du bruit de ses exploits et du renom de sa sagesse, s'éprit pourtant d'une jouvencelle, et il l'aima si chèrement que, la jeune fille étant morte, il menait son corps en tout lieu avec lui. Il comprenait lui-même sa folie; mais, malgré son grand sens, il n'y pouvait trouver remède.

Or, par grâce divine, un saint homme le vint trouver et lui dit: «Sire! si vous êtes captif en de tels liens et comme ivre d'amour, c'est par maléfice et sortilége. Un anneau enchanté cause votre frénésie. Il faut, vous armant de courage, le saisir sous la langue de celle que vous aimez, toute morte qu'elle est, et le lui tirer de la bouche. A l'instant même le charme sera rompu.»

Charles crut à la parole du solitaire, trouva l'anneau, et irrité des maux qu'avait causés ce talisman, il le jeta vivement loin de lui. L'anneau tomba dans un marécage. Mais admirez ce nouveau prodige! L'ardeur dont avait brûlé l'Empereur ne fit que changer de nature et d'objet; son cœur s'enflamma saintement pour le lieu qui recélait le gage mystérieux, et il voulut qu'une église s'y élevât en l'honneur de la mère de Dieu.

Ce fut le 31 mars que le sire de Corthuy arriva à Maestricht, «ville forte,» dit son Itinéraire, «située dans une agréable vallée. Elle appartient au duc de Bourgogne; mais la contrée environnante dépend en grande partie de la Cité Liégeoise, récemment saccagée et presque détruite par le Duc.—«A Maestricht,» dit encore notre auteur, «le peuple est gai et les femmes y sont jolies.» On voit qu'en général elles n'ont point à se plaindre du jeune Adorne; il ne les oublie guère et leur rend volontiers justice.

Le sire de Corthuy passa ensuite par Anvers, «l'une des plus belles villes du Brabant,» qui devait bientôt enlever à Bruges la supériorité commerciale. Comme il approchait de cette dernière ville, où l'annonce de son arrivée était déjà parvenue, il découvre sur la route une troupe nombreuse et animée qui venait avec empressement au-devant de lui; bientôt il distingue des traits connus, il entend des voix aimées, il se voit entouré d'amis et d'autres concitoyens qui le félicitent à l'envi. C'est avec ce cortége, au milieu des acclamations joyeuses, qu'il descendit, le 4 avril, à la Maison de Jérusalem.

Nous ne décrirons pas les transports avec lesquels Anselme, Marguerite[84] et leurs enfants se virent de nouveau réunis, la douceur de leurs embrassements, les questions se pressant, de part et d'autre, sur leurs lèvres: un tel tableau se présente de lui-même à l'esprit du lecteur. Chacun a rencontré, dans la vie, de ces haltes heureuses qui semblent mettre un terme à nos travaux, à nos peines, nous rendre enfin, et sans retour, à ce que nous aimons. Puis, l'inconstance de notre esprit ou la mobilité des choses humaines nous pousse de nouveau loin du port où nous venions d'aborder. Eût-on pu se figurer que notre voyageur n'avait encore traversé que la moindre partie des périls qui lui étaient destinés?

VI

Édouard IV à Bruges.

Avénement et chute d'Édouard. — Warwick, le faiseur de rois. — La Gruthuse accueille Édouard fugitif. — Naissance d'un fils de la comtesse d'Arran. — L'Angleterre et l'Écosse à Bruges. — Le duc de Bourgogne cité en parlement. — Il assiége Amiens. — Trêve. — Anselme Adorne conseiller et chambellan du duc. — Édouard remonte sur le trône. — Le grand prieur de Saint-André. — Départ de la princesse.

Anselme, depuis son départ pour la Terre-Sainte, avait été absent de Bruges pendant un peu plus de 13 mois; dans l'intervalle, cette ville avait de nouveau reçu un fugitif de sang royal.

C'était Édouard IV, de la maison d'York. Il avait dû à l'appui du puissant comte de Warwick la couronne d'Angleterre, qui, arrachée à Richard II, fils du fameux prince Noir, par son cousin de Lancastre, tomba, en 1461, du front du faible Henri VI; mais ensuite le Faiseur de rois[85], mécontent de celui qu'il venait de placer sur le trône, avait réussi à l'en faire descendre.

Édouard, abandonné des siens, se jette dans un vaisseau hollandais. Poursuivi par les Osterlins[86], il aborde au petit port d'Alkmaer, dans le plus complet dénûment. Louis de la Gruthuse était gouverneur de la Hollande; il accueille avec respect le prince détrôné, beau-frère du duc de Bourgogne, lui donne plusieurs robes, le conduit à la Haye et ensuite à Bruges.

Édouard fit son entrée dans cette ville le 14 janvier 1470 (1471). On voyait chevaucher à côté de lui celui qui devait faire périr ses fils dans la Tour de Londres: Richard, duc de Glocester. Les deux frères allèrent loger à la Gruthuse: c'était le nom de la vaste habitation du seigneur brugeois, attenante à l'église de Notre-Dame, et dans laquelle le mont-de-piété est actuellement établi.

La princesse Marie était toujours à la Maison de Jérusalem: elle y avait donné le jour à un fils qui fut baptisé à Saint-Donat. La duchesse de Bourgogne fut la marraine, Ravesteyn le parrain. On voit que la noble fugitive était traitée par la cour avec tous les égards dus à son rang.

L'Angleterre et l'Écosse se retrouvaient à Bruges: un gendarme d'Édouard et un écuyer du comte d'Arran pouvaient se reconnaître aux cicatrices des coups qu'ils s'étaient portés dans quelque raid ou quelque foray[87]. Un montagnard, enveloppé dans son plaid, la claymore au côté, la plume d'aigle sur sa toque, se rencontrait peut-être avec un groupe de soldats nouvellement enrôlés pour le service du roi d'Angleterre. On distinguait ceux-ci à leurs belles casaques neuves, données par la duchesse de Bourgogne, et portant, par devant et par derrière, la rose blanche d'York.

La chute d'Édouard servait à souhait la politique de Louis XI. Forcé, pour dissiper la ligue du Bien public, à des concessions sur lesquelles il s'était bien promis de revenir, enveloppé à Péronne dans les filets de sa propre politique, puis conduit à Liége pour assister au sac d'une cité qu'il avait concouru à soulever, il attendait depuis longtemps une revanche et la voyait enfin s'approcher.

Non-seulement il était parvenu à détacher son frère et le duc de Bretagne de l'alliance du duc de Bourgogne, mais il avait noué des intrigues jusque dans la famille de Charles et espérait voir éclater dans les États de celui-ci une insurrection générale. Enhardi par ces dispositions et par une ligue qu'il avait faite avec les Suisses, il convoque à Tours un simulacre d'états généraux et y fait autoriser des poursuites contre Charles en parlement. Le duc reçut, à Gand, citation par huissier à comparoir devant la cour. Le roi n'avait fait un tel pas qu'avec la résolution d'employer des moyens plus actifs: il fait avancer ses troupes et se rend maître de plusieurs places.

Charles, quoique averti, s'était laissé prendre au dépourvu; il convoque l'arrière-ban de Flandre et de Hainaut et vient avec une belle armée camper devant Amiens; puis, au bout de quelque temps, les deux rivaux, s'apercevant que ce n'était point encore le moment de se porter un coup décisif, traitent et concluent une trêve.

C'est alors que le baron de Corthuy vint rendre compte au duc de ses missions et de ses voyages, en compagnie, dit-on, du patriarche d'Antioche; mais nous ne trouvons, dans l'Itinéraire de notre voyageur, aucune trace de cette dernière circonstance. Le duc entendit surtout avec intérêt les informations qu'Anselme lui donna sur les forces et les dispositions de divers princes musulmans, et notamment d'Hassan-al-Thouil ou Ussum Cassan, et il paraît que Charles conçut dès lors l'idée de donner au sire de Corthuy une part plus directe dans les négociations avec la Perse.

En attendant l'exécution de ce projet, il nomma Anselme Adorne son conseiller et son chambellan. Ainsi le raconte un vieux manuscrit que nous trouvons parmi les papiers de famille. En effet, le sire de Corthuy est qualifié, dans des actes officiels presque contemporains[88], d'illustre chevalier, conseiller et chambelan de Charles de Bourgogne. Il semble toutefois qu'il devait déjà avoir ce rang ou quelque autre équivalent lorsque Galeas le recevait à Milan avec tant de distinction, propter Burgundiæ ducem, et lui donnait les entrées comme à ses propres officiers.

A peine le duc de Bourgogne avait-il traité avec son royal antagoniste, qu'il apprit les succès de son beau-frère en Angleterre: Édouard y était remonté sur le trône et son pouvoir se trouvait affermi par la mort de Warwick sur le champ de bataille et de Henri VI dans la Tour de Londres.

Cet événement, qui faisait regretter à Charles son empressement à conclure, rendait, en même temps, l'Angleterre un asile plus sûr pour les Boyd fatigués de l'exil et désireux de se rapprocher de l'Écosse, dans l'espoir peut-être que Jacques III se laisserait à la fin fléchir ou que d'autres circonstances leur permettraient de rentrer dans leur patrie.

Un coup de la destinée les avait rapprochés, à Bruges, d'Édouard et de Glocester, et Marguerite d'York, liée avec la comtesse d'Arran, par le rang de toutes deux, était un intermédiaire naturel entre ces nobles exilés. Marie Stuart se flattait encore d'apaiser son frère; elle était mère et voulait du moins essayer de conserver un héritage à ses enfants. Buchanan suppose que, par des lettres insidieuses, Jacques III cherchait à persuader à la comtesse qu'en venant plaider elle-même sa cause, elle réussirait mieux qu'elle ne l'avait fait, par correspondance ou en employant des intermédiaires; mais cet auteur a semé son récit de tant de circonstances inventées à plaisir, qu'il n'a droit qu'à peu de confiance. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il y avait en ce moment à Bruges un dignitaire écossais, le grand prieur de Saint-André, qui, par ses discours et ses avis, put exercer de l'influence sur les résolutions des exilés. Quoiqu'il en soit, une péripétie inattendue dans la destinée de la comtesse d'Arran suivit, au bout de quelques mois, le rétablissement de la maison d'York.

L'histoire de cette princesse a excité tant d'intérêt en Écosse et en Angleterre, que les dates et les renseignements que notre Itinéraire fournit à ce sujet, et notamment sur l'incident qui nous occupe en ce moment, en acquièrent une importance réelle. On voit Marie, après avoir fui la cour de son frère pour suivre son époux et avoir séjourné près de deux ans à la Maison de Jérusalem, se décider à retourner sans lui en Écosse; et ce qu'il y a de remarquable, c'est l'accord qui se montre, à cet égard, entre elle et le comte, aussi bien que le père de celui-ci, qui, l'un et l'autre, devaient l'accompagner jusqu'en Angleterre. La même entente paraît entre Jacques III et le duc de Bourgogne; car ce fut probablement ce prince qui, à la demande de la princesse et avec l'agréation du roi, chargea le sire de Corthuy d'escorter Marie Stuart. La femme du chevalier devait également accompagner la princesse, et ce qui prouve combien cette compagnie était du goût de Marie Stuart, c'est que, spontanément et d'une façon toute gracieuse, elle invita Jean Adorne à être aussi du voyage.

D'un autre côté, le comte d'Arran eut, en Angleterre, une mission du duc: il devait exciter Édouard contre Louis XI, allié de Jacques III; négociations qui ont pu concourir à l'invasion de l'Écosse, dont nous parlerons. Il semble donc que les Boyd, tout en s'associant à la démarche de Marie, comptaient assez peu, pour eux-mêmes, sur le succès de cette tentative et avaient d'autres vues.

VII

La séparation.

Marie Stuart s'embarque au port de Calais. — Lord Boyd meurt à Alnwick. — Adieux du comte d'Arran et de Marie. — Le château de Kilmarnoc. — Annulation du mariage de Thomas Boyd avec la princesse. — Présentation à la cour. — Le donjon de Corthuy. — La dédicace de l'Itinéraire. — Fin de l'histoire de Thomas Boyd et de Marie Stuart.

Marie Stuart partit de Bruges avec lord Boyd, le comte d'Arran, le baron et la dame de Corthuy, leur fils aîné et une nombreuse escorte, et alla s'embarquer à Calais, le 4 octobre 1471. Voici comment Jean Adorne, dans une notice autobiographique qu'il a placée à la suite de l'Itinéraire de son père, décrit ce départ:

«Là même, à Calais, sur le vaisseau prêt à appareiller, je fis mes adieux à mes parents, et je saluai la noble princesse qui, de sa grâce, m'avait invité à la suivre; mais je devais partir dans peu de jours pour Rome. La chose était résolue et ainsi le voulait, sans doute, ma destinée.

«Après avoir pris congé d'eux, je revins à Bruges assez triste, mais supportant courageusement le chagrin que me causait ce prompt retour en Italie, d'où je revenais. Il ne manquait pas d'amis qui me conseillaient de rester, et des hommes puissants me promettaient leur appui. Je partis néanmoins pour Rome, en compagnie du grand prieur de Saint-André.»

On voit que le jeune Adorne eût préféré un voyage en Écosse, sous les auspices de Marie Stuart, et que, par un sentiment bien ordinaire parmi sa nation, il n'allait chercher au loin, qu'à regret, la carrière que Paul II devait lui ouvrir.

Le sire de Corthuy débarqua avec sa femme et leurs nobles hôtes en Angleterre. Les Boyd s'y arrêtèrent. Robert, se rapprochant, tant qu'il pouvait, de la frontière d'Écosse, mourut peu après à Alnwick. Anselme et Marguerite durent assister à une scène navrante: les adieux du comte et de Marie. Leur route, à tous deux, se séparait; chacun allait au-devant d'un avenir inconnu qui ne devait plus les réunir. Les images de leur bonheur passé, de leurs espérances détruites, venaient en foule assaillir leur pensée, et, en même temps, un nuage froid et sombre semblait se placer entre eux. Quelle différence entre cette entrevue et une autre, quoique mêlée aussi de douleurs, dans laquelle, se revoyant après le coup qui les avait frappés, ils s'étaient juré mille fois de ne jamais se quitter!

Arrivée à Édimbourg, la princesse fut, dit-on, froidement reçue par son frère; on ajoute qu'il la confina dans le château de Kilmarnoc, ancien domaine des Boyd; mais comme ils en étaient dépossédés, le choix de ce séjour se comprend assez peu. Ce qui n'est pas douteux, c'est que les supplications et les larmes de Marie n'eurent pas plus de succès que n'en avaient eu les négociations d'Anselme Adorne. Jacques ne voulait ni rendre à Thomas Boyd, proscrit, dépouillé, ulcéré, sa position, ni en laisser une à la princesse, qui ne convenait pas à son rang et à sa naissance. Le mariage fut cassé, on ne sait sur quel fondement, mais probablement comme l'œuvre de la puissance usurpée des Boyd et manquant d'un consentement royal, libre et régulier.

En revenant en Écosse, le sire de Corthuy trouvait le mariage du roi accompli. La cour retentissait encore des magnificences qui avaient été déployées pour célébrer cette union. Anselme vit la jeune reine, belle, distinguée et modeste. La présentation de la dame de Corthuy, la tournée qu'Adorne fit avec elle dans ses domaines, se devinent, sans qu'on en trouve le récit: on eût aimé à y rencontrer la peinture d'un paysage d'Écosse, dominé par le vieux donjon de Corthuy, avec son fossé et sa double enceinte de murailles, ou surplombant, comme un nid d'aigle, quelques roche presque inaccessible.

A Édimbourg, Adorne avait un devoir à remplir: pendant les six mois qu'il venait de passer à Bruges, il avait fait rédiger, sous ses yeux, par son fils aîné, la relation de leur commun voyage. Elle est écrite en latin, mais d'un style familier, afin, comme le dit l'auteur, d'en rendre la lecture plus facile. La narration, semée parfois, ainsi que nous l'avons remarqué, de citations poétiques, y est interrompue et coupée par des dissertations qui résument les observations personnelles et les connaissances des deux voyageurs, relativement à l'histoire, à la situation politique et aux mœurs des pays qu'ils ont visités. Il règne, en général, dans tout cet écrit une simplicité et un ton de bonne foi qui inspirent la confiance. Les descriptions qu'on y rencontre témoignent d'un esprit d'observation uni à beaucoup d'exactitude, en même temps que du sentiment des beautés de la nature. On trouve aussi, en quelques endroits de ce manuscrit, des remarques qui révèlent un goût, assez rare alors, pour les études philologiques et etnographiques.

L'ouvrage est précédé d'une dédicace adressée au roi d'Écosse[89]; elle contient une analyse curieuse des principaux voyages qui avaient précédé celui du sire de Corthuy. L'étudiant de Pavie y donne ensuite carrière à son éloquence classique, pour célébrer, d'une manière hyperbolique, la grandeur et la puissance du jeune souverain qui avait témoigné au père de l'écrivain tant de considération et de gratitude.

Le baron de Corthuy remit lui-même le manuscrit à Jacques III, qui dut être sensible à ce présent. Ses goûts n'étaient que trop studieux, et il parcourut sans doute avec avidité un ouvrage qui a vieilli par la forme et une partie de la matière, aussi bien que par la langue dans laquelle il est écrit, mais qui présentait alors ce qu'on savait de plus certain et de plus neuf au sujet de contrées qui ne cessaient d'occuper l'attention générale.

C'est peut-être lors de cette apparition à la cour de Holyrood, qu'Anselme Adorne fut nommé conseiller du roi d'Écosse, titre fort honorable en ce temps, car l'État n'était pas conduit sans habileté ni sans bonheur. Anselme et Marguerite, pourtant, ne tardèrent guère à retourner en Flandre, après avoir assisté, il faut le supposer du moins, aux réjouissances qui eurent lieu pour célébrer la naissance du prince, depuis Jacques IV, réservé à devenir un jour, entre les mains d'implacables ennemis, l'instrument de la ruine et de la mort de son père.

Nous achèverons ici en quelques mots l'histoire du comte et de la comtesse d'Arran. Le premier, comme nous l'avons dit, fut employé par le duc de Bourgogne dans des négociations; on ajoute qu'il le servit de son épée. Il mourut dans l'exil, et Buchanan raconte que Charles lui fit élever, à Anvers, un magnifique mausolée avec une inscription qui rappelait ses titres et ses exploits.

Nous devons dire que nous n'avons rencontré son nom ni parmi ceux des principaux chefs employés par le duc de Bourgogne dans ses expéditions militaires, ni dans les épitaphes anciennes des églises d'Anvers ou de Bruges[90]. Nous ajoutons cette dernière ville à l'autre, parce que l'auteur que nous venons de citer, semble constamment les confondre ensemble. D'autres écrivains veulent que Thomas Boyd termina ses jours en Italie, et désenchantent le roman de ses amours avec Marie en ajoutant qu'il périt de la main d'un époux outragé.

S'il en fut ainsi, elle était plus que quitte envers lui. Une princesse, veuve ou séparée de son mari, se trouvait en Écosse, en butte aux entreprises et aux outrages d'hommes audacieux, aussi peu délicats sur le choix des moyens que peu retenus dans leurs sauvages passions. Le roi exigea que sa sœur acceptât un protecteur en donnant sa main à lord Hamilton qu'elle avait dû épouser autrefois. Parvenu ainsi au but de son ambition, et créé à son tour comte d'Arran, il devint le chef d'une maison puissante qui, sous le règne d'une autre Marie Stuart, célèbre par sa beauté et ses malheurs, se trouva voisine du trône chancelant de cette reine.

La comtesse d'Arran paraît encore une fois dans l'histoire: ce n'est plus la jeune compagne d'un banni, c'est une mère qui intercède pour son fils, et ce n'était point celui de Boyd. Ses pleurs, cette fois, ne coulèrent du moins pas en vain: Jacques Hamilton, comte d'Arran, s'était exposé à la vengeance du duc d'Albany[91], qui exerçait la régence pendant la minorité de Jacques V; Marie sut les réconcilier.

VIII

L'ambassade de Perse.

Mort de Marguerite. — Puissance du duc de Bourgogne. — Ses vues ambitieuses. — Sa participation aux affaires d'Orient. — Hassan al Thouil ou Ussum Cassan. — Le Mouton Blanc et le Mouton Noir. — L'empereur de Trébisonde. — Hassan épouse Despoïna Comnène. — Ambassades vénitiennes. — Le patriarche d'Antioche. — Le sire de Corthuy part pour la Perse. — Hassan reçoit les ambassadeurs du duc de Bourgogne, de Venise et du grand-duc de Moscovie. — Ses succès et ses revers. — Prise de Caffa par les Turcs. — Anselme Adorne est rappelé.

Marguerite ne survécut pas longtemps au voyage d'Écosse. Anselme eut à la pleurer, après environ trente années d'une heureuse union dont les nœuds avaient encore été resserrés par la naissance de six fils et d'autant de filles[92]. Celles-ci étaient bien jeunes lorsqu'elles perdirent leur mère, et c'est une tâche difficile que de remplacer de tels soins! Le sire de Corthuy cependant fut obligé, après y avoir pourvu de son mieux, de s'éloigner encore une fois pour remplir une nouvelle mission de duc de Bourgogne.

Au milieu des nombreuses entreprises qui l'occupaient, ce prince n'oubliait pas l'affaire de Perse.

Quoique la mort du duc de Guyenne lui eût enlevé un appui et qu'il eût combattu de nouveau en France avec des fortunes diverses et un succès douteux, il semblait à l'apogée de sa puissance. A la faveur d'une nouvelle trêve, il se rend maître de la Gueldre qu'il avait acquise du duc Arnout, tiré par lui de la prison où le tenait un fils dénaturé. Ainsi se complétait successivement l'union des Pays-Bas sous la domination du duc de Bourgogne. Liége et Utrecht subissaient son protectorat. L'Artois, la Bourgogne, la Franche-Comté étaient un ancien patrimoine de cette maison. En Alsace, Charles avait reçu en nantissement, sinon acquis, le comté de Ferrette. Il convoitait la Lorraine. René d'Anjou lui faisait espérer la Provence par testament. Il attendait de l'Empereur la couronne royale. Par un traité avec Édouard VI, il partageait la France. S'étendant déjà en idée au delà des Alpes, il avait, dit Commines, de grandes fantaisies sur le Milanais. Peut-être le diadème de l'empire d'Orient brillait-il de loin à ses yeux, comme plus tard à ceux d'un autre Valois[93]. Du moins, le rôle de champion de la Chrétienté tenait place dans ses rêves de gloire et pouvait certes, en ce moment, tenter une noble ambition.

Où s'arrêteraient les armes de Mahomet II? Nous avons vu leurs rapides progrès. Plusieurs États chrétiens étaient envahis; l'Allemagne et l'Italie étaient menacées. C'était comme une faveur inespérée de la Providence, que, dans de telles conjonctures, le Sultan trouvât un rival dans un prince musulman qui allait le prendre à revers, tandis que l'Europe s'apprêterait à faire face au barbare conquérant.

Déjà, en 1461, Philippe le Bon, qui préparait alors une expédition contre les infidèles, avait reçu une ambassade envoyée par des princes de l'Orient, et l'un de ceux dont on lui promettait le concours était le roi de Perse[94]. Nous ne pensons pas néanmoins que ce fut celui dont il était maintenant question, appelé Assembei par l'historien Bizaro et plusieurs contemporains, Usong par Haller, et enfin Assan-Beg, vulgairement nommé Housson-Cassan dans notre Itinéraire. Voici ce qu'on y lit à son sujet, et ce fut sans doute la substance des entretiens que le sire de Corthuy eut avec le duc de Bourgogne sur le prince musulman:

«C'est surtout pour résister aux fréquentes attaques d'un si redoutable voisin que le Soudan d'Égypte entretient à Alep un corps considérable de Mamelucks. Assan-Beg égale presque en puissance le Grand-Turc. Il y a peu d'années, il se rendit maître de la Perse et vainquit, avec un grand carnage, Jansa, successeur du fameux Tamerlan. La Chaldée où fut Babylone, la Silicie, la Mésopotamie, la Capadoce, l'une et l'autre Perse, l'une et l'autre Arménie, la Médie jusqu'à la Scythie ou Tartarie, lui obéissent. Il a épousé une fille[95] de l'empereur de Trébisonde, et en conséquence il a plusieurs fois réclamé ce pays, du Turc qui s'en est emparé. Cette demande n'étant point écoutée, il se prépare à la guerre. Il a même envoyé un ambassadeur que nous vîmes à Venise, tant à cette République qu'au grand maître de Rhodes, pour contracter alliance et former une ligue. Plaise au ciel que ce dessein s'accomplisse! C'est une voie qui s'ouvre pour arrêter les progrès du Turc et renverser sa puissance.»

Quoique ces renseignements appellent quelques rectifications, ils sont exacts en général, et lorsque l'on considère avec quelle difficulté les informations étaient alors obtenues, l'on doit reconnaître que le sire de Corthuy n'avait rien négligé pour s'en procurer de sûres et avait mis soigneusement à profit les occasions qui s'en étaient présentées à lui, soit dans le Levant, soit en Italie.

Suivant les orientalistes, le véritable nom du conquérant de la Perse était Hassan, et il fut surnommé le Grand, en arabe Al Thouil ou Al Thawil, en turc, Uzum, soit à raison de sa taille, soit à cause de ses exploits et de sa puissance. De là le nom d'Ussum Cassan, sous lequel il est le plus généralement connu.

On lui trouvait une analogie de traits avec les Tartares, conquérants de la Perse; cependant il appartenait à une dynastie de Turcomans, dite du Mouton Blanc, qui gouvernait l'Arménie.

Ayant succédé, en 1467, à son frère Géhangir, il défit Géhan Schah, sultan de la race du Mouton Noir, auquel il enleva les États que ce souverain ou ses prédécesseurs avaient conquis dans la Mésopotamie, la Chaldée et la Perse. Il vainquit ensuite le sultan Abu-Saïd, issu de Tamerlan, et lui enleva le Khorassan et la Transoxane.

D'antique lignage, mais nouveau souverain, il crut ajouter à l'éclat de sa puissance en épousant Despoïna, nièce d'un Comnène qui gouvernait une partie de l'Asie Mineure avec le titre d'empereur de Trébisonde, et cherchait, de son côté, un appui auprès de Hassan contre les armes de Mahomet II.

Hassan, en vertu de cette alliance, ayant requis le Sultan d'éloigner ses forces de Trébisonde et de la Cappadoce, la guerre s'allume entre eux. Les États d'Italie, que la puissance ottomane menaçait de fort près, sentent, à l'instant, le prix de cette diversion. Le pape et Venise s'empressent d'exhorter Ussum Cassan à persévérer dans ses desseins, et un échange d'ambassadeurs s'établit. Ce fut, de la part des Vénitiens, d'abord Catarino Zeno, allié à la famille de la reine Despoïna; ensuite, en 1471, Josaphat Barbaro, chargé de reconduire l'ambassade persane dont parle notre manuscrit, avec de riches présents, de l'artillerie, des artilleurs et des munitions de guerre. En même temps, une flotte combinée, commandée par Pierre Moncenigo, se dirigeait vers les côtes de l'Asie Mineure et y remportait quelques avantages; mais Barbaro, ne voyant pas jour à pénétrer jusqu'auprès d'Ussum Cassan avec les secours qu'envoyait la République, se jeta à travers le pays, en compagnie d'Azimamet qui fut massacré en route, et le Vénitien arriva, à grand'peine et presque seul, à Ecbatane, au mois d'avril de l'année 1474.

On attachait tant d'importance à ces relations, que, vers le même temps, un troisième envoyé de Venise, aussi d'illustre famille, Ambroise Contarini, se rendait en Perse, par la Pologne, la colonie génoise de Caffa et l'Arménie; Iwan III, qui régnait en Russie et avait affranchi cette contrée du joug tartare, avait aussi confié une mission semblable à un seigneur moscovite, désigné sous le nom de Marc Ruffus.

Il est probable que le duc de Bourgogne concourait, au moins de ses deniers, aux armements du souverain pontife et de l'ordre de Saint-Jean contre les Turcs. Toujours est-il qu'il intervenait dans cette affaire et dans les négociations qui s'y rapportaient. Quoique le pape eût déjà dépêché en Perse, au nom de ce prince, et sans doute de concert avec lui, Louis de Bologne, religieux revêtu du titre de patriarche d'Antioche. Le duc voulut, de son côté, choisir un ambassadeur pour la même destination, et ce fut le sire de Corthuy, familiarisé avec l'Orient par son voyage, déjà au fait de cette affaire importante, et réunissant les conditions de sang-froid et de courage que demandait une entreprise si difficile et si périlleuse.

Le chevalier partit de Bruges au mois de mars 1473 (vieux st.) avec une suite nombreuse et brillante. Tandis qu'il luttait avec les lenteurs et les difficultés qu'avaient rencontrées, avant lui, les envoyés vénitiens, le patriarche arriva au camp d'Ussum Cassan, escorté de cinq cavaliers. Le lendemain, il fut admis devant le roi. Après qu'il eut décliné sa qualité et offert, en présent, à Hassan, quelques robes de brocart d'or, de soie écarlate et de drap, il exposa le sujet de sa mission et fit des offres de service au nom du duc de Bourgogne. Au rapport de Contarini, présent à l'audience, les promesses du patriarche furent magnifiques; mais le monarque persan ne parut pas les prendre fort au sérieux. S'il n'entrait point dans cette appréciation un peu de jalousie, on n'en comprendra que mieux que Charles eût songé à se faire représenter en Perse par une ambassade plus solennelle et qui répondît davantage à la renommée du grand duc d'Occident.

La réception fut suivie d'un dîner auquel les ambassadeurs furent invités. Le roi y montra son esprit en proposant des questions auxquelles il répondait lui-même. C'était un vieillard de haute taille, sec et nerveux, d'une physionomie agréable et fort ami de la magnificence. Dans une seconde audience qu'il donna à Contarini et au patriarche, à Ecbatane, il leur ordonna de retourner chacun dans son pays pour annoncer à son souverain qu'il ne tarderait pas lui-même à attaquer les Turcs. Enfin, le 17 juin, il donna aux ambassadeurs une audience de congé. Après avoir distribué au patriarche et à l'envoyé d'Iwan quelques présents, notamment un cimeterre et un turban, que le moine reçut comme le Moscovite, il leur expliqua les motifs pour lesquels il n'entrait pas immédiatement en campagne avec toutes ses forces. A ses côtés se tenaient deux seigneurs persans qui devaient se rendre en ambassade, l'un auprès de Charles, l'autre auprès du prince russe.

Mais, dès lors, ces négociations n'avaient plus d'objet réel. Vers le temps où Barbaro quittait ses vaisseaux, Hassan s'était avancé dans l'Asie Mineure, avait vaincu les Turcs, puis dans une seconde bataille fort contestée et fort sanglante, il avait vu son armée dispersée par l'artillerie ottomane. L'opinion, en Italie, fut qu'il avait été mal secondé. Il était d'autant moins disposé, maintenant, à reprendre sérieusement l'offensive contre les Turcs, que la révolte de son fils Ungermaumet lui donnait de grands embarras. C'est peut-être pourquoi il montrait tant d'impatience de voir partir les ambassadeurs.

Contarini ne regagna l'Italie qu'avec des peines et des périls sans nombre. Barbaro, pour qui Ussum Cassan avait beaucoup de bienveillance, demeura en Perse, dans l'espoir que le roi tenterait quelque entreprise contre Mahomet II; mais il vit bien qu'Ussum Cassan, après s'être vaillamment mesuré avec ce redoutable ennemi, était peu tenté de renouveler l'épreuve.

D'un autre côté, les progrès de la puissance ottomane rendaient les communications de plus en plus difficiles entre l'Europe et la Perse. Dans cette situation, le duc de Bourgogne n'avait rien de mieux à faire que de rappeler son ambassadeur, en quelque endroit qu'il se trouvât. Le sire de Corthuy revint donc en Flandre, où nous allons bientôt le voir entrer dans la période la plus pénible de sa vie.

SIXIÈME PARTIE.

I

Jean Adorne.

Mort de Paul II. — Barbe rasée. — Les chansons de Robinette. — L'hospice de Saint-Julien. — Patric Graham, primat d'Écosse. — Jean Adorne est attaché à l'ambassade du cardinal Hugonet. — Mission à Naples. — Le bâtard de Bourgogne. — Tournoi. — Siége de Neus. — Traité de Péquigny. — Les états généraux de 1475. — Commissaires au renouvellement des Magistrats de Bruges. — Le sire de Corthuy est nommé bourgmestre.

Que devenait cependant Jean Adorne? Nous l'avons laissé reprenant à regret la route d'Italie, moins touché de l'éclat des dignités dont la perspective s'ouvrait devant lui, que docile aux vues de son père. Avant d'arriver à Rome, il apprit un événement bien fâcheux pour la réalisation de ses brillantes espérances: Paul II était mort! Jean, cependant, n'en poursuivit pas moins sa route. A défaut du pape, il comptait trouver un protecteur dans le cardinal de Saint-Marc; mais celui-ci était parti ou se disposait à partir pour une légation.

Le jeune Adorne, comme il nous l'apprend lui-même, arrivait à Rome, le menton orné d'une barbe qu'il avait laissée croître et soigneusement entretenue pendant deux ans. Peut-être l'usage était-il de la porter longue dans les fonctions auxquelles Paul II l'appelait, il se la fit raser et alla passer quelque temps à Gênes, dans la société des parents et des amis qu'il y avait.

Il logeait chez un particulier nommée Julien Alamanni dont la femme était d'Amiens: c'était pour le jeune homme presque un compatriote. Robinette, tel était le nom de la dame, était vive, acorte et d'humeur joyeuse. Pour le distraire de ses mécomptes, elle lui chantait des chansons françaises qui le divertissaient fort.

Évidemment, il n'était point venu en Italie pour cela. Il quitta Gênes et revint à Rome, où il descendit à l'hospice de Saint-Julien: là se trouvaient, en ce moment, quelque Français, assez mauvais sujets, dont il ne rechercha pas la connaissance. Une rencontre plus heureuse lui était réservée dans la capitale du monde chrétien. Un prélat écossais, aussi distingué par sa piété que par sa naissance, attendait à Rome, dans une sorte d'exil, le moment de pouvoir retourner dans sa patrie: c'était Patric Graham, dont nous avons déjà parlé.

Non-seulement le souverain pontife avait confirmé le choix que le chapitre avait fait de Graham pour l'évêché de Saint-André, mais, à la demande du prélat, il avait érigé ce siége en archevêché; et, écartant les prétentions de l'archevêque d'York à exercer une juridiction sur l'Écosse, il avait reconnu les droits de celui de Saint-André au titre de primat du royaume; enfin il avait joint à cette dignité celle de son légat en Écosse, avec la délicate mission d'y corriger la discipline.

Les Boyd n'étaient point favorables, dit-on, à Graham; d'où il faudrait conclure que, lorsqu'ils s'emparèrent de la personne du roi et du pouvoir, ils rompaient ainsi avec les Kennedy. Quoi qu'il en soit, après la chute des Boyd, la cour n'en demeura pas moins contraire au primat, et il n'osait revenir en Écosse: les courtisans, qui profitaient des abus, n'étaient point pressés de voir arriver un réformateur. L'habile et intrigant Schevez, qui aspirait à remplacer Graham, et s'était emparé de l'esprit du roi par son savoir et surtout en flattant le goût de Jacques pour l'astrologie, ne cessait de susciter des obstacles au rival qu'il finit par supplanter.

Le vénérable prélat, pendant son séjour à Rome, admit auprès de lui Jean Adorne et se l'attacha; c'était une suite des relations de notre chevalier avec l'Écosse et un honorable témoignage des sympathies que ses qualités et sa conduite lui avaient méritées de la part de ce que ce pays avait de plus élevé et de plus respectable.

Le primat se disposait, en dépit des difficultés qui l'attendaient, à se rendre auprès de son troupeau, lorsqu'arriva Philibert Hugonet, évêque de Metz, frère du chancelier de Bourgogne. Il était spécialement chargé d'obtenir un chapeau de cardinal pour le protonotaire de Clugny. Une promotion eut lieu le jour de Noël de l'année 1473; Clugny n'y était pas compris, c'était l'ambassadeur. La fureur du duc fut extrême. On adoucit pourtant l'esprit de ce prince en lui représentant que le protonotaire rencontrait dans le sacré collége une opposition qu'on n'espérait surmonter qu'à la longue. Le cardinal demeura en Italie, comme ambassadeur de Charles auprès du souverain pontife et du roi de Naples; le pape lui donna de plus une légation dans les États-Romains: il fut aussi légat en Toscane.

Jean Adorne fut placé auprès de lui dans une position plus diplomatique que d'Église, qui le rapprochait, non pas, il est vrai, de sa patrie, mais du moins des affaires où elle était mêlée. Il passa plusieurs années avec le cardinal, à Rome et dans les États-Romains.

En 1475, il fut dépêché à Naples, auprès du roi Ferdinand, avec des lettres de créance qui portaient sur trois points ou articles. Il avait aussi une mission pour Antoine, bâtard de Bourgogne, récemment légitimé par le pape, et que Charles le Téméraire avait envoyé à la cour de Naples.

Le prince bourguignon fut reçu avec de grands honneurs dont Jean Adorne fut témoin; à cette occasion, celui-ci assista à un magnifique tournoi auquel le duc de Calabre prit part en personne.

Le duc de Bourgogne, cependant, s'engageait de plus en plus dans de vastes et périlleuses entreprises. En même temps qu'il traitait avec Édouard, qui devait aborder en France avec une armée, il profite d'une querelle entre deux prétendants à l'évêché de Cologne, pour chercher à s'emparer de Neus. Il se met ainsi l'Empereur et l'Allemagne à dos, et épuise vainement ses ressources. Les Anglais débarquent à Calais, mais l'or de Louis XI les désarme. Le traité de Péquigny enlève au duc son allié le plus puissant.

Louis XI, outre son habileté et sa souplesse, avait un grand avantage: il disposait librement des ressources des provinces qui lui obéissaient. Celles des Pays-Bas, les voyant chargées d'impôts et tenues en grande crainte par les gens de guerre, n'étaient pas tentées de se mettre en même position. Le duc s'irritait de cette différence. Il ne cessait de demander aux états de ses pays de par deçà ou aux villes de Flandre, des hommes, des vivres, de l'argent. Tantôt il rappelait à celles-ci leurs protestations de dévouement lors de son avénement, les dangers que courait la Flandre et les sacrifices qu'il s'imposait pour la défendre; tantôt il parlait en maître absolu et semblait prêt à recourir aux dernières extrémités. Tout en maintenant avec fermeté les priviléges de la Flandre, les magistrats cherchaient à désarmer Charles par un langage respectueux et en lui accordant, du moins, une partie de ses demandes[96].

Les Flamands, on le sait, aiment les impôts aussi peu que peuple qui soit au monde; ils ne prenaient qu'un faible intérêt à des guerres où la Flandre n'était pas directement en jeu. Il existait de plus des difficultés quant au service des fiefs et, ce qui touchait davantage le peuple, quant à la valeur des monnaies. De tout cela naissait une irritation, à peine contenue, et qui s'adressait aux hommes mêmes dont les représentations et les délais excitaient la colère du duc. On en verra plus loin les suites.

Charles ne put obtenir des états généraux, assemblés à Gand en 1475, le sixième denier sur tous les biens: on lui refusa également un armement général qu'il demandait; mais les Quatre Membres de Flandre lui accordèrent pourtant d'importants subsides, dans lesquels, suivant l'usage, chaque Membre avait à fournir son contingent. Celui de Bruges était toujours le plus fort.

C'est au commencement de septembre qu'avait lieu, chaque année, dans cette ville, le renouvellement du Magistrat: des commissaires nommés par le duc y présidaient. Ce furent, cette fois, Guy de Brimeu, sire d'Humbercourt, comte de Meghem, Guillaume de Clugny et le prévôt d'Utrecht.

Le duc de Bourgogne, qui employait des Flamands en Hollande, choisissait pour ses délégués en Flandre des personnages étrangers à cette province. Une sorte de fusion monarchique s'opérait ainsi au profit de son autorité. C'étaient, du reste, trois de ses principaux et plus affidés conseillers, et l'on voit par là quelle importance il attachait au choix qui allait avoir lieu. Il tomba sur le sire de Corthuy pour les fonctions de bourgmestre de la commune, tandis que celles de premier bourgmestre étaient conférées à Paul Van Overtveldt ou Descamps, conseiller du duc, qui les avait déjà plusieurs fois remplies et avait exercé celles de bailli.

Nous avons dit ailleurs combien les premières dignités municipales des grandes villes de Flandre étaient ambitionnées et environnées de considération; néanmoins, les funestes conjectures qui commençaient à poindre à l'horizon et celles que nous venons d'indiquer, rendaient alors ces honneurs peu enviables. Le plus sage, ou, du moins, le plus heureux pour notre chevalier, eût été de s'y dérober; mais il n'était point fait pour l'inaction: il jugeait probablement qu'il y a plus de prudence que d'honneur à s'éloigner d'une cause lorsqu'on en voit pâlir l'étoile; il aimait sa ville natale et pouvait se flatter de lui être utile. En passant par des mains bienveillantes, le pouvoir s'adoucit.

II

Une grand'mère.

Nouveaux impôts. — Mécontentement du peuple. — Conquête de la Lorraine. — L'ombre du connétable. — Défaite du duc à Granson. — Fortune lui tourne le dos. — Bataille de Morat. — Hemlink ou Memlink. — Mariage d'Arnout Adorne. — Agnès Adorne. — Renouvellement des Magistrats.

L'administration qui venait d'achever son terme léguait à celle dont notre chevalier faisait partie une tâche fâcheuse. Des subsides avaient été votés, il fallait y pourvoir par des taxes nouvelles. On prit du moins une précaution qui pourrait sembler superflue, tant la chose était naturelle, mais qui devait prévenir sinon des abus, au moins d'injustes soupçons: il fut décidé que les particuliers chargés de la recette ne pourraient être de la Loi. Le peuple n'en trouva pas moins l'impôt peu de son goût et éclata en murmures.

C'était un bien pour Bruges, beaucoup plus que pour le sire de Corthuy, à qui le souvenir de cette émotion a pu nuire, que les fonctions de bourgmestre de la commune fussent alors exercées par un homme qui pût faire servir son influence et la considération dont il jouissait, à maintenir la tranquillité sans qu'il fût besoin de recourir à des mesures sévères. Le calme fut bientôt rétabli et toute l'attention se porta sur ce qui se passait au dehors.

Les événements se pressaient ainsi que dans les dernières scènes d'un drame. Un moment la fortune paraît encore sourire au duc de Bourgogne comme pour l'entraîner plus sûrement à sa perte: une trêve avec Louis XI lui permet de se jeter sur la Lorraine et de s'en rendre maître.

Sur ces entrefaites, le connétable arrêté à Mons, où il s'était réfugié, est livré au roi par ordre de Charles, qui devait partager les dépouilles de Saint-Pol et recouvrer des places dont celui ci s'était emparé. Voulant se ménager entre plus puissants que lui, Saint-Pol avait leurré et déçu tout le monde; mais il était l'hôte de Charles et un obstacle à l'ambition de son astucieux antagoniste. Humbercourt et Hugonet, lorsque, à leur tour, ils montèrent à l'échafaud, ne virent-ils point cette ombre qui marchait devant eux et leur faisait signe de la suivre?

Cependant la catastrophe se préparait: le duc, dans une expédition contre les Suisses, est mis en déroute par sa propre avant-garde qui, en se repliant sur son armée, y jette la confusion. C'est alors que, suivant une expression de son épitaphe, dont Napoléon Ier se fit répéter la lecture, fortune lui tourna le dos! Son camp, son artillerie, sa vaisselle, ses joyaux, tombent aux mains de l'ennemi. Cet échec fut bientôt suivi, près de Morat, d'une défaite sanglante.

On peut juger quelle impression de telles nouvelles firent en Flandre, et en particulier sur l'esprit de notre chevalier. Le bruit fut d'abord que le duc était mort. En effet, sa vie, on peut le dire, était finie; le reste ne fut plus que l'agonie de sa grandeur et de sa fierté.

On place vers l'époque de ces désastres l'arrivée à Bruges d'un artiste né dans cette ville, où l'on admire encore quelques uns de ses chefs-d'œuvre. Un peintre moderne a représenté Anselme Adorne, bourgmestre de Bruges, allant visiter l'atelier de Memlink ou Hemlink, car si l'on est d'accord sur son talent, on ne l'est pas sur son nom[97]. Nous ignorons si quelque tradition locale a fourni ce sujet, et nous croyons plutôt que l'on aura voulu unir ainsi deux souvenirs chers aux Brugeois. L'épisode, s'il était d'accord avec les dates, n'aurait pourtant rien d'invraisemblable. Anselme aimait les lettres, sœurs des arts; dans ses voyages, les peintures attiraient son attention. Parmi celles de Memlink, quelques-unes ont reproduit les traits de personnes qui appartenaient ou tenaient d'assez près à la famille du chevalier. Lui attribuer du goût pour les arts qui remplissaient ainsi de leur influence l'atmosphère où il vivait, et de la prédilection pour les talents du peintre brugeois, n'était point dans ces circonstances une supposition forcée.

Deux événements domestiques qui intéressaient notre chevalier, quoique à des degrés différents, marquèrent l'époque de sa magistrature. A ses baronnies d'Écosse et aux seigneuries de Vive et de Ronsele, que sa famille possédait en Flandre, il joignit la terre de Ghendtbrugge qui passa plus tard au plus jeune de ses fils. L'aîné, après Jean, épousa vers le même temps Agnès de Nieuwenhove; elle appartenait à une ancienne famille de chevaliers et porta la terre qui lui donnait son nom et qui était une des bannières de Flandre, dans la descendance du sire de Corthuy. Cette union était sous tous les rapports si bien assortie, que lorsque Agnès eut cessé de vivre, Arnout Adorne, ne trouvant plus rien qui l'attachât au monde, le quitta pour le cloître, comme avait fait son aïeul; hérédité remarquable d'austère piété, lorsque déjà la réformation frappait à la porte.

Ce mariage était pour Anselme une grande joie au milieu des inquiétudes et des noirs pressentiments du moment; mais il eut lieu sous de tristes auspices. La cérémonie se fit le 7 janvier, entre les fatales journées de Granson et de Morat. La nouvelle du premier désastre n'était sans doute pas encore parvenue en Flandre, ou l'on jugea plus sage de ne point différer, soit pour ne point jeter l'alarme, soit en vue même des incertitudes de l'avenir.

Vingt-trois ans plus tard, une jeune femme posait devant le grand artiste brugeois; elle était vêtue d'une robe de brocart ou de drap d'or, serrant à la taille, et presque entièrement cachée sous un vêtement plus ample de velours d'une pourpre foncée, doublé d'hermine et à manches larges et pendantes. Ses mains, petites et blanches étaient ornées de joyaux, aussi bien que son cou. Elle portait en outre une lourde chaîne d'orfèvrerie. Sa tête était couverte d'une coiffe blanche et, par-dessus, d'une sorte de voile de velours noir doublé d'une étoffe de soie jaune, qui retombait sur ses épaules. Ses ajustements cachaient presque entièrement sa poitrine et formaient, de part et d'autre du peu qu'elle en laissait voir, une sorte de collet de velours noir avec une bordure blanche comme en ont les rabats des prêtres. On n'apercevait point ses cheveux retroussés en arrière; mais la transparence du teint, l'arc légèrement tracé des sourcils, le bleu clair des yeux, annonçaient dans la dame qui se faisait peindre, malgré son origine italienne, une blonde fille du Nord. Ses traits avaient de la douceur, son maintien de la dignité; sa taille était svelte et bien prise.

C'est ainsi qu'Agnès Adorne, seul fruit du mariage d'Arnout, a été peinte par Memlink. Lorsque Anselme, père de six fils, la prenait, enfant, dans ses bras, il ne devait point se douter qu'il y tenait le dernier espoir de sa race. Moins de trente ans après lui, celle-ci était près de s'éteindre. Les fils d'Agnès[98] furent adoptés dans la maison d'Adorno par les comtes de Renda, et cet acte reçut la sanction souveraine. L'une des deux branches que forma la descendance de cette dame et de son second mari prit en effet le nom d'Adorne: le soin qu'on mettait à le perpétuer était un hommage à la mémoire encore fraîche de notre voyageur.

Son année d'exercice terminée (septembre 1476), il fut remplacé par un autre chevalier de la maison de Halewyn. Un Nieuwenhove fut nommé premier bourgmestre. C'est pendant leur magistrature que le dénoûment attendu pour Louis XI avec une fiévreuse impatience, vint combler ses vœux et tout remuer en Flandre.

III

Mort de Charles le Téméraire.

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