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Au pays russe

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The Project Gutenberg eBook of Au pays russe

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Title: Au pays russe

Author: Jules Legras

Release date: February 15, 2018 [eBook #56558]

Language: French

Credits: Produced by Isabelle Kozsuch, Clarity, Pierre Lacaze and
the Online Distributed Proofreading Team at
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Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS RUSSE ***

AU PAYS RUSSE

DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE

En Sibérie : Tchéliabinsk.—Tomsk.—La Taïga.—La Sibérie souriante.—Irkoutsk-la-Blanche.—Le Royaume du thé.—Le Bassin de l'Amour.—Flânerie de retour.

Un vol. in-18 jésus (2e édition), avec une carte en couleur
et 22 gravures hors texte, broché 4 fr

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande, la Suède et la Norvège.

AU PAYS RUSSE

PAR

JULES LEGRAS

Ouvrage couronné par l'Académie française.

TROISIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE ARMAND COLIN

5, RUE DE MÉZIÈRES, 5

1904

Tous droits réservés.


A MADAME
CORALIE PÉTROVNA GOUTCHKOF


AVANT-PROPOS

J'ai fait en Russie, depuis 1892, trois séjours prolongés ; j'ai parcouru cette immense terre dans tous les sens, et j'ai appris sa langue. Le hasard m'y a mis en contact avec les plus terribles fléaux qui la ravagent périodiquement, et avec quelques hommes dont la pensée était noble et l'attitude généreuse. L'impression que j'en ai reçue a été profonde et douce : je ne crois pas pouvoir l'oublier jamais. J'ai essayé d'en fixer quelque chose dans ces pages, sans me piquer, toutefois, de mettre dans mes souvenirs une belle ordonnance artificielle. On me pardonnera, je l'espère, d'avoir livré mes sensations à peu près comme elles s'étaient juxtaposées dans mon souvenir : intervenant le moins possible dans la composition de ces notes, j'ai pensé que l'image totale, pour être un peu floue, un peu grossie çà et là, et surtout incomplète, comme mon expérience même, n'en aurait que plus sûrement le caractère auquel je tiens le plus : la sincérité.

Aux enthousiastes qui ne rêvent que des splendeurs moscovites, ce livre, je le crains, causera quelque dépit. Pourtant, il en est assez, chez nous, à cette heure, qui célèbrent la Russie dans ce qu'elle a de plus extérieur et de plus vain, pour qu'on permette à un voyageur modeste d'avouer qu'il aime d'amour tendre ce pays russe sans forme et sans couleur, uniquement parce qu'il y a vu des hommes qui souffrent, qui travaillent, qui espèrent, et dont le cœur est simple et bon.

Ce livre ne contient pas une ligne d'appréciation politique. Les trois ou quatre Français qui connaissent à fond la Russie comprendront aisément les motifs de mon abstention ; pour les autres, je juge honnête de les en avertir dès la première page, sans croire, toutefois, le moment opportun de m'en expliquer avec eux tout au long.

Bordeaux, avril 1895.

AVANT-PROPOS

DE LA SECONDE ÉDITION

Ce livre a rencontré, jusqu'en Russie, un accueil si flatteur, que je me serais fait scrupule de le modifier autrement qu'en y rectifiant quelques erreurs, ou en y supprimant quelques malentendus qui m'ont été signalés. Mon expérience de la Russie est bien plus grande aujourd'hui qu'en 1895, mais, comme le disait alors un éminent critique russe, ce livre n'est, après tout, qu'une «préface» à d'autres études plus spéciales.

Dijon, 3 mars 1900.


AU PAYS RUSSE

PREMIÈRE PARTIE

LES ABORDS ET LA FAMINE


CHAPITRE PREMIER

ROUTE D'ALLER

Mai 1892.

En traversant les jolies et vertes vallées du Wurttemberg, j'ai rencontré près de Stuttgart, un célèbre écrivain français. Il m'a demandé, entre autres choses : «S'il y avait encore un roi, dans ce pays-là», puis, à ma réponse affirmative, il a ajouté : «Oui, mais ce doit être une espèce de préfet !» J'ai essayé de lui faire comprendre la différence qui existe entre la Souabe et la Prusse : je lui ai dit combien, en ce pays-ci, on hait les Berlinois ; j'ai vanté ce petit royaume buveur de vin... Je ne suis pas sûr d'avoir été pris au sérieux.


Leipzig.

Je suis depuis quinze jours à Leipzig, où je séjourne pour la troisième fois. Je crois connaître la ville, maintenant, et j'essaie de rassembler les traits qui m'ont frappé ici parmi la société universitaire : c'est à peu près la seule que j'aie régulièrement fréquentée.

J'ai pris mes repas à la table commune où se réunissent les professeurs et les Privat-Docents célibataires de l'Université. Ce fait déjà est caractéristique : en France, au lieu d'une table nous en aurions quatre, une par faculté, et, qui sait ? peut-être aussi, des subdivisions à l'intérieur de chacune d'elles. Bien plus que nous, ces Allemands sont sociables.

La conversation se noue sans gêne, et quand elle s'élève, c'est sans effort. Tous ces jeunes gens ont l'esprit beaucoup plus libre que leurs collègues français, et cela se comprend, car ils ne dépendent pas d'une administration, mais de l'Université même où ils travaillent. Ils n'avancent, ils ne valent que par leurs productions : c'est que chez eux, l'Enseignement supérieur est une carrière, au lieu d'être une récompense ou un refuge ; c'est aussi qu'ils ont une Université, et non pas un assemblage de Facultés hétérogènes.

En outre, ils sont, beaucoup plus que nous, capables de simplicité. Le cercle universitaire s'est tout naturellement ouvert devant moi : dès l'arrivée, j'étais des leurs. Chez nous, on aurait fait à l'un d'eux une réception gênante, on lui aurait offert des dîners de cérémonie ; là-bas, ils ne m'ont ni accablé de protestations, ni harcelé de toasts ; ils ont été prévenants avec mesure et affectueux avec tact : ma liberté est restée entière. Nous avons fait des parties de campagne aussi gaies, aussi dénuées de pose, que si nous avions vingt ans ; nous avons ramé jusqu'au Waldkaffee, sous un clair de lune, et nous avons ri, et nous avons chanté. Voilà une attitude bien originale dans ce milieu, car c'est celui, précisément, où nous ignorons le plus souvent, chez nous, l'affectuosité paisible et la simplicité de cœur. Je ne songe pas à établir de comparaison entre la valeur des esprits ; mais ces Allemands, à coup sûr, ont beaucoup plus que nous de bonté simple, et ils sont bien moins desséchés d'ironie : d'un mot qui résume tout, ils sont moins confinés.


Berlin.

Un voyage à Berlin est doublement instructif quand on a déjà vécu dans cette ville : on y observe sur le vif les incessantes transformations qui la travaillent. En moins d'un an, sa physionomie change, des rues entières, des quartiers nouveaux sortent du sol, tous pareils, comme des bataillons à la parade. Les terrains vagues où nous patinions l'hiver dernier, se sont couverts de maisons de rapport aux engageantes sculptures en simili. Lorsque je suis parti, il y a huit mois, on démolissait, en face de mes fenêtres, un énorme pâté de maisons :—voici que dans l'intervalle, un grand théâtre a été construit, où déjà les peintres travaillent. Je me serais presque égaré, en plein centre, dans les rues en damier, faute de retrouver aux coins habituels les enseignes et les maisons familières. J'ai voulu revoir ma rue ; là aussi, des magasins nouveaux, des figures inconnues partout ; quant à la maison où je logeais, on l'a jetée bas...

Au lieu d'arriver par Cologne, par le désert sablonneux de l'Allemagne du Nord, j'ai traversé de part en part le pays allemand. On apprend beaucoup à passer ainsi, de temps à autre, du sud au nord, et cette route vous prépare graduellement aux sensations berlinoises. Peu à peu le relief du sol diminue, la monotonie du paysage augmente ; la langue devient plus rapide, plus sèche, les hommes plus froids. Leipzig, ma dernière halte, et la dernière grande ville du trajet, se trouve déjà en plein pays plat, mais elle offre encore l'imprévu d'une vieille cité et la grâce simple de la province, tout en y mêlant, dans certains faubourgs, la vie noire des fabriques. Mais, les frontières de la Saxe à peine dépassées, nous glissons tristement dans la grande plaine maigre, au centre de laquelle ce peuple a eu la merveilleuse audace de se bâtir une capitale.


Après une semaine passée ici, à causer et à revoir, j'ai senti une fois de plus la différence qui sépare Berlin de la province allemande. Toutefois, cette ville, pour n'avoir presque rien de commun avec l'Allemagne de souche, avec l'Allemagne profonde et sensible, n'en travaille par moins sans relâche. Elle a de gros défauts, des ridicules aussi, et ses créations sont rarement belles ; mais, chaque année, elle se corrige et se rature avec une admirable constance. On y sent circuler une vie intense : tous ces hommes progressent vers un but. Ce qu'il faut venir chercher ici, ce n'est pas un refuge pour la sensibilité, car tout vous y blesserait ; il faut venir étudier Berlin, sa vie bruissante et sa merveilleuse organisation, pour se mettre à l'école de la volonté. La volonté dans l'ordre, voilà Berlin ;—étrange rapprochement, qui fait de cette ville la dernière étape pour un Occidental qui se rend en Russie !


CHAPITRE II

PREMIÈRES IMPRESSIONS

Alexandrovo.

Un matin gris, pluvieux. A la dernière station allemande, il m'a semblé que les employés étaient plus raides et qu'ils faisaient sonner plus haut les rudes intonations de leur gosier prussien. La frontière passée, au lieu du sentiment de joie que j'attendais, c'est d'abord une crainte vague qui m'étreint, à la vue de tout cet appareil officiel et de ces gendarmes en uniforme bleu et en toque rouge. Sur le trottoir, quelques moujiks, dans une étoffe gris sale, avec une ficelle pour ceinture : une première impression de misère accablée, en face de la propreté luisante de l'Allemagne. Personne n'ose bouger dans le train arrêté : on attend, soumis, inquiets.

Un gendarme paraît enfin dans le couloir ; il me faut, me dit quelqu'un, lui remettre mon passeport. Il s'éloigne, et aussitôt, une nuée de porteurs hilares et chevelus s'abat sur nos bagages.

La visite de douane est correcte, soigneuse, aimable, en somme.

—Maintenant, me dit un compagnon de voyage, un Français, rencontré par hasard, allons au buffet !

Devant un verre de thé, dans la chaude atmosphère d'une petite salle, le souvenir désagréable de l'entrée en gare disparaît subitement ; je me sens à l'aise ici, satisfait et confiant ; j'ai pris possession du sol russe en me brûlant aux premières gorgées de thé.

Enfin, le gendarme reparaît dans le couloir du wagon, pour nous rendre nos passeports tirés vivement d'une serviette à compartiments ; nous partons. J'ai eu nettement, dans cette première heure, l'impression de la Russie sous sa double face : le gendarme et le moujik, la police et la misère d'un côté, et de l'autre, la délicieuse tiédeur des causeries près du samovar qui chantonne.

Dans le train.—Pour un mince supplément ajouté au prix d'une deuxième classe, un même wagon vous transporte de Varsovie à Moscou. Dans ce wagon, vous avez votre lit, un cabinet de toilette, un couloir pour faire les cent pas, un domestique pour vous préparer du thé ou du café. Je suis seul voyageur de ma classe : la moitié du wagon est à moi, et depuis une trentaine d'heures me voilà livré à mes réflexions. Aux grands arrêts, le domestique m'invite à descendre et j'erre le long d'immenses buffets, où je choisis, au hasard du coup d'œil, des potages bariolés et des viandes presque toujours succulentes : c'est ainsi qu'on charme l'ennui des longs trajets en Russie.

Dans ma cellule du wagon où je lis, fume et dors, rien ne me trouble, comme aussi rien ne m'égaie. Le même paysage monotone défile incessamment à mes côtés ; des forêts de bouleaux grêles et de petits sapins, des seigles, des pâturages où, par endroits, la forme grise d'un pâtre conduit un maigre troupeau. Puis, de nouveau, des arbres, des pâturages, des landes et des seigles. De loin, on entrevoit par instants de basses huttes en bois avec une toiture de chaume ; elles sont toutes grises et se confondent presque avec la terre, sous ce ciel bas de jour pluvieux.—Puis, voici encore, des bois, des prés, une immensité plate, où le train va d'une allure égale et lente, comme résigné à n'arriver jamais. A une persistante sensation de solitude se mêlent des souvenirs de la Grande Armée ; une hallucination de crépuscule me fait un instant entrevoir là-bas des bataillons défilant sous la pluie oblique. Ce trajet est triste, accablant.

Les gares s'élèvent presque toujours à plusieurs kilomètres de la ville qu'elles desservent : aussi n'ai-je vu rien encore qui ressemblât à une ville. Les bâtiments des stations sont élégants et propres ; il y circule de maigres paysans et de ces Juifs polonais, à houppelande traînante, qui, depuis la frontière, semblent vous poursuivre, toujours les mêmes à chaque arrêt. Sur le quai, se promène l'inévitable et important gendarme dans son uniforme bleu râpé. Pas d'horloges extérieures ; des thermomètres monumentaux les remplacent. Aux approches des gares, des bûches de bouleau, amoncelés sur d'interminables chantiers, forment la réserve de combustible pour les locomotives...

Dans l'après-midi du second jour, le paysage s'anime ; le train, arrêté plus fréquemment, s'emplit de nouveaux voyageurs ; les champs se peuplent, les bois, plus hauts et plus soignés, laissent entrevoir des villas ; l'œil charmé aperçoit enfin, çà et là, le blanc ruban d'une route carrossable. Puis, subitement, un point brillant scintille dans le lointain ; un coude encore, et, tout là-bas, seul visible de la cité, voici le dôme en or fin de la cathédrale du Christ Sauveur... Moscou ! Moscou !


CHAPITRE III

VUES DE MOSCOU

Lorsque je mis le pied sur le pavé pointu de Moscou, ma première impression, je dois l'avouer, ne ressembla en rien à un bouillonnement d'enthousiasme. Je sortis d'une petite gare sur une place toute blanche de soleil, ou grouillaient d'innombrables petits fiacres découverts. Enlevé par l'un d'eux sans avoir eu le temps de me reconnaître, je côtoyai un petit arc de triomphe en briques rouges lépreuses, et m'enfonçai dans une longue rue bordée de maisons basses, peinturlurées de blanc et criblées d'enseignes bleues. Elle ne fut pas lyrique, ma première impression, mais elle fut sympathique et douce. Moscou ne donne pas au nouvel arrivé cet étrange serrement de cœur que produit presque toujours l'entrée dans une grande capitale. L'absence de hautes maisons explique sans doute cette différence.

Vue ainsi par un grand soleil de dimanche, cette première partie de la ville m'apparut avec le joyeux aspect d'un faubourg en fête. Le pavé, où tressautait mon misérable petit fiacre, m'égayait fort ; les toutes petites églises que nous passions à chaque minute, me faisaient la risette ; les passants même ne m'avaient pas l'air indifférents, telle était l'engageante sérénité du ciel qui éclairait cette provinciale cocasserie. Des détails fixaient mon attention. D'abord, le vêtement crasseux du cocher, une énorme houppelande d'un bleu passé, qui l'enveloppait des pieds à la tête, croisée sur la poitrine, et serrée au-dessus des hanches par une ceinture lilas. Puis, son comique chapeau de feutre, bas avec de petits bords et un fond évasé (il serait difficile de le décrire poliment d'une façon plus précise). Enfin, sa voiture incommode, mal jointe, grinçante, où le dos du voyageur ne peut s'appuyer, et où les jambes n'ont pas assez de place pour s'allonger. A la première église, le cocher ôta son chapeau, découvrant des cheveux longs, coupés droit au-dessus de la nuque et retombant sur les joues et les oreilles ; il ôta son chapeau et se signa trois fois ; puis il se recoiffa, se moucha vivement entre deux doigts, et, soucieux du temps perdu par ce petit manège, accéléra d'un gloussement le trot de son cheval indifférent. Pas de fouet, bien entendu ! Les guides, faites d'un ruban tressé, sont nouées ensemble à leur extrémité ; à ce nœud est adapté un bout de ficelle. C'est on ne peut plus simple : pour fouetter son cheval, le cocher saisi les guides de la main gauche, fait tournoyer avec la droite l'extrémité des rubans et la ficelle qui les prolonge, et tâche de faire retomber sur la croupe de sa bête cette mèche improvisée. Cette innocente manœuvre effraye certes moins le cheval que le voyageur novice assis, révérence parler, sous le dos du cocher ; le bout de ficelle qui tournoie passe et repasse devant votre visage et vous force à des mouvements divers de parade et de défense... Cependant, cahin-caha, nous tressautions toujours sur l'amusant pavé pointu.

Jamais, dans une grande ville, je n'ai eu dès l'abord une pareille impression de chez moi. Je me souviens avec tendresse de cette première heure à Moscou. Certes, je ne vis rien, ce soir-là, des magnificences que j'avais lues dans Théophile Gautier et ailleurs ; pour mieux dire, je les mis fortement en doute. Néanmoins, j'éprouvai une bienfaisante sensation de bien-être, à me voir transporté, sans autre transition que trois jours de glissement mou par des plaines et des forêts, depuis Berlin, la ville officielle et froide au cœur, jusqu'à Moscou tortueuse, amusante et bon enfant. Il ne faut pas rire de ces premières impressions ; ce sont les seules vraiment naturelles et exemptes de réflexion ; toutes celles qui suivront seront plus ou moins mêlées d'un jugement. La première impression est bien extérieure, parfois ; souvent même, elle ne résiste pas à l'examen ; mais aussi, combien d'amitiés solides naissent de l'inexplicable attrait d'une première rencontre !

Il reste peu de monde à Moscou l'été ; tous ceux qui en ont le moyen s'enfuient à la campagne pour échapper aux insupportables chaleurs du court été russe : en revanche, ceux qui restent à la ville passent presque uniquement dans la rue ces deux ou trois mois : le jour, ils y dorment en quelque encoignure ; la nuit, ils y bavardent ; on a tout loisir de les observer.

Moscou ne connaît pas, comme Pétersbourg, ces nuits complètement blanches, où le ciel ne s'assombrit point ; mais la nuit de l'été moscovite n'en a pas moins son charme. Longtemps, longtemps après le soleil couché, des lueurs blanchâtres traînent encore au ciel, et s'y fixent, en se dégradant peu à peu jusqu'à l'azur clair du couchant. Une sorte d'indécise clarté en résulte, avec des tons charmants dans la fraîcheur qui tombe. Au bout de deux heures, à l'autre bord du ciel, le bleu pâlit et s'éclaire : la nuit s'achève avant même qu'on ait eu le sentiment de l'obscurité. Aussi les rues sont-elles sillonnées nuit et jour, sans interruption, par de minuscules fiacres découverts, dont les cochers sales et bleus font tournoyer leurs guides au-dessus de la croupe de leurs petits chevaux à tous crins. On les voit partout, il en sort de tous les coins ; ils se glissent dans les ruelles les plus étroites, dans les cours en boyau ; pour un peu, ils entreraient dans les maisons. Ils vous guettent au détour des rues, au sortir des magasins, à la descente des hauts trottoirs ; le moindre regard indécis qui semble chercher la route, le moindre coup d'œil à une plaque de rue, et voilà à vos côtés un petit fiacre dont l'isvoschik (cocher) vous crie : «Où çà ? où çà ?» C'est que le pavé des villes russes est impraticable, si l'on n'a des bottes épaisses ou des caoutchoucs ; il est formé de petites pierres soigneusement juxtaposées la pointe en l'air ; y faire dix mètres à pied est un supplice. En même temps, les trottoirs, quand ils ne sont pas asphaltés, comportent des hauts et des bas, des trous, des écarts, des interruptions et des caniveaux, bref, tout l'appareil nécessaire pour se démettre un membre, si l'on ne marche avec une anxieuse précaution. Il est ainsi presque indispensable de faire ses courses en voiture. Point de tarif : on s'accorde avec le cocher. On lui nomme la rue où l'on veut se rendre ; il dit son prix ; ce sera, par exemple 50 copecs.

—50 copecs ! reprend le client, et il fait mine de s'éloigner, en affectant, selon les cas, un air offensé ou égayé.

Si le cocher a vraiment surfait, il crie : Combien donnez-vous ?

—20 copecs !

—40 !

—Non, 20 copecs, pas un sou de plus !—et le client s'éloigne encore.

Le cocher le rejoint : «Voyons, barine, 25 copecs !»—L'autre secoue la tête et prend place dans la voiture.

Je trouve, pour ma part, ce manège fort divertissant est très commode ; les isvoschicks étant extrêmement nombreux à Moscou, la concurrence fait que le prix des voitures est assez peu élevé.

Parfois, le cocher ne connaît pas l'endroit que vous lui désignez. Peu lui importe, d'ailleurs ; il part droit devant lui, comptant bien que vous le dirigerez avec votre canne, ou par des : «A droite !—à gauche !—tout droit !» Si vous ignorez aussi le chemin, on s'égare, voilà tout. Un jour, un isvoschick me prend à une gare et me voiture durant trois quarts d'heure dans des quartiers inconnus ; tout à coup, il arrête son cheval.

Barine, dit-il, est-ce à droite ou à gauche ?

—Mais je n'en sais rien ! où donc m'as-tu mené ?

—Je n'en sais rien non plus, barine : j'ignore où vous allez !

—Mais nous avons fait prix !

—Oui, comme ça ! (dase, tak !)

Et nous revînmes sur nos pas...

Le cocher compte également sur son «bourgeois» pour lui désigner la maison où il faut se rendre : il y a bien en effet des numéros dans les rues de Moscou, mais on n'en fait pas usage, et les adresses se désignent par le nom des propriétaires des immeubles : telle rue, maison de un tel. Voyez-vous un cocher parisien partant sur cette indication : Rue Lafayette, maison de Durand ! On s'habitue à cette mode comme au reste ; mais, au début, que de temps perdu et de quiproquos !

Sur les trottoirs, ce sont surtout les hommes du peuple qui attirent les regards grâce à leur chemise rouge ;—au fait, convient-il bien d'appeler «chemise» la roubajka ? c'est une blouse en toile, qui se porte en général à même la peau, et qui, serrée à la taille par une ceinture ou une ficelle, retombe en courts plis froncés sur le haut du pantalon. Les moujiks élégants, les portiers par exemple, passent par-dessus cette blouse un gilet noir sans manches, et, en vérité, cela leur sied fort bien. On aperçoit aussi quelques hommes vêtus d'une paddiovka, long vêtement de couleur sombre, ajusté sur la poitrine, et formé, à partir de la taille, d'une jupe très ample qui se rattache à la ceinture par une collerette d'innombrables petits froncés. Presque tous les passants, y compris les «messieurs», sont coiffés (nous sommes en été) d'une casquette blanche ou noire, munie d'un large fond et d'une visière basse. Quant aux femmes, je n'en parle point, tant on en voit peu en ce moment.

Pas d'élégance dans la rue : ce climat extrême s'y oppose par ses exigences ; le seul luxe visible au dehors qu'on se permette ici, est celui des chevaux ; mais il va loin parfois. La circulation est alerte sans être affairée. A vrai dire, on ne se promène pas dans la rue ; à Moscou, la flânerie élégante est inconnue. Seuls les hommes du peuple s'attardent sur les trottoirs. Avec une expression tantôt placide, tantôt fine et rusée, ils se dandinent sans hâte, de porte cochère en porte cochère, ou bien bavardent avec quelque ami. Incessamment, ils portent les doigts à leurs lèvres. Pourquoi ce manège ? est-ce un tic ? me demandai-je d'abord. En même temps, je vis que le trottoir était jonché de débris de graines de tournesol, comme si une armée de perroquets avait pris Moscou pour perchoir. J'étais fort intrigué : un beau matin pourtant, je compris qu'il fallait rattacher l'une à l'autre ces deux remarques : les graines de «soleil» dont la rue est jonchée, c'est le menu peuple qui les croque. Grignoter des graines de tournesol, c'est, en Russie, la distraction favorite des enfants et des humbles. Les rues sont bordées de marchands qui vendent à pelletées la bienheureuse graine, et les gens du peuple en bourrent leurs poches. Ils ouvrent le grain d'un adroit coup d'incisives, recrachent l'écorce, et croquent la pulpe machinalement, sans hâte, mais sans interruption. Ces graines de tournesol grignotées dans tous les coins, voilà pour moi la note locale dominante dans la vie de la rue, durant l'été. C'est une habitude nationale ; rien ne l'explique, car ces graines n'ont pas de goût ; mais elles occupent la mâchoire, elles accompagnent d'un geste machinal la rêverie vague des pauvres gens.


On devrait, quand on arrive dans une ville nouvelle, pouvoir être conduit les yeux bandés jusqu'au sommet de la plus haute tour qui la domine. Les sensations partielles des édifices et des rues ne viendraient pas alors déflorer l'impression d'ensemble : les détails, on les verrait ensuite ; mais on jugerait la cité d'un premier coup d'œil, comme on juge un homme sur son regard.

Il y avait deux jours que j'errais par Moscou, m'amusant aux bizarreries de ses petites maisons, de ses petites églises, de ses petits fiacres, et rien encore, dans l'aimable et jolie ville blanche, ne m'avait arraché un cri d'admiration. Les voyageurs avaient-ils donc menti, dans leurs descriptions de la glorieuse capitale ?

Avant d'examiner le Kremlin en détail, je suis allé ce matin, tout droit, au clocher de la cathédrale, à cette tour blanche d'Ivan Viéliki, dont la calotte dorée lance des étincelles jusque sur les confins de la plaine. Je n'ai jeté qu'un dédaigneux coup d'œil sur l'énorme cloche cassée qui repose à terre près de l'église ; je me suis élancé sur les marches de bronze et de pierre qui serpentent dans la tourelle. Je ne regarderai qu'une fois parvenu au sommet. L'homme qui me guide veut me montrer les jeux de cloches ; mais que m'importent ces monstrueux bourdons ? je monte toujours dans la tourelle fraîche, et l'homme essoufflé me suit à peine, inquiet de son pourboire compromis.

Tout à coup, c'est un éblouissement : à mes pieds s'étale Moscou, adorable de formes, étincelante de lumière et de couleur. Comment dire l'enchantement de ce spectacle, le chatoiement dans ce fouillis de nuances, l'harmonie des fonds et des lointains ?

Sous le soleil, une ville blanche, aveuglante de blancheur, avec un pêle-mêle de petits toits plats, verts et rouges, parmi des jardins. Dominant ces toits, des centaines d'églises, dont chacune élève au ciel comme une famille de petits dômes et de bulbes coloriés, surmontés de croix grecques d'où pendent des chaînettes d'or. Là, toutes les nuances se heurtent, les plus crues et les plus tendres, les plus effacées et les plus hardies, depuis les plaques d'or fin qui étincellent sur le Temple du Christ Sauveur, jusqu'aux badigeons naïvement bleus, rouges, verts, blancs, gris ou ponceau, qui s'étalent sur les clochers nains ou biscornus des faubourgs pauvres. Puis, sur ce fouillis de tons bizarres, une divine atmosphère, à la fois transparente et comme adoucie d'une vapeur, unit et fond tous ces heurtés en une triomphante harmonie. Vues de cette hauteur, les églises étranges qui m'amusaient hier prennent leur vraie valeur et leur signification. Ces pèlerins de briques, qui, par-dessus la foule paisible des toits, dressent leurs têtes multicolores, révèlent un admirable essor de prière, l'élan d'une foi naïve comme la main qui les a construits et coloriés.

Le murmure du Kremlin monte ici très affaibli. Au pied de la colline, la Moscova coule paresseusement, toute bleue, entre des rives ensoleillées ; à l'horizon, vers l'ouest, quelques collines dans une buée diaphane,—et, dans tout l'intervalle, cette étrange symphonie de couleurs, si fraîches, si joyeuses ! Le vermillon et le vert-pomme des toitures se mêle au vert sombre des feuillages, parmi la blancheur des fonds ; et, sur tout l'horizon, à tous les plans, dans le poudroiement du soleil, ce sont des pointes, des campaniles, des bulbes, des dômes à l'infini, et des croix d'or et des flèches d'or. C'est pour l'œil un enchantement. Cette ville est unique en vérité : rien n'y fait plus penser à nos grisailles de l'Occident ; on songe plutôt, en y rêvant, à cette Bagdad des contes, où les califes se promenaient parmi des jardins. Non ! grâce à Dieu, rien ici de moderne, de calculé ; mais de l'imprévu, du russe, de l'asiatique, de l'étrange, du naïf, du naturellement adorable. Cette sensation, on ne l'analyse point, on la savoure.


En attendant de partir à la campagne où j'irai apprendre le russe, je fais plus ample connaissance avec la ville : je flâne au hasard. Ce matin, je déjeunais dans un restaurant. Les garçons, moujiks agiles et propres, vêtus d'un pantalon blanc et d'une longue et blanche roubajka serrée à la taille par une ceinture violette, comprennent sans étonnement et exécutent sans bruit les ordres que je leur donne par signes. Quand l'un d'eux s'est trompé, et, au lieu d'une carafe, m'apporte de la moutarde, nous rions ensemble, et cela ne porte pas atteinte au respect avec lequel il me présente le plat suivant.

En face de moi, un gros jeune homme, bien mis, le nez rouge, est assis sur une banquette, derrière une table où je vois deux flacons de vodka, de cette incolore eau-de-vie de grains qui sert d'apéritif aux gosiers russes. Il en absorbe un flacon et demi, tout en cassant une croûte ; il ne déjeune pas : il lunche, seulement. Brusquement, il rejette sa serviette, allume une cigarette à bout de carton, une papirosse, et fait un signe. Un grand mouvement se produit parmi les garçons ; toutes les blouses blanches ceinturées de violet s'agitent : deux hommes apportent un volumineux rouleau et l'introduisent par le côté dans la caisse d'un énorme jeu d'orgues vitré qui occupe tout le fond de la salle. Un autre tourne longtemps une manivelle ; il s'arrête enfin, lâche un déclic, et... Sainte Russie ! l'orgue entame un air des cloches de Corneville : «Voyez par ci, voyez par là !» Renversé sur sa banquette, le gros jeune homme au nez rouge savoure cette musique digestive ; on lui moud deux airs et il se retire satisfait : évidemment, il reviendra.


Par les rues passent fréquemment des voitures de maître : aussi étroites que les fiacres, mais soignées et coquettes. De grands chevaux noirs y sont attelés, à peine harnachés d'une mince résille de cuir. Ah ! les magnifiques bêtes, quand elles sont lancées au grand trot par les avenues ! Les voitures, aux roues frêles cerclées de caoutchouc, ne semblent pas toucher le sol : la vitesse de la course les fait rebondir de pierre en pierre, en une vibration continue. Les cochers sont imposants : hauts en couleur, une fine moustache, une chevelure noire qui retombe bien lustrée sur les oreilles, et s'arrête, taillée droit, sur la nuque rasée. Une immense houppelande noire très soignée les enveloppe des pieds à la tête ; cette houppelande est rembourrée de gros coussins qui font au cocher des rotondités postiches : la corpulence du cocher est en raison directe de la beauté du cheval. Ils conduisent sans fouet, les mains levées, excitant, s'il le faut, leur trotteur par un coup de langue. Il faut les voir lorsque, dans une rue large, ils poussent à un trot effréné leur Orlof noir qui écume. Impassibles sur leur siège, les lèvres serrées, le regard aigu, les mains hautes, ils passent magnifiquement, sans bruit, tandis que, dans la frêle victoria, une jeune femme pâle d'émotion et de plaisir, une main rivée au bord de la voiture, de l'autre se couvrant la bouche pour éviter la suffocation, se laisse entraîner à la griserie de la vitesse, les yeux perdus dans un excès de jouissance.


En rentrant ce soir, j'ai vu, pour la première fois, un clair de lune sur Moscou. L'impression m'en a semblé rare. A l'ouest, une lueur blanche éclairait encore ; au ciel, la lune flamboyait, énorme ; sa lumière, reflétée aux toits métalliques des maisons, s'accrochait à tous les angles brillants, et faisait resplendir dans le soir apaisé les bulbes clairs et les croix d'or des églises qui peuplaient ma route. Le Kremlin avait l'air d'un monstrueux joyau dont les facettes étincelaient. Sur la ville désertée, emplie par cette chaleur d'une nuit de juin, la lumière blanche de la lune semblait laisser tomber du silence.


CHAPITRE IV

EN PROVINCE

Je suis, depuis quelques semaines, installé dans un village, au sud de Moscou, m'imbibant de mots russes, et courant la campagne. La famille qui m'accueille appartient à la société universitaire ; j'y trouve, à travers les brumes de la langue devinée, plutôt que comprise, une conversation intelligente, variée, et une curiosité vive de tout ce qui touche l'étranger. Notre maison est commode et d'une parfaite simplicité. Nous y vivons sans gêne ; et, parmi les quinze ou seize personnes qui l'occupent, je trouve, quand il me plaît, quelqu'un pour écouter mes solécismes. Les Russes estiment qu'il est impossible d'apprendre leur langue ; il faut insister pour qu'ils vous corrigent ; mais ils le font avec une indulgence et une gaîté qui désarment l'impatience.


Une lettre que je viens de recevoir m'a mis en émoi. Elle m'est écrite par un Russe avec lequel je me suis intimement lié jadis à l'étranger, et que je n'ai pu rejoindre depuis : «Je suis, m'écrit-il, dans un district qu'a touché la famine, et j'y distribue du pain. Venez m'y voir, et vous ferez connaissance avec de vrais moujiks.»

Je pars ce soir même pour Nijni-Novgorod, d'où je rejoindrai mon ami.


On descend du train, à Nijni-Novgorod, au fond d'une grande gare, parmi des terrains vagues. Le cocher crasseux qui s'est emparé de votre personne vous entraîne par un malpropre lacis de rues bordées de maisonnettes en bois, toutes pareilles et fermées par des volets gris. Toute cette partie de la ville est misérable et grise. C'est pourtant la place de l'immense Foire qui, dans quinze jours, amènera trois cent mille étrangers. Voici un fleuve, l'Oka, le plus gros affluent de la Volga ; des rangées de voiliers et d'innombrables péniches, bercés au fil du courant, dorment à l'ancre. Un pont de bateaux, couvert de planches branlantes et long de 800 mètres s'allonge très bas au-dessus de l'eau ; en face sur la rive droite, une montagne, hachée de grands ravins sombres, se dresse, blanche et grise des maisons qui s'y cramponnent, et dominée çà et là par des églises aux bulbes d'azur, où fleurissent des étoiles d'or.

C'est là-haut, dans la vieille ville, que se trouvent concentrés le gouvernement et la vie courante. La rive gauche de l'Oka n'est occupée que pendant la Foire : dix mois durant, elle est déserte ou peu s'en faut.

La vieille ville est charmante ; non pas qu'elle offre un grand luxe de monuments : ce n'est pas là qu'il faut chercher la beauté des vraies villes russes ; mais l'imprévu de ses constructions, la bizarrerie de ses rues mal pavées, et les pentes boisées des ravins qui fendent la montagne, tout contribue à lui donner du caractère. Après avoir gravi péniblement[1] les lacets qui conduisent au sommet du plateau, on se trouve brusquement jeté dans un quartier paisible où l'herbe croît entre les cailloux pointus qui servent de pavage, et où les isvoschiks circulent paresseusement. Plus de mouvement, bien peu de commerce : la dignité somnolente d'une ville de province. Est-ce le voisinage du Kremlin qui a calmé et comme figé cette partie de la ville ? Nous en voici tout près de ce Kremlin de Nijni, où réside le gouverneur. Bientôt il m'en faudra passer l'enceinte massive, car mon ami Serge Ivanovitch m'a bien recommandé de me présenter, en passant ici, au général Baranof.

[1] Nijni possède maintenant un tramway électrique.


Le général Baranof est un bel homme d'une cinquantaine d'années, grand et droit, avec des mouvements rapides, une voix brève, caressante quand il veut, et une expression de force et de volonté que tempère, çà et là, un pli légèrement ironique au coin des yeux scrutateurs.

—On m'avait prévenu ; je vous attendais, me dit-il, dans ce français pur et chantonnant que parlent les Russes dans la haute société. Je suis bien aise du voyage que vous entreprenez dans nos contrées ; vous verrez de près notre Russie, et là-bas, vous rencontrerez des hommes. En attendant, vous êtes mon hôte...

Le général Nicolaï Mikhaïlovitch Baranof est l'un des plus connus parmi les gouverneurs de province russes. Ancien officier de marine, il s'est rendu célèbre par sa conduite à bord de la corvette la Vesta, durant la guerre russo-turque. Depuis lors, on l'a vu successivement aux côtés mêmes du tsar, puis gouverneur de la province d'Arkhangel, enfin, gouverneur de la province de Nijni-Novgorod. Cette année, il lutte contre la famine et la maladie qui ont envahi son gouvernement. Dur combat contre les fléaux les plus étroitement liés à la Russie ; encore, s'il ne fallait lutter que contre les choses, et si les hommes vous secondaient !

Près du général, on apprend la valeur du temps : tout le monde travaille ici avec une activité qui m'étourdit ; cette première journée a été pour moi comme un tourbillon d'impressions. Entouré de jeunes officiers, de médecins, de secrétaires de toute sorte, interpellé en russe, en français, en allemand, j'ai appris bien vite la situation malheureuse de la province. On me dit qu'à Loukoyanof où je vais rejoindre mon ami, je trouverai, outre la famine, une grave épidémie de typhus. On ajoute que, sans nul doute, lorsque, à mon retour, je repasserai par Nijni, j'y verrai le choléra installé parmi l'énorme ville flottante, qui va se peupler d'étrangers venus de tous les coins du monde. D'ailleurs, le gouverneur a pris ses précautions. Un hôpital flottant s'achève sur la Volga : on m'a offert de m'y conduire.

Au pied du Kremlin, sur le port, un poste d'observation est ouvert : aucun cas suspect n'y a encore été signalé : les médecins sont là, tranquilles, attendant avec patience. Un petit vapeur nous prend ensuite, et, glissant à travers les navires et les barques qui encombrent le fleuve, il vient accoster, à une lieue en aval du port, auprès d'une longue péniche transformée en hôpital. On y achève les derniers préparatifs ; le personnel est à son poste, et l'on me fait visiter pièce à pièce l'installation qui est très simple. Le nombre des lits est de 300 ; des lits forts pratiques, en bois léger, avec des matelas en paille, qui seront brûlés après le départ de chaque malade. Les déjections, reçues dans des caisses qui seront désinfectées et fermées hermétiquement, seront transportées dans des barques loin de la ville, pour être désinfectées de nouveau. Afin de prévenir les dangers d'incendie, la barque est éclairée à l'électricité. J'ai vu la salle de bains et de douches, la salle de désinfection, la cuisine, la lingerie, et, en face, sur la rive, la salle des morts...

Un étrange sentiment m'a pénétré, à visiter cet hôpital installé de toutes pièces, prêt à fonctionner, avec ses lits, sa pharmacie, son linge, son personnel de médecins, d'infirmières et de garçons—même jusqu'à son pope,—et auquel rien ne manque plus, sauf les malades et les mourants. J'ai eu à ce moment, avec une singulière intensité, l'impression de ce que doit être, en ces pays, l'attaque foudroyante du choléra. Aujourd'hui tout est calme ; dans un jour ou deux, peut-être, on verra de pauvres corps amaigris se tordre de souffrance sur ces lits, et mourir. Tout le monde est aux armes, on n'attend plus que l'ennemi : on doit éprouver un sentiment analogue à la veille d'un assaut.

Après le dîner, je me suis oublié dans la contemplation du merveilleux horizon qui, devant moi, s'étendait à perte de vue. L'éperon rocheux du Kremlin, où j'étais, surplombe à pic le port de Nijni, et la vue, que rien n'arrête, distingue à la fois le mouvement affairé des rives et l'impassible horizon de la plaine. De là-haut, je voyais nettement l'Oka et la Volga, larges chacune de 700 à 800 mètres, se fondre en une énorme masse d'eau jaunâtre qui s'en allait, par de lents méandres, vers l'horizon. Une flottille de vapeurs ancrés en file séparait le courant ; des barques et des gabares couvraient les eaux du bord ; d'autres circulaient alertement, parsemées de petites taches rouges qui étaient des hommes. Par instants, le mugissement d'une sirène montait jusqu'à nous ; un navire à aubes se détachait du bord, suivi de son double sillage, et partait pour sa lente traversée. Par delà les deux fleuves tachetés d'embarcations et bruissants d'activité, la plaine dorée s'étalait, plate et sans limite.

Ce coup d'œil est un des plus beaux qui soient en Europe. Le Kalimegdan de Belgrade, au confluent de la Save et du Danube, en face de la plaine hongroise, en donne bien une idée, mais il y manque le mouvement d'un port et l'animation d'une riche cité marchande.

Tandis que je contemplais cet horizon, ma pensée cherchait à se figurer les misères que j'allais bientôt toucher de près, et j'essayais de scruter le mystère de cette plaine infinie que j'allais traverser demain, et sur laquelle, dans une buée violette, descendait lentement la mélancolie du crépuscule.


CHAPITRE V

LA FAMINE

Sur la Volga.

La silhouette de Nijni s'efface peu à peu, à mesure que notre bateau descend la Volga. Bientôt, un tournant nous cache les dernières églises de la ville haute et le palais du gouverneur sur le rebord de son Kremlin. Nous glissons sur le large fleuve boueux entre deux rives plates bordées d'arbres rabougris, sur lesquels se voit encore l'étiage des crues passées ; par endroits, la berge est rongée par le courant, et des racines y font saillie. Un lent voyage dans la paix de l'eau calme. Les mouettes nous font cortège, allongeant leur tête noirâtre de petite vieille futée, et tourbillonnant au-dessus de notre sillage, avec d'imperceptibles mouvements de leurs longues ailes grises frangées de noir.

Je vais au-devant de la famine et du typhus dans le district (ouièzde) de Loukoyanof. Depuis quelques mois, ce district est devenu fameux en Russie : les journaux sont pleins de son nom et des polémiques acharnées qui s'y rattachent. Voici brièvement ce que je viens d'apprendre à ce sujet.

Vers la fin de l'année 1891, la récolte de seigle ayant été nulle, les paysans de plusieurs districts de la province de Nijni se virent menacés de mourir de faim. En outre, dès le printemps suivant, le typhus, qui reste à l'état endémique dans ces contrées, prit des proportions inquiétantes. Des médecins et des inspecteurs furent envoyés sur les lieux, et le gouverneur résolut d'organiser des secours.

C'est alors qu'éclata l'affaire de Loukoyanof. Dans ce chef-lieu de district, un parti d'opposition se constitua. Il comprenait surtout des propriétaires nobles domiciliés dans l'ouièzde et investis de fonctions publiques ; la plupart étaient des zemskie natchalniki (chefs de districts ruraux). Ces messieurs estimèrent qu'il ne convenait pas de venir en aide aux paysans, d'installer des fourneaux pour les affamés et des ambulances pour les malades. Ils firent tous leurs efforts pour entraver l'organisation des secours.

Le scandale fut grand ; mais ces fonctionnaires avaient compté sans leur hôte. Le parti de la charité était représenté par des hommes d'une haute valeur intellectuelle, et, de plus, énergiques, intègres et bons : je puis citer parmi eux l'un des premiers parmi les romanciers russes de la jeune école : Vladimir Korolenko[2]. En outre, le gouverneur était décidé à ne pas laisser le trouble se prolonger. Une commission d'enquête fut envoyée au mois de mars, pour étudier sur les lieux les besoins des villages, l'attitude prise par les autorités locales, et l'emploi des sommes destinées aux secours. Cette commission découvrit de graves irrégularités, pour ne pas dire davantage. Certains zemskie nachalniki refusaient en principe toute autorisation aux gens désireux d'ouvrir un fourneau pour les vieillards et les enfants : «Vous ne pouvez les nourrir tous, répétaient-ils ; il vaut mieux n'en nourrir aucun.» En outre, l'un d'entre eux ne put fournir que de vagues explications sur l'emploi des sommes qu'il avait reçues, à charge de les distribuer. Presque partout, la commission d'enquête se heurtait au mauvais vouloir des gens influents, parfois même à leur manque d'honnêteté. Plusieurs fonctionnaires furent contraints par elle de donner leur démission : maintenant, ils intriguent contre leurs successeurs. Mon ami Serge Ivanovitch remplace l'un des plus compromis, et distribue du pain, en attendant la nouvelle récolte : je vais donc au centre même de la résistance, et je tomberai en plein champ de bataille.

[2] V. Korolenko a publié ses impressions de famine sous le titre de : V'golodny gode (dans l'année de la faim). C'est un livre précieux.

Rabotki, six heures du soir.

Nous avons parcouru lentement les 70 verstes[3] qui séparent de Nijni la petite station de Rabotki. La Volga offre peu d'intérêt dans ces parages ; çà et là, elle s'élargit jusqu'à 1 000 ou 1 200 mètres, sur des sables qui affleurent ; il faut au pilote une anxieuse attention pour trouver les chenaux les plus profonds, et pour s'y engager : un faux coup de barre nous jetterait sur un bas-fond. La rive gauche est basse : sur la droite, des falaises se dessinent, et l'on n'en apprécie la hauteur qu'en y voyant, par endroits, la forme rouge d'un moujik accroché comme une mouche parmi les broussailles de la pente.

[3] La verste vaut 1 067 mètres.

La police du village, prévenue par dépêche, sur l'ordre du gouverneur, m'attendait au débarcadère pour m'aplanir les difficultés. Avec de l'aplomb, quelques mots de russe et quelques pourboires, je me suis tiré d'affaire. L'homme de police m'a conduit dans une auberge et il s'est chargé de commander mes chevaux pour demain matin au petit jour. Aussi l'aubergiste ne me parle-t-il plus que courbé en deux. Tandis qu'il me prépare une soupe au sterlet, j'écris ces notes, assis au frais. Près de moi par la fenêtre ouverte, j'entends un pope se quereller avec un paysan ; la dispute s'achève avec des larmes, des mains baisées, et un petit verre de vodka.

Le village de Rabotki est suspendu à l'une des berges de la Volga. La terrasse rustique où j'écris est au premier étage de l'auberge, dominant ainsi le fleuve et la place du village qui sert de port. Le soleil a déjà disparu, mais il éclaire encore de lueurs roses une colline qui, là-bas, vers l'est, semble barrer le courant. La Volga, resserrée en cet endroit, n'a guère plus de 800 mètres de large ; mais l'eau qui passe, à peine ridée par les premiers frissons du soir, coule avec une belle majesté tranquille, emportée entre ses bords, sans remous, comme tout d'une pièce : on dirait une énorme coulée de métal gris. La rive gauche, très plate, s'allonge à perte de vue sous des broussailles. Sur la place du village, des moujiks en chemise rouge vont et viennent, déchargent des bateaux de foin, transportent des sacs. Le soir descend. Une barque longue s'est détachée du bord ; à l'avant et à l'arrière, on y distingue la forme rouge d'un moujik ; lentement, elle dérive au fil du courant, comme assoupie sur l'eau, que les reflets du ciel ont faite bleue et rouge. Tout est calme, les bruits ont cessé, bientôt tout va dormir. En contemplant cette activité paisible près du fleuve, je cause avec un médecin rappelé du district où je vais, et où il soignait des typhiques ; il va s'installer à Nijni dans la barque-hôpital où l'on attend le choléra. C'est le beau fleuve lui-même, la Mère Volga, qui charrie les germes de mort : le fléau est à quelques heures d'ici, à Kazan ; et, qui sait ? le feu qui pointe là-bas, est peut-être celui du navire qui l'apporte à son bord...

14 juillet.

Ce matin, dès l'aube, la sirène d'un bateau à vapeur qui passait au large sur l'eau calme, m'a éveillé. Sous le ciel limpide, le fleuve était admirable à cette heure ; une buée légère y courait, estompant les lointains, dans la lumière naissante. Éveiller l'aubergiste, envoyer chercher mes chevaux, grande affaire. Enfin, vers trois heures du matin, un tarentass attelé d'une troïka de forts chevaux vint se ranger devant ma porte, et je m'y hissai avec mes bagages. Nous partîmes par des chemins creux, encore humides d'une abondante rosée.

Une troïka n'est pas, comme le croyait Théophile Gautier, «un traîneau» ; c'est un groupe de trois choses semblables ; le mot, il est vrai, s'applique généralement à un attelage. Un fort trotteur sert de limonier, la tête surmontée de la douga, un arc en bois qui unit les brancards, et diminue par son élasticité les réactions que le collier aurait à supporter. De chaque côté des brancards, un cheval est attelé à un palonnier très mobile, et ne porte qu'un collier et des traits : une seule guide le rattache à son compagnon. Mais, tandis que le limonier ne doit jamais quitter le trot, ses deux voisins, si l'attelage est bien conduit, ne doivent pas cesser de galoper. Ils sont d'ailleurs très libres : le cocher ne s'occupe guère de les diriger : si le chemin s'élargit, la troïka peut s'étaler en éventail ; si la route se resserre entre deux talus, les chevaux de volée escaladent comme ils peuvent le revers de la pente, glissent, se rattrapent, trébuchent de nouveau, mais finissent toujours par se tirer d'affaire, grâce à ce merveilleux instinct des bêtes qu'on laisse très libres. S'il se présente une descente, on marche au pas ; le limonier, à lui tout seul, retient la voiture : il faudrait le rouer de coups pour le lancer au trot ; s'agit-il, par contre, d'une pente à escalader, toute la troïka s'en mêle. D'un coup de langue, le cocher enlève ses trois chevaux, et les voilà, trottant et galopant, lancés à l'assaut à toute vitesse. Au sommet de la douga, pend une clochette ; pour rien au monde, le moujik qui me sert de postillon ne consentirait à renoncer à ce privilège de la poste si exaspérant pour les nerfs.

Mais mon tarentass ! Le mot m'était déjà connu, grâce à Michel Strogof ; mais j'ignorais la chose, hélas ! Le Bœdeker prétend que le tarentass «ressemble à une voiture» ; on n'est pas plus flatteur, en vérité ! Figurez-vous une sorte d'auge en bois. Posez-la sur deux rondins longs de trois mètres, et fixés à chaque extrémité sur un essieu actionnant deux roues. Voilà l'objet. Clouez maintenant une planche sur le bord antérieur de l'auge, et vous aurez le siège du cocher. Quant au voyageur, il s'installe comme il peut, dans l'auge, parmi du foin. Il s'efforce d'abord de loger ses bagages. Cela fait, il essaie de se confectionner un siège, en ramenant sous lui un gros tapon de foin. «Quelle délicieuse invention ! se dit-il au départ, encore sans défiance : je vais passer ma journée à rêver, allongé dans cette herbe odorante !» Il ne tarde pas à prendre un autre ton. Sur une vraie route, le tarentass serait doux peut-être ; mais s'il y avait des routes en Russie, on n'aurait pas besoin du tarentass, l'incassable véhicule. Sauf quelques grandes chaussées, consciencieusement cailloutées de pierres pointues, et que les voitures ont grand soin d'éviter, les voies de communication en Russie, sont dites routes naturelles. Elles se tracent peu à peu, dans la plaine et dans la forêt, au passage des voitures et du bétail. Nul ne les entretient ; les ornières s'y creusent à l'infini, les fondrières s'y installent à loisir : au printemps et à l'automne, ce sont des marécages, où l'on ne peut guère circuler qu'à cheval ; en été, un pied de poussière les tapisse. Si une pluie violente a gâté la route, on en pratique une autre à côté, tout simplement...

Pressé d'arriver au but, j'avais commis l'imprudence de promettre au postillon un pourboire d'étranger, s'il menait bon train. Voilà mon tarentass lancé au triple effort de ma troïka, parmi les ornières, les creux, les ravins, les dos d'âne, ne connaissant pas d'obstacle, et sacrifiant tout au respect de la ligne droite. Les chevaux de flanc me criblent le visage de parcelles de boue ou de terre friable, détachées du chemin à chaque foulée. L'auge en bois où je me suis accroupi sans défiance, sursaute de cahot en cahot ; les perches de couple qui la supportent, lui servent de rudimentaires ressorts ; ils sont solides, ces ressorts, c'est l'essentiel, n'est-ce pas ! Quelques ornières traîtreusement durcies augmentent la trépidation : effaré, j'essaie de me cramponner au rebord du véhicule ; une secousse me fait lâcher prise, et du dos, je viens heurter l'autre rebord. Puis, c'est mon coude, puis c'est mon épaule qui viennent se frotter aux parois du tarentass ; au moment où j'y pense le moins, sur la route un instant aplanie, une grosse pierre détermine un heurt nouveau, douloureux à crier. Et mon postillon, dans sa chemise rouge qui bouffe au vent, hurle de plus belle, excitant ses chevaux, les bras levés. Que faire ? comment trouver une position stable, entre mes bagages qui tressautent follement à mes pieds, et le bord meurtrissant de la voiture ? Après une heure de route, je suis déjà moulu. Je me résigne à cesser la lutte, et à me laisser aller au beau milieu du foin, tâchant seulement d'éviter les contacts directs avec tous les objets solides qui m'environnent. Il se trouve que c'est, en somme, la meilleure façon de voyager en tarentass, et je n'y serais plus trop mal, si je n'avais les entrailles secouées par d'implacables ressauts.

Bientôt, le soleil monte à l'horizon, et la poussière s'ajoute aux charmes du voyage. La poussière et la boue, en Russie, prennent des proportions qu'on ne connaît pas dans nos pays. En été, les chemins ressemblent à une piste de manège ; mais, au lieu de sciure de bois et de rondelles de liège, c'est une impalpable poussière blanche qui les tapisse en couche épaisse. Un chien qui court sur une route, y soulève un tel nuage de poussière, que, d'un peu loin, on croit voir s'avancer un cavalier. Lorsque, au lieu d'un chien, trois chevaux galopent dans la couche molle, on croirait voir la fumée d'un gros incendie. En peu de temps, le voyageur est couvert de cette poussière, son visage, ses mains, son cou deviennent tout noirs ; ses vêtements changent de couleur, et ses bagages, si bien fermés qu'ils soient, se remplissent de fines parcelles grises.

Tandis que, pelotonné dans mon foin, je roule ainsi par la piste cahoteuse qui semble se volatiliser à notre passage, l'idée me vient subitement que c'est aujourd'hui le 14 juillet ; et je me représente Paris à cette heure, sous le même grand soleil, avec les revues, le bruit, la foule, les pétards... Non, en vérité, malgré mes contusions, j'aime mieux être ici, filant au grand trot par la campagne, le long des prés où, en ce moment, des moujiks en chemise rouge, par troupes de cent à cent cinquante, fauchent l'herbe, en se balançant tous ensemble d'une jambe sur l'autre, avec un grand geste régulier des bras.

Le paysage n'est plus celui auquel, jusqu'à présent, la Russie m'avait accoutumé. Plus de forêts ; les arbres isolés, rares déjà ce matin, disparaissent tout à fait dans le courant de la journée, et c'est, à perte de vue, la plaine uniforme, mamelonnée de lentes ondulations qui dessinent le lit de nombreux torrents desséchés à cette heure. Tous les trente kilomètres, à peu près, je m'arrête pour relayer : je passe avec mes bagages dans un autre tarentass, après m'être restauré d'un verre de thé et d'un morceau de pain. Les isbas sont petites, souvent misérables ; elles reposent, isolées de terre, sur des troncs d'arbre enfoncés comme des pilotis, ou sur de grosses pierres. Quand le support a faibli, l'isba s'est inclinée lamentablement, et elle reste ainsi, un flanc dressé en l'air, l'autre fiché dans le sol...

Et la course reprend, monotone. Si loin que l'horizon s'étende, pas une forêt ; partout, la surface noire des champs labourés, les verts rectangles des avoines, et l'immensité jaune des récoltes mûres. Sur les collines, de gris moulins à vent tournent leur croix.


Vers sept heures du soir, je suis arrivé à Loukoyanof, la capitale de l'ouièzde, une sorte de sous-préfecture. C'est une petite ville, assez propre, sur une pente dénudée ; mais, à peine ai-je eu la force d'apercevoir quelques cochons qui se promenaient sur la place : seize heures de cahots m'ont exténué ; le postillon a dû me prendre sous les bras pour m'extraire du tarentass, et me hisser jusqu'au premier étage de l'auberge où nous avons fait halte. C'est là que j'écris ces notes. Ma petite chambre est propre, les murs en sont fraîchement crépis, le matelas posé sur le lit de fer est engageant ; seulement, ignorant les usages russes, je me suis mis en route sans oreiller et sans draps. Il me faudra, après un semblant de dîner, m'allonger dans ma couverture. Je rêverai sans doute des luttes qui ont eu notre auberge pour théâtre, il y a quelques mois, entre le Comité de secours aux affamés et le Comité de résistance aux secours.

15 juillet.

Ma route n'est plus longue : j'ai fait hier 150 verstes ; 70, au plus, me séparent encore de la métairie où mon ami Serge Ivanovitch a pris ses quartiers. Par malheur, en sortant de Loukoyanof, nous tombons sur la grande route impériale, qui relie Nijni-Novgorod à Pensa. Cette voie, large de cinquante à soixante mètres, mérite son titre de route impériale, par le nombre et la profondeur des ornières qui la sillonnent. Aussi peu entretenue que les chemins dits «naturels», elle est, par endroits, tout à fait impraticable. Quand on peut s'échapper à travers champs, on n'y manque pas ; mais souvent, les talus et les fossés qui bordent la voie, empêchent toute escapade, et force est aux véhicules de s'enfoncer dans une double ornière, comme un tramway dans ses rails ; les cahots sont terribles alors. A plusieurs reprises, j'ai demandé grâce à mon postillon surpris : il s'est contenté de sourire largement, sans ralentir ses chevaux.

Aux deux côtés de la route, se dressent de gros bouleaux blancs ; les chenilles en ont dévoré toute la verdure, et, avec leur ramille dépouillée, ils donnent l'impression singulière d'un hiver neigeux anticipé, sous le soleil qui brûle. Sur l'horizon, des seigles mûrs, à perte de vue ; ils sont chétifs, malingres ; çà et là, des paysans noirs de hâle les fauchent.

De vagues collines pointillées de gris moulins à vent, une rivière qu'on traverse sur un pont de bois dont les solives sont pourries, une église blanche et verte sur une place entourée d'une dizaine de maisons en briques crépies de blanc, puis, des isbas misérables semées le long d'une route de poussière noire faisant songer au sol qu'on trouve près des grandes usines—c'est tout ce que je vois de Potchinki, énorme bourg de dix mille paysans.—Puis, des lieues encore de seigles mûrs, mêlés çà et là de vertes avoines, deux ou trois grands villages égrenés le long du chemin, un bois de chênes où les chenilles n'ont pas laissé la trace d'une feuille verte, enfin, les bâtiments d'une métairie : je suis au terme de mon voyage, au Marécévski khoutor[4].

[4] Khoutor signifie métairie, exploitation rurale. On rencontre surtout de ces grandes fermes dans la moitié méridionale de la Russie, en particulier dans la région de la Terre noire.

Attiré par le bruit de la clochette que font tinter mes chevaux, mon vieil ami Serge Ivanovitch G. apparaît sur le seuil, et je revois, avec un battement de cœur, son bon visage barbu, bruni par le soleil, et l'éclair dont ses yeux s'animent, malgré tous ses efforts pour paraître impassible.

Dans une société comme la nôtre, où les cadres sont étroits, et les caractères en quelque sorte nivelés par une éducation uniforme, on trouverait difficilement des hommes du genre de Serge Ivanovitch. Il appartient à une famille de la meilleure bourgeoisie moscovite ; ses études au lycée et à l'école de Droit ont été brillantes ; il a travaillé plusieurs années à l'Université de Berlin, où je l'ai connu, et prépare les thèses qui doivent lui ouvrir l'Enseignement supérieur. Il parle le français, l'allemand, l'anglais et l'italien ; c'est un esprit net, avide de science, et qui éprouve un impérieux besoin d'aller au fond des choses. Le désir de savoir fait taire en lui toutes les autres préoccupations. Il s'intéresse aux études les plus diverses, mais il ne sait pas en effleurer une seule : il les pousse toutes à fond avec un égal amour. Cet appétit de science est déjà un signe distinctif du caractère russe ; ce peuple jeune, en qui bouillonne la sève, dédaigne notre prudence de vieillards et de désabusés : tandis que nous choisissons avec circonspection l'objet auquel nous appliquerons notre activité, ils jettent la leur à pleines mains, sans compter. Ils ne se répètent pas, comme nous, le dédaigneux et banal proverbe : «Qui trop embrasse mal étreint» ; c'est qu'ils se sentent très forts, et c'est aussi qu'ils sont très jeunes.

Chez nous, ou en Allemagne, Serge Ivanovitch serait un savant livresque, et les questions vitales ne le toucheraient point : il aurait une spécialité qui lui cacherait la vie. Mais, dans la société russe, on ne s'abstrait pas si aisément du monde extérieur. Ces Slaves veulent regagner le temps perdu, atteindre, dépasser l'Occident, et tous s'y mettent à peu près dès qu'ils savent lire. Les questions pratiques passionnent leurs érudits presque autant qu'elles agitent nos politiciens. Vous comprendrez maintenant que Serge Ivanovitch ait pu fermer ses livres, oublier ses thèses, et aller s'enfouir au fond d'un district décimé par le typhus et la famine, pour y distribuer aux paysans du pain et des semences. Ce sacrifice, inconcevable chez nous, il l'a consommé simplement, sans bruit. Et il est là, parmi ses moujiks, vêtu d'une chemise bleue à pois noirs, chaussé de grandes bottes, et coiffé d'une casquette blanche, donnant des ordres de sa voix douce et caressante, qui contraste si singulièrement avec l'énergie que je lui connais. Il est là, sans littérature, sans politique, touchant la vraie vie, et souvent la mort, et, après la première effusion du revoir, il ne me questionne pas sur le dernier livre à succès, mais il m'entretient de la famine.

Les bâtiments de notre métairie s'étalent sur le bord d'un plateau qui domine l'horizon infini d'une plaine. On ne distingue d'ici que trois couleurs en immenses plaques irrégulières ; à perte de vue, s'étendent les ondulations jaunes des seigles mûris ; çà et là, les avoines y font de vertes enclaves, et, plus près de notre colline, un grand îlot brun, aux bords déchiquetés, indique la place des guérets communaux qui attendent la semence prochaine. Pas un village n'est visible sur cette immensité ; il faut une longue-vue pour découvrir un clocher, au bord de l'horizon. Pas une forêt non plus ; les derniers arbres se trouvent autour de notre ferme, et encore leur feuillage est-il entièrement rongé par les chenilles et les cantharides. Oh, qu'elle est triste, cette plaine infinie, où rien ne bruit, où rien ne perce, où rien n'attire le regard !


La dernière famine s'est étendue à dix-sept provinces ou gouvernements ; elle ne les a pas frappés tous en bloc ; on dirait, au contraire, qu'elle a choisi certains territoires pour s'y installer plus à l'aise, en épargnant les autres. Partout, la récolte a été mauvaise, mais, dans certains districts, elle a été nulle : celui où je viens d'arriver, est de ce nombre. Je vais pouvoir y étudier en détail la distribution des secours.

Les secours dont on dispose actuellement, proviennent de trois sources : du Gouvernement, de la charité privée russe, et de la charité privée étrangère.

L'État a songé surtout à fournir des semences, car il ne suffit pas de pourvoir aux besoins présents, il faut songer aussi à l'année qui va venir ; or, s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes, les paysans laisseraient leurs terres incultes, puisqu'ils n'ont absolument rien récolté. De grosses sommes ont été consacrées à l'achat de semences, et chacun des besogneux a reçu la quantité de seigle et d'avoine nécessaire pour assurer la récolte prochaine. Quelques-uns, il est vrai, ont en partie mangé ce grain, et tels de leurs champs sont restés en friche ; mais ils mouraient de faim : ne nous hâtons pas trop de leur jeter la pierre, à ces imprévoyants.

D'autres millions ont été consacrés à nourrir directement les paysans affamés, au moyen de distributions mensuelles de seigle, sous forme de grain ou de farine. Il faut d'ailleurs mettre à part les différents secours fournis par l'État : ce ne sont pas des dons à proprement parler, mais des avances, des prêts. Sur le livret des chefs de famille, à la suite de la dette de rachat qu'ils ont contractée envers la Caisse de l'Empire, on inscrit le nombre de pouds (poids de 16 kilogrammes) de grain qu'ils reçoivent du Gouvernement. A la vérité, ils ne seront pas tenus d'en rembourser le prix ; ils s'engagent seulement à les restituer en nature dans un certain laps de temps. La charge est assez lourde ainsi, et Dieu sait quand ils acquitteront cette dette nouvelle.

Les autres secours sont de purs dons de charité. Les fonds dits du césarévitch, sont remis en espèces à des fonctionnaires chargés de les attribuer pour le mieux ; à cela, s'ajoutent les sommes envoyées par des personnes charitables aux gouverneurs de provinces ; puis, le produit des quêtes faites en Russie et à l'étranger, entre autres, de très grosses sommes recueillies en Angleterre, et que deux membres d'un comité londonien sont venus distribuer eux-mêmes. Ajoutez les secours obscurs et pourtant si efficaces de la charité personnelle, non pas le sou jeté dans la casquette du mendiant, mais le pain distribué à propos et régulièrement, parmi des enfants et des adultes à qui, littéralement, et sans en tirer gloire, on donne la vie. Enfin les fameuses cargaisons de blé envoyées par les États-Unis. Toute l'Europe a suivi avec intérêt le voyage des navires qui les portaient ; mais on ne sait guère ce que contenaient les grands sacs du chargement. En les ouvrant à destination, on y trouva, outre du blé, des vêtements, des provisions, des jambons, que de braves gens de là-bas envoyaient aux affamés d'ici : fermiers, émigrants, eux aussi, sans doute, ils ont connu la dure misère dans une contrée fertile, et leur cœur s'est ému. Comme il est touchant, ce cadeau anonyme et dissimulé ! Dans les romans d'autrefois, les bonnes mères cachaient ainsi, dans la valise du fils, au départ, quelques louis «enveloppés dans des hardes»...

Il était moins difficile de réunir les secours, que de les distribuer équitablement. Il ne s'agit pas d'un pays divisé en minces parcelles, et où les fils administratifs vont se ramifier dans les coins les plus reculés. Ce sont d'immenses étendues, où les villages sont posés de loin en loin, à peine reliés entre eux par des ornières, et souvent même, ignorés des fonctionnaires qui les administrent. Comment savoir les besoins de chaque paysan, l'état de sa récolte, les pertes qu'il a subies, les ressources dont il dispose encore ? comment éviter, surtout, les complaisances des autorités villageoises qui fournissent ces indications ? Même si ces hommes sont animés de bonnes intentions, il leur sera singulièrement difficile d'être équitables ; les paysans qu'ils n'auront pas portés sur la liste de secours voudront se venger : «On est venu briser mes vitres le soir même de la distribution,» disait un des prêtres chargés du recensement des récoltes.

Dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, et, je pense, aussi dans les gouvernements voisins, la répartition des secours a été centralisée entre les mains des zemskie natchalniki (chefs de districts ruraux). Ces fonctionnaires, qui appartiennent à l'aristocratie, résident sur leurs terres, au village, et sont, par suite, en contact direct avec les moujiks. On a vu déjà que ceux de l'ouièzde de Loukoyanof ne se sont pas décidés sans murmurer à venir en aide aux paysans affamés et malades. Serge Ivanovitch occupe, pour quelque temps, le poste que l'un d'eux a dû abandonner, faute de s'être entendu avec la commission d'enquête chargée de vérifier ses comptes...

17 juillet.

A peine installé, je commence mes visites aux environs. Serge Ivanovitch est occupé à arrêter ses comptes avec les maires des trente-sept villages qu'il administre ; je l'accompagne dans ses tournées ; il m'a montré à me tenir en tarentass, et je ne souffre plus des cahots.


Les journaux arrivés ce matin nous annoncent qu'une fête russe se prépare aux Tuileries ; on y verra, dit-on, la reproduction d'un village russe. Quelles isbas gentilles on va construire sous les marronniers, et comme il sera coquet, ce village ! Heureux qui se fiera naïvement à ce genre de couleur locale.

Un village russe ! Sur l'horizon sans relief et sans couleur, rien ne se profile que les bulbes et la flèche mince d'un clocher blanc et vert. Autour du clocher, une grosse tache grise—c'est le village. Dans cette contrée-ci, peu ou point d'arbres ; une mare, çà et là, et, dans les enclos, de grands tournesols jaunes, large épanouis. Grises, les isbas rangées en deux files sur le bord du chemin ; basses, humbles, semblant ployer l'échine, et se faire toutes petites. Gris, les hangars de branches entrelacées, gris, les épais toits de chaume assujettis par des perches grises. Le village n'a point de rues. Les isbas sont, il est vrai, toutes alignées en bordure de la route où elles tournent leur pignon ; mais l'espace compris entre la double file est couvert de gazon ras, et le bétail y paît, quand il n'est pas aux champs. Dans cette grisaille, pourtant, circulent des paysans et des femmes, vêtus de couleurs éclatantes où domine le rouge : chemises rouges, corsages rouges, jupons rouges. Quand nous passons, ils nous saluent d'une grande révérence, qui fait voleter les cheveux longs des hommes.

Nous voici à quelques lieues de chez nous, chez l'intendant d'une grande propriété ; il a laissé sa fille administrer un fourneau pour les enfants du village, et Serge Ivanovitch vient prendre congé. Une grosse dame nous reçoit : nous avons, je le crains, interrompu sa sieste : il fait si chaud aujourd'hui ! Néanmoins, elle est fort aimable, et, sans rancune, elle nous guide à travers un dédale de chambres nues, d'escaliers et de couloirs, pour nous amener dans un frais sous-sol. Aux murs, les portraits des souverains russes, et celui de l'impératrice d'Allemagne. La grosse dame est née dans une de ces colonies allemandes qui se sont fixées sur le cours moyen de la Volga. Elle sait également bien l'allemand et le russe, mais ses enfants ne parlent couramment que cette dernière langue : la russification se fait ainsi peu à peu, sans violence, dès que ces colons allemands s'éloignent du village où ils sont nés. Cette dame a pris toutes les habitudes russes, mais elle a conservé encore quelque chose du sentiment pratique et de la Gemüthlichkeit[5] de ses ancêtres. D'ailleurs, le sofa, derrière la table ovale, couverte d'une serviette placée en pointe, comme aussi le meuble commode et bas, rappelant un intérieur allemand.

[5] Mot intraduisible qui désigne une espèce de laisser aller bon enfant, spécial aux Allemands.

Nous causons de la famine. Tout en s'éventant avec son mouchoir, la grosse dame donne de nombreux détails ; le ton de sa voix est tranquille ; non pas indifférent, certes, mais paisiblement compatissant.

—Oui, chez nous, ils ont beaucoup souffert ; ils n'avaient rien, rien à manger. A la première distribution que nous avons faite, on apporta d'énormes pains noirs ; il y avait un pain pour six. Monsieur, ils se jetèrent dessus comme des bêtes. En quelques minutes, ils eurent tout dévoré, et ils nous disaient, les mains jointes : «Encore, encore, donnez encore du pain !»

La grosse dame souligne ces paroles d'un tout petit rire tranquille.

—Alors, rien n'avait poussé ?

—Absolument rien. Le bétail faisait peine à voir : il ne trouvait rien à se mettre sous la dent et maigrissait affreusement. Le soir, les animaux rentraient des champs avec le museau plein de terre, à force d'avoir cherché des racines, à défaut d'herbe. Cela faisait mal, de les voir... Mais, messieurs, je vous en prie, passons par ici, le samovar est prêt.

Derrière le samovar, une jeune fille prépare le thé, et, tout en emplissant nos verres, elle me donne des détails sur le fourneau qu'elle dirige.

—Les enfants y sont seuls admis, de cinq à quinze ans. Matin et soir, nous leur distribuons une soupe de pain préparée avec du beurre ; ils ont de la Kâcha[6] et du pain à discrétion. Au temps des meilleures récoltes, ils n'ont jamais connu chez eux pareil bien-être. Nous avons soixante-quinze enfants, et malgré les épidémies qui règnent autour de nous, pas un seul n'est malade.

[6] Le mot Kâcha, que les Russes, bizarrement, traduisent par gruau, désigne soit un gâteau, soit une bouillie au lait ou à l'eau, préparée avec une céréale moulue à gros grains (blé noir, blé, avoine, etc.) ; quand on l'emploie sans adjectif, il désigne du sarrasin ou blé noir : c'est un des mets nationaux des Russes (comme de nos Bretons).

—Vos petits protégés apprennent-ils à lire, mademoiselle ? avez-vous une école, dans ce village ?

—Oui, en hiver ; mais elle est dans un piètre état. C'est le pope qui la dirige ; or il n'a guère de place pour réunir ses élèves. La plus grande pièce de son isba est la cuisine ; c'est là qu'il fait la classe : seulement, il n'y tient guère que dix personnes, lui compris.

—Alors, faute de place, les autres resteront illettrés ?

—Ils resteront illettrés, me répond la jeune fille, de sa voix calme, tout en m'offrant des confitures...

Sur les cinq heures, nous arrivons à Protassovo, un grand village de 2 000 habitants, qui étale ses huttes grises sur une pente dénudée. Nous descendons chez le docteur, car Protassovo est un centre d'épidémie. Il faut dire qu'aucune épreuve n'a été épargnée à ces malheureux paysans. Non seulement la faim les torture, mais ils sont, en même temps, décimés par la dysenterie, et par une très grave épidémie de typhus. Les ravages en sont grands, parmi ces villages russes, où les paysans vivent dans un insouciant pêle-mêle, et négligent les moindres précautions d'hygiène. Les médecins ? pense-t-on. Dans cet ouièzde (département) qui compte 180 000 habitants, répartis sur plusieurs centaines de villages, il n'y avait en tout, jusqu'à ces derniers mois que deux médecins. Sans doute, un certain nombre de personnes riches amènent avec elles un docteur durant leur villégiature ; mais on comprend que celui-ci ne passe pas son temps à courir les villages, puisqu'il est engagé au service d'une famille. Souvent, il faudrait que les paysans fissent 100 ou 150 kilomètres pour trouver des secours médicaux. Ils s'en gardent bien ; ils souffrent, voilà tout, et fréquemment, la mort les délivre.

Le général Baranof a fait tout le possible pour remédier à cet état de choses ; il n'a point reculé devant l'énorme difficulté de cette tâche. Le dévouement spontané lui est venu en aide : une foule de jeunes docteurs, d'étudiants en médecine, d'infirmiers et d'infirmières, ont répondu à son appel, et sont venus s'installer dans de pauvres isbas, au milieu des villages contaminés. On a organisé à la hâte dans les plus gros bourgs (quelques-uns comptent de 1 500 à 3 000 habitants) des hôpitaux rudimentaires. Des médecins parcourent la campagne, portant de famille en famille des médicaments et des secours. Néanmoins, l'épidémie n'est pas éteinte encore : tel gros village compte à présent jusqu'à 200 malades, et la mortalité, relativement faible parmi les adultes, est effrayante parmi les jeunes enfants.

Le docteur de Protassovo est un jeune homme blond, tout petit avec un gros nez, les cheveux rejetés en arrière, l'air accueillant et jovial ; son prédécesseur est mort du typhus à cette place même ; mais il ne paraît pas y songer. Il nous fait voir son hôpital, improvisé dans une grande isba bien claire et bien aérée. Les malades sont étendus sur des matelas que supportent des tréteaux ; des couvertures grises les enveloppent. A notre entrée, ils ne tournent même pas la tête, ils ont l'air profondément abattus, plongés dans un état d'hébétement ou de souffrance muette qui les rend indifférents à la vie qui les entoure.

En sortant, j'aperçois en plein air, sur une place, une longue tablée d'enfants : on a ouvert ici un fourneau qui fonctionne sous la surveillance du pope. Les petits paysans sont assis sur des bancs, par rang de taille, et l'aspect de leurs chemises rouges alignées est joli. Chacun d'eux tient de la main gauche un morceau de pain, et de la droite, une cuiller en bois, très évasée, presque ronde. Ils ont une terrine de soupe pour cinq ; ils puisent à même la terrine, et, entre chaque cuillerée, ils mordent dans leur pain. Leur potage n'est pas mauvais. Tous ces enfants ont l'air heureux et gai, et ce qui est plus rare, ils sont polis, et semblent reconnaissants.

Nous prenons le thé du soir entre le docteur, son aide et l'infirmière. Nous n'avons pas mangé depuis le matin, mais, avec du thé, du pain et des confitures, on va loin, en Russie. J'avais parlé du blé envoyé par les États-Unis.

—Il est spécialement destiné aux malades, me dit le petit docteur, parce qu'on en fait du pain blanc plus léger que le grossier pain de seigle dont nous disposons d'ordinaire. En voulez-vous goûter ?

Il m'en apporte une miche. C'est une rareté que du pain blanc dans ces parages. Celui-ci est léger, doré ; la pâte en est fine. Au goût, il laisse comme une légère pointe d'amertume qui n'est pas désagréable ; malades et convalescents s'en trouvent fort bien.


En route pour l'extrémité du district, sous un soleil qui nous brûle dans le tarentass. La route poussiéreuse se prolonge, noirâtre, entre les seigles mûrs, sur une immense plaine plissée d'ondulations jaunes et de bourrelets nus. La moisson est partout commencée. Mais cet horizon vide, sans une forêt, fatigue l'esprit. Pas un arbre ! on ne s'étonne guère des implacables sécheresses qui ramènent si souvent ici la famine.

La famine ! Pour combien de nous, ce mot n'est-il qu'une abstraction ! Tout enfant, parcourant l'Histoire de France en 100 tableaux, je vis une gravure où des gens à demi nus se traînaient sur le sol. On m'apprit que cette gravure représentait une famine, et, longtemps, l'image m'en poursuivit. Elle me revient aujourd'hui en traversant ces bourgs, où les typhiques gisent sur des peaux, devant leur porte, dans l'ombre tiède. Sauf la farine qu'on leur distribue, ils n'ont rien à manger ; ni lait, ni choux ni pommes de terre ; pas une racine, pas une herbe. Ce dur pain noir, ils le dévorent tout sec ; encore leur faut-il modérer leur appétit, pour atteindre la fin du mois. La misère des villes, certes, est terrible ; mais, presque toujours, elle laisse voir les traces de quelque défaut ou de quelque vice qui l'ont causée. Dans ces villages perdus, la misère paraît bien autrement implacable : le manque de travail n'y est pour rien, la terre seule est coupable, cette bonne Terre noire, si patiente d'ordinaire, si prompte à rendre les semences qu'on lui a confiées, et qui brusquement s'y refuse, par un caprice de mauvaise mère. J'avais lu quelques descriptions du pays, avant de venir en Russie. Oh ! les heureux touristes qui n'ont rien aperçu que des moujiks joyeux et rieurs, des moujiks qui possèdent un samovar, et font du thé à chaque repas !


—Tu reçois du pain ?

—J'en reçois.

—Montre-le.

Telle est notre question habituelle, et la réponse des paysans à qui nous nous adressons en visitant les villages. A leur suite, nous pénétrons dans les isbas, courbés en deux sous la porte basse. L'isba est une case en bois ; elle est fort petite en ce pays, où les forêts sont si rares. D'abord, une espèce d'antichambre, à laquelle, dans les maisons riches, on accède par quelques degrés. Puis, une pièce d'habitation où, dans un coin, brille une icône, c'est-à-dire une image sainte, en cuivre ou en zinc, parfois même en papier colorié. Les parois de la case sont formées de troncs de sapins non équarris, assemblés par tenons et mortaises, et calfatés avec de la bourre de chanvre.

Il existe généralement une seconde pièce, un peu plus petite que la première, mais aménagée de la même façon. Tout autour de la chambre règne un banc ininterrompu ; en quelques coins, il est plus large et sert de lit. Une ou deux minuscules fenêtres, aux vitres à peu près opaques, éclairent pauvrement l'intérieur. Au milieu de la pièce, s'allonge un énorme four en maçonnerie, tout creusé de niches qui servent de garde-manger, et aplati à la partie supérieure : c'est là-haut que toute la famille s'étend au chaud, durant les nuits d'hiver. Pour meubles, enfin, une table, et, dans les coins, une ou deux malles en bois, dans lesquelles le moujik serre ses trésors : un peu de seigle, quelques mouchoirs d'étoffe voyante, et des graines de tournesol. L'isba, dans cette contrée, est souvent si petite, qu'on a peine à s'y tenir debout ; Dieu sait le nombre de heurts qu'a supportés ma fourajka, ma casquette russe en toile blanche !

En entrant, une insupportable odeur aigre vous saisit à la gorge, car, très souvent, les fenêtres sont posées à demeure et ne peuvent s'ouvrir. D'ailleurs, elles sont si petites qu'elles ne sauraient renouveler l'air. Un nuage de mouches se lève à chacun de vos mouvements ; les parois, la table, le banc, le plancher, en sont tout noirs : de ma vie je n'en ai tant vu. Le paysan, d'ailleurs, fait bon ménage avec les mouches qui, le matin, l'éveillent à l'aube.

Le paysan ou la bâba (paysanne) qui nous accompagne, ouvre le tiroir de la table, et en sort une miche de pain fait avec la farine distribuée par le Comité. Ce pain, presque partout le même, très ferme et très compact, n'est pas grisâtre, comme le pain de seigle ordinaire, mais noir, d'un noir bien franc ; au goût, il est mauvais.

—Es-tu content de ce pain ? demandons-nous.

—J'en suis content ; il est bien meilleur que celui des mois passés, et puis il n'y a presque pas de lébéda.

Un dictionnaire m'a appris que la lébéda s'appelle en français l'arroche ; c'est une mauvaise herbe de nos jardins. Durant les années de sécheresse, elle envahit les champs, et pousse à la place du seigle. Chez nous, on la jette au fumier ; les paysans d'ici en recueillent les petites graines noires, grosses comme une tête d'épingle ; ils les portent au moulin, et, de la farine ainsi obtenue, font une espèce de pain noir. Ils s'attirent par là de graves maladies d'estomac ; mais, songe-t-on à demain quand on a faim[7] ?

[7] Chose très curieuse, l'arroche (atriplex) est, en Chine comme en Russie, un succédané de la céréale ordinaire (ici, le riz, là, le seigle), en temps de famine. Les Chinois n'en consomment pas la graine, mais les pousses : ils s'attirent par là, eux aussi, une maladie, qu'a étudiée le Dr J.-J. Matignon : Cf. Acad. de Médecine, 5 janv. 1897, et Superstitions, Crimes et Misère en Chine, p. 282.


Dans une minuscule isba, dont les supports ont faibli, et qui s'est inclinée vers la terre, comme une boîte mal d'aplomb, une paysanne me fait goûter des galettes d'avoine qu'elle vient de sortir du four ; je les trouve fort bonnes, et je ne puis m'empêcher de songer à ces visites des autorités dans les réfectoires des lycées. M. l'Inspecteur goûtait une cuillerée de soupe et la déclarait succulente ; nous avions peine, nous élèves, à en avaler une demi-assiette, et nous ne comprenions pas M. l'Inspecteur, et nous l'accusions d'hypocrisie ! Aujourd'hui, si je m'en tenais à la galette d'avoine que je viens de goûter, je déclarerais qu'on vit plantureusement dans ce village. Beaucoup, et de de bonne foi, font ainsi leurs enquêtes !

Je sens vraiment ici la valeur de ce mot : «le pain quotidien» que, depuis l'enfance, nous avons murmuré chaque jour, sans y attacher notre esprit. «Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien» ; qu'est-ce que cela signifie, pour des gens qui, comme nous, se réjouissent quand ils ont bien faim ?—Le pain quotidien, c'est ici tout le but d'une existence humaine. Avoir du pain modeste, dur et sec, mais sans trop de lébéda, et en pouvoir manger trois fois par jour à discrétion, voilà l'idéal pour lequel ces grands hommes maigres aux yeux clairs luttent et travaillent. Combien encore ne l'atteignent point !


Et les popes ? demandai-je, en voyant passer un prêtre, grand et crasseux, barbe et cheveux flottants, longue soutane, jadis violette,—et les popes ? ils ont dû adoucir bien des maux ?

—Dieu les en garde ! Vous savez bien que la plupart d'entre eux n'ont pas de traitement, et vivent uniquement des aumônes qu'ils vont quêter les jours de fête, et que, bon gré mal gré, tous les orthodoxes du village déposent dans leur panier tendu. Nous avons voulu les employer pour répartir les secours ; il a fallu y renoncer, car tout allait aux riches. C'est de ces derniers, en effet, que dépendent les popes, puisqu'ils vivent d'aumônes. Par un poud (16 kilog.) de grain distribué à propos, ils s'assuraient une abondante collecte le jour de la quête. Ils veulent vivre, eux aussi, et leurs femmes, et leurs enfants. Charité bien ordonnée...


Dans la clarté bleuâtre qui, durant ce mois sans nuits, forme la transition entre le crépuscule et l'aurore, nous arrivons à Novo-Ivanovo, et nous descendons chez le sacristain, car, en dépit de ses 3 000 habitants, le bourg n'a pas d'auberge, bien entendu.

Ah ! la bonne figure, ce sacristain ! et comme il repose des affamés ! D'abord, il est ivre, et nous explique gaiement qu'ayant terminé ses foins aujourd'hui même, il a festoyé avec ses moujiks. Une ivresse gaillarde et bon enfant, que la sienne. Ses longs cheveux gris roulent en boucles sur sa soutane jaunâtre, invraisemblablement crasseuse. Sa barbe descend noblement, en flots d'argent, et le contraste est impayable, entre cette belle barbe ondulée et la trogne bourgeonnée de l'ivrogne, avec ses petits yeux malins de Russe dégourdi, son gros nez sensuel, et sa bouche en coup de sabre. Sa femme nous fait chauffer un samovar et nous apporte les restes du dîner : une platée de mouton avec du sarrasin ; mais ce mouton a un tel goût que nous préférons dîner d'œufs à la coque, cassés dans une assiette creuse, et avalés en guise de soupe. Nous invitons le sacristain à prendre un verre de thé, et il envoie sa femme se coucher. Il se détend alors, il se familiarise. Un morceau de sucre aux dents, il boit son thé à petites gorgées, et de son œil malin, il m'observe. Mon accent l'intrigue ; comme les paysans, il «comprend sans comprendre» ce que je dis. En apprenant que je viens de Paris, ses yeux s'allument ; mais au fond, il ne me croit qu'à demi : a beau mentir qui vient de loin ! Il est amusant, ce jovial ivrogne, et, maintenant que sa femme n'est plus là, il sort de bien bonnes histoires du fond de son sac à malices. Il a été successivement greffier de tribunal, garçon épicier, geôlier dans la maison d'arrêt de Nijni-Novgorod, puis maître d'école—car il a ses lettres, et tient à nous montrer ses parchemins !—enfin, le voilà sacristain-psalmiste dans ce gros bourg. Il possède une isba solide qui lui a coûté 50 roubles ; la famine, il s'en moque, car, outre le pain, la vodka ne lui a jamais manqué ! Enfin, il nous apporte du foin, sur lequel nous nous étendons au beau milieu de son isba, saupoudrée au préalable d'une vigoureuse poudre à punaises.


Au matin, le policier de l'endroit, son grand sabre en sautoir, est venu me contempler. Gravement, il exprime à Serge Ivanovitch son étonnement ; il n'avait pas cru qu'un Parisien pût ressembler autant à un Russe ; je suis vêtu d'une chemise rouge à la moujik, et j'ai aux jambes de grandes bottes plissées ; il n'en revient pas :—alors, à Paris, c'est donc aussi la mode ?

Quelques heures plus tard, nous voilà loin du jovial sacristain, sur les confins du canton, à la lisière même du gouvernement de Pensa. Le sol a changé d'aspect ; nous avons quitté la Terre noire et nous nous trouvons sur un filon de sable, où croissent quelques forêts, et çà et là des moissons étiques. Dans ces deux ou trois derniers villages, jamais, de mémoire d'homme, on n'avait vu de fonctionnaire supérieur, avant la première visite de Serge Ivanovitch : les starostes et les greffiers[8] gouvernaient à leur gré ces quelques milliers de paysans.

[8] Les pisari ou écrivains sont des paysans instruits qui servent de greffiers dans les villages. Parfois, ils sont seuls, avec les popes, à savoir lire et écrire. Leur influence est souvent très considérable.

Dieu, qu'on est pauvre, en ce coin perdu ! Les huttes sont délabrées à faire peur. Jamais la tache grise d'un village russe ne m'a paru plus lamentable, plus aplatie devant la puissance terrible qui maintient sur elle la misère. Les hangars sont éventrés, les isbas, toutes petites, sont vieilles, à demi pourries, chancelantes parfois. Le chaume des toitures est arraché par places ; ailleurs, il est brûlé. C'est partout une misère effroyable, non point passagère comme en certains autres villages, mais évidemment persistante.

Entre les huttes grises, circulent de grand moujiks décharnés vêtus d'une chemise rouge et d'un pantalon de toile, coiffés d'une sorte de chapeau haut de forme en grossier feutre gris, et chaussés de silencieuses bottes en feutre. Ils passent sans bruit, comme des ombres. Ce sont d'excellents paysans, paisibles, travailleurs, et pas ivrognes ; mais ils n'ont pas de chance : c'est leur seconde année de sécheresse et de récolte nulle. Sans les distributions de farine, tout serait mort, en ces parages, sauf peut-être cinq ou six familles riches. Je demande à l'un d'eux : «As-tu du bétail ?»

—Non.

—Mais un cheval ?

—Non plus. J'en avais un, mais je l'ai mangé[9].

[9] C'est-à-dire : je l'ai vendu pour me nourrir.

—A combien ?

—A deux roubles !

Et il n'est pas le seul. Dans tout le département de Loukoyanof, de 75 000 chevaux, qui existaient à l'entrée de l'hiver, il n'en reste plus que 26 000. Or, un paysan russe qui n'a pas de cheval est ruiné, car ses champs restent incultes.

Nous trouvons dans une isba une vieille femme ridée, ratatinée, occupée à faire manger de la semoule à un jeune enfant.

—Tu reçois du pain ?

—Non, batiouchka, j'en ai à moi. D'abord, nous avons accepté des semences ; mais depuis, nous les avons rendues, car c'est un péché, vois-tu, de conserver ce dont on peut se passer...


A O. nous rencontrons un jeune étudiant en médecine, à qui l'on a confié la population de six bourgs et de quatre villages, soit environ 10 000 habitants. Il avait entendu parler du Français qui visite la contrée ; il vient à moi. En peu d'instants, je sais son histoire. Une manifestation à laquelle il a pris part avec d'autres étudiants, l'a fait reléguer de Saint-Pétersbourg à Kïef. Sa quatrième année d'études achevée, il s'est mis à la disposition du Comité qui organise les secours pour la présente épidémie, et on l'a nommé ici aux appointements de 75 roubles (200 francs) par mois. Il relève à peine d'une attaque de typhus qu'il a gagnée dans son service. C'est un grand corps maigre, avec les yeux brillants et le parler rapide d'un enthousiaste. D'ailleurs, il ne se pose pas en martyr, tant s'en faut.

Je lui propose de l'accompagner dans ses visites, et voici une interminable ronde par des isbas misérables. Les malades sont étendus tous habillés sur des peaux ou sur du foin, car les paysans russes ignorent l'usage du lit ; quelques-uns d'entre eux gémissent. Voici toute une famille, affaissée en grappe lamentable dans une cour, sur du fumier sec ; ils sont atteints de typhus. Un enfant à la mamelle vagit près de sa mère malade ; son pauvre petit visage souffreteux est littéralement noir de mouches ; nul n'est là pour les écarter, et ses petits poings épuisés ne font même plus d'efforts pour les chasser. Plus loin, une jeune femme qui gémit ; celle-là sera morte avant une heure : rien à faire, nous passons... Des malades, des malades encore, tous semblables dans l'anéantissement de la souffrance.

Un convalescent, maigre moujik d'une cinquantaine d'années, se dresse à notre vue sur son cadre de bois.

—Eh bien, dit l'étudiant, comment vas-tu ?

—Mieux ! bien mieux ! tu m'as sauvé ; je te remercie.

—Qu'est-ce que tu as à manger ?

—Du pain.

—Belle nourriture pour un convalescent ! fait mon compagnon. Je vais te donner du lait et du thé.

—Du lait et du thé ! répète l'homme, avec un indicible accent de joie ; oh, oui, oui, donne-m'en !

Nous avons pris le thé chez le pope du village. O. qui étale sur une colline dépouillée la monotonie de ses huttes grises, est un bourg fort connu dans la contrée. Ses habitants, célèbres comme voleurs de chevaux, sont la terreur du pays qu'ils dévalisent. Ils s'en font gloire. Le staroste (maire), grand, sec, l'œil vif et mobile, a l'air d'un chef de brigands ; il en est un. Un coup de hache reçu, dit-on, dans une expédition nocturne, a laissé sur son visage une cicatrice profonde.

Le pope qui nous reçoit est tout jeune, de haute taille, dans sa soutane soignée. Il a un joli visage fin, aux yeux bleus légèrement bridés ; sur les épaules, de longues boucles blondes ; au menton une fine barbe en copeaux d'or. Son intérieur est propre à souhait, son isba reluisante et toute neuve : je ne saurais dire combien cette vue est réconfortante, après une tournée comme la nôtre. Dans la cour, un énorme chien tire sur sa chaîne, dès qu'on ouvre la porte, et se précipite de tout son poids, en étalant des crocs féroces.

Batiouchka, dis-je au prêtre, pourquoi donc avez-vous un chien si méchant ?

—Oh ! répond-il avec un discret sourire qui plisse ses yeux bleus légèrement obliques, c'est nécessaire quand on habite un tel village. Les moujiks d'ici cherchent, parfois, la nuit, à me reprendre ce qu'ils m'ont donné le jour. L'an dernier, je ne sais pourquoi, ils m'ont incendié...

Cela est dit d'un ton paisible, sans colère, avec une aimable charité chrétienne, qui semble toute naturelle d'abord, et qu'on n'admire qu'à la réflexion.

Nous avons un long chemin à faire pour rentrer. Il nous faudra plusieurs relais. La chaleur est intolérable ; nous n'avons sur nous qu'un pantalon et une chemise en toile rouge, et pourtant, immobiles dans notre tarentass, nous nous sentons brûler. Pour comble de malheur, un de nos essieux vient à se rompre. Nous sommes sur un plateau, à vingt verstes au moins du plus proche village, et pas un arbre n'est à l'horizon. Nous découvrons enfin un paysan qui travaille dans un champ, et nous descendons jusqu'à lui à travers les guérets et les chaumes ; il consent à nous prêter un de ses essieux. Si notre cocher ne revient pas le lui rendre ce soir, il devra rester là et passer une nuit de plus sous sa charrette. Pourtant, avec simplicité, il nous vient en aide, et s'offense du pourboire offert.

Vers le soir, nous arrivons enfin au bord d'une large rivière, dans laquelle nous décidons de nous baigner. Lorsque nous sortons de l'eau et nous séchons sur le rivage, dans le simple appareil des baigneurs russes qui ignorent l'usage du caleçon, voici venir sur l'autre bord, une blanche file de paysannes. Elles sont de race mordva, toutes vêtues de toile blanche, sur laquelle tranche leur visage noirci. Elles viennent de moissonner et rentrent au village ; mais il leur faut traverser le gué qui côtoie le fond où nous nous sommes baignés. En nous apercevant, elles échangent entre elles quelques observations, puis, une à une, gravement, elles posent dans l'eau leurs jambes nues, les jupons relevés aussi haut que la profondeur du gué l'exige. Elles passent ainsi près de nous, plus qu'à moitié nues sans paraître gênées le moins du monde.


Serge Ivanovitch m'a proposé ce matin d'aller voir un grand bazar (marché) qui se tient aujourd'hui dans un district voisin ; nous devons traverser une contrée beaucoup moins éprouvée que celle-ci : je jugerai de la différence.

Deux chevaux maigres emportent notre tarentass, sous un soleil de feu. Nous traversons plusieurs villages que la faim, paraît-il, a moins cruellement touchés que leurs voisins de l'ouest. C'est cependant le même aspect gris et misérable, à peine atténué, çà et là, par la gaîté de quelques arbres verts. A onze heures, nous arrivons à Lady, bourg important où se tient une espèce de foire. La poussière enveloppe tout et fait comme un brouillard qui tamise les rayons du soleil. Dans une rivière qui coupe le chemin aux portes du village, grouille et clapote un amas de chairs blanches ; ce sont des paysans qui, épuisés de chaleur, viennent, entre deux affaires traitées, mettre bas leurs vêtements et se jeter à l'eau. Puis, sur la route, ce sont des centaines de télègues[10] qui se suivent à la file ; plus loin, d'autres sont rangées aux abords des maisons ; elles obstruent toutes les voies, encombrent toutes les places ; les chevaux, dételés, mangent tranquillement dans la charrette, qui leur sert de ratelier. Autant de télègues, autant de familles ; personne ne vient ici à pied.

[10] Charrette légère en forme d'auge très évasée, et généralement à claire-voie.

Il y a peu de marchandises originales sur ce marché empoussiéré : des poteries d'usage domestique, des vases à lait au col mince, et des écuelles vernies de vert, quelques articles en bois tourné et en corne, d'un travail grossier. Je suis frappé surtout par de grands étalages de poissons secs que les passants achètent, comme nous ferions des gâteaux, et dans lesquels ils mordent à belles dents. Dans les auberges, on boit de la bière et de la vodka ; un peu partout, on s'abreuve de kvass jaune. Le kvass est une boisson de famille, que les ménagères préparent chacune selon sa recette. Les soldats de Napoléon la nommaient, s'il faut en croire Tolstoï et la légende : «limonade de cochon.» Le kvass est préparé avec des herbes diverses et du seigle que l'on fait fermenter dans l'eau chaude. Le goût en diffère avec chaque famille : tantôt il est doucereux, tantôt il est aigrelet ; en tout cas, c'est une boisson rafraîchissante, et les Russes l'aiment beaucoup.

Çà et là, sur le chemin, de hideux mendiants des deux sexes, sales, dépenaillés, sinistres, sont accroupis, en rond dans la poussière, et chantent sur un ton suraigu de monotones litanies : les copecs pleuvent dans leur casquette ou leur tablier. La foule circule et se coudoie avec des rires, dans la chaleur. Tout ce peuple s'amuse, bavarde, et grignote sans interruption des graines de tournesol ; quelques-uns savourent des pâtisseries que des marchands en plein vent font frire dans de l'huile à brûler. C'est une vraie foire russe, crasseuse et bon enfant, regorgeant d'ivrognes, et empestant l'odeur du moujik jointe à celle de toutes ces choses liquides ou solides que consomment les passants. Les hommes sont vêtus de chemises-blouses roses ou écarlates ; les femmes, des pieds à la tête, sont enveloppées d'étoffes aux couleurs voyantes : leurs jupes, leurs tabliers, leurs corsages, leurs fichus sont rouges, violets, bleus, jaunes, que sais-je encore ! Ces tons criards blessent les yeux quand on les voit de près ; mais d'un peu loin, ils se fondent dans la brume de poussière qui plane sous le soleil, et l'aspect est charmant de ce grouillement coloré au milieu de la grisaille des choses.


Nous allons terminer la journée dans une gentilhommière du voisinage. Il nous faut traverser le village où réside le maréchal de la noblesse[11] de notre département, M. P. C'est un homme fort intelligent et puissamment riche : il est à la tête des nobles mécontents et de la ligue contre la distribution des secours. Je m'explique aisément son attitude : les paysans de son village ont l'air de petits bourgeois. Ils sont riches, et la sécheresse n'a pas touché leurs terres, d'ailleurs très fertiles. Leurs isbas, spacieuses, sont élégamment construites, ornées de quelques sculptures, propres et avenantes. Elles n'ont pas de toit de chaume, mais pour l'instant, des planches solides, bien ajustées, les recouvrent. Même, un jardinet confine à chaque étable. M. P. est trop occupé avec ses 12 000 hectares de terre, pour entreprendre des excursions dans son département. Son village est heureux et riche ; n'est-il pas naturel de sa part de déclarer qu'il en est partout de même, et que, si, en certains endroits, les paysans crient famine, c'est par paresse ? Évidemment, M. P. est de bonne foi, quand il traite de révolutionnaires ceux qui soutiennent les plaintes des paysans. On devrait, pour l'éclairer, pouvoir le forcer à vivre huit jours dans tel village que j'ai visité avant-hier, à 100 kilomètres d'ici.

[11] Ou mieux, le président de la noblesse. Il est élu tous les trois ans dans chaque département.

C'est chez un de ses jeunes voisins de campagne que nous descendons ; la contrée, décidément, a changé d'aspect. Elle est devenue brusquement ondulée. Une rivière se montre au bout d'une descente, et le cottage où nous entrons est posé dans le site le plus frais qui se puisse rêver. De la terrasse où la table est mise, on domine la rivière, sur laquelle s'étalent à cette heure les reflets moirés du couchant ; sur l'autre bord, une belle forêt sombre cache l'horizon. Je ne m'attendais point, après cette semaine de misère, à trouver, à quinze lieues de chez nous, la civilisation la plus élégante. Des dames nous reçoivent, en toilette claire d'une jolie coupe, et j'ai un peu honte de ma chemise rouge dont on sourit. Il me faut sortir du rêve de compassion où j'ai vécu depuis quinze jours. Sur cette terrasse vers laquelle monte la délicieuse fraîcheur de l'eau, nous prenons place à une longue table, où un maître d'hôtel nous fait passer les plats ; il me faut, d'un brusque effort, oublier les impressions qui m'écrasent, et tâcher de causer, de répondre au joli français des femmes élégantes qui m'environnent. Mais, que dire à ces gens qui rient, qui plaisantent, qui m'interrogent sur les nouveautés de Paris ? Entre Paris et moi, il y a le choléra, le typhus, la famine ; tandis que la charmante société que voilà, oubliant tous ces fléaux, parce qu'elle vit au milieu d'eux, ne s'intéresse qu'aux choses parisiennes ; elle a raison peut-être. Pour quelques heures, nous voici en pleine banalité de salon. Sur la terrasse fraîche, au-dessus de l'eau qui miroite, il me faut dire comment j'ai pu, moi Français de France, m'aventurer dans ces parages ; puis on cause de Ravachol et du général Boulanger qui avait par ici des sympathies. Heureusement, un des jeunes gens tient à me montrer ses lévriers à loups : nous parlons chasse, et j'échappe ainsi à la conversation obligée sur l'entrevue de Cronstadt.


Le choléra se rapproche. Il est à Nijni depuis plusieurs jours, et voilà que des fuyards l'apportent dans les villages. Les médecins et les infirmières sont devenus indispensables dans la capitale de la province, où la grande Foire annuelle est ouverte : ils nous quittent presque tous. Nous nous soignerons comme nous pourrons. Des nouvelles graves nous parviennent de la basse Volga : des émeutes y ont éclaté dans les villes, surtout à Astrakhan, où des médecins ont été tués, et où les Cosaques ont dû charger la foule. La populace, ignorante, accuse les médecins d'empoisonner les malades : les injections sous-cutanées contiennent, d'après elle, un poison subtil. Le bruit s'est répandu là-bas que le Tsar a vendu à l'Anglais le droit de dépeupler par ce moyen quatre provinces ! De toutes parts les bruits les plus absurdes se redisent à l'oreille.

C'est aux médecins surtout qu'on en veut. L'autre jour, à Nijni, un homme a fait un speech, disant qu'il fallait leur courir sus. On l'a conduit devant le gouverneur : «Tu prétends qu'on enterre les malades tout vivants ? Eh bien, je te condamne à servir comme infirmier dans l'hôpital des cholériques : tu verras de plus près ce qui s'y passe !»

Ici, les villages sont calmes : on attend.

Après dîner, le jeune étudiant en médecine, dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours, entre dans notre salle.

—Quel heureux hasard vous amène ?

—Je pars.

—Où cela, grand Dieu !

—Pour Astrakhan ! répond-il simplement. On cherche là-bas des médecins de bonne volonté : je me suis inscrit avec beaucoup d'autres.

Il est bien chétif encore, bien maigre, avec des yeux qui luisent d'enthousiasme. En reviendra-t-il, de ce terrible foyer de mort ?... Nous parlons peu. Que se dire ? Un serrement de mains exprime toutes nos pensées...


Nous prenions le thé, ce soir, vers onze heures, dans la salle à manger de notre métairie. Une bonne qui accourt nous prévient qu'on aperçoit «un bel incendie» ; nous sortons. La métairie s'élève au bord d'un plateau qui domine l'immense plaine de seigles moissonnés : on distingue admirablement. On dirait un feu de joie allumé à l'autre bord de la plaine, à trente kilomètres de nous : les flammes qui vont et viennent, s'abaissent et se ravivent par intervalles, n'ont pas du tout l'air sinistre à cette distance. Seulement, dans le ciel monte toute droite une énorme lueur, et par elle, on mesure l'importance de l'incendie. C'est une grande métairie qui brûle tout là-bas : chacun des points brillants est une meule de paille, et les charbons qu'on entrevoit, sont autant de hangars consumés. Pas un bruit sur l'immensité, pas un son de cloche, pas un appel : seule, la lueur silencieuse anime la nuit. Je m'étonne de l'insouciance de nos gens, groupés en curieux autour de nous : «Bah ! me disent-ils, nous sommes habitués à pareil spectacle, seulement, on ne voit pas toujours aussi bien !»

Oui ! ce spectacle peut leur être familier. Avec la famine et les épidémies, le feu, le coq rouge, comme ils disent, est l'un des grands fléaux du paysan russe. Dans ces villages faits de bois sec couvert de paille, la moindre étincelle qui jaillit d'un poêle, la moindre cigarette que laisse tomber un ivrogne ou un voisin malveillant, suffisent pour enflammer les pauvres huttes. Dans chaque village on voit des toits percés à jour et des poteaux calcinés. A Potchinki, tout près d'ici, un incendie a récemment dévoré 400 isbas. Or, dans ce pays nu, le bois est hors de prix : les incendiés sont réduits à mendier un abri. On a bien introduit dans ces villages une espèce d'assurance mutuelle, mais on est long à en toucher les primes, quand on les touche. En attendant, il faut que le moujik s'endette, c'est-à-dire qu'il engage ses bras et sa récolte.


A Loukoyanof, par une chaleur atroce. Pas d'eau, pas d'ombre, rien de frais. Un seul remède, un unique consolateur : le thé.

Malgré une jolie église dressant la fraîcheur de ses murs blancs et de ses coupoles vertes sur la grisaille de la pente désolée où s'essèment les isbas, la ville, avec ses rues de gazon pelé où trottinent d'innombrables petits cochons noirâtres, n'a pas d'autre attrait que la célébrité éphémère que lui a donnée l'affaire des zemskie natchalniki. J'ai conté plus haut comment ces fonctionnaires nobles s'étaient opposés à la distribution de vivres parmi les affamés.

La noblesse d'ici trouve en général qu'on s'occupe trop des paysans : en leur témoignant une bienveillance si marquée, on risque, dit-elle, de faire naître en eux d'insupportables prétentions. Les paysans, habitués à leur dure existence, ne souffrent pas autant que le croient les habitants des villes ; si vous subvenez à tous leurs besoins, ils cesseront de travailler, et deviendront de plus en plus exigeants ; familiers d'abord, bientôt arrogants.

Nous aurions tort de prendre ceux qui parlent ainsi pour une société d'hommes cruels et sanguinaires, à la façon des méchants planteurs, dans la Case de l'Oncle Tom. Il y a, sans doute, parmi eux, tel fonctionnaire cupide et méprisable ; mais, quelques-uns sont de fort honnêtes gens. Seulement, ils connaissent peu les paysans au milieu desquels ils vivent ; en outre, ils ont une terreur folle des innovations, parce que, pour eux, toute innovation est un pas vers le bouleversement social. Ils ne sauraient croire à des modifications progressives : d'après eux, toucher, même d'une main légère, à l'ordre de choses existant, c'est vouloir le renverser : voilà pourquoi ils s'y attachent désespérément. Dans le cas spécial du district de Loukoyanof, cette théorie de la noblesse résidante n'a pas laissé d'avoir une conséquence curieuse. Cette année en effet, c'est le Gouvernement qui a patronné toutes ces tentatives généreuses de secours aux paysans ; or, la noblesse, instrument chéri et préféré d'Alexandre III, s'est mise à lutter contre lui sur ce terrain, faute d'avoir su modifier à temps ses vieilles théories et renoncer à sa ridicule nihilist-fever. Depuis les affaires du mois de mars, tout le district est divisé en deux camps, et l'on s'observe.

L'arrivée d'un Français dans ces parages a causé une certaine émotion, faite de curiosité et d'inquiétude. On a su, en interrogeant les postillons, que je voyage avec un papier officiel ; mais d'autre part, on a appris que je n'ai pas de métier manuel ; on sait de plus que le propriétaire de la métairie où j'ai pris quartier, lit volontiers des ouvrages d'économie politique. De ces indices patiemment rapprochés, on a conclu que j'étais socialiste—pouvait-on moins faire ? Pourtant, la raison de mon voyage reste encore inexpliquée. Tous m'interrogent là-dessus, et à tous je réponds : «Pure curiosité» ; mais, depuis le postillon hilare, jusqu'au grand seigneur terrien, tous hochent la tête à cette réponse.


J'ai fait tantôt la connaissance de Mme Davydova. Veuve d'un officier de marine, apparentée à la meilleure noblesse, cette dame s'est consacrée depuis de longues années à la propagation des travaux féminins parmi les paysannes. Aucun sacrifice ne lui a coûté : elle a même fait un long séjour dans l'Asie Centrale pour y étudier la fabrication des tapis et l'importer, s'il est possible, dans son pays. Depuis plusieurs mois, elle ne s'occupe que de la famine. Elle parcourt bravement la Russie en tarentass, pour le compte du Comité de secours. Cet hiver, elle a distribué aux paysannes des matières textiles dont la moitié leur appartiendrait, à condition d'en tisser l'autre moitié pour le compte des donateurs. «Je recueille en ce moment les tissus terminés, me dit-elle, en fumant une cigarette ; il n'y a pas un fil perdu.» Le trait mérite d'être relevé, en ce pays-ci.

A voir cette femme qui s'expose aux cruelles fatigues d'un voyage dans la province russe, je songe à l'Angleterre, où l'on rencontre des caractères de ce genre. Seulement, une Anglaise eût vite fait de prendre des allures masculines, tandis que la grande dame russe a conservé sa distinction féminine, avec un peu de hauteur ironique.


Ce matin, en passant à Potchinki, nous avons voulu déjeuner. Or, il existe dans cette petite ville un bon cuisinier : il est au service d'un moine, factotum du Mal de la noblesse, qui fait préparer un dîner fin chaque fois que se réunissent ces messieurs du Comité de résistance aux secours. Nous avons mandé ce cuisinier ; mais, quand on lui a dit nos noms, il a déclaré qu'il ne saurait venir prendre nos ordres, et qu'il fallait nous adresser ailleurs. Travaillant ici, les jours de marché, pour la noblesse de l'opposition, il ne veut pas chauffer ses casseroles pour des «agitateurs» comme nous.—On a des principes, que diable !


Les fonds recueillis par le Comité de secours que préside le Tsarévitch, sont distribués en espèces à des personnes de confiance. Un propriétaire de nos voisins m'expliquait l'usage qu'il fait des sommes qu'on lui attribue. Il achète des chevaux, et les donne à des paysans qui n'en ont plus. Ces paysans, en échange, s'engagent à faire, une année durant, le gros travail des champs chez un voisin pauvre. Quant à Serge Ivanovitch, il achète des chèvres, et les distribue à des familles chargées de petits enfants.—J'aime voir l'imagination charitable s'exercer dans ce sens : il me semble que le mérite du cadeau en est doublé.


Des chevaux sont commandés pour ce soir ; je vais partir et regagner Nijni-Novgorod, puis Moscou. Serge Ivanovitch m'y rejoindra dans quelques semaines. L'idée de mon départ m'attriste. Au moment de quitter, probablement pour n'y jamais revenir, cette immense plaine jaunâtre et nue, où j'ai touché de si près la misère, la famine et la maladie, où j'ai causé avec tant de maigres moujiks sauvés par la charité, où j'ai vu en détail un coin si intime de la province russe, je sens, malgré ma fatigue, un violent regret. Par-dessus de mesquines divisions politiques, j'ai eu ici, pendant un mois, un spectacle triste, mais fortifiant : triste, comme l'est toute peine et toute souffrance ; fortifiant, par l'exemple de la résignation avec laquelle ce peuple supporte sa misère. Puis, le dévouement de tous ces hommes qui sont venus assister les pauvres m'a pénétré d'admiration. Nous ne sommes pas habitués à voir des jeunes gens agir ainsi, de toute leur vigueur et de toute leur âme, en faveur d'une œuvre obscure dont les journaux ne sauront rien. Ceux-ci paraissent, en vérité, ne jamais s'être dit le décevant : «à quoi bon ?» que les jeunes hommes de nos pays se répètent si souvent, au premier contact avec la vie. Dès qu'il s'est agi d'une œuvre utile et charitable, ils étaient là, modestement. Qu'est-ce donc qui les fait ainsi ? et qu'est-ce qui les soutient ? La religion, je le sais, leur est indifférente à la plupart, et le succès ne saurait les atteindre si loin. Il faut donc qu'ils trouvent en eux-mêmes le goût de la charité et la récompense du devoir accompli. Sans doute, leur fatalisme semi-oriental les garde contre toute crainte du danger ; mais avant tout, ces dévoués sont dominés par la conviction que leur dévouement ne s'éparpillera pas en vain. Ils sentent, d'instinct, qu'ils travaillent dans une matière vierge, dans une molle argile, où leur empreinte se conservera, durcie par le feu. Ils savent qu'ils ne sont pas, comme on l'est dans nos pays faits, perdus dans l'immense complication d'un mécanisme social qui semble annihiler l'effort individuel. Ils ont conscience d'être, personnellement et sans intermédiaires, des créateurs de civilisation.


CHAPITRE VI

LE CHOLÉRA

Une semaine d'aventures : n'ai-je pas rêvé tout cela ?

Après avoir quitté Serge Ivanovitch, je suis reparti au trot lent de mes chevaux, le long d'une route qui traverse d'un bord à l'autre l'interminable plaine nue. La moisson est finie, et rien n'est resté dans les champs, dont l'horizon monotone s'allonge, jamais plus proche, jamais atteint. Sur cette féconde Terre noire, les guérets énormes, en qui germe l'avenir de l'été prochain, ont des teintes sombres qui sont sinistres au crépuscule.

Je suis seul. Je n'ai, de tout le jour, rencontré personne, sauf une sœur de charité laïque. Elle attendait dans une maison de poste un docteur, rappelé comme elle à Nijni-Novgorod, où le choléra sévit. Je l'avais vue à l'œuvre ici même, auprès de typhiques ; elle est aussi calme aujourd'hui qu'hier ; que lui importe le danger ? y songe-t-elle, seulement ? Nous causons devant le samovar, et nous partageons les provisions que l'on m'a fait emporter du khoutor. Il y a des mois que cette jeune femme subit la misère des paysans : elle n'a pas touché de viande depuis plusieurs semaines ; elle est pâle, maladive, mais si enjouée, qu'on oublie toute crainte à son égard. Elle me donne en souriant rendez-vous à Nijni, où je lui promets de lui faire visite sur la barque-hôpital.


Au bourg de K., dans une toute petite chambre nue de la maison de poste. Un orage montait, j'étais harassé de fatigue ; après le thé je me suis roulé dans une couverture, et allongé sur l'unique banc de la station. Vers deux heures du matin, un bruit de voix m'éveille : deux hommes noirs sont là, tout près de moi, attablés sans gêne aux restes de mes provisions. Voyant que j'ouvre les yeux, l'un d'eux m'adresse la parole, et, frappé par mon accent étranger, il s'écrie :

—Tiens ! vous n'êtes pas Russe ?

—Non !

—Vous êtes Allemand ?

—Peut-être bien ! fis-je, éveillé complètement, et agacé par le ton sur lequel ces questions m'étaient faites.

—Ah bien oui, Allemand ! Vous êtes Français ! vous êtes ce Français !

—Eh oui, je suis Français ; qu'est-ce que cela peut vous faire ?

—Vous venez de Marécevski Khoutor ?

—Certainement !

—Où vous étiez avec G.

—Sans doute !

—Qui a voulu se battre en duel avec J.

—Ah çà ! mais ! fis-je, en me levant du banc, cela ressemble à un interrogatoire : êtes-vous ivres ou plaisantez-vous ?

—C'est bien en effet un interrogatoire. Monsieur que voilà est le chef de la gendarmerie ; moi, je suis le substitut du procureur de Nijni Novgorod—et nous sommes venus pour instruire, entre autres, une affaire à laquelle vous êtes mêlé.

—Une affaire ? moi !

—Certainement, et une affaire grave. Oh ! nous savons tout, allez ! comment G. vous a fait venir pour lui servir de témoin contre J. ; puis, comment, après que J. eut refusé de se battre, vous avez tenté de l'assassiner. On vous a vus—il y a des témoins dignes de foi,—lui dresser un guet-apens sur une route : vous avez caché vos chevaux dans des buissons, où vous vous êtes dissimulés vous-mêmes, le revolver au poing. Si une vieille dame, chez qui se trouvait J., prise d'une espèce de pressentiment, n'avait empêché son ami de partir cette nuit-là, c'en était fait de lui !

J'ouvrais de grands yeux, croyant rêver ; était-ce là une sotte plaisanterie que se permettaient avec un étranger ces deux individus qui, évidemment, avaient bu ?

—Je ne crois pas à la qualité que vous vous attribuez, m'écriai-je enfin.

—Savez-vous lire le russe ? tenez, lisez ceci...

Et je pus me convaincre que ces deux hommes noirs étaient bien en effet le Chef des gendarmes et le substitut du procureur de Nijni.

—C'est bien, fis-je. Je n'ai rien à vous dire à présent. Êtes-vous ou non chargés de m'arrêter ?

—Non, pas pour l'instant. Il faut d'abord instruire l'affaire. Vous pouvez aller ou vous voudrez ; en Russie, on saura toujours où vous trouver. Quant à nous, nous serons dans quelques jours au Khoutor, et nous entendrons G. et les témoins.

Leurs chevaux étant prêts, les deux hommes noirs partirent sous l'orage, et me laissèrent seul ; seul dans cette chambre nue, dans un village éloigné de tout centre, connaissant mal encore le pays et ses habitudes, rien de ses lois. Toutes les histoires des luttes dont le district de Loukoyanof avait été le théâtre me revenaient en mémoire—et peu à peu aussi, je me souvenais d'avoir entendu un moujik conter devant moi que M. J. avait cru que nous le poursuivions, un jour que nous étions passés dans un village où il se trouvait par hasard. Mais, quand on n'est pas maître d'une langue, on comprend mal les histoires que l'on conte devant vous ; elles vous font à peu près l'effet d'une conversation entendue derrière une porte, et l'impression n'en reste pas nette.

Que faire ?—J'attendis le jour et je me fis conduire chez un zemski natchalnik, un ami de Serge Ivanovitch, qui demeurait près de K. Je lui contai notre histoire, qu'il jugea sérieuse, et le lendemain, je repartais avec lui pour le Khoutor.

Serge Ivanovitch prit la chose en riant : il n'était pas fâché, peut-être, du piquant épilogue que ses ennemis politiques voulaient ajouter aux scènes qu'il avait vécues en ce pays. Il n'avait rien à craindre, m'assurait-il. Néanmoins, j'attendis l'enquête. Les hommes noirs arrivèrent, polis et dégrisés. Une dépêche du gouverneur leur avait sans doute prescrit la prudence. On leur conta la querelle, puis la promenade qui avait effrayé M. J. Ils prirent des notes et s'en allèrent. Une autre dépêche du gouverneur pria Serge de rédiger un rapport dans lequel il raconterait l'affaire—et, rassuré, je repartis avec mon obligeant compagnon.


Tu es médecin, évidemment ? me demandait tout à l'heure une grosse paysanne qui tient la maison de poste où je viens de m'arrêter.

—Non, matouchka !

—Eh bien alors, pourquoi vas-tu à Nijni, où le choléra est terrible ? Tu vois bien, d'après le registre, que, depuis plus d'une semaine, aucun voyageur n'est passé par ici.

—C'est pour voir le choléra, petite mère.

—Tu trouves cela intéressant ? fit la grosse femme avec une mine incrédule.

—Sans doute ! Sais-tu ce que c'est qu'un journal ?

—Oui.

—Eh bien, je veux voir le choléra à Nijni pour raconter à mes compatriotes, dans un journal, ce que j'aurai vu là-bas.

—Tes chevaux sont prêts ! conclut la grosse femme...


Ayant quitté Nijni-Novgorod depuis un mois, j'étais curieux de voir la physionomie nouvelle qu'elle avait dû prendre sous l'étreinte de l'épidémie. Je m'attendais à trouver sur mon passage des populations effarées ou consternées : il n'en fut rien. A mesure que mon tarentass se rapprochait de la ville, il me semblait trouver, au contraire, les paysans de plus en plus calmes, causant du choléra avec plus de sens et moins de frayeur. Voici enfin la dernière étape sur la grande route impériale. Les longues files de télègues chargées d'emplettes, que nous croisons maintenant, annoncent l'approche de la ville. La route gagne la berge de l'Oka, et l'on domine un immense horizon : le fleuve qui disparaît sous les péniches et les navires, et tout là-bas, la cathédrale, qui, au-dessus des bâtiments de la Foire, élève ses tourelles vertes, comme dans une attitude d'immobile bénédiction.

Dans la ville haute, rien n'est changé : l'herbe pousse toujours entre les pavés pointus sur lesquels circule un peuple paisible. Mais, dans la ville basse, de l'autre côté du fleuve, c'est une vie nouvelle, affairée et bourdonnante. Les misérables petites boutiques en bois que j'avais vues tristement closes de volets gris, ont maintenant ouvert leurs portes, et voici, rangés par genre et débordant sur le trottoir, les produits les plus bizarres et les objets les plus communs que livrent au commerce l'Europe et l'Asie. Les rues ne sont pas allongées au hasard : toutes les spécialités sont groupées, toutes les maisons concurrentes sont voisines entre elles. Voici la cité des fourrures, celle des thés, celle des samovars. Ici chatoient des soieries de la Chine, plus loin s'étalent de pimpants articles de Paris. Des mélanges bizarres, un coudoiement bouffon de marchandises hétéroclites. Les étalages ne sont pas brillants, ni savants : ce n'est pas pour attirer les passants que les grandes maisons louent une boutique à la Foire. L'importance du marché est due seulement aux grandes transactions commerciales, et tel bureau sans apparence fait des affaires pour plusieurs centaines de mille roubles.

Dans ces rues à angles droits, étroites et malpropres, où partout règne l'odeur du phénol, et où personne ne fume, la foule se presse insouciante ; une foule bigarrée, mais non pas étrange, comme l'annoncent les Guides ; si un Chinois y paraît de temps à autre, ou bien un Persan, il étonne davantage dans ce décor grisâtre que sur nos boulevards. La foule ordinaire du menu peuple russe est infiniment plus curieuse. Les petits marchands voient à leur devanture se presser un peuple sale et déguenillé de paysans, d'ouvriers, de débardeurs en gaîté. Des Tatares sont là en foule, avec leurs yeux obliques, leur crâne rasé couvert d'une petite toque crasseuse, et leurs grandes oreilles écartées. Tous ces hommes rient, s'amusent, s'enivrent sans souci. C'est parmi eux que le fléau choisit ses victimes.

A tout prendre, il n'y a pas d'affolement, comme on se le figurait dans les villages lointains ; mais, en dehors du menu peuple, on devine pourtant, parmi les passants, une certaine contrainte. J'en ai saisi tout à l'heure la raison. Je m'étais arrêté sur le pont, regardant s'agiter la fourmilière des embarcations : bientôt je vis une longue barque, couverte d'une tente noire, se détacher lentement du quai : un timonier en blanc la conduisait, debout : «Qu'est-ce là ? demandai-je.—On mène des cholériques sur la barque-hôpital», me répondit un agent de police. Et bientôt après, une nouvelle barque noire conduite par un grand timonier en blanc, prit à son tour le fil de l'eau, suivant de loin la première, dont on voyait encore la tache sinistre dériver tout là-bas, sous le gai soleil.


J'ai revu le gouverneur ; ce mois de lutte contre l'épidémie a été terrible pour lui : il n'est plus qu'une ombre : amaigri, les yeux creusés, les maxillaires saillants sous la peau ; puis, les mouvements fébriles d'un homme qui n'a plus de sommeil :—Je dors quand j'ai le temps, m'avoue-t-il, une heure, deux heures par jour ; j'ai bien tenu jusqu'à présent, mais voilà ! je suis exténué ! pourtant, j'irai jusqu'au bout. Mais, dites-moi, à propos, vous n'êtes pas encore en prison ?

—Mon général, j'attends le mandat d'amener.

—C'est une misérable affaire. Une dame vous a dénoncés, vous et votre ami, dans une lettre où elle supplie les autorités de délivrer la province de pareils brigands (étikh rasboïnikof).

—Et, qu'a décidé Votre Excellence ?

—Une enquête sérieuse : rédigez-moi, vous aussi, votre déposition, elle sera jointe au dossier.

—Puis-je visiter les hôpitaux ?

—Comment donc ! je vous y ferai accompagner.


L'approche du choléra a surexcité les esprits. La grande émeute d'Astrakhan, où des médecins ont été assassinés par la populace, que le gouverneur n'a pas su tenir en respect, a été d'un funeste exemple. Les ferments de révolte ont remonté la Volga en même temps que les germes de mort. Un peuple ignorant accuse les médecins de propager le fléau, et veut exiger que les morts soient, selon la coutume russe, transportés à visage découvert. A Nijni-Novgorod, parmi cette population flottante de 300 000 étrangers[12] accourus pour la Foire, le péril était grand. L'attitude énergique du gouverneur a tout sauvé. Dans la ville et dans la province, on distribue et on affiche de petits bulletins blancs qui contiennent la proclamation que voici :

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