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Au pays russe

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[12] Le 28 août, la ville, dont la population, en temps ordinaire, est de 60 000 âmes, contenait 380 000 personnes.

«S'il arrive—Dieu nous en garde !—que quelqu'un, exploitant la bêtise et la crédulité des ignorants, réussisse à troubler la tranquillité publique, je rétablirai l'ordre avec les forces militaires dont je dispose. Quant aux fauteurs des troubles et aux meneurs, je les pendrai immédiatement sur place ; en outre, tous ceux qui auront pris part aux désordres, recevront, aux yeux de tous, un châtiment exemplaire.

«Ceux qui me connaissent savent que je tiendrai parole.

Signé : «Le gouverneur,
«Gal N. M. Baranof

—C'est bien russe, bien cosaque ! m'a dit un Allemand.

—C'est illégal ! m'a dit un journaliste.

Illégale ou cosaque, je ne sais ; en tout cas, cette proclamation avait une fière allure. Ce n'est pas en se cachant dans les caves de son hôtel—ainsi qu'avait fait, dans le sud, un fonctionnaire—que l'on conjure une émeute qui gronde. N. Baranof a des défauts, sans doute, mais c'est un vrai soldat, d'une farouche énergie. Il a contenu sa ville ; on l'y connaît si bien, que nul n'a bougé et qu'il n'a dû pendre personne.

La double barque-hôpital installée sur la Volga, ne suffisant plus à contenir tous les malades, le gouverneur a donné son palais du Kremlin pour y installer le surplus des cholériques. Pour lui, durant la Foire, il se transporte au delà de l'Oka, dans un hôtel qui domine la frêle ville éphémère où bruit la foule, et où le commerce est en fièvre.

Je viens de parcourir ces hôpitaux cholériques. Ils sont très semblables à toutes les installations sanitaires que je vois partout depuis un mois, mais beaucoup plus grands. Ce qui frappe en y entrant, c'est qu'il y manque cette fraîcheur du linge blanc que nous sommes habitués à voir dans les salles des hospices. Ici, les malades sont roulés dans des couvertures grises. Ils sont là côte à côte, les uns ployés par la douleur, les membres convulsés dans un accès de souffrance muette ; les autres, presque calmes, les yeux mi-clos, dans une attente résignée. Les enfants font peine à voir : le mal qui tord leur frêle charpente et décompose leur pauvre petit visage, me frappe tristement et me serre le cœur. Je demande au médecin qui me guide de me faire voir quelque malade perdu sans espoir : «Tenez, ce vieux moujik, là-bas.» Je m'approche ; il est mort déjà, le visage noirâtre, la bouche entr'ouverte, tout le corps calmé subitement, après la dernière crise.

Parmi la nuée d'infirmières, je reconnais plusieurs de celles que j'ai vues aux villages où sévit le typhus. Celle qui m'avait, il y a huit jours, donné rendez-vous ici, est morte hier... Les privations sans doute, l'avaient épuisée, la pauvre fille souriante et bonne, et la contagion nouvelle a mis le sceau à sa vie obscure de sacrifice...

Cette promenade lente à travers les salles où les lits des malades se pressent les uns contre les autres, ne me produit pas, somme toute, l'impression brutale que j'en attendais. A coudoyer partout la souffrance et la mort, on en accepte l'idée, et bientôt, tous ces malheureux dont les formes se tordent sous les couvertures, ne présentent plus qu'un intérêt scientifique ; la compassion à fleur de peau qui nous ferait reculer à la vue d'un seul cadavre, disparaît devant ce champ de mort : on s'intéresse à la marche du fléau, et l'on oublie les existences humaines qui en marquent les étapes. Mais, en même temps, ce spectacle est fortifiant ; le spectacle de la mort produit toujours en nous une détente brusque de vie active et bruyante. Puis ici, l'exemple du dévouement est d'une puissance extrême : ils ont l'air si calmes, tous ces hommes et toutes ces femmes qui passent leur vie entre des rangées de mourants, dont le mal les guette à chaque attouchement !...

Le soir, à l'hôtel du gouverneur, on me fait voir des convalescents qui, dans leurs habits neufs (les autres ont été brûlés), viennent recevoir un rouble de gratification, et remercier le gouverneur.

—Comment as-tu pris le mal ? dis-je à l'un d'eux, tu buvais de l'eau crue ?

—Non ! je ne buvais que du thé, mais j'ai mangé des concombres, c'est cela...

—As-tu souffert ?

—Horriblement. Cela vous retourne les entrailles.

Ses traits amaigris montrent assez qu'il dit vrai.


Demain, je vais quitter la province de Nijni-Novgorod. Quelques semaines passées ici m'ont mêlé à tous les fléaux qui déciment presque périodiquement la Russie. Partout la misère, la souffrance, la mort ; partout aussi la résignation, qui couvre de son ombre calmante ces malheureux dénués de tout, même d'espérance. De quelle nature est cette résignation ? Qu'est-ce qui la fait germer dans ces cœurs frustes ? Je ne saurais le dire. Je ne me pique pas de deviner encore l'âme de ces paysans énigmatiques. Je vois seulement que, dans les campagnes, loin des parleurs de cabaret, ils se résignent et ne murmurent pas. Ont-ils le vrai secret de la vie ? ou bien leur résignation est-elle seulement une apathie de bête blessée ?

En tout cas, ce mois de contact avec la vie impitoyable vaut mieux qu'une année de méditations.


DEUXIÈME PARTIE

AU VILLAGE

Après tant d'impressions douloureuses et brutales, voici maintenant autour de moi la paix inaltérée du village russe.

Est-il joli, ce coin de Kournikovo ? Je n'ose l'affirmer, mais je l'aime. Une trentaine d'isbas, très grises et très pauvres, bordent la route qui conduit à notre maison : une colline les abrite vers l'est ; du haut de cette colline surmontée d'un bois de tilleuls, la vue du village me ravit ; sans doute parce que j'aime les grisailles de la campagne russe, et jusqu'à l'aspect misérable de ses huttes en bois, lorsqu'elles s'ombragent d'un bouquet d'arbres. Une mare, couverte de lentilles d'eau, fait tache verte au bord du village, et c'est la seule couleur qu'on y découvre. Au loin, là-bas, des champs clairs de chaume, et quelques forêts basses à l'horizon.

Notre maison, ancien logis seigneurial, ne paye pas de mine : il en est partout de même dans ce pays. L'aristocratie russe, quand elle possédait encore la terre, ne cherchait point à déployer un grand luxe dans ses maisons des champs. En tout cas, un tel luxe eût été hors de la portée des hobereaux qui faisaient nombre à côté des grands seigneurs terriens.

Celui qui jadis possédait le village de Kournikovo s'était élevé une habitation fort simple, mais il l'avait joliment nichée au fond d'un parc. C'est une grande maison de bois, en un rez-de-chaussée surélevé. D'un côté, elle ouvre sur la ferme : une grande cour gazonnée, égayée de saules, et bordée par les bâtiments de l'exploitation : logements des ouvriers, écuries, remises, étables, porcheries, poulaillers, buanderie, menuiserie, ambares (greniers) pour le grain, pour les pommes et pour les concombres. Dans cette cour, vaguent des chiens : un léonberg doux et fort, et un petit mopse à museau noir, deux amis toujours en jeu ; puis, trois chiens de berger, un troupeau d'oies méchantes, des canards importants et défiants, une nuée de poules. Puis encore, de majestueux et roses porcs du Yorkshire ; soir et matin enfin, le troupeau qu'un pâtre en grise houppelande conduit, au moyen d'un fouet à manche court, dont la lanière, longue de 6 mètres, traîne derrière lui. Tout cela crie, aboie, mugit ; c'est, à certaines heures, un vacarme assourdissant, mais un vacarme vivant, que je trouve sain, qui fait du bien.

Sur l'autre façade, notre maison est une villa. Elle ouvre en plein parc, sur une pelouse fleurie, à laquelle de très vieux bouleaux font une ceinture argentée. Quelques grands arbres viennent toucher de leur ramille le toit de la véranda où nous nous tenons une partie du jour ; plus loin, c'est le parc libre, le parc vierge. Quelques sentiers tortueux y sont tracés, mais peu à peu, les arbustes de la bordure ont allongé leurs doigts verts, et se sont donné la main par-dessus le passage de terre battue ;—c'est pour nous un voyage de découverte qu'une promenade par ces taillis.

Les jours passent égaux, sans événements, mais peuplés de riens qui égaient. Si j'insiste sur ces impressions très banales, c'est parce que toute une part de la société russe les éprouve chaque année durant trois ou quatre mois. Dans notre vie encerclée de règles et encombrée d'obligations, nous avons bien, de temps à autre, à la campagne, comme une oasis de fraîcheur et de repos intellectuel ; mais ce qui est pour nous l'exception, est la règle pour presque toute la classe aisée en Russie. Aussi bien, dans notre sagesse de vieux civilisés, ne savons-nous plus perdre du temps ; nous ne savons plus flâner sans regretter les heures vaines qui fuient, ou du moins, sans les compter. Les Russes ne sont pas si avares de leurs moments ; ils sont d'ailleurs, en toutes choses, bien plus entiers que nous ne sommes ; ils se livrent plus complètement à chacune de leurs occupations : s'ils flânent, ils savent flâner avec un parfait abandon ; s'ils jouent, le jeu les envahit tout entiers : natures plus robustes, moins flexibles au fond, moins capables de dilettantisme et d'indifférence, malgré la mobilité de la nature slave, et la plasticité de l'argile dont ils sont pétris.


Voici les points de repère de notre journée, les heures entre lesquelles notre liberté est entière.

Le matin, entre sept et dix heures, qu'on se lève tôt ou tard, on trouve sur une table un samovar, une théière, du pain, du lait, du beurre. Vers midi, un lunch froid, suivi d'une longue dégustation de thé. Vers cinq heures, le dîner, l'abiède. Comme dans toutes les familles russes, aux jours ordinaires, ce dîner se compose : d'un potage, dans lequel nage un morceau de bœuf bouilli ; d'un rôti entouré de salade ou de légumes ; d'un plat doux ou d'un fruit. A l'abiède, on ne boit pas, ou presque pas. Cependant, une carafe est là pour nous permettre d'étancher une soif intempestive. Nous sommes dix-huit à table, et il y a quatre verres autour de la carafe : on prend sans dégoût celui de son voisin. Boire dans le verre d'un autre serait un supplice pour bien des Français de ma connaissance ; en Allemagne, en Russie, personne n'y fait attention[13].—Après l'abiède, on se disperse rapidement ; un silence se fait : un à un, les convives s'en vont faire la sieste ; entre six et sept, tout dort dans le barski dome (la maison du maître).

[13] Un jour, à la campagne, en Russie, dans une société surtout composée de la meilleure aristocratie du voisinage, un monsieur me parlait de ce livre, dont il venait de lire la 1re édition : «Vous nous avez calomniés, me dit-il, en prétendant que nous buvions plusieurs dans un même verre.» Je me défendis, mais en vain... Une heure après, je vis l'un des convives les plus noblement apparentés se verser de l'eau de Seltz dans le verre que venait de poser son camarade. J'ai souri dans ma barbe...

Le soir enfin, vers huit ou neuf heures, le thé nous réunit autour d'une table couverte de laitage et de viande froide. Là, sous la fumée légère des papirosses, nous causons, seulement tourmentés par les moustiques, la grande plaie de l'été russe.

Tel est le plan d'une journée de campagne en Russie. Avec bien peu de changements, vous la retrouverez telle dans toutes les familles. Parfois seulement, les heures sont changées. Toutefois, que les heures des repas varient, comme aussi la quantité et la qualité des mets, du moins, dans l'intervalle des coups de cloche, chacun s'appartient absolument.

D'abord, pas d'élégance. On est vêtu la plupart du temps, dans la vraie campagne, d'une chemise-blouse (roubajka) de couleur claire, bouffant par-dessus le pantalon, lequel est lui-même enfoncé dans de hautes bottes imperméables. Presque rien alors ne nous distingue du simple moujik, sinon la qualité de l'étoffe et la propreté de la chemise-blouse. Les femmes sont vêtues aussi légèrement, sans nul souci d'élégance, sans nulle contrainte. Grâce à ces costumes sommaires, on peut errer dans la campagne, par les routes dites naturelles, parmi des flots de poussière, ou des flaques de boue, par les taillis enchevêtrés, ou par les fossés pleins d'eau. Aucune gêne, personne à ménager que soi-même : on est aussi près qu'il est possible de la nature libre qui vous enveloppe. Un ruisseau me barre-t-il la route, trop large pour être franchi d'un bond : je le passe à gué, grâce à mes bottes imperméables. S'il est profond, j'ôte mes bottes et mon pantalon et je traverse : le soleil, sur l'autre bord, m'aura bientôt séché ; d'ailleurs, qu'importe ? j'ai le temps.

A une portée de fusil de notre parc, une mince rivière, aux capricieux méandres brodés de saulaies vertes, serpente au bord d'une prairie. En une place, un bassin, profond de trois mètres, long de trente, y a été creusé, par qui ? je ne sais ; peut-être par l'effort des eaux printanières. C'est là que nous nous baignons, par escouades. La seule règle à observer est de ne pas se rencontrer avec les femmes de la maison : il suffit de se prévenir. Nous partons, le père, le gendre, les fils, les invités et moi, et, sur le sable fin de la berge, entre les saules, nous jetons bas chemise, bottes et pantalon, et, nus comme vers, nous sautons à l'eau. Je suppose que, si un touriste de France tombait là par hasard et, de l'autre bord, apercevait tout à coup ce père de famille à grande barbe blanche, entouré de jeunes hommes et adolescents, dans l'innocente, dans la belle et grave nudité antique, il s'étonnerait au point de s'indigner peut-être. La fausse pudeur, la pudeur formelle et sans objet, qui bien souvent recouvre des idées malsaines, s'épanouit avec la civilisation : plus on va vers l'ouest, plus elle tient de place dans la vie, plus elle fausse les esprits.

La forêt est à nous, comme la rivière. Seulement ce n'est pas la forêt séculaire à laquelle chacun d'entre nous s'est plus ou moins attaché, dans un coin de France. C'est une forêt basse, formée par des taillis touffus. Il s'est fait en Russie, jusqu'à ces dernières années, une effroyable consommation de bois. D'abord, on a dépeuplé les forêts pour construire et pour se chauffer ; puis, les grands propriétaires les ont coupées pour faire de l'argent, après une nuit de jeu ou un voyage à Paris ; enfin, les prix de la terre venant à s'élever, on a déraciné les derniers troncs d'arbre pour faire, à leur place, pousser du seigle. Ç'a été un gaspillage inouï, un gaspillage d'enfants ou de sauvages, jusqu'au moment où une loi est venue réglementer les coupes de bois. L'incurie la plus étrange, la paresse la plus invétérée, et, aussi, la spéculation la moins scrupuleuse, ont dépouillé les champs de leur manteau d'arbres : de là, dans le centre, les sécheresses, les famines,—un peu partout, la misère plus pénible et plus froide.

Mais, si elles sont basses, les forêts qui avoisinent Kournikovo sont, en revanche, fort étendues. Pendant des lieues, elles courent, en taillis épais, où les chercheurs de champignons et les lièvres ont fait des sentes parmi l'herbe haute. Cette forêt pourtant n'est pas, comme nos grands bois, propice à la méditation. On n'y va pas pour se promener, on ne s'y rend que pour affaire : ramasser des baies, des fraises, des champignons ; ou bien chasser. La chasse, en cette contrée, n'est le plus souvent qu'une promenade déguisée ; mais le souci du gibier possible, sinon probable, vous empêche de prêter attention aux piqûres des ronces et aux coups de fouet des branches flexibles. Le lièvre ne manque pas ; nous avons aussi du coq de bruyère, et, au moment du passage, de la bécasse et du canard. Depuis quatre ans seulement, l'obligation du port d'armes a été introduite : ce port d'armes coûte trois roubles (8 francs), encore, beaucoup s'en passent-ils. Il n'y a pas de gendarmes dans ces ondoyantes solitudes. Les gendarmes russes sont moins occupés des braconniers que des studieux jeunes gens qui, dans les villes, étudient la chimie ou l'économie politique au fond de leur mansarde.

C'est le fusil à la main que j'ai exploré les environs. Je n'ai pas, certes, à me louer de grands exploits ni de tueries copieuses : un lièvre çà et là ; les grands jours, un canard ou un coq de bruyère. Je dois pourtant à ces promenades de chasse quelques heures charmantes et, ce qui vaut mieux, quelques tête-à-tête sans contrainte avec des moujiks.


La vie rustique nous enveloppe, nous pénètre. Je n'ai jamais eu nulle part un pareil sentiment de liberté ; jamais non plus, je n'ai senti plus près de moi la nature, charmeuse ou menaçante. Cette vie sans entraves m'est si nouvelle que j'en oublie l'extérieure banalité ; l'effort que je fais pour la pénétrer la rend pour moi infiniment variée et riche d'enseignements.

Mais, dès que nous reprenons contact avec la vie civilisée qui coule là-bas, à quelques kilomètres de nous, sur la grande voie ferrée de Moscou à Odessa, aussitôt nous touchons du doigt l'inachevé, le hâtif de l'organisation russe. Les relations postales, par exemple, nous le font cruellement sentir.

Nous sommes à 80 kilomètres de Moscou, dans un centre de fabrication : ce n'est donc pas un pays perdu que le nôtre. Pourtant nous n'avons pas de bureau de poste : le plus prochain se trouve à S., à 30 kilomètres d'ici ! Par tolérance, on permet au chef de gare de la station de L., dont nous dépendons, de retenir, au passage du train-poste, le courrier destiné à cette ville et à ses environs. Il dépose lettres et journaux dans un tiroir, et, quand nous nous présentons, il feuillette devant nous son paquet de correspondances, pour voir s'il s'en trouve à notre adresse. Nous est-il arrivé une lettre ? Le chef de gare ou son aide nous la délivre, mais, pour sa peine, il réclame de nous 3 copecs (environ 8 centimes). Vous êtes un particulier, votre courrier n'est pas chargé, c'est une bagatelle : 1 franc ou 1 fr. 50 par mois. Mais, pour les propriétaires d'usine, qui, chaque jour, reçoivent cinquante lettres, c'est une dépense sérieuse.

Encore, si l'on avait des facteurs ! mais, hors des grandes villes, cette classe de fonctionnaires est inconnue. Nous allons nous-mêmes chercher notre courrier à la station, ou bien nous y envoyons un homme : cela force les propriétaires à se priver chaque jour, pendant au moins deux heures, du travail d'un cheval et d'un ouvrier. On en prend son parti, bon gré mal gré, et chaque jour, vers cinq heures, à l'arrivée du train-poste, c'est, dans la petite gare, un rendez-vous de tous les propriétaires des environs, de leurs hommes de confiance, et de leurs cochers.

Incommodité, perte de temps, dépense, manque de sécurité dans la distribution du courrier, irresponsabilité complète du chef de gare, en cas de réclamations—car s'il reçoit vos lettres, c'est par pure obligeance,—voilà les effets du système. Mais il ne s'agit, jusqu'à présent, que des lettres ordinaires. Or, telle est la confiance des Russes dans leur administration postale, qu'ils font recommander toute lettre qui présente quelque intérêt. Ces lettres, le wagon-poste ne les délivre pas au chef de gare, non plus que les colis postaux : il faut aller les chercher au bureau de poste, c'est-à-dire faire, à leur propos, le voyage de S., ce qui correspond à 10 kilomètres en voiture, de chez nous à la gare ; puis 30 kilomètres en chemin de fer, de notre station jusqu'à la gare de S. ; enfin, 3 kilomètres, de la gare à la ville de S., soit, en additionnant : 10 + 30 + 3 = 43 kilomètres pour l'aller ! Nous voilà enfin au bureau de poste ; après les formalités d'usage, notre lettre nous est délivrée. Mais que faire en attendant le train ? Nous devons flâner dans la petite ville, jusqu'au soir. Alors, nous revenons. Notre lettre recommandée nous a fait perdre une journée, occupée par un trajet de 86 kilomètres dans des véhicules variés ; de plus, elle nous a coûté deux billets de chemin de fer (il n'y a pas d'aller et retour), soit environ 3 francs en troisième classe ; 3 francs de cocher de la gare à la ville ; 4 francs de déjeuner, et quelques francs de flânerie et de désœuvrement ; soit en tout, de 12 à 15 francs. C'est pour rien...


Dimanche matin, un grand soleil. Les jeunes filles et les jeunes garçons sont partis au village voisin, car le nôtre, simple hameau (dérévnia), n'a pas d'église. De ma chambre, située au premier étage d'un pavillon indépendant, je vois tout ce qui se passe dans la cour. En face de moi, la fenêtre d'une isba où logent quelques ouvriers, est ouverte toute grande, et je vois Piotre aller et venir dans sa chambre. Tout à l'heure, il s'est lavé dans la cour, au tonneau d'eau potable ; il s'est lavé d'eau claire versée dans ses mains ouvertes, et portée vivement à son visage ; puis il s'est essuyé, en partie avec sa manche, en partie avec le pan de sa chemise-blouse. Maintenant, il peigne ses longs cheveux jaunes, coupés à l'écuelle ; il se lisse, et à chaque coup de peigne, rejette vivement la tête en arrière. Évidemment, il se soigne ce matin. C'est fini ; le voilà propre. Les talons joints, il se tourne vers le coin de l'isba où pend l'icône sombre aux reflets de cuivre : alors commence sa prière. Piotre fait à l'icône de profonds saluts qui plient en deux son corps souple ; pour chaque salut, deux signes de croix. Il exécute une dizaine de fois ce mouvement rythmique de balancier ; après quoi, souriant, il s'assied devant le samovar, avec Iévdakime et la cuisinière des gens.—Ce soir, Piotre, qui est d'ailleurs un chenapan et un ivrogne fieffé, aura avalé autant de petits verres qu'il a fait de saluts à l'icône, et on le rapportera ivre-mort. Combien de moujiks sont comme Piotre ! Le problème de leur piété me tourmente...

Le dimanche, ici, tout le monde flâne ; on flâne aussi les jours de fête, et ils sont nombreux. Quelques moujiks, et surtout des femmes et des enfants, s'acheminent vers l'église d'un village voisin, et là, durant une heure ou deux, restent debout ou à genoux, en faisant des signes de croix. Dans l'après-midi, quelques-uns jouent aux cartes ou boivent de la vodka, et s'enivrent ; les autres bricolent ou flânent, en bavardant, sur le gazon qui forme la rue du village. Surtout, ils fument. Très peu de pipes ; la pipe est trop longue à fumer, sans doute ; mais des cigarettes, qu'ils roulent eux-mêmes. Ils ont un tabac spécial, la makhorka, que, chez nous, un collégien ne changerait peut-être pas contre les cordons de soulier qu'il fume en cachette. Ce tabac, qui provient de la dernière sorte produite dans les cultures de la Petite-Russie, est plus gros et plus grossier encore que celui qui sert à bourrer les grandes pipes allemandes ; de plus, il répand une odeur extrêmement pénétrante et que tous déclarent infecte. Pour ma part, cette odeur ne me déplaît pas ; en tout cas, elle est si forte et si spéciale qu'on peut, fût-ce dans une rue, suivre grâce à elle un moujik comme à la trace. Ce qui, je crois, rend cette odeur insupportable à tant de gens, c'est qu'elle est mêlée le plus souvent aux exhalaisons des vêtements malpropres que les paysans traînent partout avec eux, ne les quittant pas même la nuit, jusqu'à l'usure irrémédiable : toile grossière trempée de sueur, ou peaux de moutons dont la fourrure emmagasine toutes les émanations du corps, et dont le cuir, tourné à l'extérieur et exposé à toutes les intempéries, dégage à certains moments une odeur analogue à celle d'un chien mouillé. D'ailleurs, comme les enfants, les paysans russes paraissent insensibles à ce que nous appelons les mauvaises odeurs.

Pour rouler leurs cigarettes, les moujiks se contentent du premier morceau de papier qui leur tombe sous la main : les plus délicats achètent par feuilles une espèce de papier à chandelles, dont ils déchirent un morceau pour chaque cigarette. Au lieu d'y rouler leur tabac, ils se contentent de faire avec le papier un petit cornet dans lequel ils versent leur poussière de makhorka ; le bout du cornet, qu'ils replient, sert de fume-cigarette, et remplace le bout de carton qui termine les papirosses des gens de la ville.

Fumer, c'est peu : à quoi passer encore ces longues journées du dimanche et ces innombrables jours de fête ? Peu d'entre ces paysans savent lire ; ceux qui savent lire n'ont pas de livres. On comprend l'attrait que l'alcool exerce sur eux : trois, quatre petits verres de vodka avalés d'un trait, c'est l'ivresse, c'est le bon sommeil tout le jour, c'est l'oubli—l'oubli de soi, n'est-ce pas le bonheur ?

Vers le soir des jours de fête, s'il ne pleut pas, les paysans se réunissent au milieu du village ; tant qu'il fait clair, quelques jeunes gens dansent, ou plutôt miment la danse russe, la pliasha, faite de gestes amoureux ou grotesques, de trémoussements, de gambades ou de contorsions au son des furieux allegretti que nasille un accordéon. L'accordéon semble, à l'heure actuelle, avoir envahi toute la Russie ; c'est le seul instrument que, dans mes pérégrinations, j'aie vu aux mains des jeunes paysans. Il y en a toujours au moins un par village. L'accordéon nasillard et monotone, avec ses renflements faciles et ses interminables reprises, convient bien à l'espèce de bercement que les moujiks cherchent dans la musique. Le virtuose de village peut jouer une heure durant le même motif vingt fois repris : les danseurs, sans se lasser, continueront à s'agiter, et les chanteurs, s'il y en a, ne cesseront d'enfler leurs voix avec autant de sérieux. On se laisse d'ailleurs prendre à cette monotone et rudimentaire musique : ces harmonies primitives bercent les nerfs et les endorment.

Quand la nuit est tombée, les danseurs s'arrêtent, mais non pas l'accordéon. Je l'entends parfois vers onze heures ou minuit, quand la soirée est tiède. Assis sur le gazon rare, sans se voir, mais, je pense, non sans se toucher, garçons et filles prêtent l'oreille indéfiniment ; de temps à autre, ils accompagnent de leurs voix un refrain connu. Les filles alors prennent un ton suraigu, une voix de fausset, discordante et sans expression, dont les éclats me faisaient, au début, croire à des rixes.—Ce qu'ils chantent, ces bons moujiks ?—Le plus souvent, des chansons stupides ou des inconvenances à peine dissimulées, et qui font rire aux éclats les filles.


En revenant de la chasse, j'ai aperçu le cimetière. Sans murs, sans haies, sans tombes, le champ de mort. Il est triste comme un retour résigné et sans espoir de souvenir, à la terre sur laquelle ces hommes se sont courbés toute une vie, mendiant le pain qu'elle veut bien donner. Çà et là, une croix de bois est restée droite ; partout ailleurs, de minces renflements indiquent seuls, de tout près, que des croix furent à cette place, et que des hommes y reposent. Sur ce cimetière, la route, m'a-t-on dit, empiète durant l'hiver ; alors, sous l'écorce de neige, plus rien n'est visible, plus un souvenir ne reste ; c'est bien le néant souhaité, la nuit sans rêve.


Il faut venir en Russie pour comprendre la poésie du bouleau. L'arbre vaillant et flexible illumine de son fût blanc marbré de mousse la profondeur des forêts russes. Qu'il soit tout seul ou qu'il se marie à d'autres essences, toujours il égaie le bois, et lui communique un peu de son insouciante élégance. Les Russes aiment le bouleau, le bérioza, et je comprends leur affection. La grâce alanguie de l'arbre argenté le distingue de tous les autres, et, soit en été, quand ses branches souples se courbent sous la frondaison, soit en hiver, lorsque ses menues ramilles ondoyantes se profilent sur l'horizon blanc, on le salue comme un ami tendre : «Bérioza ! bérioza !»

Les paysans sentent mieux que nous, peut-être, la poésie du bouleau ; mais ils en savent aussi l'utilité. Si le pin leur fournit des matériaux pour construire leurs demeures, le bouleau les défend de l'hiver plus continûment ; c'est le bouleau qu'ils brûlent pour se chauffer ; c'est aussi de son bois qu'ils se servent pour leurs outils. En outre, c'est au pied des bouleaux que croît ce fameux cèpe, le «champignon blanc» qui est le roi des cryptogames en Russie. Des Russes m'ont dit que, transportés dans des climats plus doux, ils avaient eu la nostalgie du bouleau. Rentré en France, j'y pense moi-même avec mélancolie. La forêt de bouleaux, aux futaies rares, presque toute en jeunes taillis, ce n'est pas seulement pour moi une forêt joyeuse, c'est aussi une forêt libre ; dès que j'en vois une blanchir à l'horizon, je sens que là-bas, c'est la solitude simple et bonne, qui reposera des soucis et des mesquineries de notre vie civilisée. Le bouleau est l'arbre russe par excellence ; il représente en outre pour moi, par association d'idées, un des caractères les plus attirants du pays russe : l'absence de contrainte, l'épanouissement de la personnalité.


Ivan, notre cocher est un moujik extrêmement soigné. Ses cheveux, qu'il porte longs, à la russe, lui font comme une calotte lustrée qui cache presque toute l'oreille, et tombe nettement sur la nuque rasée. Il a une moustache noire qu'il effile aux grands jours, et nul ne sait, comme lui, se coiffer du chapeau rond orné de plumes de paon, quand il faut aller chercher à la station, un hôte d'importance. Il a rarement aux pieds des lapty, ces sandales d'écorce tressée que traînent d'ordinaire les paysans : il est presque toujours en bottes, et cela, déjà, est un signe d'élégance. Il est vêtu, comme nous le sommes à peu près tous, d'une chemise rouge que serre à la taille une ceinture d'étoffe, et qui retombe librement sur le pantalon. S'il monte sur son siège, il endosse une espèce de paletot sans bras qui laisse voir les manches rouges de la chemise.

Ivan sait lire et écrire, assez correctement, ma foi, et ce n'est pas un de ses moindres sujets d'orgueil que de servir de scribe à ceux de nos ouvriers qui veulent envoyer une lettre à leur femme restée au village natal. Ivan a même des notions de géographie : les paysans m'appellent tous l'Allemand, parce que, pour eux, ce mot ne désigne pas un peuple particulier, mais, d'une façon générale, tous les étrangers venus de l'Occident. Or, un jour, j'ai entendu Ivan reprendre un de ses camarades, en déclarant que je n'étais pas Allemand, mais Français ; les autres, il est vrai, n'ont pas bien saisi la différence.

Ivan a appris, je ne sais où, peut-être en écoutant de son siège la conversation des maîtres, qu'il existe quelque part une grande ville, centre et capitale de tous les plaisirs, une ville que je connais et qu'on nomme Paris. Un jour que je contemplais les cochons sortis de leur étable, il m'a demandé si, à Paris, nous connaissions cet animal. J'ai répondu oui, sans rire. Alors, il m'a posé respectueusement une foule de questions sur la vie parisienne, en souriant de son sourire à la fois digne, naïf et futé. De tout ce que je lui ai dit, il a retenu ceci, qu'il raconte à tout venant : d'abord, que nos églises ne ressemblent pas à celles de S., notre sous-préfecture ; ensuite, que, pour les Français, ce n'est pas, comme pour les Russes, un péché que de manger du pigeon. Depuis lors, Ivan connaît la France. Ne jugez pas cependant tous les moujiks d'après lui : sans le vernis d'instruction que lui a donné un séjour à la ville, Ivan serait un parfait imbécile : il y a, au village, de beaucoup plus ignorants qui le valent dix fois. Mais Ivan est un type.


Tous ces paysans dont j'esquisse le profil dans ces notes de Kournikovo ou des environs, sont très différents de ceux que j'ai vus au pays de la famine. Je trouvais là-bas une bien autre profondeur de sentiment et de réflexion, infiniment plus de sérieux, de dévouement et de bonté. C'est qu'ici, nous sommes près de la grande ville, et qu'en outre, des fabriques s'élèvent dans notre voisinage. Or, les Russes ont toujours soin de distinguer parmi les paysans ceux qui vivent près des grands centres industriels, et ceux qui vivent dans la vraie campagne isolée. Les premiers sont fort loin de la simplicité patriarcale qu'on rencontre chez les seconds. Les touristes qui ont passé un mois ou deux en Russie, dont un mois à Pétersbourg, quinze jours à Moscou et quinze jours dans une villa de la banlieue, n'ont connu que ces paysans suburbains, roublards et canailles, avec un fond de bonhomie. Seulement, comme il est convenu chez nous de faire du paysan russe un être tout d'une pièce, ignorant, mais infiniment bon et infiniment dévoué à son tsar et à sa religion, les touristes dont je parle continuent à chanter les louanges du moujik ivrogne qui les a trompés ou volés. Or, il faut le dire bien haut : il y a, parmi les paysans russes, toutes les nuances de caractères, depuis le plus serein dévouement jusqu'à la pire canaillerie. C'est surtout près des villes que se rencontre ce dernier trait, mais la campagne la plus reculée n'en est pas non plus exempte.

L'influence des fabriques sur les villages environnants est déplorable. La promiscuité dans laquelle vivent ces centaines, et souvent ces milliers d'ouvriers et d'ouvrières, n'est pas faite pour relever le niveau moral de ces natures frustes. Par le séjour à la fabrique (et aussi au régiment) se propagent parmi la population villageoise les plus terribles maladies, et, comme les secours médicaux laissent à désirer, on voit des villages entiers rongés par une contagion secrète qui se transmet de famille en famille et laisse sur presque tous son indélébile flétrissure.

Puis, l'ouvrier de fabrique apporte à la campagne une notion nouvelle de l'argent. Dans une grande partie de la Russie, il ne se fait entre les paysans aucune transaction monétaire ; tout récemment, je voyais, près de Kharkof, un propriétaire terrien vendre à des moujiks ses concombres contre des journées de travail. Tout au moins, quand on le manie au village, l'argent a-t-il une valeur tout autre qu'à la ville ou dans les milieux industriels. Or, l'ouvrier de fabrique, habitué à toucher directement en espèces son salaire de la semaine, du mois ou du trimestre, est aussi plus enclin à le dissiper. J'ai vu de jeunes ouvriers faire au village, par bravade ou par insouciance, de stupides générosités. Leur exemple est suivi : eux-mêmes se marient et fondent une famille. Ainsi, peu à peu, s'introduisent dans certains villages des habitudes de dissipation, et, en même temps, une âpreté au gain qu'on n'aurait pas constatée il y a vingt ans.

Le serrurier de Kournikovo, moujik intelligent et à son aise, avait placé son fils dans une usine voisine pour y travailler aux pièces ; très adroit, le jeune homme réalisait des gains relativement élevés. Le père fut tenté et s'en alla prendre de l'ouvrage dans la même usine. Depuis ce moment, il est rare qu'il revienne au village sans être gris : voilà une famille désorganisée ; l'usine en est coupable, et le cas, très banal, que j'ai cité, est malheureusement celui de milliers de chefs de famille. Je ne sache pas, d'ailleurs, un seul exemple d'influence bienfaisante exercée par une fabrique sur les villages avoisinants. Il semble que la somme de civilisation que représente l'organisation mécanique des grandes industries, soit trop considérable pour des natures primitives, et qu'au lieu de les affiner, elle les bouleverse. Hélas ! elles se multiplient rapidement, les usines démoralisantes, et déjà Moscou, la ville sainte, est encerclée d'une armée de hautes cheminées qui vomissent sur elle leur fumée noire.


Michel Fiodorovitch, mon hôte, est un tout jeune homme ; vingt-trois ans au plus ; de petite taille, mais robuste et bien pris ; la poitrine bombée ; très myope, portant lunettes. Il a fait ses études dans une école d'agriculture, et il aime les champs, les hommes simples, le grand air, et les chevauchées par les villages où des chiens hurlent à vos trousses. C'est une nature transparente, malléable, infiniment droite et bonne, mais livrée aux influences les plus diverses, quand elles sont appuyées seulement d'un sourire aimable ou d'un amical serrement de mains. Orphelin de très bonne heure, il présente ce mélange d'exubérance et de tristesse pensive, ces brusques sautes d'humeur qu'on observe parfois chez ceux dont l'enfance n'a pas été guidée, adoucie, aimée par une mère. Avec cela, étourneau, bavard, amusant, conteur d'histoires fantaisistes et de gasconnades, incapable de tenir en place et de suivre longtemps une idée. Un brouillon, mais un cœur d'or.

Il a toutes les qualités et tous les défauts nécessaires pour devenir la proie des paysans et des accapareurs de village. Il connaît trop son métier pour être à chaque instant sur ses gardes, et il est trop droit pour voir partout des embûches. Qui sait le prendre obtient tout de lui ; or, ceux qui le savent prendre ce sont quelques rusés compères de Kournikovo, des popes madrés, des koulaki, de ces paysans qui, au moyen d'affaires louches et d'usure, arrivent à s'édifier une fortune sur la ruine d'un village et de quelques petits propriétaires. Or, il faut être en contact perpétuel avec tous ces gens. La propriété de Michel Fiodorovitch comprend 400 hectares, environ ; mais elle touche de tous côtés aux terres que son prédécesseur a dû céder aux paysans, au moment de l'affranchissement des serfs. Il a, en outre, des forêts, situées à une couple de lieues de sa maison. De là de perpétuels litiges. Le troupeau du village, lorsque Michel est absent, s'en va paître sur ses prés, ou piétine ses jeunes seigles. Les paysans, sans vergogne, fauchent l'herbe de sa forêt, et la charroient à sa barbe, sous les murs du parc ; d'autres lui volent son bois.

En outre, Michel Fiodorovitch a souvent avec eux des rapports d'affaires : avec les paysans, pour un travail à fournir, du seigle à rentrer, un fossé ou un étang à creuser ; avec les koulaki, pour vendre son grain, son bois, ses porcs ; avec les popes, pour toutes sortes d'affaires d'entremise et de commission, ébauchées derrière un samovar ou une blanche carafe de vodka, de ces affaires indéfinissables où le pope conseille gravement, propose ses bons offices, promet d'arranger les choses à l'amiable, bien décidé d'ailleurs à tout embrouiller, jusqu'au jour où il sera sûr de recevoir des deux côtés la récompense de ses conseils de pasteur désintéressé.

La chasse à l'argent est âpre dans ces contrées, surtout depuis l'afflux de la civilisation occidentale. Les nobles d'autrefois se sont, pour la plupart, ruinés par leurs prodigalités ; l'affranchissement des serfs leur a porté le dernier coup. Nombre d'entre eux ont dû céder leurs terres à des représentants de la classe commerçante. Or, ceux-ci, partis souvent de très bas, sont d'autant plus difficiles à contenter : ils ont un appétit de parvenus. Puis, il en est beaucoup, parmi les nouveaux installés, qui ont mis dans l'acquisition d'un bien toute leur fortune ; ils attendent du sol une rente, faible, il est vrai, mais sûre. Malheureusement, le prix des céréales baisse chaque année, à mesure que renchérissent les produits nécessaires à la vie. Chaque année marque un déficit ; ceux qui ne veulent pas sauter, les yeux fermés, dans la ruine béante, sont obligés de recourir à des spéculations hasardeuses. Ils se sauveraient peut-être à force d'économie. Mais n'oubliez pas que ce sont des natures slaves, pour qui la vie n'a de prix que si, de temps à autre, on donne aux instincts libre carrière. Un Russe n'est guère capable d'imposer à ses appétits une sévère retenue, comme font dans nos pays tant de nos frères pusillanimes et réguliers. Natures plus sanguines, plus bouillonnantes, il leur faut, par moments, une saignée ; or de telles saignées coûtent cher.

De tous côtés, dans notre district, ce sont des plaintes incessantes sur la vie qui renchérit, tandis que le prix du blé diminue, et que la culture parvient à peine à nourrir son homme. Mais, comme il arrive, ceux qui se plaignent le plus haut ne sont pas les plus malades, mais souvent les plus avides. C'est entre des hommes de ce genre que Michel Fiodorovitch se débat. Il laisse dans la lutte, j'en suis assuré, un peu du sien, car on n'a que le choix : être dupeur ou dupé ; or, il est trop droit et trop jeune pour assumer le premier de ces rôles. Il ne se plaint pas, mais je surprends parfois, dans son regard, comme un regret de la Russie du Sud, où il est né, et où il ne croit pas avoir rencontré encore de pareils exemplaires d'humanité rapace. Non, il ne se plaint pas, il défend même contre moi les moujiks qui le volent, les accapareurs qui le roulent les popes huileux qui le vendent. Et, quand j'insiste, il fait un geste qui veut dire : vsio ravno (c'est égal, ça ne fait rien) ; c'est la seule parole des Russes devant l'inévitable.


Un des écrivains les plus en vue parmi la jeune génération, Antone Pavlovitch Tchékhov, possède un bien, à deux lieues du nôtre. Par un après-midi de dimanche incertain, j'ai jeté mon fusil sur l'épaule, et je suis parti pour lui faire visite. Une petite rivière à passer à gué, le village du «Prince», notre voisin, à traverser dans un océan de boue, puis des champs, puis des bois ; voici enfin le bourg de Mielnikovo. On m'indique un grand enclos de bouleaux ; j'y pénètre, et, après avoir erré dans une cour de ferme où une légion de chiens jappent à mes trousses, je découvre la maisonnette où loge le maître du lieu. Il vient à moi, de son pas traînant et comme inarticulé, suivi de deux bassets cérémonieux et drôles. C'est un homme d'un peu plus de trente ans, grand, mince, avec un front clair, des cheveux longs qu'il rejette en arrière par un mouvement machinal des doigts, et un regard droit, scrutateur, à la fois très ouvert et très malin. Son abord est un peu froid, mais sans contrainte : évidemment, il regarde à qui il a affaire, et il sent que je l'examine. Bientôt, la glace est rompue ; nous parlons de ce que les Français savent des Russes et les Russes de la France, et nous voilà en pleine discussion, car je reproche aux Russes de ne pas nous prendre au sérieux, de n'avoir de respect que pour l'Allemagne, et de considérer la France comme un vaste lieu de plaisir dont le centre est, selon les bourses, le Jardin de Paris ou le Moulin Rouge. De son côté, comme beaucoup de ses compatriotes, Antone Pavlovitch est persuadé que nous méprisons les Russes et, à part nous, les traitons de «barbares».

—Si nous allions cueillir des champignons ? propose-t-il tout à coup.

Précédés des bassets qui, subitement déridés, folâtrent sur l'herbe, nous nous dirigeons vers l'enclos.

—Voyez-vous, le long de la haie, vous trouverez des petits rouges ; tout à l'heure, au pied des bouleaux, nous ramasserons des cèpes.

Et, penchés sur la terre, très occupés par notre cueillette de petits champignons rouges, nous continuons à causer de graves questions.

—Et, l'hiver, vous restez ici, Antone Pavlovitch ?

—Non ! l'hiver, je vais à Pétersbourg ou à Moscou, et je vis...

En revenant, je songeais à la condition respective d'un écrivain russe comme Tchékhov, et d'un écrivain de nos pays. Sans grande peine, le premier a pu acquérir un bien de quelques centaines d'hectares, avec des champs et des bois. Son jardin, son étable et sa basse-cour le nourriraient, au pis-aller ; sa forêt le chauffe ; et, même si la crise des céréales l'empêche de réaliser sur sa culture des gains suffisants, il a du moins, dans ce nid de campagne, un toit où abriter les siens et lui, et où vivre sans grands frais jusqu'à de meilleurs jours. Si ses succès littéraires suffisent, rien ne l'empêche d'aller passer à la capitale ou à l'étranger une ou deux saisons, au cours desquelles il prendra contact avec ses confrères. Du moins, ici, il s'appartient nettement, absolument : sa maison, sa terre, ses chevaux sont à lui, et, comme tout cela ne représente pas une fortune anxieusement amassée sou à sou, il doit en disposer bien plus librement, avec bien plus d'aisance, que ne ferait chez nous un propriétaire rural. Je n'apprécie pas seulement les agréments que peut procurer une telle vie : j'estime en outre qu'un écrivain placé dans de telles conditions doit avoir dans l'esprit beaucoup de fraîcheur et de laisser-aller : il n'est pas enserré, comme on l'est chez nous, par la vie étroite et besogneuse, qui trop souvent, coupe à l'originalité ses ailes. Je ne pense pas que de telles conditions d'existence puissent faire d'un cuistre un homme original ; mais elles favorisent à coup sûr le libre développement d'une personnalité.


Retourné chez Tchékhov. J'avais trouvé en lui, l'autre jour, quelque chose de si attirant, que j'avais besoin de le revoir.

Cette fois, son accueil est plus net : ouvert, cordial, avec un humour de pince-sans-rire. Il y avait déjà assez longtemps que j'errais par la campagne : une conversation plus relevée que celle où, chaque jour j'essaie mes solécismes, était devenue pour moi un besoin ; je la trouve ici, dans ce même décor simple, agrémentée de ce même sans-gêne qui donne tant de prix jusqu'aux plus banales manifestations de la vie russe. Et nous causons...

Tchékhov est arrivé à la littérature en passant par la médecine. Il est docteur, mais il n'exerce plus que durant l'été, à la campagne, pour les paysans de ses environs. Un médecin cultivé est une des sociétés que je préfère ; lorsqu'ils s'élèvent jusqu'à la littérature, jusqu'à la bonne littérature, ils font vite ma conquête. Le sens pratique et la rigueur des études médicales laissent dans l'esprit de celui qui les a faites, s'il est intelligent, des traces profondes : on ne se trouve pas impunément mêlé, plusieurs années durant, aux plus graves questions que fait naître le problème de la vie. Un écrivain qui a passé par la médecine, garde le plus souvent quelque chose de rigoureux et de sérieux dans l'esprit : ses idées sont moins floues que celles d'un littérateur de profession, parce qu'il a abordé de plus près les problèmes capitaux. En même temps, le contact de la vie réelle doit donner à ses affirmations beaucoup de souplesse et de variété : il n'y a que les philosophes en chambre pour formuler des théories immuables : ceux qui ont vu couler et ondoyer la vie, conservent de leur vision plus de douceur, et plus d'indulgence dans la décision. Antone Pavlovitch est de ces derniers ; voilà pourquoi, sans doute, sa conversation, bien que peu suivie et capricante, me fait plaisir. Et puis, c'est un homme qui a regardé beaucoup et beaucoup vu.

Étendu sur le sofa de son cabinet, après un gai dîner en famille, je laisse mes yeux vaguement errer par la chambre avant de m'endormir. Autour des murs, règne une bibliothèque chargée pêle-mêle de livres de médecine et de littérature russe. Un peu partout, des bibelots, bronzes fins et ivoires sculptés rapportés de l'Extrême-Orient. Sur l'appui d'une vaste baie, des flacons pharmaceutiques. Çà et là, des portraits, dont un de Tolstoï ; au mur, au-dessus du divan où je suis couché, une aquarelle minuscule représentant dans une clairière trois bouleaux qui profilent leur tronc argenté sur le rougeoiment d'un ciel d'après soleil couché.

J'ai fini par prendre dans un rayon un volume de nouvelles d'Antone Pavlovitch. Il n'a pas, je crois bien, fait encore de roman : son domaine est la nouvelle. Je ne pense pas que ce soit là une forme d'art complète, mais dans ce domaine, il occupe une place supérieure. Doué d'une observation singulièrement aiguisée, et relevée par une pointe d'humour, il sait peindre surtout, avec une surprenante intensité, des tableautins d'intérieur. Il a débuté par des nouvelles amusantes ; je connais des gens qui ne voient plus en lui que ce don d'égayer, et qui le lisent après dîner, pour s'épanouir. J'en sais d'autres, en revanche, qui font profession de le dédaigner, parce que, disent-ils, «il n'a pas de conception de la vie». Peu de mots jouent un rôle aussi brillant que celui-là, dans les soirées littéraires d'Allemagne et de Russie. Ce mot est fort prétentieux et fort vague : il n'est pas toujours clair dans la bouche d'un penseur, mais il donne comme un vernis de réflexion au jugement d'un sot. Me l'a-t-on assez répété, là-bas, ce mot souverain qui consacre les réputations ou bien les mine ! Chaque fois qu'on l'employait devant moi à propos d'un ouvrage de littérature légère, je pensais involontairement à cette jeune Allemande qui, un soir, dans un grand dîner, entra en conversation avec moi, au milieu du potage, par ces mots : «Dites-moi, monsieur, quelle est donc votre conception de la vie ?»

Le talent de Tchékhov est un peu grêle, mais il a une singulière vigueur d'expression et de réalité. C'est un talent amer, malgré les éclats de rire, et la lecture de ses nouvelles n'est guère réconfortante : j'en sais peu qui me fassent plus cruellement sentir l'implacable monotonie de la vie. La vie qui coule uniforme, la vie-horloge dans un horizon borné, ce rêve des petites gens, et cette torture de tant de cœurs que l'inquiétude a effleurés, voilà ce qu'il ne se lasse pas de peindre. S'il appuyait le trait, ses nouvelles seraient illisibles ; mais c'est avec une délicate et impassible cruauté, qu'il détaille tous les moments des humbles existences sur lesquelles il a brusquement jeté un rayon de lumière ; et quand, brusquement, tout est rentré dans l'ombre, un sentiment nous dit que ces existences entrevues se poursuivront ainsi, sans hâte, sans élans, sans mirages, jusqu'au fossé qui termine leur désert. Voilà ce que je sens dans l'œuvre d'Antone Pavlovitch ; d'ailleurs, je n'ai pas tout lu, je n'aime pas même tout ce que j'ai lu[14].

[14] Ces lignes datent de 1892. Depuis, Tchékhov a singulièrement mûri.


Ce matin, tout réconforté par cette visite, je suis parti sous un ciel bleu d'automne. J'ai fait un long détour, et, tout en rampant çà et là parmi la bruyère pour surprendre des sarcelles sur les étangs de la forêt, j'ai longuement pensé au hameau de Mielnikovo, à l'enclos herbeux où l'on cueille des champignons roses, et à la mare dormante, qui luit là-bas, au milieu du jardin, toute mouchetée de petites feuilles jaunes que les bouleaux y ont secouées.


Sacha, Pétia et moi prenions nos ébats dans la rivière. Arrive un de nos moujiks, avec un cheval qu'il veut baigner. En un tour de main, il a mis bas sa chemise écarlate et son pantalon de toile rose, et, nu comme un ver, il s'est élancé sur le dos du cheval qu'il pousse à l'eau. Son corps souple, que le travail des champs n'a ni alourdi, ni déformé, a des lignes pures comme celles d'une statue, et l'harmonie est belle de ce blanc corps d'homme avec les formes fines de l'alezan qui, renâclant d'inquiétude, courbe son cou veineux. Subitement, je retrouve devant mes yeux l'adorable Vision antique où Puvis de Chavannes a mis des cavaliers grecs chevauchant nus au bord d'un golfe azuré. L'illusion est complète dans cet infini décor ; seulement, ce ciel du nord est d'un bleu trop pâle, trop discret : il y faudrait la triomphante lumière des pays du Matin.

Tandis que nous nous séchons au soleil, étendus sur le feutre lourd du sable fin, Pétia nous conte ceci. Dans un village du gouvernement de Toula, pendant la sécheresse de l'an dernier, les paysans vinrent un jour trouver le pope, et lui dirent :

Batiouchka, si le bon Dieu n'envoie pas de pluie, c'en est fait de la récolte de l'an prochain, les semences vont périr en terre. Batiouchka, dis des prières pour obtenir qu'il pleuve.

—Mes enfants, fit le pope, je regrette beaucoup ce qui vous arrive, seulement, mes avoines ne sont pas rentrées, la pluie me les gâterait.

Batiouchka, nous te donnerons de l'argent, fais des prières.

—Et combien me donnerez-vous ?

Les moujiks se consultèrent, offrirent une somme. Le pope discuta, marchanda. Enfin, il convint d'un prix.

—Soit, dit-il, j'organiserai des prières, mais je ne demanderai qu'une petite pluie, pour que mon avoine ne soit pas toute perdue.

Les moujiks partirent pleins d'espoir ; les prières furent dites. Une pluie de quelques heures vint à tomber le lendemain, juste assez pour humecter la terre, sans gâter l'avoine du pope, restée en gerbes dans les champs.

—Il obtient tout ce qu'il veut, notre pope, dirent les moujiks !—et, depuis lors, ils le payent grassement, quand il fait sa quête.


Ce soir, les cloches des villages voisins bourdonnent dans le crépuscule, et l'air est si calme qu'on entend d'ici leur grondement. Elles sonnent en l'honneur de la fête du tsar : une belle occasion pour les paysans de se croiser les bras, et de se griser. Malgré l'humidité, des femmes, réunies dans la rue gazonnée du village, chantent avec un accompagnement d'accordéon, et j'entends, par ma fenêtre ouverte, leurs voix de fausset qui percent étrangement la nuit.

A dîner, le pope de N. était notre hôte : borgne, crasseux, cheveux blonds bouclés, barbe blonde et sale, l'air bon enfant, surtout lorsque la vodka qui précède les hors-d'œuvre, lui a délié la langue. Il est placé à côté de moi, et je suis incommodé par l'odeur qui se dégage de sa soutane d'un jaune passé par places au rouge-brun, râpée et tachée par endroits. Il mange goulûment, sans cesser de sourire et de bavarder. Il est mauvaise langue, et débite sur ses collègues des histoires qui tendent à prouver qu'ils sont tous des ivrognes et des voleurs. Après la sieste, on s'est mis à jouer aux cartes ; c'est pour cela surtout que le pope est venu. Au souper, vers dix heures, quelques verres de vodka l'ont achevé, ainsi qu'un pauvre hère d'instituteur qui s'est trouvé là avec lui. Tous deux sont ivres, mais le pope se tient assez bien, tandis que le maître d'école dit des sottises. Néanmoins ils ont continué à jouer jusqu'à deux heures du matin : on vient de les mettre en voiture, calés l'un contre l'autre, et, dans la nuit noire, Ivan les reconduit.


Michel Fiodorovitch nous a conté sa tournée d'hier. Le pope de S. est venu le chercher sous prétexte d'une affaire à traiter. Ils sont allés avec une troïka, à huit lieues d'ici ; quelqu'un les a hébergés et fortement chauffés. Au retour, le pope se tenait bien, il était lucide ; un ressaut de la voiture ayant cassé une dame-jeanne pleine de vodka qu'il avait achetée en route, il a déclaré à son compagnon qu'il voulait la voir remplacée demain matin sans faute : il ne saurait dîner sans son eau-de-vie, et Michel enverra un homme à la ville pour lui en procurer. Ce pope est gros et gras, onctueux, insinuant. Il est proprement mis, et ses allures sérieuses inspirent la confiance au premier abord. Mais il aime l'argent : tous les moyens lui sont bons pour s'en procurer. Il trempe dans vingt affaires louches, et roule en même temps les plus fins, comme les plus naïfs ; c'est un maître.


Un sombre soir d'hiver, une neige épaisse sous un ciel noir d'eau-forte. Je suis venu dans un traîneau de paysan, un traîneau large, en forme de V, pour chercher Michel Fiodorovitch, qui s'est attardé chez le pope de N. J'entre dans une petite pièce chaude et enfumée, après avoir traversé une espèce de hangar ou de chambre de débarras bien close, où la femme du pope est étendue à terre sur un mince matelas ; dans la pièce, le pope et Michel sont en grande conversation. Ils fument en buvant du thé. Les murs sont tapissés de gravures découpées dans un journal illustré, dont un vieux volume traîne sur la table, enfumé, encrassé, déchiré par des doigts d'enfants et par des impatiences de grandes personnes. Il fait chaud. Le pope se montre très aimable avec moi, et veut, à toute force, m'offrir un petit verre. Je n'accepte que du thé, et il m'interroge avec un petit clignement d'yeux souriant. Il n'est pas sot ; il a quelque lecture, connaît les États de l'Europe, et çà et là, a dû parcourir un journal. Mais c'est une nature vulgaire, terre à terre, sans élans, incapable d'enthousiasme, et dont la foi est toute mécanique : un moujik à peine dégrossi, et pas bien doué.


Ivan Vladimirovitch me parlait de ce village de K. où j'ai failli être arrêté par deux hommes noirs, en revenant de mon voyage au pays de la famine. Dans ce village, se dresse une très grande église en briques, dont le crépi, çà et là, tombe en miettes, faute d'entretien. Cette église a été construite jadis par le seigneur du bourg. Mais, pas un paysan n'y met les pieds. Ils appartiennent à une secte dite, je crois, «autrichienne» : l'orthodoxie ne les touche pas. Néanmoins, un pope orthodoxe vit chez eux et fait sa quête à l'ordinaire.

L'an dernier, ce pope fut changé. Celui qui le remplaça était un homme de mœurs sévères et simples, ne buvant jamais d'alcool, et ne fumant pas de tabac. Au bout de peu de temps, sa conduite, qui tranchait si vivement sur celle de ses prédécesseurs, frappa les moujiks—et ils l'admirèrent. Vint la fête de Pâques. Au lieu, comme ses confrères, de parcourir les isbas pour faire la quête, le prêtre resta chez lui. Les moujiks, étonnés, l'attendirent plusieurs jours, puis se consultèrent. Quelqu'un proposa de faire la quête à sa place, et de lui en porter le montant ; la quête donna, le bourg étant considérable, près de 150 roubles. Ils allèrent trouver le pope.

Batiouchka, dirent-ils, tu es un brave homme : tu ne bois pas d'alcool, tu ne fumes pas, et tu fais du bien aux pauvres. Nous avons fait pour toi la quête : tiens, prends, il y a 150 roubles.

—Mes enfants, répondit le prêtre, vous ne venez pas dans mon église, vous refusez mes services, je n'ai donc pas gagné votre argent : gardez-le et donnez-le à d'autres qui auront faim.

Les moujiks insistèrent, mais le pope fut inflexible.

Le lendemain, lorsqu'il fut à l'église, les moujiks vinrent trouver sa femme.

Matouchka, lui dirent-ils, notre pope est un brave homme, mais il est têtu. Il n'a pas voulu accepter le produit de la quête pascale. Nous savons pourtant qu'il est bien pauvre. Tiens, prends cet argent, et soigne bien ton mari ; c'est un brave homme, nous l'aimons, et nous ne voulons pas qu'il souffre de la misère...

Ce trait prouve mieux, peut-être, que ne ferait une description directe, combien peu la plupart des popes édifient leurs fidèles. Pour que les paysans de K. aient été si profondément touchés par l'attitude simple et digne de leur curé, il faut que de pareils hommes soient bien rares chez eux. Aussi, dans la Russie orthodoxe, le pope n'est-il respecté que quand il le mérite par son caractère et son attitude personnelle. Le droit au respect des fidèles ne fait pas partie des attributs qu'il reçoit avec la prêtrise. Je ne sais pas de pays où l'on parle plus mal du prêtre (et surtout des moines) qu'on ne fait en Russie, dans la sainte Russie. Cependant, les souples âmes slaves ne s'effraient pas, en la matière, d'une contradiction : entre soi, on traite les popes de filous et d'ivrognes, mais, sans répugnance, on a recours aux services de leur ministère. Le pope, après tout, n'est guère considéré par les paysans comme un ministre de Dieu, mais bien plutôt, ce semble, comme une espèce de commissionnaire qui a le monopole des choses religieuses. Sa moralité, fût-elle douteuse, n'altère en rien la qualité des objets dont il trafique : d'ailleurs, son commerce est indispensable, et il n'a pas de concurrent. Les moujiks sont d'humeur indulgente, ils n'attachent pas grande importance à des peccadilles dont ils se rendent si souvent coupables eux-mêmes, et puis, à tout prendre, que leur importent les vices du voyageur de la maison, pourvu que le fabricant soit honnête ?

Un prêtre dont la conduite est édifiante et la charité soutenue, est rare dans la campagne russe : il faut le dire, mais il serait injuste de s'en irriter outre mesure. Le bas clergé est, en Russie, dans un état d'infériorité dont il n'est pas coupable, somme toute[15] : il est si pauvre ! D'après M. Anatole Leroy-Beaulieu, deux tiers des popes sont à la charge des fidèles et ne reçoivent pas de l'État la plus minime allocation. Non seulement ils sont obligés de vendre à leurs paroissiens le moindre des sacrements, et d'en débattre âprement le prix, mais, aux grandes fêtes, il doivent parcourir le village pour faire la quête de maison en maison. La vie est très dure pour beaucoup d'entre eux, et leur condition est souvent humiliante parmi les paysans dont ils dépendent jusqu'au dernier sou.

[15] Je renvoie le lecteur aux belles pages que M. Anatole Leroy-Beaulieu a consacrées à cette question dans le troisième volume de son admirable Empire des Tsars.

Une autre raison de leur peu d'élévation morale, c'est l'isolement intellectuel dans lequel ils se trouvent. «Vous nous plaindriez, me disait un tout jeune prêtre de campagne, si vous pouviez vous bien représenter ce qu'est notre vie au village, lorsque nous y arrivons de la ville avec quelques idées et quelques sentiments autres que ceux des paysans qui nous entourent.» Personne avec qui s'entretenir, si le pomiéchtchick (propriétaire) voisin n'a, comme c'est souvent le cas, d'autre souci que son blé, les cartes, et l'eau-de-vie. Pas de livres, pas de journaux : la solitude la plus complète. L'intelligence s'étiole vite à ce régime, et le sens moral s'émousse. Peu à peu, ils se font paysans, ils oublient ce qu'ils ont appris, et ils bornent leur idéal au bien-être matériel de leur famille. Ce jeune homme disait vrai. Les popes de campagne, quand ils ont de l'instruction et une foi éclairée, trouvent rarement dans leur cure une société qui les soutienne. Peu à peu, ils sombrent dans l'indifférence ou la grossièreté, et la vodka devient pour beaucoup d'entre eux ce qu'elle est pour tant de moujiks : la suprême consolatrice.


Jacob, un jeune moujik chargé des soins de l'écurie, s'est follement épris d'un de nos chevaux, Vasca ; il le cajole, il l'embrasse ; il lui parle, et nous assure que Vasca comprend ses paroles. Récemment, il a pleuré parce qu'on a attelé Vasca à la charrette où repose le tonneau qu'on va remplir d'eau potable à la source du jardin : aller chercher l'eau, c'est une besogne indigne du bon vieil alezan et Jacob en a pleuré pour lui.

Tantôt il abreuvait Vasca dans l'étang : je m'arrêtai près d'eux.

—Eh bien, Jacob, Vasca va bien ?

—Non, cette brute d'Ivan l'a mené trop vite.

—Comment vas-tu faire, mon pauvre Jacob, pour te passer de Vasca, lorsque tu vas partir au régiment ? Te décideras-tu à le quitter ?

Nitchévo-o-o ! répond Jacob, de son ton nasillard et bête ; nitchévo, Iouli Antonovitch ! Vasca est vieux ; j'espère bien que d'ici là il sera crevé.—Et il rit de son rire vague.

L'âme du moujik est dans cette réponse : cette race ne semble pas s'être éveillée encore de son sommeil inactif ; au travers de ses paroles transparait souvent tout un long passé de misère, et l'on sent qu'elle caresse encore le rêve résigné qui là-bas, tout au bout du chemin, lui montre l'oubli. On est surpris de voir un moujik de vingt ans souhaiter, avec son rire vague, la suprême consolation des blasés, la mort.


Je chasse de temps à autre avec un paysan de notre village. Il est, à vrai dire, ouvrier de fabrique, car il s'en va, durant des semaines entières, prendre de l'ouvrage à façon dans une usine du département. C'est un jeune homme de vingt-huit ans, grand, bien pris, le visage régulier et large, avec une barbe d'un blond clair, taillée avec quelque soin et frisottant au menton. Ses cheveux sont coupés beaucoup plus court que ceux des autres paysans ; c'est que Valodia, étant à la fabrique, se croit presque de la ville, et veut le faire sentir par sa tenue. Dernièrement, il s'est marié. Sa femme est une charmante petite paysanne, toute gracieuse d'apparence, toute sérieuse et timide ; quand je lui adresse la parole, elle semble gênée, et trouve toujours un prétexte pour s'éloigner : elle n'est pas habituée à une façon de parler polie ; elle ne se trouve bien que dans le rôle de ménagère bête de somme qui est celui de la paysanne russe.

Valodia connaît tous les coins de la grande forêt qui nous borde à l'ouest : depuis l'enfance, il en examine en toute saison les moindres touffes. Il sait où l'on trouve des lièvres, où se tiennent les coqs de bruyère, où tombent les bécasses au moment du passage, où les canards sauvages viennent se baigner. Nous avons fait connaissance à la chasse, dans un petit bois isolé au milieu de la plaine, et dans lequel, je ne sais comment, s'était développée une compagnie de perdreaux. J'avais tué un perdreau, une rareté dans ce canton, et j'y tenais ; seulement, il était tombé dans un fourré où je ne pouvais le retrouver. Après avoir longtemps cherché, je vis passer un moujik suivi d'un chien.

—Écoute, lui dis-je, je viens de tuer un perdreau ; mais je le cherche en vain.—Un sourire entr'ouvrit ses lèvres.—Veux-tu me suivre avec ton chien ? Il saura bien le trouver lui !

Le paysan, qui était Valodia, consentit, incrédule. Au bout d'un instant, son chien apportait l'oiseau. Depuis ce jour, Valodia paraît me croire quand je dis quelque chose, et nous sommes devenus amis. Il entremêle, en me parlant, le vous et le tu : j'ai observé qu'il me tutoyait surtout pour affaires de chasse, et qu'il me disait plutôt vous dans la conversation ordinaire. Cette conversation n'est en réalité qu'un mutuel interrogatoire, car, pour un paysan, même dégourdi, l'étranger qui arrive de 3 ou 4 000 verstes, est un être trop bizarre pour qu'on puisse comprendre et seconder l'intérêt qu'il porte aux choses locales. Au lieu d'échanger avec lui des impressions, on l'interroge sur son pays. C'est d'ailleurs là une des formes les plus communes de la conversation du peuple en Russie. Entre inconnus, par exemple, on ne s'aborde pas par des phrases banales et neutres sur le temps qu'il fait, mais par une franche question : «Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ? pourquoi faire ?» C'est sans doute ainsi qu'on s'abordait au temps d'Homère. Au premier moment, cette curiosité vous froisse ; mais peu à peu, on s'y fait, on y trouve même un certain charme.

Le fusil dont se sert Valodia est à baguette : un peu long à charger, mais si sérieux, et portant si bien, lorsque l'amorce n'a pas raté ! Valodia est beaucoup plus braconnier que chasseur, et cela se comprend, puisque la chasse est pour lui autre chose qu'un passe-temps : un paysan russe ne consentirait pas, sans intérêt, à marcher durant des heures à travers bois ; il aime trop le plaisir sans fatigue pour goûter celui-là ! Comme les lièvres abondent dans nos parages, c'est le lièvre que Valodia sait surprendre et tirer. Parfois, nous allons, sans chiens, sur la lisière des taillis, ou par les sentiers à peine tracés de la forêt rare. Parfois, il racole, je ne sais trop où, un chien hargneux qu'il amadoue d'un morceau de pain, et, à peine entrés sous bois, ce chien donne de la voix. Valodia et son père, un vieux tout gris, à figure longue et chafouine, m'ont enseigné le moyen de tuer un lièvre au passage d'une allée : «Tu le vois venir, tu l'attends, et, quand il va passer, tu siffles un peu, comme ça ; il s'arrête brusquement, et tu le tues.» Lorsqu'un oiseau de proie se rencontre à portée (ils pullulent dans ce pays), Valodia m'appelle pour le tirer : d'abord, cela me fait plaisir ; c'est, de plus, une bonne action, si je tue l'oiseau, et puis cela lui épargne, à lui, une charge de poudre. Aussi bien, n'est-il pas avare ; quoiqu'il vende son gibier, je l'ai vu, un soir que nous rentrions, lui chargé de butin, moi bredouille, m'offrir une pièce de gibier à mon choix. Et comme je refusais, disant qu'un chasseur n'achète pas le gibier :

—Mais je ne te le vends pas, je te le donne, fit-il.

—Merci, je n'accepte pas.

—Pourquoi ? prends donc, personne n'en saura rien !

Il a dû tenir mes scrupules et mon refus pour une incompréhensible sottise ; mais son intention m'a fait plaisir.


Notre berger m'a éveillé dès l'aube, et je suis allé prendre Valodia. Tout dormait encore au village et chez lui. Son chien blanc est venu me caresser ; j'ai ouvert la porte de la hutte et, dans l'enchevêtrement des dormeurs et des dormeuses, étendus par terre, pêle-mêle et tout habillés, j'ai en vain cherché mon compagnon. A la fin, la voix du vieux père, partie du haut du poêle, sur lequel il était juché, m'a appris que Valodia se trouvait dans une autre pièce. Il est là étendu, lui aussi, par terre, tout habillé, côte à côte avec sa femme qui dort bruyamment. Je l'éveille, et aussitôt, il se lève en souriant. Il enfile ses bottes de chasse, vérifie les godets qui contiennent ses munitions divisées en charges, endosse une blouse par-dessus l'autre, passe sur son visage un peu d'eau fraîche prise dans le creux des mains—et le voilà prêt, sa toilette est faite. Nous partons.

Valodia sait, dans les environs, cinq ou six étangs, à divers endroits de la forêt. Nous allons les visiter, nous courbant au ras de terre pour les approcher sans être vus des canards. Je tire un col vert, qui va tomber au milieu d'un étang encombré de nénuphars.

—C'est bien ! dis-je, laissons-le là, puisque nous n'avons pas de chien.

Nitchévo, répond Valodia, tu vas voir !

En quelques secondes, il s'est déshabillé, et bientôt il me rapporte le canard, après avoir pataugé jusqu'aux genoux dans la vase qui lui fait des bottes boueuses. Tout en se lavant, exposé nu à l'air piquant du grand matin, il ajoute avec une évidente satisfaction :

—Vous voyez, un homme russe ne craint pas le froid ! mais, donnez-moi une cigarette, Iouli Antonovitch !

Cette nuance d'orgueil national, je la remarque plus en Russie que partout ailleurs ; non, sans doute, que cet orgueil y soit plus vif, mais l'expression en est plus naïve, ou moins adroitement masquée. Allemands, Anglais, Français, Russes, tous se croient supérieurs à leurs voisins : les Russes le disent plus souvent que les autres, tout en se faisant fréquemment le reproche d'un excès de modestie. Cet orgueil national des Russes n'a pas, d'ailleurs, de formes pénibles pour les étrangers ; le plus souvent, c'est la force, l'endurance, la bravoure, la piété, qu'ils croient supérieures chez eux à ce qu'elles sont en Europe ; plus rarement il s'agit des qualités intellectuelles.

... Après avoir inspecté des étangs frisés de rides sous la brise matinale, après avoir fureté par les genévriers sur lesquels planait une buée transparente, après nous être coulés entre les touffes d'une coupe de dix ans, dont les branches, poussées dru et en tous sens, nous égratignaient au passage, la pluie vint à nous surprendre.

—Si nous allions chez Siméon ?

Siméon est un vieux moujik qui fait fonction de gardien dans une forêt de Michel Fiodorovitch. C'est un très grand vieillard, aux yeux perçants, au front haut, sous ses cheveux blancs lustrés : un des paysans les plus intelligents que je connaisse dans ces parages.

—Bonjour, grand-père ! Nous venons te demander abri.

Et nous entrons, courbés sous la porte basse, dans l'isba chaude où le vieillard vit avec sa femme infirme. L'isba est assez spacieuse : une antichambre qui sert de débarras, une première pièce, dont la moitié est occupée par un énorme poêle en maçonnerie, et une seconde pièce qui sert de salon et de chambre à coucher. Tout au fond, se voient deux lits formés de planches ajustées sur des supports, et recouvertes de peaux et de vieux habits : un vrai nid à vermine.

Pendant que nous prenons place sur un banc, Siméon a déjà empli d'eau le samovar ; puis il a allumé des brindilles de bois qu'il a jetées dans sa cheminée de cuivre ; il y a ajouté quelques charbons puisés à deux mains dans un seau ; puis, il a coiffé la minuscule cheminée d'un petit tuyau de poêle qui s'adapte à un appel d'air ; en peu de minutes, le samovar bout, et lance par sa soupape un grand jet de vapeur : le voilà posé sur la table. Tandis que nous échaudons la théière, Siméon est allé chercher une miche de pain noir et des champignons qu'il appelle, si j'ai bien entendu, des volnouchkis.

—Ce n'est pas pour vous, bârine, ces champignons-là : vous ne pourriez pas les manger !

Siméon, Valodia et la vieille infirme s'extasient à me voir, en dépit de leurs craintes, me régaler de volnouchkis.

—Ce n'est pas possible, Iouli Antonovitch, que vous puissiez manger cela ; c'est bon pour des moujiks... Tenez, piquez donc celui-ci, celui-là encore, et ce petit noiraud ! Mangez, mangez, ne vous gênez pas !

Valodia et moi, armés chacun d'une fourchette, piquons fraternellement, à même le plat de champignons. Nous causons. De chasse, d'abord : y a-t-il du gibier dans cette zone de la forêt ? Puis, de mon pays. Me montrant un couteau, Valodia me dit : «Nous avons trois mots pour désigner cela ; et, vous n'en avez qu'un : Messer.»

—C'est là un mot allemand, Valodia : or je ne suis pas Allemand, moi, je suis Français.

Valodia ne comprend guère, car pour lui qui a touché la vie d'usine, le mot russe némiets (étranger, ou allemand) ne désigne personne autre que ces Allemands qui possèdent tant de fabriques dans la province. Mais Siméon intervient.

—Non ! non ! dit-il, ce n'est pas la même chose : j'ai vu des Français, moi, en Crimée.

—Tu étais à Sébastopol, diédouchka ? (petit grand-père).

—J'y étais ! Et Siméon nous raconte en mots rares et mesurés ses impressions du siège. Il en a surtout vu la misère, la souffrance endurée ; il ne parle pas du sentiment du danger.

—Tu aimes mieux être ici que sous la pluie de balles, hein, grand-père ?

Nitchévo ! j'étais jeune alors, répond Siméon avec un faible sourire énigmatique.

—Ils se battaient bravement, ces Français ? demande Valodia, que le récit du vieillard intéresse, et qui reste bouche bée, attendant la réponse, sa soucoupe pleine de thé, soutenue en équilibre sur les cinq doigts réunis en forme de coupe.

—Bravement ! fait Siméon, redevenu sérieux ; bravement ! je dois le dire.—Et, comme ça, maintenant, vous voilà devenus nos amis, à ce qu'on dit ? fit-il, se tournant vers moi.

—Mais oui ! à ce qu'il paraît.

—La Russie est forte, l'homme russe est fort ! conclut Siméon... Puis il reprit : Ça coûte cher, pour venir de chez vous ici ?

—100 roubles à peu près.

—100 roubles ! et autant pour retourner ! avec cela, nous serions riches, nous... Et chez vous, les paysans sont habillés comme nous ? Et leur nourriture ?... Pourquoi êtes-vous venu ici ? vous êtes parent de Michel Fiodorovitch ?...

Sous ce flot lent de questions, auxquelles je réponds de mon mieux, je bois mon thé par intervalles, n'usant, par discrétion vis-à-vis de mon hôte, que d'un tout petit morceau de sucre que je tiens entre les dents. Dans cette isba chaude et tranquille, autour de laquelle la forêt s'enveloppe d'une brume grisâtre striée de pluie, j'éprouve entre ces deux hommes simples une pénétrante sensation de bien-être. Physiquement et moralement, ce sont tous deux de beaux représentants de la race grande russienne ; inégalement intelligents, sans doute, mais sobres tous deux, ne buvant pas d'alcool, bons ouvriers, honnêtes, respectueux du bien d'autrui. Ce vieillard surtout m'attire, avec sa belle tête blanche, où l'expérience et la misère d'un demi-siècle écoulé depuis son adolescence, n'ont pas creusé une ride de douleur ou de mauvaise passion ; et aussi avec ses yeux clairs et droits, où se lit cette bonté sérieuse, mais non pas banale, qui ne livre sa compassion qu'à bon escient. Ce blanc vieillard, qui vit là tout seul au fond de la forêt, entre sa femme infirme, son chien, et son icône dévotement éclairée, me pénètre d'admiration. Tout est mesure chez lui ; mais, derrière sa prudence, veille la charité, comme chez tant d'autres l'égoïsme. Certes, nous n'avons guère d'idées communes : sa longue expérience, il l'a amassée grain à grain, au cours d'une longue vie, au milieu des villages tranquilles et des calmes travaux des champs ; mon peu d'expérience à moi vient d'observations faites au milieu d'une vie bourdonnante et d'une société qui tourbillonne. Ce qui chez lui est venu naturellement, sans effort, est chez moi l'effet d'un hâtif travail d'abstraction : de là, sans doute, la tranquille expression de son regard, tandis que nous autres, inquiets, nous courons la vie sans fixer nos yeux. Pourtant, je sens que j'aimerais à venir souvent causer dans sa cabane et qu'il ne s'y refuserait pas. Qu'y a-t-il donc, au fond, de commun entre nous, qu'est-ce qui nous attire l'un vers l'autre, et nous retient, sinon cette simplicité du cœur qui lui est naturelle, et vers laquelle son influence m'incline ? En quittant la cabane sous le ciel éclairci, j'ai eu, après cette visite à Siméon, l'impression d'étonnement joyeux qu'on éprouve, quand, au milieu d'une collection de pièces usées, noircies, souillées par l'usage, on en trouve inopinément une, du même millésime, qui s'est, par un hasard de circulation, conservée neuve et pure.


Notre voisin, le Prince, est venu tantôt chez Michel Fiodorovitch ; je suis descendu faire sa connaissance. C'est un colosse à petite tête, avec des traits fins, une poitrine bombée en cuirasse, et de petites mains blanches de femme grasse. Il a, parmi cette bourgeoisie, un air un peu froid et retenu ; aimable, certes, mais avec une réserve. Cette nuance de fierté, dernier vestige d'un orgueilleux passé, ne me déplaît pas, chez un représentant de cette aristocratie russe qui perd peu à peu ses privilèges et sa fortune.

Comme tant de pomêchtchiki (propriétaires ruraux) de la noblesse, le Prince (Kniaze) C. a débuté dans l'armée. Puis il s'est retiré, aux environs de la trentaine, dans son bien mutilé, qu'il fait valoir. C'est un homme doux, avisé, accueillant. Il prend à cœur, et non sans raison, son rôle de propriétaire, et, ce qui en ce moment l'intéresse par-dessus tout, ce sont les questions de culture. Il sent bien qu'il y a d'autres choses à tenter que ce que ses ancêtres ont fait depuis des siècles sur la terre qu'ils lui ont léguée appauvrie. Mais, pour tenter du nouveau, il faudrait un capital de réserve ; c'est ce qui lui manque le plus. Des hangars, dans sa ferme, sont éventrés ; l'aile principale de sa maison menace ruine, et il ne la répare pas. Faute d'argent, il est forcé de continuer à produire du seigle ; mais le prix du seigle baisse chaque année. Le prince Ivan Serguiévitch se débat entre les mailles d'un réseau qui, chaque année, le serre de plus près : les propriétaires du voisinage s'y débattent comme lui, mais avec plus d'indifférence ou de mollesse.

Dans le gouvernement de Moscou, où nous sommes, la terre n'est pas particulièrement fertile, et les récoltes sont maigres. En outre, le voisinage d'une capitale et d'un grand centre de fabriques y fait monter le prix de la main-d'œuvre. En suivant la routine séculaire, la plupart des pomêchtchiki de notre canton marchent à la ruine, puisque leur production, d'année en année, leur coûte plus cher et leur rapporte moins. Peu à peu, ils verront les paysans enrichis, les marchands et les accapareurs de toute sorte, leur arracher la terre, sillon par sillon. Les paysans n'ont pas, en effet, ce train de maison qui tue les propriétaires ruraux ; quant aux marchands, ils possèdent ailleurs une source de revenus.

D'autre part, le voisinage de la grande ville et la proximité d'une gare de chemin de fer constituent, ne l'oublions pas, un grand avantage ; le rapide écoulement des produits agricoles est assuré par là. Seulement, il faudrait, pour profiter de ces avantages, que les propriétaires se fussent transformés en même temps que la grande ville marchande ; il leur eût fallu comprendre que l'ouverture des voies ferrées amènerait bientôt sur le marché, à des conditions très avantageuses, les grains des provinces lointaines. Le prix de la main-d'œuvre qui écrase leur production, la fertilité limitée de leur terre, ne sont plus compensés par leur proximité du centre, depuis que les chemins de fer suppriment en partie l'éloignement. Il leur eût fallu modifier leur exploitation, à mesure que cette ligne ferrée s'étendait plus avant dans le sud ; au lieu de cela, ils s'en sont tenus à la routine séculaire : beaucoup par incurie, beaucoup par ignorance, beaucoup faute de capitaux.

Pour profiter du voisinage de la ville, il faudrait produire ce que les provinces lointaines ne peuvent pas produire, ou ne peuvent pas amener à temps sur le grand marché : du laitage, des légumes. Seulement, pour un grand nombre de vaches, il faut des pâturages étendus et une main-d'œuvre considérable. Il est vrai qu'en revanche, un grand troupeau fournira beaucoup de fumier, permettant de cultiver des légumes. Pour la transformation de la culture routinière actuelle en une culture raisonnée et intensive, il faut une première mise de fonds qui nécessite, en dehors du bien, un capital liquide. Malheureusement, quand un propriétaire russe a, en dehors de son bien, quelques milliers de roubles disponibles, il s'empresse de les dépenser. Recourir aux banques de crédit et aux hypothèques, c'est se ruiner à bref délai.

Voilà ce que sentent fort bien Ivan Serguiévitch et Michel Fiodorovitch ; mais, tandis que le second bien que plus jeune, s'est déjà résigné, et s'est livré pieds et poings liés à sa destinée, le Prince, au contraire, voudrait lutter ; il le dit du moins.—La pomme de terre pousse fort bien en certains endroits : si l'on essayait de la produire en grand ?

—A Moscou, répond Michel, nous ne saurions la vendre, puisque les maraîchers qui ont, aux portes de la ville, d'immenses champs de pommes de terre, suffisent à la consommation. Quant à la prochaine usine d'amidon, elle a ses fournisseurs, et refusera nos produits.

—Mais les choux ! reprend Ivan Serguiévitch. Vous savez l'essai que j'ai fait, et comme ils prospèrent ici. Que n'essayez-vous ? La vente en est assurée à la ville.

—Bah ! les moujiks me les voleraient, et je perdrais tout...

Et j'entends recommencer l'antienne tant de fois reprise : «Le prix du seigle baisse, les prétentions des ouvriers augmentent : où allons-nous ? où allons-nous ?»

Pour changer quelque chose à ces cultures, il faudrait un homme instruit, intelligent et de volonté ferme. Il ferait une enquête sérieuse, pour ne pas s'engager à la légère ; puis, ses informations prises, s'il avait à sa disposition un capital de départ, il transformerait du coup son exploitation ; si, au contraire, l'argent lui manquait, il réduirait ses dépenses, changerait son train de maison, vivrait de peu pour commencer, et petit à petit entamerait l'affaire. En un mot, ce qu'il faudrait ici, ce n'est pas un Russe, mais un Allemand... Patience ? l'Allemand viendra peut-être[16]...

[16] Cette boutade n'a pas toujours été bien comprise : j'ai voulu dire seulement qu'on verrait peut-être quelques propriétaires allemands s'installer dans ces parages. Or, pour l'une de ces terres, ma prédiction s'est réalisée.


Serpoukhof, une sorte de sous-préfecture, et 30 kilomètres de chez nous : moitié ville, moitié village, avec des faubourgs de masures en bois qui se perdent sur des confins indécis, parmi de sablonneux terrains vagues. Elle est située, comme il convient à toute bonne ville russe, à trois kilomètres de la gare qui la dessert, et à une demi-lieue du fleuve qui l'arrose. Son intérêt pour nous est de posséder le bureau de poste dont nous dépendons, et l'officier de police, l'ispravnik dont nous sommes les administrés.

Après une demi-journée passée à errer en petit fiacre découvert, sous un soleil brûlant, par ses rues montueuses et ces environs dénudés, où la roue enfonce dans le sable fin, le souvenir qui me reste de la ville est une impression de blanc. Seulement, je serais fort empêché de la justifier dans le détail, car, en reprenant mes souvenirs un à un, je ne retrouve que des couleurs mêlées : trois ou quatre très jolies petites églises, blanches avec des toits verts, ou grises avec des toits blancs, au-dessus desquels s'épanouit une floraison de bulbes dorés qui étincellent au soleil. Puis encore, la place du marché, bossue, caillouteuse, empoussiérée, bordée de grandes bâtisses en briques rouges et blanches, d'un effet cocasse et charmant. Enfin, sur tout cela, peuplant l'air de taches tour à tour sombres et claires, et de vols, qui parfois, jettent de l'ombre comme un nuage, des centaines de corbeaux gris et des milliers de pigeons, tourbillonnent, se posent, se lèvent avec un bourdonnant frémissement d'ailes.

On m'a fait visiter du haut en bas une grande fabrique d'indienne qui occupe 5 000 ouvriers. Nous avons suivi par étages les transformations du fil, d'abord tordu, puis tissé, puis devenant une longue bande de toile qu'on lessive, qui passe ensuite au séchoir, puis à la teinture, puis sur des rouleaux de cuivre qui y impriment des dessins et des fleurs.

Les ouvriers diffèrent beaucoup entre eux : le travail des uns est doux, celui des autres, par exemple de ceux qui restent demi-nus dans les étuves, le visage cramoisi, et le corps couvert de sueur, au milieu des courants d'air, est accablant, et fait pitié. Pourtant, chez tous, on retrouve le même type de moujik décrassé et affiné. Ce sont bien les mêmes hommes qu'au village, mais avec quelque chose de plus léger dans l'attitude, de plus pâle dans la physionomie, de plus hardi et de moins franc dans le regard. Il y a là déjà quelques bellâtres d'usine, avec une jolie raie au milieu du front, et une sorte d'élégance canaille. Assurément, ces derniers ne valent pas grand'chose, mais je ne crois pas surprendre dans leurs yeux l'expression de haine sourde tant de fois remarquée en visitant des usines d'Occident. Quant aux femmes et aux jeunes filles, elles sont lamentables d'asservissement, d'hébétement et de cynique flétrissure.

Serpoukhof est un grand centre usinier : on peut se faire idée de l'influence qu'exercent les ouvriers sur une ville de 25 000 habitants, et sur la campagne d'alentour.


—Dites-moi, Iouli Antonovitch, chez vous, en France, y a-t-il des champignons ?

—Assurément ?

—Oui ! mais vous n'avez certainement pas de champignons blancs !

Le champignon blanc (une variété de cèpe) croît au pied des bouleaux : pour cette raison, les Russes le considèrent comme un bien national, et n'admettent pas qu'il en existe, en dehors de leurs frontières, une espèce aussi succulente. Avec les choux et les concombres, les champignons font partie de toute alimentation vraiment russe, et tous en sont, là-bas, extrêmement friands. C'est, au village, une des grandes occupations de l'été finissant, que d'aller au bois faire la cueillette des champignons, et l'on s'y accoutume de si bonne heure, qu'il n'est bambin de sept à huit ans, qui ne sache distinguer les espèces comestibles des vénéneuses. Durant plusieurs semaines, les forêts se remplissent de femmes, d'enfants et de vagabonds qui, munis de corbeilles, cueillent le précieux cryptogame ; si l'on est en chasse, on rencontre parfois des hameaux entiers en tournée par les taillis, se hélant de temps à autre pour ne pas s'égarer, riant, chantant parfois, mais avares de leur temps, et ne s'arrêtant guère à faire la causette.

Les immenses forêts dont est couverte la Russie du Nord et de l'Est regorgent de champignons : il en pousse sous tous les arbres et sous les moindres buissons, parmi la mousse. C'est là, pour les populations rurales, un garde-manger, en même temps qu'une source de profits. Le champignon est, en effet, très nourrissant ; en outre, étant maigre, il constitue le fond de la nourriture des paysans durant les interminables jeûnes de l'église orthodoxe : les gens pieux, certains moines, par exemple, entre autres ceux du couvent de Solovietzk, sur la Mer Blanche, s'en nourrissent toute l'année. Pour conserver leur récolte de champignons, les paysans les disposent sur de petites planchettes, et les font sécher au four : le chapeau et la tige se racornissent ; on les trie alors, et on les perce d'une ficelle, puis on les suspend aux solives du plafond, en lourds chapelets, qui diminuent chaque semaine.

Les habitants des villes et ceux de la plaine déboisée ne goûtent pas moins les champignons que ne font les paysans du nord. Ils sont contraints d'en acheter. On estime à une dizaine de millions de francs la somme que rapporte ainsi aux paysans forestiers la récolte de champignons d'une année moyenne.


J'ai sous les yeux un paysage russe bien caractéristique : une plaine immense, toute plate, sans couleurs, infiniment triste et monotone ; puis, tout à l'horizon, la silhouette blanche et verte d'une petite église qui prie au-dessus d'un invisible hameau de huttes. Je comprends l'affection que gardent à l'église la plupart des moujiks. Dans l'infinie grisaille où leurs yeux ne trouvent rien, le petit clocher aux couleurs fraîches attire leur regard, le fixe et le console. Quand je suis las, et incertain de la route, j'éprouve, moi aussi, une tendresse pour la petite sentinelle blanche et verte qui se dresse sur l'écrasant infini de l'horizon morne : il me semble qu'elle est amie et accueillante ; j'y vois comme un sourire de la plaine grise.


Je sais près d'ici, sur le plateau, une chapelle, que j'ai découverte peu de jours après mon arrivée, et que je ne puis revoir sans émotion. C'est par delà les bois. Au milieu d'un champ, à une verste d'un pauvre village, se dresse cette église très humble. Sans doute, on n'est pas assez riche pour la peindre, et pour habiller ses murailles en bois : les planches en sont nues, brunies par la pluie et la neige, qui les pourrissent lentement, sous la garde d'un petit dôme surmonté de la croix grecque. Comme on prierait dévotement, dans cette chapelle inconnue, si petite dans l'immensité du plateau, et si glorieuse, à force d'être chétive en face de la nature colossale qui l'encadre ! Comme on y prierait ardemment ! Mais la religion orthodoxe ne semble pas mêler à ses prières la poésie de la méditation.


De temps à autre, le dimanche, je vais à l'église de N. Elle est toute petite, étayée par des piliers, coupés en son milieu, comme toutes les églises russes, par une paroi ornée de tableaux saints, l'iconostase. Au milieu de cette paroi, la porte sainte donne accès dans le sanctuaire où le sacrifice de la messe s'accomplit loin des yeux des fidèles ; par intervalles, ces portes s'ouvrent pour laisser passer le pope, notre joyeux voisin : il m'en impose presque alors, par la majesté de son port de tête et de ses longs cheveux répandus sur son étole, d'une étoffe rigide lamée d'argent. Tous les fidèles sont debout et prient à leur façon, par des signes de croix et des révérences. Je n'aime pas cette dévotion de gestes ; je la trouve trop machinale ; je me sens incapable d'y retrouver l'âme ardente de la prière.


Me voici de nouveau dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, près d'Arzamas, une ville morne, peuplée d'églises et de couvents. Mon tarentass avance lentement sur une route que la pluie a tout engluée ; il fait un temps de juillet pluvieux : chaleur lourde, sous des nuages à fleur de terre qui, dans le gris, suintent des gouttelettes.

Arrivé avant le lever du maître de la maison, Ivan Vladimirovitch, que je ne connais pas, et pour qui j'ai une lettre de G. qui, lui-même, ne l'a vu qu'une fois—j'ai tranquillement demandé une chambre pour faire ma toilette, ôter mes bottes et ma chemise rouge. Ivan Vladimirovitch paraît sur ces entrefaites : l'hospitalité russe est telle, à la campagne surtout, qu'il eût été extrêmement surpris et mécontent, si je ne m'étais pas aussi rapidement mis à l'aise dans sa maison. Il me surprend dans le moment qui sépare mon costume de route de mon costume de ville, et dans ce simple appareil, je fais connaissance avec un des plus aimables hôtes et des plus gais compagnons que j'aie eus dans ce pays.

Ivan Vladimirovitch est gentilhomme terrien et zemski natchalnik (chef de district rural). Petit, d'un blond roux, les yeux pétillants de malice accueillante ; un esprit fin, orné et qui observe. Bientôt, je fais connaissance avec sa femme et sa sœur, la première souriante et toute en dehors ; Mlle Stéven, au contraire, sérieuse et concentrée en elle-même.

Notre vie, conforme en apparence à celle que je mène d'ordinaire aux environs de Moscou, en est, en réalité, très différente par la qualité intellectuelle de ce milieu nouveau. Peut-être la campagne y perd-elle un peu, mais que la conversation y gagne ! Je trouve que le parc, avec sa grande pièce d'eau, est pour moi, ici, une promenade suffisante : c'est un prétexte pour ne pas m'éloigner trop de la maison. Même liberté qu'hier, mais je me sens retenu par d'invisibles liens qui sont doux, et je sacrifie de moi-même, sans regret, une partie de cette liberté.

On aime ici se coucher tard : notre souper a lieu entre une et deux heures du matin, nous causons longtemps après ; de la sorte, notre journée ne commence guère que vers onze heures ou midi. Mes hôtes n'ont pas voulu s'adapter sans restriction à la vie de campagne ; en vrais Russes, ils aiment à se lever très tard. Au moins, leur innocente manie est-elle favorable aux longs tête-à-tête, à la lecture, à la musique, à la vie de société, que d'ordinaire la campagne désagrège.


J'ai causé longtemps au parc, sous la charmille avec Mlle Alexandra Alexievna Stéven. Nous avons d'abord échangé des souvenirs d'Allemagne, quelques visions de Dresde avec ses trésors d'art, son beau fleuve et ses montagnes. Puis, insensiblement nous nous sommes mis à causer du peuple russe. Alexandra Alexievna aime les humbles d'un amour profond et concentré, comme l'est sa propre nature. Elle aime le peuple parce qu'il est pauvre et parce qu'elle le croit bon ; elle est persuadée de l'efficacité de ses efforts pour jeter un peu de lumière et d'apaisement sur la misère de ces êtres primitifs. Puis, elle me parle du comte de Tolstoï et de sa campagne de régénération morale, à laquelle, de tout cœur, elle se voudrait associer. Au travers des brochures du grand Liov Nikolaévitch, repensées par elle et augmentées de tous ses songes humanitaires, elle conçoit un vaste plan de révolution chrétienne, faite de tolérance mutuelle, d'amour du prochain et d'infinie bonté. Ses yeux, où brille une belle flamme d'intelligence, s'allument à cette idée, et sa voix a un tel accent, que, pendant une minute, j'ai cru moi-même à la réalisation de son rêve généreux.

Alexandra Alexievna n'est pas un apôtre qui se laisse griser par ses paroles, et à qui l'éloquence tienne lieu d'action. Je suis étonné de voir de quelle trempe est la volonté de cette jeune fille, et de quelle ardeur son dévouement. A son avis, tout ce qu'on tentera pour améliorer le sort des moujiks, ne sera rien sans l'école. C'est l'école qui doit jeter dans ces cœurs primitifs le premier ferment de vie consciente. Comme je lui objecte l'exemple de civilisations plus mûres où l'instruction n'a eu pour effet que de développer l'égoïsme, et de lui donner des armes, elle me répond : «C'est parce que, dans ces pays, l'instruction a voulu marcher sans le secours de la religion.» Je n'oserais pas affirmer que sa religion à elle soit de la pure forme orthodoxe ; qui pourrait d'ailleurs oser une affirmation au sujet de la nuance religieuse du Russe même le plus pieux ? L'orthodoxie grecque, si prodigue de formes, semble laisser à ceux de ses fidèles qui sentent et qui pensent, une certaine latitude d'interprétation. Pour Alexandra Alexievna, la religion paraît être quelque chose à la fois de plus sublime et de plus humain que ce qu'elle est pour le commun des fidèles. La foi qui, pour elle, doit guider notre vie, ne va pas sans la charité qui doit remplir cette vie et lui donner un but. L'amour du prochain se présente ainsi, non plus comme un corollaire de l'idée chrétienne, mais comme une fin à réaliser. Et chez elle, cet idéal d'humanité est, chose rare, absolument exempt de bigoterie.

Sans doute, si l'amour du peuple qui fleurit dans le cœur de cette jeune fille, s'allie à tant de douceur et de simplicité, c'est que toutes ses idées sont bien venues de son propre fond et non pas d'une imitation étrangère. Elle m'a parlé de Léon Tolstoï ; mais comme elle est loin de tels disciples du grand écrivain, de ceux qui obéissent à la lettre de sa prédication, et qui deviennent aussi intolérants, aussi durs dans leur nouvelle foi humanitaire, que les pires inquisiteurs du Moyen Age l'étaient dans leur foi catholique ! Chez elle, la théorie, au lieu de tuer le sentiment de la vie, l'a, au contraire, fortifié en l'épurant. C'est qu'elle agit de tout son cœur, tandis que tant de sectaires du grand Tolstoï n'agissent que par raison démonstrative et au nom d'un principe. La célébrité de Tolstoï a peut-être plus nui à la cause de la charité en Russie, qu'elle ne l'a servie ; trop de cœurs émus par sa grande voix n'ont point compris qu'il ne prêchait pas un Évangile, et qu'il n'entendait donner ni formules, ni règles de conduite ; ils l'ont copié extérieurement et n'ont fait ainsi que dessécher sa doctrine, au lieu de la féconder par l'action. La Russie produit naturellement à tous les rangs de la société beaucoup de ces âmes que la souffrance attire et qui ont soif de dévouement : elles auraient suivi leur pente sans les brochures de Tolstoï ; ces brochures n'auront peut-être pour effet que de rendre quelques-unes d'entre elles fanatiques au rebours.

Alexandra Alexievna n'a pas seulement fondé une école dans le village où elle habite : elle a peuplé de classes primaires les hameaux du voisinage ; voilà que tout récemment s'est ouverte la trentième école qu'elle a fait sortir des ténèbres de la campagne. Ses moyens sont très limités, mais il lui faut si peu, quand le conseil d'un village consent à l'aider, et quand on lui prête une isba, où chaque famille, à tour de rôle, apporte, l'hiver, la brassée de bois qui sert à chauffer l'énorme poêle ! Elle a commencé modestement : l'idée de fonder une véritable école ne lui est venue qu'après avoir constaté avec quelle impatience d'apprendre les enfants du voisinage se réunissaient autour d'elle. Le premier pas fait, elle s'est vue sollicitée par des villages voisins. De proche en proche, son œuvre a gagné, et les paysans des environs ont pu apprendre à lire[17]. L'œuvre de Mlle Stéven a pris une telle extension, qu'on a commencé d'en parler en Russie, et que la très modeste jeune fille qui l'a entreprise, a pu devenir l'occasion de discussions passionnées[18].

[17] Une de ces écoles a même été entretenue quelque temps avec des secours que des Français charitables m'avaient prié de faire parvenir jusqu'ici.

[18] Après l'avoir soutenue, l'autorité ecclésiastique a fini par interdire à Mlle Stéven l'exercice de l'enseignement !

La question des écoles est une des plus graves parmi celles qui préoccupent la Russie éclairée. D'un bout à l'autre de l'empire, des hommes et des femmes unissent leurs efforts pour jeter un rayon de lumière parmi le tchiorni narod, le peuple noir des campagnes. En apparence, tous sont d'accord sur ce point, depuis le comte Tolstoï jusqu'à M. Pobiédonostsef, Haut Procureur du Saint Synode, ancien précepteur et conseiller favori d'Alexandre III. Mais, conservateurs et libéraux ont beau paraître unir leurs efforts sur ce domaine commun, en réalité, les discussions sont vives sur ce prétendu terrain neutre, et les luttes y sont ardentes.

Oui, tous sont d'accord pour dire qu'il faut instruire le peuple, mais ils se querellent sur le but et sur le moyen. Peut-être ceux qui ont conseillé à Alexandre III la réaction religieuse qui caractérise son règne, eussent-ils préféré laisser les paysans dans leur séculaire ignorance. Mais, d'une part, le caractère du tsar était plus généreux que celui de ses conseillers, et il se fût opposé, je pense, à un système d'obscurantisme méthodique. D'autre part, les conservateurs à outrance ont bien compris que s'ils n'entreprenaient pas eux-mêmes l'instruction du peuple, d'autres s'en chargeraient à leur place, publiquement ou secrètement. Ils ont compris que le plus sûr moyen de conserver leur influence morale sur la population illettrée était de prendre en mains son éducation intellectuelle, afin de la conduire ensuite dans telle direction qu'il leur plairait. Il y a donc, en dépit de toute réaction, un système d'écoles officielles.

Il serait téméraire d'affirmer que le but principal de ces écoles soit le désir d'arracher le peuple à l'ignorance ; elles ont avant tout un caractère offensif ; elles font partie d'une tactique gouvernementale ; au lieu d'avoir été établies en faveur des pauvres, elles semblent bien avoir été surtout dirigées contre le mouvement libéral. Aussi sont-elles éminemment religieuses ; tout l'enseignement y est subordonné aux notions d'histoire sainte que l'on donnera aux enfants, et aux maximes de loyalisme qu'on tâchera de leur faire retenir ; peu importe que leur intelligence ne se développe que médiocrement, pourvu qu'ils soient en état de louer Dieu selon les rites, et qu'ils donnent au tsar le tribut de respect et de reconnaissance auquel il a droit. Tel est, résumé avec toute la modération possible, le caractère des écoles dites tserkovno-prikhodskia (religieuses et paroissiales).

A l'autre extrémité de la chaîne politique, on aime les écoles beaucoup plus sincèrement, mais non sans une arrière-pensée d'intérêt. Pour les libéraux avancés, instruire le peuple, c'est l'amener au libéralisme. Tant qu'il est ignorant, il supporte sans murmurer la plus lourde oppression. Qu'il s'instruise, qu'il apprenne à lire, et il entrera en communion d'idées avec la partie pensante de la nation ; il comprendra qu'il n'occupe pas le rang auquel il a droit, il sentira une gêne là où, jusqu'ici, son joug ne lui avait point pesé : or la gêne, «c'est le principe du mouvement».

Entre ces deux tendances opposées se placent une infinité de nuances auxquelles correspondent autant d'écoles. L'initiative privée qui, en matière d'instruction primaire, a un vaste champ où s'exercer, met dans toutes ses entreprises le caractère spécial de sa conviction. Le mal n'est pas si grand, après tout. En dépit de tous ces tiraillements, les enfants apprennent les éléments ; l'instruction la plus humble, mais aussi la plus solide, se diffuse et se fixe parmi eux. Quand, plus tard, ils auront des livres, le temps fera son œuvre lentement, mais sûrement, en dehors et au-dessus de toutes les factions politiques.

Il y a en Russie des ennemis déclarés de l'école primaire : il se trouvent en général dans le déchet de la haute aristocratie. Il y a quelque temps, par exemple, un neveu du plus grand poète russe, un certain M. P., noble seigneur et predvoditiel (président) de la noblesse dans un canton du gouvernement de Nijni-Novgorod, est devenu tristement célèbre par une lettre dans laquelle il déclarait à un ami que «grâce à ses efforts, dans l'école dont il était curateur, le nombre des élèves était tombé de 60 à 40, et qu'on finirait bien par n'en plus avoir». Mais les exemples d'un tel cynisme sont rares, et ne s'allient jamais qu'à une profonde inintelligence ou à de bas calculs. C'est un honneur pour la Russie que la faveur dont jouit dans la société la question scolaire. Dès qu'une famille éclairée n'est plus uniquement préoccupée de ses grossiers instincts de jouissance, elle donne ses soins à une école. A la campagne, les femmes cherchent là une dérivation à l'ennui ; à la ville, ce sont surtout les hommes qui travaillent pour l'école, mettant de leur argent, de leur temps et un peu de leur cœur dans cette œuvre si obscure et si belle.


Un ami d'Ivan Vladimirovitch avait prêté à un moujik fort intelligent une traduction du Looking backward[19] de Bellamy ; il se demandait quel effet allait produire sur un paysan cette rêverie socialiste. Le paysan est venu rendre le livre aujourd'hui après l'avoir gardé six mois. J'étais là.

[19] Traduit en français sous le titre de : En l'an 2000.

—Eh bien, Vasili, demanda mon hôte, es-tu content ? (Khorocho, chto li ?)

—Oui, oui, très content ! (nitchevo khorocho).

—Voyons, qu'en dis-tu, de ce livre ?

—Eh bien, Ivan Vladimirovitch, fit le vieux moujik, après un moment de silence, eh bien ! c'est la vraie vie chrétienne : ils vivent chrétiennement, ces gens-là (oni jivout po khristianski) ! Nous sommes des pécheurs, nous autres, nous ne vivons pas comme il faut...

Il ne faut pas entendre par là que ce paysan russe fût prêt à suivre le premier communiste venu. Mais ce tableau enchanteur d'un idéal socialiste avait agi sur son imagination. Fort incapable apparemment de comprendre et d'apprécier cette vie urbaine que Bellamy décrit avec des couleurs si riantes, le paysan avait sans doute médité sur l'idée plutôt que sur les détails du roman. Il l'avait adaptée, mutatis mutandis, à la vie russe, et trouvait tout à fait conforme aux intentions de la Providence et à l'esprit chrétien, un partage rigoureux de la terre entre le pomêchtchik (propriétaire) et les moujiks. Les paysans russes ont une peine infinie à comprendre que la terre ne leur appartient pas tout entière ; ils se résignent devant le fait : mais je doute qu'on leur puisse faire admettre qu'en droit un propriétaire puisse posséder à lui seul 10 000 hectares de terre, tandis que tout un village de 300 feux ne possède pas le quart de cette superficie. Aussi, dès qu'un événement un peu considérable émeut la quiétude des villages, voit-on chaque fois se répandre avec persistance le bruit d'un nouveau partage des terres. Dans presque toute la Russie, la seule richesse que puisse comprendre le paysan est celle qui provient de la possession du sol et de ses revenus. L'inégale répartition de la terre le touche d'autant plus qu'elle est plus évidente, et que chaque pas qu'il fait hors de son isba sert à l'en convaincre mieux. Le paysan russe aime la terre plus que tout au monde ; non pas seulement sa terre à lui, celle où il est né et sur laquelle il a courbé son maigre corps, mais d'une façon plus générale, il aime la terre : plus elle est étendue et plus elle est fertile, plus il l'aime, s'il la possède. «Donnez-leur, dit Léon Tolstoï, dans n'importe quel pays, une terre un peu plus étendue et un peu plus productive que celle de leurs ancêtres, ils quitteront celle-ci sans regret et s'expatrieront avec joie[20].» Cette boutade est un peu exagérée, mais, au regret près, les paysans émigrent, en effet, très aisément.

[20] L'esprit chrétien et le patriotisme.


Au cours d'une promenade, nous traversons un village dont la vue m'étonne, car les maisons y sont en pierre. Ivan Vladimirovitch m'explique comment l'absence de bois et l'abondance de grandes pierres meulières a fait des paysans de ce village des maçons, dans un pays où tous naissent charpentiers. Contraints par la nature du sol à assembler des moellons à la place de troncs d'arbres, ces moujiks se sont trouvés avoir entre les mains une spécialité assez rare dans ce pays du bois : ils l'exploitent. Dès la fin de l'hiver, quelques-uns d'entre eux s'en vont en éclaireurs chercher de l'ouvrage sur quelque point du pays russe. Quand ils en ont trouvé, ils font venir leurs camarades, et toute la population masculine adulte de ce bourg s'engage en bloc pour une même entreprise. L'automne venu, on remet la paye aux chefs d'artièle (corporation d'ouvriers) et ceux-ci la répartissent parmi leurs hommes, au prorata des aptitudes et du travail de chacun d'eux.

Pendant l'été, le bourg se trouve ainsi complètement privé d'hommes adultes : les femmes y restent seules avec les vieillards et les enfants. Elles accomplissent à la place de leurs maris tous les travaux des champs, et font valoir le lopin de terre que leur a dévolu la commune. En ce moment, les hommes sont occupés en Sibérie à des travaux de maçonnerie que nécessite la construction du chemin de fer, et partout j'aperçois des femmes ; elles moissonnent, font les gerbes, et les chargent sur des charrettes ; elles travaillent seules jusque dans ces moulins à vent qui, sur les collines dépouillées, tournent avec lenteur leur étoile grise.

Il se trouve en Russie des milliers de villages qui sont ainsi, durant des mois, abandonnés aux femmes. Tous les hommes valides des localités qui bordent la côte occidentale de la Mer Blanche s'en vont, par exemple, durant l'été, pêcher la morue dans l'Océan Glacial ; dans les provinces plus centrales, comme celle de Kostroma, pour n'en citer qu'une, c'est surtout l'influence de la capitale qui attire hors du village des générations d'ouvriers, dont la spécialité se transmet de père en fils : ailleurs, un simple miroitement d'espérance détermine les moujiks à laisser la terre à leurs femmes pour s'en aller par le monde en quête d'un gain réel ou imaginaire. Lorsque ces émigrations se font en masse, par villages ou par cantons, c'est, en général, qu'elles rapportent un avantage assuré ; le paysan, qui sait fort bien compter, n'hésite pas à négliger à propos son champ, quand il sait trouver à côté un gagne-pain plus rémunérateur. Mais, bien souvent aussi, ces sorties vagabondes se font par tout petits groupes d'aventureux ouvriers que l'on voit chaque printemps s'égrener par la campagne. L'hiver, ils reviennent se calfeutrer dans leur isba, pour repartir ensuite dès la fonte des neiges ; plus d'un pourtant reste à demeure dans un emploi trouvé en ville ou chez un propriétaire rural. Souvent, des années se passent sans qu'ils revoient leur femme et leurs enfants, et ils ne semblent pas en souffrir. Faut-il voir là une sorte de pli héréditaire qu'auraient laissé dans ces pauvres natures les années de servage, où le caprice d'un seigneur séparait comme des bêtes les familles de son troupeau de moujiks ? Habitude d'insouciance ou résignation passive ? qui le saurait dire ? J'assistais un jour, chez un médecin de campagne, à la consultation du soir ; un à un, les malades défilaient devant lui, humbles, malpropres.

—Et toi, comment t'appelles-tu ? es-tu marié ?

—Je suis marié.

—Ta femme vit encore ?

—Elle vit.

—Où cela ?

Elles vivaient à des centaines de kilomètres, les femmes de ces paysans, au fond de villages perdus—et, bien que malades, ils ne semblaient guère s'en inquiéter.

Et où couches-tu ? demandait le docteur à l'un d'eux, à un moissonneur miné par la phtisie.

—Eh ! batiouchka, je couche par terre dans la grange.

—Mais tu as une maison ?

—Oui, dans le gouvernement de Toula. Ma femme s'y trouve avec mes six enfants.

Souffrait-il à ce souvenir ? Je ne sais. Sa figure amaigrie n'exprimait, à travers les quintes de toux, rien autre chose que le souci d'un soulagement immédiat, et ce souci était tempéré encore et comme voilé par cette apparence de résignation qu'on retrouve dans ce pays autour de la souffrance et de la misère.

Le paysan russe n'est pas rivé comme le nôtre au coin de terre qui l'a vu naître. L'immense plaine sans couleurs et presque sans accidents où ses regards ont toujours erré, ne lui offre point de ces nids familiers et chauds auxquels notre cœur s'attache. Durant l'été, c'est, à perte de vue, la forêt basse ou la jaune ondulation des seigles mûrs ; l'hiver, l'interminable linceul de neige efface à l'horizon jusqu'à la trace de ces grises taupinières qui sont les villages. Que lui importe, au maigre moujik, de manger ici ou là son pain sec ? Pourquoi cette isba plutôt que cette autre toute pareille, aussi chaude, aussi bien close ? Il faut bien peu pour contenter son corps ; son âme, qu'est-elle ? Vague besoin d'un ailleurs qui pousse au déplacement les habitants des grandes plaines mornes, complète insouciance de ce que donnera cet ailleurs rêvé : telle est la cause de cette émigration gaiement entreprise et insouciamment recommencée. Pourquoi ce fataliste paysan russe resterait-il à couver sa misère au foyer natal ? Ne porte-t-il pas avec lui tout son bien ? sa langue, partout comprise, sa religion, partout la même, avec des signes de croix et des révérences devant l'icône, sa confraternité doucement résignée qui lui fera partout rencontrer des frères, et enfin, sa foi dans la vodka, la bonne verseuse d'indifférence et d'oubli.


Ce soir, lorsque je suis parti, au coucher du soleil, dans une voiture attelée d'une troïka vigoureuse, Mme Stéven et sa belle-sœur ont voulu m'accompagner jusqu'au relai prochain. Elles s'élancent à cheval par les chaumes qui bordent la route, et dans une course échevelée où mon cocher rivalise de vitesse avec elles, nous filons au milieu d'un nuage de poussière. Je me sens gêné de cette ironique escorte au rebours, et j'ai honte de mon immobilité, entre ces deux amazones dont la forme se détache en contre-haut sur le flamboiement du couchant. En même temps, j'ai bien conscience que ce dernier trait achève la silhouette d'Alexandra Alexievna, la douce fondatrice d'écoles. Son rêve d'une révolution chrétienne faite d'amour mutuel et d'infinie bonté, n'a pas consumé les forces vives de son énergie. Elle va au peuple, au peuple grossier, elle, la délicate fille d'une race affinée, elle va au peuple avec tout son cœur ; mais la songerie humanitaire n'a pas en elle, comme chez les déclamateurs à théorie, tué le sentiment de la vie réelle. Dans cette chevauchée par les chaumes poussiéreux, dans cette griserie de vitesse et de danger qui la prend, au crépuscule d'un jour de pieux travail et d'humble enseignement, dans cet élancement de sa vigueur, je la retrouve plus complètement femme. Je saisis bien alors la raison du charme qu'exercent ces belles natures dans lesquelles la vie coule à pleins bords, et où la passion de l'idée n'a pas étouffé le besoin d'une expansion active.


Me voici, un jour d'automne, chez un propriétaire du gouvernement d'Orel. C'est ici encore un pays de blé : c'est la Terre noire. Je ne saurais dire avec des mots l'accablante nudité de l'horizon plat. Les champs s'en vont à perte de vue, sans un arbre, tout nus, tout gris sous les chaumes, entre lesquels les semences hivernales font çà et là des reflets verts, et les labours, de grandes plaques sombres. Les routes sont noires comme en un pays de charbon. Dans cette contrée, le bois est une denrée précieuse jalousement épargnée ; aussi les isbas sont-elles si petites qu'on les distingue à peine au loin. Les huttes sont grises, sous leur revêtement de briques en terre, et sous leurs calottes débordantes de vieille paille. A distance, les villages semblent formés de petits tertres écrasés, tout gris et tout ronds, sans adhérence avec la plaine où ils sont posés, sans lien entre eux. Tout ce paysage est d'une écrasante tristesse ; mais il est si chétif d'apparence, si disgracié, si misérable, qu'on finit presque par l'aimer.

Le propriétaire qui m'offre l'hospitalité a planté de ses mains, il y a quelque trente ans, un vaste parc autour de sa maison des champs. C'est, en été, le seul carré d'ombre qu'offre la plaine ; en ce moment, les platanes, avec leurs feuilles d'un jaune éclatant, y donnent, même par les temps gris, l'impression triomphante d'un coup de soleil.

Au bord du parc coule une rivière profondément encaissée, et nous sommes assis dans une allée qui la surplombe à pic. A l'horizon de la plaine, comme en mer, le soleil est descendu dans une gloire ; et maintenant, une buée rougeâtre de crépuscule automnal enveloppe les contours des choses ; nous nous taisons dans la lumière qui s'éteint. Tout à coup, un vol de canards sauvages s'enlève à nos pieds, et le son d'un accordéon parvient jusqu'à nous : ce sont nos batteurs qui, leur journée finie, repassent la rivière pour regagner leurs villages. Gaiement, un jeune garçon marche à leur tête en jouant de l'harmonica (accordéon), et, tandis que les barques font sur l'eau assombrie un va-et-vient avec leur charge silencieuse, il reste sur la rive, sans cesser de jouer, et ne s'embarque qu'au dernier passage. Le long de la berge opposée que le crépuscule efface, il marche ensuite, jouant toujours, et d'ici nous entendons ses refrains monotones peu à peu s'affaiblir, puis languir, puis s'éteindre...

On me demande parfois, en Occident, si j'ai remarqué parmi le peuple russe des grondements d'orage. Je ne sais si mon expérience est trop limitée encore ; du moins, ce que j'ai perçu jusqu'à présent y ressemble rarement : ce sont tantôt des chants criards et vides, tantôt des gémissements de misère impuissante ; ce n'est pas un grondement de menace que j'ai entendu, par ce doux soir d'octobre, tandis que des moujiks, leur journée finie, défilaient au bord du parc, aux accords vifs d'un harmonica. Ce peuple rêve encore : il a parfois des cauchemars ; mais, seuls, là-bas, ceux qui savent lire, sentent le fardeau.


Pas de forêts en ce pays : il y a longtemps qu'on les a déracinées pour couvrir de seigle la bonne Terre noire. Le bois se vend ici, devinez comment !... au poids ! Oui, dans cette Russie qui nous apparaît comme hérissée de forêts vierges, voici qu'à 300 kilomètres au sud de Moscou, on est réduit à acheter son bois par kilogrammes[21]... Ce fait qui, au premier abord, ressemble à une mystification de touriste, s'explique par la difficulté des transports. Placés en dehors du grand système fluvial qui pourrait leur apporter par la flottaison les bois du Nord, les habitants de ces cantons se voient réduits à transporter sur des charrettes, à de longues distances, les moindres rondins dont ils ont besoin.

[21] Exactement, au poude, poids de 16 kg.

—Mais, pensez-vous, ils meurent de froid durant l'hiver ?

—Nullement ; ils se chauffent avec le seul combustible qu'ils aient sous la main, avec la paille.

Pour comprendre comment la paille peut remplacer le bois pour combattre un hiver russe, il faut connaître la forme des poêles en usage dans tout le pays. A proprement parler, ce sont des fours plutôt que des poêles. Imaginez une énorme masse de maçonnerie ; chez le citadin, elle occupe tout un pan de muraille et fait dans chaque pièce une saillie de 0m,80 ; chez le paysan, elle envahit la moitié de l'isba, et prend la forme d'une énorme caisse oblongue, sur le haut de laquelle une dizaine d'hommes peuvent s'étendre côte à côte. Au bas de cette maçonnerie, une ouverture est pratiquée, avec une porte en cuivre qui la ferme à peu près hermétiquement. A la partie supérieure, une autre ouverture permet d'enlever ou de remettre un couvercle en fonte qui bouche la partie creuse enfermée dans la maçonnerie.

Pour faire du feu, on commence par enlever le couvercle ; puis, par l'orifice inférieur, on allume dans la cavité du poêle une brassée de bois qui flambe librement, car la porte en cuivre est grande ouverte. Lorsque le bois est réduit à l'état de charbons ardents, on remet là-haut le couvercle, puis on ferme soigneusement la porte inférieure. Les gaz qui se dégagent dans la cavité du poêle, ne trouvant plus d'issue vers le dehors, échauffent peu à peu la maçonnerie. Au bout de quelques heures, les briques réfractaires ou la porcelaine qui en forment le revêtement, deviennent si chaudes qu'on a peine à y poser la main. Petit à petit, l'air de la pièce s'échauffe au contact de cette large surface, et la température s'élève graduellement : les doubles fenêtres, qui sont lutées aux jointures, ne donnent plus accès au moindre vent coulis, et la triple ou quadruple porte qui donne de l'antichambre vers l'extérieur, ne laisse guère passer d'air froid.

Le poêle reste chaud de vingt à trente heures : on n'a donc pas à se préoccuper de le fournir sans cesse de combustible. Une fois la brassée de bois consumée, on n'y brûle plus rien jusqu'au lendemain. Il est, dès lors, aisé de comprendre comment la paille peut suppléer le bois. On apporte quelques bottes de paille (il en faut 6 environ, pour chauffer un poêle) ; la domestique fait avec cette paille, qu'elle tortille vivement, une espèce de gros câble sans fin, qu'elle allume et introduit dans la cavité, au fur et à mesure de la combustion. Lorsque tout est brûlé, elle ferme les ouvertures du poêle, de même que s'il s'agissait de bois.

A défaut de paille, on brûle aussi parfois du fumier sec, ou encore un produit bien spécial à ce pays où l'on consomme tant de blé noir ; ce produit (louzga) n'est autre chose que la cosse triangulaire et dure dans laquelle sont enfermés les grains de sarrasin. Cette espèce de son rigide se sépare, à la meule, des graines qu'il enveloppe, et on le recueille à part. Il brûle facilement avec une flamme claire qui crépite. Pour l'utiliser, on suspend une espèce d'entonnoir en toile au-dessus de l'orifice inférieur de poêle : les vides que forme la combustion font descendre la louzga jusqu'au niveau du foyer ardent. Le son de blé noir se vend par grandes quantités ; mais, en dépit de la consommation de sarrasin que font les Russes, le prix en reste élevé : pour chauffer un poêle en hiver, il faut environ 15 copecs (environ 0 fr., 35) de louzga : on trouve ce mode de chauffage vraiment dispendieux.


A Kournikovo. Je suis tout seul dans la maison muette. Maîtres et domestiques, en tout 18 personnes, viennent de partir. Le barski dome (maison du maître) est vide ; seuls, quelques moujiks sont restés, pour s'occuper de la ferme. Les chiens, inquiets de cette solitude inusitée, m'assiègent de caresses.

On ne m'a rien laissé pour la table : j'ai déclaré que je me pourvoirais de gibier ; aussi, en partant de grand matin pour la forêt, ai-je éprouvé un sentiment singulier : pour manger demain, il me faut tuer un lièvre ou un coq de bruyère : tuer pour manger, devoir sa subsistance à un effort personnel de grande marche et d'adresse, c'est bien la nécessité dans laquelle se trouvent placés maintes fois les paysans du Nord russe. L'habitude me manque apparemment pour sentir exactement leurs impressions. La nécessité du succès me rend nerveux : je tire mal ; une bécasse que j'abats pourtant tombe dans un fourré où elle m'échappe. Je marche, je marche toujours par le matin bleu ; je marche, et je m'égare. Perdu dans la forêt basse, toute pareille, sans un point de repère, je sais que si je ne tombe pas du bon côté, là où sont les villages voisins de Kournikovo, je puis errer sous bois durant des lieues, durant des jours, sans rencontrer un être humain. Le sentiment qui m'obsède n'est pas celui d'un retard possible, la crainte d'un rendez-vous manqué. Non ! personne ne songe à moi : c'est justement ce qui me préoccupe. Livré à moi-même dans la forêt basse, je m'aperçois que ces taillis dont je riais m'ont fait prisonnier, et qu'ils sont tenaces. En outre, j'ai faim. Me nourrir d'abord, échapper ensuite à l'accablante forêt, voilà mon seul désir. Après trois heures d'efforts qui, ajoutés à une matinée de chasse, m'ont brisé, je désespère de voir réaliser cet humble souhait. J'ai dû m'asseoir à terre pour réfléchir. Mais, comment s'orienter dans ces taillis tous pareils, et sous le ciel qui s'est couvert ? Pas un bruit qui me guide ; rien autour de moi que le silence de la forêt.

Il faut en finir pourtant, m'enfoncer plus avant ou sortir de là avant la nuit. Il m'a semblé entendre comme un lointain écho de chemin de fer : la voie est si loin que j'ai dû me tromper ; mais c'est au moins une raison de me diriger dans un sens déterminé. Je suppose là-bas, la ligne ferrée ; la lisière du bois lui est perpendiculaire, j'irai donc ainsi. Deux heures après, je suis sorti de la forêt, bien au-dessus de Kournikovo, mais dans la plaine si ardemment désirée. Des paysans m'ont donné du pain et du lait, et, le soir, en rentrant épuisé, le carnier vide, j'ai surpris dans notre parc de grosses grives : elles m'ont approvisionné pour deux jours.

Cette chasse accidentée, à la veille d'un départ, m'a semblé un avertissement. Je n'avais guère vu encore, durant l'été, que la nature paisible et libre autour de moi : ce rude contact avec la forêt traîtresse m'a fait comprendre la force dissimulée, mais implacable de cette nature russe, qui prend l'homme et l'étouffe, impassiblement.


Je viens de passer quelques jours à Iasnaia Poliana, dans la campagne du comte Liov Nicolaévitch Tolstoï. Il me semble que ce séjour a clarifié les impressions que j'avais conservées du grand écrivain après quelques visites que je lui avais faites à Moscou. Je l'ai abordé avec le recueillement d'admiration qu'impose son œuvre littéraire, mais aussi avec une secrète impatience contre la doctrine qui à présent l'immobilise. Peu à peu, cependant, je l'ai mieux compris : je l'ai écouté longuement, j'ai causé de lui avec ceux de son entourage, et surtout avec la comtesse sa femme, dont l'intelligence supérieure et la rare pénétration m'ont captivé. Et maintenant, lorsque je ferme les yeux pour évoquer devant moi l'image du grand vieillard, je retrouve épanouies en lui quelques qualités dont le germe m'a frappé déjà chez certains Russes d'élite.

D'abord, c'est la bonté : une bonté simple, qui adoucit par moments l'acier dur de ses yeux embroussaillés ; une bonté attirante, qui vous calme et vous rend un instant meilleur. Je voudrais définir cette bonté ; je voudrais surtout la distinguer de cette indulgence naturelle ou apprise, que nous confondons si souvent avec elle. La pure indulgence me paraît trop passive ; la vraie bonté, au contraire, est essentiellement active. L'homme vraiment bon, c'est celui qui, sans renier, au nom d'une théorie, sa propre individualité, sans même en surveiller toujours les écarts, se laisse guider par une propension naturelle qui l'incline vers autrui et en faveur d'autrui. Or, je crois bien qu'en écrivant ces lignes, je n'ai d'autre modèle que l'auteur de Guerre et Paix. La bonté que je souligne me paraît ainsi un don de nature. Elle n'est pas abstraite, mais vivante ; elle se confond avec la vie, au lieu d'être avec elle en conflit, comme l'est souvent la charité chrétienne : elle n'exclut pas les violences, et, par suite, n'éteint pas les tempéraments.

Voilà justement ce qui distingue Tolstoï de la plupart de ces Tolstoïsants que l'on rencontre çà et là en Russie, pâles, les mains calleuses, haineux à qui ne les imite point. Ces hommes obéissent à une doctrine qu'ils n'ont pas créée, qui leur est extérieure ; en y conformant leurs actes, ils perdent ce caractère de vivacité naturelle qui distingue leur grand modèle : ce sont presque tous des exclusifs, des rigides, des doctrinaires : chez Tolstoï au contraire, la pensée est encore mobile et agissante ; elle s'informe, elle sent, elle juge, elle vit. Tolstoï se défend avec énergie de vouloir jouer un rôle d'apôtre. «Si j'écris, me disait-il, ce n'est pas pour prêcher la charité, la non-résistance au mal, le travail manuel, le régime végétarien ; c'est seulement pour dire à mes frères : «Voyez ! ces choses m'ont fait du bien : si votre cœur vous y pousse, faites-en à votre tour l'expérience.»

Grâce à cette manière de comprendre son rôle, Tolstoï évite de tyranniser ceux qui l'approchent. Tels de ses disciples sont d'une farouche intolérance et aspirent à l'abêtissement. Pour lui, au contraire, toutes les manifestations de l'intelligence sont significatives ; il les étudie et il les pèse. Sa conversation est une des plus souples et une des plus variées, sa curiosité une des plus éveillées que je connaisse. Loin d'être, comme on le croit, d'un abord difficile, il est, au contraire, souverainement accueillant.

A ces traits que je note rapidement, s'ajoute enfin un complément indispensable : la sincérité. Léon Tolstoï est une âme sincère, et ce qu'il hait le plus au monde, c'est le mensonge. Assurément, il croit souvent trouver le mensonge là où il n'est pas, et il s'emporte en des indignations sans objet ; mais l'amour de la vérité, le besoin d'exprimer sans réserves tout son cœur, n'en guide pas moins actuellement sa vie.

On se représente au loin le grand Russe comme le plus bizarre et le plus intolérant des hommes. Il faudrait que ceux qui le pensent ainsi vinssent quelques jours dans sa campagne, à l'automne finissant, quand le vent plus froid détache les dernières feuilles des bouleaux de l'allée, et effarouche les derniers hôtes. Ils verraient l'intimité paisible qui règne dans sa famille ; ils sentiraient le charme unique de ces réunions sous la lampe, autour du grand homme, de qui partent les liens qui aboutissent au monde entier ; et ils se laisseraient pénétrer par cette invincible douceur de la famille, dans ce milieu patriarcal où la discussion des plus hauts problèmes de l'intelligence est interrompue, çà et là, par des rires et des jeux d'enfants.—Pour moi, ces soirées calmes m'ont ému fortement, et le souvenir s'en est gravé au plus pur de ma reconnaissance.


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