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Au pays russe

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TROISIÈME PARTIE

QUELQUES VILLES


CHAPITRE PREMIER

VARSOVIE

Je n'ai eu de la Pologne russe et de sa capitale que des visions rapides, bien que souvent renouvelées. Je n'ai donc pas la prétention de connaître Varsovie. Mais, les impressions qu'elle m'a faites ont varié, à mesure que je pénétrais mieux la Russie. D'abord, cette impression a été déplorable : je ne pouvais pardonner à Varsovie de n'être ni franchement russe ni franchement européenne, et, je m'irritais peut-être, inconsciemment, de la voir s'interposer entre l'Allemagne si connue, et la Russie que je découvrais. Mais, peu à peu, j'ai, sinon mieux compris, du moins mieux deviné la grande ville polonaise. Les progrès d'embellissement qu'elle a réalisés sont surprenants. J'ai vu naître en quelque sorte, d'année en année, tout un faubourg, et j'ai vu sous mes yeux la ville se repaver, se reconstruire çà et là, se couvrir de tramways rapides, prendre l'allure, enfin, et la physionomie d'une vraie grande ville occidentale. En outre, il est venu un temps où j'ai eu moins de goût que jadis pour les lenteurs et les incommodités de Moscou : j'ai trouvé alors quelque plaisir à pénétrer dans Varsovie. Enfin, je me suis accoutumé à ne plus juger une ville d'après une seule impression agréable ou hostile, et alors, j'ai dû rendre justice à la puissante activité qui se déploie dans la capitale de la Pologne russe. Je n'ai plus aujourd'hui, comme jadis, un frémissement d'impatience, lorsque je traverse certaines rues sordides du faubourg de Praga, et, au lieu de m'irriter lorsque je circule dans le centre de la ville, j'y examine avec intérêt ce que j'y puis distinguer de la vie qui passe. A l'injuste défiance de mes premiers voyages, s'est substituée une sympathique curiosité.

Pourtant, il me semble toujours que l'on se sente mal à l'aise, ici, entre trois populations distinctes qui s'observent et se haïssent : les Polonais, les Russes et les Juifs. Pas de fusion entre les vainqueurs et les vaincus : les Polonais—et c'est là le plus beau trait de leur caractère indécis—n'ont pas désarmé. Eux qui se sentent si près de l'Occident libéré, de l'Occident qui marche, qui travaille, qui écrit, qui lit, qui parle, à sa convenance et dans la langue qui lui plaît, ils sentent vivement ce qui manque à la Russie, et ce qui leur manque à eux dans l'intérieur des frontières russes. Ils sont ainsi amenés à exagérer les défauts russes et à en souffrir plus que de raison. Ils se croient infiniment supérieurs à ceux qui les ont écrasés à coups de talon, ils ne sauraient juger leur vainqueur avec liberté d'esprit. Ils repoussent ou méprisent tout ce qui est russe ; ils affectent d'ignorer la langue sœur ou bien l'écorchent dédaigneusement.

Les Russes rendent aux Polonais haine pour haine, mépris pour mépris. Il m'est arrivé plusieurs fois de reprocher aux Moscovites leur manque de générosité envers le vaincu brutalement terrassé ! ils répondaient tous : «Que voulez-vous faire avec un tel peuple !» Le plus grand reproche qu'ils adressent aux Polonais, c'est de n'être pas Russes ; ils leur en veulent aussi d'avoir les yeux fixés sur l'Occident et non sur la naissante civilisation du vainqueur. Les Russes, en Pologne, sont plus dépaysés qu'à l'étranger ; ils ont beau n'en rien dire, se fréquenter entre eux, courir les plaisirs de la grande ville, ils sentent bien qu'ils ne sont pas chez eux, et ne tardent pas à s'ennuyer. Mille petits détails leur font sentir la résistance du peuple, et, si les petites gens n'ont pas, à leur égard, la hauteur dédaigneuse qu'affecte une partie de la bonne société, les sentiments de ces humbles n'en éclatent pas moins à toute occasion. Un jour je marchandais quelque menu objet à une jeune fille dans une petite gare polonaise : elle me disait et me répétait le prix en polonais ; ne comprenant pas, je lui dis en russe : «Mais je ne suis pas Russe, moi ! dites-moi le prix dans une langue que je comprenne !» La jeune fille sourit, et, sans hésiter (ce qui prouve qu'elle savait bien la langue), me fit en russe la réponse que je demandais.[22]

[22] Il paraît que la Finlande oppose maintenant à la Russie la même résistance et la même hostilité passives.

Entre les Polonais et les Russes, pullulent les Juifs. Les Juifs polonais sont les plus malheureux représentants de la race errante. Le Juif ne peut prospérer, se décrasser, devenir presque semblable aux hommes d'Occident, que là où il est à peu près isolé dans un milieu étranger. C'est pour cette raison que l'Europe leur sert de crible, et qu'en passant de Varsovie à Berlin, de Berlin à Paris, de Paris à Londres, ils perdent peu à peu la plupart des traits qui nous les rendent antipathiques. Mais, dans les agglomérations juives de la Pologne, la misère, la saleté et l'abjection règnent en maîtresses. Trop nombreux pour ne pas se faire tort dans leur pauvre commerce, trop fiers pour se mêler à ces chrétiens méprisés qui les dominent, ils continuent à vivre dans la tradition séculaire de leur négoce, de leurs mœurs et de leur costume. Le salut, pour eux, est dans la fuite : l'Europe les formera, ils deviendront médecins célèbres en Allemagne, officiers et préfets en France, lords-maires à Londres, gros banquiers partout. Mais s'ils restent sur la terre natale, ils continueront à porter la longue lévite qui traîne sur les pieds, la casquette de soie et l'accroche-cœur sur la tempe, qui les font reconnaître dans toute la Pologne. On se figure malaisément combien ils sont sales, quand ils circulent dans les rues basses de Varsovie, et combien aussi ils font parfois pitié. Ils ne la mendient pas, cette pitié, car leur orgueil égale leur courage ; mais la compassion, parfois, nous échappe malgré nous...

Varsovie, partagée entre deux races et entre trois nations ennemies, manque d'unité, de cohésion ; mais, sous peine d'être injuste, on ne saurait oublier que la ville est, en somme, un poste avancé de l'Occident vers le monde russe. Ses défauts sont incontestables, mais ils s'atténuent chaque jour, sous la poussée commerciale qui fait se presser dans ses murs des représentants de toutes les nations de l'Europe.


CHAPITRE II

ODESSA

Odessa est une charmante cité, qui ressemble à s'y méprendre à une ville de nos pays : rues droites, magasins, étalages, pavage soigné, autant de traits qui la distinguent des ordinaires villes russes. Elle s'étale sur une hauteur qui domine la mer, et de sa délicieuse promenade, le Boulevard, on voit au loin un golfe bleu pointillé de voiles blanches. C'est un ravissant coup d'œil, et la ville plaît dès l'abord.

Odessa est toute récente ; sa fondation date d'un siècle à peine ; sur l'emplacement d'une bourgade turque, une cité marchande s'est développée, qui croît et prospère. Malheureusement, à qui cherche ici des impressions russes, elle n'offre presque rien : cette ville qui charme un Moscovite las de son pavé pointu et de ses rues tortueuses, déconcerte un touriste venu ici pour faire diversion aux monotones souvenirs des grandes villes de l'Ouest. Odessa, malgré tous ses avantages et son incomparable site, n'a rien du charme pénétrant d'une vraie ville russe. D'ailleurs, elle est si peu russe ! Sur trois cent mille habitants, il y a cent mille Juifs et vingt mille étrangers. On chercherait en vain dans ses rues la population avenante à laquelle les villes du centre vous ont accoutumé. Des étrangers partout ; quant aux Juifs, ce ne sont plus ici de ces humbles et sales Juifs polonais dans leur éternelle lévite, avec leur casquette et leur accroche-cœur ; ce sont des messieurs et des dames, de gros marchands, ventrus, nasus, et extraordinairement impudents. Un juif d'Odessa qui a ventre sur rue est le plus insolemment orgueilleux de tous ses coreligionnaires : l'audace et la suffisance lui poussent avec l'embonpoint. Toutefois, la population juive aisée fait ici bon ménage avec les Russes, commerçants et fonctionnaires : l'antisémitisme de plus d'un tchinovnik va jusqu'au million—exclusivement.

Odessa, ville frontière, puisqu'elle est un port, fait sentir très vivement au nouvel arrivé la puissance du gratte-papier et de la police en Russie. Une petite aventure que j'ai subie peut servir à montrer ce qu'est, loin du centre, l'administration russe.

J'arrivais avec un fusil de chasse qui, mentionné sur mon passeport, avait traversé sans encombre les douanes suisse, autrichienne, serbe, bulgare (en dépit de la rigueur des gendarmes de M. Stamboulof) et roumaine (en dépit de la misère du préposé à la douane du Giourgiou). Notre navire, à peine ancré en rade, est accosté par six ou sept tchinovniks (fonctionnaires) qui s'installent au salon, autour de quelques bouteilles de bière, tandis qu'un employé subalterne vérifie lentement les passeports. Nous avons l'air d'une bande de prisonniers aux mains de gardes-chiourme indifférents. Au bout de deux heures d'attente, on nous permet enfin d'accoster à quai. Visite de douane, plutôt aimable ; mon fusil, dans sa boîte, eût passé sans encombre, s'il n'eût été mentionné sur mon passeport : cela m'apprendra à trop bien respecter la loi ! Un conciliabule a lieu entre deux officiers de douane ; un vieux qui boite va aux renseignements, et revient pour m'intimer l'ordre de laisser mon fusil entre ses mains.—Mais un reçu ?—Nous ne donnons pas de reçus ! Que me faut-il faire ?—Voir le gouverneur.

Le lendemain, à l'audience du général Z., gouverneur militaire d'Odessa. Autour d'une grande salle, nous sommes assis sur des chaises ; des messieurs sont là, des dames en toilette, des moujiks, des Juifs. Entre le gouverneur, petit, sec, l'air dur—suivi de deux secrétaires. Tout le monde se lève. S'adressant à chacun, à tour de rôle, le général demande à son interlocuteur, qu'il tutoie, s'il est mal mis, l'objet de sa requête. L'homme ou la femme répond en tremblant.

—Et toi ?

—Excellence, je viens vous supplier...

—Et ta pétition ? elle n'a pas de timbre ! (Chaque pétition doit être munie d'un timbre de 80 copecs, environ 2 fr. 50.)

—Je ne savais pas...

Vone otsouda ! (Fiche-moi le camp !)

—Et toi ?

C'est une femme juive, proprement mise ; elle vient demander un sursis pour son fils qui est expulsé d'Odessa en vertu de la nouvelle loi[23]. Elle est digne dans sa douleur suppliante. Le général fronce le sourcil.

[23] La scène se passait en 1893.

—J'en ai assez de tous ces chiens de Juifs... Non ! vous dis-je !

—Excellence, c'est que...

—Taisez-vous !... qu'est-ce que cela signifie ? allons, fichez-moi le camp !

C'est le tour de mes voisins : une mère et son fils, encore des Juifs. En s'approchant, le général remarque que le jeune homme a un regard étrange, et baisse la tête d'une façon singulière ; il fait brusquement un pas en arrière, et, d'une voix tonnante : «Et toi ! qu'est-ce que tu regardes ? je veux qu'on me regarde en face, quand je parle !»

—Excellence, mon fils est aveugle, dit la femme...

Le général, rassuré, prend la pétition qu'on lui tend et la donne à un secrétaire.

La revue des solliciteurs continue autour de la salle muette, où tonnent, par instants, de furieux éclats de voix. Le général disparaît enfin, et, tandis que la chambre se remplit d'une nouvelle foule résignée, un employé m'apporte un papier sur lequel il me fait coller pour cinq francs de timbres : c'est fini, j'aurai mon fusil.

En quelques bonds, je suis à la douane : il est midi. Je montre le permis du gouverneur.

—Revenez dans une heure, me dit-on, ces messieurs déjeunent en ce moment.

Le règlement ne prévoit pas ce déjeuner ; mais rien à dire : j'attends. Une pluie d'orage survient, et je regarde tomber la pluie. Enfin, vers une heure, le vieux douanier qui a pris mon fusil hier, se montre dans un couloir. Je vais à lui avec mon papier.

—Votre fusil est dans les magasins, dit-il. Il faut aller le peser, mais nous ne pouvons faire ça en ce moment, voyez...

Les magasins de la douane ne sont séparés des bureaux que par une rue en pente ; seulement, lorsqu'il pleut, cette rue, qui mène à la mer, sert de déversoir à tous les caniveaux de la ville ; c'est-à-dire qu'elle se transforme en un torrent dans lequel un homme se noierait. L'eau boueuse descend bruyamment de la ville haute, et le port entier en est inondé... Au bout d'une demi-heure, pourtant, des cochers s'y aventurent, et établissent, moyennant un bon prix, le va-et-vient d'un bord à l'autre de la rue. Je loue un fiacre pour traverser mon douanier et moi-même. Au milieu des caisses de toutes sortes, mon fusil se retrouve ; on l'a si brutalement manié qu'il s'est bosselé dans son étui. N'importe, on le met sur la balance, malgré mes protestations, pour le peser avec sa boîte ; on ne m'autorise même pas à retirer des poches ménagées sur les côtés, divers objets lourds que j'avais placés là de peur d'accident, entre autres un presse-papier : «Nitchévo ! nitchévo !» répondent ces messieurs à toutes mes protestations. Le fusil, grâce à ces additions, se trouve peser un poids énorme : le bon douanier en sourit d'aise.

Ensuite, je repasse à la douane. Là, durant deux heures et demie, j'erre de guichet en guichet, attendant que mes papiers soient visés à tour de rôle par une dizaine d'employés. Quelqu'un, à la fin, prend pitié de moi : «Venez», dit-il. Il s'approche d'un guichet.

—N'avez-vous pas le dossier de monsieur ? et il fait voir quelques pièces blanches que je viens de lui remettre...

En dix minutes, grâce à ces pourboires, mes papiers étaient sortis des dossiers, où on les avait enfouis à dessein, et la dernière signature était donnée. Il me restait à payer les droits de douane pour un fusil dont les canons datent de trente ans ; ces droits se montaient modestement à 57 francs : «Vous avez de la chance, me dit le caissier, qu'on ne vous applique pas le tarif allemand, il est triple du vôtre !» Le caissier attendait, sans doute, une effusion de reconnaissance...

En sortant, je découvris au fronton du bâtiment de la douane une statue. J'eus le temps de l'examiner et d'y reconnaître une statue de Mercure !

Voilà le souvenir qui me reste du Marseille russe...


CHAPITRE III

KIEF

Kïef, la ville sainte, s'étage sur de grasses et voluptueuses collines, au bord desquelles le Dnièpre roule mollement son flot bleu. Moscou a une beauté triomphante, et nous subjugue par ses splendeurs et ses débauches de coloris ; la beauté de Kïef est charmeuse ; elle ne nous brusque pas, elle enlace doucement le cœur. Il semble que sur cette ville flotte une atmosphère de grâce et de plaisance dont les plus insensibles même se sentent enveloppés. D'où vient ce charme étrange ? Il est, en Russie, d'autres villes qui dominent un large fleuve et une plaine fertile ; pas une, pourtant, ne donne l'impression délicate de Kïef la ville sainte. Il semble qu'un peu de la vivacité sympathique et douce des Petits-Russiens soit passée dans leur capitale, et se manifeste à nous par ces verdures tachetées de blanc, par ces églises aux flamboyantes coupoles d'or fin, par ce fleuve bleu qui s'épand au loin dans une plaine luxuriante, par ce ciel éclatant et clément et doux. L'horizon n'a que des nuances tendres et fondues, rien de heurté ; l'air est léger, la vie calme et gaie. On est loin de l'avidité qui dresse autour des villes modernes son armée d'usines, et loin aussi de la résignation un peu apathique de la Russie septentrionale. Kïef est une ville de sourires et de chansons fredonnées : la gaîté trop bruyante, aussi bien que la tristesse, dans son cadre mollement gracieux, ferait tache.

Le détail exact de toutes ces grâces paraîtrait insignifiant ; beaucoup de murailles blanches et de toits rouges parmi la verdure, beaucoup d'églises fleuries de leurs coupoles multicolores ; n'est-ce pas là ce qu'on retrouve dans toutes les villes russes ? Nijni-Novgorod, à tout prendre, a plus de pittoresque grandeur que Kïef ; mais ce n'est pas Kïef, la ville sainte épanouie, où tout n'est que douceur et harmonie : l'horizon, le ciel et les hommes.

J'ai vu plus d'une fois, du haut du Kremlin de Nijni, le crépuscule tomber sur la Volga : l'impression était grandiose et sévère. Mais, regardez à Kïef, du haut du mont Saint-Vladimir, le couchant jeter sur le Dnièpre ses flammes changeantes ; l'impression est infiniment calme ; la tombée du soir ne semble pas interrompre une journée d'activité fiévreuse ; on dirait plutôt qu'elle vient ouvrir de nouvelles merveilles, et la foule attend, paisible, l'épanouissement d'une de ces adorables nuits petites-russiennes que Gogol a célébrées. Peu à peu, le sombre se fait sur la plaine ; le fleuve y met encore longtemps une traînée de lumière ; puis il s'éteint lui-même, et l'on n'aperçoit plus, dans le silence des choses, que des barques à vapeur qui passent et repassent en vomissant des étincelles.

La Lavra (couvent) de Kïef est la plus sainte du pays russe. Les pèlerins, durant toute l'année, y affluent par milliers. Pour nous, ce monastère n'a rien de bien spécial : un amas d'églises sombres où l'or et l'argent étincellent sous la lumière des cierges ; dans la pénombre, des formes debout, qui se signent et font des révérences ; c'est là le caractère de toutes les églises russes, d'un bout à l'autre de l'Empire. Je ne veux point m'attarder à décrire ce flamboiement de métaux précieux dans les iconostases tous pareils. Je préfère noter mes impressions de flâneur.

... Sous la porte voûtée qui ouvre sur la rue, un moine est assis, longue barbe et longs cheveux, soutane crasseuse. Près de lui est un seau de métal ; il tient dans la main un gros pinceau à détrempe. Un fidèle s'approche ; le moine, avec nonchalance, mouille son pinceau et en peinturlure le front du moujik ; celui-ci se signe dévotement et s'en va ; un autre prend sa place... Pratiques, les moines russes !

La grande curiosité de la Lavra de Kïef, ce sont les grottes de Saint-Antoine et de Saint Théodose, étroits couloirs creusés dans la pierre noirâtre. Un moine vous y précède, tenant à la main un petit cierge, et citant, tous les deux ou trois pas, le nom des saints qui sont enterrés dans l'épaisseur de la paroi.

Le moine qui me guide est tout jeune ; il a de longs cheveux blonds et une jolie figure douce.

—Saint Anselme ! fait-il, en me désignant un enfoncement dans la muraille ; puis il ajoute, se retournant à demi vers moi dans l'étroit couloir où son cierge fait des ombres : Et vous, d'où venez-vous donc ?

—De Paris !

Saint Vladimir ! saint Cosme ! fait le moine, sans arrêter sa marche. Saint Grégoire !... De Paris ! reprend-il pensif ; c'est loin cela ?

—C'est très loin.

—Saint Nicolas !... Et où ça se trouve-t-il ? Au delà du Caucase, sans doute ?

—Non ! de l'autre côté, au delà de l'Allemagne, au delà de l'Autriche, dis-je, ne sachant trop que répondre à cette bizarre géographie.

—Saint Athanase ! saint Basile !... C'est bien loin !... En quel pays est-ce, cela, Paris ?

—C'est en France ; je suis Français.

—Ah ! Et, les Français, sont-ils chrétiens ?... Saint Sabbati ! saint Serge...

—Mais oui, ils sont chrétiens !

—Mais ce ne sont pas de véritables orthodoxes ?

—Ils sont cependant chrétiens.

—Et vous, qu'est-ce que vous faites ici ?...

—Je me rends à Moscou.

—Pour y vivre ?

—Non ! pour y apprendre la langue russe.

—Est-ce que vous comprenez ce que je dis ?—(Notez que toute la conversation avait lieu en russe et que je la répète textuellement !)

—Mais oui, vous le voyez bien ; seulement, je veux mieux apprendre encore ; j'ai là-bas des élèves et je leur enseignerai votre langue.

—Saint Hilarion ! saint Ignace... Alors, là-bas, ils ne comprennent pas le russe ? Que parlent-ils donc ?

—Le français !

—Ah ! le français !... Paris !... murmure le moine blond tout pensif ; et il continue à m'énumérer, sans autre commentaire, les tombeaux des saints.

A la sortie, tandis que je dépose mon offrande dans l'assiette surveillée par un moine gras, mon compagnon a le temps de raconter que je viens de Paris. Ce nom, sans doute, réveille dans leur esprit à tous deux des souvenirs confus, de choses entendues ils ne savent où ; en tout cas, ce doit être loin, ce Paris d'où je viens, car je ne parle pas comme les gens d'ici. Le gros moine, toutefois, ne veut pas laisser voir sa surprise ; il veut montrer qu'il s'intéresse à ce pays. Il me dit :

—Vous venez de Paris ! comment ça va-t-il là-bas ?

—Mais ! ça va bien !

Et la moisson ?

—La moisson ?... pas mauvaise, Dieu soit loué !

Et le moine gras répète : Dieu soit loué !

L'idée de ce moine s'enquérant de la moisson qu'on a faite à Paris m'a paru gaie d'abord, et j'en ai souri. Puis, à la réflexion, j'ai trouvé une certaine beauté dans cette question. Si le blé a bien poussé chez nous, Dieu nous a comblés, pense ce moine, ce paysan ; tout le monde, chez nous, aura le pain quotidien. On ne comprend bien ce mot que lorsqu'on a vu de près la famine.


CHAPITRE IV

ARKHANGEL

Au bord de la Dvina, qui coule magnifique entre des rives distantes de deux à trois mille mètres, Arkhangel s'effile comme un mince ruban de maisons brunes et grises enfouies dans la verdure. Trois rues parallèles forment toute la ville ; mais ces rues ont dix kilomètres de longueur. Elles sont faites, pêle-mêle, d'habitations et de magasins en bois, avec des monuments publics en brique, crépis de blanc. La ville est charmante aux saisons extrêmes, en été, lorsque tous ses arbres épanouissent leurs frondaisons ; en hiver, lorsque le froid met à ses bouleaux blancs des mitaines de givre, et jette sur l'horizon du fleuve l'apaisement splendide de la neige[24].

[24] Ces notes datent de 1894. Depuis lors, une voie ferrée a été construite, qui relie Arkhangel à Moscou. Ce chemin de fer a donné lieu à un grand scandale financier.

A l'embouchure d'un grand fleuve qui lui permet de communiquer par eau avec Saint-Pétersbourg et avec Astrakhan, Arkhangel est une importante ouverture de la Russie sur la Mer Blanche. Malheureusement, son port n'est libre que durant les quatre mois d'été ; huit mois d'hiver viennent l'immobiliser sous la neige et la glace ; le thermomètre descend parfois alors jusqu'à -50° centigrades ; cette saison n'est qu'un long sommeil sous les fourrures.

Durant l'été, au contraire, une fiévreuse activité règne sur la ville. Dès que la Dvina, délivrée des glaces, rétablit les communications avec le centre de l'Empire, d'énormes gabares se confient aux remorqueurs, et apportent au grand port septentrional le blé qui sera ensuite réparti dans toutes les localités de cette immense province, où les céréales ne croissent plus. Dès que les icebergs qui flottaient sur la Mer Blanche, se sont disloqués et fondus, toute la flottille de pêche qui dormait à Arkhangel s'élance vers l'Océan Glacial, pour pêcher la morue sur la Côte mourmane. Il faut que, dans ce très court été, le travail de toute l'année soit accompli, il faut que le grain soit amené du sud avant que les basses eaux du mois d'août viennent entraver la navigation et tripler les prix de transport ; il faut que le commerce d'exportation soit terminé avec les navires étrangers avant les premières gelées de septembre qui les retiendraient prisonniers ; il faut surtout que la pêche de l'Océan Glacial soit menée à bonne fin, et qu'on ait le temps d'apporter la morue à Arkhangel, de la saler, puis de l'expédier dans toutes les bourgades qui bordent la Mer Blanche ; durant toute l'année, en effet, ces populations ne se nourrissent de rien autre chose que de champignons et de morue salée.

Arkhangel n'est pas seulement un port marchand ; c'est surtout le centre d'approvisionnement de tout le Nord russe. C'est la seule ville importante qui se trouve à mille kilomètres à la ronde, c'est la vraie capitale des régions polaires. Toutes les races de la zone des forêts et de la toundra glacée se coudoient dans ses rues, depuis les Caréliens, ces Finnois au teint blanc et aux yeux bleus, jusqu'aux sordides Samoyèdes conducteurs de chiens et pasteurs de rennes. La vie estivale y est gaie, animée. On canote sur la Dvina, on va faire des pique-niques dans l'herbe sur la rive d'en face, située à trois kilomètres ; on se promène joyeusement en barques, garçons et filles, avec des accordéons, l'inévitable accompagnement des gaîtés russes. On se baigne dans le beau fleuve lent dont l'eau est douce au corps. On se réunit dans le Jardin d'Été (nous autres, nous avons des jardins d'Hiver !), autour d'un kiosque où la musique d'un régiment éclate sous les blancs bouleaux échevelés ; enfin, on passe des soirées au théâtre.

Il est charmant, ce petit théâtre d'Arkhangel : une salle oblongue toute peinte en blanc, avec un filet d'or et des draperies rouges aux rebords des galeries. Les sièges de l'orchestre sont mobiles ; on a chacun son fauteuil canné ; on est à l'aise, et, comme tout le monde se connaît ici, on échange des saluts aimables avec tous les coins de la salle. L'éclairage est fait aux bougies : soixante bougies (je les ai comptées) versent sur les spectateurs leur lumière intime et discrète. J'ai vu jouer dans ce joli théâtre blanc un gros mélodrame du boulevard : «Les Mendiants de Paris», drame en cinq actes, traduit du français. Les acteurs avaient de l'aisance et du naturel. J'ai causé aussi avec une actrice ; elle m'a appris que sa troupe jouait toutes les pièces en vogue dans l'Europe occidentale : les pièces de Sudermann, de Dumas, d'Ibsen, de Sardou et de Blumenthal ; l'œuvre qui avait toujours eu le plus grand succès, c'était Orphée aux Enfers : «Vos pièces françaises, ajouta l'artiste, finissent toujours bien ; c'est monotone !» L'hiver, la troupe s'envole vers les quatre coins de la Russie : impossible de rester dans cette ville, car «les Arkhangelois» n'ont pas le sentiment artistique—ce n'est pas moi qui le dis, mais bien la jeune première ; elle a ajouté : «Et puis, merci ! en hiver, il fait nuit presque tout le temps, dans ce vilain pays ! Nous filons dans un mois : les uns vont à Astrakhan, les autres à Omsk, en Sibérie ; c'est là qu'il fait bon vivre l'hiver ! il y a du mouvement, des promenades, des bals !—et puis, les messieurs nous couvrent de fleurs...»

Oh ! le rêve d'une petite jeune première, maigrichonne et phtisique, des théâtres d'Arkhangel et d'Omsk en Sibérie !...


CHAPITRE V

SAINT-PÉTERSBOURG

Saint-Pétersbourg est la ville la plus grosse, mais non pas la plus russe de tout l'Empire. C'est un immense Versailles, un énorme Potsdam : fondée par une fantaisie de Pierre le Grand, elle n'a grandi et ne s'est solidement assise que grâce à la faveur constante des tsars. C'est avant tout une cité de cour ; on n'y vit que par le palais ou pour le palais, tout y dépend d'un caprice du souverain. Sans doute, à la longue, il s'y est développé un réseau d'industries et de grand commerce ; mais tout cela est né d'un calcul ou d'un effort de volonté et non pas des conditions naturelles du sol.

J'ai visité souvent Saint-Pétersbourg, et, chaque fois, j'ai eu la même impression morose. Des rues à angles droits ; une interminable avenue toute droite, l'insipide et célèbre Perspective Nevski—ou plus précisément, le Nevski prospect,—bordée de magasins où l'élégance vraie s'allie au clinquant berlinois, voilà la ville. Les maisons, hautes et tristes, sont bâties sur pilotis, et l'on dit que Saint-Isaac, une grande cathédrale tout en marbre, s'enfonce lentement dans la vase. Partout, on sent une ville d'hommes d'affaires, de courtisans et de tchinovniks, où chacun se surveille, où une opinion politique est cent fois plus dangereuse que les pires débauches.

Saint-Pétersbourg ne manque pas de monuments, le plus célèbre est le Palais d'Hiver, une grande masse de briques rougeâtres, à l'ornementation tourmentée, et beaucoup trop basse pour sa largeur. L'intérieur, en revanche, recèle, dit-on, toutes les magnificences que la puissance des tsars peut répandre sur leurs appartements. Je ne les ai pas vues : j'ai peu de goût pour ces palais somptueux. Pourtant, le Palais d'Hiver m'est cher parce qu'il touche à la fois aux deux plus beaux joyaux de la capitale russe : à l'Ermitage, qui contient une admirable galerie de tableaux, et aux quais de la Néva.

Les habitants de Pétersbourg sont fiers de la Néva, et ils n'ont pas tort. On dirait un bras de mer qui passe avec de petites vagues bleutées entre les admirables quais de granit rose. Tout au fond, une forêt de mâts ; en face, sur l'autre rive, l'aiguille dorée d'une église, qui domine la terrible et mystérieuse forteresse de Pétropavlovsk, d'où un criminel d'État n'est jamais revenu... Au loin, tout là-bas, infiniment, le clapotement de l'eau sombre dans une brume. C'est un admirable coup d'œil ; de pareils quais, sur un pareil fleuve, suffiraient à la gloire d'une capitale.

Tout, à Pétersbourg, donne l'impression d'une ville artificielle. La présence d'une cour soupçonneuse et d'une police inquiète y fait taire cette gaîté insouciante qui caractérise les vraies villes russes. On s'y observe, et l'on sent qu'on y est observé.

Saint-Pétersbourg est la plus grande fenêtre que la Russie ouvre sur l'Occident ; nulle part l'influence de la civilisation étrangère n'y est aussi caractérisée et rien n'est plus déplaisant. Je suis de ceux qui aiment voir les peuples suivre leur voie et se montrer discrets dans l'imitation étrangère. Sur les bords de la Néva, le patriotisme mis à part, c'est tout juste si l'on ne rougirait pas d'être Russe. Tout ici est faux et emprunté ; l'extérieur comme une partie des coutumes ; on sent partout le plaqué.

C'est l'Allemagne qui envahit Saint-Pétersbourg. Le voisinage des provinces baltiques et la faveur longtemps accordée par les tsars aux grands fonctionnaires allemands, expliquent cette invasion. Dans la rue, on entend, dans les groupes de gens bien mis, presque autant parler l'allemand que le russe ; les magasins allemands, les restaurants allemands foisonnent dans les grandes rues, sans parler encore des fabriques de la banlieue qui appartiennent à des Allemands. Si vous écorchez le russe, soyez sûr que l'on vous répondra en allemand. Un détail typique enfin : au lieu de boire du thé, comme la plupart des Russes, les Pétersbourgeois boivent du café—comme les Allemands.

Cet envahissement étranger déplaît certes aux touristes ; mais, au point de vue des affaires, il a du bon. Sans doute, le grand centre commercial de la Russie, c'est Moscou ; mais Pétersbourg est peut-être plus indépendant de la routine séculaire, que ne l'est sa rivale, et je suis tenté de voir là une influence allemande. Des villes artificielles, comme Berlin et Pétersbourg, peuvent exercer sur leur pays respectif une grande influence, parce que, n'ayant pas de traditions, elles peuvent s'assimiler plus vite les nouveautés avantageuses. Toutefois, cette assimilation rapide peut avoir des inconvénients ; pour Berlin, ils sont atténués par la force de volonté du peuple allemand ; à Pétersbourg, ils sont plus sensibles, parce que les natures slaves sont plus capables d'imitation que d'assimilation réelle. Je crains que cet afflux de civilisation allemande, tout en stimulant l'industrie, n'ait des suites fâcheuses pour l'intégrité du caractère russe. La haine des Russes pour les Allemands n'est peut-être au fond qu'un sentiment instinctif de cette dénationalisation : on ne hait bien que les races à l'envahissement desquelles, faute de cohésion ou de personnalité accusée, on se sent incapable de résister. Les Allemands, qui ont civilisé la Russie, s'y considèrent trop, à l'heure actuelle, comme dans un pays annexé : pour leur emprunter une expression, ils s'y font «trop larges», ils y prennent trop d'importance. Pétersbourg qui, par sa position géographique, et à cause de son histoire, s'est toujours trouvé en contact immédiat avec eux, leur doit bien des avantages, sans doute, mais leur doit aussi de paraître presque étranger dans le pays russe.


QUATRIÈME PARTIE

A MOSCOU

En passant ce matin, au trot allègre de ma troïka, par la blanche forêt de bouleaux qui nous sépare de la gare, il me semblait, sur la route si connue, voir fuir à mes côtés comme un morceau de ma vie : je quittais, pour l'hivernage, ce délicieux nid de Kournikovo. Je sentais combien les mois passés au milieu de cette nature, si pauvre dans son immensité, avaient été pour moi sains et fortifiants, et surtout, féconds en impressions actives. Au lieu de la jouissance réceptive que donne la vue d'un beau pays, cette grisaille aimée m'a fourni des occasions de sortir de la contemplation égoïste ; cette terre, où rien n'est terminé, n'est pas berceuse de dilettantisme, et j'ai appris à l'aimer pour tous les germes d'activité qu'elle sème sans se lasser jamais. Oh ! quitter cette rivière, ces bois, ce parc où l'automne a mis aux feuilles mourantes des érables et des platanes, ses ors triomphants ! quitter cette vie libre, surtout, cette bonne vie libre !...


En traversant ce soir le bord du Kremlin, et en revoyant, pour la vingtième fois, peut-être, le merveilleux panorama de Moscou, j'ai éprouvé un coup de joie, une jouissance presque physique de beauté réalisée. J'aurais été incapable de détailler sur l'heure cette impression : à présent, seulement, dans le silence de ma chambre, je revois, en fermant les yeux, là-bas, la masse d'un blanc de neige et l'énorme coupole dorée du temple du Christ Sauveur ; puis, émergeant de la verte houle des toitures, et se profilant sur le ciel gris perle, le foisonnement des églises, avec leurs formes tourmentées et leurs nuances infinies. Sous l'estompe du crépuscule, les toutes blanches prennent un rehaut de valeur, puis, ce sont les grises, les bleues, les toutes proches éclatantes, et les lointaines harmonisées à l'horizon flou. Et toujours, cette verte mer des toits, par delà le ruban gracieux de la rivière. Je ressens encore en moi, à cette heure, un frémissement de joie esthétique satisfaite. Ceux qui jamais n'auront l'œil ébloui par ce féerique spectacle, ne sauront point la douleur d'impuissance éprouvée à manier des mots, des signes muets, qui jamais ne feront passer dans une autre âme le frisson de cette beauté.


Lorsqu'on s'éloigne des grands quartiers du commerce, où les magasins se pressent comme dans une ville de nos pays, on est surpris, à la fois, et charmé de voir que les maisons ne se touchent point, et qu'une large allée les sépare les unes des autres. Chacune d'elles a ainsi sa physionomie propre ; si d'aventure elle est jolie, ses voisines lui font repoussoir et elle s'en détache comme fait une villa sur un fond de verdure. Ce mode de construction s'explique par l'origine de Moscou, où toutes les maisons étaient encore en bois dans la première moitié du siècle : or, le danger d'incendie est si grand, dans ces villes de sapins secs, que l'on isole le plus possible les habitations. Lorsque, un peu plus tard, l'habitude se répandit d'élever des maisons en briques, et lorsque cette habitude fut sanctionnée par une ordonnance de police interdisant toute construction en bois jusqu'à une distance donnée à partir du Kremlin, centre de la ville, les propriétaires ne voulurent pas renoncer aux commodités que présente la maison isolée. Les passages mitoyens subsistèrent, et chaque maison continua à faire un tout bien distinct. La conséquence de cette coutume fut de maintenir les maisons basses, car une maison isolée ne saurait guère s'élever à la hauteur qu'atteignent chez nous les immeubles qui bordent les grandes rues. A Moscou, sauf, bien entendu, dans le centre du commerce, les maisons dépassent rarement deux étages ; la plupart n'ont même qu'un premier : aussi la ville couvre-t-elle une énorme superficie.


L'âme de la maison moscovite, c'est la cour, le dvor : toutes les maisons ont leur cour, dont dépend en grande partie leur physionomie.

Supposez qu'un propriétaire dispose d'un très vaste emplacement. Que fera-t-il, chez nous ? Il superposera des étages et couvrira son terrain de hautes casernes de rapport. A Moscou, il se contentera d'entourer son terrain de petites maisons d'un ou deux étages, ouvrant toutes sur une cour centrale, et pourvues, à l'occasion, d'un jardin commun. A Paris, nous aurions une cité, avec 150 locataires et une entrée pavée, morne et grise ; à Moscou, il y aura quatre ou cinq maisons au plus, avec sous-sol, rez-de-chaussée et premier, soit en tout 15 locataires. Ce système n'est pas avantageux pour le propriétaire, mais il est fort agréable pour les habitants.

Voici maintenant le type d'une de ces maisons. L'entrée donne, par une double ou triple porte capitonnée, sur un vestibule auquel sont appendus de robustes portemanteaux et un miroir. C'est un véritable vestiaire. Les Russes s'inquiètent fort peu, en général, de l'élégance extérieure : avoir un pardessus bien coupé est le dernier de leurs soucis, pourvu qu'ils soient chaudement vêtus. Dehors, sur le pavé pointu, dans la boue ou dans la neige, qui donc se souciera de faire pied fin ! Dans les appartements, à la bonne heure : comme la plupart des parquets sont cirés, et comme les tapis sont rares, on n'aime pas y faire résonner à l'allemande de lourds talons ; les chaussures sont donc légères, mais on a soin de les introduire, avant de sortir, dans de commodes et robustes caoutchoucs qu'on met et qu'on ôte d'une simple pression du pied. Mais les mains ?—S'il fait froid, irez-vous, de gaîté de cœur, risquer de perdre un doigt, en vous couvrant d'un mince gant de peau qui le laissera geler ? Non ! Vous mettrez, pour sortir, des gants solides, qui ne craignent ni le froid, ni la neige, ni l'attouchement des fiacres crasseux. Seulement, une fois dans le vestibule, vous ôterez vos gants, et vous entrerez les mains nues : la charmante coutume du baisemain, qui s'est conservée ici, ne vous fera pas regretter cette simplicité de mœurs !—Et la coiffure ?—Que viendriez-vous faire ici avec un chapeau de soie ? Vous le logeriez difficilement sous la capote de votre petit fiacre ; s'il neige, il serait perdu, car enfin, vous ne comptez pas tenir un parapluie ouvert sous la neige ? Si vous vouliez relever votre collet, le chapeau haut de forme ne vous gênerait pas moins.—Laissez-moi à l'Occident et à Saint-Pétersbourg ces modes barbares de coiffures que le moindre attouchement détériore. A Moscou, vous vous coifferez, selon les temps, d'une casquette blanche en toile, large et légère, d'un chapeau mou, ou d'une toque en fourrures. Votre toque ne craindra pas la neige ; en outre, elle vous tiendra chaud à la tête et, lorsque vous filerez au grand trot, en traîneau découvert, sous un froid de -20°, vous pourrez sans inconvénient relever l'énorme col de votre pelisse, dans lequel la toque s'encadrera commodément.

Ainsi, dans le vestibule d'une maison russe, on laisse ses caoutchoucs, ses gants, son pardessus et sa coiffure. C'est qu'on ne vient pas voir ses amis pour passer chez eux dix minutes et causer du temps qu'il fait : on vient pour se voir, sans gêne ; et pendant toute la durée de la visite, au lieu d'être, comme chez nous, un étranger qui fait l'aimable, on devient en quelque sorte un membre de la famille amie...

Sur le vestibule, donnent en général deux pièces importantes et toujours grandes ouvertes : la salle à manger et le salon. Puis, par une série plus ou moins compliquée de couloirs, on peut pénétrer dans les différentes chambres, et enfin, dans la cuisine, qui possède, sur la cour, une entrée particulière.

Dès le vestibule, durant la froide saison, on sent que la maison est chauffée. Au contraire de nous, les Russes se vêtent très légèrement dans l'intérieur et très chaudement pour sortir. Obligés d'entretenir dans leur maison une température élevée, à cause du long séjour qu'ils y font sans sortir, durant l'hiver, les Russes deviennent frileux ; ils grelotteraient dans la plus chauffée de nos maisons françaises. En outre, pour eux, la température étant une question de vie ou de mort, ils ne se contentent pas de chauffer une pièce ou deux, en laissant les autres glaciales, ainsi qu'on fait en général chez nous. Ils s'efforcent, au contraire, d'avoir une température à peu près égale (environ + 20° centigrades) dans tout l'appartement, depuis l'entrée jusqu'aux chambres à coucher. A cet effet, les fenêtres sont pourvues d'un double cadre, dont on a soin de boucher par du mastic et de la ouate les moindres jointures : durant six mois, les chambres ne prennent plus l'air que par de minuscules ouvertures à charnières, pratiquées dans les fenêtres, et soigneusement munies de bourrelets. De la sorte, l'appartement russe fait à peu près l'effet d'une vaste boîte n'ayant avec le dehors qu'une communication sérieuse : la triple porte d'entrée. On évite l'odeur de renfermé en laissant ouvertes presque toutes les portes intérieures ; d'ailleurs, les poêles que j'ai décrits, ont des appels d'air qui assainissent les pièces où ils sont placés. Les doubles fenêtres contiennent dans leur intervalle différents produits chimiques destinés à absorber l'humidité de l'air et à empêcher les fleurs de givre de se déposer sur le cadre extérieur. L'appartement, bien chauffé et hermétiquement clos, est donc suffisamment aéré et suffisamment clair, malgré la relative exiguïté des fenêtres.

Notre maison à nous, subit plus ou moins l'influence de la température extérieure : la maison russe ne s'en inquiète pas. Durant l'hiver, les Russes ont à leur disposition deux mondes, la rue et la maison, qui sont complètement distincts, et dont l'écart de température est parfois de 50° ou 55° centigrades : ici on gèle ; là, il fait chaud. La chaleur n'est pas un luxe, c'est une nécessité vitale ; le froid n'est pas un mal passager qu'on accueille, comme nous faisons, avec plus ou moins de mauvaise humeur : c'est un ennemi contre lequel il faut se battre. On comprend que les Russes organisent dans leur intérieur une vie artificielle en opposition complète avec la vie du dehors : tandis que la gelée crépite dans la rue, une molle température règne dans leurs appartements, où des plantes vertes délicates, qui tapissent tous les coins et toutes les embrasures des fenêtres, se développent comme dans une serre. Ce monde artificiel qui enveloppe le Russe dans sa maison, lui est doublement cher par le contraste avec la glaciale réalité qu'il aperçoit à travers ses vitres, et il le choie, il l'enjolive de toutes les grâces qui font le plus défaut à la nature hivernale.

Dans leurs maisons chaudes, je l'ai dit, les Russes se vêtent légèrement : jamais de gilets de laine ou de coton, de ces lourds vêtements de dessous qui recouvrent, au moindre froid, le Français ou l'Allemand. Mais pour sortir, en hiver, c'est tout une affaire. Il faut se couvrir comme pour un voyage : bottes fourrées qui cachent les bottines, longue et lourde pelisse de fourrures, toque fourrée rabattue sur les oreilles, plaid pour couvrir les jambes, tel est l'attirail de sortie d'un homme de la bourgeoisie. Sous le poids de ces vêtements, on est fort empêché de circuler : 500 mètres sont déjà un sérieux déplacement. Heureusement, des traîneaux sont là, qui, pour une modique somme, vous transportent à vos affaires. La nécessité de se couvrir lourdement entraîne la nécessité d'aller en voiture ou en traîneau. Quoi d'étonnant si, après de longs mois d'hiver passés dans une sorte d'apathie locomotrice, les Russes, en général, aiment si peu, durant l'été, faire de longues courses à pied ? Leur indolence est une conséquence directe de leur climat.

Sans doute, je n'esquisse en ces pages que la vie des gens qui appartiennent à la société relativement aisée. Il va sans dire que le menu peuple et les petits boutiquiers, tous ceux à qui leur métier impose un contact direct avec la rue, y circulent aussi vaillamment en hiver qu'en été, défendus contre le froid par des mitaines, des bonnets fourrés, des bottes en feutre, et des pelisses en peau de mouton, ajustées jusqu'à la taille, et bouffant en jupe ample, depuis la ceinture jusqu'aux mollets. Mais, les malheureux de tous les pays se ressemblent, au fond, et ces notes, d'ailleurs, ne visent pas à donner un tableau complet de la vie moscovite.


Toutes les maisons ont une cour, un dvor ; tous les dvors ont un dvornik, ou même deux. Je n'ose traduire le mot dvornik par portier, car ce serait en restreindre le sens. Le dvornik est chargé à la fois de tous les gros travaux de la maison, et d'un service de police des plus délicats ; il n'est pas de trop, pour ce métier, de la force endurante et de la finesse native du moujik. C'est lui, naturellement, qui balaye la cour ; il le fait avec un balai de bouleau muni d'un manche très long, et avec lequel, sans se déranger presque, il trace autour de lui un vaste demi-cercle de propreté. Puis, il va chercher de l'eau—car à Moscou, la canalisation de l'eau n'a été organisée que tout récemment, et l'usage n'en est encore que fort peu répandu. De place en place, sur des carrefours importants, s'élèvent des fontaines, vastes constructions dans lesquelles l'eau est amenée jusqu'à trois mètres au-dessus du sol, pour se déverser au moyen de longs tubes recourbés, articulés sur leur pied d'attache. C'est là que les dvorniks du quartier se rassemblent. Ils traînent une petite voiture à bras sur laquelle est fixé un tonneau muni d'une ouverture carrée. Le tube de la fontaine est amené au-dessus du tonneau, on ouvre une clef, et tout est dit. Toutefois, la quantité d'eau ainsi transportée ne suffit pas pour l'usage des locataires ; ceux-ci se voient obligés d'acheter tous les matins à un marchand qui passe, un certain nombre de seaux d'eau, que l'on conserve dans une grande barrique à la porte de la cuisine.

Une fois l'eau apportée et la cour balayée, le dvornik nettoie la fosse à fumier, qui est de plain-pied avec la cour. Il met tout en ordre, après quoi, il donne volontiers un coup de main à ceux des autres domestiques qui ont mérité ses bonnes grâces ; ou bien encore, il plante des clous, répare un objet cassé, monte une malle, va chercher une voiture : bref c'est l'homme à tout faire. Son rôle strict de portier consiste à répondre jour et nuit à l'appel d'une sonnette dont le cordon se termine à côté de la porte cochère : les étrangers à la maison emploient seuls cette sonnette, quand ils désirent un renseignement sur un locataire, ou bien quand ils veulent entrer dans la cour sans être molestés par les chiens.

Telles sont les fonctions du dvornik en tant qu'homme de peine. Voyons-le, maintenant, devenir agent de police : il quitte simplement, à cet effet, son tablier blanc.—C'est lui qui est chargé de tous les rapports entre les locataires et le commissariat du quartier : ce n'est pas une sinécure, dans cette soupçonneuse Russie, où chaque citoyen honorable a son dossier à la police. Toutes les personnes, quelles qu'elles soient, qui se déplacent en Russie, doivent, en effet, être munies d'un passeport ; elles doivent le présenter, non pas seulement à toute réquisition, mais encore chaque fois qu'elles changent de résidence. Si vous voyagez, le premier soin du garçon d'hôtel sera de vous demander votre passeport ; si vous venez passer une nuit chez un ami, vous devez, théoriquement tout au moins, montrer vos papiers et les faire viser au commissariat. Si vous partez, au lieu d'arriver, il vous faut vous soumettre aux mêmes formalités ; la seule différence est qu'elles sont plus coûteuses. Or, tous ces visas, c'est le dvornik qui les obtient en personne, en allant porter vos pièces au commissariat.

Si l'on vous adresse une lettre chargée ou un paquet recommandé, c'est encore le dvornik qui vous permettra de le recevoir. Voici pourquoi. La poste se garde bien de vous envoyer ces objets par un facteur : le facteur est chose rare en Russie et Moscou est trop fière d'en posséder quelques-uns, pour n'être pas soucieuse de les ménager. Or donc, le paquet arrive à la poste : en général, un employé y jette un coup d'œil—il n'y a pas de sotte curiosité pour un postier russe... Si le paquet vient de l'étranger, on l'ouvre, on le pèse, on le taxe en votre absence, puis on le recachette, et l'on vous présente une note à payer, où s'additionnent les droits de douane, le timbre, le prix du décachetage, de la pesée, du rempaquetage, du ficelage et du cachetage. Notez que je n'invente rien : j'ai passé par là... Au fait, voici ma première expérience. Un paquet m'était arrivé à la Grande Poste de Moscou ; on m'expédia un imprimé sur lequel était mentionnée la somme (port, douane, etc.) que j'avais à payer. Sans défiance, je me présentai.

—Qui êtes-vous ? me dit l'employé.

—Je suis un tel ! Voici d'ailleurs mon passeport et l'avis que j'ai reçu.

—Est-ce que je sais qui vous êtes ? moi !

—Mais voilà mon passeport !

—Votre passeport, votre passeport ! mais, moi aussi, j'en ai un passeport ! tout le monde a un passeport ! qu'est-ce que ça me prouve, votre passeport ?

—Alors, que dois-je faire ?

—Il faut faire viser au commissariat de votre quartier l'avis que vous a envoyé la poste : on constatera votre identité.

Je repris fort marri le chemin de ma maison, située à l'autre extrémité de Moscou : mon commissariat était fermé à cette heure. Le lendemain, je sautai dans un fiacre et me rendis au bureau du commissaire.

—Que voulez-vous ? dit un secrétaire.

—Faire viser ce papier.

—Est-ce que je sais qui vous êtes, moi ?

—Mais, mon passeport que voici...

—Eh bien ! qu'est-ce que ça me prouve, votre passeport ?

—Alors, que faire ?

—Quoi ? vous le savez bien, quoi ! Vous n'avez qu'à envoyer le dvornik de votre maison.

Je m'inclinai : en Russie, il faut être patient. J'allai prendre Stépane notre élégant dvornik.

—Stépane, lui dis-je, viens avec moi au commissariat.

Stépane ne se fit pas prier : je l'amenai à la porte ; il entra avec mon bulletin, et, deux minutes après, il me le remettait muni d'un cachet constatant que j'étais bien moi ! L'employé de la poste ne se fit pas prier, lui non plus, et me remit mon paquet, qui contenait, d'ailleurs, un insignifiant objet.

A partir de ce jour-là, j'ai compris—entre autres choses—la puissance du dvornik, et, bien que je fusse habitué à tutoyer Stépane, et qu'il me baisât la main quand je lui donnais pourboire, j'eus pour ce moujik tout-puissant le respect que l'on devine.

Faire viser les passeports et les pièces d'identité, c'est peu pour le dvornik. Qui donc, si ce n'est lui, observerait les allées et venues des gens qui fréquentent la maison ? et qui donc, je vous prie, aurait mieux qualité pour en rendre compte à la vigilante police ? La surveillance des locataires et de leurs visiteurs est confiée à ce portier que vous voyez, tout le long de l'après-midi, fainéanter dans la cour, dans sa chambrette ou dans les sous-sols, auprès des cuisinières qu'il courtise. Avec son air de n'y pas toucher, avec son sourire vague et nonchalant, il observe tout ce qui se passe, et sait ouvrir l'œil sur les gens mal mis ou d'allures louches. Combien d'associations ou de conciliabules secrets ont été dénoncés par ces agents de la police intime ! Il est vrai que, s'ils sont finauds, en revanche, ceux qui ont intérêt à se cacher d'eux sont d'une prudence extrême. En Russie, on ne confie ses secrets qu'à bon escient et on se défie plus des murs même que des sergents de ville en uniforme.

Un préfet de police avisé observa que, malgré leurs multiples attributions, les dvorniks trouvaient bien encore le temps de flâner. Il eut alors l'idée de forcer les propriétaires à transformer leurs portiers en veilleurs de nuit : le temps d'écrire une ordonnance—les choses vont vite dans ce pays simple,—et Moscou se vit dotée d'une garde nocturne dont bien peu de villes ont la pareille. Toutes les trois ou quatre maisons doivent fournir un homme, agréé par la police, qui passe la nuit entière dans la rue, sans s'éloigner, sous peine de châtiment sévère, des immeubles qu'il doit surveiller. Les rues de Moscou deviennent ainsi, dès la nuit close, les plus sûres qu'il y ait dans une grande capitale. On y voit une haie de solides gaillards emmitouflés d'énormes pelisses en peau de mouton, et assis sur les bornes qui se dressent le long des trottoirs, ou bien sous le petit auvent qui leur est ménagé à côté de la porte cochère. Le plus souvent, il est vrai, ils dorment à poings fermés, mais leur présence n'en inspire pas moins au promeneur attardé une bienfaisante confiance.

On le voit, le dvornik est un personnage important dans une maison russe. Il ne dépend pas moins du maître de police, du Politsemeister (comme disent les Russes), que du propriétaire qui le tient à ses gages. C'est une des figures les plus curieuses du peuple des villes. Parmi eux, à côté d'honnêtes pères de famille, j'en sais plusieurs qui sont roués, menteurs, ivrognes, débauchés, mais amusants et sympathiques malgré tout.


Le Kremlin, dans son énorme enceinte crénelée, c'est toute une ville, la ville des souvenirs russes.

Devant la façade de l'arsenal, 863 pièces de campagne, démontées de leurs affûts, sont alignées sur un rebord de pierre : on dirait l'étalage d'un armurier colossal. Ces canons, comme l'indique une inscription en russe et en français, ont été abandonnés par différents corps de la Grande Armée en 1812. Ils se rouillent à l'hiver, sous la garde d'une sentinelle, attentive à ce qu'on n'en vole pas quelqu'un, ainsi qu'on fit, dit-on, il y a quelques années. Lorsque je veux éprouver un jeune homme de ma connaissance, je le fais passer par là ; résistera-t-il au plaisir de me montrer ces trophées et de faire sonner bien haut l'échec napoléonien ?—Bien peu, malgré les embrassades, les discours, les fleurs, bien peu résistent à l'épreuve... Un bon garçon d'étudiant sérieux m'a dit l'autre jour, avec un gentil sourire : «Tenez, voilà vos canons !»—Je l'ai remercié...


Je sais peu de maisons, à Moscou, où l'on puisse faire une visite sans être forcé de s'asseoir à table : dans la société que je fréquente, haute et moyenne bourgeoisie, littérateurs et professeurs, c'est une règle. Si vous trouvez vos amis à table, soyez sûr qu'on ne vous reléguera pas dans un salon glacial, où, à tour de rôle, monsieur et madame viendront vous tenir compagnie ; au lieu de vous faire cette mine aigrement aimable, les Moscovites vous souriront franchement : «Ah ! vous voilà ! quel bonheur ! nous sommes justement à table : asseyez-vous, Ivan Ivanovitch, asseyez-vous !» Le domestique, de lui-même, a déjà mis un couvert. Ivan Ivanovitch s'est assis à table, et il accepte sans façons de partager le repas. S'il vient de dîner lui-même, on lui fera accepter un peu de dessert, du café, quelque chose enfin. Et surtout, notez le trait, la maîtresse de maison ne s'excusera pas de ce qu'on sert sur la table ; elle ne dira point : «Ah si vous m'aviez prévenu !» elle ne rougira pas de la simplicité du menu, d'un reste servi froid ou remis en sauce. Les Russes de la classe dont je parle ne savent pas encore notre belle vie en façade, avec des intérieurs dissimulés : ils vivent simplement et ne s'en cachent point.

Un écrivain russe me disait : «Pétersbourg, c'est la tête, Moscou, c'est le ventre !» Je l'ai rencontré, lui, je dois le dire, bien souvent à Moscou. Reprocher à Moscou son hospitalière simplicité, c'est être fort injuste, car la table offerte n'exclut pas les intérêts intellectuels. Cette gentille façon de vous faire asseoir au cercle de famille est, au contraire, un sûr moyen de vous garder plus longtemps et d'avoir avec vous une conversation plus intéressante que celle de nos salons ordinaires. Sans doute, il est, çà et là, des gens peu hospitaliers et maniérés, comme aussi des visiteurs indélicats. L'heure des repas variant d'une famille à l'autre, rien n'est plus aisé que de dîner plusieurs fois sans être invité. Parmi mes amis, on déjeunait, ou dînait, selon la maison, à midi, une heure, trois heures, cinq heures, neuf heures : c'est un choix, cela ! On peut être sûr, à quelque moment qu'on se présente, de trouver une salle à manger occupée. Où est le mal, je vous prie ? Si tous les Russes avaient, comme nous les mêmes heures pour leurs repas, et si, de telle heure à telle heure, on était sûr de trouver à table toutes les familles de l'Empire, on ne serait pas tenté de se présenter à l'improviste à ces moments-là chez ses connaissances. La vie moderne, en régularisant nos habitudes, en effaçant les principales différences de famille à famille, nivelle du même coup les effusions de l'amitié, et fait disparaître cette simplicité native et bonne qui s'exprimait à sa façon dans chaque cercle intime : à ce changement, les méchantes gens et les hypocrites ont beaucoup gagné.

Le besoin de simplicité que je signale à Moscou se marque non seulement dans les habitudes, mais jusque dans l'ameublement. Un salon russe n'est pas disposé symétriquement comme le nôtre, avec des sièges qui font demi-cercle autour du foyer, et qui invitent à une conversation générale aussi froide que banale. D'abord, les pièces sont beaucoup plus grandes que les nôtres, et cela se comprend, puisque les Russes sont confinés dans leur maison durant plus de six mois. Le salon, plus vaste, est aussi moins encombré. Avant tout, il renferme quelques plantes vertes, l'inévitable décoration d'un appartement russe. Puis, des divans, des chaises, des fauteuils dispersés en petits groupes par toute la pièce. Veut-on causer à deux ? rien de plus aisé : on prend un divan. Soutenez-vous avec deux ou trois interlocuteurs une discussion animée : voici, dans un coin, des sièges autour d'un guéridon. D'ici, vous ne gênerez personne, et vous pourrez parler, discuter avec passion, sans craindre de manquer de respect à la maîtresse de maison, en laissant paraître quelque intérêt pour le sujet dont on s'occupe. Le salon français, poli, élégant, est niveleur par définition : un élan d'enthousiasme y est déplacé ; le salon russe, au contraire, invite à la sincérité, à la réflexion personnelle, à l'émotion passionnée. On s'y déplace de groupe en groupe sans la moindre gêne, comme si l'on était de la maison : n'avez-vous pas senti en effet, en laissant au vestiaire votre chapeau et vos gants, que vous n'étiez pas un hôte passager, mais un ami vraiment «chez lui» ?


Les Russes sont très accueillants ; c'est un besoin de leur nature. Vous les quittez, ils paraissent vous oublier, vous n'observez pas toujours chez eux de ces longues ondulations de chagrin qui suivent chez nous une séparation pénible. Ils n'ont pas oublié, pourtant : revenez, vous le sentirez bien. La naturelle apathie de leur tempérament est seule cause de leur apparente froideur. Puis, ils ont une façon spéciale de comprendre les rapports d'amitié, un peu déconcertante au début, mais qu'on apprécie à l'user, tant elle est simple et naturelle. Nous avons ici une tendance à faire de l'ami qui nous rend visite le centre de la famille : c'est de lui qu'on s'occupe, c'est avec lui qu'on parle, c'est à lui qu'on donne la bonne place, la belle chambre, le bon lit. Aussi l'ami, sentant combien il dérange ses hôtes, craint-il de s'attarder. Là-bas au contraire, puisqu'il fait temporairement partie de la famille, l'ami a exactement les mêmes droits et les mêmes devoirs qu'un fils de la maison. La vie intérieure ne tourne pas autour de lui : on s'occupe de lui, mais point trop. Les habitudes de la famille ne sont pas suspendues à cause de lui : on allait dîner, eh bien, qu'il se mette à table ; on allait sortir, on l'emmène. Pour le coucher, on ne se mettra pas en grands frais, personne ne songera à lui céder gracieusement son lit, tout en maugréant à part soi ; il y a, dans toute maison russe, au moins deux ou trois vastes divans : on installera sur l'un d'eux le visiteur ; comme les Russes, pauvres ou riches, ignorent tout à fait les raffinements de la literie, coucher sur un divan ne surprend personne. Rien ne sera donc changé dans la vie intime de la maison, et, quand on dira à un ami : «Mais restez donc, je vous en prie !» il sentira bien que c'est sincère, et son hôte n'ajoutera pas, comme il eût fait chez nous, le fallacieux : «Vous ne nous dérangez nullement !» Cela est évident pour un Russe, que l'ami ne dérange pas, puisque c'est un ami. Seulement, il n'aura que sa part du confort général, on ne l'accablera pas d'un gênant empressement. Et l'ami restera, et, se sentant à l'aise, ne changeant rien à ses habitudes, il se montrera tel qu'il est réellement, sans afféterie, sans minauderies. Oh ! les bonnes heures d'expansion !


Sur le Pont de pierre, au bas du Kremlin, les tramways ont à gravir une pente assez raide. Nous installerions là une équipe de côtiers avec leurs lourdes bêtes résignées ; les côtiers, sont ici des gamins ; ils accrochent au timon du tramway une chaîne à laquelle sont attelés quatre chevaux qu'ils montent deux à deux, et, d'un élan commun, les six bêtes, excitées du fouet et de la voix, escaladent la pente au triple galop. C'est ainsi pour toutes les côtes qui se trouvent sur le passage d'une ligne de tramways. J'aime voir ces disgracieux véhicules lancés ainsi à l'assaut d'un escarpement, avec leur bondissant attelage en Daumont ; il me semble qu'ils perdent par là quelque chose de leur raideur banale, et qu'ils font moins tache dans ces rues, où passent comme des flèches les magnifiques trotteurs à tous crins.


Les églises du Kremlin, visitées l'une après l'autre, par un éclatant soleil de juin, m'ont fait une impression d'écrasement. Elles sont petites et sombres ; il semble, en y pénétrant, qu'on s'enfonce dans un gouffre noir ; puis, au bout d'un instant, on voit, dans l'obscurité, étinceler des points brillants. Peu à peu, l'œil accoutumé distingue des formes qui se meuvent, et, devant soi, une grande muraille, où l'or et l'argent ruissellent autour d'icônes noires. Qu'elles sont tristes, ces icônes ! Une Vierge à la tête penchée, une Vierge noire, dans la manière de l'école bizantine, baisse sur un Enfant Jésus ses yeux allongés et sans expression. Ou bien, c'est quelque saint, en prière, ou simplement face au public. Les visages seuls, et les mains sont visibles : tout le reste du corps disparaît sous une lourde carapace de métal précieux qui simule la coiffure et les vêtements. Ces images sans vie sont lugubres, dans cette pénombre.

A cette heure, peu de monde : çà et là, des moujiks en haillons, des pèlerins sans doute, en tour de Russie—et le contraste est frappant, entre les richesses inouïes qui s'étalent sur l'iconostase, et les loques crasseuses des pieux visiteurs.

Plus vivement que partout ailleurs, j'ai senti dans ces églises du Kremlin, combien la religion orthodoxe diffère de notre catholicisme ; elles sont sœurs par les dogmes, mais si loin d'esprit ! Dans ces églises sombres, l'orthodoxie prend pour moi une attitude méprisante, écrasante ; sans doute, elle est, par force, une religion égalitaire, et elle accueille aussi bien cet inculte moujik, que le tsar qui viendra ici se faire couronner ; mais, dans cet accueil indifférent fait au faible comme au grand de la terre, je ne sens pas, au fond de ces temples regorgeant de richesses, de bonté vraie. Je crois voir tomber de toutes ces icônes qui tapissent l'iconostase, de toutes ces icônes habillées d'or et d'argent, des regards indifférents, insensibles, sans vie. Je ne sens pas ici la divine bonté se faisant douce pour le faible, pour le souffrant, qu'elle attire à soi et qu'elle retient sans effort ; je ne sens pas ici le paisible refuge des âmes, mais bien plutôt, une majesté hautaine et inaccessible, dont le contact est seulement un viatique extérieur, une manière de relique...


—Serez-vous là tantôt ? m'a demandé Mme Z., je reçois aujourd'hui la Vierge d'Ibérie...

La Vierge d'Ibérie est une icône miraculeuse, qui passe pour le palladium de Moscou. Elle repose dans une petite chapelle étincelante de lumières, qui se dresse près de la Place Rouge, à l'entrée même du Kremlin. Les moines qui la gardent ont imaginé de faire participer chacun des habitants en particulier à la grâce qu'apporte l'icône trois fois sainte, et de participer eux-mêmes à la joie reconnaissante de ces favorisés. Dans une voiture spéciale, on promène l'icône, et on la conduit, à tour de rôle, à toutes les familles qui en ont fait la demande : le chiffre de l'offrande est facultatif : j'en sais qui donnent dix francs ; un riche marchand, par contre, offre volontiers plusieurs centaines de roubles.—Tandis que l'icône voyage ainsi à travers la ville, une exacte contrefaçon la remplace dans sa chapelle, et les fidèles adorent la fausse image avec autant de dévotion que si elle était authentique.

J'ai attendu l'icône. Vers trois heures, elle est arrivée dans une calèche antédiluvienne traînée par quatre chevaux maigres ; le cocher et les servants sont nu-tête, mais, comme le froid pince, deux d'entre eux se sont fait une mentonnière avec un mouchoir. Dans leur houppelande crasseuse, ces individus hirsutes, sans coiffure et en mentonnière blanche, ont un air tout bonnement sinistre. Pétia, un fils de la maison, et Stépane, notre chenapan de dvornik, sont allés, nu-tête eux aussi, attendre l'icône à la portière du carrosse ; les moines servants leur ont volontiers abandonné l'honneur de transporter la Vierge d'Ibérie jusque dans notre salon, et les voilà, suant, soufflant, écrasés sous le poids énorme de ce tableau de métal, qu'ils tiennent par des poignées de cuivre, dévotement.

L'icône, enfin, a été posée sur un canapé, au fond du salon. C'est, comme toutes les icônes, une image noire aux longs yeux sans expression et sans couleur ; la couronne et les vêtements qui encadrent la Vierge et l'Enfant Jésus, sont d'or massif. Dans le diadème sont incrustées des pierres précieuses, diamants, rubis, émeraudes, et, à la hauteur de cet ornement, une plaque de verre est apposée pour éviter les effusions intéressées de quelque dévot sans scrupules. L'ensemble de l'image n'est pas joli, mais le respect dont l'entoure tout ce peuple y attache un intérêt.

Par la porte ouverte à deux battants, tous les locataires et tous les voisins ont pénétré dans le salon : il est même venu des passants, des inconnus ; heureusement, Mme Z., bien que fort pieuse, est une femme d'expérience ; elle a fait enlever du vestibule tous les vêtements qui s'y trouvaient, sachant bien que les dévots passants sont souvent de vulgaires filous.

Chacun vient, en entrant, baiser l'icône ; en vérité, il faut une foi robuste pour effleurer des lèvres cette place, jamais essuyée, où des millions et des millions de lèvres ont apposé d'humides baisers ! Deux moines sont là, couverts de chapes rouges en étoffe rigide ; ils sont sales à souhait, avec leurs longs cheveux et leur barbe inculte ; l'un d'eux surtout, qui a une belle voix de basse profonde, et chantonne les répons, a positivement l'air d'un brigand, et brandit d'un air peu rassurant son lourd goupillon d'argent. Ces moines se dépêchent, se dépêchent de dire les prières d'usage ; ils ne cherchent même pas à mettre de l'expression dans leur psalmodie ; ils bredouillent effrontément. Et les assistants, sans relâche, font des signes de croix et des révérences...

Un dernier baiser, et c'est fini. Pétia et Stépane reprennent dévotement l'écrasante icône, et la reportent dans son carrosse de vieille douairière provinciale, entre le cocher à mentonnière et les moines rébarbatifs. La voiture s'éloigne, la foule circule ; dans le salon, l'encens a mis son lourd parfum.

—Vous faites souvent venir la Vierge d'Ibérie, madame ?

—Mais certainement ! une fois par an ; je ne serais pas tranquille sans cela.

—Écoutez, madame, ces moines sont peu engageants, en vérité !

—Les moines ? pouah ! tenez, ne me parlez pas de ces gens-là, ils me répugnent ! je hais les moines ! s'écrie Mme Z...

Mme Z., cependant, est une femme pieuse, et plus d'une fois, elle m'a traité de libre-penseur parce que j'avais mangé de la cuisine au beurre un jour de jeûne orthodoxe.


J'ai passé la soirée chez Michel Pétrovitch. C'est un homme de trente-cinq ans environ ; il appartient à la riche bourgeoisie de Moscou, et donne son temps aux affaires municipales, à des œuvres de charité, et à des controverses religieuses. C'est une de ces figures de la société moscovite éclairée, qui tranchent si vivement sur les hommes d'Occident. Avec sa fortune, il aurait pu mener une vie d'égoïste jouissance : il a préféré se donner à des œuvres qui lui semblent bonnes et belles. Avec cela, c'est un inquiet, que tourmentent à la fois les problèmes de la vie occidentale, et ceux de la vie et de l'orthodoxie russe ; un esprit mobile et fin, persuadé de la bonté des simples, et capable d'enthousiasme pour une idée. Il adore les choses d'art, et son goût, formé aux grandes collections de l'Europe entière, est délicat et sûr. Transportez-le chez nous : vous aurez un dilettante extrêmement intelligent, mais inutile. Pour lui, la question religieuse sera tranchée depuis la vingtième année, et il n'y reviendra plus, sinon peut-être par un raffinement d'esthétisme. Notre vie politique, nos affaires municipales ne lui causeront que du dégoût, car il n'est pas fait pour une lutte de ce genre : sa naturelle combativité, son amour du paradoxe ne sont que des signes de raffinement qui effleurent seulement, sans la pénétrer, sa nature trop sensible. Loin d'aller au peuple, il se reculera, quand il verra ce peuple monter à lui, gouailleur ou menaçant ; que lui restera-t-il, sinon un sourire dédaigneux pour la rue, et une vie égoïste entre les livres, les œuvres d'art et quelques amis de choix ?

Au lieu de ce blasé, la Russie a produit un esprit sans cesse en mouvement, sans trêve en route pour la recherche. Son siège n'est pas fait, ou bien il ne craint pas de le défaire. Le peuple, le bas peuple l'attire, et il donne son temps à d'innombrables fonctions municipales qui n'ajoutent rien à son nom, qui n'embellissent pas ses relations, mais qui lui semblent une suite nécessaire de la place qu'il occupe par sa fortune dans la cité moscovite.

La maîtresse de maison, Véra Mikhaïlovna, est une femme d'une intelligence singulièrement ouverte et sûre. La paisible assurance est la dominante de son caractère : je ne peux mieux me représenter le rôle d'une femme et d'une mère. Sa vie est liée, sans doute, elle n'a plus le droit d'en disposer pour elle-même. Néanmoins elle n'abdique pas sa personnalité, elle ne se laisse absorber ni par son mari, ni par son amour maternel. Il y a toute une part de sa vie intellectuelle qu'elle entend gouverner à son gré ; ce n'est pas là seulement, comme chez tant de femmes, le secret jardin des sensations, des croyances, des sympathies ou des antipathies irraisonnées,—c'est, au contraire, le domaine des idées réfléchies, des convictions appuyées : idées sur la vie, sur la religion, sur l'art. La femme russe, dans la société cultivée, est beaucoup plus près que la Française d'être l'égale de son mari : le despotisme intellectuel qui fleurit dans nos familles les plus tendrement unies, s'observe ici bien rarement. Une femme russe, quand elle est intelligente, a ses idées à elle, et les exprime sous une forme qui lui appartient, sans songer le moins du monde à se modeler sur les opinions de son mari. Sans doute, le danger de cette liberté est dans une affectation d'indépendance qui porte la femme, soit à prendre les allures intellectuelles d'un homme, soit à contredire systématiquement ce que disent les hommes. Mais, lorsque cette indépendance est, comme chez Véra Mikhaïlovna, tempérée par une délicatesse et une grâce infinies, et aussi par une bonté profonde, c'est pour le visiteur ou l'ami une jouissance toute spéciale d'échanger des impressions et des vues avec une femme qui a une opinion tranquille, bien appuyée, et personnelle.

Quelques jeunes gens sont là : Serge Ivanovitch, le vieil ami avec qui j'ai étudié la famine ; Piotre Efimévitch, un savant, très brun, très gauche, très bon, avec des yeux pétillants de malicieuse intelligence. Un tout jeune médecin, barbu, souriant, et dont le teint, presque trop frais, rappelle un coloris de Gaspar Netscher ; enfin, un dernier intime de la maison, grand, blond, puissant, avec une expression caressante des yeux bleus un peu myopes et à fleur de tête.

Qu'ai-je trouvé de russe dans cette soirée ? D'abord, la nuance des caractères, plus tranchés évidemment que chez nous, avec des angles plus vifs ou moins dissimulés. Une variété d'intérêts que j'ai rarement observée ailleurs, sauf peut-être en Angleterre, dans quelques milieux d'élite. Puis, une façon de considérer les choses, qui, au premier abord, nous déroute un peu, nous autres Français : tous ces jeunes gens semblent plus préoccupés de faire entrer dans une formule abstraite leurs observations sur un sujet donné, que de coordonner ces observations pour mettre en valeur les importantes. Une tendance au pêle-mêle, avec une teinte philosophique. Enfin, l'extraordinaire simplicité. La simplicité ne consiste pas seulement à ne pas se gêner : je la vois surtout dans une confiance telle à l'égard les uns des autres, que vous ne songez pas un seul instant à la manière dont on jugera ce que vous direz et ce que vous ferez. On est simple parce qu'on ne fait pas de retours incessants sur soi-même, parce qu'on ne cherche pas à briller coûte que coûte, à bien dire, à penser élégamment ; parce que toute préoccupation relative à l'impression que produira votre moi, disparaît dans l'instant même où vous produisez ce moi. Entre gens mal élevés, la simplicité se manifeste par un mutuel et grossier sans-gêne, et par une commune insensibilité d'épiderme : la société de personnes restées à mi-chemin entre l'ignorance et la culture moderne, est particulièrement insupportable en Russie. En revanche, entre gens de bon ton, la simplicité est délicieuse.

Comme tous ici sont très simples, ils se préoccupent bien plus des choses qu'ils disent, que de la façon dont ils les disent ; au lieu de joliment piétiner sur place, ou de s'exténuer en de coquettes méchancetés, la conversation s'élève sans effort et s'abaisse sans tomber à plat. D'ailleurs, ce n'est pas toujours une conversation générale : le laisser aller des papirosses que nous fumons, la nécessité de frotter une allumette ou de chercher un cendrier, nous empêcherait, à défaut d'autre prétexte, de rester immobiles sur nos sièges, et toujours attentifs au même sujet traité. Nous allons sans contrainte d'un groupe à l'autre, et nous causons ici ou là. Les sujets sont variés : le dernier tour joué par la censure et le plus récent potin politique nous ont occupés ce soir, aussi bien que la littérature, la Rose † Croix et les décadents. N'oubliez pas que, sur sept personnes présentes, quatre ont vécu dans plusieurs pays, et que chacune sait au moins trois langues vivantes.

Conversation libre, sans pédantisme, sans pose ; libre réunion d'esprits pour qui la discussion est autre chose qu'une façon de tuer les heures ; grand sérieux au fond de toutes ces opinions, émises par des hommes à qui la vie n'apparaît point comme une longue route droite, serrée sur chaque côté par l'immuable haie des nécessités sociales,—mais qui voient, ou rêvent des moyens d'agir personnellement sur l'ordre de choses établi ; sentiment que chacun de ces hommes a d'un but à poursuivre, d'un but qui n'est pas borné à l'accomplissement d'un métier ni à l'obtention d'une place, mais qui domine l'intérêt personnel, pour se fondre dans l'intérêt plus haut d'une société jeune encore, malléable, et désireuse de généreux perfectionnements.—Voilà ce que j'ai cru voir de spécial dans cette soirée, qui n'offre, d'ailleurs, pour moi, rien de mémorable, et que j'ai, entre dix, choisie comme type.


—Vous connaissez Monsieur un tel ?

—Oui !

—Quel homme est-ce !

One bogaty tchélovièk ! (C'est un homme riche.)

Cette réponse, en Russie, définit un homme : pour toute une part de la société, le monde est divisé en hommes qui sont riches et en hommes qui ne sont pas riches. Le peuple, la petite bourgeoisie, et le gros commerce, qui emploient ce mot, y voient au fond ceci : «Il est riche, donc il est capable de satisfaire sans remords tous ses appétits. Il peut paresser sans manquer de pain ; il peut s'enivrer sans que sa femme le gronde ; il peut beaucoup manger, sans craindre autre chose que les indigestions.—Il est pauvre, donc ses vices auront pour lui de funestes conséquences, et un jour, peut-être, il aura faim.»

La Russie n'est pas un pays où la pauvreté soit honteuse : on n'y montre pas du doigt les besogneux. Mais, ce peuple insouciant, qui aime autant le marchandage et le commerce, qu'il dédaigne l'argent, est presque incapable de cette vertu d'économie qui est la règle dans la moindre de nos familles. Être pauvre, ce n'est donc pas, là-bas, comme souvent chez nous, donner à penser qu'on diffère de ses voisins par une prodigalité condamnable, c'est tout simplement être semblable à tous, subir, comme tous, la loi de commune misère. Mais ceux qui sont riches, ceux qui ont rencontré sur leur route la bonne veine, sont des hommes à part : on ne songe guère à attribuer leur fortune à des qualités d'épargne et de conduite ; non, la richesse leur est venue parce qu'ils sont rusés et que le ciel les favorise. Aussi choie-t-on ces heureux avec une déférence très sincère. C'est un homme riche ! il mérite un salut plus profond et un empressement plus rapide. On se courbe en deux sur son passage, quelques-uns, certes, par cuistrerie, mais beaucoup, simplement, pour saluer une force rare, un don de nature qui n'est pas commun.


Je reviens de la Tour de Soukharef : c'est une massive construction de briques, au pied de laquelle s'étale, chaque dimanche, le plus invraisemblable marché de bric-à-brac. Tout Moscou semble dégorger là ses vieilleries, et Dieu sait s'il s'en trouve, dans cette ville où les pauvres savent faire resservir les plus informes débris. Des boutiques volantes sont installées en files compactes, et, dans les étroits passages, circule une foule active et peu bruyante. Sur ce marché en plein vent, tout se trouve, depuis des fourrures de prix jusqu'à des cure-dents prêts à changer de maître. Il y a du neuf et du vieux, de l'entier et du cassé. Tout est là, pêle-mêle : les objets de l'ameublement et de l'habillement, du luxe et du simple nécessaire ; des samovars à côté de pendules, des terres cuites au milieu de débris de ferraille, des chromos, des icônes, des jouets, des victuailles, des livres en toutes langues, que feuillettent des étudiants aux longs cabans noirs lisérés de bleu. Bref, un épouvantable capharnaüm de choses sans lien, un violent et impayable raccourci de la vie russe.

De tous côtés, on marchande, on discute. Lorsque le boutiquier croit deviner un acheteur, il devient tout à coup bavard, vante sa marchandise, la montre, la tourne et la retourne entre ses doigts avec une dextérité singulière. Le plus souvent, il ne s'offense pas de s'entendre offrir le quart du prix demandé ; il se défend, voilà tout : parfois, il surprend quelque naïf :

—Combien cela ?

—Dix roubles.

—Allons donc, ça vaut deux roubles à peine !

—Eh bien, prenez-le pour deux roubles !

Les Russes, qui ont un instinct spécial pour le marchandage, s'en donnent ici à cœur joie. C'est plaisir de voir la ténacité avec laquelle, de part et d'autre, on se dispute quelques misérables copecs ; que de ruse déployée, que d'arguments inventés sur l'heure ! Les yeux s'éteignent ou brillent, selon les cas ; on fait l'indifférent, ou bien on discute longuement, avec des gestes, des éclats de voix, des rires nerveux, des fausses sorties. Approchez-vous : ce moujik propose 12 copecs et le marchand en veut 13. Notez que cet acheteur si âpre jettera au vent un rouble (100 copecs) à la première lubie. Marchander tenacement, puis vivre sans compter, voilà les deux extrêmes, unis sans cesse, de la vie russe dans le peuple.


Le soir tombe sur Moscou, et dans la froide clarté rose qui fait resplendir les croix d'or des coupoles, des milliers de cloches, mêlant leurs voix, sonnent un angélus d'allégresse : les saintes icônes viennent de rentrer de leur grand pèlerinage au monastère de Troïtsa.

Avec la Lavra de Kïef et le couvent de Solovietzk sur la Mer Blanche, Troïtsa compte parmi les lieux saints de la Russie. En outre, ce monastère, qui se trouve tout près de Moscou, a joué un rôle considérable dans les guerres des derniers siècles, et a résisté victorieusement aux attaques des Polonais. Le 25 septembre (7 octobre) ramenait le 500e anniversaire de la mort de saint Serge qui fut son fondateur ; une fête fut décidée. Moscou résolut de l'organiser, et la corporation des Khorouguevénossi conçut l'idée d'une solennelle procession, à laquelle prendraient part toutes les églises de la capitale.

Ces porte-étendards sont une des curiosités des grandes fêtes russes : ce sont des hommes très pieux et surtout très robustes, qui portent dans les processions les énormes bannières d'or et d'argent massif. Ils forment une confrérie puissante à tous égards ; on comprend que l'idée de la fête soit partie de ceux même qui en devaient porter toute la responsabilité et de plus, tout le fardeau. Le gouverneur, craignant une recrudescence du choléra parmi les pèlerins, ne voulut pas, d'abord, accorder l'autorisation, mais il dut s'incliner devant l'autorité du Saint Synode.

La procession est partie du Kremlin. Une foule immense encombrait les rues : des curieux surtout. Les centaines d'églises de Moscou avaient envoyé là tous leurs étendards, mais, par ordre du métropolite, on n'emporta point ceux dont le poids dépassait 64 kilogrammes ! Les cloches sonnèrent, une fanfare de régiment se fit entendre, et, sous un froid ciel gris, ils partirent pêle-mêle, paysans, ouvriers, bourgeois et mendiants : lentement, le cortège s'achemina sur cette route, longue de 70 kilomètres. On devait marcher quatre jours : on camperait en route, au petit bonheur.

N'ayant qu'une médiocre envie de dormir à la belle étoile, je partis seulement le lendemain, avec Serge Ivanovitch, déguisé, comme moi, en pèlerin marchand. Nous voici de bonne heure sur une de ces chaussées en cailloux pointus qui forment ici le nec plus ultra des routes soignées. Des traînées de pèlerins y sont semées ; ce sont des retardataires qui regagnent comme nous la procession. Tous pareils, avec leur grise pelisse en peau de mouton, qui fait jupe autour des jambes, avec leur casquette ou leur bonnet fourré, et avec leurs sandales d'écorce tressée, ces lapty que retiennent des ficelles enroulées autour des bandes de toile qui couvrent les jambes en guise de bas. Sur leur dos, pend un sac en toile retenu par des cordelettes ; à la main, un long bâton.

Dans les isbas où nous faisons halte pour prendre le thé, on nous donne des détails sur la procession qui nous précède. Les femmes trouvent cela très beau ; seulement elles plaignent beaucoup les porte-étendards. Les pèlerins ont été fort embarrassés pour passer la nuit après la première étape ; on les a entassés sous des préaux et dans des granges ; un moujik me dit en avoir logé 70, à cinq copecs par tête : il voudrait en voir toutes les semaines, des processions ! Partout, à la traversée des villages, la route est jonchée de sable fin, et de rameaux de genévrier. Sans cesse nous dépassons de nouvelles bandes de pieux promeneurs et de mendiants. Je demande à un bambin d'une douzaine d'années :

—D'où viens-tu donc ?

—Je viens de Kïef.

—A pied ?

—Mais sans doute ! répond-il avec un sourire et un air décidé. Sans doute ! et comment sans cela ?

—Et tu es seul ?

—Oh non ! je suis avec des amis !

Ces amis sont de tout jeunes gens vêtus de la soutane et du bonnet noir pointu du moine ou du strannik (errant).

Le village marqué pour le deuxième campement ne compte certainement pas 300 âmes—et ils sont là huit mille[25] environ. Les prêtres, naturellement, se tirent tout de suite d'affaire : un riche propriétaire du voisinage a envoyé des voitures pour les amener dans sa villa. Les Khorouguevénossi ont déposé dans l'église leur précieux fardeau, et se promènent par petits groupes en fumant des cigarettes. De tous côtés, vont et viennent les personnages officiels chargés de régler le mouvement de cette foule. En Russie, on s'entend fort bien à organiser un service d'ordre : en premier lieu, un détachement de Cosaques ; ils ont de bons chevaux, de bons knouts et de bons revolvers ; puis, des gendarmes, et des agents de police en manteau gris. Aussi, pas un cri, pas une rixe. D'ailleurs, il n'y a pas d'ivrognes, la vente de l'alcool ayant été interdite sur le parcours de la procession. Des médecins sont là, chargés d'isoler ceux qui tomberaient malades ; la crainte du choléra a déterminé le zemstvo (États de la province) à faire construire des préaux où les pèlerins reçoivent gratuitement des bols de thé : on espère les empêcher ainsi de boire de l'eau crue. Des marchands ont installé au bord de la route leurs auvents, où ils débitent du pain, des fruits, de la charcuterie, du fromage ; ils se plaignent de ne pas faire leurs frais : il y a trop peu de monde, et puis, chacun s'est muni de provisions.

[25] Ce chiffre n'est pas donné au hasard : j'ai fait des observations aussi exactes que possible. Les pèlerins se croyaient au nombre de 50 à 100 000.

En m'approchant d'un groupe compact, je vois sur le sol un porte-étendard en proie à une attaque d'épilepsie : c'est le septième ou le huitième, depuis Moscou. Ces crises, apparemment, ont été déterminées par la fatigue. Les Khorouguevénossi portent leurs bannières au moyen d'une courroie qui, passant sur leur cou, soutient un godet qui pend tout près de terre, entre leurs pieds, et dans lequel s'enfonce la hampe. La bannière est encore un peu soutenue par deux perches latérales que des aides supportent, mais cela ne soulage guère le malheureux porteur : il fait peine à voir, le cou tendu, les muscles raidis, les vaisseaux de la tête et du cou gonflés à éclater.

J'avais remarqué une toute jeune fille, ravissante sous son méchant fichu de laine, avec son teint pâle et ses yeux agrandis de poitrinaire : sans doute, pensai-je, elle va demander à Dieu sa guérison. Quelqu'un m'a appris qu'il n'en était rien. Orpheline de bonne heure, cette jeune fille a fait vœu de se consacrer au pèlerinage des lieux saints : elle est errante de profession. Ils sont ici par centaines, ces errants, ces stranniki. Ils vont lentement de village en village, de couvent en couvent, sans souci, à la grâce de Dieu, nourris d'aumônes, de vols, parfois, se signant à la vue des églises, murmurant une prière à chaque icône rencontrée.

Dans cette foule, je ne vois pas d'extase. On est là comme chez soi, on s'occupe paisiblement du thé du soir, puis, la prière faite, on cherche un coin pour dormir ; le reste, qu'importe ? Je me figure que les Croisades devaient ressembler à une procession de ce genre : des haillons et des équipements sombres ; de l'insouciance, de la foi ; moins d'ordre peut-être, car les Cosaques n'étaient pas là, mais la même résignation souriante et la même odeur forte des corps pressés.


Le matin de la fête, la petite ville de Troïtsa était noire de monde. Nous sommes allés d'abord au-devant de la procession que nous avions dépassée la veille au soir. Il fait un froid léger d'automne, dans un clair matin. Le cortège doit arriver sur une route qui débouche de la forêt, et, dans la plaine environnante, des curieux ont campé ; çà et là, de longues fumées droites montent dans le soleil.

Enfin, voici le cortège ; il s'avance avec une majestueuse lenteur. En tête, un groupe serré, au centre duquel gesticulent des Yourodivouis ; ce sont des fous religieux ; couverts de chaînes dont ils traînent volontairement la meurtrissante pénitence, ils chantent des cantiques et invectivent entre temps la foule silencieuse. Puis, voici les étendards d'or : ils resplendissent dans le soleil, avec les gauches oscillations que leur communique la marche saccadée, épuisée des porteurs. Puis voici des icônes, et parmi elles, la plus sainte de toutes, la Vierge d'Ibérie, qui va, elle aussi, rendre visite au couvent. Le clergé vient ensuite, en longues chapes jaunes et en bonnets de velours violet. Enfin, le peuple, encadré par des Cosaques et des gendarmes. C'est un bizarre défilé dans ce fin décor d'automne...

Un peu plus tard, dans la ville, j'aperçois de nouveau la procession. Derrière moi, des femmes se signent au passage de chaque bannière ; un moujik leur nomme toutes les églises d'origine : «Celle-ci, de l'église de l'Arkhange, celle-là, de Saint-Nicolas le Charpentier, cette autre, de Saint-Jean sur les pattes de poule...» ; et les femmes répètent : «Que c'est beau, Seigneur, que c'est beau !...» Dans la foule, des camelots vendent des brochures, des chapelets, des médailles commémoratives, et jusqu'à la veilleuse du centenaire.

Il est bien beau, en vérité, ce cortège qui monte lentement au cloître, salué par le mugissement des bourdons et les notes allègres des petites cloches. Un instant, tout là-bas, les étendards se sont arrêtés avant de pénétrer dans le monastère ; on eût dit des êtres surhumains, dont les têtes étincelantes dominaient la foule silencieuse, agitée par une houle de signes de croix. J'ai compris à ce moment toute la grandeur qu'aurait pu avoir ce spectacle, si, au lieu d'une fête banale, un sentiment profond et unanime, l'écrasement d'une défaite ou l'exaltation d'une victoire faisait battre tous ces cœurs. Mais en ce moment, ces deux cent mille spectateurs ont beau se signer, et prier, peut-être, ils sont plus captivés par le spectacle que pénétrés de religieuse émotion.

Tout ce déploiement de splendeurs, cet immense concours de peuple, cette visite au couvent richissime, dont les moines, gras et soignés, n'inspirent, même aux Russes, aucun respect véritable, toutes ces pieuses cérémonies m'ont peu ému en somme. Peut-être les habitudes que nous donne la forme concentrée du catholicisme nous rendent-elles peu accessibles à une religion beaucoup plus prodigue de gestes ? Sans doute, ce genre de spectacles porte toujours en soi une certaine majesté ; mais celui-ci m'a semblé trop pittoresque et joli pour être grandiose, trop bien réglé pour être empoignant.


Alexandre Ivanovitch, mon hôte moscovite, le chef de la famille qui m'a donné abri à chacun de mes voyages, est un homme superbe de quarante-cinq ans, avec une belle tête classique encadrée d'une opulente barbe blanche. C'est une nature normale, bien typique, contente de peu, douce dans sa force, avec des éclats brusques et de bonnes gaietés épanouies. Un homme sain, égal, équilibré, indulgent. Je l'ai vu de bien prés, durant ces mois passés sous son toit ; j'ai pu apprécier mieux qu'à la volée, la droiture et la netteté liante de son caractère. Je ne cherche pas à le poétiser, mais je note en lui un type qui réunit, dans les tons effacés, une partie des qualités que j'apprécie au pays russe. C'est ici encore, dans le modeste courant de la vie une franchise plus ouverte, une affabilité moins pressée et moins comptée que chez nous.

Nous causons souvent, longuement, sous la lampe...


Quand deux Russes se rencontrent, en dehors des affaires, s'ils sont du peuple, ils boivent ensemble ; s'ils sont de la société, ils jouent aux cartes. Les cartes, c'est la passion avouée de la société russe. Comment, sans elles, tromper l'ennui des interminables hivers ? Travailler ? lire ? on en est bientôt las. Rêver ? l'horizon est si triste ! Le Slave, avide d'émotions, préféré jouer. Il aime les nuits passées à la lueur des bougies autour de la table verte, les cendriers qui peu à peu s'emplissent de cartons de papirosses, la table qui se blanchit sous les longues additions inscrites à la craie, à même le tapis, et imparfaitement effacées, de temps à autre, avec une brosse dure. Un souper, modeste ou luxueux, il n'importe, coupe la nuit. C'est le seul moment où l'on cause, car, en jouant, on ne cause pas, sinon du jeu. N'est-ce pas là encore un des précieux avantages des cartes ? vous permettre d'être en compagnie, tout en vous épargnant la fatigue vaine de causer. Oh ! les bonnes cartes !... Et le jeu continue jusqu'au matin, sous la fumée grise et bleue des cigarettes à bout de carton, au milieu de la poussière de craie, dans le silence de la maison endormie et de la rue emmitouflée de neige.

Ceux que leur sort condamne à passer l'hiver à la campagne n'y ont guère d'autre passe-temps que les cartes. Mais, à la ville, on joue aussi, dans les familles les plus honorables et les mieux tenues, des nuits entières, parfois. Je sais des mères de famille qui passent au jeu une ou deux nuits par semaine ; et je ne parle pas des hommes !


Plus on s'avance vers l'est, plus l'art du bain se raffine. Nous autres, Occidentaux, nous nous croyons très propres parce que nous avons soin de nous tremper chaque matin le nez dans une grande tasse d'eau, et que, de temps à autre, nous glissons notre corps dans une baignoire, où l'eau n'est même pas renouvelée. Nous avons l'apparence de la propreté, et elle nous suffit.

Les Russes, qui n'en ont ni la réputation, ni l'apparence, en ont du moins la réalité. Aussi leurs bains sont-ils partout d'une parfaite commodité ; dans quelques villes, comme à Moscou les Bains centraux ou Sandounovski, ce sont des merveilles.

Le principe du bain russe, c'est la vapeur ; quand, en outre, on veut se laver, on se livre aux mains d'un moujik qui se charge de vous décrasser. Ces deux cérémonies se passent, ou bien en public, dans les bains communs, ou bien en petit comité, dans les numéros.


Un numéro. Trois pièces : la première est joliment meublée avec des tapis, des divans recouverts de linge frais, des miroirs, une toilette : on s'y déshabille. Dans la seconde, se trouvent une baignoire, une pomme de douche, un banc à claire-voie, des seaux en bois et des robinets dans un coin ; on s'y lave. Dans la troisième, un grand poêle en maçonnerie : on s'y étuve. Prix, de un demi à dix roubles (de 1,50 à 30 francs).

—Voulez-vous un baigneur ?

Un moujik entre, respectueux. Il assujettit le crochet de la porte, puis, debout dans un coin, il retire décemment son pantalon, détache pudiquement sa ceinture, fait prestement passer sa chemise-blouse par-dessus sa tête, et apparaît tout nu, à la réserve, parfois, d'un scapulaire ou d'une médaille qui lui sautille autour du cou.

Ce modeste gaillard entreprend, à forfait, de vous nettoyer à blanc. Il vous fait étendre sur une natte de joncs, posée sur le banc à claire-voie, et, au moyen d'un paquet de fibres de bouleau, sorte de grattoir doux qu'il enduit de savon, il vous frotte, vous refrotte et vous nettoie avec une gravité et une application impayables. Pour lui, vous n'êtes pas, évidemment, un homme, un épiderme, mais simplement une chose malpropre qu'il a promis de lessiver. Il vous manie, toujours sérieux, et suant à grosses gouttes sous l'effort, il vous manie, et vous retourne comme un paquet. Puis, quand il vous juge bien décrassé, il vous fait relever, et vous verse sur la tête un chapelet de seaux d'eau. On sort de ses mains propre comme un sou neuf. La sieste est douce alors, sur un divan, même sans les agréments supplémentaires que l'administration prévoyante offre de vous y envoyer.


Les bains communs sont vraiment typiques. Dans d'immenses salles, à certains jours, des centaines d'hommes sont réunis, pour goûter en commun, moyennant cinq sous, les jouissances du bain qu'ils ne peuvent se payer en petite comité.

Une première grande salle où l'on se dévêt est répugnante d'aspect, avec ses banquettes longues, où traînent des paquets de vêtements surmontés de chemises non empesées, avec ses odeurs, avec la population qui y circule toute nue, étalant ses masculines laideurs sous l'éclairage ardent.

J'ai confié mes habits à la garde d'un domestique, et j'ai pénétré dans la seconde salle. Là, dans un brouillard léger et une atmosphère moite, voici deux ou trois cents corps nus sur lesquels les lampes électriques versent leur lumière dure. Peu de bruit : un clapotement d'eau, un bruissement de robinets ouverts et de baquets renversés ; quelques rires ; un brouhaha indéfinissable. Ce spectacle est un des plus bizarres et aussi des plus laids que je sache. Autant la nudité est belle au milieu de l'encadrement de la campagne, autant ces corps entassés qui grouillent dans une salle, sont vilains à l'œil. Sous cette lumière crue, les difformités semblent saillir douloureusement. Des bossus font, parmi des groupes d'hommes bien pris, une pénible impression : faute d'habitude, sans doute, de les voir nus. Voici un vieillard maigre, d'une maigreur de phénomène, un squelette, qu'on est surpris de voir se déplacer ; au-dessus de ce corps décharné, la belle tête à barbe blanche a seule conservé une apparence de vie et rappelle le Job de Bonnat... Plus loin, voici des popes, reconnaissables à leurs longs cheveux et à leur longue barbe ; l'effet en est bouffon : leurs têtes incultes sont si caractéristiques de leur profession, qu'on cherche involontairement sur leurs épaules la soutane noire ou jaunâtre, et qu'on a envie de rire en trouvant, au lieu d'elle, le corps blanc d'un homme très occupé de son nettoyage.

Au milieu de ce grouillement de chairs, des enfants jouent, se lancent de l'eau, se poursuivent et se bousculent entre des grappes de baigneurs qui grognent. Il y a là de tout petits bambins que leur papa brosse, avec des maladresses attentives et précautionneuses, au moyen d'un paquet de fibres enduites de savon ; et ces bambins se laissent faire, avec une résignation de petits chiens mouillés. Puis, tandis que leur père se lave à son tour, ils restent là, immobiles et sérieux, grelottant un peu, gros comme le poing, au milieu de tous ces corps de robustes adultes...

Des seaux de bois sont à la disposition des baigneurs, avec de l'eau froide et chaude à discrétion. Entre les bancs, des hommes vêtus d'une bande de toile, en guise de pagne, ou plutôt d'enseigne, circulent, offrant leurs services : ce sont des baigneurs qui, pour quelques sous, vous nettoieront...

Dans la vie lente des peuples du Nord, le bain n'est pas, comme chez nous, un épisode sans importance. Nous allons nous baigner entre deux courses : les Russes comptent le bain au nombre des plaisirs de leur vie claustrée. Ils y consacrent plusieurs heures, ils s'y rendent entre amis, comme à une fête. Ceux qui aiment la vapeur s'en échaudent plusieurs fois ; ensuite, ils font station au buffet, puis ils dorment. Ils sortent de là, frais, reposés, bien propres, et, emmitouflés dans des fourrures, ils se laissent emporter dans l'air glacé, par un traîneau. Les gens du peuple se baignent, autant que possible, tous les samedis. Les soldats ont, chaque semaine, un congé de bains, et en profitent pour laver leur linge, pendant qu'ils ne l'ont pas sur le dos. Le bain de vapeur, avec ses réactions violentes et la douce prostration qui y succède, est un des condiments essentiels de la vie russe et, de plus, une fête, un délassement. Pour les riches, c'est un passe-temps ; pour les très pauvres, c'est une heure bénie où ils quittent leurs vêtements sordides et pleins de vermine, pour se purifier, pour s'ébattre dans une molle et chaude humidité, avec la gaîté du lavage en commun et l'insouciance presque enfantine que l'homme ressent lorsqu'il revient à la bonne nudité primitive.


Dans le crépuscule, sous la pluie, des cloches laissent tomber, comme de lents répons, de temps à autre, un bourdonnement qui ondule. Ces sons de cloche rares, à la nuit tombante, sont mystérieux et tendres.

Mais voici qu'après les saluts échangés, elles se mettent toutes en branle pour annoncer l'office du soir. Une grosse cloche, notre voisine, se hâte, puis tout d'un coup, une basse plus profonde encore vient couvrir sa voix ; alors, sur la ville endélugée, s'élancent par milliers les sons de cloches. Une petite crécelle, tout près de nous, se dépêche, avec sa voix aiguë : elle a l'air d'une petite servante agile se démenant parmi les grosses dames importantes, qui ronflent à temps égaux leurs litanies de bronze. Bientôt, c'est sur toute la ville un bruissement ininterrompu, où se détachent, par leurs rythmes gais, des carillons sautillants.

Les cloches russes, dans leurs clochers construits à part, à côté des églises, sont bien plus savantes que les nôtres ; elles sont rangées en gammes, et des façons d'artistes les manient. Au lieu de se balancer comme les nôtres, elles sont fixes ; c'est leur battant qui se déplace et vient frapper leurs parois immobiles. Par malheur, cette disposition leur enlève presque tout ce qui fait la poésie de nos tintements. Ce battant qui frappe à temps égaux, a l'air d'être un instrument de musique, plutôt qu'un libre accompagnement de la prière : ses coups sont trop calculés, trop secs. Nos humbles cloches sont plus touchantes, avec le lent balancement qui les prend tout entières, avec la molle nonchalance de leur bourdonnement, dont les vibrations, tour à tour assourdies et renflées, se développent et meurent entre chaque oscillation ; elles ont je ne sais quel laisser aller qui se marie merveilleusement à la prière. Les cloches russes sont trop compliquées, trop savantes et musicales pour être pieuses. Une cloche de village est troublante chez nous, quand elle sonne l'angélus ; il faut ici, pour m'émouvoir, même à cette heure de rêve, l'immense bourdonnement de la Ville aux quatre cents clochers.


Je rencontre çà et là quelques Français aimables et bien élevés, dont la vue me repose un instant de l'observation tendue dans ce milieu étranger. Ils sont du haut commerce ou de la grande industrie, quelques-uns fort riches. Ils jugent la Russie très sainement, me semble-t-il, et touchent bien du doigt ses défauts ; mais ils n'ont, sur le caractère des différentes classes sociales, que de vagues lumières ; il n'existe pour eux que deux espèces de Russes : le marchand, retors et, souvent même, de mauvaise foi—et le moujik, bon et bête. Ils ont adopté quelques habitudes locales ; ils aiment les maisons chaudes, les vêtements chauds, les bains, les zakouski, la chasse. Mais, regardez-les de près : au bout de quinze ans, aussi différents des Russes qu'au premier jour. On les reconnaît dans la rue à leur démarche, au salon, à leur tenue, à table, à leurs gestes. Pourtant ils n'ont pas, comme eussent fait des Anglais, conservé intact le type national : ils se sont modifiés au contact de l'autre civilisation, pas assez pour s'y adapter, mais trop déjà, pour qu'on puisse nier les influences subies. Leur nature est maintenant quelque peu hybride : leurs habitudes, l'angle de leur jugement, ne sont plus tout à fait français : leur langue même s'est chargée d'éléments douteux, pris au pseudo-français classique de la société russe, ou bien au jargon mâtiné d'allemand que parlent avec eux les commerçants. Aussi leur situation est-elle mal définie dans ce pays qui les fait riches. Très supérieurs d'éducation et de manières aux Kouptsy (marchands) du commerce moyen, dont la grossièreté leur répugne, ils n'ont pas, en revanche, d'intérêts assez variés pour se mêler avec plaisir à l'élite cultivée de la société russe. En France, leur distraction consistait dans la chasse et dans de grands dîners luxueux, leur vie intellectuelle, dans les discussions politiques. Que peuvent-ils faire ici, et comment dépenser ce gros argent qu'ils amassent ? Les vulgaires débauches de certains richards russes les dégoûtent : l'ivrognerie est restée pour eux ce qu'elle est chez nous, un vice ignoble. Où passer leurs soirées ? dans les théâtres ?—ils ne savent pas le russe. Pour qui déployer un grand luxe de table ? les Russes, sauf peut-être quelques millionnaires extravagants n'y prêtent pas attention. Et la politique, qui, là-bas tenait sans cesse leur esprit en éveil, qui, le soir, après les affaires, les faisait s'oublier longuement sur la table chargée de liqueurs, en des discussions interminables, sous la fumée des cigares ;—la politique, que leur importe-t-elle à présent ? Leur éducation nationale les avait habitués à placer une partie de leur amour-propre dans le paraître et dans la finesse du luxe—et voici que, dans ce pays, le paraître est peu, et l'intérêt pour les grands raffinements du luxe commence à peine à s'éveiller. Les idées qui les passionnaient là-bas n'ont plus de sens ici : à quoi s'occuperont-ils alors, et de quoi vivra leur pensée ?

On saisit bien chez eux ce grand défaut de notre société : la spécialisation à outrance. Nous n'aimons pas faire des excursions dans les domaines voisins du nôtre : je suis savant ; que m'importe l'agriculture ? je suis commerçant ; est-ce que les livres sérieux sont mon affaire ? Chacun chez soi, s'il vous plaît ! Aussi, qu'arrive-t-il, lorsque nous sommes jetés dans un monde où les barrières intellectuelles sont moins hautes que chez nous ? nous nous trouvons dépaysés. Ces Français ont un métier, ils ont une intelligence et une volonté plus que moyennes, comme en témoignent ces capitaux gagnés dans un pays hérissé de règlements et de pièges, et dont ils ne savent pas la langue ; pourtant, ils ne fréquentent pas cette partie de la société russe qui, en dehors de ses affaires, s'intéresse à des choses relevées, à l'art, à la musique, à la littérature, à la philosophie, au fonctionnement de la vie sociale. Il leur semble que ces Russes sortent de leur sphère : ils ne les imiteront jamais. Vous voyez des Russes qui ne les valent pas, recevoir et lire les principaux périodiques allemands et français : eux, n'ont rien que le Figaro. Renan, Helmholtz, meurent durant mon séjour à Moscou : dans presque toutes les maisons russes où je vais, on parle d'eux ; entre Français, on parle de chasse.

Nos compatriotes, bien qu'entourés ici de tout ce qui, en France, ferait le bonheur, ne sont pas heureux. Ils sentent que le meilleur de leurs qualités se perd dans un milieu qui leur reste impénétrable ; leur supériorité de manières, le réseau ténu de délicatesses que leur a données l'éducation française, font qu'ils souffrent ici de riens futiles. Aussi ne songent-ils qu'à s'isoler le plus possible, à vivre entre eux.

Dans ces bonnes soirées où nous sommes réunis, et où j'entends leurs plaintes, je me dis souvent que ce qui nous empêche de nous assimiler aux nations voisines de la nôtre, c'est moins peut-être notre caractère, que le manque de flexibilité de notre éducation.


La rue moscovite a un aspect débonnaire et bon enfant : elle me fait involontairement penser à un visage de gamin barbouillé. J'y suis frappé surtout par l'attitude conciliante des sergents de ville ; je ne m'étais pas attendu à trouver si peu rébarbatifs ces représentants de la police la plus soupçonneuse et la plus grossière de l'Europe. Ils me sont devenus familiers, et maintes fois j'ai pu observer leur longanimité. Voici une scène que je revois encore, dans une grande rue droite : un sergent de ville, jeune et bel homme, vient de prendre son service ; c'est dimanche ; il est tiré à quatre épingles, rasé de frais, avec la moustache relevée au fer. Une voiture à deux chevaux, munie de ces roues en caoutchouc qui lancent la boue jusqu'au premier étage, arrive tout là-bas, à un train d'enfer, si vite que plusieurs passants s'arrêtent à la regarder. La voiture approche, elle est là, elle a passé, lançant un double jet boueux ; le sergent de ville a été inondé du haut en bas : son manteau ruisselle, et son visage est criblé d'une boue jaunâtre faite de poussière et de crottin de cheval. Tranquillement, il s'essuie, sans un geste de colère, tout en regardant la voiture disparaître au loin.—«Svini !» (les c... !) dit quelqu'un, en passant près de l'agent pour traverser la rue.—«Ça ne fait rien ! nitchévo !» répondit celui-ci avec un sourire.

Une autre fois, passant, un dimanche de novembre, près du Dévitché Polié, j'aperçus un homme du peuple qui marchait à grands pas, vêtu seulement d'un pantalon, le torse nu, malgré le froid : il était ivre. Un camarade qui courait après lui voulut lui donner son paletot, mais il n'en voulut pas et le jeta à terre. L'ivrogne allait traverser l'allée ; un sergent de ville l'aperçut ; sans hâte, il vint au-devant de lui, et, doucement, sans gestes et sans éclats de voix, lui adressa la parole. Au bout d'un instant, l'homme ivre tendit la main au camarade qui s'était rapproché, remit sa chemise, son paletot, sa casquette, et s'en alla... Chez nous, on eût saisi le malheureux, on l'eût brutalement conduit au poste, meurtri par la pression de poignes exaspérées sur la chair nue...

Ces bons sergents de ville sont, en général, les fonctionnaires les plus doux de la police russe. Le plus infirme gratte-papier dans un commissariat est bien autrement grossier et brutal que ces moujiks en uniforme. Ceux-ci sont polis, affables, prêts à rendre un service. Ils se tiennent toujours au milieu des rues, et on les voit, de temps à autre, comme de grands collégiens, fumer dans leur poing une cigarette, en surveillant les environs. Aux carrefours, ils se dressent comme des bornes, que les cochers, sous peine d'amende, doivent contourner.


Pas d'élégance dans la rue, le climat s'y oppose. Les pieds des passants sont emprisonnés de caoutchoucs, ou, s'il y a de la neige, enfouis dans d'informes et chaudes bottes en feutre ; les corps disparaissent dans des manteaux amples, sans forme, mais chauds, qui touchent presque à terre et se boutonnent sous le menton. Hommes et femmes sont coiffés de toques. Assurément, la toque peut être en astrakhan fin ou en fourrure choisie, et valoir cent ou deux cents francs ; mais, en passant, on ne la distingue point. Il en est de même pour les fourrures, qui sont tournées à l'intérieur, ou bien pour les cols, qui sont relevés. Ajoutez que les Russes n'aiment pas aller à pied, que les fiacres sont bon marché, et qu'une aisance moyenne vous permet cheval et voiture.

Les trottoirs sont bordés de bornes en pierre destinées, lorsque la neige exhausse la chaussée, à protéger les piétons contre les traîneaux qui font parfois, de biais, d'involontaires glissades. Ces trottoirs sont très élevés ; de plus, ils sont étroits. Le trottoir n'est pas ici un lieu de promenade et de bavardage, c'est seulement un moyen de communication. D'ailleurs, quand il fait froid, on n'aime pas plus parler que fumer dehors : le contact de l'air glacé avec l'arrière-gorge est aussi désagréable que dangereux. La rue est donc faite pour se rendre d'un endroit à un autre et non pas pour s'y attarder, pour voir ou être vu. Les étalages, sauf dans deux ou trois rues, sont rudimentaires et ne tirent pas l'œil. C'est même une coquetterie de certaines grosses maisons de manier des articles précieux dans des magasins nus, sans apparence. Les boutiques les plus élégantes, dans les rues ordinaires, sont celles des pharmaciens et des boulangers—le pain de Moscou est célèbre ; quant aux boucheries, béantes sur la rue, avec leurs viandes ouvertes dans la peau, ou étalées sur des tables, sans apprêt, sans soin, elles sont répugnantes.

Une rue de Londres est bruissante d'affairement, de gens pressés qui vous croisent ou vous dépassent indifférents. Une rue de Paris est animée sans hâte, active sans bousculade, élégante sans tapage. Une rue de Berlin est d'une propreté minutieuse qui, dans certains quartiers, fait presque mal, parce qu'un chien qui passe ou un ouvrier en chapeau défoncé y font tache ; en outre, elle est si large qu'elle ne paraît jamais remplie. Une rue de Moscou n'est ni active, ni élégante, ni propre ; elle a une vie paisible, tour à tour, dans du gris et dans du blanc, avec de petits véhicules, fiacres ou traîneaux, et des files de chariots, interminables et lentes, qui semblent des déménagements résignés d'on ne sait quels inépuisables magasins[26]. C'est assurément la plus aimable des rues que je connaisse en Europe.

[26] Les chevaux russes ont plus d'endurance que de force : on les charge peu : six ou sept sacs de farine, par exemple ; mais on multiplie le nombre des camions acheminés en file indienne.


«Les Russes, dit-on couramment, savent toutes les langues.»—C'est une grosse erreur. Ils apprennent presque toujours, il est vrai, la langue des pays étrangers sur lesquels ils s'aventurent, mais ce sont toujours les mêmes qui voyagent à l'étranger, et, forcément une minorité.

Les Russes n'apprennent pas une langue vivante plus vite ni mieux qu'un Allemand ou un Français ; seulement, leur prononciation est beaucoup plus correcte : lorsqu'ils savent cent mots d'une langue, ils les prononcent si aisément, qu'ils donnent l'illusion d'une connaissance assez complète. Ce qui a fait naître la légende relative à leur facilité d'apprendre les langues, c'est d'abord que l'on n'a vu longtemps à l'étranger que la haute aristocratie[27] russe ; or, ces familles ne parlaient russe qu'à leurs domestiques, et, encore, fort incorrectement ; le français était leur vraie langue maternelle. C'est aussi parce que les enfants des riches familles appartiennent dès le berceau, et pratiquent sans cesse une ou deux langues vivantes.

[27] Sous Nicolas, un passeport coûtait plus de mille francs, et, par suite, n'était pas accessible à beaucoup de personnes.

Mais, si l'on se mêle, en Russie, à cette partie de la société qui n'a étudié le français ou l'allemand qu'au lycée[28], ou si l'on fréquente, à l'étranger, des Russes qui n'ont pas appris ces langues avec leurs gouvernantes, on s'aperçoit qu'ils éprouvent autant de peine que nous à les étudier, une fois parvenus à l'âge adulte. Je sais des Russes qui vivent en France ou en Allemagne, et qui écorchent les deux langues sans pitié. Il faudrait en finir une bonne fois avec ce préjugé qui fait des Slaves les «appreneurs» de langues par excellence, et des Anglais ou des Français les peuples les plus réfractaires à cette étude. Certes, il est, par tout pays, en Russie comme chez nous, des gens qui ne retiennent pas les mots d'un idiome étranger ; mais, pour la moyenne, cette étude ne présente que de médiocres difficultés : il n'y faut que de la persévérance. Les Russes le savent si bien qu'ils ne considèrent l'étude des langues que comme un moyen de travail ; nous sommes, nous, si en retard sur ce point, que, lorsque d'aventure nous possédons deux ou trois langues vivantes, nous croyons avoir réalisé une fin, et nous croisons orgueilleusement les bras.

[28] Les classes de langues vivantes dans les lycées russes sont plus faibles que n'étaient les nôtres avant la suppression du thème au baccalauréat : depuis cette mémorable réforme, nous nous valons.


Beaucoup de femmes russes paraissent supérieures à leur mari, même quand celui-ci est très intelligent. C'est bien souvent, je le sais, une illusion d'optique, mais cette remarque frappe tous les Français. Nous sommes prévenus ainsi par l'attitude indépendante de la femme russe, qui ose avoir une opinion en dehors de son mari, et l'exprimer devant un étranger. En outre, l'étiquette russe, moins sévère que la nôtre, n'interdit pas, dans un salon, les discussions passionnées. Les visiteurs ont une grande liberté d'allures ; il ne restent pas rivés au fauteuil qu'ils ont choisi dès l'entrée ; ils peuvent se déplacer, choisir leur interlocuteur, se mêler à telle discussion qui les intéresse ; les vastes proportions des salons russes invitent à cette dispersion, de même que nos salons exigus font une nécessité du demi-cercle autour du foyer. La femme se trouve ainsi mêlée à des conversations sérieuses, au lieu d'être condamnée aux éternelles causeries sur les potins et les chiffons. Puis, la société russe n'a pas encore attaché à toutes les opinions une étiquette qui les fait nobles ou roturières ; on n'observe guère ici non plus de ces opinions de famille qu'on voit, ailleurs, professées en tout lieu, sur le même ton, par le mari et par la femme. On n'échange pas de regards avant de se prononcer sur une idée : on dit ce qu'on en pense, si l'on en pense quelque chose. La banalité n'est pas exclue par là, mais la conversation y gagne parfois une élévation, une ardeur convaincue qui vous emportent : surtout, les femmes s'y mêlent autrement qu'en minaudant.

N'oubliez pas que, si la femme est très libre de ses pensées, en retour, on ne la ménage pas dans la discussion. Causer n'est plus l'équivalent de : être aimable ; les choses qu'on dit ont une certaine valeur pour ceux qui les disent : dès lors, il n'y a plus à garder de ménagements galants. On discute avec une femme comme avec un homme ; l'ardeur féminine est excitée par cette lutte, l'imagination s'échauffe, les arguments se pressent, tumultueux : vous n'êtes guère habitués à voir une femme mettre autant d'elle-même dans une causerie : vous l'admirez.

Grâce à cette indépendance, on arrive à connaître une Russe bien plus vite qu'une Française : circonstance heureuse, car elles gagnent à l'intimité. Souvent jolies, elles ont pourtant peu de grâce : on s'aperçoit vite qu'elles sont habituées à traîner aux pieds de lourdes chaussures imperméables, et à porter sur les épaules des vêtements épais et sans forme : la grâce suprême de la démarche et des attitudes leur est refusée. Rapprochées de l'homme par leur indépendance, elles ont pris quelque chose de notre disgracieuse allure. En revanche, elles sont singulièrement attirantes et captivantes, grâce au moelleux et à la franchise de leur esprit, grâce à leur simplicité et à leur conviction. Comme on les connaît mieux, quand elles déplaisent c'est plus sûrement ; quand elles plaisent c'est peut-être plus à fond ; quand on les aime... je suppose qu'il se mêle au trouble de la passion un sentiment de sécurité confiante, rare partout ailleurs.

Puis, les mœurs sont d'une si touchante simplicité ! l'usage autorise si aisément la confiance des tête-à-tête ! Les femmes, protégées par les habitudes d'une race plus calme que la nôtre, et habituées de bonne heure à se guider seules, ont une tranquillité, une possession d'elles-mêmes qui leur permettent de s'entretenir seules longuement avec un homme, sans qu'il intervienne entre eux un seul instant de gêne. Parfois, le soir, assez tard, voulant passer quelques heures chez un ami, vous ne rencontrez que sa femme. Elle vous retient : le samovar s'allume, et bientôt la conversation s'engage doucement. Ces heures d'intimité sont doublement précieuses, avec une femme intelligente, et j'ai conservé de quelques-unes de ces soirées un lumineux souvenir. A propos d'une observation souvent futile, la discussion s'engageait à fond : nous ne sommes pas habitués à voir une jeune femme faire le tour de son cœur et de son esprit, sans arrière-pensée de coquetterie, avec une telle assurance et une telle franchise. Ainsi, par exemple, à propos de Lourdes de Zola, Mme I... et moi avons causé religion. Elle ne croit plus ; élevée dans un milieu ecclésiastique, son âme droite a été froissée par certaines hypocrisies orthodoxes ; les popes aux longs cheveux et aux grandes barbes qui se sont penchés sur son berceau, quand elle était petite, lui sont devenus odieux, dès qu'elle a été en âge de comprendre le peu de conformité qu'il y avait entre leur vie et leur doctrine. Trop intelligente pour faire comme tant de Russes, et mépriser les prêtres tout en respectant leur ministère, elle s'est peu à peu détachée de ses croyances. Elle dit tout cela sans haine, mais avec un accent de conviction qui impose ; négligemment, sa main caresse sa petite fille qui joue près d'elle : le contraste est singulier, entre ce tableau d'intérieur paisible, et la grandeur triste de cet aveu d'incroyance.

Un autre jour, dans un salon luxueux, je cause avec Mme B... de l'instruction populaire, à laquelle elle consacre une partie de ses forces. Comme je lui exprime mes doutes sur l'efficacité moralisatrice de cette œuvre, nous voilà bientôt en pleine discussion. Essayez d'être galant ou de débiter un madrigal à une femme qui s'exprime avec cette passion ! Arguments longuement mûris, raisons de pur sentiment, ironie, elle emploie toutes les armes pour m'accabler ; et, lorsque M. B... rentre enfin, assez à temps pour couvrir ma retraite, je suis subjugué par cette éloquence et tout ému d'admiration. Les sujets de conversation sont inépuisables avec de pareils esprits qui transforment tout par leur conviction, et, l'un des plus amers regrets que j'aie emportés de Russie, c'est d'être privé de la société de ces femmes qui sans oublier leur rôle et empiéter sur le nôtre, savent s'ouvrir à nous avec tant de simplicité confiante.


Les femmes qui appartiennent à la société éclairée, à ce que les Russes nomment l'intelliguensia, reçoivent une instruction soignée. Les lycées de filles pullulent en Russie ; on a voulu donner à la femme les mêmes armes qu'à l'homme dans la lutte pour la civilisation. Ces lycées sont restreints pour la plupart à l'enseignement moderne : les Moscovites citent toutefois avec orgueil un gymnase où leurs filles peuvent apprendre le latin et le grec. Deux ou trois langues vivantes, le russe, l'histoire, la géographie, l'histoire naturelle, les éléments d'algèbre, un peu de philosophie, telles sont les principales matières enseignées dans les lycées ordinaires. C'est terrible, même sans le grec et le latin ! Heureusement, il y a des tempéraments : je sais des élèves du gymnase classique qui sont restées simples et charmantes, et mettent leur coquetterie à ne pas laisser voir qu'elles savent conjuguer λύω ; et j'ai vu également des jeunes filles sorties du lycée «moderne» ne pas vouloir renoncer au charmant privilège que possède leur sexe, d'introduire l'individualisme jusque dans l'orthographe.

Ces lycées de filles dont les Russes sont si fiers m'inspirent peu d'enthousiasme ; d'abord la période d'études y est beaucoup trop longue, et les minces résultats obtenus ne justifient pas un tel déploiement de travail. Puis, ces lycées, en habituant les jeunes filles à croire que leur instruction vaut, en son genre, celle des jeunes gens, développe en elles un sentiment d'orgueil qui s'accorde mal avec la simplicité russe, et qui leur fait parfois trouver indignes les devoirs humbles de la famille. Passe encore si toutes ces jeunes filles appartenaient à des familles aisées ; mais la grande majorité, dans ce pays où, du haut en bas, on vit au jour le jour, sont sans ressources. Le lycée les distrait huit ans aux occupations de la famille, et développe en elles, parfois, des ambitions et des besoins incompatibles avec leur situation. On trouve beaucoup de déclassées en Russie : la faute en est, je le crains, aux lycées de filles : la superstition de la «carrière libérale» se développe aussi aisément là-bas dans le cerveau d'une bachelière de dix-sept ans, que chez nous dans celui d'un rhétoricien. Je plains certes l'homme condamné à vivre de leçons ; mais je plains triplement la femme qui se trouve dans cette nécessité : combien en est-il, hélas, sur le pavé de Moscou !

Les Russes attribuent à leur avance intellectuelle, le développement qu'a pris chez eux l'instruction des femmes : à mon sens, ils se trompent ; au lieu d'être une avance, c'est le signe d'un retard qu'ils veulent regagner. Ils ont caressé le rêve de rattraper en quelques années les civilisations occidentales : pour cette campagne, tous les combattants ont paru bons et la différence des sexes s'est trouvée négligée. Il s'agit de l'émancipation commune, ils veulent lutter tous, sur le même pied, avec des forces égales et un égal dévouement. Écoutez-les : ils s'indignent si vous soutenez qu'il est, dans les choses intellectuelles, tout un domaine où les femmes n'ont que faire, ou bien, si vous voulez limiter l'action des femmes au cercle que leur imposent les habitudes de l'Occident. Je ne sais pas de pays, même en comptant l'Angleterre, où la femme renonce plus volontiers qu'en Russie à se souvenir de son sexe, des privilèges qui lui sont reconnus, et des exigences qu'il autorise. Souvent même, en causant, je n'ai pu faire comprendre à des Russes ce que j'entendais par ces attributs et ces limites de l'esprit féminin. Ils admettent volontiers qu'une femme intelligente est l'égale de l'homme, et que le ménage, par exemple, est moins une hiérarchie qu'une fédération. Il faut donc instruire ces femmes, et les instruire comme on instruit les hommes : de là tous ces lycées de jeunes filles. De là aussi toutes ces femmes sans sexe, ces artistes ou ces étudiantes aux cheveux courts, ces employées graves, par exemple dans les bureaux de poste, où leur dolman à boutons de métal exagère encore l'expression masculine de leurs traits endurcis.

Pourtant, le sérieux développement qu'a pris en Russie l'instruction des femmes a bien aussi des avantages. Dans la société cultivée, les femmes sont en général bien plus instruites que chez nous ; elles s'intéressent à beaucoup plus de choses, pratiquent plus volontiers, et sans souci de la vogue, la musique, les émotions d'art, la littérature. On sent que leur esprit a été à une autre école que celle de nos couvents à la mode. Souvent, elles savent plusieurs langues vivantes ; dans leur longue réclusion hivernale, elles lisent beaucoup et volontiers ; enfin, elles vont au peuple pour l'instruire : c'est la façon la plus commune, pour les dames russes, de faire la charité, et cette façon est noble et grande.

La préoccupation du chiffon joue chez elles un rôle bien moindre que chez nous, au moins dans la société moyenne que j'ai surtout fréquentée. De même, dans des ménages qui vivent sur le pied de 30 000 à 50 000 francs de rente, avec chevaux, voitures et maison élégante, je suis étonné de voir le peu de place que tient la toilette. C'est toujours le même souci du pratique, du commode, que j'ai signalé ailleurs, et que je retrouve ici, opposé à cet amour du paraître qui ronge chez nous une partie de la bourgeoisie enrichie. Presque tout est ici plus simple, plus ouvert, moins fait pour l'œil, et en même temps, plus solide et assuré.

Certes, je l'ai dit, la grâce ici est moindre que chez nous, les femmes sont d'ailleurs souvent fatiguées par de nombreuses grossesses ; de plus, elles sont nourrices. Les familles de huit, dix, douze enfants ne sont pas rares ; cinq ou six sont une moyenne dans la bourgeoisie. «J'ai eu onze enfants, me disait une grande dame, j'ai donc au moins passé vingt-deux ans de ma vie à des soins exclusifs de petite enfance ; comment aurais-je pu faire de l'élégance, et surtout développer mon esprit et agir sur mon entourage ?» Celle qui parlait ainsi, une des femmes les mieux douées, que j'aie jamais approchées en Russie, se calomniait, car son esprit est d'une culture supérieure et d'une rare pénétration ; mais, appliquée au commun, sa boutade était juste. Les charges de la maternité sont, en bien des cas, le seul obstacle qui s'oppose en Russie à ce que les femmes marchent réellement de pair avec les hommes ; et ces charges sont bien autres que chez nous, au moins durant les premiers mois. On ne parle pas ici de mettre un enfant en nourrice, cette habitude française paraît aux dames russes une monstruosité. Beaucoup, d'ailleurs, se l'exagèrent, et je me souviens d'un médecin qui s'imaginait que nos fils et nos filles ne quittaient pas le village de leur nourrice avant l'âge de sept ou huit ans ! Les enfants russes sont allaités par leur mère, ou tout au moins sous ses yeux, lorsqu'elle est trop faible pour nourrir elle-même. Des familles même peu aisées ont une nourrice spécialement attachée à l'enfant ; si l'aisance augmente en même temps que la famille, chaque enfant a sa nourrice. On persuade malaisément à une dame russe que, chez nous, une nourrice sur lieu est une dépense sérieuse, un luxe hors de la portée des bourses moyennes.


Je n'ai pas de documents précis qui me permettent d'établir le budget de quelques familles prises comme type. Les Russes aisés que j'ai fréquentés ne parlent jamais d'argent : ils y mettent, je crois, une certaine coquetterie : issus de familles enrichies par le commerce, ou bien commerçants eux-mêmes, ils font mine d'oublier tout intérêt matériel, dès qu'ils ont franchi le seuil de leur maison particulière. Jamais de ces détails que les Anglais vous fournissent si volontiers. Parlez argent, on vous répondra chasse ou littérature. Seuls, les fonctionnaires moyens, les professeurs, par exemple, ne font aucune difficulté pour vous donner des chiffres : leur traitement est connu ; des rentes, ils n'en ont guère (ceux qui possèdent des revenus en dehors de leur traitement, les tiennent en général d'une terre). J'attribue cette situation à ce que les Russes vivent largement et n'aiment pas économiser sou par sou : s'ils ont donc une terre d'héritage, ils la font valoir, mais s'ils n'en ont pas, ils n'aiment guère à vivre en deçà de leurs ressources, pour amasser un capital. D'ailleurs, les chiffres que m'ont donnés ces fonctionnaires n'ont rien de caractéristique ; le budget d'un professeur à Moscou et à Paris s'équilibre ou à peu près. La différence est que, dans les lycées russes, les professeurs sont payés d'après le nombre d'heures de leur enseignement, système fâcheux qui donne l'avantage à ceux dont les poumons sont le plus résistants et la conscience professionnelle le plus élastique. Les professeurs avides se font attribuer un grand nombre d'heures, et, en dehors du lycée, ils ne font plus rien : le niveau du corps enseignant baisse d'autant. Grâce à ce système, un professeur de Moscou reçoit, à nombre d'heures égal, beaucoup moins qu'un professeur de Paris. Mais, comme ils ne craignent pas de donner jusqu'à trente heures de classes par semaine, les traitements s'égalisent : de six à sept mille francs, l'un dans l'autre.

Ajoutez les leçons. Moscou est couverte de pauvres diables, étudiants misérables ou institutrices dans le besoin, qui distribuent des répétitions à 50 copecs le cachet, et même à beaucoup moins. Mais, en revanche, je sais des professeurs qui ne font pas payer moins de 5 roubles (15 francs) la répétition normale d'une heure, et qui, parfois, réclament 8 ou 10 roubles. Enfin, à ces différentes ressources, il faut souvent ajouter des pensionnaires. L'internat est, heureusement, beaucoup moins développé chez les Russes que chez nous : il faut trouver des familles où loger les enfants dont les parents n'habitent pas la grande ville : les professeurs sont tout désignés pour les accueillir.

En somme, la différence n'est pas très considérable entre la Russie et l'Occident pour tout ce qui concerne les fonctionnaires moyens : la vie de ces fonctionnaires ressemble surtout de très près à celle de leurs confrères d'Allemagne. Seulement, ils n'ont pas la même façon de se réunir. Les Allemands reçoivent rarement leurs amis chez eux : ils se réunissent dans les brasseries. Les Russes, au contraire, ouvrent volontiers leur maison à leurs amis et connaissances : deux ou trois verres de thé, quelques ronds de saucisson et de longues parties de cartes font les frais de ces réunions.

Dans la riche bourgeoisie, la vie est, au contraire, très différente de ce qu'on observe chez nous. Beaucoup plus de confort et beaucoup moins d'apparat. La maison ouverte à toute heure, et la table mise sans la moindre façon. Je crois que l'on vit mieux, à fortune égale, à Moscou qu'à Paris. En voici une des raisons : le rouble, l'unité monétaire, a (au change actuel) une valeur triple du franc ; par suite, un revenu de 10 000 roubles équivaut bien à 30 000 francs, mais ne représente pourtant que 10 000 unités monétaires (il y a bien des cas où l'on paye un rouble ce que nous payons 1 franc ou 1 fr. 50). Aussi, une famille qui n'a que 10 000 roubles de revenu, ne se considère-t-elle pas comme riche : elle vit donc simplement, beaucoup plus simplement qu'une famille française qui possède 30 000 francs. D'autre part, si tous les objets de luxe coûtent beaucoup, en revanche, les fournitures de la vie courante se payent à peu près au même prix que chez nous, parfois même un peu moins cher. Il arrive ainsi que la famille que j'ai prise pour type, avec 10 000 roubles de rentes, ne se considérant pas comme très riche, et n'ayant pas, par conséquent, d'obligations de luxe dispendieux, peut consacrer ses revenus à l'organisation d'un sérieux confort qui n'est pas plus coûteux que chez nous. Elle peut, de la sorte, vivre beaucoup plus largement que ne ferait une famille française placée dans des conditions analogues.

Avoir sa voiture, par exemple, n'est pas à Moscou un signe de grande fortune : souvent même, sans vivre très luxueusement, on a deux ou trois voitures, autant de chevaux et de cochers. Le nombre des domestiques, qui a diminué depuis l'abolition du servage, est encore très considérable dans les familles riches. Voici, par exemple, un jeune ménage avec quatre enfants en bas âge ; je compte : trois nourrices, une femme de chambre, une cuisinière, deux cochers, une blanchisseuse et un moujik pour les gros travaux ; le revenu ne dépasse certes pas 10 000 roubles ; ce sont des gens simples, ennemis de toute ostentation et sachant compter. Voici une autre famille : ménage âgé dont les enfants sont mariés et vivent hors de la maison ; ce sont des gens riches, qui très certainement ne dépensent qu'une faible partie de leurs revenus, parce qu'ils n'ont pas le goût du monde, sortent fort peu et détestent les réceptions d'apparat ; chez eux, cependant, on est toujours admirablement reçu, et leur vie, à laquelle participent aisément les amis ou les visiteurs, est d'un plantureux confort. Je n'ai aucune idée sur le chiffre de leurs dépenses : je sais seulement que ce sont des gens simples et très retirés ; comptons leurs domestiques : une femme de chambre, deux cochers, un chef, une cuisinière pour les gens, deux blanchisseuses, et un moujik pour les gros travaux : en tout neuf personnes. Pour trouver chez nous un pareil domestique, il faut citer des familles qui ont un grand train de maison et une grosse fortune.

Une pareille domesticité n'est pas sans inconvénients. Les serviteurs, plus nombreux, ne veulent rien faire en dehors de leur spécialité et, d'ailleurs, travaillent moins. D'autre part, la maîtresse de maison, ayant toujours sous la main un serviteur pour répondre au moindre de ses désirs, s'habitue aisément à ne plus rien faire par elle-même. Les Russes qui viennent en France sont frappés de notre activité domestique : «Comment, disent-ils, vous faites cela vous-mêmes ? et cela encore ? mais vos domestiques ?—Pardon, je n'ai qu'une bonne : elle ne se croise pas les bras, je vous assure !» Une femme nonchalante ou paresseuse trouve bien du charme à ces habitudes semi-orientales ; on en rencontre beaucoup en Russie, de ces femmes, grasses comme des sultanes, qui n'ont jamais fait œuvre de leurs doigts, et bornent leur activité à savourer des confitures dans de minuscules soucoupes, ou à fumer, étendues sur un moelleux divan, des papirosses fines à long bout de carton. Une femme active trouve, au contraire, grand avantage à cette profusion de serviteurs : la surveillance de sa maison l'occupe déjà assez sérieusement, et ce n'est pas mince affaire que d'empêcher le gaspillage parmi une valetaille si nombreuse ; mais la surveillance l'accapare moins que ne ferait un travail personnel : il lui reste du temps pour s'occuper de lectures, de musique, d'arts d'agrément de toute sorte. Le grand nombre des domestiques, en un mot, explique ces deux états opposés qui se remarquent fréquemment parmi les femmes de la riche société russe : l'ennui, l'incurable et terrible ennui, en face de l'activité intellectuelle toujours en éveil et toujours ingénieuse à s'employer.


En somme, mes observations sur la vie extérieure de la famille russe se résument ainsi : j'y ai retrouvé ce caractère, signalé partout ailleurs, de simplicité accueillante, opposée à nos habitudes d'amabilité affectée et défiante. Peu sensibles à ces mille raffinements du grand luxe, qui sont si dispendieux, les Russes peuvent, avec une bonne aisance moyenne, vivre beaucoup plus confortablement qu'on ne ferait chez nous. Ce goût de la commodité se reflète sur les mœurs et empêche les Russes de la société moyenne de mettre, comme on fait souvent chez nous, une partie de leur orgueil dans le paraître. Mais aussi, ce goût du confort les empêche de s'imposer des sacrifices incessants d'économie : le sentiment de l'épargne, de la nécessité du «pain sur la planche», qui est le fond de notre nature, leur est, à eux, complètement étranger. Ceux même qui amassent de l'argent, qui s'enrichissent, qui regardent à quelques copecs, ne sont pas économes au sens que nous donnons à ce mot : vilains aujourd'hui, vous les verrez demain, pour satisfaire un caprice, jeter, sans compter, des dizaines ou des centaines de roubles. Ce peuple est plus près que nous de la nature, de là sa bonté, sa simplicité ; mais, plus que lui, nous nous défions de la nature et de ses penchants dangereux ; de là cette perpétuelle surveillance que notre société moyenne exerce sur ses instincts, de là notre économie. De vingt à quarante ans, je préférerais peut-être la vie de Moscou ; après quarante ans, quand l'heure vient de consommer ses réserves, j'aimerais mieux, sûrement, la vie française.


Visite au camp où les troupes passent l'été, près de Moscou. Les soldats, pour la plupart, dans leur coutil blanc, ont des visages noirs comme des moricauds. Je jette un coup d'œil sur la bibliothèque d'un officier qui m'a offert de me reposer chez lui ; voici ses livres : un dictionnaire grec-russe, une histoire de la philosophie en russe ; puis, en allemand : les Paralipomena de Schopenhauer ; en français : Thiers, Guizot, Rémusat, de Jules Simon, et l'Eau de Jouvence de Renan. Cet officier est froid d'aspect ; mais c'est un tendre ; une nature passionnée, avide d'activité. Ce milieu d'ignorance et de vaine coquetterie doit lui déplaire : sa distinction dédaigneuse doit souffrir des saouleries d'officiers et des conversations vides ; mais il ne se plaint pas. Il aime passionnément la chasse qui lui donne l'illusion de l'activité ; ici, dans sa tente, entre ses livres de philosophie, «il tresse de la paille, pour oublier». Une belle nature, un caractère d'un métal rare, merveilleusement trempé...

En continuant l'excursion, nous passons près d'un menu bouquet d'arbres. On me dit que cette place est un champ de repos. En 1812, lorsque les Français approchaient de Moscou, une escarmouche eut lieu près d'ici entre une poignée de Cosaques et une troupe française. Les morts, Cosaques et Français, furent enterrés côte à côte dans ce petit champ, au bord de la route. Depuis, des bouleaux y furent plantés par une main pieuse. Et maintenant, sous les branches éplorées qui tombent en gerbe autour des troncs blancs, quelques vagues renflements et une seule croix reposent. Ils sont là côte à côte, fraternellement, ces bons soldats, ces paysans venus de si loin pour s'entre-tuer, sans se haïr, sans se connaître même. La mort les unit dans la paix de la plaine verte. Cette poignée de tombes inconnues est touchante.


Sonia, la cuisinière, me raconte que, cet été, elle a fait ses dévotions dans un monastère du gouvernement de Smolensk. Elle en a rapporté des choses saintes : du sable bénit, contre je ne sais quelle affection, et du bois bénit qui guérit le mal de dents. Sonia m'explique qu'un saint moine, dont on conserve là-bas les reliques, souffrait fréquemment de ce dernier mal : or il avait édifié sa cellule sous un gros arbre : à sa mort, les moines imaginèrent de débiter les rameaux de l'arbre protecteur comme un remède contre les douleurs dentaires. Sonia en a acheté un morceau.

—Et cela fait du bien, Sonia ?

—Certainement !

—Pourquoi ne me l'as-tu pas prêté, l'autre jour, quand j'avais une fluxion ?

—Parce que vous n'avez pas la foi.

—Tu as donc la foi.

—J'ai la foi.

Sonia, malgré ses principes, ne se pique pas d'une honnêteté parfaite ; pour elle, tout s'excuse quand on aime : elle a aimé.

—Qu'est donc devenue cette femme de chambre qui était ici l'an dernier au moment de mon départ ?

—On l'a renvoyée, fait Sonia ; elle se conduisait mal.

Et comme j'exprime mon étonnement, Sonia me répond :

—Bah ! elle disait que c'était en elle une nécessité ; elle est si jeune ! c'est bien naturel...

Telle est la morale de Sonia, la cuisinière, une laide fille dévouée et bonne comme un terre-neuve, travailleuse comme une fourmi, et à laquelle n'importe qui, dans la maison, confierait sans la moindre inquiétude une grosse somme d'argent. Pieuse à sa façon, honnête d'après sa définition, cette pauvre fille est encore tout près de la nature : c'est un bel exemple d'inconsciente immoralité. Je me demande seulement ce que la vie donne à ces pauvres êtres.


L'autre dimanche, chez T., au milieu d'une conversation animée, je vois entrer un petit vieillard bien tenu. Il est gentiment mis, propret dans son veston collant ; il a une cravate fraîche, un col et des manchettes blanchis à neuf ; il est rasé avec soin : une tenue d'un négligé très raffiné. Un petit nez rosâtre en l'air, une petite moustache grise, fine et courte, le crâne haut et plein, mais tondu si ras qu'il a l'air tout nu, d'une nudité amusante, d'une nudité de petit enfant qu'on démaillote. Ce petit homme est gourmet : il savoure le thé, lèche les confitures, croque les petit gâteaux avec des mines de connaisseur : très entouré des femmes, il conte, derrière ses lunettes, des choses fort graves, semble-t-il, mystérieusement.

Je n'avais pas entendu son nom : mais, le lendemain, je l'ai rencontré de nouveau et il s'est fait connaître à moi. Il est romancier, et il a du succès ; d'une inépuisable fécondité, il emplit de son nom les revues : il travaille surtout dans les romans à clefs, et ses portraits sont tellement crus que la méchanceté n'a même pas besoin d'intervenir pour en désigner les modèles. Il m'accapare, et s'obstine, malgré mes protestations et mes supplications, à me parler français. Il me raconte quelques-uns de ses projets, m'énumère les personnes qu'il connaît à Paris, une liste très bariolée ; il m'explique par le menu l'organisation d'une école dont j'ai fait partie, et cause, cause, sans s'arrêter, sans se lasser. Quand il reprend haleine, je le questionne sur une institution russe : il me répond en me parlant du boulevard.—«Mais, je viens de le quitter le boulevard !»—Il ne m'entend pas, il parle toujours.

C'est un spécimen outré et un peu comique de cette famille de Russes qu'on appelle Occidentaux. Pour eux, la vraie patrie c'est Paris—et quel Paris ! celui de deux ou trois salons cosmopolites, celui du boulevard et des lieux de plaisir. Ils parlent français plus volontiers que russe, un français coulant, mais bigarré d'expressions empruntées aux méthodes classiques, ou forgées sur le modèle de l'allemand. Leur prétendue connaissance de l'Europe occidentale est pour eux un signe de chic, et ils l'étalent. Mais ce qu'ils rapportent de leurs voyages n'est rien qu'un vernis qui masque leur originalité, sans transformer le moins du monde leur caractère : ces acquisitions superficielles auxquelles ils tiennent tant n'éblouissent que les naïfs. Nous avons tendance à juger la Russie sur de tels hommes, rencontrés aux Champs-Élysées ; grâce à Dieu, nous nous trompons : la Russie vaut mieux que ces hommes, et eux-mêmes vaudraient mieux s'ils secouaient le joug. L'écrivain que voici possède un talent incontestable, et sa faculté d'assimilation est grande ; si, pourtant, sa conversation paraît parfois vide et ennuyeuse, c'est parce qu'il veut forcer son naturel ; il eût été un Russe distingué ; il n'est, sous son travesti, qu'une médiocre copie d'Occidental, et les Russes le plaisantent.


Un autre type d'Occidental, aimable, celui-là, et sans prétention. La France le charme : les choses françaises lui semblent toutes meilleures que les choses russes : la vie plus douce, les hommes plus accueillants, les mœurs plus délicates, les produits moins chers et plus élégants. Outre Paris, il chérit un coin de province cosmopolite qu'il revoit chaque année, où M. le maire le salue, et où le receveur des postes est son ami. Il sourit en nous parlant de la cordialité de ces braves gens, avec lesquels il fait la partie ; son enthousiasme est atténué par un clignement d'yeux ; il n'est qu'à moitié dupe de sa passion. Au demeurant, c'est un vrai Russe dont le voyage a affiné les goûts. D'ailleurs, sa gallomanie, si flatteuse pour nous, n'est pas gênante : elle est modeste et intime.


A tout propos, les Russes répètent : «Nous connaissons l'Europe, mais l'Europe ne nous connaît pas.» Nous les croyons sur parole, et nous avons tort. Certes, nous connaissons mal la Russie, mais les Russes connaissent bien mal aussi la France. Sans doute, chaque année, quelques centaines d'entre eux viennent chez nous, la poche gonflée de roubles. Mais que voient-ils ? Paris, Vichy, Nice et Biarritz. A Paris, ils fréquentent les théâtres, les lieux de plaisirs, les musées ; mais ils n'ont jamais pénétré dans une vraie famille française. Ils savent de nos mœurs tout ce qui est extérieur, rien de l'intimité. Les idées les plus baroques se colportent dans leur pays au sujet de nos intérieurs ; ils ne nous ont jamais vus à table, jamais en famille, ou au salon ; ils ignorent jusqu'au combustible qui nous sert à la cuisine. Nous ne faisons rien, d'ailleurs, pour leur faciliter une connaissance plus exacte de nos mœurs ; avec nos dehors aimables, nous sommes la nation où les intérieurs s'ouvrent le plus malaisément à un étranger. Aussi m'arrive-t-il à chaque instant, en causant avec des Russes qui ont vécu chez nous, de corriger une idée fausse qu'ils se sont faite au sujet de quelque habitude française. Seulement, mes interlocuteurs croient si fermement «que les Russes connaissent l'Europe», qu'ils se défient de mes renseignements.

On a ici, par exemple, la plus mauvaise opinion de nos liens de famille. La plupart des Russes pensent que le sentiment de la famille n'existe pas chez nous ; vingt fois on me l'a dit, comme un fait acquis que l'on ne songe même pas à discuter.

La famille russe a un caractère plus patriarcal, mais moins cordial que la nôtre, du moins dans la classe moyenne et dans le peuple. Les rapports de parents à enfants sont en général moins affectueux que chez nous, ce qui est une nécessité des familles très nombreuses ; la surveillance des enfants, pour la même raison, est moins anxieuse. Comment a donc pu naître chez eux la sotte légende qui nous concerne ? Il doit y avoir là une induction inconsciente tirée de ce fait que nous mettons nos enfants en nourrice : conclure de là que nous ne les aimons pas a pu paraître naturel à des âmes simples.

—Et nos femmes, comment les juge-t-on en Russie ?—D'après nos romanciers, tout simplement, et non d'après les plus chastes ! Les œuvres de MM. Émile Zola et Marcel Prévost passent pour des miroirs fidèles des mœurs de la femme française. Protestons-nous avec indignation ? on ne nous croit pas ; on nous oppose toujours cet argument : «Mais alors, où donc vos romanciers prennent-ils leurs modèles ?»...

Enfin, les Russes sont persuadés que nous manquons de religion et, même, que nous n'avons pas de sentiments religieux. Ils se laissent tromper par l'explosion d'anticléricalisme qui a caractérisé notre politique durant ces dernières années ; chez eux, les prêtres n'ont aucune influence ; ils ne comprennent donc pas que nous ayons dû secouer le joug catholique ; chez eux, on admet sans sourciller qu'un homme soit forcé, de par la loi, de faire ses Pâques ; ils ne comprennent donc pas que cette violence puisse nous sembler monstrueuse. Puis, toute cette foule pieuse de la France catholique ou protestante, cette foule qui prie, qui se donne en bonnes œuvres, qui fait des pèlerinages, qui bâtit de monumentales églises, ils l'oublient involontairement. Enfin, s'ils se refusent à comprendre comment on peut être anticlérical et avoir, cependant, un sentiment très profond de la religion, c'est que chez eux les formes religieuses ont si intimement pénétré tous les actes de la vie ordinaire, qu'on ne les distingue plus aisément, à cette heure, de la religion dont elles sont un symbole discutable.

Jamais des embrassades franco-russes ne rapprocheront sérieusement le peuple russe du peuple français ; pour arriver à une intime union, il faudrait donner aux Russes une meilleure opinion de nous-mêmes. Au lieu de les éblouir par des fêtes et de les combler de cadeaux, il faudrait, modestement, sans fracas, leur ouvrir nos familles. Ils verraient alors ce qu'est la France moyenne, la France qui aime, qui travaille, et qui n'a point connaissance des romanciers à la mode. Ils verraient comment nous chérissons nos enfants, et de quelle reconnaissance ils nous entourent. Ils verraient ce que sont nos femmes, ils verraient leur dévouement modeste, leur courage au travail, leur fidélité : ils verraient, enfin, ce qui reste en nous de traditions morales, en dépit de l'envahissement du judaïsme nieur et démolisseur. Alors, les Russes sentiraient notre vraie nature, et, oubliant nos fanfaronnades de vices, que tous nos voisins prennent à la lettre, ils comprendraient que, sous l'écume de la surface, l'eau française coule saine et pure.


Je suis frappé de voir, à Moscou, le travail de civilisation et de relèvement moral du peuple auquel collaborent le corps enseignant et une partie de la bourgeoisie. L'ardeur qu'ils y déploient est merveilleuse, et je reste confondu par la somme de travail qu'ils fournissent, sans pourtant négliger leurs occupations quotidiennes. On sent vivement que toute cette part de la société a foi au progrès, et que chacun de ces hommes espère un jour pouvoir compter les âmes qu'il aura relevées et soutenues. Leur travail n'est pas une collaboration anonyme à un obscur jeu de rouages sociaux : ils en observent les effets directement, et cette idée les fortifie.

Pour tirer le peuple russe de l'état d'abaissement intellectuel et moral où il végète, la propagande religieuse, entendue à la façon protestante, n'aurait aucune efficacité. Le paysan russe est très pieux, en effet, selon toute apparence, mais sa piété ne ressemble guère à ce que nous entendons par ce mot. Sa piété, c'est d'abord une série compliquée de gestes religieux et de formules : saluts, génuflexions, signes de croix innombrables, répétés à tout propos, quand il prie, quand il jure, quand il bâille, et dont l'habitude devient si machinale, que sa pensée parfois n'y a plus aucune part. Puis, sa piété, c'est encore une vague rêverie de choses mystérieuses, la contemplation nonchalante d'un monde irréel et doux, placé très loin au-dessus de la vie. Gestes pieux et songerie mystique n'ont cependant, pour lui, aucun rapport direct avec les choses de l'existence. C'est un devoir de se signer devant l'icône, c'est un plaisir de lire des livres pieux qui font rêver ; mais cela n'a rien de commun avec l'eau-de vie, par exemple, qu'il est très doux aussi de boire. Ces hommes peuvent être d'une piété exemplaire, remplir sincèrement tous leurs devoirs religieux, et pourtant s'enivrer, mentir, voler. Le monde religieux, à leur sens, n'a pas de prise sur le monde réel : c'est pour cela que des popes peuvent être indignes, sans que l'autorité de la religion en soit atteinte aux yeux de leurs paroissiens.

Sur un tel peuple, une prédication qui porterait un caractère purement religieux n'aurait aucune action : ils écouteraient les prédicateurs gravement et avec plaisir, mais n'en feraient pas moins à leur tête. Le vrai moyen d'agir sur eux, c'est de les instruire.

De là cette passion scolaire qui fermente dans l'intelliguensia moscovite. Presque tous les jeunes gens riches que je connais sont curateurs d'une ou de plusieurs écoles primaires ; et parmi mes amis moins aisés, c'est un dévouement de tous les instants à l'œuvre de l'instruction populaire. Je n'ai pas encore esquissé le profil de ce bon Nicolaï Pavlovitch, la première figure amie que j'aie rencontrée à Moscou : deux yeux pétillants dans un ébouriffement de rare barbe blonde. Chez nous, il serait, sans nul doute, absorbé par ses succès de professeur et par sa carrière d'écrivain ; dans ce pays, il sent qu'il n'a pas le droit de se soustraire aux besognes plus humbles de l'éducation. Ils sont, lui et sa femme, parmi les membres les plus actifs d'un Comité de lecture à domicile qui réunit des représentants de l'élite intellectuelle de Moscou, et qui se propose pour but de répandre et de soutenir l'instruction dans la province russe. Il y a tant de gens, au fond des bois et des steppes, qui ne trouvent pas pleine satisfaction dans les cartes et dans l'alcool, et qui désireraient, non pas seulement lire des romans, mais surtout compléter leur instruction ! C'est à eux que s'adresse le Comité : il leur donne des conseils, établit pour eux des programmes d'études, leur rend accessibles les livres les plus indispensables : il arrache à l'abrutissement provincial des esprits curieux et studieux. N'est-ce pas une œuvre admirable, elle aussi, et profondément patriotique ?

La surveillance d'une école réclame peut-être un peu moins de perspicacité que l'organisation d'un choix de lectures, mais elle n'est pas non plus une occupation fictive. Je suis ému lorsque je vois des hommes dans la force de l'âge y consacrer une partie de leur temps, au lieu de s'abandonner à la vie facile que leur fortune leur permettrait. Il y a comme un tacite mot d'ordre auquel obéit instinctivement la meilleure part de la société moscovite. Le curateur d'une école y fait de fréquentes apparitions, suit de près maîtres et maîtresses, interroge les enfants, s'occupe des améliorations à introduire et aussi des achats, dont souvent il prend une grosse part à son compte. La passion de l'école, que j'ai signalée déjà au village, est si forte, même à la ville, dans certaines âmes, qu'elle les pousse à quitter une situation brillante pour aller au peuple porter la bonne parole. Sans parler de Léon Tolstoï et de ses filles, il me vient naturellement à l'esprit le nom de C. A. Ratchinsky, cet éminent professeur de l'Université de Moscou, qui est allé s'enfouir dans une campagne pour y devenir simple maître d'école. Nombre d'autres, moins célèbres, mais non moins convaincus, ont suivi cet exemple. Il est bon que notre dilettantisme se redise leurs noms, qu'il songe de temps en temps au travail de dévouement qui, à l'autre bout de l'Europe, s'accomplit dans ce pays jeune et vieux tout ensemble, et qu'il sache enfin admirer les fleurs d'apostolat que l'on voit çà et là s'épanouir sur les remparts dont s'entoure encore le monde russe.


L'extrême développement des lycées de jeunes filles a pour effet de créer dans la société russe un type de potaches féminins. Les jeunes filles, de douze à dix-sept ans, ont là-bas une allure bien autrement dégagée que chez nous. Elles sont toutes externes ; l'habitude d'aller chaque jour au lycée, seules pour la plupart, et d'y retrouver des professeurs hommes, leur donne une crânerie un peu mutine ; en même temps, elle les habitue à se montrer plus elles-mêmes, à ne pas se composer une physionomie artificielle lorsqu'elles se trouvent en face d'un homme ; en un mot, elles sont moins réservées, mais plus «nature» que les jeunes filles de nos pensionnats.

Au thé, je voyais, ce soir, un autre type créé par les lycées de filles : la répétiteuse, la pionne. Celle-ci est une brave femme, laide et bavarde, qui raffole des enfants et des confitures. Sans trêve, elle parle : elle raconte des histoires de lycée, des tours pendables joués par les élèves, et des ruses d'Apache inventées par elle pour les surprendre. Entendre une femme conter ces histoires qui ont occupé sept ou huit ans de notre vie, c'est assez piquant. Mais je ne puis me défendre d'une tristesse à l'idée que ce type de femmes inutiles et vaguement teintées de science tend à se propager, et qu'un jour nous le verrons chez nous aussi. Dans les lycées d'externes, passe encore ; mais si l'internat économique et commode, vient à l'emporter, ces existences manquées feront lourdement sentir leur dissolvante influence.


Je ne me lasse pas d'admirer Moscou. Les effets de lumière les moins rares sont délicieux sur les architectures polychromes qui s'y pressent. Le clair de lune des nuits fraîches a une transparence singulière ; les églises y profilent nettement leur tour et leurs bulbes ; et tout en haut, dans l'air, une flamme brille au-dessus d'elles, comme une lampe : c'est le reflet de la lune sur une croix d'or ou sur une coupole à carapace métallique.

Je descends parfois jusqu'à la Moskova, par des rues peuplées de misérables bouges, maisons d'un blanc sale, où les fenêtres font des trous noirs. Arrivé près du pont de Borodino, je me retourne, et je contemple le panorama blanc et vert qui s'étage au-dessus de la rivière. Les teintes du soir, reflétées par l'eau, sont infiniment tendres ; du bleu doux, puis du gris clair, puis du lilas, tendu en écharpe autour de l'horizon. La rive d'en face semble très escarpée ; quelques arbres et des buissons y ont poussé, et, sur la pente raide, presque à pic, de petites maisonnettes aux toits plats peinturlurés de vert se sont cramponnées. A certains jours, ici, vers l'heure du crépuscule, tout se tait. Les laveuses ont plié leur linge ; les dragons, là-bas, sur la rive, ont fini de panser leurs chevaux, et, sous les rayons obliques, délicatement tamisés, que jette le dernier regard du soleil couchant, toutes ces verdures, toutes ces blancheurs, ces tons neutres de la berge et ces étincellements des coupoles saintes, se mêlent dans une adorable paix, comme dans une religieuse attente de la nuit.


Dîner riche dans un luxueux décor. Conversation nulle. Des femmes sont là, richement parées, parfumées, soignées ; quelques-unes ont été jolies. Elles sont toutes très riches ou peu s'en faut. Au lieu de causer, elles s'observent les unes les autres ; elles ont raison, d'ailleurs, de s'observer : ces parures sont trop lourdes, et telle de ces dames a l'air de porter sur elle toute sa dot en bijoux. Ces parfums ne sont pas délicats, bien qu'achetés au plus cher. Ces toilettes, envoyées de Paris, sont mal portées. Toute cette société morose et guindée paraît expier, par on ne sait quelle tristesse, les fortunes amassées. On sent que tous ont le souci de paraître comme il faut ; le meilleur moyen, leur semble-t-il, est de rester graves, d'éviter tout sourire et toute familiarité. Je me demande si, dans ces cerveaux, germent quelques idées, en dehors du souci des affaires. Non seulement l'art et la littérature sont pour eux lettre morte, mais les manifestations de la vie sociale ne les touchent pas davantage. La politique ? on n'en parle pas ; le peuple ? il n'existe plus pour eux, depuis qu'ils en sont sortis. Ils mangent vite et gloutonnement. Après dîner, ils se réunissent par groupes mornes, où l'on fume silencieusement des cigares chers ou des papirosses. Les hommes sont encore supportables, car, avec eux, on peut causer chasse, femmes ou métier. Mais leurs épouses me glacent d'effroi : je n'avais jamais observé nulle part une pareille disproportion entre l'esprit et la fortune. Chez nous, une enrichie peut être sotte, mais elle aura pourtant une certaine conversation apprise, sinon naturelle : les enrichies que j'ai devant moi, sont faites pour engraisser, mollement étendues sur des divans, et pour être, de temps à autre, parées comme des châsses et silencieusement promenées dans un huit-ressorts, un peu à la façon du bœuf gras. Dans de pareils milieux, on comprend la distance qui sépare encore la Russie de l'Occident. Mais, en même temps, on admire et on goûte davantage encore les cercles de bourgeoisie riche où l'art, la littérature et l'échange des idées servent de prétexte aux réunions.


M. V., qui n'est plus jeune, mais qui est fort riche, a résolu d'avoir un salon littéraire ; comme il est veuf, sa fille le seconde. Des invitations formelles sont lancées, un peu dans tous les mondes dits littéraires : Université, littérature, journalisme : «Vous êtes prié de venir causer tel jour, à partir de telle heure.» Le souper est splendide ; mais, en revanche, la consigne est de causer. Il ne s'agit pas de s'entretenir de n'importe quel sujet venu : on cause sur des sujets donnés ; on disserte sur une question morale ou littéraire, et on est rappelé à l'ordre si l'on bavarde à côté. Tout cela est conduit avec un sérieux imperturbable ; le jour où j'ai été admis, j'ai été pris d'un fou rire : j'ai su depuis qu'on m'avait trouvé fort inconvenant : les Français, d'ailleurs, sont si légers ! Ce vieux monsieur et sa fille sont persuadés que leur salon est appelé à jouer un certain rôle dans la vie littéraire de la capitale...


Chez P., où je vais fréquemment et avec un plaisir toujours vif, je vois passer une partie de la société intelligente de Moscou. Je sais peu de maisons où la liberté soit aussi parfaite. Les mondes les plus divers s'y croisent, élégants ou négligés, riches ou pauvres, littérature ou commerce, et l'on n'observe pas entre eux de fissures. Le seul classement que j'y puisse opérer, c'est dans la valeur des esprits. On cause beaucoup, on ne rit pas moins. On entoure les derniers venus de l'étranger, ou ceux qui apportent une histoire nouvelle. Les groupes se font et se défont sans gêne, naturellement. On cause beaucoup de livres, car cette société suit de plus ou moins près le mouvement littéraire de quatre pays, Allemagne, Angleterre, France et Russie. Ils ont lu énormément : la moindre jeune fille m'étonne par le récit de ses lectures. Seulement, ces connaissances sont souvent un peu superficielles. Si je mets à part quelques hommes de métier, qui savent réfléchir et apprécier, ce monde séduisant manque fréquemment de critique. Hommes et femmes lisent beaucoup trop pêle-mêle, sans se rendre toujours compte des différences de temps et de manière. Ils vous jugeront trois œuvres dans une demi-heure, et vous aurez le sentiment qu'ils n'ont même pas cherché à comprendre les intentions de l'artiste. Une dame compare le Vase brisé de Sully Prud'homme à une poésie flamboyante de Théophile Gautier, sur un oignon de tulipe qui fait éclater une porcelaine de Chine : évidemment, elle a lu les deux poètes, mais, au lieu de se classer dans son esprit, ils s'y sont juxtaposés comme ils l'étaient dans la vitrine du libraire : ainsi du reste. A l'opposé de ce défaut, je trouve la théorie abstraite et passionnée, l'amour des constructions philosophiques appuyées sur un truisme ou sur un naïf paradoxe. Beaucoup des personnes présentes sont ceci ou cela : leur flexibilité slave n'est souvent qu'une aptitude merveilleuse à osciller d'un extrême à l'autre. Je comprends, à observer des milieux analogues, la préférence secrète que les Russes accordent aux œuvres de la science allemande. Pour eux, tout ce qui est français relève des belles-lettres ; tout ce qui est allemand est science. A la mort de Renan, quelqu'un me dit : «C'est vrai, n'est-ce pas, que X., l'hébraïsant allemand, savait mieux l'hébreu que Renan ? Renan, après tout, c'était un bellétriste !» Ce respect pour la science allemande et ce dédain pour la française explique pourquoi l'érudition russe a une allure si pesante encore, et comment elle se perd, tantôt dans l'accumulation du détail, tantôt dans la vaine abstraction. Ces esprits ont été formés trop vite, sous l'influence de civilisations trop raffinées ; ils n'ont pu encore s'assimiler complètement toutes les méthodes ; ils ressemblent bien souvent à un chantier de construction où les pierres de taille, les briques, le mortier et les maçons sont déjà réunis, et où l'on n'attend plus que l'architecte.


Les Russes, de haut en bas, sont très questionneurs. «Qui es-tu, d'où viens-tu, où vas-tu ?» demande l'homme du peuple à l'inconnu qu'il rencontre. «Aimez-vous la Russie, la préférez-vous à l'Allemagne, êtes-vous marié, avez-vous de la fortune, êtes-vous heureux ?» vous demande volontiers l'homme civilisé. L'autre jour, à table, une jeune fille fort jolie m'a posé tant de questions que je n'ai littéralement pas pu dîner. Quand j'attendais, pour lui répondre, d'avoir avalé un morceau, elle répétait sa question en français, croyant que je ne l'avais pas comprise en russe. Cette jeune fille en sait maintenant sur mon compte beaucoup plus que n'en dit mon passeport. Elle m'a même demandé si j'étais fiancé. J'ai répondu : «Chez nous, on ne se fiance pas ; on attend le «coup de foudre», puis, le mariage se fait en quinze jours.»—«Vraiment ! a-t-elle répondu. Moi, je croyais qu'en France tout dépendait de la dot !»


Le marquis de Custine, dans son livre[29] qui contient tant d'impressions justes, parmi beaucoup d'erreurs, écrivait, il y a tantôt soixante ans, à propos des Russes : «La qualification de Barbares du Nord ne leur sort pas de la tête : ils la rappellent à tout propos aux étrangers avec une humiliation ironique : et ils ne s'aperçoivent pas que, par cette susceptibilité même, ils donnent des armes contre eux à leurs détracteurs.» Depuis lors, certains Russes n'ont pas perdu cette habitude. «Une fois rentré chez vous, me dit-on souvent, vous ferez comme les autres : vous direz que nous sommes des Barbares et que nous mangeons de la chandelle.» Une pareille insistance est déplaisante ; je la rencontre surtout dans la petite bourgeoisie et chez les menus fonctionnaires ; la société cultivée, du moins, celle qui voyage et sait l'Europe, ne donne plus guère dans ces niaiseries.

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