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Au pays russe

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[29] La Russie en 1839.


En Russie, je ne suis jamais resté qu'une fois seul au salon, pour attendre les maîtres d'une maison où je faisais visite. Ce sont des gens trop simples pour que je leur aie supposé l'intention de me faire détailler l'ameublement ; néanmoins, je l'ai détaillé. Une grande pièce, avec des meubles disposés par petits groupes. Aux murs, quelques bonnes toiles, et une profusion de tapis venus tout droit du Turkestan, de Boukhara et de la Perse ; çà et là, des cloisonnés dignes d'un musée, des brûle-parfums, des vases persans, d'éblouissantes broderies au dos des fauteuils. Puis, tout à coup, j'ai saisi, au milieu de ce salon meublé d'exotisme authentique et rare, un mince détail, un bibelot en toc qui faisait tache, ou, du moins, déroutait mon goût français. Notre éducation classique nous fait trop oublier que le goût change avec les climats.


Durant l'été, il ne reste à Moscou que les pauvres gens. Ceux que leurs affaires retiennent à la ville, et ceux qui n'ont pas de maison de campagne au village, se retirent deux ou trois mois dans de petits chalets ou datchas, disséminés dans les forêts de la banlieue. Sous prétexte de repos et de fraîcheur, ils s'exposent par là à des voisinages déplaisants et aux inconvénients que des pluies interminables ou un froid précoce peuvent causer dans une villa étroite et mal close. Il y a ainsi des villes entières de datchas, véritables stations d'air pur ou soi-disant tel, qui s'animent seulement durant la belle saison, et sont à peu près désertes durant huit ou neuf mois.

Toutefois, les riches marchands moscovites ne s'en contentent pas : ils se font construire de luxueuses villas, dont quelques-unes sont des bijoux. J'en sais une, par exemple, qui domine un horizon de forêts et de pâturages, où serpente une rivière entre des saulaies. Tous les raffinements du luxe occidental sont réunis dans cette villa, et le contraste est singulièrement imprévu entre les chemins sauvages qui y mènent, et l'élégance qui s'y épanouit. Depuis les salons jusqu'à la moindre chambre d'amis, l'ornementation et l'ameublement sont d'un goût simple, mais sans une tache : très peu d'objets d'art, mais en revanche, rien de mesquin ni de lourd. On a tout fait pour conserver à la datcha son caractère de maison des bois : alentour, le parc est à peine frayé : les arbres y poussent à leur fantaisie ; et quand, d'une terrasse, on contemple l'horizon calme, on voit la verdure des pâturages tachetée de troupeaux, qui paissent par delà la rivière. Cette habitation rappelle tout à la fois l'Angleterre, la France et la Russie, et elle fond ces souvenirs dans un de ces mélanges heureux que seul peut combiner le goût éclectique et hardi de ces fluides natures slaves.

Voici une autre datcha, beaucoup plus modeste, mais plus crânement russe. C'est une vaste maison de bois dont l'intérieur n'est pas tapissé. On voit à nu les parois, faites de troncs de sapins équarris à la hache. Les intervalles des rainures sont bouchés avec de la bourre de chanvre, et un simple vernis d'une couleur ambrée recouvre les parois de bois. C'est d'un effet bizarre et attrayant. Ces maisons de bois ont, en vérité, un cachet d'une élégance choisie, et je ne sais pourquoi les Russes ne tirent pas plus souvent parti de cette décoration naturelle ; c'est peut-être parce que les murs de bois sont rebelles à l'ornementation ordinaire des salons, et que peintures ou gravures font tache sur les madriers jaunes.


Je parle souvent religion en ce pays ; je suis frappé de la différence de conception que j'observe entre les orthodoxes et les catholiques. Léon Tolstoï m'a dit un jour : «Vous autres Français, quoi que vous fassiez, la forme catholique vous domine : vous êtes pour ou contre, jamais à côté.» Si cette observation est fondée, comme je le crois, elle explique l'étonnement que nous cause l'attitude de la société russe en face de l'autorité ecclésiastique et des dogmes. Je mets à part la foule illettrée, dont j'ai parlé ailleurs. Si l'on observe la société pensante, on surprend chez elle une sorte de compromis entre le scepticisme et la foi. Je sais peu de Russes dont la position soit bien nette, dans un sens ou dans l'autre. Beaucoup, sans doute, donnent à la religion ce qu'il y a en eux de moins réfléchi, de plus machinal ; beaucoup, aussi, n'ont pas encore pris parti, et considèrent la religion comme une «question ouverte», ainsi que me disait un ami. Très peu de franche incroyance, très peu aussi de dévotion sévère. Chez nous, on sait en général bien vite à quoi s'en tenir sur les sentiments religieux d'un catholique : vous êtes croyant, ou vous ne l'êtes pas. En Russie, rien de tel : la plupart sont à la fois en deçà et au delà de la foi.

Ce défaut de décision religieuse tient à plusieurs causes. D'abord, manque de rigidité intérieure dans l'administration de l'Église, sinon dans le dogme : les orthodoxes ne paraissent pas préoccupés, comme les catholiques, de l'exclusion spirituelle que leur attirerait le plus léger doute sur un point de la doctrine religieuse.—Manque de tenue d'une partie du clergé : tant qu'on ne peut respecter dans le prêtre, non seulement l'homme, mais, avant tout, la robe dont il est revêtu, on ne peut, à mon sens, être complètement sous l'influence de la religion.—Surabondance des gestes pieux dans le rite orthodoxe : ces gestes sont si nombreux qu'ils finissent, sans qu'on y prenne garde, par envahir presque toute la place qui devrait être réservée à la méditation ; peu à peu, on arrive à ne plus bien distinguer si les gestes que l'on fait sont dus à la conviction religieuse ou si la conviction religieuse n'est pas éveillée et soutenue par ces gestes.—Pression du Gouvernement, qui impose à tous les pratiques religieuses : il devient impossible, par là, de se compter entre pratiquants et non pratiquants : une pudeur légère empêche peut-être certains indifférents d'avouer qu'ils communient pour obéir à la force ; peut-être aussi, le fait de communier ébranle-t-il leur indifférence et y dépose-t-il un germe de foi.—Enfin, besoin du mystère qu'éprouvent les âmes, dans un pays où tout est mystère, où la nature, avec ses immensités grises ou blanches, n'offre à l'homme aucune de ces consolations joyeuses qui caressent l'insouciance du Midi, mais le force, au contraire, à se pelotonner sur lui-même, dans son chaud intérieur berceur de rêve.—Il y a, sans doute, un peu de tout cela dans le sentiment religieux de la Russie cultivée ; c'est pour l'une ou l'autre de ces raisons que vous verrez là-bas un libertin baiser des reliques, ou un libre penseur faire le signe de la croix. L'extrême intolérance de l'administration, pour tout ce qui relève des actes de la foi, et son extrême longanimité, pour tout ce qui relève de l'interprétation intime, font ainsi du peuple d'Europe qui passe pour le plus religieux, celui où la religion, sous une apparence sévère, est le moins lourde à porter, et où l'âpreté des discussions entre croyants et incroyants est le plus inconnue. Une douce tolérance, peu de grands élans, peu de sauvagerie sceptique, tels me sont chaque fois apparus les Russes dans la pratique de leur foi.


En causant avec G..., un homme d'esprit très fin, qui pense et qui sent, je lui racontais l'étonnement que j'avais éprouvé, au couvent de Solovietzk, sur la Mer Blanche, à parler du service religieux avec les moines. La messe dure là-bas parfois près de quatre heures : «Comment pouvez-vous fixer aussi longuement votre attention sur un même objet ?» demandai-je à un Père. Et le Père me répondit : «Mais, quand on est fatigué, on s'en va ; on revient ensuite : personne ne voit de mal à cela.» G... me répond que, pour sa part, il ne trouve pas trop longues les interminables messes qu'on dit dans les monastères ; elles le séduisent beaucoup, et il les aime pour leur longueur même ; en outre, la paix de l'entourage monacal est si profonde que rien ne trouble vos pensées, et que vous êtes ravi pour quelque temps aux banalités de l'existence. Chez G..., bien sûr, le besoin de mystère et d'élévation morale est plus puissant que la foi véritable ; pourtant, c'est un Russe pieux.


A Saint-Pétersbourg, dans une cathédrale sombre, toute en marbre, Saint-Isaac, j'assistais à un service solennel. La foule était massée par groupes, ou accotée en files le long des murailles. Dans un espace laissé vide, comme une espèce de clairière, au milieu de l'église, un officier de Cosaques était debout : un homme superbe. En le considérant, j'étais frappé des élans de sa piété : il se signait, lentement avec ferveur, s'inclinait de la moitié du corps, puis se signait de nouveau. A un moment donné, il fit le «salut de terre», c'est-à-dire qu'il se jeta à deux genoux sur les dalles, et, allongé de tout son buste, fit mine de baiser le sol. Cela fait, il se redressa de toute sa haute taille, droite dans un long manteau. Alors, tirant de sa poche un peigne, il se mit à peigner sa barbe et ses cheveux, aussi tranquillement que s'il se fût trouvé devant sa toilette. Il jeta ensuite quelques regards sur une jolie fille qui était debout à quelque distance. Puis, tout à coup, comme à un signal, je le vis reprendre avec ferveur ses révérences et ses signes de croix. J'ai involontairement pensé, en considérant ce bel officier dévot, à ces musiciens d'orchestre qui, au milieu d'un morceau véhément, ayant fini leur partie, s'arrêtent, posent leur instrument, et lorgnent la salle.


J'ai fait connaissance avec une personne très pieuse, Mme D. C'est une femme de colossales dimensions, avec une petite tête, des yeux saillants et une grosse voix d'homme. Sous son voile de gaze bleue, et sa calotte de drap, elle a un aspect un peu rébarbatif ; mais, de près, on est stupéfait de voir, aux coins de sa bouche, un sourire doux, dans ses yeux, une vive expression d'intelligence et de bonté, et dans ses manières, l'aisance d'une vraie grande dame. Sa piété est profonde et s'épand en bonnes œuvres.

Je disais à Mme D. combien nous sommes surpris, de voir l'abus que font les Russes des gestes religieux, signes de croix et révérences. Elle me répond que l'avantage de cette gymnastique pieuse sur celle qu'impose le rite catholique, est une complète absence de règles. A la messe, les fidèles ne se signent pas à un tel moment donné, mais bien lorsqu'ils veulent exprimer à Dieu un sentiment d'adoration (cela est vrai peut-être, mais pour le peuple seulement). Mme D. ajoute que l'instruction religieuse actuelle est en chemin de faire perdre au peuple cette sainte ignorance des règles et cette habitude de la prière personnelle. Les écoles religieuses qui éclosent de toutes parts tendent à donner aux enfants la lettre, le formel de la religion, et, par contre, à leur en faire perdre l'esprit, ce sentiment de piété instinctive qui était au fond de leur cœur. Les prêtres, sans doute, reçoivent une haute instruction, mais l'isolement moral peu à peu les abrutit.

Quant à la société cultivée, dit encore Mme D., l'indécision religieuse que vous constatez à bon droit chez elle vient de ce qu'elle a quitté le rivage où fleurissent les traditions slaves, pour faire voile vers l'Occident. Malheureusement, elle n'a pas pu atteindre cette côte rêvée, où s'épanouit l'incroyance active et sereine ; et maintenant, voilà que fatiguée de son voyage vain, elle voudrait rentrer au port natal. De là ses hésitations, ses fluctuations. Ici, comme dans la civilisation du pays, on touche du doigt la fissure qui s'est produite lorsque la Russie, sous prétexte de regagner l'avance prise par l'étranger, a rompu brusquement avec ses traditions et avec son développement normal.


Après un impitoyable dégel, voici un matin clair, bleu, froid et ensoleillé. Je vais, avec Serge Ivanovitch, visiter un couvent d'Unicroyants situé aux confins de la ville. Moscou entier est couvert de glace, un monstrueux verglas, épais de plusieurs pouces, et qui a un miroitement d'acier, sous ce joli coup de soleil matinal. Nous arrivons juste pour assister à la sortie de la messe, entre une double haie de mendiants déguenillés, debout dans le soleil glacé de décembre. Nous pénétrons dans la chapelle, toute petite, tout intime, et voici venir à nous l'archimandrite, le P. Paul, auquel Serge me présente. C'est un vieillard encore droit, avec une barbe blanche et des yeux bruns très loin cachés sous les sourcils, et restés, malgré les années, extraordinairement jeunes, malicieux et frais. De temps à autre, un moujik saisit un pan de la soutane du Père et le porte à ses lèvres avec ferveur. L'archimandrite nous invite à venir prendre le thé dans sa cellule, et là, assis sur le canapé à coussin rouge qui lui sert de lit, dans une atmosphère chaude et mal fleurante, le vieillard m'exprime ses idées sur le Raskol (schisme de l'Église russe) et sur les catholiques. De belles paroles de tolérance apaisée tombent de ses lèvres, lorsqu'il parle de ses anciens frères du Raskol ; pas de persécution, la douceur et la persuasion, tels sont les moyens qu'il préconise pour agir sur eux. Pour les catholiques romains, le vieil archimandrite m'expose rapidement la différence de dogmes qui les sépare des orthodoxes, puis il ajoute : «Au fond, la différence entre eux et nous n'est pas essentielle, ce n'est pas comme les protestants : entre les catholiques et nous, il n'y a que des différences de détail... Nous prions pour l'union des Églises, mais il faudra longtemps encore pour que cette union s'opère : le pape est trop grand, trop riche, pour condescendre actuellement à s'unir à nous, si pauvres, si bas placés.» Un sourire mélancolique et un regard malicieux accompagnent ces paroles. Je suis touché d'entendre ce vieillard, qui jadis a été persécuté, lui aussi, prononcer des paroles d'apaisement, et parler de la religion sœur comme d'une brebis égarée, au lieu de la maudire en fanatique.


Les Russes sont naturellement charitables ; ils le sont parfois en vrais dépensiers. Dans un pays où l'on ne compte guère sur l'organisation des secours officiels pour soulager les grosses misères, et où les fortunes s'édifient rapidement, il est naturel que la bienfaisance occupe une large place : Moscou est, je crois, la ville la plus charitable de tout l'Empire. J'ai sous les yeux le tableau statistique des œuvres de bienfaisance reconnues par la loi, qui existent actuellement dans cette ville. On ne saurait croire combien l'ingénieuse diversité en est grande. Les derniers chiffres publiés se rapportent à l'année 1889. Je trouve, pour 495 établissements, les sommes suivantes : capitaux engagés : 13 millions de roubles[30] ; valeur des immeubles : 20 millions de roubles ; ce qui fait environ 120 000 francs pour la valeur de chaque immeuble, et 80 000 francs de couverture pour chacune des unités.

[30] Je donne des chiffres ronds ; le rouble dont il s'agit ici est le rouble papier, dont le cours est d'environ 3 francs.

A Moscou, c'est l'initiative privée qui a le plus fait pour les établissements de secours que, chez nous, d'ordinaire, les villes prennent à leur charge : les hôpitaux et les asiles de nuit par exemple. De plus, le nombre des maisons de retraite de toute sorte—pour des enfants, pour des femmes, pour des vieillards, pour des aveugles ou des infirmes—s'accroît chaque année. Les marchands enrichis ont à cœur de restituer au public, sous forme d'établissements charitables, une partie des sommes qu'ils ont gagnées sur lui. Ils ne font pas, comme font à Paris tant de riches, publier par les journaux leurs moindres aumônes : ils bâtissent sans mot dire, et, souvent, les malheureux intéressés sont les seuls, dans le public, à connaître l'existence du nouvel asile. MM. B., par exemple, n'ont pas avisé la presse, lorsqu'ils ont élevé leur magnifique hôpital des Incurables : la valeur de l'immeuble et le capital engagé sont de 300 000 roubles chacun. Les frères L. ne rappellent pas annuellement aux lecteurs des feuilles publiques l'existence des établissements (d'une valeur de 600 000 roubles) où ils dépensent 40 000 roubles chaque année pour abriter et en partie nourrir 1 100 étudiants, étudiantes ou veuves chargées de famille, et 300 000 pauvres qui logent à la nuit. Je cite ces deux noms, parce que je les ai rencontrés fréquemment dans mes recherches sur la misère à Moscou ; il en est d'autres, par centaines, qui, sur une moindre échelle, mais avec non moins de persévérance, subventionnent des asiles, les surveillent et les administrent.


Dimanche d'hiver : un grand soleil tombe sur la terre glacée. On me mène voir deux hôpitaux. Près du premier, l'hôpital d'enfants de Saint-Vladimir, une petite chapelle blanche, encadrée dans un bouquet de bouleaux aux grêles ramilles échevelées, dresse dans le ciel bleu un adorable clocheton à bulbe d'or. Et ces couleurs sont si fraîches, si gaiement imprévues, que je ressens presque une joie en pénétrant dans le blanc hospice d'enfants. L'arrangement des dortoirs, des salles de chirurgie, des laboratoires, des bains, de tout ce petit monde, enfin, isolé au milieu des bois, au bord de Moscou, est d'une simplicité raffinée. Je me reporte avec tristesse au souvenir des hôpitaux parisiens que j'ai pu visiter : casernes de pierre triste, ou baraquements de bois enfouis dans la bouc.

Les Russes, venus les derniers dans la plupart des innovations de la science moderne, ont pu profiter sans tâtonnements de toutes les acquisitions faites par leurs devanciers ; leurs installations hospitalières dans les grandes villes ne ressemblent pas plus aux nôtres, qu'une ferme modèle en plein rapport ne ressemble à une exploitation de paysan. Nous manquons de place, disons-nous, pour construire des hôpitaux en pavillons ; peut-être ; mais avouons aussi que nous avons le respect du compact : un hôpital-caserne nous en impose infiniment plus qu'une série de chalets isolés. N'avons-nous pas inventé aussi de murer nos enfants, de neuf à dix-huit ans, dans des forteresses en pierre de taille ? Après chaque voyage que je fais en Russie ou en Allemagne, ces contradictions françaises me frappent et me chagrinent. Nulle part, l'esprit de routine n'est plus développé que chez nous, pour tout ce qui regarde les installations pratiques. Les Russes eux-mêmes riront quelque jour de notre prétentieux retard.

Dans un hôpital en construction, l'architecte me fait remarquer, à la chapelle, un iconostase[31] tout en marbre blanc. Timidement, je demande si tout cet argent n'eût pas davantage réjoui les pauvres, si on l'eût consacré à quelques lits supplémentaires. On me répond que rien n'est trop beau pour une église. J'ai cru sentir que le généreux donateur qui a fait bâtir l'hospice a voulu avoir son iconostase ; il sera heureux si la société de Moscou parle de cet iconostase en marbre blanc et vient l'admirer. Peu lui importe, sans doute, qu'on dise de lui : quel bon cœur !... mais il tient évidemment à ce qu'on se répète : allez voir son iconostase...

[31] Cloison qui sépare l'autel et la sacristie de l'église.


G. s'intéresse à un asile de «jeunes garçons déjà convaincus d'un délit». Il m'y mène souvent. Quelques salles basses et noires où les enfants, subitement médusés par notre arrivée, tour à tour prient, travaillent, s'instruisent et prennent leurs récréations. Parmi des figures sournoises de chiens en laisse, on y voit, de temps à autre, une mine candide et rose ; parfois, ce sont là des chenapans pires que les autres, parfois aussi, de bonnes natures faibles. C., qui est conseiller municipal et membre de plusieurs comités de bienfaisance ou d'instruction, s'occupe de cet asile entre dix autres, avec un dévouement que j'admire. Pour moi, ces visites m'affectent : une prison d'enfants est bien autrement triste qu'une prison d'adultes : ici, on ne pense qu'au passé qui s'expie ; là, on songe à l'avenir de fautes qui va s'ouvrir pour ces natures déjà fourvoyées et que la promiscuité du vice achèvera de fausser.


Première excursion dans les asiles de nuit. Dans l'asile municipal, les salles contiennent cent personnes. Une lanterne fumeuse éclaire seule ce lugubre dortoir. La fumée de makhorka, de ce tabac puant que fume le peuple, emplit la salle comme d'un brouillard ; les odeurs de ces corps de vagabonds sont écœurantes. La plupart sont déjà étendus sur les longues tables en pente qui leur servent de lits ; d'autres, formant des groupes, où vacille une chandelle tenue à la main, écoutent la lecture d'un petit livre de contes. Dans un coin, très haut, scintille une pauvre icône.

Ces hommes ont un air doux : une résignation insouciante s'exprime sur la plupart des visages qui sont visibles dans la pénombre. Notre visite, d'ailleurs, ne les intéresse pas. Le médecin qui me conduit pose çà et là une question à des hommes ; leur réponse est polie, empressée sans humilité : il est lui-même si doux, ce docteur, que ses manières doivent faire impression à ce peuple.

Je compare cette visite à une tournée analogue dans le merveilleux Asile municipal de Berlin. Dans la salle de bain, nous attendions, quelques fonctionnaires et moi. Sur un signe du directeur, une porte s'ouvrit, et, un à un, pénétrèrent dans la salle oblongue cent hommes nus. Ils vinrent se ranger chacun sous une pomme de douche, et, en attendant le signal de se laver, quelques-uns nous dévisageaient : figures gouailleuses ou sournoises : quelques vieux, seulement, avaient un air doux. En passant de Berlin à Moscou, il semble que l'on remonte d'un âge historique. Ces clients des asiles de nuit se ressemblent aussi peu que les bâtiments qui les abritent : ceux de Berlin, dans leur palais de briques rouges, ont senti passer le souffle de la «Sociale» ; ceux de Moscou, dans leur pauvre abri, n'ont pas l'air de trouver inique ce fait que d'autres sont heureux quand ils souffrent. Leur fatalisme s'accommode d'un sourire triste et d'un nitchévo !—ça ne fait rien !


Le Khitrove-rynok est la Cour des Miracles de Moscou ; il occupe tout un quartier. Physionomie à part : les misérables sont là chez eux ; on ne les loge pas gratis, ils payent leur coin de planche ; aussi sont-ils tranquilles, la tête haute. J'ai fait chez eux bien des excursions ; d'abord, avec le médecin municipal, puis, m'enhardissant, tout seul, avec mon appareil de photographie. Des Russes m'avaient voulu détourner de ce projet, et, la première fois, j'étais ému. Jamais, pourtant, malgré mon accent étranger, on ne m'a bousculé ni insulté ; deux fois même, dans les salles où je causais, on a expulsé des ivrognes qui me gênaient.

C'est un incroyable entrelacis de chambres poussiéreuses et infectes, où se pressent les types les plus divers : depuis le voleur et la fille de ruisseau, jusqu'au travailleur régulier, tombé là un soir d'ivresse, et qui reste parce qu'il s'y trouve bien et s'y sent libre. On rit, on chante, on fume, on discute, mais on travaille aussi, à toutes sortes de métiers, et à de bizarres rafistolages. En somme, c'est une impression de misère, mais de misère acceptée avec résignation, sans penchement de tête, comme sans révolte ; et puis, une superbe insouciance, qui fait ces hommes aussi fiers de leur place de nuit sur la planche louée deux sous, qu'ils le seraient d'une maison possédée par eux seuls.


J'essaie de coordonner ces impressions de charité et quelques autres du même ordre. Il me paraît que, si la Russie est divisée en castes encore très fermées, pourtant, la charité mêle, çà et là, tout ce peuple beaucoup plus intimement que chez nous. L'égoïsme, assurément, est féroce chez quelques-uns, dans ce pays où nul ne craint le «qu'en dira-t-on» ; mais aussi, parfois, le dévouement y prend tout l'individu. En bien des cas, notre égalité extérieure est plus aristocratique de sentiments que l'inégalité de la société russe. Un Russe fréquente volontiers des moujiks, ouvriers ou paysans : bien des Français, et des meilleurs, ne se mêlent qu'à regret à leurs égaux d'en bas. Mais aussi, le peuple en Russie, accueille les «bourgeois» sans prévention fâcheuse, sans jalousie et sans haine.

La civilisation encore rudimentaire et la pauvreté du pays n'ont pas encore permis à l'État de prendre autant de part que chez nous à toutes les tentatives qui ont pour but de relever le bien-être physique et moral des classes inférieures. L'État n'est pas encore, là-bas, comme dans presque toute l'Europe, un représentant plus ou moins immédiat des aspirations nationales. L'État, c'est le tsar. Les fonctionnaires du tsar, les tchinovniks, au lieu d'être chéris comme des aides généreux, sont honnis comme des intrus, et même haïs, comme des serviteurs qui faussent les ordres du maître en les exécutant. Le réseau administratif n'ayant, avec le pays qu'il enserre, qu'un contact tout extérieur, n'en connaît pas les besoins. Par suite, tout ce qui relève du sentiment—bonté, dévouement, charité—est un champ ouvert à l'initiative des particuliers. Nous avons l'habitude de nous en rapporter à nos représentants administratifs pour régler la plupart des questions de cet ordre ; nous agissons ainsi, moitié par égoïsme, moitié parce que nous nous disons que les autorités compétentes ont moins de chances que nous-mêmes d'égarer nos aumônes ; ici encore, nous subissons la tyrannie de la spécialisation, en craignant de nous aventurer sur un terrain qui nous est inconnu. En Russie, rien de tel. Une personne riche n'aura guère l'idée, si commune chez nous, de mettre une certaine somme d'argent à la disposition d'un ministre pour soulager une infortune : elle préférera distribuer elle-même ses secours, ouvrir une ambulance, un asile modeste, un fourneau. Ce n'est pas, certes, par vanité, car les journaux ne parleront pas de ces œuvres ; c'est par conviction : cette personne charitable est convaincue de l'efficacité de l'effort personnel pour modifier, ne fût-ce que sur un point presque imperceptible, l'état de la misère en son pays ; elle croit que son aumône profitera à un groupe déterminé de pauvres qui, sans elle, n'auraient rien reçu. Nous nous disons, nous autres, que notre intervention personnelle, en matière de bienfaisance, agit tout au plus sur la répartition des secours ; les Russes se disent qu'en pareil cas, ils agissent également sur la création de nouveaux modes de charité : en un mot, nous n'espérons rien changer au fonctionnement de nos rouages administratifs, tandis que les plus modestes d'entre les Russes ont conscience de faire, dans leur pays, du nouveau et de l'utile.

La charité russe est, ainsi, plus individuelle, partant plus visible ; mais aussi, plus aléatoire peut-être, que la nôtre, et encore je n'en suis pas sûr !

A l'autre extrémité de la société, parmi ceux qui reçoivent, mêmes tendances que chez ceux qui donnent. Là aussi, la bienfaisance est accueillie avec des sentiments plus clairement manifestés que chez nous. Les malheureux n'ont pas l'air de recevoir un dû dont ils eussent, au besoin, réclamé le paiement ; ils acceptent ce qu'on leur donne, comme un présent gracieux, sans en témoigner, d'ailleurs, grande surprise, à peu près comme on reçoit un cadeau d'un frère. De là, sans doute, l'attrait qu'exercent, même sur un étranger, les classes pauvres de la Russie. Nulle part, en Europe, je n'ai éprouvé autant d'intérêt à voir de près les souffrants : entre ceux-ci et les nôtres, il y a toute la distance qui sépare un grondement sourd d'un bon sourire de résignation.


La première neige tenace est tombée cette nuit sur le verglas qui, me dit-on, doit lui servir d'indispensable support. De tous côtés sortent de petits traîneaux, au lieu des fiacres disparus. Ces traîneaux ressemblent à des jouets d'enfants : ils sont faits d'une toute petite caisse, de la taille d'une malle ordinaire. Sur l'avant, le siège du cocher ; sous ce siège est pratiqué un enfoncement où vous casez vos jambes, que protège en outre une fourrure. Les chevaux de maître, les Orlofs noirs, ont l'air énormes, attelés devant ces joujoux. Le premier traînage : une joie de vitesse, à travers le silence des rues subitement amorties et comme capitonnées par la neige. Les cochers ont une joie enfantine de cette première neige et de ce premier froid, de cet hiver qui s'ouvre avec ses commodités et ses splendeurs blanches ; ils excitent et lancent à tout propos leurs petits chevaux aux crins échevelés ; et, comme moi, évidemment, ils prennent plaisir à écouter le grésillement du sol glacé sous l'acier des patins, et le croisement des sillages bruissants sur la chaussée silencieuse.

Les peuples du Nord ont inventé quelques jouissances intenses que nous ignorons ; par exemple celle-ci : être emporté en traîneau, à toute vitesse, dans l'air glacé, avec une fourrure moelleuse et une toque bien chaude, ne laissant à découvert que de toutes petites portions du visage, sur lesquelles le froid dépose un baiser brûlant, et, de temps à autre, le grésil lance de petites flèches acérées.


J'arrive à la campagne, à Kournikovo, le soir, sous des rafales de neige, que chasse un vent glacé ; mes chevaux vont au pas, le cocher n'y voyant plus. C'est une autre impression qu'à la ville, ce crépuscule, cette solitude froide, où tinte par intervalles le son amorti de la clochette qui surmonte la douga[32]. Sensation d'être perdu très loin de tout ce que, depuis l'enfance, on a vu et ressenti ; tristesse, accablement ; perception effrayée de la puissance de la neige...

[32] Arc en bois qui s'arrondit par-dessus la tête du limonier.


Un clair de lune splendide sur la plaine enneigée. Je reviens, avec Michel Fiodorovitch, d'une partie chez un voisin : nous avons causé fort tard ; nous avons toutefois voulu rentrer ce soir, l'estomac chauffé d'un petit verre de vodka. Nous sommes pelotonnés dans un grossier traîneau de paysan, en forme de V ; les inégalités du chemin nous secouent dans le foin. Notre troïka file à toute vitesse, sous la lune, par la route largement ouverte entre des bois ; puis, voici un village en pente sur la colline : effet curieux de toute cette surface blanche où les parois des isbas font des plaques toutes noires, çà et là illuminées encore par l'œil rouge d'une vitre éclairée...


C'est grand jour ; la neige tombe à flocons larges, moites, collants, capricieux ; de la route si connue, rien ne serait visible sur la plaine, et Dieu sait où nous irions donner, sans les branches d'arbres que les paysans piquent, de distance en distance, de chaque côté de la piste neigeuse...

La neige a cessé de tomber ; l'air est transparent. A perte de vue, rien de visible, que du blanc : l'horizon, vers la gauche, est bordé d'un trait d'encre : une forêt. Tout là-bas, je cherche un village familier ; longtemps rien ne m'apparaît ; je découvre enfin, sur l'immensité blanche, la tache verte d'une coupole : c'est ce qui reste sur l'horizon, de tout ce village. Cette perte de vue, sur du blanc dont les tons changent avec le ciel, s'assombrissent sous la tempête, et prennent des reflets roses au soleil oblique du matin ou du couchant, cette vision infinie et immaculée est splendide et poignante.


Une station, entre Pétersbourg et Moscou, un matin de novembre. Tandis que nous faisons les cent pas sur le quai, un enterrement traverse la voie, et s'en va, dans la neige, jusqu'à l'église prochaine. Le cercueil de sapin clair est en forme de nacelle : c'est sans doute celui d'un enfant : un moujik en porte le couvercle sur sa tête. Suivent deux popes chevelus, en chapes rigides ; puis la famille. Ces formes noires qui passent sur la neige, le long de la forêt poudrée de blanc, se détachent en un saisissant relief. Le clocher de l'église est bleu et or : il a des nuances d'une fraîcheur inouïe, sur ce fond de neige ensoleillée qui semble bordée d'une ganse rose.


A Moscou. Un jour de gelée et de clarté rose sur la neige. Cet après-midi, errant par la ville, dans une brume légère, je me suis amusé à détailler les reflets des monuments sous le soleil adouci. Tout là-haut, le turban doré de la tour d'Ivan Viéliki resplendissait. Vu du Pont de pierre, le Kremlin était ravissant, avec les toits verts imbriqués de ses tourelles, avec ses dentelures, ses ors, ses blancheurs de façades, et la ligne orangée de ses palais, se détachant dans ce léger estompage de brume et l'encadrement fin de cette neige.


Matinée de dimanche, toute rose. Le grand froid est là dehors, qui brouille les vitres de ma fenêtre extérieure, sans même prendre la peine d'y dessiner de ces jolies fleurs de gelée qu'il nous prodigue dans nos pays. Il fait -32° centigrades ; le soleil rit à plein ciel, et les arbres, sous le givre déposé, sont gantés de blanc. Dans la rue, les chevaux sont entourés d'un nuage de vapeur, et leur respiration cristallisée couvre tout leur corps velu d'une sorte de résille blanche. Sur les places, de grands braseros sont installés, autour desquels causent des moujiks accroupis sur la neige.


La neige, en Russie, est une amie tendre et bienfaisante. Lorsqu'elle tarde à tomber, ou bien lorsque des dégels successifs, la transforment en boue, toute la contrée souffre. Les seigles d'hiver, n'étant point protégés par elle, risquent d'être grillés par la gelée. Puis, les chemins deviennent impraticables. Les pistes routières sont passables en été, lorsque les pluies ne sont pas trop fréquentes ; mais, n'étant ni empierrées, ni entretenues, elles se gâtent à l'automne. Peu à peu, des ornières s'y creusent, la boue s'y délaie : la circulation y devient impossible même avec des véhicules légers. Par endroits, la boue est si compacte et si profonde qu'elle constitue un véritable danger. Un de mes amis m'a raconté que, partant, un jour de novembre, pour une partie de chasse avec des compagnons, tous à jeun !—l'un d'eux laissa tomber de la voiture son fusil enveloppé dans un fourreau. La voiture fit encore quelques mètres avant qu'on pût arrêter les chevaux. On revint en arrière, mais les recherches furent vaines, le fusil, caché dans la boue profonde, peut-être même logé solidement entre deux de ces rondins de bois qui en Russie remplacent le macadam, ne put être retrouvé, et l'on dût partir en l'abandonnant.—Le moyen, sur de telles routes, d'effectuer des transports ? Tout ce que la campagne fournit à la ville reste en souffrance : le bois surtout, qu'on emmagasine au seuil de l'hiver. Tout semble mort : les villages n'ont plus de communications entre eux, ni avec les villes voisines ou les stations de chemin de fer ; une voiture, même vide, ne peut circuler, un piéton s'enliserait dans les ornières ; seuls, les cavaliers peuvent, à force de patience, s'aventurer sur les chemins. L'inquiétude s'accroît, les gens se désolent, certaines denrées renchérissent : on attend le sanny poute, le traînage libérateur.

A peine la neige s'est-elle fixée au sol, que toute cette campagne morte hier, se ranime. De tous côtés, sortent les traîneaux en V, appuyés sur de larges patins de bois. Après les jours effroyablement gris et sinistres de l'automne russe, ces jours de spleen, qui semblent la fin de tout, dans un universel écrasement, voici que le soleil renaît. La campagne blanche se couvre de pistes luisantes où circulent des traîneaux lents chargés de bois et des denrées les plus diverses. La gaîté et la vie partout s'épandent.

La neige est aussi nécessaire à la Russie que le soleil à notre été : sans neige, tout périrait dans la terre. Un hiver sans neige et un été sans eau, voilà les deux plus grandes calamités pour le pays russe ; dans les deux cas, c'est la famine.


CONCLUSION

Un de nos plus pénétrants historiens m'écrivait, il y a quelques années, à propos des Russes : «Je ne sais pas de peuple plus captivant—je n'en sais pas de plus décevant.» Longtemps, j'ai partagé cette opinion ; aujourd'hui, je suis moins sévère. Ces déceptions, je les ai constatées, moi aussi, mais il me semble que la plupart d'entre elles s'expliquent par des influences passagères. Mon indulgence vient peut-être de ce que j'aime davantage ce peuple, depuis que je l'ai vu souffrir.


Il faut s'entendre, quand on parle «des Russes». Pour ma part, je n'ai régulièrement fréquenté que la bourgeoisie et le peuple ; mes éléments d'observation sont donc incomplets et je ne songe pas à le dissimuler. Il me manque l'étude de la haute noblesse, et du monde officiel : mais j'avoue d'avance qu'ils m'attirent peu, étant trop dominés, les uns par l'esprit de caste, les autres par l'esprit d'obéissance aveugle ou de dissimulation. La noblesse russe a d'ailleurs beaucoup perdu de son importance : l'émancipation des serfs lui a porté un coup terrible. Depuis ce jour, les tsars ont bien pu tenter de la relever : s'ils peuvent lui fournir une puissance passagère, ils ne sauraient lui rendre l'autorité morale ni la richesse. Le peuple, au contraire, et la société moyenne, sont les forces vives de la nation : ils ont le sang intact encore, le cerveau frais, l'enthousiasme récent ; de plus, l'instruction et la fortune se répandent dans leurs rangs. C'est évidemment parmi eux que se formera la Russie de demain : ils m'intéressent, et je les ai pratiqués avec joie. C'est d'eux seuls que je parle, quand je dis «les Russes».


Lorsque je me trouve en présence d'un Allemand ou d'un Anglais, je crois voir, le plus souvent, en quoi sa façon d'envisager les choses diffère de nos habitudes ; en face d'un Russe, je suis rarement fixé sur ce point : au moment où je crois le tenir, il m'échappe.—Richesse de fond et mobilité slave ! disent les uns ;—duplicité ! soutiennent les autres.

Ni ceci, ni cela, je crois. On oublie trop que la Russie ne nous apparaît pas sous son vrai jour : ses deux principaux éléments : le peuple et la société cultivée, l'intelliguensia, comme ils disent, sont momentanément faussés par certaines circonstances de leur histoire. Le peuple porte encore l'empreinte du servage qui l'a déformé durant des siècles ; la société est entravée dans son progrès par une préoccupation constante et obsédante de l'étranger.

L'homme du peuple, en Russie, est fort difficile à comprendre, d'abord, parce qu'il est très rusé et très défiant, puis, parce qu'il n'a peut-être pas toujours le fond qu'on lui suppose. La prolongation du servage ne lui a pas seulement donné un pli funeste : elle a, en outre, poussé la société russe à exalter son caractère et ses vertus, et à s'abuser sur sa nature vraie. La réalité et la prévention se sont ainsi combinées pour obscurcir encore les traits incertains de cette nature fruste. L'âme du moujik est comme une steppe fertile : il y pousse des herbes mauvaises au milieu des floraisons de plantes savoureuses ; mais de loin, dans l'enchevêtrement de la végétation, on ne distingue rien qu'une verte houle. On ne saura bien tout ce que recèle cette terre, que le jour où l'on y portera la faux et la charrue. Jusque-là, toute excursion est vaine dans cette brousse : on n'en rapporte jamais qu'une poignée d'herbes, çà et là mêlées de fleurs.

Quant à la société cultivée, à l'intelliguensia, elle est bien fuyante aussi pour nos yeux. Les encombrants apports de l'étranger y masquent trop souvent l'originalité native, et y provoquent des incohérences que nous interprétons à faux. Depuis près de deux siècles, elle n'a cessé de tourner ses regards vers les civilisations occidentales, pour les imiter ou pour les maudire, tour à tour. De là ce fait, que les sentiments, chez les Russes instruits, sont en général restés russes, c'est-à-dire simples et jeunes, tandis que les idées, éveillées par une éducation purement étrangère, ont pris une teinte exotique. De là leurs contradictions perpétuelles, l'indécis de leur civilisation, leur oscillation constante entre la nature simple et l'abstraction raffinée. Ils sont trop jeunes encore pour être eux-mêmes ; il faut leur donner le temps d'accorder leurs deux tendances et de les fondre dans un fructueux progrès. A l'heure actuelle, il en est bien qui opèrent cette fusion des sentiments natifs et des idées étrangères ; mais ceux-là sont de grands artistes, âmes inquiètes d'ailleurs, et d'un équilibre incertain ; on ne peut les donner comme des représentants normaux de leur nation.

Peut-être les Russes seront-ils retardés dans leur marche en avant par leur malencontreuse fausse honte d'un retard imaginaire. Ils ne peuvent vivre et agir sans se comparer à l'étranger. Ils paraissent souvent moins préoccupés de progresser, que de dépasser leurs voisins : soucis enfantins, émulation puérile ! ils sont jetés par là dans la recherche d'une instruction brillante et encombrante, plutôt que solide : ils emmagasinent, au lieu de construire.


Les Anglais, et avec eux la civilisation moderne, disent : time is money ; les Russes, au contraire, ont du temps à revendre. Leur commerce a un proverbe qui peint à merveille ses allures d'araignée guetteuse, à la fois patiente et gloutonne : «Dièlo nié volk, v'lièsse nié oubiéjit : une affaire n'est pas un loup ; elle ne se sauve pas dans la forêt.» Ce proverbe éclaire vivement le caractère du peuple russe : j'y retrouve sa patience, sa ruse et sa résignation.


Parmi les sensations que j'ai naïvement laissé agir sur moi en Russie, quelques-unes se sont répétées si souvent, qu'elles m'ont donné une impression persistante. Sont-elles justes de tous points ? je n'ose l'affirmer : elles ont persisté dans ma vision, voilà tout ce que j'en sais.

D'abord, la sensation d'inachevé : je crois bien que c'est la dominante. Je l'ai éprouvée partout, à l'arrivée comme au départ, au village comme dans les cercles les plus raffinés. Le type même des visages semble avoir ce caractère : des traits encore mous, des yeux aux nuances effacées, et qui semblent nager dans du vague. Toute la vie intellectuelle et morale du peuple russe donne cette impression d'une chose qu'on n'a pas fini de travailler. Depuis les institutions, qui souvent semblent appartenir à un autre âge, jusqu'aux croyances, restées à mi-chemin entre l'acceptation et le rejet des dogmes, rien ne paraît terminé : tout se fait, tout devient. Je songe à un insecte à moitié pris encore dans sa coque de chrysalide.

L'enthousiasme russe m'a frappé également, surtout parmi la société éclairée. Tout ce que les Russes font, en dehors de leur métier strict, ils le font d'enthousiasme ; et j'espère avoir montré qu'ils font beaucoup ainsi. Les idées les plus futiles, comme les plus nobles dévouements, provoquent chez eux de ces élans irrésistibles qui nous étonnent : dès qu'ils sortent de la pratique de leur vie quotidienne, ils vont, en tout, jusqu'à l'extrême. Mais l'enthousiasme a un caractère fiévreux : de même qu'il naît brusquement, d'un rien, de même, un rien l'abat : c'est le cas des Russes. Ils ont sur tout une force d'emportement : ils n'ont guère de persévérance. Ils se lassent vite, non par faiblesse, mais par ennui : les choses produisent sur eux une impression plus vive, sans doute, que sur la plupart d'entre nous ; mais, en plein élan, ils se sentent arrêtés, détournés et repris par une vision nouvelle. La Russie cultivée ne marche point, comme l'Allemagne, d'un pas égal vers la lumière : elle s'avance par bonds et par à-coups. De là, dans le domaine moral, ces explosions de sentiments tendres, ces dévouements de tout l'être ; puis, tout à coup, ces oublis, cette indifférence sans cause et sans mesure.

A côté de ces caractères d'inachèvement et d'enthousiasme bondissant, je note encore une insouciance de l'avenir, qui nous frappe d'autant plus, qu'elle est plus opposée à nos habitudes. Le souci du lendemain semble la base même de notre discipline morale : chez les Russes, il n'existe pas. Pour eux l'heure présente est tout : l'avenir n'est rien qu'un rêve, auquel on ne songe pas à sacrifier les réalités. Dans la conduite de la vie matérielle, cette insouciance du lendemain se trouve parfois cruellement punie ; mais dans la vie morale, elle produit souvent des effets que nous admirons. Ce que nous nommons le fatalisme et la résignation du peuple russe n'est pas autre chose, au fond, que cette insouciance du lendemain. A quoi bon s'agiter, pensent-ils ? On ne changera rien au présent : or, qu'importe demain ? L'apathie naturelle d'un peuple que le climat trop rude confine de longs mois dans ses demeures et sous de lourds vêtements, fortifie encore cette paresse de la prévoyance. La pratique du moindre effort leur devient chère : la résignation passive exige moins de force que la révolte—surtout quand cette résignation n'est pas commandée par une loi morale dont l'observation vous impose une violence.

En même temps, l'insouciance de l'avenir est un principe d'activité violente : ceux qui calculent vont peut-être plus loin, mais ils avancent moins vite que les imprévoyants. Lorsqu'on s'élance dans la mêlée de la vie sans caresser l'espoir d'en rapporter des avantages, et sans songer à ses réserves, on frappe des coups plus forts et plus nets : ainsi font les Russes. Voilà pourquoi ils ne se dévouent pas à demi, voilà pourquoi leur bonté, leur charité, quand elles se font jour, sont si profondes—voilà pourquoi, aussi, dans l'abaissement ils vont plus loin.

Peuple inachevé, indécis encore, peuple de sentiments et d'émotions extrêmes, enthousiaste et changeant, impatient et résigné, infatigable dans le dévouement comme, parfois, sans mesure dans l'égoïsme, tous ces traits montrent en lui un peuple jeune. C'est parce qu'ils sont encore tout près de la nature qu'ils nous séduisent tant, quand nous les observons chez eux ; c'est pour cela encore que, si souvent, ils nous déroutent. Ils ont les enthousiasmes, les dévouements, la bonté légère, la simplicité cordiale de la vingtième année, mais ils en ont aussi l'inconstance, le facile découragement et l'imprévoyance. Chez eux, comme chez les jeunes gens, les sentiments ont des échos plus lointains, et les passions vibrent plus profondément ; tout cet acquit de réflexion et de mesure que l'âge apporte avec lui, leur est étranger ; leurs joies sont plus bruyantes, leurs larmes plus amères, leurs désespoirs plus torturés, leurs illusions plus chatoyantes que les nôtres ; ils ont des rudesses que nous n'avons plus, comme aussi des trésors de douceur affectueuse que nous ne savons plus montrer, quand, d'aventure, nous les possédons encore ; ils ont des élans de folle confiance qui nous font un peu sourire, et des abattements que nous ne comprenons pas : ils sont hardis, nous sommes prudents ; ils sont généreux, nous comptons : c'est que leur adolescence vient à peine de se clore, et qu'ils ont, dans leur libre épanouissement de sève, les qualités vigoureuses et immodérées qui s'accordent le moins avec l'âge auquel nous sommes parvenus.

Ce qui peut tromper sur le vrai caractère de la Russie, c'est la vie officielle que l'on y voit, gourmée, hypocrite et corrompue. Mais il faut l'écarter, il faut aller loin de la capitale où elle se montre au grand jour, pour saisir sur le vif tous les traits de la jeune Russie. Nous pouvons sourire çà et là de sa naïveté, nous pouvons nous irriter, quand nous y rencontrons des hommes indignes ; mais, du moins, ceux dont la nature est droite, nous rajeunissent au contact de leur enthousiasme, et nous font mieux apprécier la vie.


Depuis un jour et demi, nous roulons vers la frontière allemande dans un brouillard gris : je relis l'admirable nouvelle de Léon Tolstoï : La mort d'Ivan Iliitch, et cette lecture me fait penser. Plus morale, cent fois, que les prédications, cette nouvelle d'une cruauté poignante... Vivre et agir sans bonté, sans charité ; se marier, se reproduire sans amour vrai, sans véritable union des âmes, c'est mener l'existence d'Ivan Iliitch, c'est mériter sa mort... C'est bien l'idée favorite du grand romancier ; c'est bien, aussi, au fond, l'enseignement qui se dégage d'un contact prolongé avec les forces les plus généreuses de ce jeune pays russe. Cet enseignement, je le sens bien, est une rêverie, mais si douce ! Il fait si bon se reposer çà et là de nos réalités occidentales, et puiser à une source qui sort à peine du rocher, un peu de confiance droite et saine dans la vie !...

Vers le soir, le brouillard gris s'est allégé : il traîne maintenant en vapeur diaphane, et enveloppe les flottants contours de la plaine. Les champs gris en friche, sous le ciel gris du crépuscule, s'étendent infiniment et gagnent en pente douce une ligne lumineuse où la vue s'arrête. Au milieu des champs, une route oblique passe, grisâtre et boueuse, et monte, monte doucement, jusqu'à se perdre là-bas, à l'horizon, comme en plein ciel. Sur cette route, près de la voie ferrée, une voiture de paysan est arrêtée ; le petit cheval à longs crins flottants, est immobile, tout échevelé sous un coup de vent. Près du cheval, un moujik, dans de vieux vêtements, et en sandales d'écorce, se tient debout, et regarde vaguement quelque chose au loin dans la brume...

Cette vision entrevue m'a frappé : ce paysan en haillon m'est apparu comme un symbole du moujik russe, et tout le paysage, en mon esprit, s'est transformé. La route boueuse qui, sous les grisailles du crépuscule, coupe la morne plaine, et va se perdre tout là-haut, sur la ligne claire du ciel, c'est bien la route de civilisation que suit ce peuple enfant, cet obscur rêveur : lentement, avec des ornières et des coudes, elle monte, elle monte là-haut. Et lui, le paysan en sandales d'écorce, lui qui regarde vaguement au loin, insouciant du train qui passe, c'est bien le résigné paysan russe : sans un regard en arrière, il s'avance, avec son petit cheval ami, et il vainc la distance, la fatigue, l'ennui ; il va, presque inconscient ; il monte tout doucement, sans élans brusques, sans découragements, d'une montée lente, sur la route boueuse, cahoteuse et grise, qui va se perdre en pleine clarté...

Que sera-t-il, quand il parviendra tout là-haut ?

FIN


TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
LES ABORDS ET LA FAMINE

CHAPITRE PREMIER.—Route d'aller
CHAPITRE II—Premières impressions
CHAPITRE III—Vues de Moscou
CHAPITRE IV—En province
CHAPITRE V—La famine
CHAPITRE VI—Le choléra


DEUXIÈME PARTIE
AU VILLAGE

AU VILLAGE


TROISIÈME PARTIE
QUELQUES VILLES

CHAPITRE PREMIER—Varsovie
CHAPITRE II—Odessa
CHAPITRE III—Kïef
CHAPITRE IV—Arkhangel
CHAPITRE V—Saint-Pétersbourg


QUATRIÈME PARTIE
A MOSCOU

A MOSCOU

CONCLUSION

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY

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