Autels privilégiés
The Project Gutenberg eBook of Autels privilégiés
Title: Autels privilégiés
Author: comte de Robert Montesquiou-Fézensac
Release date: February 21, 2020 [eBook #61472]
                Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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ROBERT DE MONTESQUIOU
AUTELS
PRIVILÉGIÉS
Parmi lesquels sont plusieurs qui peuvent figurer dans les romans du ciel.
Chateaubriand.
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur
11, RUE DE GRENELLE, 11
1898
ORDO
«Si mes propres reliques vous viennent sous le nom de martyr, recevez-les.»
Le relevé d’un procès en Cour d’art et d’amour, plaide tendrement avec d’éloquentes pièces à l’appui de la canonisation proclamée enfin pour Desbordes-Valmore.—Pour le demi-dieu Leconte de Lisle, plus encore qu’une canonisation, un culte, peut-être institué un peu trop tôt, célébré avec plus d’ostentation que de ferveur, sur ces pelouses du Luxembourg qu’on marchande à cette moins marmoréenne personne d’un Saint-Orphée, celui-là «bien toussottier et boitillant», ainsi que lui-même me l’écrivait, le pauvre Lelian, Paul Verlaine.—L’ensoleillé Mistral, notre Provençal Horus.—Une jonchée de Pensives Roses sur le parcours «l’une Fête-Dieu des Muses.—L’âpre Hello, Saint-Jean-Bouche-de-Fer, le nouvelliste précurseur, le polémiste Mangeur-de-sauterelles.—Goncourt, le noble patron de la Charité bien ordonnée.—Tolstoï, une icône.—Léonard, l’omniscient.—Blake, le peintre poète nécromant.—Burne-Jones, une idole.-Bœcklin, un prince des peintres.—Les Vernet, dieux désaffectés.—Un mystérieux retable de Chassériau.—Ghys, un Lare élégant.—Carriès, Oliab et Bélizéel, tout à la fois, sculpteur du réel et de l’idéal, qui cisela lui-même sa crédence.—Un exquis desservant, Helleu.—Sarah l’inspirée Sibylle; Eléonora, une frémissante pythie.—Versailles, un sanctuaire éteint...
Telles les vingt stations closes par une vingt et unième. L’Autel du Veau d’Or, le fétiche encensé et exécré de la Messe Rouge et Noire.
I
A la mémoire
de Pauline de Sinety,
comtesse Gontran de Montesquiou.
FÉLICITÉ
Marceline Desbordes-Valmore
Je voudrais dire à mon tour, et s’il se peut, plus synthétiquement qu’il n’a été fait jusqu’ici, une poétesse admirable, ensemble merveilleuse et sublime, la Sapphô chrétienne, Marceline Desbordes-Valmore.
Pas un de nous en qui ces musicales syllabes, cristallines comme le son d’un harmonica, ne résonnent familièrement. A tous notre mémoire d’enfant signe de ce nom
et tels autres menus poèmes appropriés, dont se désennuyait notre étude, car
Le doux nom estampille encore pour tous quelques romances où notre adolescence s’égaya, et qui font sourire. Puis c’est tout. Peu se doutent que le gentil nom est celui de la poétesse admirable, ensemble merveilleuse et sublime, la Sapphô chrétienne. Et c’est vraiment pour quelques-uns seulement qu’il commence de se nimber du halo d’une auréole qui est une aurore, non qui se révèle, mais qui se relève.
Le sublime vers de Vigny, prélude pour celle dont la renommée, entre toutes, a ceci d’étrange, qu’appréciée à sa vraie valeur par les plus illustres de ses contemporains, Lamartine, Hugo, Vigny, Michelet, Dumas, Sainte-Beuve qui se faisaient honneur de son amitié, traitée à peu près dignement par la postérité banale qui consacre d’un nom de rue, sa vraie gloire est, jusqu’à ce jour, fermée ainsi que fut son âme, et pourtant, comme elle, toute pleine de ferveurs en puissance, de clartés latentes et de virtuelles vertus.
Appliqué depuis déjà des ans à tenter d’en fomenter l’éclat, il m’eût été douloureux de n’être pas des premiers de cette seconde période à divulguer nettement la bonne nouvelle dont se sont déjà plus ou moins brièvement et secrètement réjouis, après les maîtres dont je parlais tout à l’heure, Gautier, Baudelaire, Banville, Barbey d’Aurevilly et M. Verlaine.
Pour cela, je suis venu à vous[1] aujourd’hui, et vous demande de me suivre à travers cet exquis calvaire, ce douloureux et délicieux dédale, où les propres vers de Marceline, délicatement parfilés, nous serviront de fil conducteur en même temps que de sympathique lien.
[1] Des fragments de cette étude ayant été récités par moi, sous forme de conférence, en janvier 94.
On remet un jour à Hugo—selon une anecdote plus ou moins véridique—une lettre adressée Au plus grand Poète de France. Il la fait porter chez Lamartine, qui la retourne au premier.—«Nul ne saura jamais, aurait ajouté Vigny, lequel des deux s’est décidé à l’ouvrir.»
Que la suscription ait revêtu: Au plus mystique, c’était lui-même; au plus plastique, Gautier; au plus précordial, Valmore.
Il y a dans une des pièces du poète qui nous occupe, un vers, surtout un verbe, très simple, dont je ne retrouve nulle part ailleurs l’émouvante affixe et le significatif figuré:
Le cœur serré n’est que trop connu: cette étrange étreinte intérieure d’anxiété angoisseuse et froissante. Il s’agissait de desserrer cela, dénouer, délacer ce vêtement invisible et subcostal, immatériel et pourtant si réel, qui appuie et qui nuit.
C’est la propre action des poésies de Mme Valmore; de cette main mystérieuse et incorporelle qui s’immisce à travers l’âme qu’elle surprend et apaise, pour aller plus avant, descendit ad inferos, desserrer le cœur qui nuit.
Le seul mythe de Parsifal, la seule minute où le regard de la Sainte Lance, miraculeusement assainit, la tête et le cœur d’Amfortas, le noble prêtre qui a péché (et que Mme Valmore paraît avoir prévu dans ces deux vers:
peuvent équivaloir au réveil désenfiévré qui suit une pleine lecture tardive de cette poésie. On passe la main sur son front, d’un geste d’habitude, pour en chasser un nuage qui n’y est plus. On la porte à son flanc pour assagir sa plaie, et, comme Sainte-Elisabeth, on ne rencontre plus, sous son manteau, qu’un bouquet de roses...
Alors, ainsi que le Pur-Simple, cœur desserré sous l’onde baptismale, on murmure: «D’où vient que tout me semble si bel aujourd’hui?...»—C’est qu’en ce jour quelqu’un a pâti pour toi. Car, seule, la passion peut racheter la souffrance; et l’hostie blanche, la pure colombe a rougi, pleuré, saigné. Car il y a vraiment d’un christ féminin dans cette sainte femme.
J’ai dit lecture tardive. Oui. Les éditions éparpillées et incomplètes sinon interdirent, du moins entravèrent longtemps le vol d’oiseau sur cette œuvre. Les trois volumes de M. Lemerre permettent aujourd’hui[2] de diviser tour à tour et recomposer une grande partie du faisceau lumineux pour se délecter du détail ou se réjouir de l’ensemble.
[2] Depuis 1886.
Il y avait encore cet inéluctable silence qui succède aux oraisons funèbres, où se restreint presque intégralement encore le formulaire de la poétesse. Baudelaire, pourtant son plus subtil bien que bref panégyriste, apparaît visiblement gêné par ce manque de cohésion dans la gerbe des recueils. Nul doute que son bel article n’eût étendu ses accents, élargi ses accords sous la révélation plus tard totalement proférée; à l’effluve surtout de ce recueil posthume qui résume l’essence du flacon, la quintessence de l’essence.
Enfin, et de par la loi du suranné qui n’est déjà plus le démodé, et cependant pas l’ancien encore, mais bien la chrysalide à travers laquelle l’un devient l’autre,—entre notre génération et celle qui tenait encore à la contemporaine par le de visu, voltigeait ce prestige fané d’époque, ce brin un peu risible de coiffure en couette, par-dessus l’attitude troubadouresque et dessus de pendule, l’écho de «ce petit côté secret qui rend populaire, ce presque rien qui fait tache[3]» et grâce auquel notre mémoire d’enfant nous donnait la dame pour à peu près connue. Une résonnance de tous ces pianos mentionnés par Sainte-Beuve, et sur lesquels s’est transposé et tapoté le plus chantant de la lyre du poète, tandis que le silence en retient encore les traits les plus fulgurants et les plus suaves soupirs. Une odeur de Quel est ce gant rose—qui n’est pas le mien, invétérée en une récurrence, et longtemps empêchant de croire que s’y pût loger la main dont s’étancheraient nos douleurs.
[3] Baudelaire.
Oui, ces romances où des beautés sont souvent recélées, et dont, ailleurs, l’inconscient comique aboutit à quelque chose de touchant comme la demi-lyre de la gravure de Monziès, cet élément Pauline Duchambge, ce bout d’écharpe envolée dont les biographes entortillent le sujet trop complaisamment, n’ont plus qu’un intérêt parasite et documentaire; et la prétentieuse brume en fond au feu de ce qu’elle abrite et qui les habite; et le ruban de Desbordes-Valmore s’en ira rejoindre le turban de Staël, les cornettes de Sévigné, les bandeaux de Sand et les bandelettes de Sapphô, dans ce vestiaire des siècles où les atours s’évanouissent, pour laisser s’épanouir, hors du temps, la beauté nue.
Elle «résout la sécheresse du cœur», Michelet l’a dit, qui, seul, a légué les formules vraiment caractéristiques de ce doux-amer génie. Elles flottent par-dessus toutes autres paraphrases et surnagent ainsi qu’une arche sur un déluge, ou tout au moins comme le manuscrit de Camoëns pouvait reluire au-dessus du flot.
Les voici. C’est avec celle sur «le don des larmes, ce don qui perce la pierre», trois autres encore: «Le sublime est votre nature.»—«Mon cœur est plein d’elle. L’autre jour, en voyant Orphée, elle m’est revenue avec une force extraordinaire, et toute cette puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur moi.»—Enfin: «Je ne l’ai connue qu’âgée, mais plus émue que jamais; troublée de sa fin prochaine, et, on aurait pu le dire, ivre de mort et d’amour!»
Ces quatre paroles constituent l’évangile de Madame Valmore. Quoi qu’on puisse écrire d’elle, désormais, ne saurait que graviter autour de cette quadruple épigraphe succincte, synthétique, suggestive.
Tous ceux qui abordent cette mémoire et en tirent du relief sans lui pouvoir ajouter de lustre (car la seule donnée en illumine l’interlocuteur de son approche d’arche sainte), brassent la légende en quatre versets, sans paraître se douter du dessous qu’ils infligent, de ce fait même, à leurs variations et à leurs trilles.
Au reste, du contingent biographique où se recrutent à peu près ordinairement ces appendices, devrait-on même user? La grille du tombeau n’a-t-elle pas droit de suture immédiate au mur de la vie privée? L’amalgame de la personne double de l’artiste et de l’être représente un des plus déplorables postulats et l’une des plus fâcheuses exigences du public sur le mage. Les parterres insuffisamment renseignés et attentifs qui ne sauraient l’aller chercher là qu’il réside uniquement, à savoir dans l’Œuvre, exigent néanmoins (et d’autant plus!) de le toucher, sans l’atteindre, par la frange de son manteau, et, mieux encore, par l’ouverture de ses plaies, où quelque secret espoir de faire expier le mérite de l’esprit prompt, met en quête d’une tare de la chair faible...
Mais, pour nous autres, à vrai dire, qui avons démêlé, ressenti, goûté tout le parfum dans l’extrait, toute la griserie dans la liqueur, peu nous chalent des pétales froissés ou des baies flétries; plutôt nous craindrions volontiers d’amoindrir notre extase par d’inopportuns contrôles, de rétrospectifs examens sur une grappe tarie ou une fleur séchée.
Bien mieux, nous tiendrions de celui qu’importunent ces bravos adressés au gosier de l’interprète plutôt qu’à la sonorité éparse de son chant, et qui se recule et recueille au fond de la loge, craintif de voir attribuer le charme qui l’enchaîne encore à quelque vieux visage de ténor teint ou de cantatrice déteinte.
Les métiers, d’où vers nous chatoient les joyeuses aunes des tissus fleuris, ne sauraient se démonter qu’en bois et cordes. N’est-il pas plus sage d’oublier canuts et tisserands pour voir courir des rinceaux sur des fonds, revoir rêver des oiseaux entre leurs branchages brochés, suivre revivre et s’iriser des iris sur de la soie?
C’est elle seule la douloureuse Félicité qu’il sied interroger sur elle-même. A cette confession surtout, à cette autoconfrontation vraiment nous aident les biographies. Sachons-en gré, rendons grâces. Le plus clair de l’éloge de Sainte-Beuve ne consiste et réside-t-il pas en ces extraits de lettres où reluisent tant de familières splendeurs?
Le meilleur et le pire de ces aveux, le plus sui generis du type, le plus artésiennement explicatif et révélateur de ce moi, c’est bien cette profession de foi de son arcane poétique: «A vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant PARCE QUE MA VOIX ME FAISAIT PLEURER; mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion.»
Hélas! nul ne s’est encore trouvé, parmi les indiscrets, pour nous révéler l’«homme d’un talent immense», le «fauteur de ces peines profondes...»
La vraie Valmore à édifier et déifier est une Valmore, de vers, de ses vers groupés à l’entour de son nom en la délicate élite et la délicieuse prédilection d’une dédicace réversible. La citation est ardue en ces textes. Nuls autant ne menacent de la rendre envahissante; puisque le il faudrait tout citer de cliché immémorial est ici la vérité même. Telles pièces sont plus parfaites, plus délibérément réussies, mais qu’on n’oserait guère déclarer plus que d’autres adéquates à leur visée, mieux moulées sur nature. Fût-ce les trop célèbres romances, plusieurs drôlement datées et démodées et pour lesquelles l’indulgence tourne presque à du goût. «Dans Shakspeare, j’admire tout comme une brute,» fait un dire célèbre de Victor Hugo. Dans Valmore, faudrait-il varier, j’aime tout comme une âme; d’amant? non, d’enfant. Et c’est à noter que toutes les gloses meilleures ou pires exercées sur cette mémoire, en tirent la même fascination de mise en présence de leur âme enfantine et juvénile, de leurs «jeunes annales».
[4] Ailleurs:
Quels doigts au velouté de pistils, quelle âme à l’haleine de calice—non de quelle Fille-Fleur, à la façon de Wagner, mais de quelle Fleur-Flamme et Fleur-Femme s’approprieraient à ce précieux labeur? Combien d’heures enchanteressement passées à parfiler brin à brin, ligne par ligne, l’étoffe de cette poésie, pour en isoler les fils les mieux aimés, les plus émus.
Voilà de ces travaux auxquels il est plus suave de penser que les risquer n’est sage. Et quel autre qu’un immatériel Ariel oserait songer à parfaire un pastel avec du pollen récolté ou de la poudre d’aile de papillon prélevée?—Et puis la grosse besogne des heures nous réclame. Puissions-nous, une fois, nous abstraire assez idéalement pour volatiliser ce sublimé, que, nul autre jour, notre âme ne saurait se doser à l’état d’exquise transparence qu’exigent ce choix impondérable, cet impalpable tri.
Le moins massivement possible, une heure, nous tenterons d’offrir une épreuve de cette mellification artiste. Mais il faudrait pour y exceller ou même atteindre, toute la courte vie d’une géniale jeune fille marquée à l’aube comme un fruit touché et dont résorberait toute la sève immaturée d’un talent condamné, cette filiale tâche de tendresse: sans rien des odieux extraits; plutôt une de ces versicolores et vétilleuses couronnes que tresse un Breughel des plus larges et menues flores doctement entremélangées autour d’un médaillon de madone.
L’impression qui succède à celle que je viens de dire (à savoir notre rachat par cette souffrance, notre rafraîchissement par cette brûlure, notre apaisement par cette ardeur), c’est une impression d’immersion, puis de submersion. Nous sommes noyés d’efflorescences et d’effluves, de sourires, de soupirs et de souvenirs. C’est à cet assaut par une tempête de feux et de pleurs qu’il faut sans doute attribuer l’air d’incomplet et de vague même des meilleurs essais autour de cette œuvre. Études sous forme d’articles, reprises avec ardeur, puis qu’on dirait rebutées, et qui ont de la lutte des barques contre une mer démontée, une phosphorescente mer faite de larmes et de flammes.
Après bien des reprises, je vous livre la ruse dont j’usai pour essayer de vaincre cette tempête, en enfermer dans mes outres les ouragans et les caresses, les bises et les brises pour les y retrouver à loisir, vous les distiller et vous les dire. Puisse, au nom de cet inestimable bienfait, le subterfuge ne pas vous paraître puéril, si le service vous est tant soit peu rendu.
Au cours de mes promenades et mes rêveries entre les mystérieux bocages du sentiment, de ces volumes, ainsi que les nomme prestigieusement Baudelaire, il me sembla pourtant finir par en démêler le méandre. Et ce ne fut pas sans exultation qu’en ayant tracé et dressé le plan, je le vis subdivisé en autant de charmilles et de chapelles qu’en avait taillées et ciselées notre poétesse; et que j’en fis et y fis tour à tour rentrer son multiforme génie ainsi qu’il arriva à ce Protée du conte oriental qui se réintégra en sa fiole.
Mais si ce livre est bocage, il est aussi buisson ardent. Océan ou forêt, l’amour y brûle et roule
suivant ses appellations mêmes.
Promise aux profondes amours selon son expression propre, l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore est un Univers d’Amour.
Amour, hâtons-nous de le dire, et que là est le neuf et le merveilleux, d’autant plus passionné qu’il est plus pur.
Chaque écrivain, nous dit en substance Mme Valmore dans une de ses lettres, prodigue à son insu un vocable qui, de par son intensité et sa fréquence, révèle et trahit son auteur: «Mme Sand en a un comme cela: étreindre!»—Le mot de Marceline ne serait-il pas innocence?
Cœur du cœur, l’expression qui lui est commune avec Shakspeare, et qui la mène à l’amour de l’amour comme pour redoubler sa tendresse, fournit ce vers à Mme Valmore quand elle parle de son enfant:
Donc Amour sous forme sextuple: Amoureux, amical, filial et maternel, charitable et divin. Ajoutez l’amour de la nature et l’amour prorogé au delà du trépas, vous aurez les six divisions sous lesquelles m’ont paru pouvoir se ranger toutes les phases de cette âme incoercible, les phrases de cette œuvre vagabonde. A savoir: Amour, Tendresse-Tristesse, Maternité, Foi, Nature, Éternité[5].
[5] Mme Valmore, dans son recueil posthume (ou peut-être son éditeur), a rangé elle-même ses poésies sous des appellations similaires, mais sans beaucoup de suite.
Entre toutes séductions, celle du regard fascinait Marceline. Ses propres larmes et celles qu’elle consolait diamantaient sa vie.
Le son de la voix la captivait aussi.
Les Yeux et les pleurs et la Voix subdivisent donc naturellement cette grande division de l’amoureux amour.
Tendresse-Tristesse enferme Prisons et exils, les deux misères qui l’apitoyaient le plus éloquemment, et qu’elle a le mieux pleurées.—Ipsa contient ce qui semble le plus avoir trait à la personne même de l’artiste.
Maternité, c’est la mutuelle réversibilité de ce sentiment double, ascendant et descendant au cours comme au décours de ses jeunes annales: celles où elle joue le rôle de l’enfant; et d’autres où elle porte elle-même la croix de la Mère Douloureuse.
Nulle avant elle, nulle après elle, comme elle n’aura dit et ne dira cet incessant échange, ne fera frôler et gravir en ses deux sens l’échelle de Jacob de l’amour successivement filial et maternel par les ailes de tant d’expressions ingénieuses, caressantes et pures, pour parler tour à tour de celle qu’elle nomme divinement
et de ceux qu’elle appelle non moins célestialement
Oui, le bréviaire de l’amour filial est révolu. Nous la devons à Valmore cette
Il semble, entre ces autobiographies d’une enfance indéfiniment évoquée, il semble que ce menu tableau lumineux de résurgence des jours premiers dont on dit qu’il apparaît au noyé près de s’engloutir, se découpe incessamment pour notre poète toujours prêt à sombrer, et charitablement l’isole des circonvolutions poignantes, le fascine et tire hors de soi. C’est le magique miroir où la Belle revoyait le foyer quitté du fond du royaume de la Bête.
Ce vocabulaire, y peut-on ajouter? J’ose dire qu’on ne saurait l’égaler. En tout cas, le surpasser, jamais. Centre de ce double courant de passion entre ses propres enfants et cette mère dont le souvenir, parmi cent apostrophes qui font sursauter, lui dicte cette pièce: Quand je pense à ma mère, elle-même pieuse fille et «pâle couveuse d’immobiles tourments», ainsi qu’elle se qualifie, elle polarise tous les rayons de la maternité et de la filialité, passez-moi ce terme.
Ces apostrophes, en voici:
Enfin, ce passage qui rappelle et regrette les sépultures disposées jadis au pourtour extérieur des églises:
Quant à l’éloquence de sa maternité propre, je ne crois pas qu’on ait jamais parlé avec cette nostalgie des entrailles.—Jugez-en plutôt. Récemment mère, elle se plaint de ne plus faire corps avec son nouveau-né.
Et enfin, peut-être le vers d’imagination, de sensibilité et de formule, le plus curieux de toute l’œuvre:
Foi
C’est l’amour, toujours dévorant, mais transposé et sublimé, qui fait trouver à la muse devenue ange pour l’absorption finale, la résorption rédemptrice de sa terrestre passion contrainte dans le foyer de la ferveur éternelle, des images comparables aux seules Dantesques descriptions du paradis—mais avec moins de blancheur;
et par les plus touchantes variantes de charité et de prière, de croyances et de sentiments, atteindre, en même temps que Dieu même, les plus fluides matérialisations de la pensée et du langage.
Nature, c’est l’amour—je dirais volontiers atmosphérique, tant le poète y fait entrer de parcelles vivantes et vibrantes du Cosmos—de tout ce qui l’entoure, et tant son art spontané met de passion dans ses paysages, comme tout à l’heure il mêlait et fondait de chaleur et de lumière dans sa tendresse qui lui faisait s’écrier:
Les deux aires de ce naturel amour sont l’Amour des fleurs.
Et l’Amour de l’eau, dont je ne crains pas de dire qu’il pourrait bien être solidaire du goût de cette tendre femme pour les larmes, si j’en crois ce mystérieux vers:
et ces autres:
que je rapproche de celui-ci, de Vigny:
L’amour de l’eau déjà attribué à plusieurs poètes par Victor Hugo, dans ce joli distique:
L’eau où Marceline voit se réverbérer tous ses âges dans cette Scarpe qui lui était, comme à Brizeux, son Ellé. L’eau où nous lirons avec elle, et sous mille formes
L’onde enfin d’où découle son rythme.
auquel ne peut plus succéder que l’amour du silence, sa suprême passion[6]:
Ce silence qui nous mène à la dernière de ces divisions, si vous le voulez, factices, mais, certes point arbitraires: la mort, disons mieux: l’ÉTERNITÉ puisque c’est sous ce consolant aspect qu’apparaissent à Mme Valmore tant de tombes qu’elle a mélodiquement enguirlandées.
[6] Silence qu’elle ne veut même plus rompre par l’écriture: «n’écris pas!»
«Abîme à franchir seule!» cette définition en commun, cette fois, avec Pascal,
et la mort qui couronne son œuvre de vie, comme elle couronne toute vie, n’apparaît jamais hideuse à notre poète, mais toujours fleurie et touchante, puisqu’elle lui rouvre tous les paradis pleins de ses anges envolés. Tous les êtres aimés, sans oublier l’être aimé, voire à commencer par lui (selon une magnifique interpellation: Croyance); «Albertine, âme en fleur!» et d’autres amies de jadis; et cette noble tige maternelle, enlacée, cette fois à l’éternité, auprès de ses enfants enfuis:
Non, jamais rien de plus sereinement détaché, de plus véritablement et vénérablement sur le seuil, et déjà presque au-delà, n’a su se proférer pour nous parler de la mort, avec ce que j’appellerai une pareille liberté d’allures mortelles; nous apprivoiser avec cette «cueilleuse d’âmes» qui
Ainsi catégorisés les termes d’association de ces divers sujets d’inspiration, il nous sera utile—et plus facile de grouper les rythmes dont le poète les revêtit. Jamais de poème à forme fixe. Muse bien trop débordante, déchaînée avec résignation mais tumultueuse et torrentueuse—pour se ranger à si étroites digues, la muse à la fois digne et familière qui ose risquer cette déclaration à la Vierge:
Je distingue une première sorte ou famille de pièces, divisées en strophes, le plus souvent de quatre hexamètres (quelquefois plus; rarement de distiques). Pièces d’ordinaire peu étendues, mais d’allure large, sans doute les plus parfaites, presque en forme de menu poème à forme fixe pour soi, et pleines à leur manière de l’immortelle vibration du
de Victor Hugo; sans le charme ou le discrédit que confèrent à d’autres de ces poésies, des passades de rythmes non suivis, de vers irréguliers entrecoupés fortuitement, bizarrement, dithyrambiquement.
A cette première famille ressortissent La vie et la mort du ramier, Renoncement, La couronne effeuillée, etc., etc.; et de plus longues, Le mal du pays, Tristesse, Départ de Lyon, etc.[7]. J’énumère dans une note les titres des principales pièces englobées par chacun de ces groupements. L’auteur n’excelle point aux intitulés. Les siens (loin de cet art du titre qui nous semble devoir être fait d’un mot synthétique, jamais renouvelé au cours de la poésie qu’il désigne), les siens, dis-je, sauf parfois quelque douce ingéniosité d’ailleurs empruntée, telle que le Soleil des morts pour la Lune—ne contiennent que l’appel ou le rappel du sujet, sans dédaigner Simple Histoire ni même Merci mon Dieu! La croix de ma mère—qui n’y est point—s’y fût-elle rencontrée, qu’on en eût presque pu rapporter la vieille trouvaille à cette loi de Baudelaire: «Beauté du lieu commun.» Car n’est-ce pas du fait de cette beauté trop prisée que le lieu commun est devenu tel; mais qu’il porte en soi la force ou le charme de vaincre cette période de profanation, et le voilà promu lieu éternel.
[7] Prière pour lui.—Point d’adieu.—Pressentiment.—Le billet.—La vallée.—L’attente.—Amour.—La jalouse.—Je ne crois plus.—Abnégation.—Une fleur.—Les fleurs.—Amour et charité.—A celles qui pleurent.—Dieu pleure avec les innocents.—Dors.—Le mauvais jour.—Veillée.—Un moment.—L’Églantine.—A Madame ***.—Madame Emile de Girardin.—Dans la rue.—L’absence.—Les roses de Saadi.—La jeune fille et le ramier.—La voix d’un ami.—Le secret perdu.—Au livre de Léopardi.—L’esclave et l’oiseau.—Le nid solitaire.—Un ruisseau de la Scarpe.—Inès.—Loin du monde.—Hippolyte.—A une mère qui pleure aussi.—Quand je pense à ma mère, etc.
La Fileuse et Rêve intermittent d’une nuit triste quoique non en hexamètre pourront ressortir à ce groupe.
La strophe large, abdiquant l’hexamètre, s’allège et se familiarise, comme dans l’Élégie à Pauline Duchambge. Et c’est alors une autre veine où la précieuse élégance des Émaux et Camées, comme dans Un arc de triomphe, s’allie au virtuose esprit des Rues et des bois pour procréer un second groupe, dépendant du premier, qu’il égaie et subtilise[8]. Un troisième naît du mélange de l’hexamètre et de vers plus légers, toujours également disposés dans des strophes régulières. C’est Un billet de femme, le Soleil lointain; mais cette forme sert tout aussi souvent des poèmes de la seconde famille[9].
[8] Le rossignol et la recluse.—Les amitiés de la jeunesse.—Plus de chants.—Le billet d’une amie.—L’amour.—L’aumône.—Retour dans une église, etc.
[9] Croyance.—Ame et jeunesse.—Prison et printemps.—Jeune fille.—Qui sera roi?—Une lettre de femme.—Cigale.—L’innocence, etc.
Joignez-y les pièces en hexamètres[10] non divisées en strophes (Avant toi, La Fleur d’eau, L’Augure, etc.), et enfin celles où se faufile, puis se glisse et s’irrue le vers irrégulier, quelquefois un seul dans toute une longue pièce, comme dans La Maison de ma Mère, A mes Sœurs, Au Poète prolétaire, et ce sera (surtout de par ces dernières, les plus nombreuses)[11], la famille complète des poèmes plus ou moins descriptifs.
[10] La nuit.—L’isolement.—Le message.—Plusieurs élégies et des dialogues.—Le regard.—Les deux peupliers.—Révélation.—Pitié.—Détachement.—La crainte.—L’impossible.—L’éphémère.—Le convoi d’un ange.—Au médecin de ma mère.—L’hiver.—Au revoir.—Les roseaux.—L’augure.—La ronce.—L’Église d’Arond.—A madame A. Tastée.—Amour.—Prière pour mon amie.—A l’auteur de Marie.—Le soleil des morts.—Le Dimanche des rameaux.—L’ami d’enfance.—La jeune comédienne.—Une ruelle de Flandre.—Laisse-nous pleurer.—Les prisons et les prières.—Au citoyen Raspail.—L’amie, etc.
Et en vers plus brefs: Son image.—Les deux ramiers, etc.
[11] L’arbrisseau.—Les roses.—La journée perdue.—L’adieu du soir.—L’absence.—La fontaine.—L’inquiétude.—Le concert.—Le billet.—L’insomnie.—L’imprudence.—La prière perdue.—A l’amour.—Les lettres.—La nuit d’hiver.—L’inconstance.—A Délie, etc., etc.
Voici ce que, dans une étude précédente, abandonnée, me suggéraient ces entraînants irréguliers employés par Mme Desbordes-Valmore, avec, en une verve différente, un bonheur parfois égal à celui de La Fontaine: «Un réseau de poèmes moins ordonnés, mais dont les beautés partielles sont peut-être les plus ad imaginem de cette âme. Quand il est bien frappé un vers de cette lyre, suivant la banale expression, cette fois ennoblie, est si intense qu’il se suffit à lui-même, et presque ne pourrait qu’être gêné par le voisinage d’un aussi puissant. Il y aurait superfétation, étouffement, comme sur de ces orangers replets et redondants qui ressemblent à de vastes boules de senteurs, encombrés, presque incommodés qu’ils peuvent être à la fois par plusieurs sortes et règnes de végétation et de poussée: feuilles, fleurs, fruits nouveaux—et jusqu’à des fruits de deux ans s’assurant plus de suavité et de saveur d’un second retour de sève!
Cette clairière de poèmes moins touffus, plus aérés par l’étirement ad libitum de la pièce, parfois le vers libre intromis avec une aisance qui, chez tout autre, serait licence, mais ouvre là visiblement comme une prise d’air pour une poitrine oppressée, c’est le vrai champ d’évolution, la vraie aire de Valmore. Pas de dilettantisme exquis comme de l’y voir et suivre, voler, volter, courir, sourire, mourir... et se reprendre tout innocemment, inconsciemment, d’eurythmie native et d’ingéniosité ingénue, d’où ses compositions héritent ce galbe unique de complication naturelle et de simplicité si précieuse.
C’est là que sur la piste infailliblement originale jusqu’en la banalité, et captivante même en la niaiserie, éclatent avec plus de miracle, se détachent et s’isolent de ses prouesses consacrées inégalables par l’arbitre de ces tournois comme le juge judicieux de toute théorie d’esthétique: j’ai nommé Charles Baudelaire.
La deuxième famille est toute chantante: ode ou cantique, berceuse ou romance. L’auteur y englobait modestement toute son œuvre: «Quelques chansons méritent-elles que l’on s’occupe de moi et que l’on m’admette au livre de la science?»
L’Ode, c’est Au soleil, Au Christ, Chant des Mères, les Oiseaux, etc. Le Cantique, c’est Prière des orphelins, les Enfants à la communion, etc. Les deux Berceuses sont spécifiées telles par leurs titres: Dormeuse et Pour endormir l’enfant. Et il n’y aurait aucunement lieu d’être surpris d’apprendre que cette naïve inspirée qui nous avoue: «La musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion...» d’apprendre enfin qu’elle n’aurait composé ses Dormeuses que pour avoir trouvé leur rythme et leurs rimes, leur matière et leur manière tout simplement les mieux aptes à faire descendre le sommeil.
Pour les romances qui ne sont point toujours celles que le poète a étiquetées ainsi, et dont les plus belles concertent souvent ailleurs, elles sont sans nombre—rarement sans agrément, souvent pleines d’envol.
Sur ce sujet de Madame Desbordes-Valmore, j’ai lu les articles et le volume de Sainte-Beuve, un article de M. Montégut (remarquable par un juste tableau de l’isolement de cette mémoire), la préface de M. Lacaussade, l’appendice de M. Hippolyte Valmore. Tous travaux intéressants à des valeurs inégales, nourris de faits un peu répétés, de documents similaires, d’appréciations simultanées, néanmoins éloquents, utiles et nobles. Le volume de Sainte-Beuve est non seulement un bel acte, mais une bonne action. On y sent du cœur et de l’amour. Après qu’on fut tenté de trouver fastidieuse l’énumération de tant de noms vains et obscurs, l’idée qui la suggère au Maître critique apparaît touchante: «J’avais songé, dit-il, par une compensation bien due à réunir d’autre part autour d’elle, quelques-uns des noms dont elle eût le plus à se louer, bon nombre des êtres bienfaisants et secourables qu’elle avait rencontrés sur sa route et qui lui avaient été une consolation, une douceur et un réconfort au milieu de ses maux.»
Je pense de même que, pour en faciliter l’étude et relever l’éclat, il serait désirable de rassembler en un seul ouvrage tous les articles et études jusqu’à ce jour consacrés à cette poétique figure.
L’émouvante correspondance révélée par le livre de Sainte-Beuve pourrait aussi en être extraite pour s’unifier, se compléter.
Les brèves pages de Dumas, de Baudelaire, de Banville et de M. Verlaine ouvrent des appréciations plus subtiles. Et le sentiment du second, dans son expression incisive et pénétrante me paraît encore, pour le moment, le plus satisfaisant et le mieux venu.
La résultante de lecture de tous ces beaux essais demeure l’étonnement, non de la méconnaissance, mais de l’ignorance publique du détail d’une gloire ainsi révolue, puis résolue; enregistrée et muette: une renommée sans buccin.
Gloire, Lamartine couronnait déjà du mot Marceline attendrie et confuse. Et pourtant Baudelaire a beau se révolter et nous crier justement: «oubliée par qui, je vous prie? par ceux-là qui ne sentant rien, ne peuvent se souvenir de rien.» M. Verlaine lui répond avec non moins de justesse: «obscurité apparente, mais absolue.» Et c’est un si indéniable fait, au sortir de notre étonnement, qui nous sauve du scrupule: comment oser tenter d’accroître une illustration si faite et si parfaite?—C’est parce qu’elle est ainsi, décrétée et accréditée par ces grands qui la goûtèrent... et moururent, mais forclose à qui aime mieux croire qu’aller voir, surtout au prix d’un peu d’étude; et pourtant toute pleine de ce qui parle à tous par l’humanité poignante, brûlante et pleurante, qu’il faut s’efforcer de rompre et ce silence et cette digue, de livrer à ce gave bienfaisant de charité dans la mort comme durant la vie, bien des âmes désolées à irriguer et rafraîchir, bien des âmes dévorées à ensoleiller et consoler.
Toute œuvre, si grand et légitime qu’ait pu en être l’éclat du vivant de l’auteur, n’existe vraiment qu’à dater du jour où le silence mortuaire l’ayant ensevelie comme d’une lave refroidie, une curiosité éclairée et pieuse en vient retrouver les fragments qui survivent aux éruptions et aux cataclysmes. Et la vraie vie des ustensiles d’Herculanum n’est-elle pas sous les vitrines où la disponibilité et la sinécure de leur silhouette sans usage nous versent à voir et à boire tant de rétrospective rêverie. Œuvrons donc de notre mieux pour coopérer au livre que requérait Sainte-Beuve quand il écrivit: «Je ne fais qu’indiquer ici un développement qui sera mieux placé ailleurs, et dans le livre que je sollicite.» Car c’est encore le propre de la contagieuse ardeur née de cette œuvre, que chaque nouvel adepte brûle d’en voir propager le rayonnement, et convoque dans le présent et dans l’avenir quiconque peut contribuer à l’étendre.
Mais ce livre tel que le sollicitait l’illustre critique, n’est sans doute point faisable. Quel portrait écrit ou peint fût-il réalisé jamais qu’au fur des momentanéités de l’individu successivement saisies et fixées? Ce livre, ce sera le souhaitable assemblage des études et des articles tout à l’heure évoqués, lorsqu’il y en aura eu encore beaucoup d’autres, toujours et tous beaux, au moins de leur inclination et de leur visée.
Ce qui me surprend un peu, particulièrement dans Baudelaire et chez M. Verlaine, c’est l’exagération de ce reproche: le manque de forme, le vice de forme, le contenant du revêtement inégal au contenu du rêve. Je cite les textes de ces deux rhéteurs: «Tout ce qui lui manque de ce qui peut s’acquérir par le travail... négligence... cahot... trouble... parti pris de paresse,» réquisitoire du premier. «Une langue suffisante et de l’effort assez pour ne se montrer qu’intéressamment» ajoute le second déjà moins injuste, et plus loin reconnaissant à cette muse la priorité de rythmes inusités.
Certes, j’entends comme ces maîtres l’entendent, et me fais fort de renchérir où il sied; mais là, je m’insurge. La conclusion de M. Verlaine est exacte, mais peut-être pas assez ponctuelle. «Sublime artiste, sans trop le savoir,» c’est possible; mais aussi, et, je veux bien encore, sans le savoir, merveilleux virtuose. Guère de malignité, presque de rouerie poétique qui n’ait été inventée ou appliquée par cette innocente. L’allitération, ce ressort du vers, son élasticité et sa vertèbre, en même temps que sa pulsation et sa respiration, la circulation de sa vie depuis sa tête jusqu’à sa rime, l’allitération revêche aux balourdes plumes, exquise à la fine pointe des styles, dont aucun des élus ne l’a négligée sous peine de priver sa poésie du plus idéal de ses trucs et de la plus élégante de ses ailes, l’allitération chère à Virgile et surtout à Catulle ne pouvait tirer de plus ingénue justification que de sa génération spontanée en cette prosodie réputée originelle.
Oui, il semble que ces versatiles registres vont des vers tout âme par les vers tout nus jusqu’aux mieux ornés.
Qu’est-ce en effet que ceci:
[12] Des enfants.
Non seulement je ne reconnais pas là de date impliquant et infligeant vis-à-vis d’une génération intermédiaire, avant définitive consécration, le discrédit du passé de mode; mais j’y démêle de ces caractères d’éternellement déroutant qui ne permettent jamais de ne plus être de l’avenir.
Exemple:
N’est-ce pas bien le contraire de ce qu’on allait dire, qui eût été banal, et qui se transforme? Tout comme en cet autre:
Que langage eût été moins beau!
J’étendrai jusque-là mon avocasserie de signaler, hors de toute inculpation de pastiche et de plagiat de part ni d’autre, mais du seul fait d’une de ces fréquentes réverbérations de pensées, sans enquêtes de dates, et rien que pour faire ressortir toute l’étendue de ces vocalises, des parités d’inspiration de notre poétesse à de ses grands contemporains comme à de leurs brillants neveux. Que dis-je? Combien, de coupe et de couleur, répercute en ma mémoire classique l’illustre strophe:
cette invocation:
Mme Valmore est vraiment le seul poète dont on puisse parfois inventer les pensées sans les connaître et répéter les formules sans les avoir ouïes, parce que sa vision—disons sa voyance—allait cueillir les formes dans le lieu même des idées éternelles,
que même les plus inspirés d’entre les poètes appesantissent en les revêtant fût-ce des plus nobles rhétoriques terrestres.
De là vient que la poésie de cette muse, maintes fois exprime l’ineffable où, selon un de ses vers les plus divins:
Certains de ses morceaux ne rencontrent que dans Hugo leur équivalent de souffle et d’allure. Soit le Soleil lointain qui, par places, m’apporte comme un fraternel écho de A Villequier:
me reporte aussi vers la Claire du même Maître, que me rappelle ailleurs lointainement
et plus proche
avec enfin
[15] Ailleurs:
Mais la Mise en liberté de Hugo, encore, ne s’envole-t-elle pas tout entière de cette strophe troisième de l’Esclave et l’Oiseau:
Oui, chez le Grand-Maître et le Grand-Père seulement se retrouvent des pièces de la tournure de Croyance, Prison et Printemps, l’Enfant et la Foi, Au Revoir, aux Nouveau-Nés heureux, Ame et Jeunesse, Jeune fille.
n’est qu’une variation probablement anticipée du
que Hugo reprend lui-même à son Hernani sous cette forme:
Son:
qui n’est autre que l’antique
s’énamoure plus d’une fois chez notre Flamande:
Et mieux:
Tel que Marion de Lorme de son Didier, l’enfant répond, de son ramier: «Je l’aime!»
et
sont de véritables vers d’Hugo. Combien Le Pauvre a de lumineux frères dans l’œuvre d’Olympio!—Je rapproche encore:
de
Ensuite
de
Enfin
de
O Éva[20]
voici un écho de ta plainte pourtant sans seconde:
[20] Vigny.
Un Arc de Triomphe avec ses
n’offre-t-il pas, le paradoxe est fort: quelque mine des Émaux et camées?
Qu’est-ce que
sinon
[21] Lamartine.
ou réciproquement?
n’irait-il pas jusqu’à évoquer Celle qui est trop gaie elle-même? Pourquoi non? puisque du même Baudelaire pourrait s’échanger contre
son plus nerveux et verveux
Et, de nos jours
tinte bien le chant des oiseaux des courts étés, de Sully-Prudhomme.
Et pour finir, n’est-ce pas comme une surprenante résonnance préventive du lied de Tristan dans Wagner, cette dernière strophe du Dernier rendez-vous.
[22] Alors nous serions morts inséparés, unis à jamais, sans fin, sans réveil, sans crainte, sans nom, dans le sein de l’amour, livrés à nous-mêmes, ne vivant plus que par l’amour.
Wagner.
Il faudrait bien, bien des pages, encore et toujours des pages pour désenfiler toutes les blandices, Baudelaire l’écrit: les perpétuelles trouvailles de cette poésie. Même sans parler de ses curiosités pittoresques de locutions ou de métaphores, telles que,
Je dis, de cette poésie aux énoncés si touchants et toujours imprévus; de ces hirondelles qui sont
non loin de ce rossignol qu’elle dénomme:
de ce bal qui tourne
de ce médecin de la maison de sa mère, ce docteur ami à qui l’auteur écrit
de ces fillettes dans un décor de nature qui s’enjolive d’un vocabulaire de mobilier vieillot:
Si féerique mirage que peut-être je ne lui préférerais rien, s’il n’y avait encore, et sans doute par-dessus tout, ce poignant poème en trois strophes si tendrement murmurées autour d’un pénétrant sujet de psychologie maternelle, plus tard réalisé par Georges Rodenbach dans son subtil roman La Vocation.—Un sujet dont un équivalent plus spécieux m’avait dès longtemps moi-même tenté, et dont je trouve, dans mes plus anciennes notes, ce schéma embryonnaire: L’étrange jalousie sentimentale, quasi amoureuse qui vient à de certaines mères fort honnêtes, à propos de leur fils récemment pubère, constitue une douleur hybride d’un genre saintement incestueux, qui fut épargnée à Notre-Dame des Sept-Douleurs en foi de quoi on la pourrait dénommer le Huitième Glaive.
Ce commentaire, point par point, fleur par fleur, pleur par pleur, perle par perle, devra être l’œuvre d’un autre, je voudrais du prochain des coryphées de ce chœur qui se fera longtemps gloire et joie d’exalter cette unique muse. Je fais seulement remarquer ici, en passant, la noblesse dont elle sait empreindre l’usage familier du mot Madame[23]:
[23] Victor Hugo seul, spécialement dans son superbe sonnet à Mme Judith Gautier, en a fait un titre aussi vraiment royal.
[24] La Reine Marie-Amélie.
Puisse mon travail d’aujourd’hui faciliter la suite que je lui désire, de par cette classification[25] que je revendique, et que je crois utile et bonne; elle n’était guère plus aisée que celle dont parle le conte de fées, de ces duvets de mille couleurs emplissant une chambre, et qu’il s’agissait de répartir et de trier. La princesse y parvint pourtant; non, à vrai dire, sans des secours féeriques, qui, je crois bien, ne m’ont pas fait défaut. Les fées existent toujours. C’est un blasphème que de n’y point croire. Elles s’en vengent en ne secondant que ceux qui les en prient.
[25] Effectuée avec la plus minutieuse application dans un mien précédent travail, trop long pour être ajouté à cet essai.
Le temps, je le répète, qui sculpte et polit, selon leur dureté et leur beauté, ce que nous lui laissons de nos œuvres, ainsi que le flot fait des rocs et des falaises, respectera, chaque jour davantage, l’œuvre dont nous nous entretenons. Il le témoignera en en déblayant les entours et facilitant les approches, quand il aura découvert et compris que ce qu’il prenait pour une fragile et friable grève était un marbre, et que ce marbre fût ciselé par la nature et l’art associés, à l’égal d’un de ces monuments aux si capricieuses arabesques, qu’ils ne paraissent point bâtis de main d’homme, mais éclos, en une nuit, de quelque rêve, en guise de palais d’Aladin.
Mais s’il fallait qu’un détestable et imprévu désastre détruisît l’œuvre en n’en laissant subsister que les parcelles que je vous soumets, l’avenir, je n’en doute pas, se pencherait sur elles, tout comme nous faisons sur les vers isolés de ce Publius Syrus et de cette Sapho qui avaient écrit tant de mimes et de poésies dont il ne reste que des débris et des fragments pareils à des pulvérisations d’étoiles.
Ma collection, c’est un herbier—immarcescible. Je l’ai fait sans presque y songer, aux coups pressés d’une lame émue qu’annotent, les touches rapides d’un crayon sensible de fasciné. Plus d’ordre et de mesure, de pause et de dosage dans le choix sont malaisés et dangereux devers cette poésie fugace, et risquent toujours l’excès ou le manque. La fleur se fond en rosée ou s’enfuit en papillon.
C’est ma cueillette. Le massif, qui est une forêt mouillée, de combien de larmes! peut fournir cent autres bouquets renouveaux et surdivers au gré du style qui rédige et du cœur qui dirige.
Oui ce sont fleurs dont la sève est de sang et le rorate de larmes. Pleurs et Fleurs dont l’inconscient virtuose n’a su oser que partiellement le magnifique titre, devrait être celui de son édition ne varietur. A cette double source, le reproche encouru de monotonie n’est-il pas vain? Le chacun son métier, pour notre ouvrière se résolvait en larmes.
Son œuvre est un éloge des larmes. Celle qui cessait de chanter Parce que sa voix la faisait pleurer, ne devait-elle pas rencontrer les plus bouleversants des accents tracés?...
Moi, je me récuse, ou plutôt, j’abdique. A d’autres;
que si l’on requérait pourtant ceux des vers de Mme Valmore que je distingue par préciput sans omettre certains cris tels que:
Et:
j’élirais entre beaucoup
Exegi. Je conclus et clos ces pages qui ont du moins pour elles de ne pas ouvrir par «Marceline, Félicité, Joséphe... naquit à...» et sauves, j’espère, du vernis souvent un peu boursoufflé des faiseurs d’exégèses qui semblent croire qu’ils décorent le sujet—au lieu de s’en couronner.
Et je signe... cette critique? Dieu m’en garde?—Ce cantique?...—Je le voudrais!
Une dernière réflexion pour finir:
D’abord disons que ce qui précède n’a trait absolu qu’à l’édition Lemerre, et que les extraits en sont prélevés; cette édition étant, jusqu’à ce jour, la seule sur laquelle se puisse exercer une vue d’ensemble un peu intégrale. En cela, nous devons trop à son éditeur pour pouvoir que le remercier. Nonobstant, et grâce à ce zèle communicatif qu’engendre l’œuvre de Mme Valmore, il y a lieu de croire que les éditeurs aussi se relaieront dans le futur pour assurer toujours plus d’ampleur et d’envergure au geste entier de la poétesse.
Mais il sied aujourd’hui de constater un fait: l’édition n’est pas complète. Et puisque le bon goût qui y présida ne fait pas de doutes et que, d’autre part, d’importants fragments, voire de fort belles pièces en sont absents, il y a lieu d’attribuer cette lacune à une émotion filiale éliminant de parti pris tout ce qui lui semblait trop avoisiner cette double flamme; d’abord la passionnelle, déterminante de tout cet embrasement; puis la purifiante par le feu scrupuleux et sacrilège de quelque vengeur enfer de vertus:
et
voilà les deux notes qu’il s’agit, sinon d’étouffer, d’assoupir du moins.
Qu’un pareil ange, selon le mot de M. Verlaine, se montre plus ou moins timoré, bourrelé même, ce n’est qu’une aile de plus dont la candeur et la splendeur (plutôt que se voiler de silence imprudent et de réserves irrévérencieuses) doivent éclater en la pleine lumière de ce feu, lui-même générateur de tout ce buisson ardent, et si solidaire de l’amour divin qu’il ne saurait que refleurir et tout droit, en paradis.
Profession de foi qui va jusqu’à ce radieux blasphème:
La figure de Valmore, loin d’être définitive, s’ébauche à peine. Son œuvre est de celles dont la méconnaissance du vivant et l’oubli au sortir du trépas composent les deux premières phases d’engendrement naturel à la postérité; et qui, pour atteindre leur plein degré de manifeste et d’influence, doivent être retrouvées, ainsi qu’une Pompéï ou des grains de blé endormis renferment des germes de moisson en puissance. Rougir pour cette plaintive sublime amante du feu qui la dore, serait d’un culte inéclairé, sinon d’une offense aveugle. La suprême, décisive et impérissable Valmore doit entrer:
dans le temps et l’éternité, je l’ai dit au début, en Anactoria chrétienne, en Francesca pardonnée illuminant de son idolâtrie innocentée et couronnée un Phaon inconnu, un Paolo mystérieux de qui toute la gloire est d’avoir allumé cette ardeur dont elle résume la foi et le dogme dans sa magnifique Croyance:
J’augure un autre travail de réparation, de répartition et de décor dans la future réunion des lettres déjà publiées, entre elles, puis à d’inédites[26]. On en tirera une autre clef de ce cœur; clef de cloître, clef de voûte, ou du moins clef musicale revêtant bien, cette fois, la délicieuse définition de Shelley: Clef d’argent de la fontaine des larmes.
[26] Ce désir a reçu, depuis, d’importantes réalisations.
Mon désir d’encadrer un poème manuscrit de celle que je vénérais me mit d’abord en possession d’une ou deux de ses lettres dont le nouveau filon d’attendrissement auguste me rendit insatiable jusque-là de me faire successivement acquérir une centaine de ces autographes (que j’ai le bonheur de posséder aujourd’hui[27], et dirai-je pour quel gros chiffre menu qui rendrait surprises et confuses autant que le purent être certains dessins de Millet, si les choses qui ont des larmes ont aussi des sourires), ces mêmes lettres qui attendaient le départ, quelquefois de longs jours, toutes écrites, faute de l’affranchissement de leur timbre?
«C’est un affreux malheur, mais le plus beau malheur possible,» écrit quelque part Vigny. Propre chanson pour l’air de cette correspondance, indiscontinûment variée sur le leitmotiv plus ou moins lancinant, toujours détaché et digne de ce qu’elle y baptise elle-même son parfait tombé d’espoir. Lisez encore: «Le malaise que je traîne après moi dans tous mes vœux déçus.» Et plus grièvement: «Les peines, la terreur, l’humiliation ne tuent pas, et je vis enfin à travers des choses bien blessantes et que j’aurais jugées mortelles.»—«Je ne voudrais pas que mon sort changeât au prix de certaines démarches suppliantes qui me rendraient les douceurs accordées d’une amertume douloureuse.»—«Je retourne à souffrir,» concluait-elle dans une lettre déjà éditée.
Ces deux vers de l’auteur devraient épigraphier sa correspondance où l’on sent à chaque ligne une spirituelle et naturelle allégresse prête à éclore, refoulée par cette trop prochaine ondée des larmes, pour les siens, pour les autres,—ah! que si rarement et discrètement pour soi! Et cela sans jamais de ton pleurnicheur ni même larmoyant, en une aussi haute allure de style que d’attitude non voulue et du seul fait d’une nature fière avec modestie, humble avec noblesse.
Ajouterai-je que plus des deux tiers de ces lettres ne sont que de jolis placets implorant secours pour plus pauvre que soi? Il semble, et l’épistolière le dit, que l’expérience toujours plus aiguë et raffinée du malheur, n’ait pour effet que de la gagner plus effectivement et affectivement aux endolorissements d’autrui.
De ces pages, il y en a pour de ses amis Tripier-Lefranc, Derains, Nairac, Branchu, etc., puis à des illustres: Dumas, Auber, Chaix d’Estanges, etc., en lesquels son inlassable zélation rencontre des aides. Presque chaque épître enveloppe, disons entortille d’une grâce qui se fait chatte quand il s’agit du bien du prochain, un petit drame de misère adroitement présenté au profit d’un nouvel inconnu; de quelle grâce variant à l’infini la courtoisie des formules polies et jolies bien savoureuses et surprenantes à relire en notre ère de lettres de quête autographiées et pas même signées de la main de la demanderesse.
Voici d’abord des extraits, de mélancoliques, de spirituels:
Ici, madame, tout s’absorbe jusqu’à la mélancolie. C’est un mot élégant qui ne passe pas dans une ville de commerce, et vous êtes bien bonne de l’avoir lu sur ma figure.
Allez, monsieur, je sais beaucoup de vos peines, et si vous allez sur ces tombes d’amour et d’amitié pour être entendu, dites-moi quelque chose, je l’entendrai, je crois, car en vérité, la vie est souvent triste et isolée comme la mort.
Que je vous sais gré d’y être pour vous mêmes (à Paris), car enfin c’est encore là où on peut choisir ce qui convient le mieux aux goûts de l’esprit et de l’humeur. Ici (à Lyon) il faut prendre de la boue et des rubans, des rubans et de la boue, c’est la carte. L’autre printemps, c’était... affreux; des boulets et du sang, du sang et des boulets. Il m’en reste un horrible souvenir dans l’âme et dans les nerfs.
Monsieur Dutillœul me dit encore d’obtenir que Bra écrive au maire qui l’aime beaucoup; je n’oserai le faire de mon côté que si mon cousin m’appuie, car cela me paraît bien hardi pour une femme d’écrire à un maire, et de demander des grâces.
Sachez que je viens de recevoir un programme de la fête de Gayant. Il sent le gâteau, la bière et le jambon, j’ai eu presque faim en le lisant, et il y a bien longtemps que je n’ai eu faim.
Vous m’avez honorée d’un témoignage de votre amitié, beau pour toujours, cher Monsieur. Vous savez que c’est à cette seule condition du pour toujours que mon fils adorait la pomme ou les bonbons que je lui donnais.
Vos confitures ont-elles réussi? Moi je manque toutes mes romances.
Puis, intégralement une de ces belles et simples suppliques de recommandation.
Madame,
Je commence par vous demander humblement pardon d’une démarche qui n’a d’appui que votre extrême bonté.
Si vous vous étonnez, madame, que sans avoir l’honneur d’être connue de vous je me sente assez de courage pour recommander quelqu’un à votre sérieux intérêt, vous penserez avec raison qu’il faut avoir entendu sur votre caractère un récit bien encourageant pour avoir enhardi jusque-là mon humilité.
Il a été dit devant moi que M. le Duc et Mme la Duchesse de Luynes n’avaient pas encore arrêté le concierge qui doit garder prochainement leur nouvel hôtel.
Si j’étais assez heureuse pour que le pur motif d’obliger une honnête famille me fût inspiré par la Providence, qui se sert des plus faibles quelquefois pour ses desseins d’ordre et de charité, je me féliciterais d’avoir à signaler à Mme la Duchesse les nommés Roblin, concierges de la maison d’assurance et de gaz, rue de Richelieu, no 89. Cette vaste maison devant être prochainement démolie laisse un père de famille très probe et très intelligent à la triste liberté de chercher un autre asyle. Les répondants les plus graves et les plus honorables viendraient à l’appui de mon humble supplique près de Mme la Duchesse, et justifieraient avec empressement les premières paroles portées jusqu’à vous, madame, par votre plus humble servante.
Mme Desbordes-Valmore.
89, rue de Richelieu.
Ensuite deux lettres, deux placets à Alexandre Dumas. On en admirera le tour fémininement fraternel.
Lyon, le 29 mai 1835.
Je saisis, à travers une pluie d’orage, la bonne et belle occasion de me rappeler à vous. C’est pour vous rappeler que vous venez d’être encore pour moi aussi bon, aussi obligeant que si je le méritais. Je ne peux pas vous dire combien je vous sais gré d’être obligeant comme un enfant pour les enfantillages de tous ces hommes mûrs a moustaches noires ou grises. Ce brave Algérien eût été bien heureux de vous devoir (après son sabre) le bouquet de cerise qu’il voulait remporter à sa boutonnière; mais il m’a avoué qu’il était aussi fier de vos démarches pour lui et de votre accueil, que du ruban qu’il croit mériter. Que je vous aime donc de l’avoir consolé! et que j’ai à cœur votre gloire, votre bonheur en tout! Je vous conjure d’y travailler, de nous jeter vos fleurs, vos Christine, vos âmes de femmes qui doivent vous étouffer. Donnez-moi la joie de vos succès, car je vois bien que je n’en aurai jamais d’autres avec vous, et qu’il me sera toujours impossible de vous être bonne à rien sur la terre qu’à me faire du bien comme vous en avez pris l’habitude.
Soyez heureux!
Marceline D.-Valmore.
Paris, 16 août 1837.
Quand vous n’êtes plus là, je ne suis bonne à rien pour moi ni pour les autres.
Si vous étiez à Paris, vous prendriez par la main un charmant enfant qui n’a ni père, ni mère, et que nous avons fait entrer à l’Opéra pour jouer des petits génies et des demi-dieux ce qu’on lui fait jouer avec beaucoup de bonté, jusqu’à l’avoir admis aux fêtes de Versailles, en Mercure, ce qui l’a rendu à peu près fou de joie et de surprise. Mais les demi-dieux mangent, et depuis son admission (il y a trois mois) dans les classes de MM. Coraly, Mérante et Barré, le pauvre orphelin a reçu douze francs, pour prix de ses jolies petites jambes.—Vous le prendriez donc par la main, j’osais le penser, et vous diriez à M. Dupré, tout-puissant sur M. Duponchel, de donner quelque humble appointement à ce jeune garçon que nous avons fait monter dans la diligence sur la route de Lyon à Paris.
Envoyez-moi deux lignes de votre nom pour que j’ose moi-même chercher un appui à cet enfant. Je ne vous demande point pardon d’aller vous étouffer de mes prières. A qui voulez-vous que je demande de la bonté qui ne se lasse pas? Pas plus que je ne me lasse de vous aimer et d’être à vous de tout mon cœur.
Marceline Valmore.
Enfin cet étonnant compliment de noces:
A Monsieur Alexandre Wattemart,
Mme Valmore est allée avec empressement pour assister à la bénédiction nuptiale.
Il était près de midi. Après le temps de prier et d’attendre, nul mariage n’a eu lieu. Quelque obstacle a donc rendu, ce jour-là, Notre-Dame-de-Lorette, déserte de cette solennité, sur laquelle Mme Valmore appelle toutes les bénédictions du ciel.
Mme Valmore.
22 février 43.
DEUXIÈME PARTIE
LA FÊTE DU 13 JUILLET
«Car, enfin, vous avez déchaîné Mme Desbordes-Valmore!»—Cet élogieux reproche, qui venait, hier, m’enorgueillir, de la part d’un malicieux et spirituel interlocuteur, me faisait remonter le courant exégétique, lequel, depuis le 17 janvier 1894, charrie tumultueusement la gloire renouvelée de Marceline en ondes lumineuses et sonores entrecoupées d’étranges barrages, tels que cette incertitude autour du nom de son mystérieux ami, et diaprées de fleurs séchées ou de plumes de colombes, comme les feuillets de cet étonnant carnet de voyage, que sans doute une volonté prorogée de celle qui le crayonna, dirigeait récemment,—ainsi que la bouteille à la mer, vers l’estuaire d’une de ces respectueuses tendresses d’homme que fait éclore le culte rétrospectif de cette femme poète si amoureuse et si mère. C’est que
pour nous tous trouve un sursis dans de tels accents:
Le 17 janvier 1894. Mercredi sans doute mémorable au calendrier Valmore. Et comme plusieurs de mes élégantes écouteuses se vantaient d’avoir accompli, ce jour-là, en faveur de ma glose, cet acte héroïque en matière de mondanité féminine, qui consiste à déserter son jour! notre ami Rodenbach, subtil adorateur de cette poésie, concluait? «Vous avez institué le mercredi de Marceline.»
Ce jour-là, en effet, j’ose le revendiquer, j’ai pris rang parmi ses tendres exégètes, à la suite du dernier qui, à cette date, en eût écrit d’une lucide et sensible plume, de Verlaine qui m’encourageait, allègre, et—quoi qu’on en ait pu dire—bien sincèrement sympathique. Car les malignités et les quolibets ne me manquèrent pas; à vrai dire, «sans grande bonne foi plutôt,» eût dit le pauvre Lélian, et contradictoires toujours, les uns sous le prétexte que je célébrais une Muse soi-disant risible, les autres m’accusant de m’approprier une renommée déjà consacrée par de plus autorisés. Tandis que je ne visais à rien de plus que rafraîchir les fleurs et les palmes d’illustres ex-voto spontanés entrelacés autour de ce souvenir par tant de mains généreuses.
La suite a prouvé qu’il y avait encore à glaner sur le compte de la grande poétesse, et grâce à la contagieuse zélation qu’engendre une telle œuvre, puisque cette suite ne fut rien moins que les précieux et divers articles de MM. Verlaine, France, Lemaître, Rodenbach, Descaves, la correspondance de Desbordes-Valmore elle-même, publiée par M. Rivière.
Maintenant, faut-il s’attrister des réalités dont la publication de ladite correspondance dépoétise pour des lecteurs superficiels la figure de notre Muse? Ce serait renouveler une querelle à jamais brumeuse.
L’auteur de Bruges-la-Morte, qui voudrait nommer un curateur aux morts pour éviter des déformations et des discrédits posthumes, se prononce pour la négative.—L’auteur de Thaïs se réjouit, au contraire, des indiscrétions qui confèrent aux figures disparues plus d’humanité poignante. Et, quelles que puissent être nos appréhensions, et nos scrupules, là, sans doute, est l’acception vraie.
De même qu’il y a un corps matériel, de même il y a un corps spirituel, affirme saint Paul. On en pourrait arguer autant de la pure résultante finale des renommées. Le corps spirituel ne s’en élabore qu’à l’aide des corruptions successives pareilles à celles du grain d’où doit germer l’épi auquel l’apôtre assimile notre renaissance future et définitive, après que la mort aura été absorbée par la victoire. Résignons-nous donc aux constatations légales un peu touche-à-tout autour des phases les plus sacrées et les plus secrètes de la vie à jour de l’auteur des Élégies. Sa noble effigie ne peut que gagner à se dégager de ces scories enfin incorruptible et radieuse.
Depuis le jour où j’ai tenu à inscrire mon nom au bas d’un nouveau commentaire, tout au moins patient et passionné de l’œuvre bénie, je me suis borné à me réjouir de la répercussion en tant d’intelligentes sensibilités, de mon appel, de mon rappel. Mais je réclame aujourd’hui le rôle de rapporteur d’une question devenue familière, pour en résumer les péripéties et en dégager les efficacités immédiates.
Au lendemain de ma conférence de la Bodinière, un sculpteur douaisien, statuaire de talent, me venait entretenir de son désir d’ériger en la ville natale du poète une figure dont il avait ébauché la maquette.
Je passe les détails du lent avènement soumis aux plus compétentes juridictions, du projet enfin viable; de l’éclosion, sous le ciseau attentif et attendri de M. Houssin, d’une bien personnelle et poétique représentation de la Muse des Pleurs et des Fleurs, au profil éloquemment inspiré de celui de David d’Angers, et sous les atours dont la mode atténuée atteste une date sans trop l’accentuer[28].
La consécration, par deux expositions successives, des donations généreuses, enfin les efforts des comités se résolvent en l’inauguration, le 13 juillet, à Douai, du monument à la gloire de Marceline Desbordes-Valmore. Déjà les voix les plus autorisées, les élans les plus chaleureux et les plus sincères, les talents les plus puissants et les plus exquis s’apprêtent à exalter la lyre, entre toutes inspirée et vibrante, qui a chanté, d’elle-même, ces deux vers révélateurs inscrits sur le socle de notre statue:
«Car vous ne sauriez croire, affirme M. Lemaître, combien de bonnes âmes, en France, s’intéressent présentement à cette excellente créature.»
Et, comme pour solenniser encore et faire plus auguste l’hommage rendu à cette modeste immortelle, une voix d’outre-tombe, une voix sur laquelle la mort elle-même vient d’ouvrir les oreilles rebelles et de rallier les admirations réfractaires, la voix épurée de Paul Verlaine, fera retentir ces belles strophes inédites, dont je possède le manuscrit précieux, et que, le 21 avril 1895, il avait composées à ma requête pour embellir et harmoniser ce festival intime qu’il ne devait présider que de l’au-delà.
Certes! et il ne se trouvera pas, cette fois, d’esprit chagrin et illettré pour y contrevenir—redisons-le, avec de magnanimes ou d’autres simplement sensibles esprits, qui s’apprêtent à fêter ce jubilé de poésie; avec Verlaine qui n’a pas voulu mourir sans modeler, tout au moins, en ces survivantes strophes, le buste de Celle qu’il admirait entre tous, et dont la réverbération en son œuvre est à la fois directe et discrète:
C’est par cet article que je résumais dans le Journal, peu de semaines avant la magnifique journée de Douai, la campagne, j’ose le dire, par moi inaugurée en 1894. Le flacon est géant de l’encre qu’elle fit verser; le dossier volumineux des écrits qu’elle suscita. Je conserve une collection d’articles,—un véritable volume, paru de la fin d’août à la fin de juillet—et dont il est vrai de dire que se montrèrent bienveillants ceux qui furent éclairés, parmi lesquels je citerai, entre beaucoup d’autres, les noms brillants de MM. Armand Silvestre, Gaston Deschamps, Henry Fouquier, Marcel Prévost, Paul Mariéton, Edouard Comte, André Maurel, Henry Lapauze, Adolphe Brisson, Jules Troubat, Alexandre Hepp, etc. etc..., et une chaleureuse page de Mme Séverine. Toute ironie adoucie au contact mieux éprouvé de la poésie bénie, et rien d’amer ne se mêlant plus à la malice dont il serait d’un vœu inconséquent d’élaguer la plaisanterie parisienne. A vrai dire l’effort avait été considérable, et méritait cette déférence que ne marchandent point à ceux qui font preuve tout au moins d’une sincère persévérance, même d’intelligents et généreux rieurs.—Comité local à Douai, Comité d’honneur à Paris, groupant les plus harmonieuses lyres de la Poésie française[29], sous la glorieuse présidence du maître Sully Prud’homme. Souscriptions généreusement couvertes et fleuries d’éminents et doux noms chers aux arts, entre lesquels brillent toujours comme à toute noble entreprise ceux de la comtesse Henry Greffulhe, la comtesse de Wolkenstein, l’illustre amie de Wagner, la duchesse de Rohan, Mme Alphonse Daudet, Mme Madeleine Lemaire, la princesse de Brancovan. Mme Edouard André, etc., etc. Enfin le graduel affinement de la gracieuse figure dans les ateliers du statuaire et l’officiel avènement de l’entreprise sous de hauts et bienveillants auspices.
[29] MM. Coppée, Heredia, Mendès, Bourget, Mistral, Dierx, Mallarmé, Silvestre, Richepin, Rodenbach et le regretté Verlaine.
Une incessante vigilance, un effort continuellement maintenu sur tous les points à la fois et dont seuls connaissent toute l’épineuse responsabilité ceux qui se sont dévoués à telles fortes et délicates entreprises, avaient assuré la réussite de celle-ci qui surpassa toutes les espérances.
En effet, au jour dit:
le 13 juillet 1896, et par un soleil reconnaissant de l’ode admirable que lui dédia, jadis, l’héroïne de la fête, un train extraordinaire partit de Paris, presque à l’aurore. Dans ces wagons d’alliance il y avait nombre d’artistes élus, empressés à surmonter les difficultés pour témoigner de leur dévouement à la noble cause; des porte-parole insignes, d’éminents représentants de la presse, et pour la gentille apothéose douaisienne, tout un public d’élite tel que les Parisiens en voient peu, parmi lequel une particulière gratitude nous doit faire distinguer, à côté de notre éminent ami Barrès, le parfait dessinateur Caran d’Ache, l’humoriste malicieux sans fiel, dont tous agitaient comme un spirituel drapeau de ralliement la brillante affiche parue le matin même, en plein Figaro, et représentant la dernière diligence en route pour l’inauguration du monument de Marceline.
Et dès la réception à la gare par la famille Gayant, les antiques géants hérauts de ces fêtes du Nord, de ce groupe intellectuel et généreux emporté d’un élan réfléchi vers cette lointaine glorification de la tendre inspirée, ce fut l’entrée par les rues pavoisées de la ville fleurie, en un enchantement ensoleillé aux successives phases de fraternelles agapes en d’anciens palais, de représentations en des salles et dans des jardins pleins de musiques et de poésie.
L’heureux protagoniste de cette belle journée tint à honneur d’en inaugurer le déroulement et d’en préciser les origines, dans l’allocution qui suit et dont—il se fait gloire de l’affirmer, ne s’en attribuant que la joie—un accueil chaleureux y trouva et prouva dans tous ces cœurs, de flatteuses affinités, de sensibles correspondances.
Mesdames, Messieurs,
Je l’écrivais, l’autre jour, je tiens à le redire ici, je ne revendique aujourd’hui que le rôle de rapporteur d’une question, on peut le dire, conclue et close; close par cette inauguration comme le peut être un bracelet ou un collier par un fermoir précieux; et conclue, comme ces bâtisses où les ouvriers joyeux accrochent une gerbe de fleurs, en signe d’achèvement: conclue... par un bouquet.
Bien loin de moi, en effet, la prétention risible dont plusieurs auraient voulu m’affubler, à l’origine des événements que cet avènement couronne, d’avoir cru et voulu inventer Mme Desbordes-Valmore. Je le répète: je n’ai voulu que rafraîchir les fleurs et les palmes d’illustres ex-voto spontanés, entrelacés autour de ce souvenir par tant de gestes augustes et de mains généreuses.
Certes, on pourrait le dire—si le cœur et le génie ne s’inventaient pas tout seuls—les plus grands l’avaient inventée avant nous, inventée malgré elle! Et c’est une des plus saisissantes caractéristiques de la vie de notre héroïne (j’allais dire: de notre Sainte!) que cette modestie confuse, à tout jamais incertaine, qu’elles aient véritablement trait à elle-même, en présence d’admirations aussi sincères que magnifiques.
Au contraire, j’ai hâte de vous les rappeler ces radieux admirateurs de Mme Valmore, de formuler l’énoncé superbe et retentissant de leurs noms glorieux, de les faire éclater au-dessus de vos têtes, de les répandre, tels qu’autant d’inestimables joyaux, d’en illustrer comme d’autant de fleurs de pierreries, les roses et les palmes que nous entre-croisons aujourd’hui autour de son lierre.
Hugo, Vigny, Dumas, Sainte-Beuve, Gautier, Banville, D’Aurevilly, Baudelaire! Baudelaire, dont une page admirable et charmante vous sera lue tout à l’heure par un prince d’entre nos poètes: M. Catulle Mendès, le subtil Maître qui a tenu à venir tout exprès pour vous réciter l’œuvre d’un autre. Fier effacement qui nous permet de le remercier du double hommage qu’il apporte ainsi à la Grande Marceline: la page que lui a consacrée un poète mort—et immortel; et la page—sans nul doute bien exquise! que lui-même, heureusement bien vivant! lui a dédiée... dans son cœur!
Quant à Michelet, vous savez ce qu’il a dit d’Elle quand il a parlé de cette puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur lui!
Cela nous permet, n’est-ce pas, de sourire de ces gens graves, ceux-là sans doute dont le penseur a écrit: «La gravité est un masque qui sert à cacher le défaut d’esprit»—qui trouveraient indigne de leur sérieux, de se sentir émus par celle qui bouleversait ce vaste génie; et qui voudraient maintenir à cette vraie muse le caractère un peu vieillot et suranné sous lequel elle fut longtemps discréditée;—tandis qu’il ne s’agit de rien moins lorsque l’on parle d’elle, que de l’un des plus purs, des plus hauts, des plus tendres et touchants génies dont l’humanité se soit honorée.
Et, pour Lamartine, on ne se lasse pas de ressasser l’anecdote à laquelle nous devons le sublime chant alterné qui va vous transporter dans une heure. Lisant, par hasard, dans un de ces Keepsakes si fort à la mode, en ce temps-là, une poésie dédiée à M. A. de L. par notre poète, l’auteur de Jocelyn ne douta pas que ces initiales ne fussent les siennes, et répondit, d’enthousiasme, un chant divin, à celle dont il ne connaissait que le génie et les souffrances. Elle, capable de s’élever aux plus ravissants des accents, mais non de proférer le plus ingénu des mensonges, devait bien avouer que le titulaire était un autre, et du même rythme mais d’un souffle, s’il se peut, plus inspiré, répondait, à son tour, une ode douloureusement enchanteresse.
Entre ces grands morts et les grands vivants qu’anime une pareille tendresse pour cette poésie, c’est encore un poète qui n’a pas voulu mourir sans modeler, tout au moins en de survivantes strophes que vous allez entendre, le buste de celle qu’il admirait parmi tous, et dont la réverbération en son œuvre est à la fois directe et discrète. Ce poète-là, Mesdames et Messieurs, que je le rappelle à votre respect attendri, c’est, vous le savez, Paul Verlaine!
Dans le présent, ce sont (entre autres), MM. Anatole France, Jules Lemaître, Rodenbach, Descaves qui se sont fait une gloire et une joie d’exercer autour de celle que je nomme La modeste immortelle, des talents si brillants et si divers.
Moi-même, je possède deux curieuses lettres à moi adressées; l’une de Dumas fils, l’autre de M. Henri Rochefort. La première au sujet de cette inauguration projetée, la seconde, à propos de ma conférence, me développent spirituellement leur prédilection pour l’auteur du trop célèbre «cher petit oreiller» qui longtemps (l’attention ne se pose-t-elle pas toujours de préférence sur les moindres cimes?) prévalut par-dessus de plus notables mérites.
D’où naît—et comment se l’expliquer, le vol de tant de prestigieux esprits à l’entour de cette passiflore désolée, de cette triste fleur dont elle a elle-même poétiquement écrit:
C’est que la poésie de Mme Valmore se pourrait dénommer: L’éloquence de l’amour. Et, entre toutes ces amours, le plus tendre, celui qui nous reporte à ce qu’elle appelle joliment: «nos jeunes annales» nous fait avec elle nous écrier:
Ce sera continuer mon rôle de rapporteur et de commentateur par la seule éloquence des faits, et la qualité des personnes, que de poursuivre et de conclure sur l’appel des noms illustres et charmants de ceux et de celles dont nul obstacle n’a su arrêter l’admirative sympathie.
M. Anatole France, le délégué de notre Gouvernement, l’auteur de Thaïs et de tant de chefs-d’œuvre, le maître, dont le nom est synonyme de séduction et de perfection, et dont la présence et la présidence, en cette assemblée, sont, pour elle, de tant de décor. J’ai nommé plus haut M. Catulle Mendès. Et voici près d’eux, pour fêter l’auteur des Roses de Saadi, M. Armand Silvestre, le merveilleux poète du Pays des Roses.
Parmi les artistes, que vous allez applaudir et qui ont su rehausser encore leurs rares mérites par la plus complaisante des bonnes grâces, je salue et remercie les plus célèbres noms de notre théâtre et de nos concerts: Mmes Brandès, Moreno, Segond-Weber, Eléonore Blanc; MM. Lucien Guitry, Léon Delafosse et tous les excellents musiciens de vos orchestres et de votre ville.
Quant à Mme Sarah Bernhardt, il me plaît—et qui d’entre vous n’y applaudirait?—de vous en parler davantage. C’est au retour d’une de ces glorieuses tournées, grâce auxquelles elle a porté si loin et placé si haut la renommée de notre Scène française, et qui ont valu à cette Reine de l’Art dramatique une part de l’empire du monde; c’est au sortir d’un de ces fatigants et indiscontinus triomphes, desquels, par un miracle bien dû à sa générosité et à son génie, elle nous revient chaque fois plus belle et plus grande,—qu’elle était, il y a quelques semaines à peine, allée goûter le repos lumineusement gagné, parmi la solitude de sa Mer sauvage. Mais le jour n’est pas proche où nous la verrons laisser sans écho l’appel de l’amitié et de l’enthousiasme. Et j’aime, Messieurs, à vous rapporter la noble et simple réponse—et qui mériterait de devenir historique—dont cette magnanime artiste accueillit mon importune demande de se reposer d’un an d’illustres travaux, par plusieurs jours et nuits de nouveau voyage: Je le ferai parce que cela me sera difficile.
Dans le public, à côté des hommes éminents qui ont assuré avec tant de zèle le succès de cette solennité, j’aperçois encore des plus distingués représentants de notre littérature et de notre art.
En présence de tels témoignages, de pareille admiration, de semblable sympathie, oseriez-vous bien le redire, Marceline Valmore, ainsi que vous l’écriviez à Lamartine, en ces émouvantes strophes:
Eh bien! entendez-le aujourd’hui, ce mot, quel que soit l’entêtement enfin périmé de votre inguérissable modestie, Marceline Desbordes-Valmore! Votre gloire, elle est levée, la voilà venue! C’est dans les flots mêmes de votre molle rivière, de cette Scarpe que vous avez tant chérie et tant chantée que s’en reflète pour vous la clarté douce.
Elle s’est transformée en votre étoile qui ne mourra point, votre lampe qui allait mourir. Et ce n’est plus avec cette nuance si touchante d’hésitation éternellement troublée et incertaine de votre dignité jugée par nous si haute, que vous diriez aujourd’hui de cette palpitante étoile enfin rassurée:
Après ce furent de suaves ou graves accents émanés d’apparitions adorables. Mlle Brandès en robe de velours pareil à de la mousse foulée par des Elfes, et parmi laquelle sa blancheur rayonnait comme un bouquet de lis, offrit à contempler une Silvia qui eût fait oublier tout autre Zanetto que celui qu’admira Zanetto lui-même, à savoir Sarah Bernhardt elle-même, applaudissant de bravos émus Mlle Moreno dans le rôle qu’illustre créatrice du personnage délicieux, elle a pour toujours marqué de sa griffe ailée.—Mlle Moreno, le visage d’ivoire, sous les bandeaux en métal fluide, vraiment «La vierge en or fin d’un livre de légende» de Musset; la novice aux fines et transparentes mains d’adoration disjointe.—De pénétrantes strophes de la Muse fêtée, mises en musique par un compositeur délicat, interprétées par une fraîche voix portaient aux âmes attendries, l’âme même de Marceline disposant à l’audition de ce long sanglot parlé que fut l’interprétation de Sarah Bernhardt, comme si elle fût devenue en ce jour la poésie même de la pure inspirée qui passa la vie à s’enivrer de ses pleurs.—Alors au pied de la poétique effigie, une première fois apparue, de ses doux ou magnifiques vers récités par chacun de ces interprètes fameux vinrent rappeler à l’auditoire heureusement troublé combien Marceline Valmore était par lui justement honorée. Acclamée, sous la forme de Sarah Bernhardt, on peut le dire sans froisser aucune fierté ou attrister aucune grâce, l’héroïne de cette fête à laquelle elle avait eu à cœur d’apporter de si loin, sans souci d’aucune entrave et au mépris de toute fatigue, le multiple prestige de son universel renom, de son art sans rival. De Sarah Bernhardt donnant la réplique à Lucien Guitry, le comédien au talent subtil et souple, à l’intonation câline ou terrible dans laquelle grinçaient les grelins du vaisseau démâté auquel le poète de Jocelyn compare les jours courageux et désolés de l’auteur des Élégies. Les Roses de Saadi s’effeuillaient des blanches mains de Silvia
Alors Zanetto redevenu femme vint porter l’émotion à son comble par une angélique récitation des vers pieusement, filialement composés, l’an d’avant, par Verlaine, pour cette commémoration qu’il devait présider de plus haut. Une merveilleuse émotion, une divine allégresse desserraient les cœurs, lorsque retentit le beau chœur inspiré à Delafosse par la Prière des Orphelins, et allègrement chanté par les enfants mêmes de ceux dont Marceline chérit les aïeules et qui remplissaient de minois surpris, familiers et joyeux les coulisses et les portants du joli théâtre.
Plus tard, dans le jardin où s’érigeait la statue, non loin de la maison de la Femme-Poète, entre toutes ces pierres qu’elle avait chantées, ce furent d’autres miracles, envol de vers ailés, biographies sans lourdeur, palpitantes apologies. France, en un discours dont le manuscrit me reste comme un graphique trésor—nous fit admirer cette douce et douloureuse figure, en bronze argenté, «la tête inclinée à gauche comme pour écouter son cœur»: et par un de ces traits de puissant et délicat génie qui lui sont familiers, sut faire des armes mêmes de la vieille cité, le propre et approprié blason de Marceline: «Un cœur saignant d’or percé d’une flèche.»—Catulle Mendès, le précieux poète, lui, tint, je l’ai dit, à n’être que le récitant de Baudelaire, deux fois éloquent, du verbe de son auteur et du sien propre immolé en un double hommage. Il fit valoir «le cri, le soupir naturel d’une âme d’élite, l’ambition désespérée du cœur, les facultés soudaines, irréfléchies, tout ce qui est gratuit et vient de Dieu» chez le grand poète Marceline Valmore. «Le charme tout original et natif, la perpétuelle trouvaille et les beautés non égalables dont elle vous transporte au fond du ciel poétique; son expression pittoresque de toutes les grâces naturelles de la femme, une chaleur de couvée maternelle, et cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour le raviver sur notre plus intime souvenir.» Et sa voix merveilleusement enflée en cette finale comparaison à un romanesque jardin que le poète des Fleurs du mal fait de ce poète des fleurs du bien, retentit, «avec l’explosion lyrique et l’orage béni qui rend aux choses souffrantes la fraîcheur d’une nouvelle jeunesse». Et d’harmonieux poètes préludaient encore, et des défilés d’enfants faisaient moutonner vers le monument un flux mouvant et odorant de fleurs, que déjà la prestigieuse délégation parisienne était loin, léguant ainsi que font dans les contes, les fées et les esprits, des clartés et des harmonies, et remportant de ce jour de charité divine un goût de beauté et de bonté dont la saveur ne se passe point et qui désembrunit les sombres heures.
Et tout un livre d’or s’était créé autour de ce jour faste par la tendre et admirative contribution des plus nobles poètes, et des correspondances sympathiques toutes de félicitations ou de regrets exprimés pour l’absence ou l’abstention sincèrement déplorées.—J’en cite, entre beaucoup, d’éminents témoignages.
Trois poèmes dédiés à Marceline Desbordes-Valmore.
Ce plaintif sonnet du maître Sully Prudhomme:
Et cet autre, vibrant, de M. Albert Samain.
De Mme Alphonse Daudet, ces fraternelles strophes:
Puis, des lettres. Celle-ci, reçue antérieurement d’Alexandre Dumas:
«Monsieur,
«Je reçois Félicité et l’aimable mot qui l’accompagne. Vous avez fait acte de justice en ressuscitant ce poète charmant dans l’admiration duquel mon père m’a élevé. Je sais encore beaucoup de vers de Mme Desbordes-Valmore. Elle va revivre sous le souffle d’un poète capable et digne de la comprendre. Vous avez arboré là le drapeau du sentiment, si honni par quelques-uns. Mais cela ne m’étonne pas; vous êtes d’une famille où l’on réchauffe sur son cœur les drapeaux des vaincus pour les déployer au bon moment, malgré la neige de la défaite.
De M. Henri Rochefort:[30]
«J’aurais été bien heureux d’assister à votre conférence sur Marceline Desbordes-Valmore, dont j’admire depuis mon enfance le grand talent.»
[30] Londres. Janvier 94.
Et cette précieuse dépêche reçue à Douai:
«J’aurais bien voulu être des vôtres, car les premiers vers que j’ai lus et retenus sont précisément ceux de Marceline Desbordes. Attaché à mon travail sans pouvoir me permettre un jour de vacance, je ne peux pas me rendre à Douai. Tous mes regrets avec mes plus vives sympathies.»
«Henri Rochefort.»
De M. Catulle Mendès:
«Mon cher poète,
«Je vous remercie d’avoir songé à me convier personnellement à la fête triomphale de la chère et grande Marceline; je vous félicite du succès de l’effort que, tout seul, vous avez fait pour elle, et puisque vous voulez bien la désirer, vous pouvez compter sur ma présence.—Mais ce que je dirai ne sera point de moi; je sollicite la joie et la gloire de lire l’admirable page que Charles Baudelaire a consacrée à Desbordes-Valmore; cette lecture, je crois, ne sera pas déplacée, le jour de votre belle fête, car elle prouvera que, s’il a fallu attendre pour la glorification publique de Marceline, son culte intime n’avait du moins jamais été aboli dans l’âme des poètes de l’âge précédent.
«Recevez encore, mon cher poète, mes plus vives félicitations.»
De M. Paul Bourget:
«Je reçois, cher ami, l’invitation que vous m’avez gracieusement fait envoyer.
«Je vous souhaite pour la fête du 13 qui fait tant d’honneur à votre amour des lettres assez de ciel bleu pour qu’il y ait de l’azur autour du buste de Marceline.»
De Georges Rodenbach, un des plus tendres fervents de cet autel privilégié, ces lignes datées de Knocke-sur-Mer, par Bruges:
«Mon cher ami,
«Tout chagrin en pensant que vous serez avec Elle, lundi, et que je serai loin d’elle et de vous. La distance est grande qui nous sépare ici. Je ne pourrai donc être qu’en pensée et en cœur ému avec vous, mon cher ami, dont c’est l’honneur, et le restera, d’avoir intronisé et réalisé la canonisation de la très grande sainte de l’art.
«Dans le solitaire village de mer où je viens travailler, l’été, j’irai dimanche entendre la messe pour Elle, une de ces messes de campagne où il y a des sanglots d’orgue et des voiles blancs de congréganistes en procession dans le cimetière. Et ces choses seront tout à fait elle-même! Et quand l’hostie s’élèvera à la consécration, elle sera son propre cœur, qui fut aussi de blancheur infuse avec du sang dedans!
«Donc, avec vous, de toute communion en notre mère Marceline.»
De M. Lucien Descaves, l’heureux fidèle de Mme Valmore, qui trouvait chez un antiquaire le carnet de voyage dont j’ai parlé:
«Monsieur et cher confrère,
«Je vous remercie de m’avoir envoyé votre clairvoyante étude sur la poésie de Mme Valmore,—précieuse nappe étendue sur ce que vous appelez si bien un autel privilégié, ou tavaïolle ouvragée par vos mains, pour recevoir, comme des bouchées de pain bénit, tant d’admirables vers de ce génie pathétique, objet de notre culte.—C’est avec empressement que j’aurais joint, dimanche prochain, mon modeste hommage à ceux, plus éminents, que vous rassemblerez autour du monument de l’immortelle femme.—Mais je suis retenu, et ne pourrai, si l’Echo de Paris m’est favorable, que m’associer de loin à la réalisation du noble projet dont l’initiative vous honore.»
De M. Gaston Deschamps:
«Cher Monsieur,
«Merci de votre aimable envoi. Les vers que vous citez m’ont procuré de ravissantes délices. J’aurais voulu pouvoir vous accompagner à cette jolie fête de Douai. Je serai de cœur avec vous pour célébrer la mémoire de cette femme exquise[31].»
[31] Toutes lettres publiées ici avec la bienveillante autorisation des auteurs.
Enfin, dans les frémissantes pages d’Ultima, cette magnanime caresse d’Alphonse Daudet toute pleine encore du dernier souffle de Goncourt: «Il n’est question que du festival organisé par Montesquiou en l’honneur de Marceline Desbordes-Valmore, et qui aura lieu demain à Douai. Marceline est une ancienne amie de la famille; ma femme se souvient d’être allée chez elle tout enfant.» Et Mme Alphonse Daudet, fidèle à ce souvenir, était retournée ce jour-là chez Marceline.
Des présences si précieuses, de si éloquentes absences ne rendent-elles pas surprenant et tout au moins un peu arbitraire ce dernier trait de M. Lemaître affirmant[32] «que les lettres de Marceline et la découverte de son «malheur» créèrent en quelque façon la beauté de ses vers».—Quoi! ces vers que Lamennais admirait, que Lamartine honorait, que Michelet adorait, que Vigny et Hugo encensaient, dont Sainte-Beuve, pour ne parler que des plus éminents, consacrait le culte, ne devraient la création de leur beauté qu’à de récentes investigations autour du nom d’un séducteur dont c’est précisément le châtiment de son indignité de demeurer éternellement ignoré et innomé—ayant inspiré à celle qu’il trahit des chants immortels?—A vrai dire, c’est M. Lemaître lui-même qui s’avoue sujet, dans ses critiques, parfois si équitables, toujours si judicieuses et si brillantes «à partir quelquefois du mauvais pied». Rectifions respectueusement: d’une aile un peu divergente. #/
[32] Figaro. Novembre 1896.
A un dernier écrit simple, éloquent et bref, de nous faire
Je le livre dans le laconisme mystérieux de sa simplicité éloquente:
«Moi, Angélique Maximin[33], servante de la famille Valmore, propriétaire de sa sépulture, je déclare en faire le don, avec l’abandon de tous mes droits, de mon plein gré, et sur mon personnel, désir exprimé, à M. le comte Robert de Montesquiou-Fezensac, pour assurer, dans le présent et dans l’avenir, le maintien, l’entretien et la dignité de cette tombe.»