Autels privilégiés
XI
A Madame Stanley.
LE SPECTRE
(Burne Jones)
C’est grand dommage, devant un spectacle de nature ou d’art qui nous émeut, de ne point fixer dans quelque note, fût-elle hâtive, cette émotion du moment, émotion d’encre et de sang, vraie palpitation de notre feuillet, comme, au vent de l’inspiration, ces feuillages de l’antique forêt où s’inscrivaient des oracles. La houle des sensations une fois apaisée, et, ces feuilles retrouvées parmi les pages de nos souvenirs, nous reverrions entre leurs fibrilles, dont le temps a fait un tulle irisé, de remontants dessins pareils à ceux que peignent les Chinois sur les feuilles de mûrier dont le ver à soie a mangé la trame; dessins dont l’erreur ou la gaucherie garderait du moins de l’émotion primitive une sincérité et une fraîcheur qui réjouiraient, en les renseignant, ceux qui ont souci de nos impressions, s’enquièrent de nos jugements et s’inquiètent de nos pensées. Et ces pensées d’autrefois seraient, dans notre livre de mémoire, semblables à ces pensées-fleurs qui sèchent dans les missels, mêlant à celle des marges leur illustration à peine défunte, tachant le texte d’un peu de leur sang lilas et buvant de leur pétale pâli un peu de l’or d’une lettre onciale.
Nous risquerions moins ainsi, et de par la brusque mise en présence d’un objet jadis tendrement aimé, cette déconvenue du héros d’une histoire d’amour, rencontrant avec angoisse, toute couronnée de cheveux blancs, la beauté qu’il avait désirée.
Ainsi pensais-je moi-même de cette muse de Burne Jones qui une fois me sourit, à qui je fis de doux yeux et de tendres rimes, et qui m’apparaît aujourd’hui à travers ses cheveux argentés, vaguement lointaine et décolorée. Or c’est l’heure où l’on me demande ce que je pensai naguère de cette belle. Et ne retrouvant plus que mes sensibles strophes adressées alors à la «mendiante en gris», je regrette les billets doux que je lui rêvais sans les tracer, et qui se sont dispersés hors de mon esprit effeuillé, comme les pétales d’une rose envolée. Las! que n’ai-je en ces jours de la visite faite autrefois au maître, pris l’empreinte vive et colorée de mes sensations d’alors. J’aurais déroulé sur ces pages la gaze de cette écharpe, assez semblable aux diaphanes draperies des mobiliers esthétiques, et peinte d’incertains mais sincères rinceaux pleins de chimères et non sans charmes.
Aujourd’hui je ne répondrais pas: «Belle tête; mais, de cervelle, point», comme fit le renard, du buste. Pas non plus: «De loin, c’est quelque chose, et, de près, ce n’est rien», ainsi que dans le Chameau et les Bâtons flottants. Ce serait mensonger et irrévérencieux, et, par ce seul fait, bien loin de ma pensée et de l’expression appropriée à une désillusion délicieuse. Non,
Mais ce changement n’est pas non plus imputable à la désuétude et au discrédit dont nous stérilisent souvent nos sources d’émotions, des éloges élégants et des modes mondaines. De sérieux sentiments et des goûts motivés savent se tenir au-dessus de ces capricieuses faiblesses. Et ce n’était pas au reste pour détourner d’un art délicat que d’en voir pratiquer le rite et professer le cours par de jolis sourires féminins, qui, ces derniers ans, dessinèrent leur arc sur la sonore sinuosité des syllabes cristallines du nom de Botticelli, tout comme ces coquettes d’antan qui apprenaient à redire: «trois petits pruneaux de Tours»—ou «trois petits perroquets verts au bout de mon pied»—et autres phrases vides de sens, mais propices au précieux rondissement des lèvres, et bonnes à prononcer avant d’entrer dans un salon, pour se faire la bouche petite.
* *
«Cela ressemble à quelque chose qui est très bien.» Ainsi jugeait de l’art de Burne Jones un artiste spirituel et merveilleux dont les démêlés avec le peintre anglais demeureront historiques et célèbres. Et bien notamment certaine déposition du témoin Burne Jones, relatée au Gentil Art de se faire des ennemis, dans cet épique procès de Whistler contre Ruskin, et où l’on voit, en cul-de-lampe, le papillon de Whistler se crisper sur le liard de dommages et intérêts à lui accordé par la Cour. Mais si—comme on fit de ceux d’Ingres et de Delacroix maintenant unis dans la paix de la mort et dans l’harmonie de nos admirations allant à leurs dissemblables génies—si quelque jour on parle de même des différends de Whistler et de Burne Jones, ce ne sera pour l’un ni l’autre un discrédit ou une offense.
«Cela ressemble à quelque chose qui est très bien»;—à beaucoup de choses qui sont très bien, aurait pu ajouter le malicieux maître. A Botticelli, d’abord—bien que pas assez—dans beaucoup des compositions de sir Edward, disons la plupart. Mais à un Botticelli exporté et monopolisé—patent—et dont la Primavera serait devenue une vendeuse de Liberty qui aurait débité sur des pelotes et sur des sachets tous les parterres de sa robe.—A Raphaël aussi, quand, plus rarement, s’arrondit le contour habituellement anguleux du maître de La Grange; par exemple dans Caritas, le décor du clavecin et le bambino de l’Étoile de Bethléem.—A Benozzo Gozzoli, dans le carton pour les vitraux de Jesus College, dont les anges sont bien les frères de ceux du palais Ricardi.—A Pisano encore—mais toujours en moins bien—dans certaine étude pour une cuirasse et un casque.—A Rossetti enfin, cette fois avec moins de distance, dans ce joli dessin de la Neige d’été et dans le tableau des Joueurs de tric-trac dont la figure de femme paraît avoir été posée par le même modèle aux cheveux larges et drus des jeunes gens de Bellini, et qui reparaît tant de fois dans les toiles de Dante Gabriel.—Mais, ne dirais-je pas même, à M. Alma Tadema, dans le décor maritime du fond de Circé, tableau qui semble prouver—horresco!—que M. Burne Jones pourrait bien avoir plus de responsabilité qu’on ne croit dans l’invention du tournesol.
Une froide raison dans la conception, une sage méticulosité dans l’exécution régulière, continue et brillante, ce sont les points par où M. Burne Jones déçoit les spectateurs épris de toiles douloureuses et passionnées dont la splendeur rayonne avec déchirement sur des ruines d’essais insatisfaits et d’études tourmentées. Il ne semble pas que ce travailleur appliqué et excellent, d’ailleurs si modeste et si fier, ait jamais pu ne pas réussir, et dans le temps voulu, aucune des plus difficiles tâches qu’il se soit imposées. Et l’on ne saurait jurer que, grâce à cette volonté si sûre d’elle-même, nous ne verrons pas cet Amour dans les ruines, malencontreusement gâté à Paris, resurgir de ses ruines propres et de ce blanc d’œuf qui lui fut fatal, avec toute l’alacrité d’une salamandre parmi la flamme, ou d’un phénix hors de ses cendres.
Mais aussi, cette impeccable sécurité dans l’exécution consciente, cette infaillible maîtrise dans le travail ponctuel donnent à ce qui sort de ces mains-fées cette apparence un peu textile qui n’y laisse guère subsister de charme qu’aux jeux des coloris et dans certains détails ingénieux juxtaposés selon une ordonnance dont je dirai la loi tout à l’heure. Œuvres décoratives, cette subdivision du Record and Review n’aurait-elle pas pu devenir le sous-titre de tout le recueil; et les tableaux de Burne Jones sont-ils moins des œuvres décoratives que ses tapisseries, ses verrières, ses mosaïques et ses hauts-reliefs dorés d’un or trop vif, et de genre italien, qu’il emploie pour des panneaux et pour des coffres? Objets du reste moins somptueux que ces incroyables vitraux de Tiffany, vitraux à double vitre—dirai-je à double trame?—dont quelques fragments se plissent en vrais pétales du magnolia qu’ils représentent, dernier mot américain de la somptuosité pour des chapelles funéraires, mais surtout pour de ces halls prodigieux où l’on prend du thé dans des tasses incrustées de perles.
Oui, ce sont de véritables tapisseries que ces toiles de Burne Jones, tant par le recommencement et la continuation toujours possibles du panneau, que souvent par la qualité même de la touche aux tons de laines et de soies mélangées d’or et affectant le sens des points du passé et du plumetis des vieilles broderies; touche vraiment presque filamenteuse avec des rugosités comme d’une toile d’amiante colorée.
Le Pauvre Pêcheur, la Pitié et tant d’autres toiles de Puvis de Chavannes, notre illustre peintre décorateur, sont des tableaux absolus; mais le Laus Veneris du peintre anglais, et même son Roi Cophetua, le chef-d’œuvre que son possesseur, lord Wharncliffe, jusqu’à l’Exposition récapitulative de 1893, se refusait à laisser reproduire: autant de tapisseries, de vitraux et de mosaïques. Et, pour ce fait, et de par ce sens invincible de son inspiration ordonnancée et de son exécution un peu mécanique, les meilleures œuvres de Burne Jones, celles où sa nature se donne carrière avec le plus de liberté et de grâce sont ses ouvrages purement décoratifs; principalement quand ils procèdent de certaine conception où il excelle et qui synthétise une allégorie dans un dessin enveloppant où ne reste plus guère qu’une formule ornementale. Tels, entre autres, le Buisson ardent et le Pélican, et ce paon funéraire (à mon sens, une des meilleures compositions de Burne Jones) et dont la traîne aux yeux réveillés symbolise l’immortalité sur la plaque commémorative d’une jeune fille morte. Beaux encore, ces vitraux de Saint-Philippe, dont les cartons sont à Kensington: une Adoration des bergers où les têtes d’anges s’échelonnent en grappe cintrée ainsi qu’on le voit aux porches gothiques; et un Golgotha certes moins fantaisiste que celui de Durer qui dut tant faire rêver Doré, avec le grouillement et le fouillis de ses chevaliers bardés de fer, et surtout de ce cavalier vu de dos sous l’empanachement de son casque par treize plumes d’autruche aux trois bouquets disposés en trèfle.
* *
Des dessins de Burne Jones, si fins, si finis, si travaillés, si ouvragés, quelques-uns sont bien plaisants (quand ce ne sont point ces mains de l’ange de son Annonciation, ces mains poncif et actrices)—et dénotent un amour, sans doute un peu féminin, de la chose étudiée: les tresses d’une tête de femme, certains lis, exposés à Paris. Ailleurs, des études de roses, sans doute pour l’illustration du Roman; et particulièrement un corymbe de boutons de roses noisette qui me fait ressouvenir du fond que cette même sorte de rose tapisse pour lady Lilith, peut-être le chef-d’œuvre de Rossetti. Lady Lilith assise entre quelques bibelots qui donneront par la suite le ton à bien des brimborions de l’esthétisme—allongée plutôt en la neige de la chèvre du Thibet de sa pelisse dont les brins ondulés se nouent à la chevelure d’or annelée de la dame qui en démêle les ondes broussailleuses et crespelées, à pleines dents d’un large peigne. L’auréole blanche des pâquerettes qui la vont couronner s’arrondit sur ses genoux. Une digitale, symbole de quelque perfidie, sonne ses clochettes sur un guéridon, où dans un miroir de toilette attristé de deux bougies éteintes s’allume le vert prasin et cru du jardin reflété et de la campagne invisible.
Ces dessins de Burne Jones laissent, non moins que ces toiles, le même malaise d’insatisfait, et de par la même cause. On y sent plus de patience que de passion; le trait uniforme et monotone a la pâleur des copies à la presse, et rien ne s’y retrouve des pleins et des déliés d’un tracé vraiment cérébral.
Quant au détail de décoration propre aux dessins de l’artiste et que je me proposais d’indiquer tout à l’heure, il n’est autre qu’une adaptation du procédé de répétition en nombre ou à satiété dont fait si fréquent et malin usage le Japon, qui brode ou peint, non en semis, mais dans des groupements composés et savants, tant de papillons et de poissons, tant de singes et de grues. Ce procédé qui agit et pèse forcément sur l’esprit jusqu’à l’opprimer, heureusement d’abord, puis fastidieusement, se manifeste premièrement chez le peintre dans les plis de ses draperies. Rien, en elles, de ces faisceaux scrupuleusement étudiés et rendus qui, chez les maîtres anciens, s’agencent par renflements et par retombées; point non plus des antiques draperies mouillées, moulant sous l’étoffe plaquée ou en tuyaux, des formes quasi nues; mais un milieu entre ces deux manières, avec un réseau ondé ou des coulées de plis pareils à ce que les marchands de nouveautés appellent de l’indéplissable; de plis comme peignés, accusés à l’ongle dans un taffetas gommé, et plus souvent, hélas! dans un métal blanc complaisant comme celui qui, de par l’autorité ecclésiastique, dut revêtir en un sanctuaire italien cette nudité de marbre d’un tombeau, dont un touriste assidu et entreprenant courtisait les formes redondantes et lascives. La figure de Temperantia et celle de Spes, entre beaucoup, sont de parfaits spécimens de cette artificielle draperie de Burne Jones, tirant ses flexions de la fantaisie d’un crayon insatiable et de l’entraînement des traits, plutôt que de la similitude d’un modèle attentivement et soigneusement rendu par un Léonard ou un Mantegna. Et la curieuse Danaé n’a que faire de s’inquiéter ainsi de la tour qu’on lui érige, enclose qu’elle est elle-même préventivement dans l’infrangible guérite de ses vêtements en tôle rose.
Après les plis multiples ce sont les multiples plumes, dans les jours de la création, et spécialement dans le Dies Domini allant jusqu’à constituer une atmosphère d’ailes.—Dans la Nymphe des bois, c’est une atmosphère de feuillages; une atmosphère d’aubépines dans Viviane; et dans l’Amour et le Pèlerin, une atmosphère de colombes.—Du Golgotha, le fond est tout en étendards; de la Fiancée du Liban, tout en écharpes; du Bon Pasteur, tout en brebis; mais plus gracieusées que celles de Blake, et, pour cela, moins intéressantes et moins belles;—tout en flots enfin, dans ses vitraux pour une maison de Newport.—Voici trois reflets de visages, dans un puits; voilà, dans le miroir de Vénus, huit mirages de corps graciles; et, ceux-là, encadrés des myosotis du bord même de ce lac menu, de par l’exquise recherche d’une fantaisie mignarde mais séduisante.
Rien que de gracieux, si quelque peu obsédant, en ces pullulants accessoires. Mais où l’insistance tourne à de la persécution, c’est quand le personnage à son tour se répète en des attitudes diverses, repliant, dépliant vingt fois sous un même visage une anatomie unique d’une stature invariable; comme si le peintre nous donnait pour un ensemble cette série d’attitudes renouvelées d’après un même modèle, et dans l’inquiétant vis-à-vis de ce mage Zoroastre qui se rencontrait lui-même dans son jardin, ou de ce William Wilson se trouvant un jour en face de son double.
L’Escalier d’or nous offre le type le plus réussi de cette redite, avec sa même demoiselle qui descend dix-huit fois ses degrés luisants dénués de rampe en jouant d’instruments variés: tambourin et galoubet, buccin, violon et cymbales. Le Festin de Pélée assemble aussi bien des comparses accroupis et debout sans beaucoup de variété ni de trouvaille. On dirait les noces de Cana du malingre; quelque cène dans une Grèce anglaise; une fusion des Romains de Couture avec le banquet du docteur Goudron et du professeur Plume. Les portraits de Burne Jones, au reste peu nombreux, sont bien plutôt des prétextes à de trop éloquentes têtes d’expression—témoin ce crayon d’après Paderewski, au mystérieux profil d’archange foudroyé, et dont j’ai parlé ailleurs.
Mais tout cela contient beaucoup d’iris et bien des pierreries...—et quand il arriverait à s’avérer que les peintures de Burne Jones ne sont que des Christmas-cards géants et sublimes, bien des jeunes continueraient de s’en délecter et feraient bien. Et nous-même, quand nous repensons au créateur affable du monde monotone et papillotant de tant de tableaux et de tant de panneaux, de tant de vitraux, de tombeaux et de coupoles, homme plus exquis lui-même que son œuvre et dont le souvenir la domine en la surpassant, nous regardons encore la beggar maid avec les yeux de jadis; et nous lui murmurons en nous remémorant, tel que le héros de l’histoire sentimentale: «Quelquefois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans les livres.»
Juillet 1894.
XII
A Madame Richard Wagner.
UN MYTHOLOGUE
(Arnold Bœcklin)
Bâle jubile—et c’est justice, en l’honneur de la cessation, une fois de plus! d’un de ces malentendus locaux et familiaux qui consistent, de la part des pères et des patries, tout d’abord à refuser aux plus nobles de leurs enfants la prédilection et la protection auxquelles les désignent leurs naissantes facultés, de visibles dons, des pouvoirs virtuels, puis effectués; ensuite à leur marchander une renommée surabondamment acquise ailleurs, envers et contre ces procédés iniques.
Le «Tout Père frappe à côté» que le fabuliste écrit au sens paternel, serait encore plus vrai au sens ironique de la cécité et de la méconnaissance; qu’il s’agisse d’un lieu d’origine ou d’une souche natale, on ne se lasse pas de s’émerveiller de la renaissante indignation de ces merles obscurs en présence de l’insolite candeur de leur lignage.
Et pour ma part j’honore d’une toute particulière surveillance ce qu’il faudrait appeler, par une légère flexion de vers baudelairien:
Non que j’ignore la fatidique inutilité de tout général essai de réaction en cette matière, et de chaque particulière tentative de tels redressements avant l’heure, puisqu’il ne s’agit là de rien moins que d’une des spécieuses ruses employées par la nature à l’engendrement, puis à l’éducation des maîtres ouvriers et de leurs maîtresses œuvres; mais comme ce n’est rien moins non plus que l’aire où s’exerce l’un des pires maléfices de l’humanité, l’occasion de ses plus odieux attentats, de ses plus basses œuvres, la question devient d’ordre du jour éternel, et l’une de celles en l’examen desquelles la lésion de la sensibilité doit le céder à la curiosité du phénomène.
Et puis, n’y a-t-il pas de toujours plus judicieuses variations à broder sur ce thème constamment renouvelé du «nul n’est prophète dans son pays», devenu par l’incorrigible cécité des origines une sorte de transpositions du «je vais revoir ma Normandie»; une Normandie de l’art sans cesse fermée à ceux qui, en échange du jour reçu, y rapportent des trophées. L’honneur d’avoir entrepris de telles remises au point, et d’y avoir parfois réussi, n’est au reste pas seul à les récompenser de sa douceur, à en encourager les récidives. L’amour n’y vaque pas uniquement, l’humour en revendique sa part, et je ne sais rien d’aussi risiblement touchant que la palinodie tardive, contrainte, et faisant contre fortune bon cœur, en une confusion toujours un peu rageusement consentante, de ces ascendants vaincus par de trop indéniables triomphes. On y distingue de la bonne foi dans l’ignorance dessillée, du méchant vouloir macéré dans l’envie. Le tout amalgamé d’un orgueil de clocher, et d’un ahurissement malgré tout incompréhensif, du plus réjouissant spectacle. La nécessaire inutilité de l’effort le restreint, je le répète, d’ordinaire à une curiosité de dilettante; pourtant la gloire d’avoir été le Simon de Cyrène déchargeant certains nobles christs, de l’excédent fardeau de telles croix, demeure une invite à suivre ces calvaires.
Quand nous serons à dix nous ferons une croix. Cette croix-là, c’est celle qu’Hello, qui la porta, dénommait: le supplice de l’injustice sentie; celle même dont on courbe l’élan des génies; mais, pour le faire, je ne dis pas, malgré cela, mais à cause de cela même, se redresser plus haut, comme l’entrave des rochers précipite la course des eaux et transforme en torrent celle qui eût été stagnante. Et le magnifique, et entre tous aigrement cruel châtiment de ces sortes d’impedimenta, c’est, lors de l’avènement, s’ils sont tenaces, le rôle adjuvant que se trouvent avoir joué dans l’éclat et la splendeur du cours tumultueux d’une noble vie, les pierres de martyre ou d’achoppement dont la haine espérait lapider, retarder, atteindre.
* *
Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.—Disons: à dix mille!—Aujourd’hui, nous nous limiterons à des querelles de clocher, laissant, pour une fois, comme le gentil Passant, tranquilles, les familles.
Ne serait-ce pas, en effet, moins de l’ambition qu’une juste révolte contre des injustices senties qu’on trouverait, pour ne citer que ceux-là, au fond de la vie expatriée et de la mort volontairement exilée, du Suisse Holbein et de l’Allemand, Hændel, à Londres; de l’omniscient Italien Léonard, à Amboise, dans l’étroite cage de Clos-Lucé, et Dieu sait en quelles moroses délectations, le dieu humain qui s’écriait: à plus de sensibilité, plus de martyre!
Le Bâlois Bœcklin poursuit et achève, dans la gloire, à San Domenico, la vie de lutte qu’il a combattue et gagnée en Allemagne et en Italie.
Sa patrie repentante se décide à venir prendre dans l’exil cette main pleine de glorieux rameaux et par un dédommagement vraiment bien senti, la placer en un commun jubilé, dans l’auguste droite d’Holbein.
C’est, on peut l’affirmer, un nom, en France, à peu près inconnu que celui d’Arnold Bœcklin. N’est-ce pas, au reste, une des grâces, un des pouvoirs de notre cher pays que ce travers merveilleux qui faisait dire à un malin critique étranger s’étonnant de voir représenter au Théâtre-Français un Hamlet ainsi travesti, dans un décor nullement conforme au lieu décrit par Shakespeare, et aux sons d’une mélodie de plusieurs siècles ultérieure à la date du drame: «Ils ne savent pas qu’Elseneur est un lieu dont on peut prendre des photographies»!—Et il ajoutait: «L’ignorance des Français sera toujours pour nous une source éternellement jaillissante!»
Sans prendre de cet honorable verdict autre chose que ce qu’il a de spirituellement malicieux, qu’on se rappelle l’an passé la naïve découverte de la Duse par tant d’honnêtes Parisiens qui ne songeaient même pas à admirer parmi la belle chevelure noire de l’artiste depuis longtemps couronnée à travers le monde, les nobles rayons d’argent dont le triomphe irradie un tel diadème. Il est vrai que les mêmes Parisiens qui auraient bien ri d’un Anglais et d’un Italien demandant si Bernhardt n’allait pas jouer en leur langue à Londres ou à Rome insistaient despotiquement sur l’importance pour Mme Duse, toute pleine pourtant du génie de sa race, et de sublimes diphtongues, de jouer en bon français, à Paris, pour le caprice de l’enfant gâtée des nations.
Passant par hasard rue des Bons-Enfants, ces mêmes Parisiens-là n’auraient certes pas vu sans étonnement l’affiche au Centaure sur son fond nuageux (elle-même bien étonnée de se trouver là!) s’ils n’avaient eu la ressource de n’y faire aucune attention ou tout au moins de la prendre pour l’enseigne d’un maréchal-ferrant ou d’une nouvelle meringue. Un distingué article signé Meissner, dans la Gazette des Beaux-Arts, eût été le commentaire suffisant d’une exposition—qui faisait, hélas! défaut.
Quant à la lyrique étude publiée en Suisse par M. Ritter, elle ne pourra être appréciée ici à sa brillante et enthousiaste valeur, que le jour où l’initiation à l’œuvre de Bœcklin révélera au public français ce qu’il put y avoir de généreuse allégresse à danser devant cette arche.
La première salle de l’exposition de Bâle contient, il me semble, surtout des œuvres de début, à mon avis, moins séduisantes que celles où s’exercent, dans un cabinet du fond, les tout premiers essais de l’artiste. Je distingue, parmi ces derniers, un petit portrait de famille peint par l’auteur à dix-huit ans, et en de certaines parties presque digne d’Holbein.
La petite toile mesure à peu près les dimensions de la fameuse Laïs Corinthiaca du vieux maître; mais elle ne représente qu’une pauvre petite parente de province au maintien compassé dans sa robe de taffetas vert changeant, au corsage sans appas, sous un visage sans charme, encadré du rose soyeux de son fichu, à la bordure tramée de fleurs glacées. C’est encore, dans cet instructif cabinet d’épilogue en même temps que de préface, un intéressant portrait du célèbre peintre Lenbach en 1860; et déjà des études de ces effets, que j’appelle de couchant couché, dont l’un me fait penser à notre La Berge, et dans lesquels le peintre qui doit y exceller versera plus tard toute une prenante poésie.
Dans la première salle de l’Exposition, je note un grand paysage mythologique; une des chasses de Diane, que le peintre a plusieurs fois mises en scène.
Je ne saurais, il me semble, donner le mieux l’idée de celle-ci, qu’en affirmant qu’elle représente ce que ferait une Rosa Bonheur, qui s’adonnerait à la peinture héroïque.
Ajoutons bien vite, et une fois de plus, que nombre d’artistes passés et présents seront ici nommés à propos de Bœcklin, sans nulle accusation de plagiat. Sa manière est complexe, multiple. La seule façon d’en éveiller l’idée chez ceux qui n’ont pas vu, est d’en dégager le rapport avec des œuvres déjà connues.
Au reste, j’y insiste, ayant eu déjà l’occasion de l’écrire, c’est à mon sens une dignité de plus, j’ajouterai volontiers sine quâ non, que dans une véritable originalité, le rapport inconscient avec d’autres arts individuels, de proches et de lointains, comme résorbés en un suprême bouquet réunissant nombre d’aromes divers du personnel parfum de ses fleurs propres.
Je note encore dans cette salle, outre un aride ermite se flagellant, un peu frère des saints Jérômes de M. Gérôme et qui est célèbre, un Pétrarque à la fontaine de Vaucluse que je n’aime pas, et une grande Vénus aux chairs modelées dans un savoureux clair-obscur, affectionné par M. Hébert.
Je parlerai plus tard, en même temps que des autres sujets religieux, d’une Madeleine exposée là et qui appartient au Musée de Bâle.
Je n’oserais pas écrire en ce grave sujet, comme le fit Veuillot à propos de Thérésa. «Tout de suite après ce fromage blanc, le tord-boyaux tout pur de la demoiselle», mais je dirai qu’il y a eu savante gradation dans le choix des œuvres qui garnissent cette première salle au sortir de laquelle l’entrée en la salle voisine tient de l’éblouissement et du charme.
Ce n’est pas que je goûte complètement, ni même peut-être beaucoup tout le tableau de la belle et douce Calypso, déjà furieusement nostalgique au penser du héros dont les bras sont dénoués, et qui bien qu’encore dans le tableau est comme hors de la scène et presque du cadre. Ulysse et Calypso, ou si vous l’aimez mieux, Tanhauser et Vénus; et M. Ritter a justement relevé des correspondances de leitmotiv entre cette œuvre et celle de Bayreuth.
Mais la grande Eleonora Duse qui disserte hautement de ces choses me disait de cet Ulysse des choses admirables; silhouette hautaine et lointaine, bien faite pour subjuguer une connaisseuse, une créatrice d’attitudes tragiques; éloignement d’exilé drapant aux plis de son manteau le mal du pays de tous les exils, l’espoir de tous les retours. A droite de cette toile, une autre Calypso, moderne celle-ci, bien que les plis droits de sa blanche tunique, son geste replié, l’enroulement de la noire écharpe autour de sa tête pensive, puissent l’assimiler à la Polhymnie. Mnémosyne aussi toute pleine de souvenirs qui tombent sur son âme avec le crépuscule de plomb, roulent à ses pieds avec la vague mal apaisée.
Ce personnage qui tient si peu de place dans la toile n’en représente pas moins le coryphée des voix de la nature et de l’art, éloquent et figuratif de la magnifique décoration du lieu, de la majestueuse mélancolie de l’heure. Heure d’un net crépuscule de soir éclairant un lieu qui est le temple de l’amour détruit, un état d’âme qui est la détresse de la délaissée. Oui, il y a de la Femme abandonnée de Balzac dans cette composition tragique et simple.
Bœcklin l’a peinte plusieurs fois cette Villa au bord de la mer, ainsi qu’il l’intitule modestement et d’un titre générique: mais dont il semble que ce panneau-ci doive être l’expression la plus heureuse. Dans une autre, le personnage antique devenu Iphigénie en Tauride, réduit l’éternel et poignant drame humain aux plus restreintes proportions d’un épisode historique. Là, rien que la tristesse du jour tombant, du flot expiré, de l’amour détruit, de la mer morte. Mystérieuse villa au bord de la mer avec ses portes closes comme des bouches, sa fenêtre ouverte comme un œil qui ne veut plus voir, sa galerie déserte, au couronnement de statues effritées. Alentour, la mer murmure, l’huile écumeuse d’un flot qui fut démonté, plein encore des mugissements étouffés de la tempête qui s’apaise, de cris d’invisibles oiseaux d’orage, peut-être de victimes ensevelies...
Flots des cœurs aussi!
Je ne vois qu’un homme qui sache dessiner l’eau comme Bœcklin, l’architecture des vagues, le remous des ondes et ces courants entrelacés comparés par Vinci aux tresses de la chevelure de Léda. J’ai nommé Thaulow. Mais, chez ce dernier, ce ne sont que les phases intelligemment étudiées, habilement rendues de ces variations aquatiques, lesquelles sont mystérieusement haussées par Bœcklin au commentaire du sujet qui s’y mire. Et sous cette lumière d’un gris de fonte un peu pareille à celle de l’orage de Millet, entre les noirs cyprès eux aussi haussés à la dignité de personnages, Sophocléen chœur d’arbres commentant le tableau du faîte de leurs cimes recourbées comme des cimeterres, quatre notes rouges piquent leurs braises amorties: les briques du mur éboulé, des vases de terre cuite, une automnale vigne vierge, et le rose vif d’une fleur de laurier-rose.
Ce sont encore des figurants de Bœcklin, ces éloquents cyprès dont le mode d’expression est cette sensible inflexion de la cime infligée à l’arbre rigide comme par une orageuse et magnétique atmosphère. Je les retrouve dans cette autre villa au bord de la mer en une orientation opposée. Cette fois, l’architecture et le paysage seulement, en la solennité de la nuit tombée, le rouge adieu du soleil noyé, ne perlant plus à l’horizon qu’une larme de sang dont meurt le reflet sur la villa silencieuse.
Et l’Ile des Morts les recèle aussi dans sa fatidique enceinte. De sentiment un peu pareil à la première de ces villas au bord de la mer et à un Voyage de noces qui me plaît moins, me semblent devoir être deux toiles de Bœcklin dont je n’ai vu que la reproduction: la Solitude, une femme au bord de l’eau et drapée de blanc dans un paysage de composition savante, et la Pensée d’automne, en laquelle une sœur de ces deux rêveuses regarde flotter au fil de l’eau la feuille étoilée d’un platane.
Mais ces pages de rêveuse vérité ne disent qu’une face du génie de Bœcklin. Et curieuse anomalie: le revers est d’un réalisme jovial, expressif d’une caricaturale mythologie. Oui, Zénith et Nadir, Ariel et Caliban se partagent l’esprit de ce maître. Il est l’inventeur d’une variété de mythe caricaturale; quelque chose comme une invasion du Fliegendeblætter dans l’Olympe; mais sans la mièvrerie ni l’irrévérence de similaires déformations de chez nos peintres ou de nos auteurs, plutôt on l’a justement écrit—avec une verve rabelaisienne. Donc, le Chiron goguenard,—comme dans son Centaure chez le Forgeron;—le faune ou le triton égrillards, la sirène replète au type assez semblable à celui d’une kellnerin des ondes au torse sainement rougi par le salubre baiser des salines; enfin, le Tritonet pleurnicheur, hybride composé de l’esturgeon et du marmot braillant sous l’assaut d’une vague trop grosse.
Car c’est toujours la puissante et délicate sœur-eau de saint François, remise en lumière par le subtil Gabriele, qui se peuple de ces radieuses bouffonneries, qu’elle pare de ses irisations et de ses chatoiements.
«Les récifs battus par les embruns, l’atmosphère pleine d’éclaboussures salines, les ressacs furieux pulvérisés en poussière blanche—écrit expressivement M. Ritter—voilà l’un des éléments de l’improvisation de Bœcklin, lequel s’y joue avec l’aisance même de ses tritons et ses naïades.» Le Jeu des Naïades, qui appartient au Musée de Bâle et figure à l’exposition du Jubilé, est la plus étonnante de ces marines. La mer y rayonne avec des irradiations aussi violentes que celles dont les Pharaeglione, les rouges rochers de Capri font miroiter sur les flots bleus leurs ombres violettes. Une Néréide, vue de dos, incendie l’eau du flamboiement de ses cheveux couleur d’orange; un menu scombre qui sert de joujou à un poupon squammeux, moire d’une ombre transparente le torse d’une plongeante Ondine, et toutes ces queues de poisson luisantes et moites ont des tons d’ailes de papillons et de pétales de fleurs.
Dans l’Idylle marine, le visage de la première Néréide, sur la droite du tableau, répète exactement l’expression de certaine Chasseresse exposée à Venise. Et, comme l’écrit M. Ritter, il s’agit bien là «de mythes réels» et non de froides allégories.
* *
Je n’aime pas beaucoup les portraits de Bœcklin. Un enfant effeuillant une rose, et l’idéal portrait de bébé ne me semblent pas dépasser une idéalité photographique; et l’on s’étonne que le peintre des vivants enfants du Vita somnium breve ait pu se satisfaire de ces faibles grâces. Cependant le portrait d’une signorina Clara de Rome, bien que d’excessives et massives proportions, et gâté par de ces trop grands yeux, trop luxuriamment ciliés qui banalisent presque toutes les grandes figures de ce peintre, apparaît beau d’une marmoréenne attitude et d’un matronal contour dont Ingres eût goûté le dessin pur et savant au masque alourdi entre deux boucles d’oreilles aux pendants de chrysoprases. Viola est une figure qu’il sied de rapprocher de celle-là. C’est encore une lourde Romaine modelée dans les tons fiévreux chers à Hébert, mais qu’enveloppent d’une belle harmonie, en assortissant leurs couleurs, un voile vert, une draperie de brocart éteint, un bandeau d’or pâle et d’améthystes, un bouquet de violettes aux pourpres profondes. Une harmonie similaire se peut admirer dans la Clio dont je n’aime pas le geste et dont les draperies rappellent ces méandres de plis en crêpe de coton qui plaisent aux Anglais dans les tableaux de Moore.
Une autre bonne tête d’expression est celle d’une Sapho agrémentée de la trouvaille physiologique et révélatrice de certains mystères—d’un sombre duvet naissant aux commissures des lèvres. Une Sapho qui ressemble à Phaon, et de qui le volubilis d’un bleu dur serpentant au bord de son manteau n’aurait pas déplu à M. Ingres.
Quant aux propres portraits de Bœcklin qui, le catalogue nous l’atteste en ses reproductions—s’est peint au moins quatre fois—seul, un peintre bâlois peut rencontrer indulgence pour avoir cru enrichir du peu caractéristique numéro de son effigie, flanquée d’un squelette musicien, la célèbre Danse des morts. Et pour son dernier portrait, le triomphal mauvais goût de son pantalon à larges carreaux bleus, de sa cravate au nœud tout fait, bariolé de rouge, nous offre une occasion de dire que c’est précisément ce mauvais goût, souvent éclatant en ses meilleures œuvres, qui a sauvé Bœcklin des mièvreries du faux goût, lesquelles sont mille fois pires.
Mais, en revanche, bien des délicats détails en ses compositions, ces fines colchiques dans la prairie humide, au premier plan de son bois sacré, et dans la figuration de l’une de ses nombreuses sources, ce voile qui enveloppe sa tête gracieuse, comme pour spécifier qu’il s’agit d’une source ombreuse et discrète.—A ce propos, faisons une remarque: Bœcklin n’aime pas les nus complets, qu’il coupe au moins d’une draperie (témoin sa Calypso, sa Vénus genitrix, et la jeune femme du Vita Somnium);—quand ce n’est pas d’une queue de poisson, ou d’un train de cheval qu’il supprime ces jambes qui semblent le gêner et accentuer ses prédilections pour les déformations inférieures. Quand elles subsistent, ces jambes de femmes, il les laisse deviner à travers des gazes pailletées et qui ne sont autres que celles dont le clinquant fait rutiler les divinités dans nos pièces-féeries.—Hélas! ce même clinquant, Bœcklin en afflige de plus nobles dieux, et c’est le lieu de parler de ses sujets religieux dont l’inspiration ne me semble pas heureuse. Deux seulement figurent à l’exposition du Jubilé: une Madeleine de mélodrame et une madone d’un tragique d’emprunt pleurant sans profondeur vraie et à trop de fracas sur un Adonis de Calvaire, dont le bellâtre aspect détonne plus que partout dans la cité du Christ d’Holbein et de ce Golgotha de Mathias Grunewald, épouvantable et sublime.
Bœcklin ne se résigne pas à dépouiller de tels personnages pieux des étoffes transparentes qu’il affectionne. Est-ce une erreur irréfléchie ou d’autres habitudes des yeux qui font s’étonner d’une sainte femme voilée de crêpe noir? Quoi qu’il en soit, le tableau en hérite une apparente modernité, un effet de maison de deuil qui choque dans ces scènes. Une autre Marie, elle-même tout entière ensevelie en son voile ainsi que d’un obscur linceul et pleurant étendue au long du corps de Jésus n’est pas moins mélodramatique.
Et certaine célèbre descente de Croix, dont je n’ai vu que la reproduction sans le prestige de cette couleur souvent triomphante chez Bœcklin, me laisse sans émotion devant une Mère noble de Jésus, un saint Jean jeune premier et une prima donna Madeleine. Une autre Madeleine, aux yeux rouges et gonflés, et qui ferait un pendant pour la chasseresse exposée à Venise, ressemble extraordinairement à l’impératrice Eugénie. L’allégresse de la jeune Vierge dans un tableau de Nativité me semble d’une vivacité peu digne. La Madone, qui, entre des rideaux dont l’ouverture se gradue avec recherche, occupe le centre de ce tryptique, m’apparaît comme une contre-partie mystique de la Vénus genitrix, que je veux dire encore.
Le pire reproche à faire à tout cela est, si je ne me trompe, l’engendrement de l’Évangile-mélo à la Gabriel Max, lequel en vint à peindre une Sainte-Face (certes moins édifiante que celle de M. Dupont, à Tours!), dont un bas trompe l’œil, sans nulle parenté avec l’art, semble faire se soulever les paupières dans leur pénombre, pour récompenser d’un regard celui qui la contemple!...
Deux sujets religieux ont mieux inspiré M. Bœcklin: un Père éternel un peu parent du Jupiter-Pèlerin de Wagner et toujours drapé dans son manteau à constellations de paillettes, introduit dans un paradis terrestre qui pourrait bien être un miracle (je n’ai vu que le fac-similé de ce tableau), l’homme-enfant, un Adam adolescent et non encore déniaisé, le pauvre petit père futur du genre humain, dont la maigre nudité à peine pubère contraste avec les géantes formes dont la peinture le dote d’ordinaire.
Une prédication aux poissons, selon les Fioretti, me semble très supérieure au traitement de ce même sujet par M. Merson. Il y a un touchant et comique apostolat dans la conviction du bon saint Antoine, mal piété sur le rocher du plat des sandales de ses pieds noueux, la robe crottée, troussée haut sur ses maigres jambes, le geste bénisseur et persuasif, l’élan courbé de toute sa personne rugueuse et bistrée dont l’édification se communique à l’œil béat de ce requin aux dents de scie, à cette lune d’eau pleine d’un ferme propos de ne plus s’arrondir d’un fretin illicite.
Sied-il de ranger dans les sujets pieux cette Suzanne au bain, curieuse œuvre du peintre? Imaginez, entre certains nus de femme de Rembrandt et des études de tub de Degas, une commère ultra rondelette, la femme de quarante ans de l’Ancien Testament, une Marneffe biblique. Accroupie toute nue au fond de la vasque de marbre en laquelle elle barbote honnêtement, elle se sent tout à coup tapoter son dos potelé sous la caresse d’une main velue. Je ne sais rien de tragique dans le risible comme l’angoisse des yeux ronds de cette grasse poulette effrayée à ce contact inattendu d’un violateur invisible pour elle, mais de qui le luxurieux influx l’emplit d’une noble pudeur dont la pire peine est, en ce personnage replet, de ne pouvoir revêtir d’autre aspect que celui d’une ridicule honte.
Ce qu’elle devine, nous le voyons, nous; et les plus extrêmes craintes de la vertueuse dondon ne sauraient se hausser jusqu’à telle horreur. Deux antiques vieux cochons, selon l’expression de Forain, sont perchés sur la muraille à hauteur d’appui qui contourne la vasque. L’un, coiffé d’une casquette à la Daumier, est le bilieux à l’œil égrillard, à la babine lippue et simiesque. L’autre, encore plus monstrueux, représente tout le déshonneur des cheveux blancs, un bout de langue obscènement coulé et presque vibratile, dans l’escalade et la luxure du sale désir, entre les deux gencives qu’on devine édentées et baveuses. Et dans le clapotis de sa chair, sous la claque lubrique, l’infortunée Suzanne, la petite mère aux mains courtes, dont la pire misère est d’être drôlatique en un tel déduit, se ramasse, se pelotonne, se met en boule.
Et, comble d’ironie, son savon dans une soucoupe imite, près de la pleine lune de son opulent arrière-train, un œuf que cette poule dodue viendrait de pondre.—Et l’on reconnaît aisément, en cette bedonnante sirène des livres saints, la sœur des Tritons ventrus des toiles mythologiques.
On raconte que Bœcklin a caricaturé de ses ennemis dans les mascarons qui grimacent sur la Kunsthalle. Les vieillards de la Suzanne au bain pourraient bien être de tels vengeurs; et, qui sait? la Suzanne elle-même.
Le Prométhée de Bœcklin, à vrai dire, exposé en de détestables conditions d’embu, me semble un grand effet manqué. Un géant sans assez d’énormité dans un site, sans assez de grandeur; et le bondissement des cent mille océanides Eschyliennes réduit à l’écume d’un sorbet.
En revanche, le Berceau du jardin, sous lequel deux vieillards, un Philémon et une Baucis cossus, coulent les dernières heures d’un jour heureux, d’une existence fidèle, entre des pots de jacinthes et des carrés de tulipes, forment un tableau dont la reproduction même a du charme. M. Ritter le décrit bien. Non moins que ce retour du chevalier, d’une très pénétrante poésie, et dans lequel le roux des cheveux du voyageur et la rousseur des cimes du bouquet d’arbres se répondent et se rallument avec plus d’éclat dans la fenêtre éclairée dont l’œil rouge fait battre le cœur du chevalier qui
—Dans le Vita Somnium breve, grand panneau allégorique, de Bœcklin, qui appartient au musée de Bâle, il faut admirer, outre des mérites de composition, de tenue générale, d’atmosphère limpide et rutilante, de couleur harmonieuse et riche, la vraie vie des deux marmots du premier plan, deux mioches associant Jordans et Renoir et dont la triomphante nudité suit attentivement le trajet étoilé d’une pâquerette mise par eux à flot sur un ruisselet translucide.
Dans la Vénus genitrix, c’est le volet de droite de ce triptyque qui est remarquable. Je démêle bien dans le central panneau la difficultueuse allégorie d’une Cypris debout sur une terre fumante de germes, invitante déesse dont le torse s’azure de l’obscure clarté du bleu de la nuit propice aux amours. Mais dans ce volet de droite qui me paraît la plus notable des œuvres exposées là, ordonnance, composition, dessin, coloris, concourent à un effet intense et puissant, réalisé sans faiblir. Sous un pommier, arbre de science du bien, aux rouges fruits savoureux entre lesquels blonde et chaude apparaît aussi la tête dorée du travailleur qui les cueille, la famille ouvrière resplendit. Assise, l’épouse,
allaite son poupon d’une mamelle restée blanche à l’abri de la chemise et juste au-dessous de la brune région du cou baissée, dorée par le hâle. Un garçonnet tout nu, fruit déjà plus mûri de la Vénus Génitrix, s’étire et croît tel qu’une vive plante de chair; et le bleu luxuriant de la toile des pauvres vêtements rapiécés comme d’oripeaux de turquoises et de haillons de lumière, le sang rose sous les jeunes tissus, le bistre de la peau de l’adulte et jusqu’à ses callosités rudes, enfin la pulpe étincelante des fruits cueillis, tout cela chante et s’exalte en une symphonie de tons éclatants pleine d’allégresse et de vie. #/
Et, pour conclure maintenant, si vous entendez prononcer le nom de Titien au sujet de l’Angélique, de Véronèse, à propos de la Muse d’Anacréon, et de Murillo à l’occasion de tels ou tels petits anges; si l’on vous dit que les cavaliers maures dans un paysage évoquent le souvenir de Delacroix; le combat devant la Burg et certaine source, celui de Gustave Moreau; la Nymphe et le Satyre, celui de Baudry; la Nuit, celui de Watts; telle Bacchanale, celui de Corot; quelques muses, celui de Fantin, et cette lourde Flore aux épaules bien modelées, à la belle draperie violette arpentant cette prairie diaprée, du pas velouté de ses vilains chaussons rouges que le peintre a bien fait de transformer en cothurnes dans son projet de vitrail, la funeste comparaison d’un Tadema suisse, répondez qu’il faut de suggestives images pour susciter la mémoire de tant de grands et charmants noms, sans omettre ceux de Millet et de Millais. Ajoutez qu’un de ceux qui serait rappelé de moins loin à propos de Bœcklin, serait celui d’Élie Delaunay qui traça une gracieuse image de la veuve de Bizet aux yeux pleins d’une sombre flamme; mais qu’une gloire plus magnifique, entre tant d’attributions diverses, est celle qui reparle de Giorgione—s’il est vrai que certaines toiles de Bœcklin, pleines de tons savoureux et d’ors blondissants, d’ambres chauds et de rousses ombres, auxquels le temps promet une maturité plus harmonieuse encore—se haussent jusqu’à la dignité de rappeler le Concert champêtre.
XIII
A Jean-Louis Forain.
VERNET TRIPLEX
M. Vernet a reçu et recevra quelque temps encore les faveurs du suffrage universel, mais l’avenir lui sera dur.
Malheur aux artistes qui n’auront travaillé que pour amuser la plèbe contemporaine! De leur vivant ils reçoivent toute leur récompense. Le succès leur arrive éclatant, sans mesure. Qu’ils demeurent ensevelis dans cette gloire, plus banale peut-être que la fosse commune.
(Théophile Silvestre.)
«Pourquoi voit-on toujours le mal l’emporter sur le bien?» demande au docteur Rémonin de l’Étrangère, pour lequel posa notre Henri Favre, une de ces caqueteuses chères au théâtre de Dumas. Et Favre de répondre ce mot plus profond que Rémonin: «Parce qu’on ne regarde pas assez longtemps.»—Oui, l’affamement de justice clamé par la tête demi-décollée d’André Chénier, dans son suprême vers, rencontre tôt ou tard son assouvissement, toujours. La satisfaction contenue, pour un noble esprit, dans l’idée de justice, vient moins de l’espoir d’une consécration que de l’introublable sérénité qui découle de ce penser: un contemporain engouement ne saurait pas plus assurer la gloire à un ouvrage vain que le dédain n’en pourrait priver un valable effort. La gloire est comme l’onde; elle reprend à la fin son niveau. Et c’est dans cette proportionnelle loi qu’il faut rechercher l’explication de ces brusques sautes de la mode et du goût qui transforment un indigne mépris pour une œuvre d’art en un enthousiasme non moins excessif.—Et cette sécurité, pour les autres et pour nous-mêmes, de la justice finale incessamment in fieri, demeure le lest de bien des étonnements, la tare de bien des malentendus, la rectification de bien des maldonnes. C’est donc une indignation irréfléchie que celle qui nous agite en présence de certains succès, qu’il faudrait déclarer immérités si l’on ne devait au contraire voir dans cette éphémère ampoule du succès l’immédiat salaire seul assorti à des productions vaniteuses.
Ce n’est pas tout à fait ou même du tout une illusion que ce pèse-réputations souvent par nous rêvé: une balance dont l’aiguille marquerait pour chacun son degré de mérite, rarement confirmant les verdicts, infirmant souvent les apothéoses. Seulement, le mécanisme en est patient comme Dieu, parce qu’il est comme lui éternel.—Il y a des notoriétés sans bases, improvisées de toutes pièces, pareilles à ce palais d’Aladin, duquel au matin la campagne ne portait pas trace, et qui, le soir, y multipliait des clochetons enguirlandés de feux, de fleurs et de féeries. Mais, au lendemain, la rase campagne s’étendait encore où le mensonger édifice avait lui, tandis qu’une construction lente et appliquée avait, quelque part, dans l’ombre, augmenté d’un rang de granit la base d’une tour immortelle.—J’userai encore de cet exemple: la lentille revêt en quelques heures, d’un tendre duvet verdoyant, le quelconque objet sur lequel on la sème. Et c’est un émerveillement de l’enfance d’admirer au lever, tout fourré de ce vivant verd-naissant, un vase, un ustensile. «Oh! ferait s’écrier à cet exemplaire bambin un moraliste amène, l’admirable plante qui croît en un moment! combien préférable à ce grain, à ce gland, depuis des mois enfoui dans le sol, et dont nous n’avons plus de nouvelles!» Mais, aussi vite qu’elle avait levé, l’insipide végétation se fane au pied de la séculaire forêt, au bord de la moisson mûrissante. Et le laboureur réfléchi en conclut «à quel point il doit croire—à la fuite utile des jours»!
La postérité est donc une permanente cour d’appel pleine de pourvois en cassation d’où sortent perpétuellement révisés des procès civils, historiques ou artistes. La réhabilitation de Pierre Vaux offrit, ces derniers temps, un éloquent exemple de l’éternel devenir de la justice et de la réalité de ce recours en grâce. «La création est une grande roue—qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un,» dit Hugo. Voiturer quelqu’un présente avec non moins de régularité l’autre tour de la même roue. «C’est Polichinelle, c’est Garibaldi!» écrivait à son tour Veuillot des mythes et des types auxquels Hugo, selon lui, prostituait l’airain de sa cloche. Disons, nous: c’est Bonaparte à travers les napoléoniennes collections, par le livre et la scène, l’exposition et l’imagerie devenue graduellement conforme à ce frappant vers d’un autre poète
A qui le tour? Chaque notable flot de la marée humaine apprête à rectifier à l’exégèse et dresse derrière le flot expiré, sa crête d’écume, un bandeau de perles. Napoléon révolu fait place à son fils. Le duc de Reichstadt envahit les volumes et les théâtres, et déjà Napoléon III vient prendre son rang dans le dessin exhumé par Nolhac dans le Musée de Versailles. Certains hommes semblent élus pour en appeler, à l’égard des disparus oubliés ou trop vantés, de jugements excessifs, en tout cas influencés, trop proches, trop rapides. Une sorte d’envoultement a lieu. Chaque grande mémoire a, selon le degré de méconnaissance qui l’opprime ou l’oppresse encore, son défenseur, son protecteur, son metteur en œuvre. On dirait qu’elle le trouve, qu’elle le choisit, qu’elle l’organise. Rien qui le rebute durant cette période d’incubation ou de combat. Au contraire, il joue la difficulté, progresse sous l’embûche, prospère sous l’agression, aboutit par le martyre. Et quand les hauts lieux sont définitivement conquis à ceux que nous aimons, un étonnement nous vient presque des paladins que nous nous fîmes pour les leur gagner, comme si leurs âmes apaisées ou satisfaites nous avaient désertés, nous léguant un brin de leurs palmes.
C’est ainsi, pour n’en citer qu’un petit nombre d’exemples, que Roselly de Lorgues se dévoue à Christophe Colomb; Chateaubriand ressuscite Rancé; un prêtre saint et savant poursuit en cour de Rome la canonisation de Jeanne d’Arc; M. Tamizey veille autour du curieux Peirese; la trouble mémoire de Lucrèce Borgia déjà s’élucide, et, qui sait? peut-être un jour celle de Gilles de Retz.
L’admirable de ce ressort, c’est que les procès mal jugés ne l’étant pas seulement par défaut, mais aussi par excès, nous voyons reparaître à la barre du temps ceux à qui le passé récent se montra trop doux et rentrer dans le rang ceux qu’en avait indûment tirés une faveur inéclairée ou irréfléchie. C’est donc une imprudente réapparition que celle qui vient faire déjuger de trop hâtives renommées. Mais un tel redressement est, non moins que l’autre, nécessaire à l’équilibre de la balance; ce n’est pas assez de couronner les méritants si leur diadème n’est fait des rayons impudemment attribués aux médiocres.
Il y a de ce dessillement dans celui que nous cause la réapparition à la surface de tant de louanges, de la trinité des Vernet, en l’honneur de laquelle il n’y a plus à se signer, et que le Saint-Esprit n’a pas visitée. Pas même sous la forme de ce frère Philippe, supérieur vénéré des Ignorantins, dont le portrait hérita sans doute de l’estime que le modèle inspirait et que nos parents tinrent pour chef-d’œuvre. Rien autre pourtant qu’en ce désagréable et superficiel miroitement de toile cirée commun à toutes les toiles et surtout aux portraits d’Horace Vernet, la fausse bonhomie du personnage vêtu de drap d’un noir sans beauté, la fausse édification théâtralement graduée, d’un rameau de buis, d’un crucifix, d’une statuette; la fausse simplicité d’une lézarde de portant dans un mur truqué, le tout amalgamé dans la fausse dignité d’un faux chef-d’œuvre. Que dire des autres portraits? Si celui de la maréchale de Castellane, née Greffulhe, à défaut d’immortalité peut paraître assuré d’une élégante durée, c’est à la touchante grâce du modèle qu’il le devra, sous la fine auréole de ses frisons dorés, en l’exquise délicatesse d’un visage de fleur dont la tige est ce buste jeune, ce corps charmant simplement infléchi en une très féminine attitude que le peintre sut au moins surprendre et fixer, bien plutôt qu’à ce dernier qui le fut si peu, en dépit de pauvres recherches de complémentaires, dans ce que le savant et savoureux Whistler eût appelé un arrangement en rouge et vert, et qui ne présente pas plus la riche alliance de ces deux tons chez la Sibylle persique de van Eyck des collections Rothschild, que la criarde harmonie rouge et verte d’un devant de cabaret que Baudelaire avait intitulé: Douleur délicieuse. Non, rien que le rappel, par le feuillage d’un camélia se détachant sur une tenture garance, des carreaux de même ton d’un tartan dont s’enveloppent prosaïquement les genoux de l’idéale jeune femme.
De même, exposé sous le no 311, le portrait de son fils ne nous offre que l’image d’un joli garçonnet, à la moue volontaire, hardi sous sa calotte de cheveux blonds, et tout fier d’avoir battu en brèche... un pot de laurier-rose.—Au reste, c’est une si parfaite habitude de mal peindre en laquelle les toiles de ce plus illustre des Vernet entretiennent notre œil, que les organisateurs de l’exposition ont dû, sans doute pour n’en pas troubler l’ordonnance, reléguer presque hors de vue un portrait de femme qui, le premier jour, figurait en meilleur rang, et dont la moins inférieure qualité jurait parmi l’entourage.—Le portrait de Mme Delaroche-Vernet, petite châtelaine anémique et moyen-âgeuse, une fleur à la main, tient du dessus de pendule et de l’en-tête de romance. Certes, vous demanderiez en vain à ce pauvre portrait-étude de Mlle Mars la raison de tant de triomphes. Combien près de lui s’éveille victorieusement, dans le souvenir, la magnifique étude-portrait de Mlle Georges dans la collection Pourtalès!
La famille royale du Czar Nicolas Ier au XVIe siècle, représentée sous la forme d’une chevauchée de dames et de varlets comme on en voit aux devants de cheminée en papier peint des hôtelleries, fait presque regretter l’alliance russe. Une tête de Christ n’est peut-être pas inférieure à celles de Dagnan-Bouveret; mais est-ce beaucoup dire?
Le portrait de la marquise de Girardin est d’un ridicule touchant. La dame vogue toute seule sur un canot du nom de L’Aimée. Un saule pleure au-dessus; un voile flotte au travers; une écharpe trempe dans l’eau; et rien ne nous est épargné: souliers à cothurnes et lorgnons en bésicles. Mais la palme—une palme qui devrait être un bouquet d’édelweiss!—est, pour un petit portrait de Louis-Philippe à Reichenau, bien précieuse pour le Club alpin. Dans un paysage de montagne, le roi, en toupet et l’alpen-stock à la main, s’apprête à noter sur un agenda les beautés de ce site alpestre.
Un autre portrait de Louis-Philippe, comme duc d’Orléans, nous rappelle l’extraordinaire portrait-écrit de ce prince tracé par les Goncourt dans leur Italie d’hier.
Et, dans le tableau du genre, La Ballade de Lénore, L’Aigle russe déchirant la Pologne, Mazeppa, ne sont que de romanesques couplets à prétentions grandioses. C’est ainsi que le petit tableau de l’Oiseleur fait penser à un Millet sans génie.
Oui, sans génie; tel est le correctif, le privatif qui s’ajoute forcément à tout grand nom dont le souvenir s’évoque au cours de cette exposition trilogique. C’est à un Canaletto sans génie que font penser ce port de Toulon, ce port de Marseille de Joseph Vernet. Sans génie encore ces Corot[49], aussi pourtant préventifs en leur fin mélange du rose des édifices romains, du bleu tendre du ciel, de l’eau qui les redit et où ils tremblent. Les deux toiles les plus délicates de cette exposition de Joseph, gâtées pourtant par ce ridicule feuillé de l’époque, duquel Gavarni fait dire à un de ses personnages: «Pourquoi le fais-tu toujours avec les mêmes 3?» Hubert Robert, sans génie dans ce tout de même joli tableau des Lavandières, au groupe agréable. Mais surtout, parmi tant de tempêtes de carton et de clairs de lune en tôle, entre tant de soleils levants ou couchants aux tons de coing, Claude Lorrain sans génie!
[49] Qui, lui-même, n’en peut mettre dans la toile de Joseph Vernet, dont il fit la copie en 1820.
Certes Carle m’en paraît moins dénué, avec au moins des idées cocasses, son clerc de procureur, le nez dans son cornet, durant que son coiffeur le poudre; un pisseur renouvelé de Jan Steen dans un coin de tableau: sorte de besogneux naturels et pressés, qu’il aimait peindre, accroupis sous l’escabelle même de l’afficheur qui interdit les ordures; des gens en perruques en proie à cet inconvénient prévu par Poë, et dont il écrit: «Je ne sais comment l’accrochement se fit, mais il eut lieu»; avertissement redevenu salutaire en notre temps où les femmes se remettent à porter perruque. Et d’autres caricatures, dont deux[50] ont quelque chose de Constantin Ghys; puis ces montgolfières qui mènent un peintre assez près du soleil pour le portraiturer, ou font voir à l’aéronaute la lune en plein midi, en le plaisant retroussement de jupes d’une Incroyable pendue à sa nacelle. Je ne parle que pour mémoire de maladroites aquarelles représentant des exercices équestres. Celles-là ne valent guère mieux que les surprenants ex-voto qui déconcertèrent notre piété dans un couvent de la Turbie. Il y en avait plus de mille qui figuraient des gravats ou des attelages arrêtés par la Sainte-Vierge au-dessus d’un enfant miraculé; je me souviens surtout de l’une d’elles, où se voyait un cochon noir reniflant un marmot, auquel Marie, pour le sauver du groin menaçant, infusait sans doute une odeur délicieuse. Enfin, bien des amusantes gravures de modes aux drôlatiques appellations: cravates à oreilles de lièvres, cheveux François Ier, chapeau en barque ou en bateau, habit crottin, charivari de breloques.
[50] No 141.
Si je veux encore décrire une petite Sapho en lithographie, attribuable à je ne sais lequel des trois, des quatre Vernet, en son modeste cadre, c’est qu’elle m’émeut sous la pluie à bâtons rompus qui noie son paysage de rochers incisés d’inscriptions grecques, sous ses faux bijoux, ses culottes, son turban de sultane de Mme Cottin, en son attitude prête pour le malassin à côté d’un pissenlit symbolique: c’est que je vois en elle, en dépit de ces détails falots, l’aînée de deux nobles filles de Chassériau, la Sapho qui se jette, laquelle inspira Gustave Moreau, qui n’en faisait pas mystère; et cette autre plus pathétique Sapho, théâtre de mouvements opposés, non résolus encore entre sa torture amoureuse et l’épouvante du trépas, les traits convulsés d’une éparse horreur, la main crispée d’un vertige mortel, tout le corps ramassé en un élan retenu, blotti au fond de cette tragique anfractuosité comme un alcyon humain terrifique et tendre.
Nous voici loin de la risible Sapho de Vernet, qui eut du moins cette grâce de nous rappeler ces sœurs poétiques. Ainsi de nombre de leurs tableaux, desquels on peut résumer qu’ils offrent un éminent et historique exemple de ce que des contemporains peuvent supporter de génie: à savoir en manquer.
C’est pour cette instructive conclusion qu’il faut savoir gré aux distingués instigateurs de cette exposition d’avoir dérangé les Vernet dans leur immortalité revisable. «L’on ne peut pas être et avoir été», dicton qui devient profond quand on l’applique à l’usurpation des royautés d’art. Mais une voix l’avait déjà chanté de son vivant au brillant Horace: «Vous n’avez qu’un temps à vivre!»—La même oraculaire voix qui prônait Wagner sous les sifflets parisiens en 1861, voix de métal incorruptible dans lequel vibrent toutes les notes et reluisent tous les filons de nos plus puissantes ou subtiles admirations d’aujourd’hui: Delacroix, Ingres, Millet, Manet, Gautier, Flaubert, Leconte de Lisle, Desbordes-Valmore, Pierre Dupont, Whistler, Seymour-Haden, Legros, Bracquemond, Jacquemard.—Et c’est un si sagace discernement qui rend plus inexorable, un tel oracle formulé à propos d’Horace: «Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français.»—Et c’est à Dumas père,—dont l’art n’est pas sans rapports avec celui de ce Vernet, que le critique dédiait cette autre appréciation pittoresquement similaire: «Éruption volcanique ménagée avec la dextérité d’un savant irrigateur.»
Quant à l’immortel instantané de Théophile Silvestre sur Horace Vernet, le peintre à la fois «dépourvu de caractère dans le dessin, d’unité dans la composition, de magie dans le clair-obscur, de concentration dans l’effet et d’harmonie dans la couleur»,—«un peintre sans émotion, sans poésie, sans caractère; qui comprend le paysage en officier d’état-major, l’histoire en sténographe, la splendeur en tapissier»,—en un mot «le Raphaël des cantines»! qui n’a gardé «dans sa mémoire qu’une bigarrure des objets»,—«à qui la gravité et la réflexion vont comme le silence et la solennité conviennent à la pie et à l’écureuil»,—et «qui a tué quarante ans d’un pinceau impassible tous les peuples du monde», c’est une magistrale interview, au réquisitoire inéluctable, au questionnaire habilement insidieux: «La quantité n’est pas la qualité, et Dieu me préserve d’établir entre l’artiste français et le peintre flamand un rapprochement sacrilège. Le génie de Rubens s’épanche en splendeurs immortelles; la verve d’Horace Vernet flue en vulgarités éphémères; le maître d’Anvers répand triomphalement l’éloquence et l’art; le faiseur de Paris en répète intarissablement le caquetage: l’un est le lion, l’autre est le singe.»—«Les plus importants tableaux du peintre de la Smala sont des ouvrages mort-nés.»
Conclusion sévère. Moins pourtant que celle-ci, la plus caractéristique, du peintre sur lui-même: «Je n’ai qu’un robinet, mais il a bien coulé, et quiconque, après moi, s’avisera de l’ouvrir, n’en verra sortir rien de bon.»
Ce robinet a la forme d’un canon, et la gloire d’Horace Vernet, qui en a tant coulé, ressemble à ce petit rond de fumée qu’il a peint dans sa Bataille de l’Alma, et dont il a dit: «Ça, c’est une observation très exacte que j’ai faite sur l’artillerie; cet anneau de fumée paraît ainsi quand la pièce a fait feu.»
L’avenir, et pas très lointain, jugera-t-il que le seul tableau d’Horace Vernet vendu son juste prix fut cette tulipe qu’il peignit à onze ans pour Mme de Périgord, et qu’elle lui paya vingt-quatre sols?—Le petit anneau de fumée lui-même est-il près de se dissiper?—Et çà, est-ce une très exacte observation faite sur la gloire?
XIV
Au Baron Arthur Chassériau.
ALICE ET ALINE
(Une Peinture de Chassériau.)
J’ai prononcé le nom de Chassériau dans un précédent essai. Je salue une heureuse occasion d’y revenir et d’insister, bien que partiellement, aujourd’hui, sur le propos de cet artiste privilégié, mort jeune, aimé des dieux, et de Théophile Gautier—qui n’en est pas le moindre.—Occasion de m’étonner aussi en lisant un ample ouvrage d’ailleurs bien inspiré par la noble et charmante mémoire de Chassériau, qu’une telle amitié dut parfois gêner cet artiste.—Gêner? L’adjuvant réconfort, l’incessant concours d’un commentaire de poésie, d’un dithyrambe d’amour, d’une paraphrase de beauté; d’infiniment sensibles incantations, d’indéfiniment subtiles variations sur chaque nouveau thème proposé par le peintre ingénieux à son génial coryphée.—Gêner dans sa modestie peut-être?—Pas même. L’échange d’une haute compréhension plane au-dessus de la flatterie embarrassante et fastidieuse, pour atteindre à l’apologie.—Quel que soit donc le malentendu générateur du mot que je viens de citer, le terme demeure fâcheux et gênant lui-même. Au reste, il ne semble pas qu’une égale lumière dirige les travaux d’un même critique au travers d’une œuvre à cataloguer et à expliquer; autour d’un artiste à biographier, et à entendre. L’Apôtre l’a transcendantalement différencié: les uns ont le don des langues; les autres, le don de les interpréter: ce ne sont pas les mêmes.—C’est donc une surprise plus grande encore que nous cause la totale, l’injurieuse méprise—à notre sens—du même appréciateur de bonne foi, à l’égard d’une peinture du même maître. Une œuvre somptueuse et vertueuse dont je ne crois pas faire un mince éloge en affirmant qu’elle aurait plu à Hello, qui exécrait la peinture du XVIIIe siècle, et ce qu’il appelait «des cadavres roses».—Un tableau dont M. Degas parle avec émotion et duquel Gustave Moreau a placé la reproduction au seuil de son Musée, afin d’affirmer, au delà du Temps, son admiration pour elle.
C’est le lieu d’insister sur ce point capital en l’artistique histoire de notre époque, je veux dire le partiel engendrement par l’œuvre du peintre du Tepidarium, de deux maîtres-peintres contemporains: Gustave Moreau et Puvis de Chavannes.
Rien d’ailleurs de moins malaisé à constater et qui, en aucun moment, ait pu se donner pour une trouvaille. Une simple visite à la collection que M. Arthur Chassériau a réunie des œuvres de son parent suffit, sous son obligeante et éclairée conduite, à faire éclater aux yeux et toucher du doigt cette constatation capitale.
Il faut le répéter, chaque fois que s’impose une telle remarque, nous ne voyons en ces rapprochements qu’une réverbération mutuellement élogieuse. Une œuvre immense peut gésir tout entière en germe dans le pli d’une draperie; comme toute une forêt, dans un gland de chêne, et toute une moisson dans un grain de blé. L’important, en la suture historique de ces chaînons traditionnels, c’est le point circonscrit et pourtant soutien de tout l’art du passé, support de tout l’art de l’avenir; le point de contact des deux chaînons, l’affleurement des deux pensées. Chez le grand maître du Ludus pro patriâ, ce point est fugitif et restreint. Mais indéniablement il existe, et se manifeste en certains allongements de figures couchées et moulées par leurs draperies; en des complications ou des simplifications de gestes symboliques; en d’expressifs tournoiements de voiles.
Je relève dans les cahiers de Chassériau les deux phrases qui me semblent, entre plusieurs, dépositaires de l’alliage de ces deux artistes: «Faire un jour dans la peinture monumentale, ou en tableaux, des sujets tout simples tirés de l’histoire de l’homme, de sa vie,—ainsi le penseur, le joueur, le désœuvrement, la douleur, le retour, le voyageur voyant les fumées bleuâtres de sa ville monter dans l’air, les prisonniers, la liberté, le dégoût, l’épouvante, la colère, le courage, la misère, le faste, l’amour, et autant de sujets où l’on peut être émouvant, vrai, et libre.» «La science, l’harmonie, les astres, les étoiles. Des jeunes hommes qui contemplent le ciel illuminé, avec les instruments nécessaires aux mains; d’autres, qu’on aperçoit dans le fond de l’édifice, travaillent et méditent sur l’Histoire et les Sciences. L’un qui regarde, l’autre qui dicte, le troisième qui écrit.» Éloquente résurrection des formules de Giotto, dont Chassériau a effectué quelques-unes (notamment l’allégorie du Silence, dans les fresques de la Cour des Comptes) et dont Puvis de Chavannes a multiplié la réalisation magnifique. Écoutez encore: «Faire à la Méditation une draperie traînante et négligée. Le Silence très enveloppé, l’Etude moins couverte.»—«Deux enfants qui remplissent les buires ou les corbeilles (penser aux églogues de Virgile), leur mettre dans les cheveux des vignes, et un rayon de soleil sur l’un d’eux.»
Au reste, les existences des deux artistes, elles-mêmes, durent affleurer, et j’ai admiré, dans la collection Chassériau, une gracieuse figure de jeune femme: la princesse Cantacuzène.
Quant à Gustave Moreau, son atmosphère n’éblouit-elle pas tout entière dans ces quelques phrases de Chassériau: «Le ciel, d’un bleu exquis, les montagnes ordinairement comme du tapis le jour, l’air poudré d’or, ce qui donne une vapeur splendide; le petit bois extrêmement bleu et lumineux près d’une eau vert émeraude, et, çà et là, des trous éclatants de soleil»?—«Faire le ciel d’un bleu pâle qui devient rosé vers les nuages, les nuages d’or rosé, la mer bleue; les lumières des nuages très vives, les nuages du fond déjà pâlis et plus doux de couleurs qui s’effacent, la montagne rougeâtre comme une brique.—Un ciel tout marbré d’un ton verdâtre et blanc, certaines places bleues, la lune éclatante, le tout fantasque et triste.—Le soleil en face, le ciel rouge pourpre, le tronc des arbres d’un noir bleu, sourd, les petits nuages du ciel or sur bleu, les cyprès d’un ton sérieux, le haut du pin très vert, doré et rouge.—Dans la montagne d’un ton radieux, un ciel avec des nuages blancs et exquis, bleu doux en haut; des troupeaux blancs dans la plaine verdâtre.—Dans les seconds plans, faire les choses très précises par les plans et grandes masses qui ôtent les détails vrais, sans aucun trait noir; l’air qui passe entre ces objets et ceux du premier plan leur donne quelque chose de velouté.»—Rapprochements d’autant plus curieux qu’on est plus familiarisé avec l’œuvre de Moreau.—Achevons par celui-ci, des plus marquants: «Quant à mettre dans la peinture du soir des tons riches, brillants et forts, il ne faut guère, quand ils sont clairs, les mettre que par parties peu grandes et avec art, comme un bouquet, et surtout vers le milieu.» Oui, on peut dire que la transformation de la Daphné, peinte par son ami, fut moins le changement de cette Nymphe en un rose laurier, que la conversion de l’œuvre de Moreau incertain, peut-être autrement orienté, en tant de verts lauriers et de palmes d’or, que lui cueillirent ses glorieux Mythes. La modeste mais révélatrice égratignure d’une eau-forte, en laquelle tenait pourtant tout le saut de Leucade, put bien alors enfanter à soi-même le futur illustre peintre de tant de Saphos empourprées ou bleuies des rouges adieux des couchants ou de froids baisers lunaires, non moins que de la fulgurante irradiation de leurs cuirasses en pierreries.
Aussi ne fut-ce que justice, le commémoratif hommage que fit à la mémoire de Chassériau, fauché en sa fleur, Moreau survivant et lui dédiant: Le Jeune Homme et la Mort, funéraire libation d’art, nénie colorée.
L’intéressant volume, lequel contient une appréciation que nous n’aimons pas, d’un tableau qui nous est cher, et que nous nous réservons de décrire, nous étonne en nous parlant du contour «chaste» de l’entre tous sensuel Ingres; mais il nous offre à glaner, suivant notre particulière prédilection, dans l’histoire de celui qui fut, un temps, son élève préféré, des traits de caractère ou des détails d’existence. Il plaît à notre goût du rapprochement historique des personnalités et des circonstances, que Chassériau se soit montré pince-sans-rire, comme Villiers-de-l’Isle-Adam, autre mémorable défunt, et qu’il ait devancé dans cette avenue Frochot, de lumineux séjour, Alfred Stevens, autre vivant admirable.—Il sourit à notre fantaisie qu’il ait accroché l’arbre généalogique de tant de chevaux qu’il avait aimés, aux murs mêmes de ce boudoir dont les miroirs auraient reflété tant de femmes qu’il avait chéries. Et nous nous complaisons à imaginer qu’une épigraphe courant en bordure autour de ce mystérieux retrait ait bien pu être ce distique de Musset, succinct exposé de tant d’amours légitimes:
L’Océan et l’azur (Thalamos, Thalassa) Chassériau en fait le lit amoureux et le lumineux dais de son Anadyomène. Les femmes, toute son œuvre, comme tout le tendre secret transparent de sa noble vie ébruitée, dit à quel point il en fut épris. Les femmes qui, sur la route des Marais Pontins, lui apparaissent «toutes auréolées de cheveux d’or».
Ses souvenirs à la plume en esquissent de charmantes, ou de leurs atours; et «des changements dans les figures des femmes» lui semblent pouvoir suffire à indiquer dans un tableau, l’heure claire ou crépusculaire de la scène. Observation digne d’un amoureux bien précieusement raffiné et sensitif.
A l’égard des chevaux, lisez ses croquis écrits, en lesquels ils piaffent, quelques-uns, sous des harnais roses. J’en fais défiler deux ou trois, entre cent: «De beaux jeunes gens à cheval... chevaux vifs avec des yeux ardents et fins et de petites narines.—Faire un alezan doré, le nez avec des tons roses et bruns (tache blanche).—Les chevaux nourris d’orge sont lestes, détachés, fins de contours et lustrés. Ne pas oublier que dans l’ombre les yeux des chevaux ont des tons brillants, bleuâtres, luisants et mats comme des reflets glauques qui brillent; tout le noir de l’œil luit dans l’ombre.—Une robe de cheval assez rare, gris fer mêlé de bleu et pas très pommelé, presque uni, les naseaux roses.—Deux chevaux avec des crinières dorées arrêtés à un char et l’un mordant l’autre en jouant.» Enfin, cet aphorisme: «Penser à la vie musclée des chevaux» qui donne lui-même à penser que Chassériau pourrait bien, tout comme Fromentin et surtout Boëcklin, avoir connu l’état de Centaure! C’est encore sous un céleste vélum d’azur qu’il fait s’ébrouer les chevaux du calife Ali-Ben-Ahmet qui mériteraient de traîner l’Aurore. Enfin, les roses et les lauriers s’unissent et se greffent sur ce laurier-rose en lequel le peintre a changé sa Daphné. Et n’est-ce pas encore une fleurette de cet arbuste païen, qui symbolise, aux lèvres de certain jeune Arabe, tout cet Orient coloré, parfumé, lequel fut aussi une des passions de l’artiste, qui, dans la réalité poétique, nous paraît offrir une ressemblance avec Chénier, et dans la poétique fiction, avec le Coriolis des Goncourt.
Au premier il s’apparente fraternellement par ce passage bien symptomatique de ses notes: «Il faut voir les maîtres et l’antique à travers la nature, autrement on n’est plus qu’un souvenir usé; et, avec cela, un souvenir vivant.»—Du second, il procède par le sentiment très délicatement sensorial de toutes les nuances.—Le ciel lui apparaît comme une «coquille de nacre grise avec des reflets d’argent[51].»—Il voit des tons de satin dans les ombres des villes ardentes du Midi; de la tendresse dans l’effacement des troncs d’arbres; et, parmi les teintes de l’automne, certains bleus qui lui rappellent les cernures des yeux des mourants. Certain paysage d’hiver lui semble chaste, et c’est encore cette métaphysique invasion de l’humanité dans la nature qui le relie à Gustave Moreau, en lui faisant décrire un ciel soucieux ou un ciel sauvage. «Des oiseaux blancs qui courent sur des terrains verts» sont pour lui «ombrés et mordorés par les ombres des nuages». Il veut peindre un ange avec des vêtements d’un ton de ciel qui l’y rattachent pour ainsi dire, «comme s’ils en faisaient partie et qu’il remontât dans sa patrie». Déduction vraiment de poète, à laquelle ne le cède pas ce mémorandum finement lumineux d’un rendez-vous sidéral: «Pour l’étoile dont j’ai besoin,—hier 24, le soir à neuf heures, l’étoile était d’un blanc doré, le ciel bleu mêlé de gris, et tout autour une lueur blanche et fine. C’est l’unique fois que je l’ai vue ainsi.» Ne dirait-on pas le mémorial d’une rencontre d’amour?—Une élégante ou pénétrante sensation de l’Orient fait encore de Chassériau le frère de Coriolis: «Un Arabe mourant près d’un ravin plein de lauriers-roses... des femmes maures pleurant sur des tombes.—Des hommes et des femmes coiffés de jasmin blanc qui pend à leur coiffure, en guirlandes... des étoffes légères couvertes de points d’or comme des étoiles.—Un enfant en veste d’or, les cheveux attachés par derrière avec un ruban orange.»
[51] Notes de Chassériau.
Ces notes de Chassériau contiennent des conseils de métier, voire des directions de conscience, en lesquels on sent se magnifier comme l’impérieuse prescription d’un Léonard: «Prends garde, avant de faire une chose belle et charmante, qu’elle puisse se voir.—Une chose inventée, si grande qu’elle soit, est inférieure à une chose médiocre copiée; l’idée de l’art, c’est l’exécution, la reproduction intelligente de ce qui est.—Ne laisser l’œuvre que presque satisfait.—Regarder, pour arriver aux tons des étoffes, si sous le ton réel, il n’y en a pas un autre dessous, et commencer par celui-là, afin d’arriver à la transparence; que la forme soit plutôt au-dessus de l’idée, que l’idée au-dessus de la forme.—Les conviés (de Macbeth) ne comprennent rien; lui seul comprend.—M’écouter et me croire toujours seul; ce que j’éprouve sur moi est toujours la vérité, c’est le résultat de l’expérience de ce que j’ai souffert; on ne connaît que ses souffrances, on ne peut savoir si d’autres les ont eues, et il ne faut croire qu’en soi.—Chercher dans le hasard qui a quelquefois des forces.» Et ce beau compliment à un coucher de soleil: «C’était sublime, ne pas l’oublier.»—Enfin, le choix des épithètes qu’il pose comme des touches et accumule dans ses notes, comme des couleurs sur une palette, nous donne la couleur de bien de ses façons de ressentir: «Fier et grand.» Ceci bien d’accord avec cette indication valeureuse: «Faire un champ de bataille couvert de morts, tous avaient reçu leurs blessures de face.»—«Doux, riche et nouveau.—Superbe, varié et distingué.—Doux, ferme et profond.—Grand, sublime et attendrissant.—Pur, net et bleu.—Est-il nécessaire d’ajouter que toutes ces citations ont été élues dans l’ensemble des pensées d’art de Chassériau, avec une application tout au moins très vétilleuse qui constitue, de par l’assortiment, la répartition, l’appropriation et leurs conséquences, le meilleur titre du présent travail.
* *
«Chaque tête aimée et trouvée belle, pour une raison, devient une chose originale, rendue comme on la sent.»—Et, ailleurs: «voir dans les têtes en les copiant la beauté éternelle, et choisir la minute heureuse»—tels sont les deux aphorismes de Chassériau (le second un peu teinté de Baudelaire), lesquels nous introduisent parmi ses portraits, bien solennelle région de son œuvre. Ajoutez-y, pour certaine partie matérielle, une remarque de profonde ironie philosophique sur «la question de prix, toujours si grave pour tous les gens riches».
Les indications de types ou de costumes qui nous guident à cette terre promise sont, entre autres, les suivantes: «Une robe d’un vert exquis en soie verte forte, un peu foncée, et des tons changeants or doux.—Faire avec mon croquis d’Avignon un jeune homme blond roussi avec des yeux bleus, clairs comme les eaux du Rhône.—Faire, pour un portrait de jeune femme, une robe blanche en mousseline, et une écharpe de même, des cheveux blond cendré, avec un peigne bleu d’azur à dessins d’or; pour un autre portrait, une robe à grands plis cassants, gris extrêmement clair, perle, presque blanc.»—Il y a d’un Ricard, dans cette description.—«Une femme a l’air doux et tendre. Elle cause en s’appuyant sur une chaise; tout en gaze blanche, avec une écharpe de tulle qui tombe négligemment sur l’épaule droite, les chairs grenues et satinées, les ombres tendres et mystérieuses, non pas la nature, mais la poésie de la nature. Le vêtement du haut, blanc, doux, le teint franc et riche, les cheveux tordus, la robe du bas bariolée bleu et or chiné, riche et étranger.—De beaux yeux bleus tristes, le haut de l’œil cerné et un peu cave, des cheveux blond cendré; quand je me servirai de cela, appuyer sur la grâce, la finesse et l’originalité de cette nature.—La peau rose, blanche et mate, les cheveux doux, blonds et cendrés, des fleurs rouges, une robe grise, dans les joues des fossettes d’un modelé large et bon, les cils très blonds, ce qui donne un air pur et particulier...»
Ces premiers jets de vision, succinctement, mais nettement descriptifs, ces prises de possession du modèle par un coup d’œil exercé, synthétique et analytique à la fois, renseignent d’avance sur la maîtrise animique avec laquelle Chassériau dut aborder ce genre du portrait, dans lequel, en effet, il excella. Il a peint de modernes Bronzino, des Sébastien del Piombo contemporains, sans imitation, sans recherche archaïque de costumes; du seul fait d’une de ces concentrations de volonté presque magnétiques, lesquelles font s’emparer du modèle et le traduire magistralement, avec une exactitude et une vérité qui n’appartiennent d’ordinaire qu’aux portraits qu’on fait de soi, au moyen d’une glace. Un tel et bien caractéristique portrait de lui-même, en sa redingote ajustée de taille, aux basques bouffantes, servit de début au peintre, et l’habitua dès lors sans doute à considérer ses modèles avec cette fixité qui les confessait, et à les rendre avec cette précision qu’enseigne seul le connais-toi toi-même.
Un autre portrait de Chassériau peint antérieurement par lui (à l’âge de seize ans) nous paraît offrir quelque ressemblance avec Elémir Bourges.
Un portrait de femme d’une captivante simplicité est celui de cette jeune fille en brun, duquel Gustave Moreau était féru. Il le contemplait longuement. Sans doute, cette toile quasi-monacale exerçait sur le mystique joaillier des Saphos, des Hélènes et des Salomés l’impérieuse et presque redoutable fascination de la bure.—Je ne connais que la reproduction d’un autre et plus célèbre portrait, celui-là véritablement ascétique, duquel la correspondance du peintre nous entretient et dont le seul fac-similé semble brûlant: Le Lacordaire. Un autre portrait de femme (Mme de La Tour-Maubourg, je crois) est saisissant d’attitude et d’expression, et d’un arrangement étrange. Celui de Mme de Girardin n’offre heureusement rien de la théâtrale Muse en ringlets, par Hersent, au Musée de Versailles; et puisque la peinture de Chassériau semble, après tout, devoir être la plus sympathique, sinon la seule représentation de cette célèbre Delphine, il est d’autant plus regrettable que toutes traces de cette importante toile soient pour le moment perdues.
Arrivons au chef-d’œuvre de Chassériau, selon nous, à ce captivant portrait des Deux Sœurs, que l’avenir intitulera plus cristallinement de l’argentine allitération de leurs deux jolis noms, Alice et Aline; eux-mêmes fraternels déjà, et revêtant leurs deux personnes en une, de similaires sonorités, ainsi que feront de leurs plis de même coupe et de même couleur, de pareils vêtements, de semblables étoffes.
J’entends déjà tinter les deux noms jumeaux dans les lettres que Chassériau écrit de Rome. C’est pour ces jeunes filles qu’il fait bénir des chapelets dont j’aime à m’imaginer que ce sont leurs pieux grains alternés d’ambre et de corail qui se nouent au col des deux sœurs dans le portrait d’Alice et Aline.—C’est maintenant le lieu de se demander comment de maussades contemplateurs d’une si harmonique dualité—et tout en s’efforçant de lui rendre justice—ont bien pu voir en elle, quoi?—des modèles ingrats! (Entendons-nous: ingrats comme La Monna Lisa, de Vinci, ou La Princesse d’Este, de Pisanello, ces deux modèles de Chassériau appartenant au contraire précisément à cette famille de femmes aux visages sans grâce poupine, mais bien aux traits accusés et sérieux qu’une grande époque d’art a justement appelés: La Belle Simonetta, La Belle Ferronnière.)—Ce n’est donc pas sans stupeur qu’il nous arrive d’entendre décrire ces deux nobles types, sous l’aspect «d’une réalité sèche et dure, de vêtements étriqués, de corps raides et sans grâce, de visages solidement construits sans beauté, d’un sourire qui cause une sensation de peine;»—enfin une destinée de «célibat à perpétuité par la disgrâce de la nature et de la fortune»; l’horreur d’être «inutile», et de se sentir «à charge» en un avenir aigre de vieille fille!»—Toutes ces médiocres horreurs dans cet auguste duo virginal, cet assemblage éloquent et muet de deux sphinx féminins indevinés, morts sans avoir proféré leur secret d’amour. Mais s’il fut celui que leur conseillèrent un fier amour-propre et une pudeur chaste, leur volontaire célibat, plus altier que tous les hymens, loin de mériter l’honneur d’être blâmé, ou l’affront d’être plaint, n’aura revêtu que la forme, ensemble brûlante et frigide d’un culte de Vestale consumée au trépied d’un idéal pur, fût-il que le respect de soi-même.
Tout le détail de ce tableau, à mesure qu’il déroule à l’examen respectueux et ému son sévère prestige, est d’une suggestion puissamment rêveuse. Ses «voyantes couleurs» ne sont que sobre magnificence et polyphonique mélodie: un fond bleu paon; et, pour les «étriqués vêtements», deux robes étranges, d’un ajustement bizarre et d’une mode compliquée, lesquels, par leur exacte similitude, renforcent encore cette poignante parité des visages.
Shelley parle d’un mage qui se rencontre soi-même dans son jardin: ingénieuse comparaison de la vie intérieure, retrouvée dans la solitude, et que Musset aussi a bien rendue en sa Nuit de Décembre.—Les Deux Sœurs, semblables à deux magiciennes de Shelley, paraissent le redoublement de l’une par l’autre, dans un miroir qui est leur tendresse.—Les deux écharpes en cachemire des Indes, rouges de ce rouge de géranium fané qu’affectionnait Moreau, sont aussi de celles qu’aimait Ingres, qui en drapa les idoles Rivière et Devauçay; et que Prud’hon a enroulées autour de sa cycniforme Joséphine, qui, elle, les chérissait au point d’en posséder pour des fortunes.—Les robes sont d’une souple gaze rayée (peut-être un barège) de ce ton chaud que le siècle de Louis XIV appelait: couleur cheveux, et que la chevelure de Marie-Antoinette fit ensuite, en l’éclaircissant, qualifier: cheveux de la Reine. C’est une sorte d’amadou diaphane, une nuance d’écaille blonde un peu foncée en laquelle joue le soleil. Des anneaux sont curieusement disposés aux doigts, selon une méthode d’Ingres. Une grosse bague d’homme, laquelle rappelle la multiforme chevalière de Bruyas, alourdit l’index de la cadette. On dirait une de ces larges bagues d’aïeul défunt, dont s’orne par coquetterie autant que par souvenir, une jeune fille sentimentale et peu fortunée.
Un douloureux bracelet tressé d’une natte de cheveux ajoute à cette impression. Natte toute pareille à celle qui couronne, dans le beau tableau de Gustave Moreau, la mystique pleureuse d’Orphée. Enfin un réticule fait d’une bande de tapisserie encadrée de velours et retenu par une cordelière; une ombrelle au manche, à la béquille d’ivoire ciselé, et dont les plis, lorsqu’ils se referment, se viennent emprisonner en ce large cercle pendant, pareillement ivoirin: de ces détails dont Ingres enseignait à caractériser les accessoires.
Tel est, et trop rapidement, par le menu et dans son essence, ce tableau historié, simple et profond à qui rien n’est supérieur, auquel peu de choses sont égales. Un de ces pans de matière et d’esprit devant lesquels vont rêver les meilleurs d’entre nous; un de ces spirituels vases d’élection que les poètes osent effleurer du suave baiser d’une fleur.
Quant à moi je ne sais rien de plus tendrement imposant que la grave et sensible allégorie de virginité de ces deux sœurs philadelphes. Elles représentent précisément (et c’est pour cela que le rigide et fervent Ernest Hello les eût aimées) le contraire du chef-d’œuvre de Fragonard: le Sacrifice à la Rose;—et ce ne serait que justice de les dénommer: les Roses sacrifiées?—la Fleur d’Harpocrate, la Rose du Silence et de l’Amour, je ne dirai pas se fane—elle est immarcescible!—entre les mains de celle, non qui parle, mais qui se tait pour toutes les deux: la sœur aînée. Une de ces intangibles jeunes filles, que Chassériau, selon son expression même, rêvait de peindre «dans une église solitaire, priant près d’un mur, et sans rien auprès d’elle, que son ombre portée!»
A certain poète étranger désireux de séjourner dans Babylone, les anciens de la ville présentèrent, dit-on, une coupe remplie jusqu’aux bords d’une précieuse liqueur, afin de lui témoigner silencieusement que leurs murs regorgeaient de Musagètes. Mais ce dernier, plus prudent que ses hôtes, et plus subtil que ses juges, se contenta de leur prouver que sa présence ne serait qu’un prestige de plus pour leur glorieuse cité—en couronnant la coupe comble, et sans en répandre rien, avec un pétale de rose.
Le sublime et touchant portrait des Deux Sœurs est pareil à cette coupe.
Le peintre, par le miracle d’attentive fixité dont je parlais plus haut, y a transsubstantié de la plénitude des sentiments refoulés, débordant du cœur des deux vestales.
Cette toile est comble; mais l’art délicat et magnanime de Chassériau—et sans en répandre rien a su, comme sur la coupe babylonienne, y poser cette rose divine, qui ne fait déborder que nos âmes!
XV
A Caran d’Ache.
FASHION
(Constantin Ghys.)
Certes, ce serait quelque chose de bien plus qu’outrecuidant, surérogatoire, vain et superflu, aligner des alinéas au-dessous du nom de Constantin Ghys, après l’article de Baudelaire, la plus adéquate des études qui ait jamais été consacrée à un artiste, et à laquelle, par un singulier prestige, faisait seul défaut le nom du peintre; s’il n’y avait parfois une utilité et un intérêt (sans parler de l’attention rappelée sur un sujet oublié de plusieurs, inconnu de beaucoup) à tirer des conclusions et vérifier des oracles.
Car c’est vraiment cela seul qui reste à faire pour tout commentateur présent ou à venir de Ghys, analysé et synthétisé dans l’unique étude célèbre avec une acuité et une maîtrise que n’atteignent point les multiples touches et les incessants repeints exercés à l’entour de mémoires plus vivantes et au profit de tombes moins abandonnées. Quelques détails ultérieurs, tels que ceux consignés dans le beau premier-Paris de M. Nadar, après la mort de Ghys, en 1893, ont droit et devoir de s’inscrire en note et en marge du peintre de la vie moderne, avec leurs dernières circonstances précises et leurs amicales oraisons funèbres; le reste ne peut plus être que considérants et critique d’art, dont la seule excuse, sinon le seul mérite est d’inaugurer la véritable justice posthume à rendre désormais à une telle œuvre; à savoir une exhibition de plus en plus ample et rassemblée de ce qui fut du vivant de l’auteur une exfoliation incessante et spontanée de feuillets d’album, aujourd’hui, pour la première fois réunis depuis l’automne suprême de leur inépuisable forêt.
C’est encore M. Nadar, le même fidèle ami de Constantin Ghys, et qui l’accompagnait naguère éloquemment à la tombe, qui l’introduit aujourd’hui dans la gloire, de par l’intéressante exposition d’aquarelles du maître admiré de Baudelaire, ouverte, pour quelques jours, en mars[52], dans les ateliers de la rue d’Anjou, et de là, transportée, rue de Sèze, par M. Georges Petit, en un coup d’enthousiasme motivé. Nadar, un de ces noms qui ne vieillissent pas plus que les hommes qui les portent. Celui-là toujours debout dans l’incandescente vareuse rouge qui tenta Carolus Duran, assortie à l’inextinguible flamme de la chevelure rousse; en la haute vigie de l’intelligence sans cesse en éveil et de la mémoire jamais endormie. De beaux et curieux souvenirs se lèvent pour moi sous l’N zigzaguant de l’aéronaute célèbre; dirai-je «de l’illustre photographe»? N’est-ce pas chez lui, en effet, que nous vîmes préluder la cessation du malentendu attaché aux œuvres de Wagner, et les entachant? Le bonnet des gâte-sauce acharnés contre Lohengrin reçut là sa première sérieuse atteinte. En cette hospitalière et artistique demeure, on apprit à penser et à comprendre que les plus que légitimes rancunes patriotiques n’avaient rien à voir avec les œuvres d’art; et ce fut comme toujours une femme qui effectua ce miracle. J’ai nommé Mme Judith Gautier.
[52] 1895.
Aucun être épris de nobles manifestations légèrement ésotériques n’a perdu la mémoire de ces soirées de 1880, un peu équivalentes à des messes de néophytes chrétiens dans les catacombes, et où, pour la première fois, la fille aînée de Théophile Gautier m’apparut bien belle. Elle portait une étrange robe taillée dans un ancien cachemire des Indes d’un fond vert; et sous une toque arrangée d’un seul lophophore, son visage lunaire s’arrondissait et s’apâlissait entre les deux étoiles en turquoises de ses larges pendants d’oreilles. Une autre apparition,—terrible, celle-là,—tranchait sur l’auditoire composite; l’ex-Païva, hideuse sous son masque flétri aux yeux de crapaud, enlaidi encore d’un chapeau charmant, et éclairé de deux solitaires infernaux contrastant avec les célestes étoiles azurées de Judith, magnifique et pure.
Ghys faisait-il partie de ces assemblées? Nadar ne peut me l’affirmer. Mais il me plaît me rappeler presque l’y avoir entrevu sous sa blanche chevelure et tel que le peignit Manet dans un portrait connu.
Ce fut chez une belle et aimable dame (que peignit aussi Manet), qu’il me fut donné de contenter, pour la prime fois, mon vif désir de m’initier à une œuvre de ce peintre de la vie moderne, dont c’est encore aujourd’hui le même incorrigible Nadar qui nous offre, par un nouveau miracle, la révélation, ensemble fulgurante et mystérieuse. Le maître Coppée, averti de mon désir, voulut bien alors, avec son affabilité habituelle, me conduire à cette entrevue; mais deux ou trois aquarelles rapides n’étaient que pour donner, d’un pinceau si fécond, un aperçu bien insuffisant à qui pouvait dire avec le poète des Fleurs du Mal: «Pendant dix ans j’ai désiré faire la connaissance de M. Ghys...»
Voici plus de cent aquarelles aujourd’hui juxtaposées, à peu près dans l’ordre savant que leur assigna Baudelaire qui, si subtilement, régla leur famille et tria leurs catégories. L’impression générale qui s’en dégage, au rebours de celle émanant d’une réunion d’aquarelles de Regnault, par exemple, qui éclaboussaient au point d’aveugler, illumine au contraire de lueurs douces, qui s’accentuent en y repensant, les paupières une fois closes.
Aux noms que prononça Baudelaire à propos de Ghys, il siérait d’ajouter celui de Whistler; certaines délicates luttes d’ombre et de lumière, de telle ou telle feuille volante méritant d’évoquer l’art admirable du maître des arrangements en gris. Ceux encore de Goya pour de certaines juxtapositions de noir et de rose; de Baudouin, de Lawreince, à l’occasion d’un lavis de danseuses emmousselinées d’un coup de pinceau léger et tourbillonnant. Trois autres ballerines assises et chaussées de hautes bottines—à la Souvarov!—apprêteraient à rêver à M. Rops. Chaque branche de l’art n’est-elle pas une chaîne dont tout chaînon a double contact entre celui qui précède et celui qui succède.
Ceux auxquels manquent ces points d’origine et d’engendrement peuvent avoir leur intérêt en soi; mais ils ne font pas partie de la chaîne. En sorte, on le peut dire, qu’une œuvre d’art (s’il s’en trouvait une), n’évoquant aucun nom de précurseur et de disciple, ne saurait pas plus prendre rang que celle dont l’aspect n’évoquerait d’emblée et sans nulle trouvaille personnelle qu’un art pastiché et un nom volé. Ce n’est dans aucune branche d’art ou de science, jamais de tout remettre en question ou de tout recréer, qu’il s’agit; mais d’enrichir d’une innovation un trésor lentement accru. Le musicien et le poète ont assez fait, qui inventent une cadence et un rythme, pourvu qu’ils aient tout d’abord prouvé qu’ils sauraient recommencer Bach et Ronsard, la fugue et l’ode.
Or, dans la lignée humoristique,—dirons-nous caricaturale?—après Gavarni, Daumier, Devéria, Lami et Monnier; avant Forain et Caran d’Ache, avec lesquels il a de commun «l’art de réduire la figure, sans nuire à la ressemblance, à un croquis infaillible, et qu’il exécute avec la certitude d’un paraphe,» selon l’expressive formule de Baudelaire, se place, s’interpose, se soude un chaînon peu connu: Constantin Ghys.
De Gavarni, mais rarement et plutôt comme par désir de s’essayer dans cette matière et cette manière, et d’y justifier de son droit, il emprunte parfois le velouté d’une étoffe sur un dos de jeune lorette. Mais le précipité de sa combinaison résulte bien plutôt de la douloureuse et ironique tristesse de Daumier ne s’exprimant plus par de la laideur, et ne gardant de sa grimace qu’une teinte sombre qui descend sur le personnage de Lami, le dépouille du costume trop vif de Mme de Bauséant ou de la Palferine, voire de leur trop brillant rôle, les enveloppe de plus de spleen ou de mystère et leur confère selon une esthétique particulière à Ghys, ou des prédilections que nous allons noter, des beautés autres, peut-être plus aiguës.
Dans la femme, ainsi que le fait observer pittoresquement M. Nadar, les pectoraux et le capillaire fascinent tout particulièrement notre artiste. Les tétonnières de la troupe, selon la formule de M. de Goncourt, abondent en cette œuvre, au fond des bouges comme sur le bord, des loges, en boursouflements de petits ballons du Louvre à pleins hémisphères envolés hors des corsages.
Les cheveux sont en bandeaux russes, et vont jusqu’au chignon de 67. Ainsi font les ajustements qui répètent et copient les modes de l’Impératrice Eugénie à Biarritz, les retroussis, les biais, les pattes, sans oublier le saute-en-barque, ni le ruban noué derrière le col et retombant en longs bouts presque jusqu’à terre, tel que des rênes abandonnées, le ruban au nom invitant de: «Suivez-moi jeune homme!» Mais, pour Ghys, et bien que—mort à quatre-vingt-sept ans, il n’y a que deux années—il ait travaillé beaucoup plus tard, la mode s’arrête là; comme si son pinceau se fût enlizé dans les atours où ses amours s’étaient prises.
Les premières de ces élégantes de Ghys apparaissent en ces crinolines dont les albums de la Compagnie Lyonnaise nous ont conservé les surprenantes draperies et les enguirlandements parfois jolis. Les dernières ont aplati leurs jupes, et ressemblent un peu à cette allégorique Cigale de M. Gustave Moreau, dans ses Fables de la Fontaine, la seule figure moderne qui me soit connue de ce Maître. Mais les premières sont les plus nombreuses dans l’œuvre de Ghys, avec leurs tours de tête et leurs bavolets, leurs brides et leurs barbes, leurs berthes, et leurs guimpes, leurs volants et leurs canezouts, leurs châles et leurs manchons, et comme s’appliquant, du fait d’une prestidigitation de haute volée, à prouver qu’Eve peut s’extraire de ces accessoires disproportionnés et monstrueux; et que Vénus sait naître de la vague des jaconats et de l’écume des organdis.
Un autre gentil bibelot de la toilette féminine dont la formule décorative nous a été conservée par Ghys, c’est l’ombrelle dite marquise. Qui de nous ne se souvient d’avoir, enfant, caressé et malmené, au retour de la promenade, ce gracieux complément de l’élégance maternelle? Replié, l’objet, gris ou blanc, souvent vert (plus rarement bleu ou rose), ressemblait, sous sa longue frange, à un bichon aux oreilles soyeuses. Le manche en émergeait guère plus grand qu’une branche d’éventail ancien, ivoire travaillé, corail ciselé, incrusté d’une perle baroque en forme d’un cœur. Ouvert, l’intelligent instrument abritait; ou, brusquement renversé par un ressort, faisait écran; et de doux regards, entre l’effilé de l’ombrelle, se pouvaient couler vers ces dandies à pantalons écossais, sous les arbres de cette avenue dont le nom se prononçait alors—sans doute du fait d’un caprice de Lion euphuiste: les chan-Elysées.
Deux sorties de théâtre, d’un beau jeu de rayons et d’ombres, nous présentent encore de ces élégantes. Puis, de similaires silhouettes, mais exagérées, encanaillées, nous entraînent devers Musard, jardin de Paris préventif; ou bien au Casino Cadet, au château des Fleurs, à Mabille. Des toilettes blanches, mousseuses, savonneuses comme battues et fouettées en crème, dans des victorias et sous des verdures. Ghys y excelle. Et celles-là nous conduisent à cette prédilection de l’artiste, qu’il aima sans doute à l’égal de la femme: le véhicule, la voiture. Non pas seulement ces calèches et ces dorsays, ces phaétons et ces tilburys, ces ducs et ces demi-ducs, ces breaks, ces poney-chaises et ces araignées, dont il dessine si amoureusement les anatomies diverses, l’ellipse des roues, les jantes radieuses comme des rayons de soleils véloces; dont il peint avec tendresses les nuances de fleurs: jaune de primevère, bleu de pervenche; non pas seulement ce cabriolet du duc de Brunswick où notre jeune âge s’épouvantait de voir reluire sous la capote relevée les yeux du croquemitaine à la perruque calamistrée ainsi que celles des archers du palais de Darius; ou bien encore ces grands-coupés pareils à ceux de la Reine, à Windsor, sorte de carrosses aux sièges à housses passementées, et surmontées de colosses poudrés et galonnés, dont les derniers spécimens nous ont été offerts devant Saint-Philippe du Roule, lors du mariage Uzès-Luynes. Mais bien aussi nombre d’attelages étrangers, de-ci, de-là. Dans Rome, certain landau de louage, où quatre héroïnes de Stendhal ou de Gautier, s’attardent un peu, sous leurs boléros à houpettes. A Naples, c’est de la voiture du roi Ferdinand que s’inquiète notre illustrateur alerte. En Orient, voici la voiture du sultan, toute semblable, avec ses huit glaces, à une grosse lanterne roulante.
Des silhouettes hippiques, chères encore à Ghys, parfois telles que des ombres chinoises, mais le plus souvent finement modelées, découpent et diversifient toutes les positions du cavalier avec une variété à déconcerter Crafty. Il y a du bonhomme qu’on fait dessiner aux enfants, de par cinq points, pour leur apprendre à figurer toutes sortes d’attitudes, dans ces retournements de cavaliers, envolement d’amazones, piaffements de montures et cambrements de tigres et de grooms; hippisme d’un dandysme raffiné, nerveux et verveux, endiablé, capricant, steppant et caracolant, toujours luisant, correct et fashionable.
Enfin, le militaire, la troisième passion graphique de Ghys, détache entre cent redressements de taille et tournements de moustaches, un bien spécial trio de cent gardes, bras dessus, bras dessous, aux élytres rouge et noir de coléoptères.
Telle, en quelques phrases hâtives, se montre cette première exposition de Constantin Ghys, récente surprise que vient de nous sortir de sa féconde boîte à malices M. Nadar, qui nous en réserve d’autres; sans omettre certaine admirable correspondance de Veuillot, que doit nous révéler bientôt le Figaro, et dont une lettre à propos de l’Amour de Murger est une des plus saisissantes choses que j’ai lues.
Nadar, n’avais-je pas raison, tout à l’heure, après l’avoir nommé le célèbre aéronaute, de l’appeler: le photographe illustre? Certes, cet ingénieux esprit plein de passé a droit à ce titre dans son sens le plus noble et selon cette admirable définition qu’en a faite un puissant et subtil penseur en des pages sublimes: «L’humanité a aussi inventé, dans son égarement du soir, c’est-à-dire au XIXe siècle, le symbole du souvenir; elle a inventé ce qui eût paru impossible; elle a inventé un miroir qui se souvient. Elle a inventé la photographie.»
Février 1895.
XVI
A Maurice Lobre.
LE POTIER
(Jean Carriès.)
C’est de 1881 que date pour moi le souvenir de Jean Carriès. Les quatre têtes par lui exposées au Salon venaient de me frapper, ces quatre têtes que le passant né malin, dérouté de ne leur point voir affecter l’allure consacrée des bustes, appelait: des têtes coupées.
Il y en avait bien une: celle de Charles Ier, depuis acquise par le Musée du Luxembourg, et que l’on y voit exposée sur un si vilain socle. Les autres, c’étaient trois marmiteux, aussi beaux que minables; des Clopins Trouillefous dans lesquels s’alliait du Hugo à du Dante, du Callot et du Cellini. Notamment un aveugle,—ne l’étaient-ils pas tous?—qui bayait à l’espace et faisait songer à ce vers:
La chose émouvait; moins du fait d’une pitié dictant le choix du motif de douleur que par une de ces saisissantes disproportions d’art entre le sujet de misère et la délicatesse du rendu.
En cette sculpture des Champs-Élysées, entre tant de duchesses dégrossies dans du sucre, il semblait merveilleux que le seul véritable ciseleur, à qui pourtant pas une d’elles n’aurait accepté de confier sa ressemblance, eût dû se faire le portraitiste de cette Cour des Miracles.
Ce précieux de l’enveloppe fut sans doute, entre tous, le don privilégié, la qualité mère de Carriès.
Il est peu probable qu’il ait jamais mis dans ses œuvres tout ce qu’on y vit, et dont en sa malice de paysan,—par de certains points parente de celle de Bastien-Lepage,—il n’était pas fâché de laisser croire qu’on l’y trouvait; riant dans sa fine barbe aux interprétations qu’on lui faisait de ces soi-disant concepts, mais uniquement soucieux du morceau, et d’un thème où promener une des plus amoureuses prédilections qui fût jamais de la matière et de la patine.
Voilà le vrai. Les belles dames qui se seraient gardées de lui confier leur ressemblance n’auraient pas eu tort en ceci qu’il ne l’eût que faiblement réussie. Une longue série de poses n’aurait engendré qu’une apparence plus ou moins lointaine du modèle, inévitablement costumée en Loyse Labbé, mais qui n’aurait point «fait japper le chien de la maison», selon la jolie expression de Mme d’Agoult. A coup sûr, un objet d’art caressé jusqu’aux plus subtiles limites du poli et de l’atténué, par de savantes alternances; le point lumineux glissant en des lisses savoureux, presque savonneux, et tels que d’ordinaire l’usage seul les obtient—disons l’usure, aux bas-reliefs florentins du socle d’un Persée de Benvenuto, effleurés de dos d’enfants et de touchers de touristes; encore à de certaines rampes intérieures de Saint-Marc de Venise, sous des doigts de prêtre; enfin dans Rome, à cet orteil de saint Pierre, tout usé de baisers de fidèles.
Non, Carriès ne fut point un compositeur. L’outrance même, dans l’ordonnance de sa célèbre porte, pour vouloir démentir ce reproche, n’en démontre que mieux la justesse. Mais Carriès fut un exécutant admirable. Et ce fut pour donner essor à ce que j’appellerai cette virtuosité des patines, qu’il ébaucha, lors de sa trouvaille des poteries émaillées, et d’accord avec son savant ami M. Grasset, le projet et le plan de la porte en carreaux de grès qui devait l’occuper longtemps encore, et pour laquelle il vient de mourir.
* *
J’ai dit que je sortais d’admirer au Salon de 1881 les quatre têtes exposées là par Carriès, quand je rencontrai le jeune homme. Mme Judith Gautier, dont le haut goût et la généreuse sympathie vont toujours aux nobles artistes et aux intéressantes œuvres, connaissait de la veille le sculpteur mystérieux; elle nous mit en relations. Sauf certain empâtement survenu depuis dans la face, il était alors, avec un peu plus de négligences dans le costume, ce qu’on le vit ces derniers ans. Beau d’une beauté de masque florentin en ivoire, la barbe et les cheveux ténûment broussailleux, les yeux clairs, le nez mobile, volontaire et délicat. La grande séduction de son visage, c’en était l’illumination par un franc rire d’enfant, allant parfois aux gaietés tonitruantes et aux tintamarresques facéties, avec quelque chose de gracieux, mais le plus souvent de véhémentement enthousiaste à l’exposé d’un projet. On lui reprochait certain point de vue par trop personnel, son atonie ou son ironie sur le sujet d’autrui, une façon de ne s’enflammer qu’au récit de ses propres luttes. En ces excès consistait pourtant le montant de ses dithyrambes. Je les entendis maintes fois; je le vis souvent; jamais de façon bien suivie, mais sans non plus cesser, et nous entretînmes couramment des rapports de cordialité sympathique.
En ce temps (en 1881) on plaisantait doucement l’artiste sur sa mine de bohème et sa mise de rapin. Les têtes se vendant, des commandes annoncées, il fit lui-même des commandes de toilette; et je me souviens d’un certain Pomadère (célèbre sous Balzac) qui fut imprudemment conseillé à notre ami. Il en résulta des complets gris, qui ne valaient pas ses précédentes tenues; et surtout des factures protestées—car la fortune ne vint pas si vite; et Carriès me parla souvent de faire pulluler autour de sa propre statue un peuple lilliputien de créanciers, entre lesquels ledit Pomadère jouerait le rôle de tourmenteur en chef.
Un médaillon alors ébauché de Mme Gautier ne vint pas à bien. Je visitai Carriès dans son atelier de la rue Boissonade; puis boulevard Arago, dans un agréable décor. Je me souviens d’une petite cuisine garnie de poteries et de bouquets de légumes secs ayant des airs de Chardin. Souvent aussi je le reçus chez moi. Nous fîmes encore ensemble des promenades et des visites; une entre autres dans un hall du quartier Monceau qui recélait de belles œuvres du jeune maître: chez Leys, le parent et l’associé de l’éminent décorateur, M. Georges Hœntschell, un des meilleurs amis de Carriès, chez qui le sculpteur vient de s’éteindre, entouré de soins touchants.
A partir de 1892 seulement, après le grand succès consacré par la croix qui le réjouit: «ça éclaire», disait-il,—apparut un Carriès un peu plus officiel, plus soigné, vêtu d’étoffes sombres, et d’un abord plus habituellement affable.
La dernière fois que je le vis ce fut à Paris, chez un restaurateur, en janvier. Ma fin de dîner s’associait à son entrée et nous restâmes à causer une heure librement et joyeusement. Il retournait, comme toujours, à Montrivault, pour travailler à sa fameuse porte. Jamais je ne le vis si gai, spirituel, brillant, presque serein. Et certes, il avait fallu bien des adoucissements de la fortune pour assurer cette grâce à telle nature ardente et troublée.
Sa formule toujours mordante, concise, incisive, avait pris un tour bellement expressif, voisin de certaines légendes de Forain, d’un pythagorisme brutal et ouvragé, élégant et corrosif. Puis, une fois encore, la dernière; le rapide bonjour du vernissage, au Champ-de-Mars. «Votre portrait de Whistler est admirable!» Il me clamait cela joyeusement, de loin et des séances étaient enfin arrêtées pour un buste dès longtemps projeté. Pauvre beau buste que seul ébauchera l’ombre, que le silence achèvera seul!
* *
Un trait bien symptomatique de cette prédominance de l’exécution sur la conception dans le travail de Carriès, c’était, par exemple, cette tournure de sa réplique à la commande d’un buste. Il ne répondait pas: «Je vous donnerai telle attitude». Non; il disait: «Je le ferai en grès.» Et les larmes lui en perlaient aux yeux, comme l’eau monte à la bouche du gourmet au penser d’un fruit mûr. Et certes, il y avait d’un fruit dans la saveur des œuvres du potier-statuaire. Non pas seulement dans ses vases qui ne sont que des courges d’art admirables; mais dans ses têtes. Je ne sais de lui qu’un buste tant soit peu portrait: celui de M. Vacquerie. Il y a bien aussi M. Breton; mais costumé encore. Un autre, ébauché d’après Mlle Ménard-Dorian, de ressemblance jugée insuffisante, tournait à la fantaisie décorative, de par une collerette ou quelque détail de toilette amplifié comme il ne pouvait guère n’en point échapper à l’auteur, toujours enclin à tirer d’un modèle moderne un Franz Hals ou une jeune Flamande.
Ces œuvres, je les revois, les unes isolées, les autres en de successifs groupements publics ou privés. Au Salon, encore, en 1883, parut en compagnie d’un Courbet, un évêque chapé, mitré, gemmé, dont on parla peu. Carriès, à cette époque, ne recevait guère de commandes que d’un seigneur étranger dont il fit le portrait et me parla toujours avec une respectueuse sympathie. Un peu plus tard, s’agglomérait, rue Vivienne, un essai d’exposition d’ensemble: une vingtaine de têtes et de bustes où le comique délabré et débraillé de Callot, dans ses gueux, s’allie au caricatural de Daumier ou de Gavarni, pour modeler un pêcheur à la ligne sous son chapeau de paille en auréole bossuée, ou quelque moderne Rabelais à la barrette de travers. En somme des prétextes à des trouvailles d’expressions moins qu’à des recherches de patines,—non encore pourtant poussées au sublime du genre.
Puis éclôt une série de têtes d’enfants, visibles de-ci de-là; de nouveaux fruits, ceux-ci de fraîcheur et de candeur, de grâce et de tendresse; des pêches, vaguement pensantes et penchées, avec tout l’indécis des yeux errants, et contournées de petites collerettes qui se plissent comme des feuillages. Enfin, tout cela se revit nombré, massé, catalogué, exhibé bienveillamment dans la prestigieuse résidence de Mme Ménard-Dorian, rue de la Faisanderie, la même année que furent exposés, salle Petit, les dessins et manuscrits de Victor Hugo. L’exhibition privée, bien présentée, fit du bruit, et Carriès me vint prendre pour que nous l’allions parcourir ensemble. Il y avait là toutes les têtes déjà citées, entre autres cette belle Cordière[53] commandée par Lyon, la ville natale de la femme poète.
[53] Louise Labé.
Puis un buste de jeune homme, le fils de l’étranger, un plâtre coloré, et l’une des plus charmantes créations de Carriès. Aussi une tête couchée de Bottom, aux oreilles allongées et pendantes, un objet d’art d’une patine sans égale. Mais surtout la propre statue du statuaire en cire vierge d’un jaune de vieux miel. Cet ouvrage, très compliqué, devait faire partie de la décoration d’un puits, si je me souviens bien d’un dire de l’auteur. On l’y voyait debout, à mi-corps, sous un petit chapeau de feutre gondolé, et tenant dans une main la gracile figurine d’un seigneur Louis XIII. Vers le bas où s’agençait encore un vase de fleurs, un fin masque de femme, les yeux clos, se modelait, s’effaçant: propre effigie de la mère de Carriès.
* *
A cette étape se ferme la première période de la vie publique de Carriès. Ceux qui l’avaient connu à l’issue de son premier succès ne le virent plus guère. Dégoûté de Paris, et déjà fatigué du monde,—un peu comme un autre Rollinat,—il ne demeura en relations qu’avec un petit nombre.
Soudain un bruit courut, que voici réduit à son rudiment boulevardier et blagueur d’alors: «Carriès vient de découvrir les grès des Japonais dans la forêt de Fontainebleau!—Bizen et Fizen en Seine-et-Marne[54]!» Je me rappelle avoir rencontré le nouveau potier, à cette saison de printemps très frais, sur le pont de la Concorde. C’était un de ses jours rébarbatifs et soucieux. Je le vis venir de loin, sous un vaste manteau, et cravaté d’un cache-nez de tricot qui pouvait bien auner trois mètres. Il me fit part de son étonnante trouvaille dont je n’eus garde de douter, en quoi je fis bien, puisqu’elle était vraie.
[54] Plus tard seulement, l’entreprise fut transportée dans la Nièvre.
C’est en 1892, au Salon du Champ-de-Mars, que la découverte, déjà connue et appréciée des amateurs, éclata aux yeux de tous avec l’éblouissement dont on se souvient. Entre nombres de têtes et de bustes,—comme si, dans un pressentiment qui semblait alors à plusieurs un manque d’adresse, le jeune maître eût voulu, par cette livraison un peu envahissante, faire embrasser au moins une fois de son vivant, presque toute son œuvre,—apparut cette fascinatrice vitrine étagée en un fruitier prodigieux, de tant de vases et de gourdes, de bouteilles et de lagènes où se mariait, comme aux têtes d’antan, la même saisissante antithèse du précieux et du fruste.
De forme à peine que la plus rudimentaire, voire la plus rude. Des aspects artificiels de calebasse, pour l’apparence et le grain, depuis le mat de la coloquinte fraîchement cueillie jusqu’au brillant de la gousse laquée du caroubier, par le granulé et le poli de toutes les coques et de toutes les cosses.
Et, là-dessus, glissant somptueuse et pensive, une larme dorée, pareille à celle dont usent les Japonais pour recouvrir la suture des riches objets qu’ils réparent visiblement, leur occasionnant ainsi un lustre nouveau, d’une cassure ostentatoire et luxueuse...
Peu d’objets, sous notre ère d’estampage et de refait, auront, autant que les vases de Carriès, donné l’impression du bibelot unique. On sent que le pareil,—le plus humble,—n’est pas loisible à leur céramiste, tout comme l’exacte répétition d’un visage ne semble pas permise aux moules même du Créateur éternel.
* *
Plusieurs exaltèrent l’œuvre du potier du Morvan; les vases, en nombre restreint et toujours uniques, furent acquis, chèrement, par des amateurs et des Musées; et Carriès se vit, à cette heure, et très justement, quelque peu proclamé:
Mais des parties d’un autre ouvrage bien plus important occupaient encore la vitrine: la porte dont j’ai parlé plus haut. Nous sommes plusieurs à posséder la collection d’une dizaine de vues des fragments successifs constituant l’ensemble de cette arche. Et, sur l’une de ces photographies, la signature de Carriès au-dessous de cette rubrique emphatique et zigzagante: «Mon Calvaire!»
Encore une fois je ne suis point de ceux que peut délecter la conception de cette œuvre, dont le plan ne semble pas au reste revenir tout entier à Carriès. M. Grasset, s’il accepte sa part de paternité dans cette élucubration singulière, dira sans doute qu’il n’a voulu que disposer pour son ami un motif inépuisable aux recherches des colorations et des émaux. Et n’est-ce point beaucoup déjà, si ce n’est pas assez?
Car, que pourraient bien philosophiquement signifier, et en dehors de la pure et simple fantasmagorie décorative, ces deux hauts piliers aux irrégulières alvéoles meublées et peuplées de mascarons reflétés de Boilly, de Cruikshank et de Doré; des Debureaux, la collerette tuyautée et le rictus falot; grimaces de bouches édentées, de trognes pleurardes, de faciès joviaux, dont Carriès m’a souvent dit qu’il se les posait à lui-même, se faisant des moues devant le miroir. Dans le cintre, des soleils jocrisses et des lunes renfrognées, entourés de poissons et de lapins, de singes attifés et accroupis, et de truies caracolantes[55]; des chauves-souris en forme de cartouches, ayant un visage pour ventre, sans omettre, aux angles, d’étonnantes figures de femmes gracieusées en des postures de grenouilles, et certain hideux bébé coiffé d’un bonnet d’âne et montrant son sexe avec dégoût, sous toute l’horreur beuglante de son visage de mandarine écrasée. Et le couronnement de ce cauchemar: une gueule de poisson à oreilles humaines, et d’où s’échappe, s’avançant avec naturel, une demoiselle en pied, mi-médiévale, mi-actuelle, d’une intéressante laideur et gantée haut, telle qu’une fille de bonne maison qui tient à conserver les mains blanches. D’aucuns verront sans doute émerger de tout ce brouillamini la distincte allégorie de l’art ou de la vertu planant par-dessus les laides cocasseries de l’existence. Rien ne s’y oppose, et la version en suffit. Mais la plus vraie est encore celle-ci, que peut-être,—disons sans nul doute, nous qui savons le prestige même d’un éclat de brique échappée aux doigts de ce cuiseur,—que cela eût été, que cela est beau; car l’état présent de l’œuvre permet d’espérer sa possible édification presque intégrale. Les quelques chapitres qui font défaut à cette autre arche surprenante, celle-ci de Flaubert: Bouvard et Pécuchet, empêchent-ils de s’incliner en y rêvant? Les circonstances invisibles qui disposent souvent pour le mieux de leur fini absolu les œuvres en apparence interrompues et inachevées, pratiquant d’elles-mêmes, préventivement, le travail d’extraits que la postérité toujours exige, ont peut-être, par cet arrêt tragique et violent, en apparence désastreux et injuste, donné à toute l’œuvre de Carriès l’aspect si précieux de négligé et de fini qu’il affectionnait lui-même pour chacun des ouvrages sorti de ses mains.
[55] Du Hieronymus Bosch en relief.
J’ai sous les yeux un mascaron qu’il m’avait donné; c’est une sorte d’Othello maussade, aux tons de pois cassés, vernissés et verdâtres, au nez camard, à la babine cruelle et dégoûtée. De noires irisations fluent dans les poils et par les rides, et la plus sombre coule et roule de l’œil gauche comme une larme sur ton sort échappée à l’une de ces grimaces que tu te faisais à toi-même devant le miroir, quand tu posais pour toi, noble endormi d’hier!
Certes, malgré le prématuré de ta disparition terrifiante et soudaine, tu peux sommeiller sans trouble, Jean Carriès, sous ta belle porte ainsi attribuée à plus éloquent usage que celui dont la pouvaient consacrer les Thés mondains—où s’échangent des propos fades, selon l’expression du poète;—ta porte mystérieuse où je te vois couché, ainsi que fut Raphaël, sa Transfiguration lui servant de lumineux catafalque. L’avenir est sûr de toi, comme toi de lui. Ta place est marquée dans l’immortel permanent où fusionnent les avenirs et les passés. Ta droite y rencontre et étreint celles d’Adam Krafft et de Pierre Wischer de Nuremberg, et celles de ces artistes anonymes et merveilleux qui ont fait de la cathédrale d’Innsbrück un éternel enterrement de Maximilien à tout jamais religieusement célébré debout par une population espacée de chevaliers et de rois, de seigneurs et de prêtres, de dames et de reines, dont le bronze pleure!
XVII
A Maurice Bernhardt.
LES NOCES D’ARGENT DE LA VOIX D’OR
(Sarah Bernhardt.)
«Je l’ai vue une fois dans ma vie, et je me souviens qu’elle m’avait tellement captivé, que chaque fois qu’elle finissait de parler, il me prenait des démangeaisons de marcher sur le théâtre et de jeter dans le parterre tous les autres personnages dramatiques.»
James Beresford.
Elle m’apparaîtrait volontiers comme un gracieux épilogue des fêtes franco-russes—et c’est sous cet aspect que je la veux envisager tout d’abord—la manifestation qui se groupe aujourd’hui autour du nom cher à tous les bons,—de notre belle Sarah Bernhardt. Je vois à cela plusieurs raisons. La distance n’est pas grande qui sépare ce précieux nom des plus nobles interprétations du patriotisme. Ce ne fut le moins cher ni le moins glorieux de ses rôles que ce rôle d’ambulancière de l’Odéon qu’elle tint avec autorité et valeur dans l’époque troublée dont ces récentes fêtes de l’alliance nous apparaissent enfin comme un radieux erratum.
Or, durant ce long et douloureux intervalle, ce fut encore une de nos fiertés que le refus maintenu sans ostentation, comme sans faiblesse, par la première de nos comédiennes, des plus brillantes offres qui lui purent venir d’outre-Rhin. Et je sais tel éminent homme politique, lequel tint à honneur de la mander expressément pour lui adresser en son nom propre, tout comme au nom de l’État et du pays, des félicitations et des grâces.
C’est donc d’une ingénieuse et charmante justice de reporter sur celle qu’on nomme équitablement «la grande artiste», l’excédent de tendresse que laisse inactif en beaucoup de cœurs le passage météorique des Altesses.
Car il fut d’un ordre exceptionnellement délicat, le désenchantement qui suivit les journées d’octobre.[56] Certes, les résultats étaient mieux que satisfaisants; et c’était de l’acuité même de tant de sensations qu’une exquise tristesse nous était née. Un regret de qualité, ne pouvant se faire aux plis disparus de l’impériale écharpe envolée. L’habitude reprise d’acclamer, inhérente à notre nature, et se résignant mal à refouler à peine éclos, des hourras arrêtés trop net, des vivats, coupés si vite.
[56] Fêtes de l’Alliance russe.
C’est, je le répète, à mon sens, et pour une part, de cette sensible disposition d’esprit que la journée Sarah Bernhardt s’effectue. Non pas en fait, mais en date. Certes, l’illustre titulaire n’a besoin d’aucun héritage de bravos ni de triomphes. Sa rayonnante carrière n’en est qu’un incessant tissu, une mosaïque indiscontinue. Sarah ressemble à cette sultane Zobéide qui se plaisait à entendre psalmodier le Koran autour de son palais par des milliers de fidèles. Ainsi de nos permanentes admirations, de nos ferveurs adorantes.
Les grouper en un banquet, les concréter sous forme de gala, n’est qu’une virtualité effectuée, et je désire qu’on entende bien que si j’en attribue en quelque sorte la présente réalisation à la plus-value d’un vœu national, c’est un fleuron de plus dont je veux fleurir le couronnement de notre dramatique Tsarine.
* *
Relire le Traité des couronnes de Tertullien, pour distinguer et spécifier, serait, en l’espèce, oiseux et superflu, puisqu’il faut, tout d’abord, celles-là, les lui décerner toutes. Mieux vaut donc le composer à nouveau, pour ouvrer des bandeaux inconnus, des diadèmes irrêvés, mieux faits aux tempes de notre Muse.
Les couronnes! Mais il ne faut que remonter au fil des jours, l’onde même où Sarah-Ophélia s’est coiffée de tant de fleurs immarcescibles, pour les reprendre à son souvenir acclamé et les lui rejeter comme autant d’odoriférantes auréoles. Ces couronnes, je les respire ou les revois, au cours lumineux et embaumé de ma mémoire qui les charrie. Alcmène, roses attendries sous un blanc linon. Andromaque, myosotis obscurcis d’un sombre crêpe. Marguerite, couronne de camélias; Phèdre, couronne de camées. Orchidées, Izéyl et Gismonda; Cleopatra, couronne de lotus; Théodora, couronne de pierreries. La Princesse Lointaine, couronne de lys d’argent aux pétales de perles. La litanie s’en énumérerait comme une hymne de sainte Hildegarde ou un chant de Marbode; sans omettre cette couronne de cheveux blancs dont il plut, un jour, à la jeune sociétaire, de couronner coquettement l’aveugle et sexagénaire Posthumie.
Sarah Bernhardt! (Pourquoi pas Bernard? écrivait jadis M. Sarcey) ces simples syllabes devenues magiques ne sont-elles pas elles-mêmes comme une musicale couronne dont la prêtresse d’un verbe inouï vint ceindre le monde?
Sarah Bernhardt, admirable et désespérante matière à mettre en vers et en prose. Par où commencer, par quel rayon prendre?—C’est l’infirmité des biographies, maladroites et balourdes touche-à-tout d’une draperie qu’il sied, pour demeurer dans le vrai, de ne relever qu’avec des clous d’étoiles.
«Je ne l’ai vue qu’une fois, dans Cordélia, me disait le maître Gustave Moreau. Je ne l’ai jamais oubliée.»—Simple parole révélatrice et mémorable.
Quels sont ceux d’entre nous, en effet, pour lesquels l’art de Sarah Bernhardt n’a pas incarné une fois ou mille fois, la plus subtile part de leur rêve? Tous, cette minute-là nous a faits siens par la plus inaliénable des reconnaissances de l’esprit, et rien qu’à cet appel nous nous devons de diaprer notre guirlande. Quant à moi, n’y en eût-il pas cent meilleures raisons, j’évoque telle attitude et certaine intonation du Sphinx (cependant écrit pour une autre) auxquelles j’ai dédié dans le passé plus d’une pensée et bien des immortelles.
Pour ceux qui, moins heureux que Gustave Moreau, n’ont pas même vu Cordélia, c’est le type, dirais-je, le mythe de Sarah elle-même, qui incarne en eux son personnage.
Et ceux-là ne sont ni les moins captivés, ni les moins férus. Sarah, qui une bonne fois, du temps de l’Étrangère, s’est emparée de son Paris et de ses Parisiens, pour ne s’en plus dessaisir jamais; que dis-je? de ses Parisiennes, lesquelles s’ajustèrent toutes à la Sarah, et qu’on rencontrait engoncées de certaines collerettes et coiffées de certains frisons à la mode de leur idole.
Ce sont ces attiques Parisiens-là, les vrais habitants de sa bonne ville, qui, les nuits de brouillard, quand le légendaire cab de l’actrice la ramène du théâtre, lui crient de paternels: «Prends garde, Sarah!» ou autres avis de sollicitude familière.
C’est que le Français né malin sait le prix de ses objets d’art et soigne ses bibelots; il évalue le relief dont sa célèbre enfant gâtée rehausse la cité: et puis ne s’agit-il pas de cette mobile tragédienne qui, le même soir, d’une note gamine, déride un esprit chagrin, et de la comédienne dont le tragique accent trouve le chemin d’une humeur rude?
* *
Il y a autre chose. Si l’on regarde longtemps, selon le mystérieux mot d’un autre personnage de Dumas, les légendes s’assouplissent, les caractères s’accomplissent et rehaussent les vraies réputations artistiques, d’édifiants corollaires. Or, il faut en prendre son parti, c’en est fait, des excentricités de Sarah Bernhardt. Ou plutôt, en quoi elles consistaient réellement, on a fini par le connaître.
Toujours la première au devoir et à la peine, pleine de vaillance allègre et de communicatif entrain, rendre la justice avec équité, dissiper des malentendus, apaiser les dissidences, avec pour les seules palmes dont elle entende être récompensée, une réussite d’art ou le remerciement d’une amitié, c’est tout d’abord de cette façon-là que Sarah Bernhardt se montre excentrique. Mais ce n’est pas tout. Donner aux timides, comme aux plus forts, l’indéfectible exemple du courage, sans oublier ce remontant exemple de jeunesse et de beauté dont nos extases sont remplies.—«Si ce n’était pas pour vous qu’on vous aimait, ce serait pour soi;—je l’ai souvent dit à notre miraculeuse amie;—vous êtes le seul être auprès duquel on ne se sente pas vieillir!»
Les mêmes demeures, les mêmes objets, les mêmes amis, les mêmes serviteurs—dirai-je les mêmes chiens... et les mêmes tigres? Que de gens l’on étonnerait à leur démontrer que celles de ses qualités qui rendent Sarah Bernhardt le plus justement admirable sont, avant tout, ses vertus domestiques. Or c’est ainsi; et nul n’y contredira de ceux qui, reçus par elle dans ces féeriques ateliers-halls qu’elle inventa, se sont émerveillés d’y goûter entre tant d’exotiques raretés, un charme discret d’intimité et de famille.
Loin de moi, ma chère Sarah, l’idée de vous métamorphoser en une auguste bourgeoise. Mieux que personne j’ai su, dès longtemps, apprécier ce que votre vif et fin esprit recèle et dégage d’aimable ou savante fantaisie. Mais la forme prime-sautière et spontanée qu’elle revêt toujours la range parmi ces originalités naturelles subtilement définies par Gautier, et qui seraient obligées de «se travailler beaucoup pour être simples».—Je n’en veux pour preuve que ces gentils dîners sur l’herbe, où nous fûmes conviés en la loge de la Renaissance, il y a deux ou trois automnes, et dans lesquels le couvert se mettait réellement à terre sur d’antiques tapis d’Orient aux tons de lichen alpestre et de mousse fanée.
J’ai dit votre fin et vif esprit. Que ne dirai-je point de votre grand et profond cœur?—Combien vous fûtes propice et douce aux lettrés inquiets dont les débuts incertains, les talents contestés, les sincères essais rencontrèrent tant de fois en vous une protagoniste géniale, une auxiliatrice inspirée, cela est connu de beaucoup. Que votre magnanime ambition place une réussite esthétique avant un succès d’argent, cela s’applaudit et s’apprécie. Mais le témoignage que je veux choisir entre mille, de votre grandeur d’âme, sera celui qui me fut récemment si cher, lorsque pour rehausser nos fêtes de Douai de la suréminence de votre jeu et du prestige de votre personne, vous n’avez pas craint de vous imposer un voyage de plusieurs jours, dans le seul but de servir un ami et d’honorer une poétesse oubliée.
* *
Donc aujourd’hui, pas d’autres considérants sur votre sidérale carrière, que le plus éloquent de tous, l’affluence autour de vous de nos enthousiasmes maintenus, de nos fidélités inaliénables, amplifiés des innombrables élans que la distance retient et que l’éloignement afflige. Point non plus de fastidieuses biographies. Rien que votre art suprême, votre florissante beauté, votre impérial sourire. Et devant eux, ce seul point de repère charmant, digne de leur gracieuse Trinité et de vous-même: A Versailles, un jour, dans un couvent de la rue des Rossignols, naquit une voix, à qui ce joli nom devait porter bonheur, et qui allait enchanter le monde.
«D’autres sont les grands hommes, disait Victor Hugo parlant de George Sand. Elle est la Grande Femme!» Qu’on me permette de reprendre à l’auguste maître et à l’illustre immortelle qu’il célébrait ce lapidaire éloge et d’en faire don en ce jour à Sarah Bernhardt, ainsi qu’ils l’eussent tous deux voulu, pour l’inscription commémorative de son jubilé et ses noces d’argent avec nos âmes.
Et puisque j’ai parlé de couronnes, en voici une dernière. La rose mourante que le Passant prit aux sombres cheveux de Silvia, dans un début inoubliable, s’est faite roseraie. Et ce sera, Madame, l’une des pages les plus colorées et odorantes de vos récits de voyages qui nous sont promis, que ce lac lointain, tout chargé de barques et de musiques voguant et jouant pour vous, sur une eau si jonchée de fleurs que tout l’azur en disparaissait lui-même, noyé sous des pétales de roses.
Telle est la géante et mouvante couronne qui vous convient, ô grande Sarah Bernhardt, pour le feu sacré et le souffle d’art dont vous avez embrasé et rafraîchi le monde. Nos cœurs aujourd’hui pour vous fleuris les secondent et les suppléent, ces milliers de pétales qui flottèrent ce jour-là vers vous, ainsi que de tendres cœurs parfumés et de roses lèvres murmurantes.