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Autels privilégiés

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II
A Madame S. Pozzi.

LE DIEU
(Leconte de Lisle.)


Lumière, où donc es-tu?
peut-être dans la mort.

Leconte de Lisle.

A l’auguste émotion que nous communiquaient, hier, ces tragiques nouvelles: «Leconte de Lisle se meurt! Leconte de Lisle est mort!» se mêlent aujourd’hui les détails d’une visite funèbre. Et je me remémorais, durant le trajet qui sépare Versailles de Louveciennes, une autre visite que je fis au Maître, quelques semaines passées. Il était déjà grandement changé, et du fond de son fauteuil, dans le cabinet de travail du boulevard Saint-Michel, il s’écriait en m’apercevant: «Mon ami, c’est un moribond que vous venez voir.»

Mais, au cours de l’entrevue, sa conversation s’animant, toujours pleine de traits et de saillies, avec pourtant quelque chose d’atténué par la douleur et où l’amertume fondait en de la mélancolie, on ne pouvait tenir le grand malheur pour si menaçant; et les plus proches croyaient encore à quelque mal qu’un changement d’air pouvait enrayer, que la paisible et radieuse campagne allait attendrir et mettre en fuite. Et lui-même n’en goûta-t-il pas encore l’illusion, il y a une semaine, quand, sauf des fatigues de Paris, il crut, une journée, retrouver un peu de santé dans l’historique et paisible asile qui avait été la résidence de Fanny?

Oui, le mal éternel est dans sa plénitude!
L’air du siècle est mauvais aux esprits ulcérés.
Salut, oubli du monde et de la multitude!
Reprends-nous, ô nature, entre tes bras sacrés!

Mais la nature et les soins pieux ne pouvaient plus, hélas! l’une, qu’offrir ses fleurs; les autres, que se répandre devant l’illustre cercueil que nous saluons aujourd’hui. Le banc d’André Chénier, ce banc de pierre où il s’asseyait avec Fanny et dont l’auteur des Poèmes barbares nous parlait avec émotion, ne reçut point de visite d’adieu. Et le banc de Leconte de Lisle, une pierre brisée qu’il avait choisie pour s’y reposer, ajoute un souvenir historique à ces mémorables ombrages.

Nous voici dans la chambre mortuaire. Et le souvenir nous revient de celle de Victor Hugo, que nous eûmes le douloureux bonheur de contempler ainsi. Et dans l’aspect de ces deux habitacles, une différence nous frappe: la même qui distingue le génie et l’existence des deux poètes.

La première chambre, avec son damas rouge, ses gerbes de fleurs et de palmes, disait les grandes luttes et les victoires retentissantes; l’autre, plus froide et plus nue, parle de l’art unique dominant une vie calme. Deux élus sanctuaires où deux augustes fronts s’endormirent, desquels deux grandes âmes se sont envolées.

«Vous m’avez nommé, je suis élu!» On se souvient de ce digne remerciement de Leconte de Lisle à Victor Hugo, dont la voix fidèle et unique, lors d’une première présentation à l’Académie, assurait déjà le chantre de Kaïn d’un ultérieur vœu glorieux, et de l’honneur qui lui serait réservé d’occuper sous la coupole la sublime place d’Olympio.

Point n’est le lieu, en ces lignes rapides, de rappeler le magnifique rôle de Leconte de Lisle dans nos lettres françaises; son nom en tête des Parnassiens, devant ceux de MM. Coppée, Sully-Prud’homme, Heredia, Mendès. Ces détails ont été et seront commentés savamment entre maintes circonstances biographiques et bibliographiques.

J’en veux relever un seul. «On n’aime une femme que pour un détail,» nous disait un subtil amoureux des rousses. En devrait-on dire autant des poètes? Non, certes, d’un Leconte de Lisle. Néanmoins, vain ou odieux pour le profane, tel détail enchante souvent ou instruit le lecteur sagace. Ainsi de ce maintien des noms propres grecs, parmi le texte français, qui, dans les impeccables Traductions du Maître, exaspéra les lecteurs de Bitaubé, et qui constituait véritablement une révolution, une révélation: la cessation de l’anachronisme par la mise au point, dans leur atmosphère et dans leur lieu, des poèmes homériques, avec la seule magie de ces noms restaurés, dont les sonorités portent vraiment chlamydes et cnémides, quand leur inepte et arbitraire traduction avait embourgeoisé les héros antiques jusqu’à leur donner des faux airs du ménage Dacier! De même pour les appellations de cités, dont le travestissement d’un langage dans un autre (comme pour nous Paris et Londres) demeure à tout jamais un légitime sujet d’étonnement.

Mais ce qui me frappait aujourd’hui plus nettement dans cette silencieuse chambre mortuaire, c’était ce trait si caractéristique de la maîtrise et de la carrière de Leconte de Lisle, l’Odi profanum. Aucune vie ne me semble en offrir un exemple si frappant. Le merveilleux dédain qui rompait de plis amers la courbe de l’arc de la bouche si belle, dans ce masque puissant où la malice de Voltaire s’alliait à la bonhomie de Franklin, cachait-il la rancune ancienne de longues heures impardonnées d’une incompréhension qui ne pouvait pas finir?—La gloire de Leconte de Lisle était de la famille de celle de Milton dont Villiers de l’Isle-Adam, un autre grand méconnu, a si bien dit que le public s’incline devant elle de peur qu’on ne l’oblige d’y aller voir.

«C’est ennuyeux d’avoir toujours l’air d’écrire des choses que personne ne comprend!» Je me souviens d’avoir entendu tenir à Leconte de Lisle ce propos familier, qui révélait ses tristesses secrètes. Entre la génération qui le trouvait abstrus et celle qui lui eût volontiers reproché d’être trop simple, il n’y avait pour goûter et ressentir vraiment son œuvre admirable, si pleine de puissance et de ce charme dont seuls le pourraient croire dénué ceux qui n’auraient pas lu la Vérandah, le Sommeil de Leïlah et tant d’autres délicieuses pièces, que cette «élite de rares esprits» qu’il se plaisait à évoquer et dont il nous conseillait de rechercher uniquement l’estime.

Nonobstant, cet exil forcé de l’admiration des foules, qu’il eût sans doute rêvées plus réceptives, ne le pouvait laisser sans de graves nostalgies, celles qu’il épanchait dans ses cruels vers aux modernes:

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.

ou qu’il consolait dans ses splénétiques fiat nox, et tant de douloureux appels à la mort et à l’oubli.

Oui, si le présent et l’avenir recherchaient dans le passé une grande figure en laquelle incarner la tristesse de ce somptueux et amer poète, ne serait-ce point un Moïse un peu pareil à celui d’Alfred de Vigny (dont, soit dit en passant, Leconte de Lisle aimait à rappeler de distingués traits dans ses brillantes causeries, auprès d’intéressants récits sur Lamartine, Baudelaire, Flaubert)—un Moïse empli de lassitude découragée faite de pitié et de mépris, en face de la Terre promise du succès facile et de la popularité banale, là où il eut rêvé l’appréciation consciente et le couronnement passionné;—et lui chantant son renoncement volontaire et son splendide adieu dans le Dies iræ des Poèmes antiques.

Il est un jour, une heure, où dans le chemin rude,
Courbé sous le fardeau des ans multipliés,
L’esprit humain s’arrête, et, pris de lassitude,
Se retourne pensif vers les jours oubliés.
Reprends-nous, ô nature, entre tes bras sacrés!

Mais la nature n’avait plus qu’un sourire pour ensoleiller de suprêmes affres, et ses bras sacrés ne devaient plus s’ouvrir qu’en forme de couronne et en guise de tombeau.

Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé!

III
A Maurice Barrès.

PAUVRE LELIAN
Paul Verlaine.


«Une chose inexplicable, et qui fait, du reste, autant d’honneur à l’âme indépendante de Cervantès que de honte au ministre des faveurs royales, c’est l’oubli dans lequel fut laissé cet homme illustre, tandis qu’une foule d’obscurs beaux esprits touchaient des pensions qu’ils avaient mendiées en prose et en vers. On raconte qu’un jour Philippe III, étant au balcon de son palais, aperçut un étudiant qui se promenait, un livre à la main, sur les bords du Manzanarès. L’homme au manteau noir s’arrêtait à toute minute, gesticulait, se frappait le front avec le poing et laissait échapper de longs éclats de rire. Philippe observait de loin sa pantomime:

—Ou cet étudiant est fou, s’écria-t-il, ou il lit Don Quichotte.

Des courtisans coururent aussitôt vérifier si la pénétration royale avait deviné juste, et revinrent annoncer à Philippe que c’était bien le Don Quichotte que lisait l’étudiant en délire. Mais aucun d’eux ne s’avisa de rappeler au prince l’abandon où vivait l’auteur de ce livre si populaire et si goûté.»

Une autre anecdote rapporte que le 25 février 1615, l’archevêque de Tolède vint rendre visite à l’ambassadeur de France. Des gentilshommes français «aussi courtois qu’éclairés et amis des belles-lettres» parlèrent alors au chapelain du cardinal évêque, le licencié Francisco Marquez de Torrès, qui conte l’histoire—des ouvrages de Miguel de Cervantès.

Sur leurs éloges de ces œuvres, l’invitation adressée à ces jeunes gens de visiter l’auteur se vit accueillie «avec mille démonstrations de désir». Maintes questions s’ensuivirent sur son âge, sa profession et sa fortune; et plus encore d’étonnement d’apprendre qu’il était «vieux, soldat, gentilhomme et pauvre».

—Et quoi! s’écria l’un des interlocuteurs, l’Espagne n’a pas fait riche un tel homme.

—Alors, conclut le narrateur, un de ces gentilshommes, relevant cette pensée, reprit avec beaucoup de finesse: «Si c’est la nécessité qui l’oblige à écrire, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance, afin que par ses œuvres, lui restant pauvre, il fasse riche le monde entier.»

*
*  *

Ne croirait-on pas lire, près de trois siècles écoulés, l’histoire de Paul Verlaine, le Pauvre Lélian qui s’était composé lui-même cette euphonique et véridique anagramme de son nom, posée sur lui comme le pas de chance de l’Infortuné cité par Baudelaire. «Existe-t-il donc, ajoute le poète, une providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau, qui jette avec préméditation des natures spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs dans les cirques? Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines?»

Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,
Peuple ingrat?...

Des exemples tels que ceux de la mort de Barbey d’Aurevilly, de Villiers d’Adam, de Verlaine, ébranleront-ils un jour les cœurs en frappant les yeux et les oreilles; et fondant les égoïsmes plus ou moins inconscients, procréeront-ils une génération de satisfaits ingénieux et cordiaux qui désarment eux-mêmes leurs propres cruelles épreuves par la compréhension sensible et efficace des misères d’un supérieur autrui, d’un prochain de génie et de ses détresses sublimes? Ces fils de famille-là s’ennobliront d’un peu plus de préoccupations de la famille humaine, et de réhabiliter, entrecouper pour le moins leurs féeries et leurs fêtes d’un peu de soin de mortels et impériaux calvaires, et de la visite à de certains grabats où des être géniaux agonisent.

L’Antoine Watteau du vers vient de rendre le dernier soupir des Fêtes galantes; poète qui, par un miracle d’anomalie et par les douze cents tableaux d’un chemin de croix aux stations de garnis et d’hospices, a fait s’égrener tout le chapelet des vains aveux et le rosaire des baisers roses, s’ébruiter toute la musique des harpes en vernis de Martin et des guitares burgautées; a fait se condenser en précise et harmonieuse vapeur toute la grâce ensemble nerveuse et poupine, maniérée et mignarde des embarquements pour Cythère: Cupidos en abbé, Scaramouche et Mezzettin, Clymène et Clitandre, Cydalise et Tircis; toute la population en saxe, criblée de mouches, pailletée d’affiquets et de fanfreluches, des indifférents et des bergers aux miroitantes cassures du satin de leurs armures délicates, dont le poète a synthétisé l’élégante afféterie en ses derniers poèmes de porcelaine, et bien spécialement en cette petite pièce:

Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Échangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses!
C’est Tircis et c’est Aminte,
Et c’est l’éternel Clitandre,
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queue,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
Tourbillonnent dans l’extase
D’une lune rose et grise...
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.

Est-ce pour se redonner l’illusion de ce gentil faste que le mourant d’hier avait, ces derniers temps, instauré dans son exigu logis la touchante et somptueuse manie de dorer lui-même au pinceau son mobilier si modeste? Tout y passait, pincettes et chaises, serrure et cordon de sonnette.

Et parmi le bariolage de quelques bégonias en carton, les nuances douces des balais à confetti, les taches crues d’autres souvenirs de carnaval, entre tout le jardin des Hespérides des oranges du jour de l’An sur des tasses retournées, le mirage lui revenait des pavanes de muguet aux relents de bergamote.

*
*  *

Mais il est un autre Verlaine, tant d’autres Verlaine qu’on ne saurait énumérer en un revenez-y rapide: le mystique, celui qui clamait lundi dernier devant nous, en un élan de pieux amour, la religieuse invocation:

Tantus labor non sit cassus!

et le désolé, dont ces exquises petites strophes résument toute l’essence:

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.
Tout suffocant
Et blême quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte,
De çà, de là
Pareil à la
Feuille morte.

Ce qu’il sied d’affirmer aujourd’hui, c’est en ce poignant désarroi d’existence, le cœur d’excellent et pur aloi qu’était Verlaine, «l’âme enfantine» qu’il a chantée, et qu’il remporte entière aujourd’hui, non contaminée par les douloureuses voies traversées.

Le sonnet suivant, inédit et inconnu, en contient une parcelle tendrement chantante. Verlaine l’écrivit pour la duchesse de Rohan[34] qui en possède le manuscrit,

Je n’ai jamais été dans la Bretagne, mais
J’en rêve, chaque nuit, et tout le jour j’y pense.
Comme aux choses de mon enfance, que j’aimais,
Tant qu’à la fin, et sous forme de récompense,
Je revois le clocher que je n’ai vu jamais.
—O la Bretagne, et ses clochers à jour, où danse,
A travers ce brouillard épais où je rimais,
La cloche, pour bercer un peu ma vieille enfance.
Car j’ai rêvé que je rimais, vêtu de lin.
Tel, innocent, autour du parc de Josselin
Un berger contemplant la nuit tout étoilée.
Et, de plus ignorant qu’Olivier de Clisson
Fût autrefois maître et seigneur de la vallée
S’en va paisiblement en chantant sa chanson.

[34] Le 22 novembre 94.

Je me souviens parmi des lettres, et des lettres reçues de lui, d’une entre autres, toute spontanée, violemment inspirée à sa bonne foi par la lecture irritée de quelque anodine malice à mon endroit que lui attribuait certaine feuille. Message aussi émouvant et attendri que celui des deux amis de La Fontaine[35]:

Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu.
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru,
Ce maudit songe en est la cause.

[35] Voir le P.-S. à la fin du volume.

Et je finirai cette hâtive nénie par un dernier mot de Verlaine prononcé peu d’heures avant de mourir, mot mystérieux et oraculaire, éclairé déjà du jour de l’au-delà par celui qui connaîtra une fois de plus et prouvera l’exactitude du vers consolant:

Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur.

Verlaine agrippait déjà ses couvertures du geste significatif caractérisé par l’expression antique «Stragulæ vestis plicaturas» et il murmura ces mots, comme écartant de dessus son lit un trop lourd faix invisible: «Otez, ôtez-moi toutes ces couronnes!»

Des couronnes, il s’en nouera quelques-unes pour lui dans le présent; combien et de toujours plus belles à venir, en immarcessible laurier, et de véritables immortelles!

Entre de plus modestes fleurs se tressa le tendre poème qui suit, dont le feston devait enguirlander un tombeau du Poète. Ce volume n’a pas paru; et sans que j’aie pu recouvrer mon manuscrit qui n’était pas double. C’est donc de mémoire que j’en rassemble les bouquets épars, pour les disperser de nouveau, incomplètement effeuillés au-devant d’une chère Mémoire:

Tous les Masques, les Mezzetin,
Les Trivelin, les Scaramouche,
Cydalises à l’œil mutin,
Une mouche au coin de la bouche,
Tous les bleus bergers de Watteau
Avec leur rose châtelaine
Ont drapé de noir leur bateau
Et mènent le deuil de Verlaine.
Tous les Tircis et les Myrtil,
Les Clitandres et les Clymènes
Avec leur fraîcheur de pistil,
Les inhumains, les inhumaines
Ont mis un crêpe à leur chapeau
Et pleurent comme Madeleine,
Car sous leur galant oripeau
Ils pleurent l’âme de Verlaine.
Il les avait faits si polis
Sous le bleuté de leur quinconce;
Il les avait peints si jolis
Sous le jabot qui les engonce;
Nul azur ne les rendra plus,
Nul carmin, que d’ombre vilaine...
Leurs zinzolins sont révolus
Ils pleurent sur l’art de Verlaine.
Et les Cupidons potelés
Qui semblent des bouquets de roses,
Et les palombes dételés
Du chariot des Cypris moroses,
Mignonnement endoloris
Avec leur plume de pleurs pleine,
Pleurent Chloé, pleurent Chloris,
Pleurent sur le cœur de Verlaine!

IV
A Léon Daudet.

L’AÈDE
(Frédéric Mistral.)


Mistral est un fleuve admirable de poésie, qui mire en son cours, chantant et nuancé, des rives sinueuses et fleuries, des sites peuplés et gazouillants, un ciel ensoleillé et sonore, plein de rayons, de rires et de rêves. Et c’est peut-être en ce temps de poésie, d’instinct plutôt brumeuse et languide, la plus distincte caractéristique de cette Muse de Mistral: la lumière et la joie. Lui-même, le poète, l’a bien exprimé dans sa chanson des Bons Provençaux, dont j’interprète librement ce couplet:

Quand le mois de mai fleurit,
Tout brûle de vivre.
Et quand le soleil sourit,
Qui ne s’en enivre?
Nous autres, bons Provençaux,
Soyons les joyeux oiseaux
De la soleillade
Et de la Maïade.

Et ailleurs:

Dix fois sur onze,—il me semble que les morts ont—moins de vieillesse—que les vivants d’aujourd’hui.—Car, dans tout son orgueil,—le siècle meurt d’ennui;—et, sans les jeunes filles—que largement nous donne—le bienfaiteur divin,—la joie prendrait fin.

Le merveilleux bruissement parfumé qui s’exhale des grands poèmes de ce trouvère, comme d’un beau paysage crépitant et criblé de clartés, à l’heure de midi, vibre tel qu’un orchestre, lequel assimilerait parfois leur chantre à un Wagner sans trouble, dont Mireille serait le Lohengrin et Nerto les Maîtres-Chanteurs. Oui, Mistral a, du maître de Bayreuth, le retour du Leitmotiv, l’art des énumérations familières et joyeuses, de noms ou de choses, l’instrumentation harmonieuse des voix simultanées de la foule; et, à plusieurs reprises, dans son œuvre, tels tours de pensée spiritualiste et sublime sur la survie de l’amour des âmes, aux transports sensuels[36].

[36] Calendal, ch. X, Str. 62.

Son goût descriptif de la nature, ses retours aux souvenirs d’enfance[37] l’apparentent souvent aussi à l’admirable Valmore, à cette différence près, des perles du rire qu’il égrène en de méridionaux paysages, tandis que le Nord de Marceline se diaprait du collier, perpétuellement défilé, de ses intarissables larmes.

[37] Les Iles d’or: Rancœur.

Et, plus près, moins sans doute en influence qu’en rapport d’esprit et contagion de pensée, simultanée matérialisation d’idées en divers cerveaux, voici, entre autres, deux curieuses similitudes.

De Mistral (Nerto):

Dans le château étaient sept salles
Où les sept démons capitaux
Pouvaient battre l’aile à leur aise,
Princes des sept péchés mortels.

De Verlaine:

Dans un palais soie et or, dans Ecbatane,
De beaux démons, des Satans adolescents,
Aux sons d’une musique mahométane
Font litière aux sept péchés de leurs cinq sens.

On a goûté, non sans raison, le Couplet des cheveux, dans le Pelléas et Mélissande de M. Mæterlinck. Relisez, dans le cinquième chant de Nerto, les adieux de la Nonne à sa chevelure.

Et, pour conclure hâtivement sur un sujet qui requerrait bien des pages, que de pittoresques et poétiques expressions au cours de l’œuvre du chantre de Maillane: cette volée d’évêques au mariage du roi; et, dans la bagarre du cimetière, ces combattants qui jouent aux barres parmi les sépultures. Puis la colonnade à front divinde cette forêt qui embaume—et lui tisse un manteau de calme, qui nous mène au magnifique morceau sur les arbres sacrilègement émondés, que dut tant admirer Michelet, avocat de la même cause de nature dans sa Montagne.

Eux, solennels chalumeaux—que l’air, à plein gosier—fait chanter comme des orgues,—eux, riches et bons, qui versent la fraîcheur et l’ombre—depuis des ans qui ne se nombrent,—eux, chevelure sombre—de la terre, et parrains des sources et des fontaines...—Laissez-les vivre!

Quel autre poème que La Mort du loup se pourrait, par exemple, comparer à la fin du Vieux Moissonneur, qui, debout dans son blé et mûr comme lui pour la récolte suprême, se voit fauché avec ses épis en un coup de faux aveugle et imprudent?... Le vieux moissonneur, mourant et mutilé, qui s’écrie: «Peut-être que le Maître, Celui de là-haut,—voyant le froment mûr, fait sa moisson.—Allons, adieu! moi, je m’en vais tout doucement...—Puis, enfant, quand vous transporterez la gerbe sur la charrette,—emportez votre chef avec le gerbier.»

Et le Blé lunaire, cette ballade à la lune, sans le vif esprit de celle de Musset, combien n’est-elle pas plus exquise! Voici,—non certes une version, mais une interprétation de cette enchanteresse mélopée, intraduisible au cours berceur de ses deux rimes, tour à tour paresseuses et cristallines:

LE BLÉ LUNAIRE
La lune mi-pleine
Dévide
Sa laine.
On entend au loin
L’onde qui gazouille,
Tourbillonne et mouille
Le tour du moulin.
La lune limpide
Dévide
Son lin.
Le rieur ruisseau
Reflète la lune
Qui, dans la nuit brune
Jette un blanc réseau.
La lune sereine
Dévide
Sa laine.
Dans les arbres verts
Folâtrent les lièvres;
Et, sur les genièvres,
Sifflent les piverts.
La lune rapide
Dévide
Du lin.
Dressée au déclin
De sa noire borne,
La chouette morne
A l’œil cristallin.
La lune lointaine
Dévide
Sa laine.
Les chauves-souris
Font leur promenade;
A la cantonade
Les chiens font leurs cris.
La lune candide
Dévide
Son lin.
Caha et cahin,
Un charretier passe,
Qui court vers la place
Ou vient du ravin.
La lune hautaine
Dévide
Sa laine.
Le vieillard grognon
Ou la pauvre vieille,
Dans l’âtre sommeille
Sous son lumignon.
La lune pallide
Dévide
Son lin.
Neuf heures! clin! clin!
A l’horloge sonnent.
Les grillons l’entonnent
Sur leur fifrelin.
La lune d’or pleine
Dévide
Sa laine.
Sur un front charmant
Se glisse une mante
Parmi la tourmente
Au long sifflement.
La lune rigide
Dévide
Son lin.
Un beau garçonnet,
Grand agneau qui bêle,
A pris de la belle
Le bras mignonnet.
La lune incertaine
Dévide
Sa laine.
Ce gentil lutin
Et cette coureuse
Sur la pente heureuse
Errent au lointain.
La lune frigide
Dévide
Son lin.
Le doux aparté
Glisse en courbes molles,
Sous des lucioles,
La pâle clarté.
Et la lune vaine
Dévide
Sa laine.
C’est ainsi que l’on
Cueille, sous la brune,
Le blé de la lune
A plein corbillon.
La lune livide
Dévide
Son lin.
L’amour nouvelet,
A la belle étoile
Met, au lieu de voile,
Sa peau d’agnelet,
La lune sereine
Dévide
Sa laine.
Mais le vin d’œillet
Que sa main nous tire,
Quand la lune vire,
Devient aigrelet.
La lune perfide
Dévide
Son lin.
Le jeune câlin
Dans l’ombre s’esquive,
La belle pensive
S’en revient de loin.
Et la lune reine
Dévide
Sa laine.
Et l’esprit malin
Que la nuit enchante
Au fond de la sente
Rit comme un poulain.
La lune languide
Dévide
Son lin.

Mistral inaugure un poème sans rimes. Il est de ces dieux auxquels on peut dire: Que leur volonté soit faite! La question en elle-même n’existe guère. Les rimeurs ont fait leurs preuves de chefs-d’œuvre. Les chemins sont ouverts à la rime assonante, que l’auteur des Poèmes Saturniens déclare ne pas aimer:

... Fi de l’aimable et fi de la lie!
Et je hais toujours la femme jolie,
La rime assonante et l’ami prudent.

Plusieurs qui y excellent ont supérieurement enseigné d’exemple (et bien que leurs vers réguliers me semblent préférables), qu’on pouvait produire de nobles et charmants poèmes, aux gracieuses idées, aux images neuves, aux vers précieux, sans toujours les rimer. Et, si je leur adressais un reproche, ce serait même celui de rimer quelquefois. Il y a autant, voire plus de difficulté à ne rimer jamais qu’à rimer de temps à autre. Mais une expresse loi n’est-elle pas désirable et nécessaire? Si l’assonance peut sembler insuffisante, c’est après une série de rimes. De même, l’oreille exercée par une suite d’assonances se sentira blessée par la trop nette précision d’une rime inattendue.

Mais tel ne saurait être l’avis de poètes qui, précisément, prétendent libérer par l’extension des moyens, les idées soi-disant emprisonnées dans les moules des formes trop familières, les percussions de sonorités trop prévues.

Gautier ne pensait pas ainsi; la présente strophe en fait foi:

Point de contraintes fausses!
Mais que, pour marcher droit,
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Et, n’y aurait-il pas bien de la mélancolie à enregistrer la monotonie du tour de roue de la Fortune ramenant le mode rejeté tout comme la mode condamnée: et l’indigence de prosodiques innovations consistant en la restauration, par leurs disciples, de ce que les grands ancêtres poétiques mirent tant de temps et prirent tant de peine pour forger: l’élision et la rime.

La suppression de cette dernière me semble réservée, ainsi qu’elle le peut faire, à exprimer occasionnellement et selon sa durée, un trouble momentané ou prolongé. Mais, en dehors de ces cas spéciaux, les plus réussis des poèmes sans rimes offriront toujours trop de ressemblance avec ces traductions littérales et linéaires, telles que celles du Palais hanté, dans la maison Usher de Poë[38].

[38] Vers eux-mêmes curieusement ressemblants à ceux évoqués plus haut des deux poètes Mistral et Verlaine.

Je m’en tiendrai donc, quant à moi, sur ce sujet de la rime, au sentiment de Jacques Peletier, dont M. Alphonse Daudet nous scandait, l’autre soir, expressivement, la jolie pièce de l’Alouette: «Il faut—profère gentiment ce poète du XVIe siècle—que je dise cela de moi, que j’ai été celui qui plus ai voulu rimer curieusement,—et suis content de dire superstitieusement. Mais ainsi est-ce que jamais propriété de rimes ne me fit abandonner propriété de mots ni de sentences.» N’est-ce pas concluant et bien dit?

J’ai écrit, dans mon étude sur la poésie de Marceline Desbordes-Valmore: «N’est-ce pas du fait de cette beauté trop prisée, que le lieu commun est devenu tel? Mais qu’il porte en soi la force ou le charme de vaincre cette période de profanation, et le voilà promu lieu éternel?»

Et quand Verlaine, dans sa Fête galante, écrit «au pâle clair de lune triste et beau», ne rend-il pas, de par le choix et la place, à ces trois épithètes, tout le lustre dont l’usage pouvait les avoir dédorées?

Non, la rime ne nuit point au rythme qui, lui-même, ne gâte rien à la rime.

Quelle meilleure preuve que le surprenant et délicieux poème de M. Dierx, un des plus parfaits poètes de ce temps et de bien des temps? Je veux dire l’Odeur sacrée, pièce prosodiée, ainsi qu’un chant de Virgile, en laquelle l’auteur s’est fait une loi et un jeu de prouver et trouver les souplesses de notre langue, et son pouvoir, de par l’allitération (naïvement et souvent niaisement reprochée à de plus audacieux), de babiller en dactyles et s’alourdir en spondées, lutter enfin avec le latin et finalement l’emporter sur lui, et non sans l’avantage triomphant des tintinnabulantes rimes.

Quant aux écoles, ne pourrait-on pas dire qu’elles ne font que des écoliers, et que les vrais maîtres sont les esprits avant tout conscients et respectueux des trésors acquis par un langage et par un art? Ceux-là, loin de vouloir tout remettre en question et de troubler de fond en comble, se contentent de joindre un jonc de plus à la Syrinx, et de faire moduler à la gamme éternelle un accord jusque-là inentendu et d’une plus ineffable mélodie.


V
A la princesse de Brancovan.

ROSES PENSANTES


Je ne connais guère les vers de celle qui fut la belle Mme Emile de Girardin—et surtout l’étincelant vicomte de Launay; car c’est bien principalement—je dirais presque uniquement, s’il n’y avait la célèbre Joie fait peur—sous le pimpant habit de ce courriériste sémillant que la postérité, qui fait son tri parmi les œuvres qu’on lui lègue, et compose la figure définitive d’un écrivain de ceux de ses traits qui ont le mieux assuré sa conquête, nous conserve le souvenir de cette superbe Delphine.

Elle avait pourtant débuté Muse. Sa beauté, que trahit lourdement le massif buste du Théâtre-Français, et sur laquelle ne nous édifie pas beaucoup mieux le falot portrait d’Hersent au Musée de Versailles, concourut à cette première manière, ratifiée elle-même par un sacre collectif de tous les maîtres du temps, rênés sous les boucles dorées de cette Aurore.

Nombre de prestiges parmi lesquels une correspondance avec Victor Hugo, l’amitié de Balzac, qui lui confia, dit-on, la composition de quelques-uns des vers de Rubempré, dans Les Illusions perdues—(et jusqu’à la collaboration des tables tournantes!)—complètent pour nous la fulguration de cette auréole, sous laquelle notre confiante mémoire aime à revoir s’azurer, comme deux bluets dans la moisson, les yeux que son amie Valmore—une vraie Muse, celle-là!—fait se rouvrir éternellement dans ces deux nobles vers:

La Mort vient de fermer les plus beaux yeux du monde,
Nous ne les verrons plus qu’en regardant les cieux.

Les vers de Rubempré sont, comme il convient à ce bellâtre sans génie, emphatiques et médiocres. Il est probable que la finesse enjouée de Delphine Gay, collaboratrice de Lassailly pour ce travail, se plut à les meubler d’encensoirs et de sistres. Seul, l’impeccable Gautier, intraitable en matière prosodique, et qui ne pouvait recevoir une telle amicale commande sans livrer en échange un chef-d’œuvre, non d’ironie, mais de perfection, se montra traître à l’intention de l’auteur en attribuant à l’amant d’Anaïs l’admirable sonnet de La Tulipe, dénué de rapport avec le caractère et le talent du poète angoumoisin, qui n’aurait pu composer un tel poème sans infliger concurremment une tout autre allure à sa propre destinée.

Un malin rire avait de bonne heure dominé, sinon vaincu, la poésie, au moins sous sa forme pathétique, en cette nature malicieuse. J’en offre pour preuve l’anecdote suivante que je tiens du comte de Maillé, l’homme éminent dont la belle adolescence se montra valeureusement éprise d’idéal, au point de rosser un de ses camarades qui ne lui paraissait pas suffisamment enthousiaste de l’auteur de René. Et la lutte prenait fin sous cette apostrophe concluante du vainqueur à son adversaire justement tombé: «Eh bien? L’admires-tu maintenant?»

Un soir, dans le monde, le brillant jeune homme qu’était alors M. de Maillé avait à son bras la triomphante Delphine. Parvenus au seuil d’un salon isolé que les invités se signalaient en une sorte d’auguste effroi, et dans lequel se faisaient silencieusement vis-à-vis, près de celle qui avait été Juliette Récamier—M. de Chateaubriand et M. Ballanche, la belle promeneuse glissa dans l’oreille de son cavalier devenu moins intraitable sur le chapitre de ses dieux, ce sacrilège propos: «Sortons de cet ossuaire!»—Dès ce soir-là Delphine n’était déjà plus Corinne.

*
*  *

Et pourtant c’est à ce radieux début qu’il nous faut remonter pour trouver un pendant à la charmante émotion que nous cause l’entrée en religion littéraire de la comtesse Mathieu de Noailles. Certes je me glorifie d’avoir été le premier à faire pressentir, en un passage qu’on me permettra de citer, cette savoureuse éclosion, dans un essai publié le printemps dernier: Le quatuor des masques. Il s’agissait de quatre amateurs inconnus à mettre discrètement en lumière, et que j’avais assortis sous les plumages distinctifs d’un perroquet, d’un colibri, d’un cygne et d’une colombe. «La colombe c’est la Gourouli de Musset, mais une Gourouli au roucoulement plus suave. Atavis edita regibus, fille de poètes et de rois, on retrouverait en sa lignée, avec les princes des Mille et une Nuits, Saadi, Firdousi et Hafiz. Comme une odeur d’athergul flotte sur ces chants nourris de confitures de roses. Curieux et parfaits, deux incompatibilités qu’ils concilient, y ajoutant une érudition sans pédanterie, une rencontre du mot expressif, du verbe coloré, du terme savoureux, une précision et une propriété de langage riche et choisi qu’on admirerait chez un travailleur et qui sont l’apanage de cette jeune fille. La plus chaste réserve en la plus noble ardeur, la pudeur dans la passion les caractérisent encore.

On ne m’a permis d’en parler que de souvenir. Je citerai donc, pour mémoire et pour l’honneur d’en traiter le premier, un poème sur les parfums qui est une aromale symphonie. Je ne sais que le célèbre fragment de la Prière pour Tous auquel on puisse le comparer».

Les sept poésies que vient de publier, cette fois sous le véritable nom de leur auteur, devenu l’un des plus illustres noms de notre aristocratie, loin de mentir à cette allégorie élogieuse, y ajoutent au contraire, et dissipent, pour les lecteurs méfiants cette fois vaincus et charmés, ce que ma trop succincte annonciation leur avait paru offrir d’excessif.

La première est la pénétrante évocation des parfums, dont j’ai parlé:

Puissance exquise, dieux évocateurs, parfums,
Laissez fumer vers moi vos riches cassolettes!

Et sur cette incantation les spirales montent, brumeuses ou tièdes, opalines ou azurées: tendres parfums printaniers; aigres relents automnaux dans le silence un peu hostile des vieilles demeures réveillées; touffeur des fours; bibliothèques aux senteurs vétustes. Et toute la litanie odorante des cheveux aux aromes amoureux, du vin conseiller d’ivresse et de l’encens persuasif de prière; de l’iris cher, aux linges légers; du santal dont le satin ligneux double et embaume les coffrets de l’Inde. A travers ces soupirs délicats transpire la nature tout entière: la terre détrempée, l’aire des moissons, l’air des salines. Et c’est une alternance de jeux forts et de jeux doux comme aux registres d’un orgue:

Torpeur claustrale éparse aux pages du missel,
Acre ferment du sol qui fume après l’ondée.

La fraîcheur des forêts, la chaleur des treilles, et jusqu’à cette fine odeur du thé dont la chanteuse spirale s’évague vers le plafond, expire dans les draperies. Ce bal des odeurs tournoie au cœur de la jeune fille, ce cœur ardent et plaintif dont la nature et l’hérédité ont fait

Un vase d’Orient où brûle une pastille.

L’invocation: A une statuette de Tanagra est pleine d’une saveur antique:

Tes deux bras étendus éloignent les offenses;
Dans la coupe fragile et sûre de ta main
J’ai mis mon cœur qui semble un vase aux belles anses
Répandant son parfum au fil de ton chemin.

Les Paysages évoquent d’un rythme baudelairien, d’ingénieuses comparaisons pour leurs successifs états, leurs diverses parures. Les strophes à Hébé sont pleines de la grâce noble de Chénier, d’un auguste enseignement et d’une langue divine comme la démarche et le péplos même de la déesse:

Belle proie indocile ou molle du sommeil,
Toi que l’amour lutine et baise sur les joues
Si fort que ton visage en est encor vermeil,
Et qui mêles la ruse aux grâces quand tu joues.

La Mélancolie est un site de Millet. Les battements dolents de l’airain font fuir du clocher de l’église en même temps que leur écho fait s’envoler du cœur du poète, un tourbillon d’oiseaux, un tourbillon de souvenirs.

L’Invocation aurait plu à Leconte de Lisle. Elle respire son souffle païen et s’élève comme un de ses plus célèbres poèmes contre

La honte de penser et l’horreur d’être un homme.

Elle redemande aux rustiques divinités toutes les forces et toutes les grâces dont les bêtes émoussent ou déçoivent tant de maux, intolérables pour notre vigilante et lancinante pensée humaine. Et l’auteur de la Mort du Loup eût aussi goûté cette exécratoire libation en sa boutade profonde.

La dernière pièce, le chef-d’œuvre, avec la première, revêt la métaphysique de Sully-Prud’homme d’une parure qui n’est pas sans faire penser à Léon Dierx, mais bien inspirée, toute personnelle. C’est un cantique d’amour d’une grave et gracieuse beauté, plein d’une intense ferveur, d’une digne résignation préventive aux inévitables changements, et qui se clôt sur un vers précédemment cité, un vers exquis, une pensée égale:

Notre amour est le vase empli d’or et de nard
Que nous portons tous deux en tremblant d’en répandre;
Rien de nous vient de nous, et le sombre hasard
Nous confie un trésor dont il nous fait dépendre.
Notre jeune ferveur et nos effusions
Iront grossir la somme inutile des choses...
Mais qu’importe aux étés ivres d’éclosions
Ce que pèse à l’hiver la poussière des roses!

J’ai sous les yeux, entre autres morceaux inédits de la jeune femme poète, un crépuscule des dieux qui eût dignement complété cette publication dont la Revue de Paris a droit d’être fière. Un filial—et sans doute cette fois héréditaire regret de la grâce antique, déjà sensible dans la prière à la statuette, dans les stances à la déesse de la Jeunesse, et dans la païenne oraison aux dieux gardiens de troupeaux—s’y accentue; et comme un soupir de Virgile s’unit au souffle de Chénier dans ce nostalgique élan vers

Le char vide et rompu d’où les dieux sont tombés.

Ainsi donc, après la tendre et pantelante Marceline, après la forte et farouche Ackermann, voici surgir encore des Muses, à qui semble dévolu de matérialiser le plus subtil, de proférer le plus ineffable.

Parmi elles, Mme Edmond Rostand, cette rêveuse et radieuse Rosemonde de qui Leconte de Lisle admirait la riante beauté et dont il goûtait le sensible accord—module sur ses introuvables Pipeaux des notes ravissantes. L’épigraphe en pourrait être le délicieux vers de Villiers de l’Isle Adam:

Des roses pleines de rosée.

Et ce serait la devise de l’auteur. Voici d’abord une confession à l’Aimé, qu’elle adjure de lui pardonner tous les innocents plaisirs goûtés avant sa rencontre, les fleurs respirées sans lui, et qui s’achève sur ce joli trait:

Pardon de toutes les années
Où je ne te connaissais pas.

Puis un testament poétique où la donation de tant d’ingénus trésors de jeune fille, parmi lesquels

Tous mes petits rubans de toutes les couleurs

se couronne par cette clause:

Je te lègue ma tombe avec toutes ses fleurs.

C’est cette blonde Muse elle-même qu’il faut entendre moduler sur ses touchants pipeaux d’une juvénile suavité, d’un timbre frais, d’un accent attendri, et qui laissent inconsolable de n’avoir pas été des témoins de cette avant-dernière répétition du Cyrano, au cours de laquelle le rôle de Roxane, en l’absence de l’interprète, fut tenu par Mme Edmond Rostand; comme si les spectateurs incessamment renouvelés de cette belle œuvre eussent encore droit à cette illusion d’espérer le renouvellement de cet incomparable prestige.

Anna de Brancovan prélude à son tour; et déjà son chant est digne de son nom, ce biblique nom d’Anna, lequel, au dire d’Hello, signifie en hébreu: grâce, amour, prière.

Ces trois vocables n’étaient-ils pas contenus en celui dont j’avais tout d’abord, pour mon poète, alors mystérieux, élu la mystique allégorie? Mystique et profane aussi, comme la double inspiration de cette Muse antique et nouvelle. Écoutez-la chanter, cette Colombe:

J’ai dans mon cœur un parc où s’égarent mes maux,
Des vases transparents où le lilas se fane,
Un scapulaire où dort le buis des saints rameaux,
Des flacons de poison et d’essence profane.

Et regardez-la s’envoler, Paraclet de Cypris, dont le vol parfume nos esprits, comme ces oiseaux dont l’antiquité raffinée faisait voltiger à travers les salles et palpiter au-dessus des invités des festins, les blanches ailes imprégnées d’essences.


VI
A Madame Ernest Hello.

L’APOTRE
(UNE LECTURE D’ERNEST HELLO)


L’ange de l’isolement frappe tout ce qui s’élève.

Ernest Hello.

I

Un agissement habituel à ce qu’Ernest Hello appelait la petite critique, c’est de se récrier chaque fois qu’une plume nouvelle s’exerce autour d’une mystérieuse mémoire d’artiste, de ceux dont l’œuvre et la renommée sont si fort inégales, noms, quoi qu’on en dise, peu célèbres, œuvres parfois admirables vraiment, presque inconnues, vers lesquelles l’attention appelée ou rappelée fait partie de cette charité intellectuelle dont le noble écrivain que je nommais tout à l’heure l’implorait en vain. Et ce sont alors force quolibets, parfois insuffisamment neufs et maigrement spirituels, à l’adresse du soi-disant inventeur, qui, bien loin d’avoir cette prétention, ne demande qu’à faire connaître et apprécier davantage, en même temps que de nobles pages trop ignorées, les noms de ceux qui leur ont les premiers rendu justice.

Et, bien entendu, c’est de ces noms que se sert tout d’abord—s’en étant fait renseigner de la veille,—ladite petite critique pour attaquer ou accabler celui qui les sait mieux qu’elle et leur rend un culte plus conscient.

De pareils traits ne sont pas pour détourner—non de réparations ni de réhabilitations, longs mots un peu vains—les œuvres ayant toujours tôt ou tard la gloire qu’elles méritent, et dont l’anticipation n’est pas le meilleur signe, mais des rappels d’attention pareils à celui que je voudrais aujourd’hui tenter en l’honneur du penseur religieux dont M. Huysmans a justement pu écrire: «Le véritable psychologue du siècle, ce n’est pas leur Stendhal, mais bien cet étonnant Hello dont l’inexpugnable insuccès tient du prodige.»

«Pour moi—formulait Barbey d’Aurevilly en 1880, après nombre de lumineux articles consacrés à Ernest Hello—j’ai fait ce que j’ai pu pour cet homme... j’ai fait ce que j’ai pu, une fois, deux fois, dix fois; mais j’ai, à ce qu’il paraît, la main malheureuse. J’ai ouvert ses livres, j’en ai exalté les beautés. J’ai dit que cet homme trop ignoré méritait la gloire et qu’il ne l’avait pas, peut-être par l’unique raison qu’il la méritait.»

Les quinze ans écoulés depuis ont, à vrai dire, amené une réimpression de l’Homme, laquelle, bien qu’il me semble assez favorablement accueillie, n’a pourtant, pas plus que la très originale étude de M. Bloy, et de sérieux articles de M. Buet, pu vaincre l’inexpugnable insuccès, qui tiendrait véritablement du prodige s’il ne tirait son explication de cette réflexion même d’Hello: «Comme ce drame est suspect d’avoisiner les choses divines, les hommes lui ont toujours préféré Brutus, les trois Horace et Léonidas.»—Et nul éditeur ne se trouve, à l’heure qu’il est, encore, pour nous donner une quatrième édition de la traduction par Hello du Livre de la bienheureuse Angèle de Foligno, l’introuvable volume dont si on en ordonne la recherche à quelque libraire consciencieux, ce dernier vous répond d’un ton attendri de pitié: «A quoi bon prendre une commande pour laquelle avant vous plus de vingt communautés sont inscrites?»[39]

[39] Dans l’intervalle cette réimpression a paru.

Le portrait qu’il me plairait tracer d’Ernest Hello se devrait emprunter à lui-même, s’extraire, ainsi qu’il s’en est pour moi dégagé, d’une attentive lecture de ses œuvres, dessiner et peindre à touches élues et émues, à coups rapprochés des fragments de ses livres les mieux représentatifs de sa personnalité propre, l’homme douloureux qu’il fut, l’inspirée vox clamans in deserto qu’il avait conscience d’être, le maître qu’il est aujourd’hui dans l’appréciation de plusieurs, et qu’il deviendra plus amplement dans l’admiration de tous.

C’est une précieuse surprise, grâce à quelque improvisée exposition, dans certains musées de province, encore en telles villes natales, de grands morts, de découvrir, les y cherchant, ou mieux, au cours d’une visite désheurée et désœuvrée, des images d’inégal mérite, des figurations oubliées ou inconnues d’un maître ou d’une muse, des portraits qu’un abandon ou leur valeur artistique moindre a fait négliger par la reproduction courante, et qui présentent tout à coup sous une acception plus frappante, parfois plus sincère et fidèle, les traits familiers d’une personne célèbre, à laquelle un crayon souvent moins autorisé, mais plus sensible, a conservé plus de physionomie vraie, un aspect plus véridique et plus prenant.

J’en citerai volontiers pour exemple tel portrait, à Douai de Marceline Desbordes-Valmore, sans omettre cet œil étonnant, le sien, que son père, le peintre de panonceaux, avait, selon la mode du temps, fignolé au centre d’une guirlande de myosotis, avec tout le précieux léché d’une armoirie sur la portière d’un carrosse. Encore, à Versailles, certains portraits de Delphine Gay ou de Pauline Borghèse, ou—celui-là l’œuvre d’un maître,—ce singulier dessin récemment exhumé par M. de Nolhac, ce cadavre de Napoléon III, en uniforme, dans son cercueil placé debout, pour mieux poser devant le crayon de Carpeaux, qui retraçait l’impériale momie aux moustaches cirées piquant de droite et de gauche, telles que deux longues aiguilles, la ruche d’une garniture intérieure de cette bière.—C’est à Versailles aussi,—dans cette toile où cette fois encore, un peintre célèbre, M. Gérôme, a fait se dérouler la réception à Compiègne des ambassadeurs siamois,—ce portrait auquel il est sans doute donné de fixer pour l’avenir la cycniforme silhouette de celle qui fut l’impératrice Eugénie. Repliée en effet telle qu’un blanc cygne ceinturé, diadémé de perles comme le sont ces oiseaux dans le bronze empire, cette dame de beauté vantée qu’on demande en vain à de ses plus célèbres effigies, nous apparaît là, vraiment très enchanteresse, profilée sur l’eau sinueuse du velours bleu d’un manteau de cour. Et c’est, dans ce curieux makimono français, avec de rares roueries de dessin, des silhouettes contemporaines hiératisées, entre lesquelles, le duc de Cambacérès, tel qu’un bonapartiste Confucius, méditatif et debout sous son gazon linéamenté savamment. D’un maître encore, Eugène Delacroix, en certaine exhibition de la rue de Sèze, un bout d’esquisse, mais à quel point pénétrante et résurrectrice de Mme Sand, abritant, sous un rond chapeau d’amazone au voile de gaze, deux yeux ardents et veloutés, deux charbons cabochons d’un jais voluptueux et plein de flammes. Enfin, au musée de Tours, de faibles portraits de Balzac, trop voué à l’unique figuration de Boulanger qui l’enroba sous un froc de moine, nous donnent néanmoins à nous pencher sur ce miroir d’âme que sont les traits d’un visage, avec l’avidité d’y découvrir, dans l’œil, une autre arborisation d’agate, sur les lèvres, un plus explicite sourire.

C’est ainsi qu’après les magnifiques esquisses trop peu connues, bien que dix fois renouvelées par Barbey d’Aurevilly, ou de successifs et définitifs portraits plus poussés d’après le même modèle; après la saisissante étude d’un si beau style, de M. Léon Bloy, dans son brelan d’excommuniés, et les intéressants travaux de M. Charles Buet, se peut encore interroger, ainsi qu’une des sanguines ou sépias dont je parlais tout à l’heure, la présente incomplète ébauche dont le seul mérite est d’être surtout composée de traits épars dans l’œuvre et repris à cet Hello même, auquel il est temps de faire une place plus ample entre nos bibliothèques et nos musées, nos panthéons et voies triomphales.

Une lettre récemment éditée de Balzac à Mme Hanska nous a donné, du fait d’une de ces rétrospections qu’apprêtent les publications posthumes, de voir se projeter, moins comme un projet que sous forme d’une projection anticipée, le très net schéma de sa colossale comédie, alors ébauchée à peine, et réalisée depuis avec une ponctualité historiée, mais non sensiblement modifiée; en un mot, dans un écrivain encore presque juvénile, la futurition de l’écrivain plus tard très exactement accompli, mais dont ces fatidiques annonces, dès ses débuts, n’auraient pu que paraître outrecuidantes et infatuées à un Sainte-Beuve ou à un Taine. Balzac, et dans une confidence à une amie qui devait devenir sa femme, quelles que fussent la conviction de sa mission et la certitude de son génie, pouvait seul ainsi parler de lui-même. Qui sait ce qu’Ernest Hello aura plus discrètement confié à celle qui, par ses soins intelligents, eut une noble part dans son œuvre et, par conséquent, un rare mérite aux yeux de ceux que cette œuvre enchante et fortifie? L’humble orgueil du penseur puissant et original, de l’écrivain dont une stricte et neuve magnificence de style caractérise la manière et drape l’idée sans la voiler, ne se fût sans doute pas accommodé autant que Balzac d’un auto-panégyrique nominal; mais la rancœur du silence autour de ses travaux de forme souvent superbe, toujours généreux d’essence, et dont il avait cette juste opinion qu’ainsi qu’un ostensoir dont ils brandissaient le Dieu, ils méritaient de s’irradier sur les âmes en empourprant de leurs rayons le prêtre qu’il se sentait; ce sempiternel malaise, cette lancinante amertume des grands méconnus: le malentendu que crée autour d’eux leur propre fierté, dirai-je, rétractile devant la malice des envieux et la légèreté des faibles, nous permettent de penser qu’Hello ne refuserait pas de se reconnaître aujourd’hui dans le portrait dont nous détachons les lignes de son œuvre, pour le présenter à ceux en qui s’ignore le désir de le connaître et sommeille l’ardeur de l’admirer. «L’esprit, a-t-il écrit lui-même, c’est celui qui, percevant un homme grand et profond, le reconnaît parce qu’il l’a cherché, et l’aime parce qu’il l’a désiré.»

*
*  *

«Parmi ces vérités que le genre humain déserte et pour lesquels la conscience humaine a des surdités étranges, en voici une: la justice envers les vivants; il faut rendre justice aux vivants.

«Le genre humain aime les morts et n’aime pas les vivants. Quand un homme est vivant, sa grandeur est niée, oubliée, moquée par le fait même de son existence actuelle.

«Le genre humain attend sa mort pour s’apercevoir qu’il était grand. Ce crime invraisemblable et monstrueux est le fait habituel, presque universel de l’histoire humaine.

«Voici quelque chose de plus extraordinaire. Ce crime invraisemblable et monstrueux n’est pas remarqué de ceux qui le commettent.

«On se dit: «Oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh bien, la postérité lui rendra justice.»

«Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soif pendant sa vie...

«Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet homme supérieur a besoin de vous...

«Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faites passer, dans le seul moment où vous soyez chargé de lui!

«Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie, vous remettez sa gloire, vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abri de vos coups...

«Et vous oubliez que cet homme de génie que vous ne craignez pas d’enfouir dans la vie présente, sous le poids de votre oubli, vous oubliez que cet homme, avant d’être un homme de génie, est d’abord et principalement un homme.

«En tant qu’homme il est sujet à la souffrance. En tant qu’homme de génie, il est, mille fois plus que tous les autres hommes, sujet à la souffrance.

«En tant qu’homme de génie, il a une susceptibilité inouïe, peut-être maladive, certainement incommensurable à vos pensées.

«Et le fer dont sont armés vos petits bras font des blessures atroces dans une chair plus vivante, plus sensible que la vôtre; et les coups redoublés que vous frappez sur ces blessures béantes ont des cruautés exceptionnelles, et son sang, quand il a coulé, ne coule pas comme le sang d’un autre.

«Il coule avec des douleurs, avec des amertumes, avec des déchirements singuliers.

«Il se regarde couler, il se sent couler, et ce regard et ce sentiment ont des cruautés que vous ne soupçonnez pas[40]

[40] Les Plateaux de la balance.

Tels sont les premiers et principaux traits pour la terrible et dolente effigie de la victime sublime. Complétons-les de ceux qui suivent:

«Regardez les noms de ceux qui sont parvenus, non pas à la réputation, mais à la gloire: lisez leur histoire. Interrogez-les; ils vous répondront qu’ils ont usé, pour écarter la foule et se faire place, plus de force qu’il n’en fallait pour créer mille chefs-d’œuvre. Ils ont passé des heures, qui auraient pu être belles et fécondes, à subir le supplice de l’injustice sentie; ils ont dépensé le plus pur de leur sang dans une lutte extérieure et stérile qui arrêtait le travail fécond de l’art; le découragement leur a volé mille fois à eux et au monde leurs plus beaux transports, leurs plus jeunes ardeurs. Que d’heures qui auraient été des heures de génie, des heures de lumière, qui auraient rayonné dans le temps et dans l’espace, qui auraient produit des choses immortelles, ont été des heures stériles de tristesse et d’accablement! Or cela a peut-être été l’œuvre de la petite critique. Elle a pris pour tâche d’éteindre le feu sacré qu’elle était chargée d’entretenir. Puisse-t-elle être enterrée vive[41]

[41] L’Homme.

Et, pour rehausser encore ce tableau, le voici sublimé jusqu’à la comparaison christique. Ceci est une des belles pages mystiques d’Hello:

«Et pendant qu’il va en Égypte, il se souvient d’avoir cherché une place à l’hôtellerie et de ne pas l’avoir trouvée.

«Pas de place à l’hôtellerie!

«L’histoire du monde est dans ces trois mots; et l’éternité ne sera pas trop longue pour prendre et donner la mesure de ce qui est écrit dans ces mots: «Pas de place à l’hôtellerie.» Il y en avait pour les autres voyageurs. Il n’y en avait pas pour ceux-ci. La chose qui se donne à tous se refusait à Marie et à Joseph: et dans quelques minutes Jésus-Christ allait naître! L’attendu des nations frappe à la porte du monde, et il n’y a pas de place pour lui dans l’hôtellerie! Le Panthéon romain, cette hôtellerie des idoles, donnait place à trente mille démons prenant des noms qu’on croyait divins. Mais Rome ne donna pas place à Jésus-Christ dans son Panthéon. On eût dit qu’elle devinait que Jésus-Christ ne voulait pas de cette place et de ce partage.

«Plus on est insignifiant, plus on se case facilement. Celui qui porte une valeur humaine a plus de peine à se placer. Celui qui porte une chose étonnante et voisine de Dieu, plus de peine encore. Celui qui porte Dieu ne trouve pas de place. Il semble qu’on devine qu’il lui en faudrait une trop grande, et, si petit qu’il se fasse, il ne désarme pas l’instinct de ceux qui le repoussent. Il ne réussit pas à leur persuader qu’il ressemble aux autres hommes. Il a beau cacher sa grandeur, elle éclate malgré lui, et les portes se ferment, à son approche, instinctivement.

«L’enfant n’avait pas eu une crèche pour naître. La terre ne devait pas non plus lui donner une place sur elle pour mourir, elle devait, au bout de quelques années, le rejeter sur une croix.

«La planète fut comme l’hôtellerie; elle fut inhospitalière[42]

[42] Physionomies de saints.

En trois touches magistrales, aux puissants rehauts et d’un saisissant relief, voilà bien notre petit Christ humain, l’artiste vrai en proie aux épines des piqûres d’épingles, au clou du gros rire des ineptes, au fiel de la mauvaise foi des jaloux. Groupées autour du personnage central, les figures de ces soldats et de ces Judas peupleront naturellement le tableau, compléteront le terrestre calvaire.

Voici d’abord l’homme médiocre:

«Fussiez-vous le plus grand des hommes, il croira vous faire trop d’honneur en vous comparant à Marmontel, s’il vous a connu enfant. Il n’osera prendre l’initiative de rien. Ses admirations sont prudentes, ses enthousiasmes sont officiels. Il méprise ceux qui sont jeunes. Seulement, quand votre grandeur sera reconnue, il s’écriera: Je l’avais bien deviné! Mais il ne dira jamais devant l’aurore d’un homme encore ignoré: Voilà la gloire de l’avenir! Celui qui peut dire à un travailleur inconnu: Mon enfant, tu es un homme de génie, celui-là mérite l’immortalité qu’il promet.

«L’homme médiocre n’a qu’une passion, c’est la haine du beau. Peut-être répétera-t-il souvent une vérité banale sur un ton banal. Exprimez la même vérité avec splendeur, il vous maudira, car il aura rencontré son ennemi personnel.

«Ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est la chaleur.

«L’homme qui aime n’est jamais médiocre.

«L’homme médiocre, dans sa crainte des choses supérieures, dit qu’il estime avant tout le bon sens; mais il ne sait pas ce que c’est que le bon sens. Il entend par ce mot la négation de tout ce qui est grand.

«Le génie compte sur l’enthousiasme; il demande qu’on s’abandonne. L’homme médiocre ne s’abandonne jamais. Il est sans enthousiasme et sans pitié: ces deux choses vont toujours ensemble.

«Quand l’homme de génie est découragé et se croit près de mourir, l’homme médiocre le regarde avec satisfaction; il est bien aise de cette agonie; il dit: Je l’avais bien deviné; cet homme-là suivait une mauvaise voie; il avait trop de confiance en lui-même. Si l’homme de génie triomphe, l’homme médiocre, plein d’envie et de haine, lui opposera du moins les grands modèles classiques, comme il dit, les gens célèbres du siècle dernier, et tâchera de croire que l’avenir le vengera du présent.

«L’homme médiocre est beaucoup plus méchant qu’on ne le croit et qu’il ne le croit, parce que sa froideur voile sa méchanceté. Il ne s’emporte jamais. Au fond, il voudrait anéantir les races supérieures; il se venge de ne le pouvoir pas en les taquinant. Il fait de petites infamies qui, à force d’être petites, n’ont pas l’air d’être infâmes. Il pique avec des épingles et se réjouit quand le sang coule, tandis que l’assassin a peur, lui, du sang qu’il verse. L’homme médiocre, lui, n’a jamais peur. Il se sent appuyé sur la multitude de ceux qui lui ressemblent[43]

[43] L’Homme.

Puis, le Monde.

«Le monde s’étend aussi loin que la tiédeur de l’air. Là où l’air est chaud ou froid, le monde s’en va, scandalisé.

«La loi du monde est peut-être l’insignifiance. Si un homme vivant se trouve par accident dans le monde, il faut qu’il se fasse insignifiant, plus insignifiant même que les autres, parce qu’il est suspect. Pourvu qu’il efface toute vérité et toute lumière, il peut être supporté un moment. Mais comme l’essence des choses ne se trahit jamais longtemps, il viendra un moment où le monde, dans sa clairvoyance, se détournera, et, dans sa justice, se séparera.

«Ce regard-là, quand l’homme qui le possède sera revenu à Paris, regardera, en face du génie, la forme d’un chapeau, et, dans les œuvres du génie, comptera les virgules dans l’espérance qu’il en manque une[44]

[44] L’Homme.

Et pour brancher, comme il sied, l’arbre de cette humaine croix, de ses deux implicites rameaux chargés du vivant fruit de ses deux naturels acolytes, le critique vulgaire et le critique généreux représenteront ici le mauvais et le bon larron, aux côtés saignants du crucifié d’art.

La Petite critique:

«Ainsi fait une certaine critique. Elle se demande, pour vous juger, si vous avez quelque ressemblance apparente avec quelqu’un de ses vieux souvenirs.

«Offrez au critique vulgaire un chef-d’œuvre inconnu; il attendra votre avis avant d’oser donner le sien. Avant d’avoir une opinion, il consultera tous ses intérêts et le visage de tous ses amis. Ayant épuisé sa faveur sur les anciens, il n’a plus que raideur et indifférence pour ceux qui luttent, qui souffrent, qui ont besoin de courage.

«La critique doit commencer près de l’homme qui attend, le rôle de l’humanité, et préluder au concert que feront sur sa tombe ses descendants».

Et la glorification des rares prêtres et dignes ministres représentants de cette critique idéale finalement illustre et illumine la peinture de cette station sombre:

«Quant à ceux qui viennent au secours de ces grands malheureux, la gloire qu’ils méritent doit être aussi une gloire réservée, plus grande que la pensée, une gloire proportionnée à des choses sans proportions.

«Gloire étrange et magnifique!

«Soulever le couvercle qui pèse sur la tête des grands morts!

«Lever la pierre de leurs tombeaux! Inscrire son nom parmi les bienfaiteurs des bienfaiteurs de l’humanité! Consoler le regard et les ailes de l’aigle! S’entourer par avance des bénédictions de l’avenir. Prendre l’avance sur la postérité et dire déjà en actes ce qu’elle dira plus tard en paroles quand il ne sera plus temps! Le dire et le faire pendant qu’il est encore temps d’être bon et juste, n’est-ce pas réaliser le rêve des âmes généreuses?

«Vous qui encouragez le génie, vous êtes le père de cette sublime postérité.

«Vous qui découragez le génie, vous êtes homicide de toutes les âmes qui auront besoin de lui dans le présent et dans l’avenir.

«Vous égorgerez tous les aigles qui l’attendaient pour ouvrir leurs ailes; vous égorgerez toutes les colombes qui attendaient son souffle pour savoir de quel côté diriger leurs soupirs[45]

[45] Les Plateaux de la balance.

Et, pour fermoir de ce retable, cette mélancolique et magnanime citation du maître, que m’adressait récemment elle-même Mme Hello:

«La partialité pour les vaincus est la faiblesse des grandes âmes[46]

[46] Le portrait de l’Envieux, le chapitre sur la Réputation et la Gloire, la spirituelle Lettre d’un docteur à Christophe Colomb dans les Plateaux de la balance, puis les torrents de l’injustice avec certain tableau du faux esprit de famille, dans les paroles de Dieu, compléteront, pour un esprit intéressé et assidu, ce portrait-étude.

*
*  *

Une particularité de la manière d’Hello, qu’il lui donne tour à tour à caractériser telle ou telle des trois formes de son talent, polémiste, conteur ou plus exclusivement mystique, c’est une ressemblance aux mathématiques. La théorie de l’art pour l’art en est formellement exclue, et volontiers apparierait pour notre écrivain tout le dégoût indigné que pourrait offrir une boîte de fard à une sainte Thérèse. L’abomination de la désolation de ce style serait d’évoluer pour lui-même. C’est Hello qui écrira: «Le plus grand malheur qui puisse arriver au style, c’est de se faire admirer indépendamment de l’idée qu’il exprime.» La fioriture, c’est le péché, pourrait être un des commandements de son écritoire. Le modèle d’Hello, c’est Joseph de Maistre avec parfois, dans la phrase, comme un reflet de Lamennais. Son absolu opposé, c’est Chateaubriand. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré ce grand nom au cours de toute l’œuvre de l’écrivain de Kéroman, que le respect d’une même communion empêcha, sans doute, de formuler sur le maître de Combourg un jugement dont l’expression eût été curieuse à connaître[47]. Il y a, en effet, entre leurs deux églises toute la différence qui sépare une basilique romane d’une cathédrale de gothique flamboyant et fleuri.—Les questions chez l’auteur de l’Homme sont plutôt abordées sous forme de problème ou de théorème; et la phrase y procède volontiers par démonstration. Il y a toujours là quelque chose à prouver, une inconnue à dégager qui est une vérité à faire reluire. L’ardeur de la vérité qui enflamme Hello, non moins que saint Augustin, semble l’avertir du tort qu’ont fait au bien les manichéens de la pensée et de l’écriture. C’est presque par surprise, et alors avec tout l’irréfutable d’un ce qu’il fallait démontrer, qu’il voudrait faire éclater au-devant des résistances forcément démantelées les propriétés des divines grandeurs soudainement rendues calculables et mesurables. De là des vérités religieuses ou morales posées en manière d’équations dont les termes se doivent réduire successivement, pour à la fin se résoudre en le concluant aphorisme d’une transparente définition, d’un suprême axiome.

[47] Voir le P.-S. à la fin du volume.

«Celui qui vit est celui qui aime; il est réuni et réunit.—Celui qui ne vit pas, n’aime pas; il est séparé et il sépare» déduit et conclut Hello, en ses heures de pure démonstration psychique. Mais cette idée, dont le plus grand malheur de style serait de se faire admirer indépendamment d’elle, suffit souvent pour imprégner de poésie, comme à son insu, ce style si résolument châtié. Et cette lumière intérieure soudain attisée au point de pénétrer de clarté son enveloppe comme un albâtre ou comme un azyme, et de rayonner à travers elle sans la rompre, devient une lumineuse vérification de cette splendeur du vrai, sous les espèces de laquelle la beauté fut définie. C’est dans ces moments de mutuelle réverbération de forme et de pensée que notre écrivain nomme l’amour: «un repos laborieux»;—la photographie: «un miroir qui se souvient»,—et le romantisme: «l’acceptation musicale du désespoir organisé».—«La science est la paix des connaissances réconciliées»;—«les désirs sont des larmes intérieures; les larmes sont des désirs qui coulent par les yeux».

Voilà pour les définitions. Combien d’aphorismes çà et là s’expriment heureusement ou avec grandeur; «certaines paroles ridicules, dans le sens où on les dit, sont vraies dans le sens où on devrait les dire.»—«En général, celui qui veut copier l’élégance atteint la grossièreté.»—«Le plaisir énervant de s’attendrir sans activité prostitue les larmes de l’homme.»—«Notre chute a la forme renversée de notre grandeur possible.»

Le polémiste en Hello est beau de son intransigeance même. Le chicaner sur les excès de ses jugements serait le vouloir dépouiller d’une rigoureuse part de sa vertu. C’est qu’il ne juge pas avec son goût, mais bien avec son caractère. Tout ce qui ne saurait s’ajuster à son cadre, qui n’est autre que le cintre de l’ouverture du tabernacle, se voit impérieusement rejeter, s’assimile aux vendeurs du Temple, ou bien à quelque Héliodore qu’il y faut flageller, qu’il en faut bannir.

Voici de ces cinglants verdicts qui se peuvent ressortir au mot du vrai maître d’Hello, Joseph de Maistre, à propos de Voltaire: «Si quelqu’un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les œuvres de Ferney, Dieu ne l’aime pas.»

«Si ce méchant homme avait eu le sort qu’il méritait, ajoute Hello, je n’exhumerais pas ce nom ignoble; Voltaire serait ce qu’il doit être, un gamin oublié.»

«Le XVIIIe siècle n’a pas voulu mourir sans nous laisser son portrait. Ce portrait, c’est sa peinture. Si quelqu’un était tenté d’attribuer à ces mauvais collégiens la proportion des grands hommes, je crois que le portrait de ces collégiens peint par eux-mêmes pourrait le guérir de cette maladie. La peinture du XVIIIe siècle n’est pas seulement ridicule, elle est honteuse! Watteau, Boucher, Fragonard sont les enfants de cette société pourrie, et ces enfants sont des enfants terribles qui disent aux passants les secrets de leur mère. Toutes ces figures déshabillées et fardées ne sont pas seulement laides, elles sont dégoûtantes. Si au moins ces cadavres étaient verts, on les reconnaîtrait pour des cadavres; mais comme ils sont roses, on ne sait plus de quel nom les nommer.»

«Ovide, c’est le XVIIIe siècle anticipé; c’est une menace de versification capable de faire prévoir la Henriade

«Parmi les auteurs connus, quelques-uns sont tellement au-dessous de la critique, qu’elle ne peut, en les regardant, que s’étonner de les connaître: Horace est de ce nombre.»

«Il faut pardonner à Virgile l’Enéide, en faveur de la quatrième églogue et en faveur de quelques mots prononcés sur la campagne.»

L’outrance,—faut-il dire l’outrage?—qui aurait droit de choquer dans des critiques, acquiert celui de s’exercer dans des anathèmes.

La phrase suivante nous en développe le motif: «Que de gens savent par cœur Cornélius Népos, et, parfaitement édifiés sur le compte de Pélopidas et d’Atticus, n’ont pas un souvenir précis du rôle historique de saint Jean Chrysostome et de son attitude magnifique devant l’empire et devant l’empereur? C’est que le christianisme est là. C’est pourquoi les hommes se taisent et oublient. La proximité de Dieu se mesure à leur injustice.»

Hello se fait conteur comme il fut polémiste, pour la plus grande gloire de son mysticisme, qui est l’interne flamme ardente et rayonnante à travers toute son œuvre. Ainsi qu’il a permis à cette lampe de sanctuaire de se transformer aux vases incandescents qui circulent à l’entour des impieux Jérichos pour en anéantir les murailles; de même il la laisse ici s’atténuer aux proportions d’une lanterne pour flétrir un vice ou dépister un crime. Renforcer à la lentille de son foyer la séduction d’une vertu ou l’horreur d’une déformation, c’est la mission de chacun de ces contes extraordinaires, lesquels méritent ce titre, entre ceux mêmes d’Edgar Poë et de Villiers de l’Isle-Adam, qui ni l’un ni l’autre ne renieraient Ludovic, le suréminent Avare, que ceux de Plaute, de Molière et de Balzac sont contraints de reconnaître pour leur roi.

Mais le mystique pur est, dans Hello, le plus admirable. J’ai cité précédemment sa superbe paraphrase du texte évangélique: Non erat locus in diversorio. En voici une autre, entre beaucoup, qui ne lui cède point. Il s’agit de l’attente de l’Enfant-Dieu par Siméon et par Anne:

«Probablement les siècles écoulés passaient sous les yeux de Siméon et d’Anne, et leurs années continuaient ces siècles, et le désir creusait en eux des abîmes d’une profondeur inconnue, et le désir se multipliait par lui-même, et le désir actuel s’augmentait des désirs passés, et ils montaient sur la tête des siècles morts pour désirer de plus haut, et ils descendaient dans les abîmes qu’avaient autrefois creusés les désirs des anciens pour désirer plus profondément. Peut-être leur désir prit-il à la fin des proportions qui leur indiquèrent que le moment était venu. Siméon vint au Temple en Esprit. C’était un Esprit qui le conduisait. La lumière intérieure guidait ses pas.

«Un frémissement inconnu de ces deux âmes, qui pourtant connaissaient tant de choses, les secouait probablement d’une secousse pacifique et profonde qui augmentait leur sérénité. Pendant leur attente, le vieux monde romain avait fait des prodiges d’abomination. Les ambitions s’étaient heurtées contre les ambitions. La terre s’était inclinée sous le sceptre de César-Auguste.

«La terre ne s’était pas doutée que ce qui se passait d’important sur elle, c’était l’attente de ceux qui attendaient. La terre, étourdie par tous les bruits vagues et vains de ces guerres et de ces discordes, ne s’était pas aperçue qu’une chose importante se faisait à sa surface, c’était le silence de ceux qui attendaient dans les solennités profondes du désir. La terre ne savait pas ces choses; et si c’était à recommencer, elle ne les saurait pas mieux aujourd’hui. Elle les ignorerait de la même ignorance, elle les mépriserait du même mépris si on la forçait à les regarder. Je dis que ce silence était la chose qui se faisait, à son insu, sur sa surface.

«C’est qu’en effet ce silence était une action. Ce n’était pas un silence négatif, qui aurait consisté en une absence de paroles. C’était un silence positif, au-dessus de toute action.

«Pendant qu’Octave et Antoine se disputaient l’empire du monde, Siméon et Anne attendaient. Qui donc, parmi eux, qui donc agissait le plus? Anne la prophétesse parla du monde suprême, Siméon chanta. De quelle façon s’ouvrirent leurs bouches après un tel silence?

«Peut-être dans l’instant qui précéda l’explosion peut-être toute leur vie se présenta-t-elle à leurs yeux comme un point rapide et total, où cependant les désirs se distinguaient les uns des autres, où la succession de leurs désirs se présenta à eux dans sa longueur, dans sa profondeur; et peut-être tremblèrent-ils d’un tremblement inconnu durant le moment suprême qui arrivait. C’était donc à ce moment si court, si rapide, si fugitif que toutes les années de leur vie avaient tendu? C’était donc vers ce moment suprême que tant de moments avaient convergé? Et ce moment était venu.

«Peut-être les siècles qui avaient précédé leur naissance se dressaient-ils dans le lointain de leurs pensées, derrière les années de leur vie, étalant d’autres profondeurs plus antiques, à côté de profondeurs qu’ils avaient eux-mêmes creusées! Qui sait de quelle grandeur dut leur paraître leur prière, et toutes les prières précédentes et avoisinantes, si les choses se montrèrent à eux tout à coup dans leur ensemble!

«Car la succession de la vie nous cache notre œuvre totale. Mais si elle nous apparaissait tout à coup, elle nous étonnerait. Les détails nous cachent l’ensemble. Mais il y a des moments où le voile qui est devant notre regard tremble, comme s’il allait tout à coup se lever. Un résumé se fait, le résumé des discours, le résumé du silence. Et ce résumé s’explique par le mot Amen

C’est un des beaux morceaux mystiques d’Hello. Ils abondent dans l’œuvre, on peut le dire, tout entière mystique, et qui, je le répète, ne revêt parfois d’autres formes que pour envelopper le divin de cette nuée qui le rend accessible aux mortels. Mais, à toutes pages, des phrases translucides, comme illuminées de cette lumière intérieure qui guidait Siméon, et semblables à ces boules de feu qui rougeoyaient sur le front du prêtre au cours des messes miraculeuses, éclairent le texte: «La pureté du regard est la force qui lève le voile et permet d’entrevoir le monde invisible à travers le monde visible; la création a de ces délicatesses; elle ne livre pas ses secrets au premier venu.»—«La science, pour être vraie, doit porter la paix avec elle, parce qu’elle saisit les choses dans le lieu de l’unité.»—Et cette belle réflexion à propos de saint Joseph: «Quand je pense aux noms de ceux qui obéissaient, je ne sais pas de quelle voix cet ouvrier devait donner des ordres dans sa maison.»

Le volume Physionomies de Saints présente de façon personnelle un groupe de bienheureux choisis parmi les plus célèbres, comme entre les moins connus. C’est un jour nouveau que darde sur les premiers l’œil perçant et ingénieux d’Hello, qui s’applique à faire jaillir de leurs circonstances des traits négligés ou omis par des Vies des Saints scrupuleuses et timorées, maladroitement empressées à atténuer ou effacer d’un type le geste qui personnalise la «singularité qui lui était propre» selon l’expression de Joubert. Hello les leur restitue originalement, et c’est encore cette présentation plus sapide qui nous conquiert aux plus obscurs élus que ce nouveau bollandiste remet pour nous en sa lumière. Tel ce merveilleux saint Goar: «Après avoir prié, il se rendit au palais épiscopal; il paraît qu’il entra d’abord dans une antichambre où il voulut laisser sa chape; mais, ne sachant pas très bien à quoi l’accrocher, il l’accrocha à un rayon de soleil, et la chape resta suspendue aux yeux de tous les assistants. Voilà la scène étrange et simple que nous pouvons méditer à travers le temps et l’espace. Saint Goar, et c’est ici que sa simplicité a quelque chose à nous apprendre, saint Goar ne s’était pas aperçu de ce qu’il avait fait. Il avait accroché sa chape au premier objet venu, sans regarder. Il avait cru que c’était un bâton. Il se trouva que c’était un rayon de soleil. Mais il est bien permis de se tromper de cette manière-là.

«Quant aux déjeuners servis aux pèlerins, saint Goar déclara que c’était une erreur de placer la perfection tout entière dans le jeûne et l’abstinence, et que la miséricorde leur était infiniment préférable.»

Et ce prodigieux Joseph de Cupertino que ses compagnons appelaient Frère Ane, à cause de son extraordinaire stupidité, et qui semble devoir typiser dans l’hagiographie la compatibilité de la sainteté avec l’absolue simplicité d’esprit: «Les œuvres divines, conclut Hello, portent le caractère des oppositions résolues dans l’unité.»

«En effet, frère Ane volait dans l’air comme un oiseau. Il n’y a guère dans la vie des saints un autre exemple de la même faculté poussée aussi loin.»

Et il ajoute: «Tel fut saint Joseph. S’il n’avait pas existé, personne ne l’inventerait. Il est extraordinaire. Il n’y a guère de saints, dans les bollandistes, qui déroute plus que lui les habitudes humaines.»

Paroles de Dieu, dithyrambe chrétien des saintes lettres, adorent la physionomie des versets élus comme le précédent ouvrage redorait l’auréole des bienheureux choisis. D’ineffables paraphrases y sont modulées avec mystère et précision, familiarité et grandeur.

A l’œuvre mystique d’Hello se rattachent encore les traductions et publications de ce Ruysbrœck si admirable, depuis plus expressément traduit par M. Mæterlinck, qui les élucide d’une préface magistrale. Puis ces dévorantes visions et instructions d’Angèle de Foligno préludant par dix-huit chapitres qu’elle intitule dix-huit pas; contre-partie mystique des dix-neuf profanes baisers du Hollandais Second. «Moi, dit la bienheureuse, entrant dans la voie de la pénitence, je fis dix-huit pas avant de connaître l’imperfection de ma vie.» Un ancien manuscrit formule de même sur l’eucharistie quinze pensées qu’il compare à quinze dents. «La triburation des dents, explique-t-il, ce sont les profondes et aiguës méditations sur le sacrement lui-même.» Enfin, les œuvres choisies de Jeanne Chézard de Matel, fondatrice de l’ordre du Verbe incarné.

Les Plateaux de la balance représentent avec l’Homme (le plus célèbre des ouvrages d’Hello) et Philosophie et athéisme la partie plus spécialement critique et polémiste de son œuvre.

Une réflexion m’est souvent venue: la prévoyante nature qui prépare aussi, tels que d’ethnographiques saisons, les mouvements de l’ordre social, a l’air d’apprêter concurremment, pour y pourvoir à leur heure, une réserve d’esprits-agents congénères qu’elle dote de facultés similaires, propres à déterminer ou régir telle révolution ou telle croisade. Il semble, comme dans l’organisation d’un opéra ou d’un drame, que les rôles aient été distribués au moins en double afin que la représentation politique ou la cérémonie religieuse, l’artistique ou scientifique développement, ne puisse être pris au dépourvu ni compromis par une abstention ou une absence. Les idées sont alors comme atmosphériques; elles stagnent ou flottent dans l’air; et dans le même instant plusieurs cerveaux en sont réceptifs et véhicules à peu près dans la même forme, quand il est nécessaire que la chose soit dite à cette minute-là. Quelquefois le premier sujet disparaît ou abdique, et celui auquel incombait l’office de le suppléer en tire l’occasion de se manifester avec un éclat que le premier n’aurait peut-être pas atteint. Providentiels revirements, correctifs invisibles.

Hello et Veuillot me paraissent avoir offert un exemple de cette prédestination en double. Mais Veuillot ne s’est jamais effacé, précisément peut-être pour s’être senti presser par cette nécessité de ne pas céder la place à l’autre, devers lequel, après d’initiaux encouragements témoignés, son indifférence pourrait bien avoir été tout au moins prudence.

Au reste, le petit côté qui rend populaire et qui fait tache, selon l’expression de Baudelaire (il la faut toujours citer quand on s’attache à de ces méconnus), manquait à cet autre; et telle virulente trompette dont usait, pour faire respecter l’arche, le grand coryphée de l’Univers, n’était point à la portée de la bouche hautaine d’Hello, et lui eût toujours fait défaut pour réaliser de certaines réussites.

Les plus purs et plus durables succès de cette immortelle survie qu’est la gloire posthume lui seront, on a le droit de l’espérer, de moins en moins ménagés. Et lui-même, n’a-t-il pas mis plus d’amertume que de conviction dans cette plainte: «La justice des hommes ne l’atteindra ni pour la récompense ni pour le châtiment, à l’époque où vous la lui promettez.»

Car, pour le citer une dernière fois, on peut lui appliquer ce qu’il écrivait d’un de ses saints: «Voici un saint peu connu et qui réunit une foule de qualités propres à faire connaître un homme.»

Cet homme-là, c’est bien Ernest Hello, «cet homme—et j’aime à conclure par cet extrait d’une lettre que m’écrivait récemment sa veuve—cet écrivain qui fut une âme visible errante sur la terre; blessée, souffrante, énergique, courageuse, désolée, fidèle à l’éternelle beauté, à l’éternelle lumière dont elle avait gardé le souvenir.

«Sa parole, d’une brûlante tendresse, et le pardon qu’il savait accorder à ses plus cruels ennemis, donnaient à son discours je ne sais quelle saveur très vigoureuse, céleste et victorieuse, qu’il avait, de son éternelle patrie, apportée ici-bas!»


VII
A Octave Mirbeau.

UN SEUL GONCOURT


Il se flatte de tenir en main la balance.

Sainte-Beuve.

L’appropriation, l’adaptation, une certaine manière d’être adéquat à sa visée, à sa vision, à sa vie, n’est-ce pas la formule ensemble la plus succincte et la plus essentielle du relatif bonheur dont l’humanité semble susceptible? Certaines femmes, à l’aise dans leur beauté, quelques gymnastes, souples et assurés parmi le vol périlleux de leurs trapèzes, en font mouvoir de brillantes images. La disproportion, au contraire, est, à elle seule, une suffisante définition de la plus aigre forme du malheur. Fertile en hypocondrie et en spleen, elle engendre les atrabilaires et les mélancoliques, dont certaines chauves-souris

Victimes d’un malaise incurable et formel

ont naguère essayé la ténébreuse allégorie.

En littérature, les écrivains qui se contentent d’un succès public, tout comme ceux auxquels suffit une ésotérique renommée, s’accommodent également bien de ces deux formes opposées de la gloire. Mais il y en a d’autres, ceux dont l’œuvre, sans s’imposer à tous du seul droit de foudroyer, comme du Shakespeare ou de l’Hugo, offre à chacun le loisir d’exercer sa critique incompétente et incomplète, sa bégayante ou inepte glose, ses jugements superficiels et erronés dont les mauvaises humeurs et les mauvaises fois, alternées d’incurables incompréhensions, pour manifestes qu’elles soient, ou à cause de cela même, n’en dégagent pas moins quelque chose de délétère et de corrosif comme la chute continuelle sur un marbre, d’une goutte d’acide.

Qu’est-ce alors qu’elles opèrent sur ce délicat pétale de fleur rare en lequel se peut transformer l’impressionnabilité d’un sensitif artiste? Ceux-là, quel que puisse être le visage de leur désintéressement ou le masque de leur indifférence, ceux-là sont condamnés à vivre troublés, véritables eauton-timoroumenoi de notre civilisation, comme ils le furent de l’ancienne qui avait trouvé pour eux cette appellation typique: rongeurs d’eux-mêmes, et, par ailleurs, cette définition de leur nature: maxime facti sunt suspiciosi, semperque credunt calvier. (Sont faits particulièrement soupçonneux, et croient toujours être lésés.)

Goncourt, à qui je citais un jour ce texte et que j’y sentais intéressé, fut, avec et après son frère, un transcendantal exemple de cette loi d’asymétrie dont Gautier a révélé l’arcane et précisé la formule dans cette phrase finale de l’oraison funèbre de Jules: «Il y avait peut-être après tout là-dessous un chagrin secret. Il manquait à Jules de Goncourt, apprécié, fêté par les maîtres de l’esprit... eh! quoi? Le suffrage des imbéciles. On méprise et on éloigne le vulgaire. Mais s’il se le tient pour dit et ne revient pas, les plus fières natures en conçoivent des tristesses mortelles.»

*
*  *

C’est le propre des esprits pénétrants et illuminés de ne pas voir que juste, mais loin et pour longtemps, et d’édicter des verdicts qui non seulement n’ont point à s’amender, mais se fortifient et justifient, gardant toujours, avec le mérite de l’antériorité, une acuité où les autres n’atteindront plus, sans fin surprenante et nouvelle. Telle la suave et savoureuse page de Baudelaire que nous lisait l’autre jour, à Douai, M. Catulle Mendès, la révélant à beaucoup, la rappelant à plusieurs. Nulle, en effet, ne contiendra jamais, résumée, résorbée en des termes d’atmosphérique langueur et d’électrique résonnance, plus de l’âme universellement amoureuse de Desbordes-Valmore.

Ces rêveries d’avant-garde, les unes plus métaphysiques, d’autres biographiques seulement, jouent, dans l’édifice d’une réputation, le rôle des assises premières aux fondations des architectures.

Et le final groupement en triomphal portique, ou en édifiante chapelle, de leurs cultes posthumes, de leurs zélations d’outre-tombe, semble une littéraire transposition de ces constructions-mosaïques de la foi, de ces temples dont chaque pierre, hommage d’un fidèle guéri ou d’une ouaille lénifiée, porte le nom du donataire, érigeant ainsi vers le ciel et dans l’histoire une forêt, de reconnaissants piliers, une pyramide de chantantes sculptures.

Et ces pierres, comme celles de l’éphod, ont chacune leur part de symbolisme ardent, révélateur et mystérieux, sans que l’archivolte ou l’architrave, l’entablement ou le vousseau, le modillon ou le listel, aient plus de droit à notre piété et à nos laudes dans l’élan de notre foi et l’élancement de notre prière. Mais avec une ferveur, seule, plus reconnaissante pour cette pierre angulaire, base de l’église «au cintre surbaissé» où passent et pleurent les âmes.

Quels que soient l’intérêt apologétique de l’article de M. Rosny, la valeur historique et sentimentale des émouvantes pages de M. Daudet, dans lesquelles le respectueux avenir écoutera palpiter les dernières pulsations de l’illustre défunt, et qui sont la dalle même incisée et fleurie de son littéraire sépulcre—le subtil portrait contemporain de Gautier que je citais tout à l’heure, se peut, entre tous, dans l’exégèse de Goncourt, assimiler à l’une de ces pierres aux caractères originaux et prophétiques non démentis par les réalisations ultérieures.

On pourrait la récrire cette phrase initiale, et s’écrier encore, aujourd’hui, avec cette solennelle modification reconstitutive: «La voilà donc refaite, cette individualité double qu’on appelait familièrement les Goncourt»—et réunir enfin dans l’immortalité à ce premier arrivé dans la mort, ce grand et triste distancé «qui luttait à chaque pas, comme s’il eût eu les pieds embarrassés dans les plis du linceul fraternel», et dont leur ami Théo nous a éloquemment légué l’image dédoublée et désolée: «Edmond, dans sa stupeur tragique, avait l’air d’un spectre pétrifié, et la mort, qui ordinairement met un masque de beauté sereine sur les visages qu’elle touche, n’avait pu effacer des traits de Jules, si fins et si réguliers pourtant, une expression d’amer chagrin et de regret inconsolable. Il semblait avoir senti, à la minute suprême, qu’il n’avait pas le droit de s’en aller comme un autre, et qu’en mourant il commettrait presque un fratricide. Le mort, dans son cercueil, pleurait le vivant, le plus à plaindre des deux, à coup sûr.»

C’était—ainsi l’ont discrètement relevé ces frères Rosny, dont la prestigieuse dualité prend dans notre estime et dans cette Académie Goncourt elle-même la place qu’y laissent libre les deux fondateurs,—une immanquable occasion pour les échenilleurs de psychologie et les redresseurs d’histoire, d’infirmer de si indéfectibles signes. Et la sincérité de la fraternelle affection de cette «seule personne en deux volumes» ne pouvait guère être moins mise en doute que la maternelle ardeur d’une Sévigné, pour celle qu’elle appelait «ses petites entrailles».

Rangeons-les plutôt, ces admirables hyperesthésies du sentiment, parmi celles dont la nature vient au secours de l’art, usant des séparations et des absences, pour en frapper, comme de baguettes divines, les rochers des cœurs, d’où jaillissent alors de touchants raphidims de musique, de sublimes hippocrènes de poésie.

N’y aurait-il pas même à inaugurer, en ces questions, une curieuse étude de la responsabilité; et, puisqu’on remettait dernièrement en scène les torts d’une George Sand à l’égard d’un Musset ou d’un Chopin, à spécifier la part d’agent providentiel de la traîtrise amoureuse, en matière de fécondation artiste, et de fabrication.

Des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément?
*
*  *

Pour nous, c’est sous l’aspect de ce fraternel esseulement, avec cette pâleur de «spectre pétrifié» et de «fantôme réel», qu’il nous a été donné de connaître Edmond de Goncourt, «cette pâle figure du frère, qui semblait reflétée par une lueur de l’autre monde, et avait l’air, sous le soleil ardent, d’un clair de lune en plein jour».

Et c’est encore ainsi qu’il nous est apparu, la dernière fois que nous le vîmes, quinze jours avant sa mort, cet inoubliable après-midi, dont nous nous appliquons depuis à revivre les heures,—chez notre ami Octave Mirbeau, dans ce merveilleux jardin de Poissy, qui demeure pour nous sa prairie d’asphodèles.

Nous avions dû faire route ensemble vers cet amical dîner; et comme, retardé, je ne survenais que vers la fin du jour, il m’accueillait de cet affable geste de bienvenue dont il était peu prodigue, et duquel sa glorieuse aménité m’a souvent fait fête.—Et dans cette heure dont le détail nous revient et s’accuse avec une netteté consolante et cruelle, ce nous fut, entre botanistes orientés diversement, amoureux curieux et attendris des flores, cent occasions de nous extasier sur celles que notre éminent hôte horticulteur se plaît à hybrider savamment, groupant leurs contours dilatés et leurs couleurs exaspérées en une apothéose de cannas fulgurants et de dahlias inconnus, aux buissons ardents de pétales et de pétioles où les tournesols semblent flamboyer et tournoyer tels que des soleils d’artifice.

Je me souviens d’un delphinium bleu Wedgwood et mauve rosé que le grand jardinier du Calvaire avait distingué de mon nom, et dont le Maître admirait les fuseaux d’étoiles aux irisations légèrement candies. Il y avait encore des penstemons vineux, des tigridias au cœur ocellé, des phlox à l’odeur de gâteau, des glaïeuls aux tons de chairs d’un poisson cru, et des œillets des Alpes aux pétales échevelés comme des mèches roses. Enfin ce fut une station enthousiaste auprès d’une centaurée de Babylone. Goncourt découvrait, dans les godrons de cette géante tige d’un gris cendreux de bouillon blanc, un motif nouveau pour l’enguirlandement gaufré d’un trumeau ou la bordure tuyautée d’un cadre.

Oui, tel, et sous ses cheveux blancs que Gautier voyait «se décolorer et pâlir à mesure qu’on approchait du terme fatal et de la petite porte basse où se dit l’éternel adieu», nous admirâmes, ce jour, et notre mémoire évoque ce noble visage pour lequel une dame d’esprit vif avait trouvé cette définition humoriste: une perle noire dans de la dentelle.

Certes la façon qu’avait ce grand homme d’interpréter l’amitié, d’entendre la camaraderie, n’était pas du goût de plusieurs, qui ne savent point mettre au-dessus de la lésion de la sensibilité la curiosité du phénomène. Goncourt aurait en effet volontiers spécifié pontificalement (le pontificat n’étant pas pour déplaire à l’un des auteurs de Madame Gervaisais) une différence ex cathedrâ entre les sentiments professés et la forme qu’il leur donnait dans ce journal qui était pour lui sa cathèdre. L’importance historique qu’il attribuait à son jugement le contraignait, croyait-il, à des exécutions dont la mesure ne sera donnée que par l’intégrale publication ultérieure de ses manuscrits. «Et il dira tout!» prophétisait pathétiquement Claudius Popelin, qu’inquiétaient ces annales. C’est sur le compte d’un homme qu’il estimait, jusqu’à le comparer à son frère, qu’Edmond de Goncourt tenait cet authentique propos: «Je ne pourrais pourtant pas publier de mon vivant ce que j’ai écrit sur lui.» Voici un non moins pittoresque exemple: J’ai acheté à sa vente un pamphlet contre la princesse Mathilde qui était, dit-on, son amie, et que lui-même faisait profession d’apprécier. En ce cas, n’eût-il pas été naturel de détruire l’exemplaire venu entre ses mains du libelle comminatoire? Non, le volume a été gentiment relié par ses soins, et après avoir complaisamment détaillé à l’encre rouge sur le premier feuillet, de son écriture la plus coquette, le rôle calomnieux que le pamphlétaire attribue aux deux frères, il ajoute qu’on va jusqu’à faire de la chute d’Henriette Maréchal une défaite pour l’impérialisme. Et il signe.

Au reste, chacune de ces épigraphes si finement calligraphiées par lui en tête de chacun des livres de sa bibliothèque ne fixe-t-elle pas un trait de son caractère, le même, à vrai dire, souvent? Je citerai encore celle-ci, sur un exemplaire des Géorgiques: «Le seul livre de l’antiquité que je sente.»—Et plus bas, d’une autre encre, comme en repentir d’un ostracisme sévère: «Avec Tacite cependant.»

Quant à certaine attitude rigide et frigide, que beaucoup prenaient pour de la hauteur, mais qui n’en était pas toute,—et qui valut à cet amateur de génie de se voir houspillé jusqu’à la fin dans sa sensibilité nerveuse et surexcitée; et, par delà le tombeau, encore quelque peu chansonné de ces libelles et de ces placards dont il avait collectionné les ancêtres typographiques,—ne pourrait-on pas dire qu’elle lui vint, pour une part, avec de la timidité naturelle et un peu de gaucherie, de «ces pieds embarrassés dans un pli traînant de linceul»?—Et, pour l’autre, de ce sentiment conscient d’inadaptation dont je parlais au début de ces lignes, et qui, du fait d’un anankè fatal, d’un magnifique ad augusta per augusta, d’un pas de chance glorieux, continuait de faire lutter le grand sensitif refoulé, contre des achoppements contradictoires ou risibles tous issus du même malentendu qui, à l’origine, avait fait paraître, le 2 décembre, le premier volume des deux frères. Car, en ces dernières années, n’était-ce pas lui-même, le titulaire vénéré du banquet à lui offert par de fidèles adeptes, qui, dès la porte, repoussé par un impudent maître d’hôtel lui réclamant sa cotisation et sa carte, confessait, dans son journal, avoir vainement cherché, de retour en sa maison d’Auteuil, de quoi satisfaire un violent appétit tardif, étranglé par l’émotion durant tout le cours de l’agape confraternelle?

Et, le jour de ses funérailles, enfin, ne se serait-elle pas exclamée: «C’est bien ma veine!» l’ombre de ce doux irrité, en présence des travaux de voirie qui barraient les abords de sa Maison d’un Artiste? Lui, que (malgré les coins pieux des illustres amis dont il était l’hôte) l’éloignement de sa demeure et la soudaineté de sa fin privaient d’être enseveli dans ce deuxième drap dont son frère avait emporté le premier et dépareillé la paire,—ce linceul dont le pli traînant avait, toute sa vie, embarrassé la marche du survivant;—lui qui ne fut pas, en outre, tout à fait exempt de ces habillements funèbres dont la «coquetterie posthume» lui déplaisait et desquels la crainte lui avait fait, plusieurs fois, répéter d’un de ces pittoresques dires qui lui étaient familiers: «Je ne veux pourtant pas me présenter devant le bon Dieu, habillé comme un Polichinelle!»


VIII
A Madame Polovtzow.

TOLSTOI ESTHÉTICIEN


On me demande mon avis sur le récent opuscule de Tolstoï, intitulé: Qu’Est-ce que l’art?—sous le prétexte vaniteux que mon nom figure dans cet écrit. Et je l’y découvre en effet, dans le voisinage rassurant de mon éminent ami Georges Rodenbach. Interrogé sur l’œuvre d’un poète, Edmond de Goncourt donna une fois cet exemple peu commun d’un refus d’ingérence: «Comment voulez-vous, fit-il, que je vous réponde là-dessus, moi qui ne sais même pas quand un vers est sur ses pattes? Je me donnerai donc bien de garde de ne pas me régler sur un si prudent conseil de tact en une question d’Esthétique transcendantale, où le maître de Yasnaïa Poliana fait évoluer avec leurs citations tant d’experts dialecticiens, sans se donner pour satisfait de leurs définitions et de leurs textes. Je remarquerai seulement qu’après avoir glissé sur les dix leçons de Taine, il cite le Sar Peladan, mais ne nomme ni Prud’hon ni Ruskin.

Cependant, puisque l’illustre auteur de Michaïl qui serait sans doute étonné d’apprendre combien sont peu symbolistes les vers dont j’ai interprété cette œuvre de lui, délicatement sublime, me fait l’honneur de me nommer même confusément, je me permettrai, sur ce propos de son dernier-né, quelques réflexions moins nébuleuses.

«Toute la création est mangeante et mangée, écrit Hugo; les proies s’entremordent.»—Donc avant de dévorer tant d’esthéticiens pour nous les nommer pêle-mêle, Tolstoï esthéticien s’était vu lui-même dévoré par Nordau esthéticien, faute à ce grand romancier et à ce physiologue considérable d’avoir pratiqué le conseil de Goncourt.

Relisez ce passage de Nordau sur Tolstoï, en remplaçant le mot science par le mot art, et vous serez surpris de la part d’un artiste ayant donné de si authentiques preuves—de l’application qui se peut faire de ce jugement, au livre qui nous occupe: «La science véritable n’a pas besoin d’être défendue contre des attaques de ce genre. L’imputation de mauvaise foi ne serait pas de mise à l’égard de Tolstoï. Il croit ce qu’il dit. Mais ses plaintes et ses railleries sont en tout cas enfantines. Il parle de la science comme un aveugle parle des couleurs. Il n’a visiblement aucun soupçon de sa nature, de sa tâche, de ses méthodes et des objets dont elle s’occupe.»—Je le répète, appliqué à l’art, et dans le cas présent, le passage n’est pas moins vrai—et combien plus curieusement du fait de ce grand artiste! Et c’est encore la phrase de M. de Vogüé qui nous servira d’explication pour cette anomalie: «Ces phénomènes qui lui offrent un terrain si sûr quand il les étudie isolés, il en veut connaître les rapports généraux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux causes inaccessibles. Alors ce regard si clair s’obscurcit, l’intrépide explorateur perd pied, il tombe dans l’abîme des contradictions philosophiques: en lui, autour de lui, il ne sent que le néant et la nuit.»

C’est que, selon le dire lumineux de Taine: «Parmi les œuvres humaines, l’œuvre d’art semble la plus fortuite; tout cela est spontané, libre et, en apparence, aussi capricieux que le vent qui souffle. Néanmoins, comme le vent qui souffle, tout cède à des conditions précises et à des lois fixes; il serait utile de les démêler.»—Or, par une catégorique répartition d’attributions, il ne semble pas toujours que le producteur de l’objet d’art ait particulière qualité pour raisonner de son essence. C’est alors que ce regard si clair s’obscurcit, que l’explorateur perd pied, et qu’en lui, autour de lui il ne sent que le néant et la nuit. Permanente vérification de cette instruction de l’apôtre sur la nécessité pour chacun d’une haute et sereine conscience de sa vocation. Les uns ont le don des langues, les autres, le don de les interpréter.

Certes, loin de moi de m’élever contre le labeur humain, voire assidu, opiniâtre, constant, indispensable à la technique de l’art pratiqué; mais pour son aboutissement mystérieux, génial et vraiment divin, l’Art a ceci de précisément constitutif de sa nature, qu’il est presque nécessaire de n’y plus penser pour l’accomplir: «Je l’ai fait sans presque y songer» le vers de Musset peut être un impertinent badinage d’écolier, en même temps que le résumé conscient de ce qu’il faut d’oubli de soi au savoir pour reconquérir la grâce. C’est ce que nous représente l’immortelle maxime d’Okousaï, s’apercevant après la production de son inimitable Mangua qu’il n’a par elle appris que le secret d’apprendre; et ce secret qu’il ne nous livre pas (et qui nous apparaît aussi triomphalement à Haarlem dans l’examen des derniers Franz Hals),—et bien notamment dans toute l’œuvre de Whistler, c’est l’art de ne pas tout dire, le secret de ce qu’il faut paraître avoir oublié. Mais avant ce suréminent degré de perfection, plus souvent pourtant grâce à lui, l’art peut émaner et rayonner de ce que l’artiste a tenu pour un embryon, pour une ébauche; pourvu qu’il ait simplement, sincèrement, chaleureusement tenté de lui infuser un peu de son respect pour lui et de son amour.

Sollicité un jour de donner une définition de l’œuvre d’art, il ne me déplaît pas d’avoir répondu: L’œuvre d’art, c’est l’amour ayant autre chose que lui-même pour objet. Le chemin de l’art, c’est (je le répète, sans préjudice de la technique, mais quant à son aboutissant divin) ce sentier du conte de Fées dont on ne pouvait rencontrer l’accès qu’à la condition de ne le plus chercher.

L’art c’est le dieu dont la vision directe serait foudroyante et qui se voile d’ombre pour dicter ses lois. Et plus tendrement, c’est Eurydice qu’Orphée ne saurait reconquérir qu’à la condition de ne la point revoir avant l’expiration de l’épreuve. Moïse-Orphée-Tolstoï a voulu voir Dieu et considérer Eurydice, que dis-je? les dévisager, au cours même de son inspiration et de son chant: c’est pourquoi, pour cette fois, Dieu s’est abstenu et Eurydice a fui, désenchantée.

Je me suis laissé dire, par notre chère et véridique Judith Gautier, le jour où je l’ai le moins écoutée, qu’elle-même et son ingénieux père, qui en voulait à Stendhal de manquer de style, se seraient concertés pour organiser (saint Orphée me passe l’expression) à propos du livre: l’Amour, de Beyle, cette scie, en forme de canon, laquelle ne serait peut-être pas sans s’appliquer plus exactement à l’opuscule de Tolstoï: «L’as-tu lu?—Oui.—L’as-tu compris?—Non.—Moi non plus. Recommençons.» Et après un temps:—«L’as-tu relu?—Oui.—L’as-tu compris?—Non.—Moi non plus. Recommençons!»

Hugo a, dans quelque poème, amplement paraphrasé la prépondérance du libelle spirituel par-dessus le pédant infortiat. Quelle que puisse être sa prétention au libelle, cet infortiat-là c’est le pédant opuscule de Tolstoï. Et ce libelle délicat et délicieux qui le vainc et le nargue, profond sous sa désinvolture sémillante, c’est le Ten o’clock de Whistler, malicieux, subtil et par places sublime catéchisme d’art dont Tolstoï n’a point parlé, et où l’on voit, sur la fin, l’art, coquine cruelle, fuir les pédants, pour rejoindre ses préférés, ses amants de cœur (desquels il est, l’admirable Whistler) «indifférente à tout, dans sa camaraderie avec eux, excepté à leur vertu d’affinement.»

Les Orientaux ont, en leurs poèmes, une jolie façon de multiplier les charmes, les pouvoirs, les mérites de l’amant. Ils parlent de lui au pluriel, et au lieu de: il aime, il va venir, écrivent: ils vont venir, ils aiment.

La coquine cruelle de Whistler, nous offre un similaire artifice de langage. C’est faire de l’art une Galathée, toujours en fuite vers les saules, mais en posture assez alléchante pour s’offrir au plus digne de la saisir. Sed cupit ante videri.—C’est donc avec l’illustre portraitiste de Lady Campbell,—et j’ai le bonheur de pouvoir dire: le mien, que nous nous insurgeons contre la théorie apologétique du chef-d’œuvre accessible à tous. Ne serait-ce pas faire par trop voisiner Eschyle et Shakspeare avec M. Georges Ohnet. Le Prométhée enchaîné et le Roi Lear avec le Maître de Forges?—C’est aussi avec Baudelaire, à l’autorité d’ailleurs récusée par l’auteur du Qu’est-ce que l’art? que nous nous faisons gloire de proclamer que «les affaires d’art ne se traitent qu’entre aristocrates, et que c’est la rareté des élus qui fait le paradis».

Enfin, c’est à un ironiste mot de Madame Forain que nous laisserons de formuler sur la question un jugement en apparence léger, caractéristique en tout cas. Comme on s’étonnait devant elle de ce titre de questionnaire pédant banalement interrogatif: Qu’est-ce que l’art?—«Oui, s’exclama notre humoriste amie, bien un titre trouvé par un riche qui fait sa chaussure lui-même


IX
A André de Saint-Phalle.

LE GRAND OISEAU
(Léonard de Vinci)


Pour voir si le Mont Blanc ou quelque autre bas-fond
Ne vient pas heurter sa carène.
(Victor Hugo.)

Il est parlé dans l’apocalypse d’un ange qui, descendant du ciel un petit livre à la main, posait un pied sur la mer, l’autre sur la terre.—«Allez prendre le petit livre!» criait une voix. «Prenez-le et dévorez-le—confirmait l’ange—dans votre bouche, il sera doux comme du miel.»—«Je pris donc le petit livre et le dévorai, ajoute l’apôtre, et dans ma bouche il fut doux comme du miel...»

Saint Jean ayant dévoré le petit livre, nul vraisemblablement ne connaîtra, dans le temps, ce que le petit livre enfermait. Cependant, il viendrait à se découvrir que ledit petit livre n’était autre qu’un prototype du Cahier sur le vol des oiseaux, de Léonard de Vinci, que nous n’aurions vraiment pas trop lieu d’en être surpris.

Rien de plus mystérieux, en effet, que ce mince cahier à la couverture d’un grain de massepain et d’un ton de plaisir dont la typographie viennoise nous offre un fac-simile extraordinaire. Ce cahier de trente pages, mentionné pour la première fois en 1637, envoyé à Paris par Bonaparte en 1796, volé à la bibliothèque de l’Institut avant 1848, racheté à Florence en 1867 par le comte Manzoni, puis finalement, en 1888, par M. Sabachnikoff. Trente pages, dont les péripéties reportent à cette légende du Sancy, moins précieux diamant dont les hasards de la guerre allaient jusqu’à le faire extraire des entrailles du serviteur exhumé qui, lors du péril, l’avait avalé pour le conserver à son maître.

Admirable matière à faire réfléchir sur les entraves aux inventions et sur les vicissitudes de la gloire, que l’histoire de ce manuscrit, une première fois dérobé aux héritiers de Melzi, l’élève et le légataire de Léonard, puis rapporté, dix-sept ans après, au chef de la dite maison Melzi qui l’abandonnait au restituteur, en s’étonnant seulement «qu’il eût pris cette peine!»

Or, ayant moi-même goûté au petit livre, je le trouvai d’abord un peu amer, contrairement à l’apôtre; ensuite doux comme le miel.

*
*  *

Les quelques mesures pour rien par où débute le fascicule pourraient bien avoir, volontairement ou fortuitement (un subtil penseur a écrit: «Ses paroles, quoique vraies, ne pénétraient pas son esprit,»), une signification allégorique sous leur apparence accidentelle, épisodique et désintéressée. Elles enveloppent et protègent le sujet comme d’une gangue arcane et symbolique. Il y est traité de l’art d’empreindre les médailles: celle qui allait sortir de ce moule était bien curieusement frappée. On y indique ensuite la façon de piler le diamant en l’enveloppant dans du plomb. Encore on pourrait croire, un mythe de l’opération qui va pulvériser, dans les pages qui suivent, un si incroyable secret, par bribes comme intentionnellement embrouillées et disjointes, pour ne le livrer au monde qu’abrité du voile d’énigme qui, seul, permet d’en soutenir le fulgurant éclat; en laissant—comme dans le Scarabée d’or—la découverte et l’usage

Dieu cacha, l’homme trouva.

à celui qui saura reconstituer le diamant gravé de telle recette surnaturelle et de cette trouvaille absolue qui, assimilant les hommes aux oiseaux, est bien voisine d’en faire des anges.

Suivent les moyens de faire «une belle couleur azur» et «un beau rouge», nuances du ciel et du couchant parmi lesquelles notre humanité volatilisée va pouvoir s’ébattre, faire des coupes et des brasses.

Puis l’ouverture prélude, magistrale et sérieuse: «La science instrumentale ou machinale est très noble, et par-dessus toutes les autres très utile, attendu que, par son moyen, tous les corps animés, qui ont mouvement, font toutes leurs opérations...»

La figure 23 seulement commence à distiller le miel et dissiper le mystère. De la forme et de la grandeur d’un timbre-poste, elle représente sommairement mais expressivement un homme ceinturé d’un appareil assez semblable à celui dont les campagnards occupés emprisonnent prudemment leurs marmots pour leur apprendre à se mouvoir et à marcher en même temps qu’il les garantit des chutes. Soutenus sous les aisselles dans cette armature roulante, ils y sont maintenus debout, oscillant de-ci de-là.

Voici le commentaire de cette vingt-troisième figure: «l’Homme dans les volatiles—notez cette désignation—a à rester libre de la ceinture en haut, pour pouvoir s’équilibrer, comme il fait dans une barque, afin que le centre de sa gravité et de l’instrument se puisse équilibrer et se changer, où nécessité le demande, au changement du centre de sa résistance.» Et dès lors nous voyons, à n’en pas douter, que, sous l’apparente modestie de son titre d’histoire naturelle, le Codice ne traite de rien moins que du vol des oiseaux humains; en un mot, du droit de volitation de notre pesante espèce, que voici retrouvé, dérobé aux méconnaissances et aux spoliations par un essaim de laborieux complices de ce Léonard-Prométhée—nous dotant cette fois de l’éther.

Dieu l’a prise du doigt pour la conduire au port, cette bouteille à la mer, qui contenait l’espace! Et nous n’avons plus qu’à proclamer dans l’attente d’une mise en œuvre définitive de ces préceptes surhumains par quelque Nadar-Edison de la mécanique aérostatique ce vœu enfin comblé du poète des hirondelles:

Des ailes! des ailes! des ailes!
Comme dans le chant de Ruckert,
Pour voler là-bas avec elles
Au soleil d’or, au printemps vert!
*
*  *

Viennent des conseils pratiques, scientifiques, détaillés à L’Homme dans les volatiles; des avis—entremêlés de discussions avec L’Adversaire—réglés sur l’exemple des oiseaux, l’inspection expérimentale de leurs instincts, l’examen de leur industrie, pour diriger fraternellement Adam au milieu des espaces, apprendre à Deucalion à se conduire, se maintenir et comporter à travers les nues. Parfois on dirait qu’il ne s’agit que d’une étude naturaliste du vol même des Légers navigateurs du vent, selon la jolie expression de Mme Valmore: «Toujours le mouvement de l’oiseau doit être au-dessus des nuages, afin que l’aile ne se mouille pas, et pour découvrir plus de pays, et pour fuir le péril de la révolution des vents parmi les gorges des monts, lesquels sont toujours pleins de tourbillons et tournants de vents.»—Mais ce n’est qu’une similitude et un tremplin pour s’élever à la déduction, au direct conseil. Et l’alinéa conclut ainsi: «Et outre cela, si l’oiseau se tournait sens dessus dessus, tu as un large temps pour le retourner en contraire, avec les ordres déjà donnés, avant qu’il retombe à terre.»—Plus loin: «A b c d sont quatre nerfs de dessus, pour élever l’aile... bien qu’un seul de cuir tanné, gros et large, pût par aventure suffire; mais pourtant, à la fin, nous nous en remettrons à l’expérience!»

En somme, tout ce qu’il faut pour planer, strictement déduit, démonté, démontré réellement par A plus B en techniques propos qu’il semble vraiment n’y avoir plus qu’à approprier, adapter, exécuter, mettre en fonctionnement aérien, en exercice supraterrestre, en circulation interplanétaire.

Mais soudainement l’éducateur Icarien s’interrompt, comme sous le heurt préventif et irrévérencieux de la stupide incrédulité coupant la parole au spéculateur des oiseaux, suivant son propre terme, au milieu de ses spéculations sublimes. Et Léonard interjette ce rappel à l’ordre admirable: «Et la menterie est de tant de mépris que si elle disait de bien grandes choses de Dieu, elle ôte de la grâce à sa déité; et la vérité est de tant d’excellence que si elle louait des choses minimes, elles se font nobles.

(En marge.) «Mais toi qui vis de songes, il te plaît plus les raisons sophistiques et coquineries des hâbleurs dans les choses grandes et incertaines, que de certaines naturelles, et non de si grande hauteur.»

Puis tout aussitôt après, dis-je, ce rappel à l’ordre, au sérieux, à la question, nous reprenons le fil des démonstrations matérielles éthéréennes. «On te rappelle (au spéculateur des oiseaux) à l’auditeur écolier sans doute absent et irréel, mais docile et attentif dans l’avenir, et suscité par le vouloir impérieux du maître voyant qui le prémunit ici contre l’erreur d’Icare; on te rappelle comment ton oiseau ne doit pas imiter autre chose que la chauve-souris, à cause de ce que les membranes sont une armure ou liaison aux armures, c’est-à-dire maîtresse des ailes.»

La chute est encore soigneusement prévue et prévenue, dirai-je aménagée, à l’aide de certaines outres, grâce auxquelles «l’homme tombant de six brasses de hauteur ne se fera pas de mal, tombant tant dans l’eau que sur la terre...» Et la prise à partie dans ces termes libres et précis: «Si tu tombes, de l’outre double que tu tiens sotto il culo, fais que tu frappes avec elle la terre.»

Mais ladite outre en forme de patenôtres nous fait rebondir bien haut, toujours plus près du zénith, avec cet aveu in margine, comme incidemment échappé, au cours de la démonstration, et pareil à la friandise qui incite l’enfant à poursuivre une aride étude: «La ruine de tels instruments...», nous disait tout à l’heure Vinci, mais l’usage de tels instruments?...—Le voici, l’usage: «On portera de la neige, l’été, dans les lieux chauds, prise aux hautes cimes des monts, et on la laissera tomber dans les fêtes des places, au temps de l’été.» Révélations dont la simplicité de son émission n’a d’égale que son envergure. Les voilà ces «certaines choses naturelles, non de si grande hauteur», que tout à l’heure nous promettait le maître.

La neige en ces vergers lui semble obligatoire,
Pour en jouir, l’été...

Il est donc accompli, ce souhait des Héliogabales. Et ne voit-on pas que volontiers Léonard rééditerait ici son stupéfiant: «mais pourtant à la fin, nous nous en remettrons à l’expérience

Plus haut, plus haut encore!—Et en effet, nous atteignons le sublime en ce couronnement ineffable: «Le grand oiseau prendra le premier vol sur le dos de son grand cygne, et emplissant l’univers de stupeur, emplissant de sa renommée toutes les écritures, et gloire éternelle au nid où il naquit!»

Puis, comme pour refermer la gangue où gisait et luisait le métal de la médaille, refondre le plomb qui contenait le diamant pilé, la retombée sur la Terre du grand oiseau, avec et de par le lest de deux ou trois réflexions tout ordinaires, banales et bien humaines: «mardi soir, au jour 14 d’avril, Laurent vint demeurer avec moi: il dit être de l’âge de 17 ans... au jour 15 dudit avril, j’eus 25 écus d’or du camerlingue de Sainte-Marie-Neuve.»

Telle est l’histoire du grand oiseau. Oui, gloire éternelle au nid où il naquit!


X
A Antonio de la Gandara.

LE VOYANT
(William Blake)


Un des plus merveilleux sujets de rêverie pour le contemplatif accoudé sur le pont des âges, à regarder couler, précipitées ou alenties, les ondes des jours, charriant les succès rapides, les gloires entravées, les oublis prématurés, les injustes abandons, c’est, parmi tant de flots directs et légers qui vont chantant leur cours facile, l’incompréhensible arrêt de certaines vagues, lesquelles semblent n’avancer point, comme attachées à quelque récif invisible avec le pétale qu’elles enferment ou la perle qu’elles roulent. Quel courant détourné, quel jet de pierre du rivage, peut-être quel ricochet d’enfant doit rendre enfin libre la vague prisonnière, avec ses déchets et ses trésors, l’œuvre captive, avec ses beautés et ses tares? Et cela, qu’il s’agisse d’un vivant ou d’un mort (car, s’il est des morts qu’il faut qu’on tue, il y a aussi des vivants qu’il faut qu’on ressuscite), d’un prophète longtemps méconnu dans son pays ou d’une renommée parfaite au delà des monts ou des eaux, et qui tarde indéfiniment à les franchir pour rayonner en deçà quand d’autres réputations des mêmes bords s’accréditent au hasard d’une chronique ou d’un bavardage.

Quelque chose de ce mystère flottait pour moi, il y a tantôt dix ans, sur les noms de Rossetti (dont rien n’a encore été exposé en France), de Watts, dès lors représenté, salle Petit, par un portrait d’Algernon Charles Swinburne, accompagné de fulgurantes esquisses, de Burne Jones enfin, dont, en ce temps-là, une seule toile, Merlin et Viviane, nous avait été exhibée, en 1878, au Palais des Beaux-Arts.

C’est en 1884 que le désir de voir de près certains fomentateurs et des éléments de ce mouvement esthétique préraphaëlite me menait à Londres, chez M. Burne Jones lui-même, et dans les salons qui contenaient de ses œuvres et de celles de ses devanciers; puis dans les boutiques où pullulaient les créations ingénieuses ou caricaturales dues à cette renaissance, agonisante déjà.

La comédie satirique de Patience, la mise en circulation et en vente de la fameuse et curieuse théière représentant un esthète et une esthète, dos à dos, avec leur double bras accolé pour goulot et pour anse, leur tournesol et leur arum respectifs, à la boutonnière et au sein, et cette épigraphe: «Fearfull consequences through the laws of natural selection and evolution of living up to ones Teapot»—c’étaient les coups légers sous lesquels avaient succombé sans doute les moins intéressants des disciples de M. Wilde. On n’en voyait plus errer qu’un petit nombre à Rotten Row, convaincus et résignés, victimés et falots sous des atours jonquille ou vert saule. Des thés en recélaient encore. Mais ce n’était déjà plus le temps où des groupes silencieux en défroque Henri VIII arboraient dans le salon de Sir Frederick Leighton des plumes de paon moins facétieuses que celles de nos fêtes foraines.

Pourtant le bon grain de la doctrine germait toujours chez M. William Morris, le poète-décorateur socialiste, sous la très haute et très mystique direction du grand maître Burne Jones.

Ce fut pour moi un bel après-midi, dont la mémoire me reste enchanteresse et fleurie, ce jour de notre visite sous la gracieuse conduite du célèbre préraphaëlite (qui avait tenu à nous mener là et s’était installé en guide sur le siège de notre landau) à l’abbaye-phalanstère où M. Morris, loge des familles d’ouvriers qu’il emploie à la féerique fabrication de ses rêveuses tentures, inextricables fouillis de branchages symétriques, derrière lesquels il semble que la Belle au Bois dormant sommeille; à ses toiles chimériques, à ses damas changeants, le tout diapré d’un décor ensemble médiéval et moderne, dont on dirait que le pollen fut soufflé par les fleurs de la robe de Primavera, avec tous les gazons de Botticelli, compliqués de ceux de la Dame à la licorne, entre lesquels le chèvrefeuille domine; le chèvrefeuille, la fleur de la passion de maître Morris, au point qu’elle le dénomme à travers le monde, et que, si vous devez télégraphier à cet ornemaniste, il vous suffira réellement d’adresser ainsi votre dépêche: Honeysuckle, London.

Quant à M. Whistler, l’illustre et admirable maître américain désormais installé parmi nous, il n’y a point lieu de le mêler à l’histoire de cette réforme à laquelle ne le rattachent que son amour délicat de la japonaiserie distinguée avant l’invasion du bibelot barbare, et l’éclaircissement de tout le fuligineux mobilier anglais de par quelques-unes de ses décorations lumineuses, et notamment son emploi du jaune pâle, du blanc ou du bleu turquoise dans l’ameublement et la tapisserie.

Toutes ces choses nous sont devenues depuis, familières et banales, bien moins par la grâce d’une démonstration savante et documentée, que du fait d’une mode et de la terminologie courante de certains enthousiasmes de confiance et à grand renfort de photographies qui n’allèrent point jusqu’à traverser le détroit pour admirer de visu, sur place, les objets inconnus de leur culte et les vagues sujets de leurs gloses. Partisans, voire prêtres de la religion nouvelle, rien que pour avoir communié des bonbons de Fuller sur des coussins de Liberty et Compagnie.

C’est ainsi que, dix ans après que nous eussions pensé:

Sans doute il est bien tard pour parler encor d’elle,

il a fallu, l’an dernier, l’élégante effraction d’une porte ouverte par une brillante jeune dame-auteur pour révéler à beaucoup de Parisiens l’existence de Burne Jones que plusieurs, à vrai dire, ne différencient pas encore très bien de John Burns. Et pour la première fois seulement la question technique va être abordée d’une façon analytique et synthétique à la fois, par M. Gabriel Mourey, dans son ouvrage annoncé et attendu: l’École préraphaëlite anglaise, qui va nous déduire de lady Lilith et de la damoiselle Bénie les cuivres de Benson et les faïences de Morgan.

Ces deux derniers lustres, dans le même temps que s’opérait chez nous cette lente infiltration de Watts (l’Espérance et quelques autres belles et pensives toiles bleues en 89), de Burne Jones la même année, avec son King Cophetua, son chef-d’œuvre, inspiré des deux toiles de Melozzo da Forli, de la National Gallery; avec ses deux panneaux et son portrait d’enfant de l’an passé, de purs dessins, et, enfin, cette aquarelle rendue malencontreusement célèbre, jusqu’à l’extinction! par une mésaventure photographique—dans le même temps, dis-je, des traductions nous étaient offertes de plusieurs poètes anglais: Shelley—si tard après Byron! un volume de Swinburne, par M. Mourey, la Maison de vie de Rossetti par Mme Couve. Mais Keats, le délicieux Keats s’attarde. C’est ainsi que Walter Crane est déjà familier à beaucoup; que le nom de Holman Hunt apparaît quelquefois, plus rarement, au bec des plumes averties; mais que du plus curieux peut-être d’entre tous les artistes anglais, je ne démêle ici de trace en aucun esprit, l’effrayant nom ne m’apparaît dans pas un courrier, comme dans nulle causerie ne résonne.

Et j’ai nommé William Blake[48].

[48] M. Catulle Mendès m’a rappelé avec beaucoup de bonne grâce l’intéressante étude qu’il a lui-même antérieurement consacrée à ce curieux artiste.

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Et pourtant, si quelque chose semble fait pour passionner notre fin de siècle éprise de curiosité et d’occultisme, n’est-ce pas ce peintre-poète à l’œuvre si prodigieusement vêtue de lumière et de ténèbres; l’homme qui se jouait à lui-même, sa femme lui donnant la réplique et tous deux dans le costume, des scènes du Paradis perdu; l’artiste qui exécutait la plupart de ses créations d’après des esprits posant véritablement pour lui; sorte de modèles fuyants dont on l’entendait dire, de temps à autre, durant la séance: «Il bouge,» ou bien: «Sa bouche a disparu»? C’est de la sorte qu’il nous a transmis, entre autres, le portrait authentique de l’homme qui a construit les pyramides.

La Galerie Nationale, qui possède deux peintures de Rossetti, ne donnant guère à voir que du Bouguereau bizarre: une figure de la Vita Nuova d’un sentiment poétique mais d’une coloration piètre, et une Annonciation dont toute la nouveauté consiste en ceci que le symbolique lys de la Vierge n’y figure que brodé, la tête en bas, sur un ruban rouge—la Galerie Nationale renferme aussi deux petits tableaux de Blake: une vision apocalyptique, et d’étranges funérailles d’un cercueil porté par des vieillards d’une taille démesurée.

Je n’entreprendrai point de donner ici l’idée d’une œuvre aussi inconcevable et aussi multiple que celle de William Blake, aujourd’hui célèbre en Angleterre, et dont les toiles, comme les gravures, sont cataloguées (par Rossetti) et cotées à des prix respectables, après s’être vues méprisées du vivant de leur auteur, comme il advint chez nous pour Millet et de tant d’autres. «Travail invendable!» formulait un Goupil du temps. Ce que je me contenterai de souhaiter et de saluer ici, dans un avenir, j’espère, prochain, c’est l’esprit, ensemble précis et mystérieux, qui abordera, ainsi que Baudelaire le fit pour Poë, mais avec, cette fois, des difficultés bien plus ardues, la traduction et l’interprétation de l’œuvre littéraire et graphique doublement touffue de l’auteur du Livre d’Urizen et du Mariage du Ciel et de l’Enfer. Cette œuvre, entièrement gravée et imprimée par Blake lui-même, entre tant de tribulations et d’infortunes que soutenaient seuls les fantômes qui posaient pour lui! Cette œuvre où la poésie, comme d’un Mallarmé plus philosophe et plus fécond, enchevêtre son texte d’un beau caractère à des compositions dont l’origine supra-terrestre explique, seule, la possibilité de tant de rêve concrété et d’infixable figé! En ces dessins, il y a du Michel-Ange, du Raphaël, du Primatice, de l’Odilon Redon, du Blake et de l’innommé.

Dans certaines figures de Redon seulement, il semble qu’on ait pu frôler tant de stupéfiant inconnu. Et il faudrait l’art avec lequel M. Huysmans décrivait naguère une série de ce dernier artiste dans la Revue indépendante, pour donner un aperçu des illustrations de Blake à son Livre d’Urizen, par exemple. Figures tournoyantes ou tourmentées dans le feu, figures surtout abîmées comme nul autre n’aura su l’exprimer, ramassées en des attitudes de douleur prostrée qui varient jusqu’à l’infini tout ce que peut donner l’anatomie humaine dans le rassemblement des membres sous le faix d’un supplice ou d’une résignation sans bornes.

L’illustration pour le Livre de Job, illustration que Blake méprisait comme tout ce qu’il tenait pour un travail manuel, à savoir ce qui n’était pas le fruit de ses visions—présente de beaux spécimens de ces postures accablées sous le désespoir ou devant l’extase. Mais l’admirable scène de paix que ce groupe de la Famille de Job avant l’épreuve, au milieu de ces paissantes brebis, d’une formule décorative évocative et charmante!

Aucun peintre trouva-t-il jamais des expressions révélatrices, des poses et des gestes indicateurs pour représenter les états d’âme avec une réalité si immédiate? Le cataclysme et la sérénité sont pareillement du ressort de celui-ci. Rien de plus ravissant que la courbe révérencieuse et attendrie de ses anges sinueux aux pieds de l’Éternel. Puis, comme leur épouvante s’accuse et s’accentue à la ruade enflammée de Satan au-devant d’un Jéhovah dont la sublime douleur est touchante, au penser des supplices consentis de son serviteur élu. Job cadavérique terrassé par le hideux mal, la saisissante horreur de ses amis, les yeux hagards et les bras levés, la lamentation de Job et sa plainte, l’accusation des témoins, et surtout les hantises nocturnes font des tableaux inouïs et inoubliables. Les personnifications répétées des chantantes étoiles du matin (dont M. Burne Jones a bien pu se souvenir en inventant les Jours de la Création) présentent un bel enchevêtrement de bras et d’ailes. Le geste du Seigneur Dieu désignant le Léviathan et le Béhémoth par-dessus le groupe des voyants, et enfin, avant la radieuse vision de l’allégresse de la maison rétablie célébrant sur les instruments sa délivrance et sa joie, le doux blottissement des trois filles de Job, comme dans un nid, sous l’incommensurable envergure de la bénédiction paternelle, c’est une faible énumération de cette série biblique, sur des ciels déchirés et visionnaires, entre des encadrements ingénieux, quasi japonais, de flammes et d’oiseaux, de serpents et d’anges, de coquillages et de champignons, d’insectes et de pampres.

Dans l’illustration de ses propres poèmes, celle que Blake préférait et où il donnait libre cours à sa voyance, c’est au texte même que sont entremélangées les araignées et les chauves-souris, avec des figures. La veine est tour à tour gracieuse et terrible. Au Livre de Thel que son sujet incline vers le premier genre, les filles-fleurs, avant Granville et avant Wagner, sont pleines de flexibilité gracile. Les lettres des titres escaladées de minuscules indications d’anges sous des retombées de branches filiformes et pleureuses où des oiseaux perchent, tiennent des paraphes ornementaux et vrillés des professeurs de calligraphie. Ailleurs (dans Jérusalem, le Chant de Los, et dans ce dessin qui sert de couverture aux volumes de Gilchrist), des repos, des étreintes de personnages dans des lis, l’allongement de deux génies, au cœur d’un pavot, sous deux campanules dont les pistils sont une ronde de sylphes, s’épanouissent en une fantaisie charmeresse. Ici, des suppliciés accroupis au bord des eaux noires; là, des chevauchées de serpents et de cygnes par de sveltes nudités sommaires. Puis, tous les élans, toutes les gambades, toutes les enjambées, dirai-je, toutes les acrobaties et toutes les culbutes, dans les espaces; les apparences les plus nobles, les aspects les plus bizarres. Dans le titre de Jérusalem, de séduisantes incarnations de papillons-femmes; plus loin, un chimérique cygne féminin. Partout des représentations vraiment de Patmos. Puis cette belle apparition du Christ à un personnage nu, qui n’est autre que Blake, dont les bras ouverts au pied de la croix, et qui répètent ceux du Crucifié, se tendent en une ampleur sublime. Enfin deux ou trois autres très augustes images qui font penser à la grande toile de M. Gustave Moreau: le Combat de Jacob avec l’Ange.

A l’entour de certains brouillons de poèmes, je remarque un sommeil d’ange vraiment raphaëlesque non loin de monstres agencés des structures les plus imprévues, et de mâchoires dévorant des corps en une voracité de cauchemar, qui évoque le musée Weerts de Bruxelles, tandis que cette larve enveloppée rappelle le masque de Préault: le Silence.

L’Ame veillant sur le corps du Saint, l’Étreinte—d’un élan prodigieux—du Saint et de l’Ame et les autres sujets de cette suite permettent de ne pas douter que Blake ait véritablement peint de ses visions. On demeure béant devant son œuvre comme en présence d’une Apocalypse versifiée et illustrée par un saint Jean de la poésie et du dessin, un Fra Angelico de l’étrange et du terrible.


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