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Autels privilégiés

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XVIII
A Giovanni Boldini.

LE MASQUE
(La Duse.)


Sans doute il est bien tard pour déjà parler d’elle.

Ce vers, ainsi bizarrement transposé, n’exprimerait-il pas bien ce qu’il y a de retardataire ensemble et de novateur dans l’explication que, de temps à autre, les montreurs doivent faire de certains sujets, rebattus au delà des monts, lettre close en deçà? De ceux-là est l’artiste dont le nom intitule cet article. D’aucuns la disent attendue à Paris, lesquels pourraient bien compter sans une de ces neurasthénies qu’apprête à celles qui n’ont retrempé ni reçu l’inexplicable invulnérabilité d’une Sarah, la crise factice, mais ressentie au point de se faire véritable, des cinq actes quotidiens d’une Dame aux Camélias ou d’une Fédora.

L’heure est sans doute venue pour ceux qui, dès longtemps, goûtèrent l’art de la célèbre Italienne, de donner à d’autres qui l’apprécieront demain un avant-goût de sa pénétrante saveur. M. Duquesnel, à qui demeurera l’honneur d’avoir proclamé et soutenu, envers et contre plusieurs, la jeune Cordélia plaintive et non encore advenue qui devait devenir l’illustre Sarah Bernhardt, nous disait l’autre jour, dans une de ses intéressantes monographies d’artistes, qu’en 1892, le nom d’Eleonora Duse lui était inconnu. N’était-ce pourtant pas un peu tard pour déjà parler d’elle?

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*  *

Ce dut être vers 1885 que, sans commentaire, je reçus, un matin, de notre ami Gualdo[57], l’aimable et habile littérateur milanais, qui écrit avec autant de grâce en notre français que dans sa langue natale, une étrange photographie que j’ai encore sous les yeux. Elle représentait, jusqu’à mi-corps, une pensive, mélancolique, presque douloureuse jeune femme, les yeux baissés, les cheveux peu coiffés, la mise discrète, la mine découragée, en l’attitude la plus simplement désespérante des mains dénouées, après le désenlacement d’une dernière illusion, d’une suprême chimère. La carte-portrait ne portait aucun nom, pas la moindre épigraphe. Je rimai une interprétation de cette antithétique vision, insignifiante et pourtant dominante, comme vide de pensées et cependant méditative; fascinante sans regard, captivante sans beauté, séduisante sans coquetterie.

[57] Décédé depuis, à Paris, en 1898.

Les cheveux ont perdu le pli de se coiffer,
Les regards ont perdu la candeur de traduire...

Mon petit poème préludait ainsi. Je l’adressai interrogativement à mon correspondant mystérieux,—lequel me répondit: «La Duse».

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Des fréquentes causeries qui s’ensuivirent entre nous sur le sujet de l’actrice, me vint un vif désir d’entendre cette curieuse Eleonora. L’occasion s’en offrit pour moi lors de son passage à Florence au printemps de 1887. Une affiche annonçait la Societa equivoca, autrement dit: le Demi-Monde; et, pour un jour suivant, Francillon. Je vis donc la Duse dans ces deux rôles avec beaucoup de bonheur, de surprise, d’admiration. Elle me parut constituer un terme de transition entre Sarah Bernhardt et Desclée; cela, sans aucun pastiche et dans une combinaison toute personnelle.

Ce qui me surprit le plus alors dans sa manière, c’était une certaine façon d’être en scène sans rien qui décèle tout d’abord le premier sujet, presque l’effaçant plutôt, comme pour faire bénéficier la suite du rôle de cette soustraction originelle,—à la guise de ces plus subtiles des coquettes qui s’enlaidissent à dessein la veille du jour où leur beauté doit se montrer le plus sensationnelle. Des amis de l’Italienne, des auditeurs assidus et attentifs m’ont détourné de cette croyance. Le calcul de Mme Duse ne va pas si loin.

Plutôt elle se laisse entraîner au cours de son émotion, à la passion de son tempérament, au penchant de sa nature, où rien n’est si composé, mais volontiers spontané et véhémentement expressif. Aux premières scènes, son don pythique n’a pas encore reçu toute la chaleur dont la communication graduée doit porter à leur comble par la diction saccadée ou le débit emporté, dans les scènes médianes ou finales, ses qualités naturelles de pathétique élégant, de tragique dolent ou formidable.

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Ces jours derniers—à huit ans d’intervalle,—un vif désir me revint de me retrouver sous l’influence de ce jeu électrisant—dirai-je électrique?—toujours comme gros d’orage, et dans lequel la foudre éclate, zigzagante au milieu d’une tirade posée. Et je me rendis à Bruxelles, pour entendre la Duse dans la Cavalleria rusticana, la Locandiera, la Moglie di Claudio, la Signora delle Camellie et Magda.

Certes, il faut toujours, à ces secondes auditions, défalquer l’étonnement dont l’admiration s’appauvrit. Y eut-il encore de l’air dépaysé d’une plante méridionale, en ce climat pluvinant de Rodenbach; de la froideur aussi d’une salle quasi déserte?—Ou bien réellement l’exportation et les tournées ont-elles, comme souvent il arrive, unifié l’art, il me semblait naguère plus divers de la comédienne? Au cours de ces représentations plus nombreuses, mon impression, toujours fort admirative, se montra plus raisonneuse, moins miraculeusement subjuguée. En voici les conclusions:

«Le moins possible de pas entre la fiction et la réalité,—me disait pittoresquement un éminent diplomate ami de la femme, admirateur de l’artiste,—ne serait-ce pas une juste définition de l’interprétation dramatique la plus adéquate?—Or, nulle de celles qu’il nous a été donné d’entendre n’a logé dans cet intervalle moins de pas que la Duse.»

Cela—qui peut-être est vrai—s’explique ainsi, et c’est, entre autres, la grande différence qui sépare la Duse de notre inimitable Sarah Bernhardt, dont l’art est conscient et réfléchi. Chez cette dernière, la préoccupation de faire vrai ne se sépare jamais de la volonté de faire esthétique. La mort de Fédora, si poignante soit-elle, n’abdique point le décor dans le trépas, la grâce dans l’empoisonnement et jusqu’à toute une chorégraphie giratoire dans la chute suprême de l’agonie. Rien de tel chez la Duse, qu’une attitude disgracieuse, voire une grimace, ne détourneront aucunement d’assurer par leur moyen, plus de prenant à telle phase du personnage qu’elle représente, certaine phrase du rôle qu’elle joue. Tel est l’avis de notre grande tragédienne, avec laquelle je me suis plusieurs fois entretenu de la célèbre Italienne, qu’elle admire grandement et qu’elle a souhaité voir faire ses débuts[58] à Paris, sur le théâtre même de la Renaissance.

[58] Réalisés depuis.

«La scène italienne,—me disait en substance la créatrice de Gismonda,—est une école de vérité. Il n’est pas rare d’y voir des acteurs de second ordre s’y montrer étonnamment vrais. Et c’est de ses études et séjours en Italie que Desclée avait contracté ces qualités de jeu naturel, de mimique juvénile et spontanée qui constituaient le meilleur de son talent et composèrent une bonne part de sa renommée.»

Je citerai moi-même, à l’appui de ce dire, telle scène de la Dame aux camélias, durant laquelle des qualités similaires portent à son comble l’art réaliste, disons naturaliste, de Mme Duse.

Le père d’Armand vient d’obtenir de la jeune femme l’immolation irrévocable; et Marguerite s’apprête à quitter pour jamais ce fleuri salon de campagne, où, contre tout espoir, elle s’est retrouvée heureuse, contre tout droit crue réhabilitée. Tout est révolu pour cette repentie rejetée, de son rêve d’amour pur, dans l’ancienne vie de honte. Le pas dont elle s’éloigne est celui d’une bête blessée, démontée et qui se traîne. D’un geste machinal et automatique, elle attire à elle du bord de quelque causeuse, le manteau qu’il lui faut pour ne pas sortir demi-dévêtue. Mais rien de son âme n’est dans ce geste, rien de cette coquetterie qui survit aux accablements, de cette féminité abdiquée avec l’amour, telle qu’une royauté abolie. Et le manteau se pose sans élégance ni grâce sur les épaules de la volontaire abandonnée.

Rien de navrant comme l’éloignement stupéfié dans l’ouverture de la porte creusée aux proportions d’un gouffre, de cette silhouette subitement dénuée de sa naturelle beauté, et que le désespoir vient de sculpter dans l’amoureuse de tout à l’heure. Alors, elle se retourne pour embrasser d’un récapitulatif regard le paradis perdu de son nid d’extase; et sans force, sans conscience ni pensée, elle y rentre une fois encore, somnambule et comme égarée; puis, là, dans un brusque allongement sur une chaise longue, elle laisse d’étranglés sanglots secouer tout son corps aveuli, des sanglots d’enfant affolé à qui l’on a repris son jouet, sa friandise, sa poupée.

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Une monotonie est afférente à ce jeu, de par un petit nombre d’effets caractéristiques, singuliers ou violents, en une mimique parfois exagérée, ou un peu vulgaire; entre les mouvements versatiles mais comptés du masque sans grande beauté, mais tour à tour charmeur, pervers, douloureux ou terrifique; et dont la sensitive mobilité exécute ces variantes avec une prestesse de pianiste nuançant un doigté ou phrasant un trait. L’intonation se ralentit ou précipite, le débit se saccade volontiers et à l’excès, le tout en une manière d’être et de proférer un peu périodique et prévue qui fatigue l’attention et émousse la surprise au cours de cinq actes, quand la brève Cavalleria rusticana mettait, elle seule, mieux en valeur tout ce registre.

Ce petit drame de Verga offre sans doute la plus succincte en même temps que la plus intense occasion d’apprécier et juger l’artiste. La gamme de ses dons s’y parcourt sans récidive et dans toute son étendue. La jalousie corrosive ou plaintive, la passion énervée et criminelle portent au summum, chez le spectateur, une émotion qui ploie, faiblit et se lasse au long de plus durables tableaux. Et je conseillerais à Mme Duse de faire le choix de ce morceau pour se révéler au public parisien, quand elle ne craindra plus de voir déjuger par cet aristarque malicieux et fantasque une réputation plus qu’européenne.

Avouerai-je que j’avais espéré d’obtenir cette représentation théâtrale au nom de Marceline Desbordes-Valmore, et au profit du monument que des cœurs épris de cette touchante muse souhaitent de lui ériger en sa ville natale? Mme Duse aurait, à cette requête, répondu qu’elle ne se souciait point de paraître acheter le suffrage du public de Paris en y débutant par une bonne action. Scrupule merveilleux, singulier après tout, peut-être légitime. Le succès de Mme Duse, ici, me semble pourtant au-dessus et à l’abri de pareilles préoccupations, et pourrait bien ressortir à celui de Mme Ristori, la géniale artiste, la femme éminente qui m’a souvent parlé de sa compatriote avec une admiration sympathique.

Enjolivant son magnifique talent, le féminin prestige mettra sans nul doute Mme Duse à l’abri d’une aventure du genre de celle qui advint, en ce même Paris, au grand Salvini, lequel, devers 1881, déploya son génie en l’honneur des quinquets et des banquettes du Théâtre Italien agonisant, près de tourner en maison de banque. Rossi, moins grand, l’an d’avant, avait fait recette.

Le goût de la prestigieuse Eleonora devra pourtant, avant de se manifester aux Parisiens, surveiller, avec parfois un peu sa mimique, deux choses encore: son affiche, afin de n’y pas laisser imprimer des pièces comme la Locandiera, de Goldoni, dont on s’étonne de voir la noble interprète de Nora et de l’Abbesse de Jouarre, ressasser, entre le blanchissage de Madame Sans-Gêne et les couplets finaux de Scribe, des fadaises que l’auteur du Domino noir eût désavouées. D’autre part,—outre une compagnie beaucoup plus qu’insuffisante,—ses toilettes, dont les régulières erreurs entre les folies de Liberty et les atours bourgeois, on ne sait comment arrachés aux meilleurs faiseurs, trouveront les Parisiennes inexorables.

Et pour assurer le grand succès déjà certain, un peu de bonne grâce ne nuira pas. Mme Duse refuse implacablement et impunément de recevoir des rois et de rendre visite à des reines. Je prévois tels interviewers qui se pourraient montrer moins patients.

28 juin 1895.


XIX
A Paul Helleu.

UN FÉMINISTE
(A propos des eaux fortes de Paul Helleu.)


Le jeune et brillant comte de Castellane vers lequel sont anxieusement dirigés bien des regards pleins de rêves artistes à réaliser, sera-t-il le Mécène promis; un collectionneur non content de meubler des galeries reconstituées selon d’antiques plans, d’authentiques mobiliers issus de la légitime union du Boulle femelle avec le Boulle mâle; mais un Aladin compliqué de Louis, une baguette et un sceptre, la féerie et l’histoire?—Et puisqu’on nous parle de Trianon à propos de l’étage de marbre rose que Paris voit s’édifier en une nuit, entre non moins d’étonnement que n’en fit jaser le palais du Conte oriental—un vers célèbre méritera-t-il de courir sur son sarancolin:

Un regard de Louis enfantait des Corneille?

L’éternelle et palpitante question se pose à cette occasion et d’une éloquence cette fois embellie d’espérance en la jeunesse et la fantaisie. Nos amateurs d’art persisteront-ils à demeurer des amoureux de bric-à-brac, dénués de la géniale autorité et de la préventive indépendance d’un Goncourt devançant la mode, la créant de par sa richissime collection de dessins amassés avec des sous, rien qu’à garder ou racheter des papiers d’emballage, des enveloppes de paquets—(Veuillot l’aurait dit ainsi)—«autour d’un ressemelage!»

Certes, d’importantes leçons nous sont venues de cette vente, qui ne méritera pas seulement l’épithète d’interminable. Le billet de mille froissé autour de cette épreuve de la Bouquetière de Boucher, en marge de laquelle se lisait encore au crayon le prix que l’avait vendue aux deux frères le père même de l’expert Danlos: trois livres dix sols, devra, s’il est bien compris, persuader aux acheteurs qui ont un autre souci que de se montrer riches, que c’en est fait de ces antiques achats enlaidis de gros prix et qu’il faut désormais laisser aux maniaques et aux musées.

Il est encore de nobles et plus récents objets méconnus qu’il siérait de grouper glorieusement et modestement ainsi que l’ont fait les Goncourt pour la première et la plus importante partie de leur collection—c’est ceux-là qu’il est spirituel de rechercher: et puisque la mode est aux reconstitutions, c’est le suranné qu’il faudrait reconstituer pour ne pas retarder sur les trouvailles.

Et le Bertin d’Ingres était, il y a quelques semaines encore, à la portée d’inintelligentes collections qui n’en ont pas voulu et qui se seraient haussées, en l’acquérant, à une noblesse historique.

Mais de plus sensibles conseils se devraient imprimer dans les cerveaux sous le martel de ces enchères; et cette conviction que Watteau n’a pas toujours vécu, et qu’il s’est parfois rencontré des amateurs éclairés pour faire exécuter par des vivants des décorations et des objets d’art d’autant plus discutés à leurs débuts que l’avenir leur doit être plus clément ou plus fervent et qui deviendront des chefs-d’œuvre. Car c’est une haute dignité, considérer les choses actuelles avec le regard renseigné dont les contempleront dans l’avenir ceux qui les comprendront enfin!

Un ardent désir de se signaler en ce sens me semblerait une noble et charmante descente du Saint-Esprit sur une tête fortunée, et l’on ne cesse de l’espérer, même après tant d’espoirs avortés, d’exaltations follettes, de consécrations falotes et de formidables oublis.

Des erreurs, des écoles, comportent, en cette voie, plus de dignité, que de timides réussites sur des chemins parcourus; et j’aime mieux certains essais violents et saugrenus du pauvre rêveur de Bavière qu’une récidive de Salon-Soleil ou de boudoir rococo, que ce Louis-là sut du moins rater tous!

Oui, je veux réjouir les yeux, d’une extase jeune, et d’un nouvel appétit, au début d’un repas, à l’aurore d’une fête; j’exige de m’enivrer réellement, fictivement en de modernes vases murrhins; je veux un surtout de table qui soit en cristal d’un verrier Fée, serti d’émaux du magique bijoutier Lalique;—et que le festin qu’ils brillantent soit servi sous des coupoles peuplées de muses de Stevens et de Whistler, de femmes-fleurs par Boldini et par Besnard, entre des lambris qui se creusent sur des Versailles exquis d’Helleu et de Lobre, et des frises où l’on prenne pour des bouquets de roses de gentils cupidos de Willette.

*
*  *

J’y pensais, l’autre jour, comme depuis quinze ans, devant ces Versailles merveilleux exposés au Champ-de-Mars par notre subtil ami Paul Helleu, en faveur de qui l’on pourrait bien—en train d’anciennes citations—transposer ce vers:

Peintre, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire!

Car, entre à vrai dire de flatteurs succès, il faut pourtant la cécité même de ceux qui l’admirent et le font œuvrer pour n’avoir pas encore entendu les mélodiques accords qu’un tel peintre musicien pourrait faire rendre aux heureuses parois qui lui seraient confiées.

C’est avec plaisir et peine que je l’ai appris, un amateur intelligent vient d’acquérir un des trois panneaux automnaux de l’Exposition. Ce ne sera qu’un doux et triste tableau dans une collection, sans nul doute délicatement élaborée. Mais le bel et mélancolique boudoir de l’Automne, aux tentures en quinze-seize bleu pâle, dont c’étaient là les dessus-de-porte nés, et que l’artiste eût complété des fresques exquises et impatientes desquelles ses pinceaux sont remplis, le voilà veuf d’une de ses tapisseries dorées. Tous les brocards de l’automne pittoresquement décrits par la Sévigné, Helleu les a souvent peints dans ses toiles enchantées. Octobre y pleure ses larmes d’or sur des olympiens désolés; et ce sont des automnes plus anciens dont s’attardent les reflets sur les groupes de ce bassin où des feuillages jaunis se sont défilés comme les grains de chapelet d’un abbé musqué, les perles mortes d’un collier de favorite.

Mais combien d’autres chambres en des styles divers et différemment élus se sont offertes aussi vainement, sous le pinceau d’Helleu, au millionnaire inéclairé ou inattentif, à l’affût d’un Hubert Robert retouché ou d’un Canaletti apocryphe!

J’ai vu de quoi tendre toute une Salle des Fraîcheurs, sous des panneaux de mer, glauques et azurés où claquent et se diaprent les drapeaux des yachts, où des jetées se fleurissent harmonieusement de toilettes ombellifères.

De plus suaves rayons ont couru sur la palette de notre peintre. Il les faudrait décrire longuement. Si les navires lui furent chers, il aima non moins les nefs de notre salut, les frais vaisseaux pleins de reflets et d’encens des cathédrales pensives. Les taches arcenciélées que le soleil fait se mouvoir au long des murs et courir sur les tombeaux en jouant à travers les verrières, le peintre a su fixer leurs insaisissables tons d’althæas satinés et lisses. Mais, agonies d’automne, flots soleilleux, mausolées où le jour expire, saurait-on vous peindre que de tons de fleurs, que de teints d’enfants et de femmes?

Femmes-fleurs, fleurs-enfants, ce sont les vrais modèles d’Helleu, rare maître des élégances; ses pastels de la comtesse Greffulhe seront des émerveillements de l’avenir, et ses bleus hortensias sont pleins de rêves.—Goncourt l’a dit dans la délicate préface, dont, à ma requête, un peu,—j’ose le rappeler,—il ornementa, en 1895, un catalogue de ces eaux-fortes d’Helleu, aujourd’hui célèbres, et dont une importante collection en très belles épreuves fut le joyau d’une suprême vacation de la vente d’Auteuil: «Je ne sais pas un autre mot pour les baptiser, ces pointes sèches, que de les appeler les instantanés de la grâce de la femme.»

Qu’ajouter à cela, si ce n’est qu’il y faudrait moins—et plus encore?—à savoir, après la décorative consécration de cette préface d’un Goncourt et l’estime ancienne des critiques perspicaces et des amis compréhensifs, il y faudrait, dis-je, comme aux Mille et une Nuits, l’apparition imminente d’un palais d’Aladin, mais aux murs blancs et nus, et qui s’en retourneraient délicieusement revêtus par Helleu avec toutes les nuances des yeux et des eaux, et de la mort du soleil dans les vitraux, et de l’agonie des étés dans les automnes...


XX
A la comtesse Potocka,
née Pignatelli.

APOLLON AUX LANTERNES
(Versailles.)


«J’aime ce Café, Monsieur, il meurt noblement,» disait Barbey d’Aurevilly parlant du café d’Orsay, sorte de Tortoni de la rive gauche, qui, naguère fashionable aux jours de jeunesse du polémiste-romancier, employait la même indigente magnificence dont le vieux dandy luttait contre l’âge, à lutter tout aussi vainement contre la faillite, au coin de la rue du Bac et du quai dont il se nommait, d’un nom de dandy, lui-même.

Cet éloge dont il récompensait la lente agonie du café d’Orsay, l’auteur des Diaboliques ne pourrait le refaire du Café de Louis XV; je veux dire ce pavillon Français de Trianon qui fut un temps loué à un limonadier, et auquel on vient, sans doute en raison de ce souvenir, d’infliger le rajeunissement d’une guinguette magnifique. Certes il mourait noblement, quand la restauration cupide et inéclairée est venue le réveiller sous les respectables plaques grisonnantes de son stuc, pour le rendre à la vie artificielle, sans dignité, sans harmonie et sans durée d’un enduit de ton beurre frais et d’un clinquant misérable.

C’est cette mort noble qu’il serait temps qu’un conseil supérieur et conscient prît le parti d’assurer à tout Versailles; ce tout Versailles si pitoyablement hésitant entre l’écroulement, et la factice et désolante survie d’un replâtrage, parmi tant d’impérities et d’exactions, ensemble onéreux et économique. Ce tout Versailles qui semble proclamer silencieusement mais désespérément comme son auteur le Roi-Soleil agonisant qu’il n’est pas difficile de mourir. Certes, il est moins difficile de mourir que de vieillir. Combien de visages, combien d’édifices en font foi, faute d’avoir établi par de judicieuses observations et de nettes définitions, ce qu’un intelligent entretien, une restauration vraiment digne de ce nom, doivent sauvegarder de vétusté à un aspect senescent, pour ne pas accuser des désordres graduels, souligner des désastres successifs; en un mot ne pas disproportionner, déshonorer les phases souvent harmonieuses de la dévastation et de la décrépitude.

Une vieille parente mienne dont j’ai cité un trait dans mon Saint-Expédit, et qui fut une intrépide Dame de Charité, nous égayait, nous épouvantait de ce récit: un jour que son zèle généreux mais indiscret l’avait poussée à franchir un seuil entr’ouvert auquel elle avait heurté vainement, elle se trouva tout à coup en présence d’une monstrueuse figure mi-partie sexagénaire et juvénile, une vieille coquette brandissant les fards dont elle était en train de se badigeonner, décrépite d’un côté, recrépie de l’autre, sorte de Janus de l’enjolivement et de l’horreur, qui se mit à vociférer—à vrai dire à bon droit, contre l’envahisseuse.

Les beautés d’architecture et de nature du vieux Versailles pourraient bien, devraient crier ainsi, mais contre les envahisseurs qui les reboutent à faux, les raboutent à rebours. C’est une erreur de la coquetterie de croire qu’il faut ne pas changer. Au contraire être immuable, en matière d’ajustement et sur le chapitre décoratif, c’est la première et la pire façon de dater, par conséquent de vieillir. D’antiques beautés célèbres et conservées nous apparaissent encore ainsi sous les bandeaux et dans les toilettes des portraits de Winterhalter. Plus habiles sont celles qui ont suivi la mode; plus touchantes, plus décentes, plus conformes—et finalement plus adroites aussi celles qui se contentent de décroître simplement selon le décours naturel de l’âge, lequel console des fraîcheurs évanouies par des attraits d’un autre ordre, et de plus de grandeur. Le poète les a magnifiquement spécifiés:

... on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens;
Mais dans l’œil du vieillard, on voit de la lumière.

«Une vieille femme folâtre fait les délices de la mort,» cet adage antique ne convient pas moins aux monuments ci-devant jeunes, équivalents marmoréens de ces jeunes premiers du théâtre sur lesquels le parterre reprend son droit de sifflet sans pitié même pour de radieuses carrières. On a publié la lettre si tendrement cruelle par laquelle Mme Valmore rappelle à Mlle Mars la nécessité de rompre avec une illusion trop peu partagée. L’illustre actrice comprit, au point de paraître pardonner à son amie et de céder; mais non sans avoir subi de plus durs rappels. Une fois elle dut elle-même interrompre le spectacle et les rires d’un public irrévérencieux par cette douloureuse rectification verbale: «Mlle Mars a soixante ans; mais l’héroïne dont elle joue le rôle n’en a que dix-sept.» Et elle reprit sa tirade. Et la véritable héroïne fut ce soir-là, non pas celle de la fiction, mais l’artiste elle-même. Elle abdiqua donc dans une dernière représentation où son aigreur expira par ce trait. Elle jouait Valérie, où figure certain bouquet, dont l’abandon, après la pièce, était une occasion de marivaudage. Et comme en cette suprême soirée d’adieu, elle le jetait à son fidèle amoureux le comte de Mornay, les fleurs furent interceptées par un autre. Et la vieille jeune première murmura malicieusement dans le dernier soupir de Célimène: «Pauvre Charles! il n’a pas eu la première fleur, il n’aura pas le dernier bouquet.»—Pauvres vieux jeunes premiers, ils se complaisent confraternellement à l’entour des vieux monuments replâtrés; ils y demeurent dans un décor qui lutte comme eux pour ne pas vieillir, et j’en rencontre parfois chuchotant des vers de Musset à l’oreille de cette divinité que le poète accuse le praticien d’avoir égorgée en faisant des degrés de ce marbre sanguinolent qui voulait être une statue.

Je dirai encore une triste et risible histoire de vieille actrice. Celle-ci, au cours d’une tournée de province, s’était audacieusement fait précéder de ses portraits à vingt ans, exposés chez les marchands de musique. Le public le prit mal, et certain titi alla jusqu’à saluer de l’épithète de vieux veau! l’entrée de l’antique ingénue.

De tels rappels à l’ordre devraient, je le répète, si l’irresponsabilité des pierres qui, elles-mêmes et elles seules ne demanderaient qu’à s’effriter magnifiquement, ne rejetait tout le tort sur leurs avides ou maladroits curateurs, s’appliquer aux ci-devant jeunes monuments qui ne savent pas s’acheminer par une graduelle dégradation jusqu’à cette totale extinction de laquelle doit résulter et ressusciter finalement cette survie des œuvres d’art qui est la part des Musées.—«Tel qu’en lui-même enfin l’Éternité la change» est non seulement un beau vers, mais la formule d’une loi de transformisme applicable aux êtres et aux choses.

Il y a une forme de résurrection laquelle donne le sens de l’inconnue qui devrait être la résultante définitive d’un objet d’art et d’un homme. Pour le personnage historique, ce n’est pas, s’il s’agit de tel héros ou de certaine sainte, cette force et cette beauté qui ne furent de leur vivant que le germe de leur survie; non, ce n’est souvent—ironie et dérision—avec une histoire qui sera maintes fois légende entêtée et fausse, qu’une mèche de cheveux, un osselet exhibés en un reliquaire.

Saint François de Sales, c’est un cœur dans une pyxide à Lyon; saint Césaire, c’est une dent, en un monastère de Bernardins. Débris auréolés sur lesquels l’édification plane.

Le reliquaire, pour les œuvres d’art, que dis-je, pour les édifices, voire pour les cités, c’est un muséum. Le palais de Darius, repeinturluré, recuit, parvenu pour tout avènement à cette froide immortalité qui précède la cendre de l’incendie ou la trituration du cataclysme, n’a du moins plus rien à redouter des restaurateurs. Et l’on respire à le contempler en songeant que tant de siècles ont œuvré et tant d’autres contemplé, pour ce délicat aboutissement que Pierre Loti, qui s’est une fois déguisé en archer persan, rencontrât ce modèle de costume. Tels sont les résultats inattendus des treuils et des cabestans, des siècles et des architectures. Qui sait à quelle plus minime fin concourront les derniers reflets des mobiliers en or et en argent qui meublaient autrefois la galerie des glaces;—les derniers rayons du Roi-Soleil couché dans le lit de Delobel, et du Soleil-Roi expirant tous les soirs dans le linceul empourpré des miroirs d’eau jaune et mauve;—les derniers parfums des deux mille orangers, les suprêmes retombées cristallines des quatorze cents jets d’eau; les derniers soupirs des trente mille ouvriers morts pour l’inutile aqueduc de Maintenon—et de tant d’autres milliers d’agonies; les derniers tintements des quatre cent cinquante-sept millions, cinq cent dix-huit mille, quatre cent soixante et dix-huit francs, quatre-vingt-quinze centimes—qu’a coûté Versailles!

En quelles vapeurs danseront, en quels échos se condenseront ces reflets et ces soupirs après quelques centaines, quelques milliers d’ans, quand une Mme Dieulafoy, du Nouveau Monde sera venue mirer triomphalement par les ruines de la galerie des glaces et du parterre d’eau les basques d’un habit d’une coupe imprévue; quand les Louis-Curtins du cavalier Bernin, passés métopes seront mis au rang d’un marbre d’Elgin, et que des rubriques flotteront comme des gazes autour de leurs faux cheveux fouillés et de leurs plis torturés, d’où se lèvent des astres? Diront-elles—et pour tout Nunc Erudimini! que Louis XIII, lors de sa première volerie, qu’il fit à l’âge de six ans, prit un lièvre, six cailles et deux perdrix; et qu’il aima la chasse jusqu’à voler tout indistinctement et même la chauve-souris, parmi les ombres;—que le Cabinet des Pendules n’était pas le même que le Cabinet des Perruques;—que le frère du Roi, dans le tableau de Nocret représentant la famille royale, fut peint sous les traits de l’Étoile du Matin, ce qui fit de ce Monsieur Stella Matutina un bizarre émule pour la sainte Vierge;—que Louis XIV aimait fort le raisin muscat;—que les cardinaux bénissaient la couche où les princes allaient copuler, et que le Père de la Chaise lors de la célébration du mariage du roi avec la Maintenon portait une étole verte; que Louis XV écoutait aux cheminées et fit avec passion de la tapisserie; qu’il inventa en 1743 le nom de la Grippe; que l’an 1738 fut pour lui une année de dégoût, puisqu’il cessa de toucher les écrouelles... et de coucher avec la Reine; que cette dernière entendait jusqu’à trois messes chaque matin, tandis que le dauphin fumait jusqu’à douze pipes!

Fumées!... Fumées!... Fumées!...

A moins que par un anachronisme naturel, et faisant peu de différence des élégances contemporaines à celles qui s’y exercent de nos jours, on ne vienne à en conclure que le pavillon de Madame a été construit par M. Chauchard, et que ce fut dès l’origine que l’automobile de Gordon-Bennet occupa la niche de l’éléphant, et que son yacht mouilla sur le bassin du cachalot dans la Ménagerie.

Fumées! Fumées! Fumées!...

L’important, quels que soient le sens de leurs tournoiements et le bleuissement de leurs bouffées, est de laisser s’évaporer, s’évader enfin ces volutes et ces spirales; de leur rendre la liberté leur criant le beau vers qu’Hugo jette à l’oiseau détenu:

Pensif, je me suis dit: je viens d’être la Mort.

car les marbres n’en peuvent mais, et parce que les arbres tant de fois martyrisés aspirent à ne plus pousser sous la dictée—de M. l’Abbé Batteux.—Laissons toute cette poussière se poser et toute cette cendre reposée enfin, murmurer dans un historique lointain, le Memento quia pulvis des Ages.

Le Maître des Contemplations fait se héler avec une majesté inquiète les antiques cités dévastées. Babylone, Thèbes, Ninive, Tyr?

Ce qui fut doit faire place à ce qui doit être.

Le Frère, il faut mourir! est un cri religieux des civilisations et des empires. Et les pompeuses pierres de Versailles imprégnées de solennité et de solitude, de lassitude et d’ennui le baillent muettement de tout l’hiatus et de tout le rictus de leurs fissures et de leurs lézardes...

Ce mélancolieux cri des pierres avides de s’effriter dans l’oubli, un distingué écrivain, un sincère amant de Versailles l’a proféré pieusement, et excellemment. M. Émile Hovelacque a dit ce qu’il fallait, mêlant les chiffres au style et la technique à la rêverie en ses éloquents et fervents articles de la Gazette des Beaux-Arts, qui auraient mérité plus de retentissement. Nonobstant l’alarme a été donnée, l’appel a été entendu. D’heureux effets en résultent déjà. L’enlèvement des baraques qui devaient servir à la soi-disant restauration de dômes inexistants, a prouvé, se relevant sur du vide, que ces gobelets en planches n’avaient d’autre mission que d’escamoter des crédits moins chimériques.

L’épuisement prématuré auquel l’écrit de M. Hovelacque semble destiné, chez les libraires versaillais, factice ou réel, est de bon augure, puisqu’il prouve que le coup a porté sur des juges iniques et inquiets, ou sur des lecteurs désireux de lumière. C’est que le Jonas de cette Ninive n’y va ni de main ni de lettre morte. Il appelle des choses par leur nom: un Cubat un Cubat, et un restaurateur un fripon. C’est plaisir de l’entendre parler de «destructions arbitraires, de retapages, d’un faux luxe effectué sans aucune garantie; de toc lamentable et grotesque; d’enlaidissement inutile accompli sans retard, au mépris de réparations urgentes; d’étranges mixtures versées à faux sous prétexte de patiner de faux bronzes; enfin de toute cette campagne de dévastation onéreuse et sacrilège.»—«La destruction analogue du bassin de Cérès ne coûtera que dix mille francs,» ajoute l’inexorable vérificateur en son ironie attristée. Mais que de poésie et de vérité dans ces doléances motivées! «Cet ensemble unique créé par le génie, que les saisons, que les années, que les siècles ont doré d’une suprême gloire mélancolique, en une heure on le dépouille de sa vieillesse vénérable, de son passé séculaire, de son émouvante beauté, on le maquille, le rajeunit, le déshonore.

«Les pierres avaient vieilli avec les arbres qui les entourent, avec les charmilles dont la cime pourprée, dont les troncs moussus ont le ton des plombs bronzés des bassins, des pierres riches des margelles; ensemble ils avaient connu les vicissitudes des saisons, subi les événements des années, vécu d’une vie commune d’où une commune beauté était née: peu à peu la Nature avait repris l’œuvre d’art, l’avait rendue sienne et pareille à ses œuvres. Le patient effort du temps avait fait de cet ensemble, arbres et pierres, une harmonie, un seul objet d’art. Cette unité, on l’a brisée. On ne remplace pas ainsi en une heure le mystérieux travail de la nature. Elle a ses nécessités, ses lois, son imprévu que les restaurateurs ne comprennent pas. Les hasards du feu sur un grès flammé ne sont pas plus étranges que ses caprices, ni plus beaux. Les patines sont l’effet de réactions mutuelles: elles manifestent la vie propre d’une œuvre qui a su durer, en résistant sur tel point, en cédant sur tel autre. Elles sont l’affleurement et le signe de forces profondes et multiples. Sourdement, inconsciemment, la présence de ces forces nous émeut: obscurément nous sentons sur ces pierres, sur ces bronzes, sur ces plombs harmonisés à la nature, leur silencieuse activité, nous jouissons de la logique de leur effort.»—Poétique et véridique tableau, tendrement contrastant avec ce donner partout à l’ancien l’aspect du neuf, qui semble, au dire de l’écrivain processif, l’inepte et hideux propositum d’aujourd’hui. Car c’est contre cela qu’il importe de réagir. Le remplacement de tous les balustres (il en manquait un sur vingt) est aussi malséant dans la restauration de Trianon que l’apparition d’un râtelier éblouissant et complet dans une bouche âgée où suffisait un plombage.

N’infligez pas plus longtemps à ces monuments dont la ruine est, comme Montaigne écrivait de celle de Rome: glorieuse et enflée, le prolongement d’un retour d’âge calamiteux. N’allez pas jusqu’à faire dire d’eux ce qu’un seigneur osait chuchoter du vieux Roi: «Il garde contre moi la seule dent qui lui reste,» ni contraindre d’appliquer à la maison du soleil cette triste phrase de Chateaubriand: «Il y avait déjà longtemps qu’elle n’existait plus, à moins de compter des jours qui ennuient tout le monde.»—Que celui qui a commencé achève de me réduire en poudre! s’écriait Job. Il est bon d’entendre la même plainte s’exhaler de la ruine glorieuse et enflée. Le Trianon de porcelaine est révolu, et parvenu à cette survie dont j’ai parlé plus haut, qui est la relique collectionnée. La sienne consiste en quelques céramiques, débris peints de roseaux et d’oiseaux. Reliquat satisfaisant et impondérable. Le temps est venu pour les autres Trianons de s’acheminer vers cette sorte d’achèvement qui renaît de l’abolition. Et cela est suffisamment attesté par les abominables objets, Sèvres modernes montés en plomb verni, qui sont venus remplacer les bibelots anciens sur les consoles et les cheminées. Tous les œillets en bronze des petits candélabres de Marie-Antoinette qui avaient graduellement disparu dans les poches des Touristes, ont maintenant refleuri tout flambant neufs. C’est justement le contraire qu’il faut: la conservation avec authenticité, d’une antiquité même tronquée. C’est encore le lieu d’une comparaison à l’humanité: un squelette est un filigrane qui fut vivant; un crâne offre la beauté d’un vieil ivoire. Mais quoi de plus choquant que la coquetterie au delà de la vétusté, dans la corruption, des cadavres du ménage Necker ou du pianiste Thalberg marinés dans leurs bocaux par une admiration mal entendue. «Réveillez-moi, vous voyez bien que je suis mort!» s’écrie M. Waldemar, ce personnage d’Edgar Poë, le Magnétisé in extremis désireux de s’anéantir. Et puisque nul richard patriote ou étranger ne s’est trouvé pour assurer par le legs de sa fortune à ce palais des palais, autre chose que des cataplasmes architecturaux, de coupables amputations et de grossières éclisses, épargnons-lui cette caricaturale prorogation de sa splendeur. Et pourtant l’originalité eût été pour séduire un milliardaire Américain: Versailles légataire universel, héritier des perles de Mme Ayer et de ses rubis sanguinèdes. Cependant New-York afflue ici; et j’y ai rencontré ce type qui aurait tenté Balzac, ce remplaçant de l’ancien Anglais qui venait passer les hivers à Tours: l’Américaine valétudinaire en annuelle saison aux Réservoirs.

«L’Ile Royale est devenue un dépotoir,» nous affirment les guides précis et iconoclastes. Assez de ces tragiques transpositions. L’éditeur du Journal de la santé du Roi, après nous avoir présenté Fagon penché durant soixante-quatre ans sur les augustes déjections, déplore que ce prototype de Purgon s’étant abstenu les quatre derniers ans, se soit appliqué le célèbre vers: «Grand Roi, cesse de... vaincre, ou je cesse d’écrire!» N’allons pas jusqu’à ce dégoût. Grâce pour quelques souvenirs. C’est encore le grand Rêveur de Combourg qui a écrit: «Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien; mais avec les souvenirs! Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalité dans l’homme.» L’heure est venue; la vigilance de l’histoire est là pour nous l’indiquer avec ses prévoyances. De puissants et délicats iconographes ont surgi, dont l’œuvre a résorbé la grâce expirante des lambris et des bocages: Lobre qui depuis plus de dix ans fixe avec autant de prestige que de précision dans ces panneaux qui nous charment et qui feront tant songer, les ors mourants des ors moulus, et jusqu’à cet or vivant que le couchant oublie dans les vieilles vitres de l’extérieur avec des opalisations semblables à l’iris des lacrymatoires. Helleu qui, lui, fige, dans ses mélancoliques panneaux, moins précis, plus attendris, les pleurs d’or feuillus dont l’automne sanglote l’agonisante amour des dieux, au-dessus des Danaés pétrifiées. Boldini enfin qui nous a peint les marbres de la colonnade de tons si soyeux, qu’on ne sait si ce ne sont pas plutôt des atours de favorites en lesquels se transforment ces piliers polis. Et n’est-ce pas le même mot qui nomme ces vêtements et ces revêtements: brocatelles? Et cette Vénus Anadyomène d’un galbe moins pur, d’un tour plus grand siècle, que le peintre italien a reproduite au crépuscule d’octobre, sur l’entrecroisement lilassé des branchages dénudés qui semblent des ferraillements d’épées, traversés par la végétale main d’une feuille de marronnier en suspens, et dont les cinq doigts mordorés, agitent comme un signe d’adieu de la mort des choses.

C’est cette noble mort des choses qu’il convient; je ne dis pas de précipiter mais de laisser s’accomplir, ne luttant que du soin respectueux qui nous fait veiller sur des vieillards aimés, sans tourmenter leurs derniers ans de serums néfastes. Et s’il convient de l’accélérer, que ce soit de belles libations de vin nouveau qui fasse se convulser les vieilles outres. Plutôt que la mort pâteuse des replâtrages vains, un retour aux embrasements d’antan qui assimile Louis à Sardanapale et le consume dans sa féerie.

Nocturnæ illuminationes vasis statuisque pellucentibus ad palatii Versaliani fenestras et per omnes hortorum areas et xystos apte dispositis.—«Lorsqu’on jouit d’une imposante renommée, dit un grand auteur, il faut s’épargner des travestissements peu dignes.» Ces travestissements-là, pour notre Versailles, ce sont ceux que lui inflige un culte simoniaque; et non des déguisements joyeux et royaux qui le faisant participer à la vie moderne ne l’exposeraient qu’à ce désirable accident de mourir couronné de fleurs et de flammes.—Ce sont d’importants gêneurs qu’a révoltés l’entrée en moderne civilisation de la place Vendôme. «On ne compte ses aïeux, que lorsqu’on ne compte plus!» Un vieil édifice compte encore assez pour pouvoir, dût-il s’en consumer, participer à notre vie. Tels de respectables parents fiers de leur âge, lisible dans leurs rides et orgueilleusement assumé, ennoblissaient de jeunes réunions, qu’attristent des vieillards douteux et d’âge anonyme. C’est un semblable accommodement aux plus avancées inventions de la vie moderne que je rêverais pour l’hôtel de Lauzun, dans lequel il me plairait voir quelque élégante fantaisiste prenant la place de Mademoiselle «Grand Urluberlu» comme Chateaubriand l’appelle, unir le passé au présent par un automobile chauffant au quai d’Anjou, et par un yacht mouillé en Seine.

J’ai écrit dans les Roseaux Pensants sous ce titre: le Clou de 1900, la sorte de rajeunissement et de remise au point que je souhaiterais pour Versailles en début de ce nouveau siècle. La société des Fêtes Versaillaises vient de nous en donner un avant-goût, le jeudi 11 août 1898, à huit heures très précises du soir. Il est admirable. Qu’on imagine le bosquet d’Apollon éclairé doucement et magnifiquement par des milliers de fleurs lumineuses. «Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,» tombée du vers de Corneille avec ces étoiles elles-mêmes, sous forme de fleurs, sur le bocage d’Hubert Robert. D’électriques vers luisants logés aux cœurs des filles fleurs de Parsifal, ou tout au moins sous leurs bonnets florifères. Shakspeare éclairant d’Urfé et le Songe d’une nuit d’été rêvant sur l’Astrée. Je n’ai rien imaginé d’aussi beau, rien vu de si Bayreuthien, sans omettre Bayreuth lui-même. Wagner et Lulli, Louis XIV et Louis II ont dû s’en congratuler parmi les ombres. De rosoyants, de virides reflets, couraient, mouraient en souriant sur les coursiers de Guérin et de Marsy, sur les nymphes de Girardon et de Regnaudin. Et les étoiles filantes, les étincelles du gril de saint Laurent qui s’irradiant cette nuit-là même dans le firmament le sillonnaient de paraboles enflammées comme celles que font dans la gouache de Van Blahrenberghe les grenades enflammées au siège de Berg-op-Zoom, rejoignaient les feux mouvants disposés parmi les xystes. Et ce fut une nouvelle application de l’homme courant après la fortune qui l’attend dans son lit. Nombre de Parisiens en route vers de plus ou moins chimériques Mecques d’art, tandis que son voisin si proche et si lointain, son frère ennemi le bourgeois-soleil, s’offrait sous couleur de bienfaisance le phénoménal divertissement de cet Apollon aux Lanternes.

Versailles, août 98.


XXI
A Bernard de Gontaut-Biron.

LA RÉPUBLIQUE DE SAINT-FRUSQUIN


A la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse;
A la Monaco, l’on chasse comme il faut.
Fanfare.

Léopardi et Ernest Hello, l’un en sa hautaine ironie, l’autre en son sens profond, son aiguë, auguste et quasi oraculaire pénétration du mystère, ont formulé sur ce propos de l’argent des choses pleines de frisson. C’est que l’argent est essentiellement mystérieux; et ceux-là seuls l’ont traité dignement qui l’ont abordé sous ces espèces frissonnantes. Léopardi, dans un saisissant paragraphe de ses œuvres morales, nous désabuse sur l’effectivité des offres de service en la matière; quand bien même, dit-il, le supposé prêteur serait entré dans le détail (il ne s’y attardera que pour nous faire rougir!) de toutes les circonstances de temps et de lieu où nous pouvons, nous devons nous adresser à lui. Que l’éventualité prévue se présente ainsi qu’il l’a lui-même spécifié, et sommes-nous assez naïfs pour le lui rappeler, avant que nous ayons eu le temps de l’en saisir, le voilà en fuite! Ce que Léopardi nous laisse à deviner—et il faut qu’il en soit ainsi pour la totale perpétration du mystère—c’est que le pseudo-prêteur doit être d’une égale bonne foi lors de sa proposition et dans sa retraite, car c’est précisément l’accomplissement de la loi pécuniaire qui s’oppose ainsi fatalement à la réalisation de l’offre et de la promesse.

Une spirituelle et généreuse femme sans grande fortune, avec qui je raisonnais de ces choses et qui s’en étonnait comme moi, concluait après un silence: «Et qui sait si, devenus riches, nous n’exercerions pas nous-même l’iniquité qui nous indigne, comme ces piétons énervés qui finissent par se précipiter sous les pieds du cheval qu’ils ont vu venir?»

L’étrange pudeur qui s’attache à toute sollicitation de pécune est encore une des manifestations de ce mystère. Hors quelques natures étriquées et basses, ignorantes de l’éloquente beauté du désir simplement exprimé, incapables de la noble satisfaction de l’exaucement immédiat (bis dat qui cito dat, disait l’antique), on craindrait à peine de laisser paraître son appétence d’un objet d’art, voire d’un bijou, dont l’acceptation pourrait réjouir le donateur et l’obligé, même le postulant. Mais s’il s’agit de ce qui sert à tout acquérir et dont, sans doute, le prix réside en la variété des emplois qu’on peut, dans le même instant, assigner à sa virtualité, la valeur en semble si grande qu’on n’osera jamais parler que d’un prêt, même quand les deux parties sont édifiées sur l’euphémisme de ce terme. L’illusion est telle, le malentendu—qui, je le répète, n’est peut-être qu’une loi sociale et cosmique—si grand qu’on ne saurait défier toutes les plus ironiques situations qu’ils revêtent. Protée n’est pas plus profusément versatile que la résolution naïve, physique, simplement humaine de ne pas obliger sous laquelle se débattent certains riches sans parcimonie outrée. Une veuve, dotée de huit cent mille livres de rentes, sans enfants et sans charges, traversera la rue un jour de pluie pour aller confier à une amie l’impossibilité où elle est de retrouver le sommeil avant d’avoir imaginé le moyen de soulager une infortune, que deux ou trois billets de mille francs aboliraient. Des enfants d’un cœur haut placé, se privent des plus innocentes fantaisies plutôt que de solliciter d’un grand-parent riche et avaricieux un accroissement de leur pension minime: «J’aimerais mieux mourir!» est la formule habituelle et souvent à peine hyperbolique de cette honte. On pourrait dire que les questions d’argent sont les parties honteuses de la conversation; on baisse la voix pour en parler; et si quelqu’un insiste, une rougeur en résulte, il y a obscénité consommée.

Peut-être y a-t-il aussi, dans cet excès, quelque chose de l’importance dont nous exagérons les choses désirées. L’or et l’argent vierges sont le sang et la lymphe de la terre. Leurs filons courent et circulent en les animant dans les veines du globe. Ainsi font ces filons monnayés dans les veines des sociétés, dans l’organisme des peuples. Une assimilation physiologique ne saurait-elle être faite d’une perte d’argent à une saignée; et de son retour, à une transfusion monétaire? Considérez une grande cité populeuse et houleuse, et demandez quatre syllabes à votre choix pour agir sur cette marée. Que ces deux dissyllabes soient amour et argent, et renseignez-nous sur ce qui survit du mouvement à leur ablation double. Une légende nous représente le globe créé parfait, et le Père Éternel accédant, béat et imprudent, à la requête de Satan d’y laisser tomber rien qu’une pièce de monnaie; laquelle, naturellement, suffit à bouleverser le monde.

On pourrait encore démêler une autre vraie et subtile raison de ce que j’appellerai la pudeur pécuniaire, dans ce que je dénommerai aussi l’ingratitude inverse des obligeants, car il s’en rencontre. Je m’explique. L’ingratitude des obligés, qui n’est peut-être qu’un phénomène d’ordre physiologique,—une répulsion, une révulsion, ou d’ordre religieux, par l’obligation pour le donataire de recevoir sa récompense de plus haut,—est chose enregistrée. Mais ces donataires eux-mêmes n’en sont pas exempts; et il n’est pas rare de les voir assez naïvement, à la suite de doléances préventives, commencer par se refroidir eux-mêmes à l’égard de leurs obligés, tout plein de sincères intentions de reconnaissance.

Un autre mystère de l’argent par lequel s’accuse assez son origine diabolique, ce sont les bizarres interversions de ses effets. Rien que d’assez naturel dans celle, surprenante de prime abord, qui consiste à voir devenir avaricieux après fortune faite, un homme qui s’était montré généreux en une médiocre aisance. Il y a du collectionneur dans le thésauriseur. Et la collection ne prend de l’intérêt qu’une fois sérieusement ébauchée. Une moins explicable et par conséquent plus perverse malice de la richesse est la cécité, le mauvais goût dont elle afflige les yeux de ceux qu’elle favorise. N’y aurait-il pas là en même temps qu’une plus plausible explication du bandeau de la Fortune, une touchante compensation pour les pauvres que leur clairvoyance enrichit; un Sauvageot, simple musicien d’orchestre réalisant une inestimable collection en regard du millionnaire aveugle et maladroit dont les lourds achats et le choix saugrenu, après avoir de son vivant attristé les yeux de ses déplorables invités, assurent après soi des déboires à ses collatéraux et le mépris à sa mémoire? Des grandes collections israélites, je ne parle pas. Celles-là, souvent constituées avec un grand goût, n’impliquent pas, n’admettent pas l’élément sine qua non de la collection géniale: la découverte du nouveau; mais paraissent au contraire presque toujours s’édifier sur ce principe de l’objet d’art devenu valeur par le taux enregistré de l’époque de la production choisie, valeur aisément et immédiatement convertissable et réversible.

A vrai dire, nul millionnaire dont l’attitude me semble tout à fait louable. Le comte Greffulhe, et on ne l’en saurait assez vanter, est un millionnaire fastueux. Il aurait, dit-on, offert cent mille francs pour un siège de député. Je regrette que l’imputation soit fausse. Se pourrait-il un plus éloquent sermon sur le mépris des richesses? Le comte de Castellane s’annonce comme un milliardaire fantaisiste et généreux. Le ciel en soit béni! Mais ne saurait-on leur reprocher quelque chose d’exclusif dans l’emploi de leurs moyens?

On nous parle aussi d’une richarde (dont le nom est connu) qui se serait retirée à l’écart de ses millions, dans l’attente d’une vraie détresse à soulager—qu’elle espère encore!—Cette sœur Anne de la munificence guette les malheurs derrière un judas grillé, et les passe en revue, mais aucun cas de pitié ne lui semble assez triomphalement à plaindre pour décider son bienfait, pas plus jeunes filles du monde à doter que bazar incendié à reconstruire. On ne cite encore à l’actif de ses services, que le trousseau d’un Saint-Cyrien qui, du reste, aurait refusé dignement le cadeau anonyme. En somme, ardente charité qui pourrait bien n’être qu’une forme plus spécieuse de l’avarice, et qui me fait penser à ce mot inédit de Forain dans la bouche d’un passant devenu subitement songeur, à l’aspect d’un cul-de-jatte qui lui demande l’aumône: «Si seulement, murmure le Crésus en n’ouvrant pas sa bourse, on était certain que ce fût une véritable infortune!...»

Quant à la personne qui hésite à payer cinquante mille francs un portrait d’Ingres mais qui, d’enthousiasme, en donne le double pour une œuvre maîtresse du peintre de la Cène Inférieure (selon Degas), celle-là fut créée et mise au monde pour le rafraîchissement des indigents éclairés qui n’échangeraient pas contre une bourgeoise cécité, leur pauvreté clairvoyante. Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes.

Mais la plus odieuse espèce de mauvais riche est celle du riche effacé. Notez que je ne parle pas de l’avare de qui le type est classique depuis Plaute, avec Molière, Balzac et Hello, et dont l’espèce est classée. Non, je veux dire le riche poltron, comme peureux des rayons de son or, moins par crainte d’être sollicité, que sans doute par ennui, dégoût de ce qui le désigne de son flamboiement latent, partielle et momentanée abdication des soucis dont il l’assiège.

«Qu’est-ce qu’elle veut?... demandez-lui ce qu’elle veut?» gémit le grand financier à l’annonce du retour persistant d’une quémandeuse. Et ce calice de l’homme d’argent contient moins de la crainte d’obliger, même magnifiquement, que l’ennui de se voir ainsi monopolisé monétairement, et surtout l’espoir, qui sait? luisant «comme un caillou dans un creux», l’espoir de Verlaine, d’être enfin sollicité pour quelque autre spécialité qu’on se connaît, philosophe, exégète, sociologue, lettré, artiste, botaniste, naturaliste, et de se révéler tour à tour Kantien, Talmudiste, Fouriériste, Ibsénien, Wagnérien, Rodiniste, jardinier de la fleur d’Açoka ou maître-chanteur de l’oiseau asfir... Et le Crésus qui se consulte lui-même sur tant de titres à un questionnaire moins restreint, continue de gémir désespérément: «Qu’est-ce qu’elle veut?... Demandez-lui ce qu’elle veut.» Mais l’employé qui n’a pas bougé, et sans prendre la peine d’interroger l’invisible cliente atteint au cœur du trop éclectique richard, le droit qu’il ose se croire de faire autre chose que «le compte de ses deux milliards» et l’étrangle de ces deux mots: «Monsieur le baron sait bien... elle veut... elle veut de l’argent!» L’amusante ode funambulesque de Banville, bien connu sous le nom de La Pauvreté de Rothschild, en dépit de certains traits un peu lourds, s’apitoie lyriquement et spirituellement sur ce cas de misère archidorée.

L’autre jour, attendant vainement de l’argent
Qui me vient du Hanovre,
Je pleurais de pitié dans la rue, en songeant
Combien Rothschild est pauvre.
Mais lui, Rothschild, hélas! n’entendant aucun son,
Ne faisant pas de cendre,
Il travaille toujours et ne voit rien que son
Bureau de palissandre.
Lorsque par les chevaux de flamme à l’Orient
Cent portes sont ouvertes,
Et que, plein de chansons, je m’éveille en riant,
Il met ses manches vertes.
Tandis que pour chanter la Chloris, je choisis
Ma cithare ou mon fifre,
Lui, forçat du travail, privé de tous lazzis,
Il met chiffre sur chiffre.
Il fait le compte, ô ciel! de ses deux milliards,
Cette somme en démence,
Et, si le malheureux s’est trompé de deux liards,
Il faut qu’il recommence!

Est-ce à de telles causes, soin d’accroître, inquiétude de maintenir, souci de perdre, qu’il faut référer cette mélancolie propre au richard, qu’elle désigne à l’observateur.

Plus de chant, il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.

écrit La Fontaine.

«Monsieur aussi est millionnaire!» disait une gracieuse et soucieuse Fortunata, en désignant un partner d’une assez silencieuse gravité pour faire un pendant à ce délicat tædium vitæ fait de satiété, d’inappétence et d’ennui dont elle nous offrait elle-même l’image. Et cette réplique nous venait aux lèvres: «Monsieur aussi est millionnaire; vous n’avez que faire de le spécifier; cela se voit de reste à cette ombre opaque et bleuâtre des forêts qu’il possède et jamais ne parcourra; mais, qui cerne ses paupières, obnubile son front, terrifie son cœur; à la froideur de ses viviers qui filtre en ses prunelles; à la rigidité de ses marbres qui pétrifie sa chair. Oui, monsieur est millionnaire, et vous n’avez que faire de nous le spécifier, cela se voit de reste et tout autant qu’à vous-même, pauvre Calypso de l’or, inconsolable du départ de vos rêves...»

Au reste, n’est-ce pas de vous, la même confitens rea, que je tiens l’ingénue et peut-être décisive explication de cette psychiatrie des riches: «C’est parce qu’ils reçoivent trop de lettres!» Il est vrai qu’ils prennent le parti de n’y pas répondre; et cela, j’ose l’affirmer, sans distinction de personnes, puisqu’une de mes plus nobles et charmantes amies a bien pu quêter pour un intéressant bénéfice un richissime Américain, sans en recevoir, fût-ce rien qu’un remerciement d’un si précieux autographe; et que pareille mésaventure quand j’eus résolu de statufier Mme Valmore, m’est advenue, je mets certain orgueil à l’avouer, avec un raffinement d’impolitesse de la part d’un jeune Plutus et d’une dame Mécène. Mais notre écriture, à mon amie et à moi, est périlleuse. Et le moyen de s’arracher, pour la déchiffrer, aux douceurs même spléenétiques, de ces demeures dont la mirobolante façade me remémore le savoureux refrain qui fait briller les yeux de l’enfance:

Il était une Dame Tartine
Dans son palais de beurre frais;
Sa muraille était de praline,
Son parquet était de croquets.

C’est une erreur pour un médiocre exécutant d’apprendre un morceau de musique dont l’audition l’a charmé. L’exercice en rend fastidieux pour lui les plus agréables traits, et quand l’interprète s’en sera tant bien que mal assimilé les mélodiques circonvolutions dont le mystère le séduisait, elles ne lui offriront plus que rengaine. «Restons où voyons!» a dit le poète. Ou nous entendons aussi: «Un pot de fleurs donne toutes les jouissances d’une propriété,» affirme George Sand. Les exigences de l’entretien ne laissent plus voir au propriétaire blasé et lassé que des comptes courants qui raturent pour lui seul les grâces de son jardin français doux à ses hôtes; et qui salissent de leurs griffonnages aussi laids que «les noms entrelacés de Victoire et d’Eugène», le Carrare de ses groupes et le Paros de ses vases. Il y a de l’évasion hors de tels soucis dans la teinte neutre dont se déguisent certains riches. Leur fortune est leur royauté, par moments aussi gênante que celle-ci; et l’on sait toutes les douceurs que les grands-ducs incognito goûtent dans nos cabarets de Montmartre. C’est un plaisir encore plus vif que la difficulté vaincue. Rien n’égale celui-là, à en juger par les prodiges d’ordres si divers continuellement effectués de son ressort. Je citerai entre autres parmi ses effets, non des moindres, et pour prendre deux exemples sans autre rapport apparent: la construction de Venise et l’hilarité des estropiés, la gaîté des infirmes. Il sied d’y joindre l’illusion de la pauvreté que réussissent à se donner certains riches. On sait que la grande Catherine devançant le lever du jour et celui de ses valets, allumait elle-même son feu, et qu’il lui arriva de roussir—sinon de rôtir, ainsi, un ramoneur dans sa cheminée.—Les affaires de l’État motivaient de telles habitudes, qui pouvaient bien néanmoins ressortir à certaine soif de médiocrité dorée. Mais je sais une opulente matrone qui se lève dès patron-minette, et grâce à dix heures d’un obstiné travail de couture dont elle s’assure le débit, entretient ses pauvres sans attenter à ses revenus, et s’offre à elle-même le fruit défendu, d’avoir gagné sa journée! Et ce sont des jeunes femmes de la même famille qui firent recouvrir d’argent jusqu’à la moitié les diamants de leur rivière, afin de les faire paraître plus petits!

Dans le même temps, et dans le même esprit, le même désir de donner le change, de plus touchantes illusionnistes se constellent de bijoux faux, et leur mensonge m’est plus cher, car il me plaît qu’on puisse juger les gens sur la mine, et que l’on sache de prime abord à qui l’on s’adresse; que les rois se promènent avec leur couronne, à la ville et par les forêts, ainsi que dans les contes de fées. Ainsi approuverais-je que les millionnaires marchassent escortés de lingots ou de ces sacs ventrus qu’on voit reproduits dans les rébus et sur lesquels des zéros infinisés sont précédés d’une unité qui les qualifie. Les gamins et les adultes arrêteraient au passage de telles sacoches et les éventreraient au besoin; et l’on verrait ces Crésus enfin consentants, répondre aux nazardes des gavroches à coups de dragées d’un baptême doré, et de confetti monétaires.

Ces mystères de l’argent, Hello, qui ne les a pas énumérés, les fait tenir tous dans la monstrueuse idolâtrie de son Ludovic, l’avare agenouillé devant son trésor stérile. Le Veau d’or adoré comme Dieu ne peut qu’engendrer d’abominables anomalies. Et M. Valdemar, l’étonnant hypnotisé au delà du trépas, dont Poë nous rapporte le ton ondoyant quand l’interrogateur le force à répondre sur Dieu, questionné sur l’argent n’aurait peut-être pas employé de moins évasives formules.

Or, exercée à l’égard d’un somnambule plus vivant, la dite sommation pourrait bien lui coûter ce qu’il advint à cet enfant magnétisé qui tour à tour Socrate, Praxitèle, Napoléon selon qu’on le lui enjoignait, parlait avec sagesse, polissait des marbres, et gagnait des batailles. Mais quand on en vint à ce sacrilège de lui dire qu’il était Jésus, le sujet pâlit horriblement, et se mit à dire du même ton bas de M. Valdemar: «Vous savez bien que cela n’est pas possible!» Et l’impie interlocuteur ayant insisté, l’enfant tomba mort.

Qui sait en effet si ce mot de l’argent, de la malédiction et de son mystère, ne serait pas l’histoire des trente pièces dont fut payé le Haceldama, le champ du sang, le champ du potier, après que Judas les eut rejetées?

Car c’est le dernier mystère de l’argent sur lequel je veuille conclure ce frontispice, qu’il n’y ait pas de richesse et pas de pauvreté; que seule l’aberration dont frappe Moloch constitue ces deux états qui n’existeraient pas sans elle. La disproportion entre les ressources et les dépenses fait seule les véritables pauvres. Cette affirmation digne de La Palisse—et de La Bruyère! se vérifie chaque jour en la gêne manifeste de bien des Crésus et la relative opulence de certains Lazares. J’en veux pour preuve cette historiette édifiante: un ménage de serviteurs retirés vivait économiquement avec aisance d’une rente d’environ mille francs servie par la famille des anciens maîtres. Un de ces derniers, touché par les miracles d’entente de ces braves gens, leur ayant proposé d’augmenter leur mensualité trop modique, s’entendit refuser avec gratitude mais non sans effroi de la part de ces vieux domestiques. Ils auraient craint que ce surcroît de ressources, par la nécessité d’en trouver l’emploi, ne vînt attenter à leur bonheur! Lui, pêchait à la ligne, sans doute par la prolongation de son geste d’ancien cocher, d’un siège occupé trente ans, rejeté au bord d’une rivière. Elle, à l’occasion d’une exposition universelle, et désespérant si elle attendait plus longtemps, de lui trouver un autre usage, s’était décidée à utiliser pour s’en faire une petite capote, un chiffon de velours gros vert, reste d’une blouse gâtée dans un goûter, plus de quarante ans en arrière, par un des marmots, devenu barbon, de la respectable famille.

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La République de Saint-Frusquin est le lieu du monde le plus propre à étudier en ce qu’ils ont de plus spécieux les phénomènes pécuniaires. Saint-Frusquin est une de ces Maisons de jeu comme celle qui fit la prospérité de Baden-Baden, du temps de M. Bénazet, et que je vis quand j’étais enfant; comme celles qui fonctionnent encore aujourd’hui à Monaco et à Spa, et que les chroniqueurs déclarent établies «avec le minimum d’inconvénients inséparables de ces sortes d’établissements». Les inconvénients nous les verrons tout à l’heure.

Je me souviens, un radieux après-midi de septembre à Belliago, avoir rencontré une étrange voyageuse. Nous étions parvenus à l’extrémité de ce panoramique sentier qui contourne la Villa Serbelloni et se termine par un de ces bancs dans le voisinage desquels une pancarte anglaise annonce souvent: The view, comme pour préparer le touriste réfléchi à porter un jugement comparatif sur la Nature.

En effet, le bruit de nos pas, une déférence hospitalière non moins sans doute qu’un rapide visa à délivrer à quelque autre contrée du globe, firent se lever automatiquement une miss qui s’éloigna sur ce brevet encyclopédique, dont d’une voix nette elle sut récompenser le lac enchanté, le soleil couchant, la minute exquise: «Le troisième point de vue, en beauté, dans le monde?»

Je ne sais au juste le rang qu’assignerait à Saint-Frusquin, cette pédagogue des paysages. Nul doute pourtant qu’elle ne le juge digne de figurer parmi les dix premiers, comme nous disions au collège. Étagée au bord de la mer, cette grosse bourgade n’est pas le contraire d’une petite Carthage. Elle m’y fait songer, quand du haut de ma terrasse qui la domine et sous l’estompe du soir qui descend, j’y vois aborder non les navires chargés de murènes ou de vases murrhins, de byssus ou de pourpre; mais les yachts des cosmopolites nomades des eaux, attirés par le cliquetis des roulettes. Certes, le soir y est nécessaire pour draper d’antiquité l’architecture-joujou des villas modernes, toutes vêtues de ce kennédia dont la fleurette semble une glycine minuscule, et de bougainvilléas, ce pariétaire aux feuilles d’un magenta vif, donnant aux murailles qu’il habille l’air de constructions élevées par un couturier, des maisons en ruches. Seul, le soir aussi permet de prendre pour quelque avenante Salammbô, Mlle Petit-Pois, qui n’a pas les cheveux poudrés de poudre bleue et dont les chevilles ne sont pas réunies par des chaînettes. Mais cette gracieuse Carthaginoise, loin de rougir de sa fraîche ascendance de primeurs, en verdit allègrement son nom de guerre et de paix; se pare de cette riante couleur que le XVIIe siècle appelait le verd naissant, et toute fière de sa rame dont elle porte en bijou la parlante armoirie, se proclame avec esprit: de la famille des Pois, branche cadette.

Mais le soir y est obligatoire surtout pour la révélation par l’éloquente cernure de ses feux, de la Maison-Mère de l’endroit, le Casino, le Temple de Saint-Frusquin en personne. Huysmans a trouvé pour notre Trocadéro la singulière comparaison d’une femme hydropique, les jambes en l’air. La partie centrale du Temple (ainsi le désignerai-je au cours de ces pages), laquelle n’est pas sans rapports avec ce hideux palais, s’interprète, dans l’obscurité, d’une signification diabolique. Deux cornes deviennent ses deux tours; deux rougeoyantes prunelles, ses deux cadrans lumineux striés par les fibrilles, les unes mobiles, les autres fines de leurs aiguilles et de leurs heures. Au milieu du premier étage, une baie s’ouvre sur un balcon, pareille aux narines d’un nez camard plein de reniflements mortuaires, au-dessous duquel les deux cordons superposés de globes laiteux qui contournent la véranda font grincer comme le rictus géant d’une double rangée de dents lumineuses.

La «Cathédrale du Jeu», comme l’appelle non sans éloquence un des naïfs guides de l’endroit; tel s’érige grossier et insolent, et couronne le rocher maudit, le Temple de Saint-Frusquin, sanctuaire de Moloch et de Mammon, tandis que le patron chrétien de la région, saint Modeste, a son église on ne saurait dire édifiée, mais évidée, une sorte de crypte, au creux d’un ravin de cent mètres de profond et qui semble mise en pénitence par l’orgueilleux Casino, tout au fond de ce cul de basse-fosse.

Certes, c’est bien un culte qui s’accomplit là, l’idolâtrie du veau d’or remis au vert sur le tapis du trente et quarante. Autels plus saignants que les druidiques dolmens, ces tables de jeu mi-partie noires de bien des deuils et rouges du sang rejailli sur elles. L’office s’y célèbre de l’entrecroisement de tant de regards anxieux, véhicules de tant de désirs. «Là où vous serez plusieurs réunis en mon nom, je serai au milieu de vous,» assure Jésus. Le diable, de qui la manie est de singer Dieu, s’approprie ce précepte. C’est de la concentration de toutes ces volontés, qu’il surgit, de la tension de tous ces espoirs. La preuve en est que la rupture, certains jours de moindre presse, du cercle magique autour d’une de ces tables-autels, supprime de ce seul fait la perpétration du mystère. Je l’ai plusieurs fois observé. Un malaise, plus pénible que ne l’était tout à l’heure la coudoyante cohue dont on se plaignait, trouble ces fidèles décontenancés et qui se hâtent de rechercher une moins incomplète célébration de la messe rouge et noire. Messe du démon de midi, vespres de Satan, ténèbres de Belzébuth, messe de minuit, communion de la plaque sont tour à tour et à la suite célébrés par des fidèles infatigables.

Les prêtres en sont les croupiers; troupeau de laïques abbés que vomissent à des intervalles réguliers de mystérieuses sacristies. Mais quantum mutati ab illis, ces sacerdotes! Plus rien en eux de ces pontifes du hasard, hiératiques et inconscients arbitres de tant de destinées, séparés du joueur par un dédain qui les vengeait de ses mépris; éclaboussés du sang qui, sur leur noir, complétait la livrée méphistophélique. Aujourd’hui, à peine des commis de magasin de deuil, de vagues jardiniers de la verte plate-bande du drap, fleurie des coquelicots et des iris de Suse des deux couleurs, et des boutons d’or des chiffres, entre lesquels leur geste désormais sans autorité, ratisse mollement le gravier d’or et d’argent des allées de la fortune; des employés quelconques, ayant leur tirelire au bureau de tabac, avides du pourboire qu’ils réclament cyniquement aux gros joueurs, jusqu’à chuchoter un impudent «glissez-la-moi dans le cou!» à ceux dont ils sollicitent la pièce.

Au point que l’évangélique. «Si le sel perd sa force, avec quoi salera-t-on?» se puisse transposer sous cette forme: «Si la corruption se vicie avec quoi corrompra-t-on?» pour ce simoniaque vicaire. Et ne serait-ce pas un tableau digne du crayon fantastique d’un Rops que le petit coucher de ce croupier-jupin faisant s’éparpiller autour de lui pour sa Danaé, la pluie d’or de ses pourboires?

C’est depuis l’ouverture du temple, à midi, jusqu’à sa clôture, à minuit, un curieux déroulement de ces pompes sataniques. Rien n’y manque, depuis la solennelle vérification au début de la séance de ces démoniaques agnus carrés qui sont les cartes, dont chaque jeu, à tout jamais renouvelé, fut estampillé d’une vignette jamais la même, un coq, un poisson, qui en assure l’identité et le différencie; jusqu’à, au début et en conclusion, la sortie du tabernacle, la rentrée dans la custode, des sac et des coffres, des espèces mêmes de Saint-Frusquin, l’argent, l’or, les billets dont les yeux se rassasient.

Car là réside le mystère profond qui mieux que la sagesse de Salomon attire de loin tant de Reines de Saba, évoque des mages chargés de présents plus que l’étoile messianique; c’est que l’adoration des douze heures est permanente en ce lieu, et que le dieu s’y montre nu en la réalité de ses espèces. Cette pudeur inhérente aux demandes d’argent, et dont j’ai parlé plus haut a sa revanche là, dans l’étalage même de la divinité offerte à tous les cynismes. Et cet attrait est si fort que tous les autres sont oubliés. L’autre dissyllabe tout puissant, que nous avons vu se partager avec l’argent les mouvements humains: l’amour, ou ce qui en est aussi la sacrilège singerie, s’efface devant le métallique veau bondissant dans le parc des nombres.

La mine ensemble avide et déconfite de Phryné est impayable à étudier là. Vainement frisée, fardée, décolletée et parée pour les regards distraits du joueur, une réflexion sur la qualité du dieu qu’on lui ose préférer peut seule la consoler de l’échec momentané, du déboire surprenant de se voir chasser à coups de râteau par un Aréopage outrageant, s’il lui prenait fantaisie, en guise de masse, de s’offrir nue. Et puis son dépité sourire n’est pas sans malice. Elle sait pour qui l’on travaille, et se garderait de risquer en somme un préjudiciable attentat, dont du reste les fidèles de Saint-Frusquin auraient vite fait de tirer vengeance.

Car Lucifer est plus exigeant qu’Adonaï; et c’est une des traces de sa griffe. Dieu a le plus d’indulgence.

Au cours de la visite d’un sanctuaire chrétien interrogez un pieux guide sur les sacrilèges qui ont mis en deuil le saint lieu, tabernacles fracturés, ciboires violés, azymes répandus. Il vous en citera de récents qui ne sont les premiers ni les derniers, et vous serez peut-être surpris de leur nombre. Rien de pareil dans la basilique de Saint-Frusquin, seul parvis vierge de scandales. A peine vous en citera-t-on d’anodins, tels que l’histoire de cet innocent joueur de maximum, qui se le voyant enlever dûment, puisqu’il avait perdu, ressaisit sa liasse en criant: «Arrêtez, malheureux! c’est la dot de ma fille!» Il y eut bien encore ce personnage éminent qui, lui, s’était fait une loi de gagner un numéro plein, à chaque séance. Quand donc la chance ne l’avait pas favorisé, et l’heure du départ approchant, il lui fallait bien prendre le parti de s’emparer d’une masse sur un numéro sortant. Et sur les hauts cris du véritable gagnant, on payait deux fois pour une. Mais une sommation plus menaçante fut celle de cet officier de marine étranger de qui l’administration, dirai-je le clergé du lieu, reçut un jour ce saisissant ultimatum: «Ayant mouillé dans cette rade, j’ai joué, j’ai perdu douze mille francs qui m’appartenaient, plus vingt mille qui faisaient la provision de mon navire; me trouvant trop jeune pour en finir avec la vie et résolu à ne pas vivre déshonoré pour une heure d’imprudence, je vous prie de me faire rendre aujourd’hui même cette seconde somme de vingt mille francs que je m’engage sur l’honneur à rembourser avant trois mois. Maintenant si la somme n’est pas à mon bord à l’heure désignée... je bombarde le Casino!» Quant aux admonestations privées, menaces d’expulsion adressées à un joueur bruyant par un inspecteur rabat-joie, il n’y a lieu d’en tenir compte que si ce bedeau se montrait insolent. Dans ce cas, à défaut d’une pièce bien placée, un coup de râteau bien appliqué peut suffire à rafraîchir son zèle. Et le délinquant en sera quitte pour voir prolonger son abonnement, avec salamalec à l’appui.

Quant à l’atmosphère du Temple, elle est faite du seul encens que puissent dédier au dieu qui tourne les sangs, tant de souffles aigris, toutes ces bilieuses haleines. Il s’y mêle un souvenir d’étouffés hommages offerts à la plus sonore des idoles antiques par tous ces culs-de-plomb échauffés, et des relents de ces ronds de cuir qu’on voit se relever sur les chaises des présidents, et qui sont comme les auréoles vertes de Crepitus.

Et, pour l’atmosphère morale plus irrespirable encore, elle se trame péniblement de tant de bouquets fanés et croupis dans l’eau saumâtre des espérances. L’analyse psychologique décomposerait son interlope amalgame en odeur de prostitution, d’escroquerie et de mouchardise.

Ajoutez deux caractéristiques: immobilité et silence; la première seulement rompue au début de la séance, à midi, par l’irruption des candidats aux premiers sièges. Sic vos non vobis; car la plupart ne sont que des substituts, petits rentiers avisés qui se font un revenu du prix de leur place cédée aux retardataires. Le second, un silence étoupé de chambre de malade (attestée par la fade senteur des cataplasmes dissimulés, de vagues cautères, ou parfois d’un triomphant iodoforme;) de dortoir d’hospice, et sur lequel se détache clairement le bruit des pièces, pareil au tintement d’une chaîne d’argent perpétuellement manipulée sur un sourd tapis, à la fois cliquetante et lourde. Complétez-le d’un bas chuchotement incohérent assez semblable à ce Pater infernalement contrefait dont Boïto fait saluer son Mefistofele par des démons à plat ventre.

Maintenant, les fidèles de ces cérémonies?

Baudelaire a décrit dans son jeu, les suppôts de tripots moindres: «Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles... L’œil câlin et fatal... et qui font de leurs maigres oreilles—tomber un cliquetis de pierre et de métal.»—Transposez ce Rops et certain grand tableau de Gustave Doré qui m’impressionna dans l’un des premiers salons que je visitai enfant. On y voyait Cora Pearl en chapeau Bibi, saute-en-barque et suivez-moi jeune homme. Quelques-uns des modèles qui ont posé jeunes pour ce tableau sont peut-être encore là plâtrés, chenus et cacochymes, en train de garder une place et de pointer le numéro sortant pour un joueur à système—lequel les paiera d’un louis, un de ces mêmes louis qui vingt ans auparavant glissèrent des mains de ces vieux débris, alors tendrement baisées.—Je me souviens d’une vieille bouquetière absinthique rencontrée naguère à Passy. Elle s’affalait de bancs en bancs sous le poids d’ailleurs léger d’un panier de fleurs dès longtemps fanées. Et comme nous l’interrogions, intéressés par des traces de beauté dans ce Gavarni posthume, elle nous fit cette réponse digne du grand caricaturiste: «Quand je pense que le prince Trois-Étoiles et le marquis un Tel ont dételé mes chevaux pour traîner mon duc, à Baden-Baden?»—Les propos des vieilles joueuses qui s’éternisent ici ne sont pas moins extraordinaires.—L’une d’elles que l’on complimentait d’un assez beau collier de corail qu’elle avait au col répondit à la gracieuseté par ce corollaire étonnant: «J’avais aussi les boucles d’oreilles, mais je les ai données au cardinal Antonelli.»

Il faudrait un crayon bien aigu pour rendre ces miroirs d’âme égratignés par le souci, ces teints verts qui emportent jusque sous la lumière du dehors, le reflet du tapis des tables; ces yeux jaunes du mirage de l’or.—Ronde Mesmeriste, en séance autour d’un baquet de Plutus; miraculés en demande et en attente au bord d’une piscine probatique agitée par un ange aux mains crochues.

Un auteur a écrit: «Il semble que mon cœur veuille se fendre en deux!» Et c’est une juste description du côté physique de la douleur morale, dont il semble qu’elle agisse matériellement sur le cœur, au point que nous avions projeté avec un ami d’écrire un traité de la déformation du cœur par la souffrance sentimentale. Je dirai de même et moins hyperboliquement que certaines déformations physiques doivent être infligées au masque humain par les émotions du jeu; et qui sait si la seule hérédité ne pourrait suffire à perpétuer dans les traits d’un être qui, lui-même, n’aurait jamais joué, certains tics douloureux de la face?—Le trente et quarante surtout me semble propre à créer cet accident nerveux avec son éternelle alternative de perte ou de gain saccadé, sans cette diffusion d’angoisse et d’espoir que les chances multiples de la roulette rendent moins nette, moins tranchante, moins inexorable. Danaïdes, Tantales éternels passant la vie à voir leurs mains s’emplir et se vider de l’eau du Pactole. C’est de l’argent qui découche, disent pittoresquement les vieux habitués de Saint-Frusquin, de ce gain qui doit demain revenir à la caisse.

«Essayez avec des haricots», conseillent les guides dits de bonne foi avec une naïveté dont eux-mêmes n’ont pas sondé la perfidie. Autant vaudrait conseiller à quelqu’un qui doit passer par le feu d’essayer avec un bain tiède. L’honnête phaséolus inspire moins de respect qu’un louis, et ne vous croyez pas en droit de partir pour faire sauter la banque de Saint-Frusquin, parce que vous vous serez retiré d’une roulette joujou avec un formidable gain de haricots que vous aurez laissé porter. Sous forme de napoléons, vous en auriez retiré plus des trois quarts à tous les coups gagnants, tandis que pour les coups de perte, vous auriez doublé, triplé, décuplé la mise.

C’est une grande erreur du joueur néophyte, ou plutôt une indubitable marque où distinguer de l’amateur, le joueur professionnel, puisque là aussi ces démarcations sont établies, d’attacher du prix à la pièce gagnée. C’est avec l’argent de la banque qu’il faut jouer. Mais l’inexpérimenté n’est audacieux que dans la perte; tandis qu’il voudrait faire monter en épingle, comme me le disait Rochefort, le louis qu’il est fier de devoir à Saint-Frusquin; et il n’est pas rare de voir revenir à pied pour épargner la pièce de cent sous qu’elle vient de gagner, la femme qui n’a jamais hésité à prendre une voiture. C’est que cette pièce n’est plus la même, n’est plus elle-même, mais bien toutes les pièces qui en peuvent résulter et qu’elle engendre déjà par une de ses martingales mentales, un de ces parolis de Perrette, qui sont le mal contagieux et endémique. La montante d’Alembert, la Garcia, la Philiberte autant de systèmes hasardeux qui ne valent même pas ce coup dit de la femme saoule, lequel consiste à laisser s’ouvrir sa bourse au hasard, et les pièces choisir elles-mêmes leurs places. De gros bouquins ont été écrits annonçant la découverte du système sûr, avec les preuves à l’appui dont la conclusion est, en fin de compte, le rendez-vous que l’auteur vous donne au café, avec la recommandation de ne vous point déranger sans espèces.

Méry qui était gros joueur ne jouait qu’à la rouge. Il prétendait avoir observé que depuis la fondation des maisons de jeu, la noire était sortie 296,000 fois de plus que la couleur adversaire, et que ce déficit allait se combler. «Vous ne prétendez pourtant pas, lui répondait Rochefort qui me contait l’anecdote, tomber sur une série de 296,000!» Ne vous étonnez pas de voir un joueur qui vous a préconisé son système, en venir pour toute philosophie du jeu, à battre des cartes autour de la table pour mettre à la couleur qu’il se tire à soi-même. Quant au poursuivant de la série, jugez de sa terreur de manquer un coup, par les appels désespérés de cette grosse dame conjurant le croupier de ne pas donner le branle à l’instrument avant qu’elle ait eu le temps de retirer de son bas la liasse de billets qu’elle y a mise à l’abri des voleurs. Car les pick-pockets ne sont pas rares à Saint-Frusquin. Ils ont beau jeu de s’exercer sur les poches d’un public qu’on dirait continuellement occupé—ainsi que me le faisait remarquer une spirituelle amie, à voir retomber des fusées. Fusée d’or et fusée d’argent, mais qui partent d’en bas, et que l’on contemple en baissant la tête. Les exploits de ces détrousseurs se haussent ici jusqu’au brigandage.—Témoin cette histoire advenue à une belle Otero quelconque en séjour dans la région. Comme elle venait, chaque après-dînée, d’une localité voisine, achever sa soirée dans le casino, et que ses bijoux étaient célèbres, on l’avertit, un certain minuit, de rentrer chez elle par une autre voie. Quant à sa voiture, au détour de la route désigné pour l’agression, les larrons déçus en virent s’irruer, au lieu de l’idole endiamantée, un gros d’employés de l’administration, agrémentés, pour tous joyaux, de boutons de chemise en os, et de pistolets de première marque. A quelques jours de là, cette belle, rassurée, ayant offert à son coiffeur de le faire reconduire en voiture, l’homme remercia prudemment d’une réponse à peu près semblable à celle du savetier de la Fontaine.

Pour en revenir au jeu, on pourrait dire de lui, si son essence n’était pas précisément de décevoir toute prévision, qu’il est menteur même à son essence. Sinon, il semblerait que des raisonnements du genre de celui-ci eussent quelque chance de porter juste. Étant donné le hasard mobile, et pourtant enchaîné entre quatre termes, un système fixe, s’exerçant sur le même tableau, sera forcément rencontré par lui. Mais va t’en voir s’ils viennent, s’ils reviennent les fafiots enfuis!

Et dans tous ces adultes gâtés, en quête de l’esprit de la taille, et qui n’auraient pas d’excuse, s’ils lui demandaient autre chose que l’émotion qui les désaccorde précisément selon le rythme de leur détraquement (Mme Jourdain dit excellemment: «il le gratte où il se démange!»), il me semble voir les aînés de ces enfants à qui l’on persuade qu’il suffirait, pour attraper un passereau, de lui placer trois grains de sel sur la queue.

De mystérieuses coïncidences se renouvellent trop fréquemment pour qu’on n’en puisse pas conclure à des concordances.

Il n’est pas rare, à la roulette, dans l’instant où la boule va tomber, de voir un joueur, comme averti, placer son enjeu sur le numéro qui va sortir. Faut-il en conclure que ce chiffre éclôt dans l’espace à cette minute préventive, et se reflète en certains cerveaux soumis au nombre, comme un jasmin ou une jacinthe cachés se révèlent durant la nuit, au promeneur du jardin obscur? La plus péremptoire réponse n’est-elle pas encore celle du guide dit de bonne foi: «Considérez ces dorures splendides!»

Bien révélatrice est encore la présence de ces joueurs endurcis qu’on a rencontrés là vingt ans auparavant, qui y sont toujours, mais qui ne jouent plus; qui peut-être se vengent de leur ruine en retenant des places pour des confrères, satisfaits du louis ainsi gagné qui leur assure leurs cigares; un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort; ce louis est pour eux le fidèle chien qui les console des morts enfuis, ainsi que Musset les dénommait naguère. Pour le vivre, le couvert, l’entretien enfin, ils leur sont, dit-on, fournis par la République elle-même. Moins par pitié que pour éviter de dangereux chantages, elle a dû prendre le parti de pensionner ainsi de notables décavés, rivés par leurs pertes à ce coin du sol, seul endroit du monde où ces malheureux qui l’ont enrichi de leur or, et ne furent pas loin de l’engraisser de leur sang, se sentent un peu sur leurs terres! et qui le font bénéficier de la caressante citation antique: Ille mihi terrarum præter omnes angulus ridet.

Rictus terrestre, étrange fin de vie que celle de ces déshérités de leur héritage, vieux élégants écœurés entre les chicanes dont on lésine sur leur trousseau annuel pour un chapeau de feutre gris, une paire de bottines jaunes. Au reste, qui sait si le Casino n’en tire pas, à l’occasion, les grands premiers rôles? Je veux dire ces gros joueurs de maximums, ces périodiques gagnants de huit cent mille qu’on fait mousser dans les journaux de la localité, et qui font eux-mêmes affluer le menu fretin alléché, proie imbécile de l’entreprise.—Oui, ce serait une ironie digne d’Edgar Poë—et de la République de Saint-Frusquin, que ce déguisement en terreurs de la banque, de pauvres hères incapables même de plus jouer la matérielle, l’entretien du jour; et qui préfèrent l’obole gagnée par ce tragi-comique faux semblant, aux douze billets de mille du maximum qui arrive à ne leur sembler rien de plus qu’une pièce de cent sous brochée!

Un voyageur, débarquant un jour à Saint-Frusquin, se préparait à monter dans un de ces omnibus dont la livrée est aux couleurs de la République, lesquelles sont aussi celles du Diable. Diabolo juvante n’est-elle pas au reste la significative devise des armoiries locales? Notre homme sentait déjà son cœur se serrer de cette particulière anxiété bien décrite par Mme de Staël, celle des gens que nul n’attend à leur arrivée, quand un visage familier de matrone le fit sourire; mais il ne se la remettait qu’incomplètement, quand elle vint en aide à sa mémoire. C’était la patronne retirée d’une maison hospitalière du Midi, dont le bonhomme avait été chaland. Et comme il s’étonnait de retrouver en ce lieu l’ancienne matrulle: «—Écoutez-moi bien, lui répliqua celle-ci; mon commerce m’avait bien apporté de la fortune; mais lorsque j’eus vendu mon fonds, il me manquait une chose: la considération! Alors je suis venue ici.»

Ainsi ne semblent pas penser les honnêtes dames qui font porter leurs lettres chez le fleuriste ou chez le pâtissier pour que leurs correspondants ne se doutent pas du lieu de l’envoi, et qu’elles soient mises à la poste en terre de France.

J’ai parlé de la devise de Saint-Frusquin. N’est-il pas singulier qu’elle s’inscrive au-dessous d’un blason héraldiquement divisé en compartiments tout pareils à ceux de la roulette, tout comme ceux de l’écusson des Grimaldi à Monaco, reproduit singulièrement en rouge et en blanc le losange de la rouge et la noire. Armes celles-là véritablement parlantes. La pièce, à l’effigie du duc de Saint-Frusquin, a été ciselée par Roty; allégorie (prétendent les joueurs décavés) du traitement dont il sera puni dans l’autre monde.

«Qu’avez-vous fait de votre journée?» demandait gracieusement ce souverain à l’un de ses invités, et dans le froid (qui n’en fut pas dissipé) inséparable du début d’un dîner de cérémonie. «Hé! monseigneur, répliqua l’interpellé, que voulez-vous qu’on fasse ici, hors aller jeter son argent dans ce satané tripot?»

Est-ce une circonstance atténuante aux universelles exactions de ce souverain, que l’apparent protectorat tutélaire et paternel qui lui fait n’autoriser à ses sujets l’accès de la maison de jeu, qu’une fois l’an, le jour de sa propre fête? Bonasse rouerie à l’adresse du badaud sensible. Cet après-midi de réjouissance locale suffit à l’épuisement du pécule de l’indigène,—j’allais dire de l’indigent,—dont la présence ne fournirait plus, le reste du temps, qu’à l’encombrement et au scandale.

En résumé, Saint-Frusquin a des jardins assez pareils aux jardins de Klingsor. On y rencontre des filles fleurs attristées de voir Parsifal leur préférer les fleurs d’un autre tapis; mais qui prendront leur revanche.

L’aspect des plus animés de ces quartiers est celui d’une permanente Exposition universelle en laquelle se rencontrent des marchands de lorgnettes, des Arabes travestis et de faux tziganes.

Une des plus diplomatiques ruses de l’Alphand de Saint-Frusquin a été d’y rendre odieux tout ce qui n’est pas la Salle du jeu. Et ce n’est pas un mince mérite que d’y avoir excellemment réussi, la beauté du paysage rendant cette tâche difficile. C’est ainsi que le séjour d’une admirable terrasse en vue de la mer, et sur laquelle aucune porte ne donne accès, a été rendu impossible par le voisinage immédiat, bruyant et fuligineux du chemin de fer; et que l’escalier qui conduit au salon de lecture, étant raide comme un perchoir à dindons, on doit quitter toute envie d’aller y parcourir les journaux et faire sa correspondance.

Enfin on a installé dans un cabinet attenant et badigeonné de caca-au-lait, une sorte de bastringue également propre à étouffer le râle des agonisants et à faire rentrer brusquement dans les salles de jeu ceux qui seraient tentés d’en sortir sous le prétexte fallacieux d’entendre de la musique.

La misère de ces spectacles est rendue plus saillante par l’intervention de premiers sujets en vacances. Ceux-ci en prennent souvent le prétexte pour jouer (leur rôle) sans aucun souci; et quand leur art les en empêche, la bassesse de l’entourage n’en est que plus éclatante. D’autres signes qui distinguent encore ce théâtre de Saint-Frusquin c’est le mélange au programme, de chefs-d’œuvre et d’œuvres médiocres, avec cette différence que tous les soins de la direction se portent justement sur ces dernières, comme pour suppléer à ce qui leur manque. En outre les comptes rendus adressés aux journaux à la suite de ces opéras et de ces concerts offrent encore cette particularité d’être rédigés ainsi: De Saint-Frusquin: acclamations! (lisez: bâillements prolongés); salle entière debout! (lisez: pour sortir sans esprit de retour!)

Cela dit, ajoutons pour conclure, que Saint-Frusquin est l’endroit du monde où se vendent les plus beaux porte-monnaie; cet article s’y débite chez les bijoutiers; les plus riches sont en réseaux de mailles d’or constellés de pierres précieuses. D’autres ont des formes et des bouchons de flacons; et quand leurs propriétaires s’apprêtent à donner deux sous, vous jureriez qu’ils vont respirer de la bergamote. Enfin les plus modestes, en maroquin, n’en ont pas moins pour fermoirs des têtes de serpents en joyaux, des boutons de turquoises ou de perles.

Les porte-veine sont encore en usage à Saint-Frusquin, trèfles à quatre feuilles, petits cochons et petits bossus sous forme de médaillons et de breloques. Mais une plus maligne ruse de cette république du jeu, c’est l’entretien d’un grand nombre de ces petits bossus en chair et en os. On sait la favorable superstition que les joueurs attachent au simple contact des hommes ainsi déformés. Leur présence dans les jardins, dans les salles de Saint-Frusquin donne de l’espoir aux pèlerins; et ces gnomes ont pour prescription de rouler constamment des yeux furieux pour ne pas éventer la mèche.

Voulant un jour faire d’un trait l’éloge d’un dîner auquel il avait assisté, Banville le résuma ainsi: «Le mot madère ne fut pas prononcé!» A Saint-Frusquin on pourrait en dire autant du mot mort. Et c’est ce qui fait de son territoire la capitale du plaisir, la Capoue actuelle, le séjour privilégié des vieillards et des valétudinaires.

De temps à autre seulement, un cercueil apparaît. Dans la rue, des inconnus à qui vous ne demandez rien, vous accostent pour vous certifier, qu’il s’agit bien là de la mort naturelle d’un sommelier atteint de l’influenza, etc. Or, si vous alliez au fond des choses, et du cercueil, celui-là pourrait bien se trouver vide.

La bière est vide? alors c’est que Franck est vivant!

Ainsi se rétablirait le premier des bons renoms de Saint-Frusquin, qui est celui d’une terre où l’on ne saurait mourir.

Paradoxale terre de Saint-Frusquin, où réside la paix pour ceux en qui le démon du jeu ne charrie pas, comme en d’humains flacons d’eau-de-vie de Dantzick, des particules aurifères. Bienheureux et unique territoire où expire la despotique tyrannie du piano relégué aux garde-robes! Seul lieu du monde où l’on ne soit pas en butte aux trop fréquents bonjours de ses amis perdus en des spéculations moins extérieures. Gardez-vous donc bien de conclure à un refroidissement pour un sourire pincé: les voisins du zéro ne sont pas sortis; mais les transversales ou les chevaux vous dédommageront demain et vous vaudront une accolade toute fraternelle.

C’est encore une particularité de Saint-Frusquin que la forme sociale d’anxiété qu’y revêt le regard du riche, lequel dans la transe incessante de l’emprunt (lisez: d’être tapé) prend l’offensive en vous offrant à tout bout de champ, sous le rusé prétexte de vous porter bonheur, un trèfle à quatre feuilles ou une fleur de lilas à six pétales.

N’écoutez donc pas les visionnaires fatals, les funestes empêcheurs de jouer en rond, qui vous affirmeront que le minimum des inconvénients inséparable de ces sortes de fondations et dont il a été parlé au début de ce chapitre, c’est deux à trois suicides par jour. Par an, transposeront les optimistes endurcis; et ceux qui se prétendent renseignés rectifieront: de vingt-huit à trente-deux, à quarante, les bonnes,—pardon! les mauvaises années. «—Hier encore, un jeune homme allait donner de la tête ainsi qu’un taureau furieux contre une des colonnes de l’atrium—vous dira le sot moineau de fâcheux augure; un serviteur que son maître avait envoyé retenir des places à la gare, ayant joué et perdu cet argent qu’il espérait doubler, vient de se brûler la cervelle. Un des gardiens qui veillent nuit et jour sur le toit du casino pour surveiller les jardins comme une Brangœne du suicide, découvre souvent au matin, dans les branches d’un ficus, des fruits humains qui n’y pendaient pas la veille. Et les Gnidiennes filles de l’Aurore qui, pareilles à celles de Montesquieu, seraient tentées d’aller voir se lever leur Mère, pourraient faire crier par Mlle Poil-de-Brique: «Cette penderie rafraîchit!» Ainsi que le faisait Mme de Sévigné, des paysans pendus par le bon duc de Chaulnes. Un vieillard que la chaleur incommodait et qui s’était laissé choir au bord du trente et quarante, se vit tout à coup entortillé du linceul vert dont on recouvre les tables à la fin de la soirée. Puis après s’être senti descendre par des couloirs secrets, il reprit ses sens, allongé sur une table en un lieu fort mystérieux, et dans une macabre compagnie. Mais le comique de l’affaire, c’est qu’une fois revenu à lui, il trouva dans sa poche un billet de cinq cents francs qu’il ne se connaissait pas, et que, sa résurrection constatée, on s’empressa de lui faire rendre.—Les employés de l’établissement, lesquels au reste ne changent pas plus que le personnel des hôtels, reçoivent à leur entrée la formelle instruction pour le cas où un suicide se produirait dans le casino, de mettre aussitôt le mort debout et de l’emporter ainsi, la mort n’étant véritablement terrifiante qu’horizontale.

En outre les hôteliers ont reçu le sage conseil souvent exécuté, de mettre le feu aux rideaux de tout client dont la mort subite dans son établissement ne serait pas suffisamment «expliquée».—Il est vrai que nulle part ailleurs les lecteurs nocturnes ne sont autant qu’à Saint-Frusquin, victimes de leur désir de s’instruire.

—«Du reste, poursuit notre corneille qui abat des pendus en guise de noix, déchiffrez les symboles de ces magnifiques et terribles jardins. Ces tranchées du gaz ne vous apparaissent-elles pas comme des fosses? Linceul, ces toiles vertes dont on recouvre les massifs pendant la nuit, comme est linceul le vert oripeau dont on enveloppe les tables. Mais le choix de ces fleurs elles-mêmes ne vous divulgue-t-il pas leur secret: toutes mélancoliques fleurs de tombeaux, pensées, cinéraires dont la multiplicité endeuille toute la contrée; et jusqu’à ces tendres mères de famille dont le nom évoque de lointaines douleurs maternelles?

J’allais oublier ces bougainvilléas qui barbouillent comme de sang caillé les maisons dans les paysages.

Fleurs accusatrices sous lesquelles frissonnent à l’heure de la toilette les femmes qui les piquent dans leurs cheveux, et qui voient au fond du miroir des mains vagues les leur ajuster, de pâles mains de jeunes inconnus, de fines mains rouges.

C’est alors que murmurent dans l’air lascif et frémissant des orchestres dont les musiques se pourraient intituler la valse des nœuds coulants, et la polka des râles; mélodieux soupirs à servir d’accompagnement en sourdine pour cette poésie appropriée.

A Monte-Carlo, sur la mer qui pleure,
Le soleil couchant est sanguinolent,
Le rosier plus roux et le lis moins blanc;
Duquel d’entre nous va se voiler l’heure?
L’un sent au détour du môle tremblant
Une rouge main dont le doigt l’effleure.
Le soleil couchant est sanguinolent;
A Monte-Carlo, sur la mer qui pleure.
«Les dieux sont pour moi!»—«Ma chance est meilleure!»
Le pouls bat plus vite, et le cœur plus lent.
A Monte-Carlo, sur la mer qui pleure.
Le soleil couchant et sanguinolent.»
Et l’autre déçu par l’éternel leurre
Du jeu saccadé froid et violent,
Plonge sous les flots dont la mer le pleure,
Au soleil couchant plus sanguinolent.»

N’écoutez pas ce «prophète oiseau de malheur, oiseau ou démon» pareil au corbeau d’Edgar Poë. Oiseau qui mériterait de revêtir la forme de Miss Winterbottom, l’institutrice hurluberlu dont j’ai depuis longtemps promis l’histoire, que je donnerai; naïve redresseuse des torts de l’humanité, et qui ne manquerait pas à sa descente à Saint-Frusquin, d’appeler les croupiers: des croupions, de s’enquérir du cimetière des suicidés, d’appeler avenue des sépulcres, l’avenue des Spélugues, et de feindre de confondre l’hôtel Métropole avec l’hôtel Nécropole.

Balivernes! qui donc ose parler ici de crispations? Entendez plutôt cette distinguée compagne d’un travailleur éminent, opulent aussi; elle vous dira de ce jeu calomnié, qu’il est pour lui une détente. Voilà qui est bien dit; à la bonne heure. Et si cette détente s’égare parfois jusqu’à presser celle d’un pistolet, cela mérite-t-il d’oublier la grisante odeur du Pittosporum qui sature les jardins de Klingsor et les terrasses de Saint-Frusquin? et si les panés Tant-pis ouvrent sur son propos leur Victor Hugo à ce verset:

Quelque chose en tombe
Qu’on n’a point lavé!

Les gagnants Tant mieux le citeront à cet alinéa digne du Temple de Saint-Frusquin

..... innocent et splendide
Comme un pavé d’autel qu’on lave tous les soirs!

Mars 98.

POST SCRIPTUM


I

En 1894 je prévoyais, je pronostiquais, j’appelais une abondante rééclosion de la correspondance de Mme Valmore. Elle a refleuri. En 96 ce sont en effet les deux volumes publiés par M. Rivière, selon un choix fait parmi des lettres quatre fois plus nombreuses, et qu’il n’appartient de juger qu’à ceux qui ont pris connaissance de l’ensemble de cette correspondance léguée à la bibliothèque de Douai par le fils de la femme-poète. Ce qui a paru est plein de toujours tendrement saisissantes beautés. Une chose étonne: la publication de la lettre à son frère (1813) et des deux suivantes, publiées dans la préface, moins par le fait de ce qu’elles révèlent[59]—(que la poésie qui les accompagne, parue dans les premières éditions, avait révélé au lecteur attentif); mais parce qu’Hippolyte Valmore, soucieux (il l’a prouvé par la destruction d’une partie de la correspondance) de supprimer, d’anéantir toute cette région du passé maternel, n’a pu léguer ce manuscrit aux archives Douaisiaines. D’où émane-t-il? Est-il unique? ou d’autres lettres contiennent-elles d’autres parts du secret?—M. Loliée, dans un juste et judicieux article (18 juin 98, Revue Encyclopédique), écrit ceci: «En premier lieu, manquent totalement les lettres de jeunesse et de passion, celles dont la recherche a été la plus active, celles qui auraient enfin résolu d’une manière flagrante le problème irritant dont on s’occupe encore.»—«Peut-être qu’en cherchant bien, écrit Chateaubriand, on pourrait retrouver quelques-unes des lettres que Rancé écrivait dans sa jeunesse à Mme de Montbazon, mais je n’ai plus le temps de m’occuper de ces erreurs.»—Et il ajoute: «Il s’est formé une solitude dans les lettres de Rancé, comme celle dans laquelle il enferma son cœur.» Cette noble phrase s’appliquerait à la correspondance amoureuse de Marceline Desbordes.

[59] J’y renvoie le lecteur.

A ce propos, sied-il de tenir compte du fascicule paru à Douai en 96 sous ce titre: un Épisode peu connu de la vie de Marceline Desbordes-Valmore d’après une lettre inédite écrite à son amant, reproduite en fac-simile, par Louis Vérité—et publiée dans une intention peu sympathique. «Un collectionneur de nos amis, écrit l’auteur de cet opuscule—possède une lettre autographe de Marceline non datée ni signée, la seule connue de ce genre et vraisemblablement écrite vers 1809 ou 1810, lettre des plus suggestives qui a probablement échappé au feu. Après bien des tergiversations, et en présence de l’indiscrétion commise par M. Rivière[60], notre ami a fini par nous autoriser à la reproduire en fac-simile.»—Le malheur est que ladite lettre et dont l’écriture est reproduite en réduction de moitié, et qui pourrait bien être authentique, est vraiment d’une suggestion anodine. Les appellations de bien-aimé, petit ami, mon Olivier (du nom fictif d’un personnage des Elégies) sont insuffisantes pour éclairer le débat que d’un anonyme rayon de tendresse. La réclamation de trois nouvelles promises, ou d’une seule dont les trois personnages seraient un amputé, un «pauvre poète déchu» et surtout un «barbier laid et intéressant» tous trois évoluant «en Espagne»—ne renseignent que faiblement sur l’œuvre de l’homme de lettres adoré. Qui sait pourtant (le document supposé authentique, et dans le cas où ce projet de nouvelle se serait effectué) si là ne réside pas pour quelque fureteur de bouquins surannés le germe de la vérité enfin connue?—La dernière ligne de la lettre: «Je te verrai samedi, au coin du feu de mon amie» concorde bien avec le rôle à la fois tutélaire et funeste prêté à cette amie Délie (Zélia) par ce qui est avéré de l’aventure.

[60] La publication des trois lettres précitées.

Une autre collection de lettres, dont quelques-unes, ce me semble, avaient déjà paru, fut mise au jour par M. Pougin qui publia son premier article sur La jeunesse de Desbordes-Valmore dans la Nouvelle Revue, en février 1894.—«On pourrait reprocher à l’auteur de cet intéressant recueil, écrit M. Loliée, d’avoir passé sous silence les différents promoteurs du dernier mouvement de renaissance littéraire, comme il s’est manifesté de 1896 à 1898, fervent et bruyant, autour du nom de Marceline Desbordes-Valmore.»

Mais que d’inédit encore! Ma personnelle collection s’est récemment encore augmentée d’une correspondance: trente-quatre lettres à Mme de Bussières, née Héloïse Saudeur, grande amie de la famille; et une douzaine de touchantes lettres d’Ondine à la même.—Collections toujours abondantes en de ces charmes douloureux d’un tour personnel, d’un accent passionné et contenu, qui, lorsque l’ensemble en sera mieux présenté par des éditions moins fragmentaires, seront reconnus pour une originale forme de pensée et de sentiment bien spéciale à celle qui, Sapho chrétienne, en poésie, méritera, comme épistolière, d’être qualifiée: une tendre Sévigné du malheur.

Une autre bien émouvante correspondance, historique celle-là (inédite aussi), m’est communiquée par M. Georges Charpentier. Cinquante lettres adressées à son père, dont une tracée sur un papier du même rose qu’une autre que je transcris de Verlaine. Un rose éteint et lassé dont se dut énamourer la chère femme qui aimait les rubans; le rose de cette pâte de fleurs qu’on fait en Orient de roses cueillies à l’entour du Saint-Sépulcre, et dont on fabrique des chapelets parfumés. Nuance allégorique du Calvaire gravi dont ces lettres, en dépit de l’intelligente bonté du correspondant, énumèrent les stations poignantes. Que de détails éloquents! que de notes originales en cette misère magnanime! «Lettre adressée (a tracé au crayon l’Éditeur éminent sur une page datée de Lyon en 35), en apprenant par le journal l’incendie de la rue du Pot-de-fer où j’ai perdu plusieurs milliers de volumes».—«Si nous avions autre chose que les dettes de notre ancien directeur à payer sur notre travail, écrivait Mme Valmore, je vous enverrais de l’argent. Cette joie m’étant refusée, je vous envoie, par cette lettre, la quittance des derniers trois cents francs que mon mari avait acceptés pour les Nouvelles Anglaises.» Et il ajoute: «Inutile de dire que j’ai refusé les 300 francs de cette admirable femme.»—Plus loin, c’est cette lubie superstitieuse et artiste en cette pénurie généreuse: «Cher monsieur Charpentier, depuis hier je suis plus triste. J’ai mis dans ma tête que ce nombre treize que vous m’avez donné de l’Atelier du vieux peintre me portait malheur. Ayez pitié de cette faiblesse de femme, et reprenez-moi cent francs que je vous envoie. Le sort me semblera rompu, et je terminerai d’un cœur plus libre.—Si vous refusiez, vous me feriez du mal.»

Je voudrais encore dire un mot de l’iconographie de Mme Valmore. L’article de M. Loliée la reproduit presque intégralement. «Si l’on m’a aimée, c’est pour autre chose qu’une grande beauté», écrit Marceline. Ses portraits en font foi. Il y a pourtant du charme dans le portrait à la lyre de la bibliothèque de Douai, œuvre de l’oncle tant aimé, Constant Desbordes. Mais le buste n’est-il pas bien opulent, la taille bien courte? C’est sans doute ce dernier défaut qu’a voulu dissimuler le grand portrait par Desbordes encore, au Musée de Douai. Mais l’autre défaut s’y accuse davantage. Ce dernier portrait, accoudé de face et la tête dans les mains, à rêver au-dessus d’un livre qu’on ne lit plus, mais dont les souvenirs «roulent dans la tête malade», est une figure d’inspirée, de voyante, de Sybille, avec presque une expression de stigmatisée. Les deux autres portraits de Langlois et de Baugé, reproduits par M. Loliée, ne sont vraiment que des caricatures sans même l’intérêt de se donner pour telles. Le trois quarts de Devéria, que j’ai mis en tête de mon étude parue chez Lemerre, est d’une grâce agréable. Je possède encore une lithographie dont je ne connais pas d’autre exemplaire[61]. Celle-là de face, mais d’un visage bien lourd, à l’expression faussement pathétique d’un regard levé exagérément, sans extase vraie. Plus extatique le regard baissé du profil de David d’Angers[62], en cette expression de recueillement interne que j’ai notée chez la sublime Vierge de Botticelli de la collection Leyland:

Ses yeux sont baissés en extase.

[61] Un autre portrait non encore reproduit est, je crois, la propriété de Mme Henri Lavedan.

[62] Que je suis étonné de ne pas retrouver dans la nombreuse collection de médaillons de David d’Angers exposés au Louvre.

J’avais moi-même retrouvé, dans une ancienne édition de Mme Valmore, une épreuve jaunie de sa photographie, en 1865. La Revue encyclopédique en reproduit une semblable. Portrait suprême, émouvant en sa laideur triste, au sourire qui s’efforce au-dessous du regard, pénétrant encore, bien que si las! Les mains gourdes dans des mitaines sortent des manches pagodes, auxquelles s’assortissent bien la fanchon plate retenue par trois épingles, et le ruban à carreaux qui retombe en deux brides. Cette belle strophe pourrait s’inscrire au dessous:

Pardonnez-moi, Seigneur, mon visage attristé,
Vous qui l’aviez formé de sourire et de charmes:
Mais sous le front joyeux vous aviez mis les larmes,
Et de vos dons, Seigneur, ce don seul m’est resté.

C’est donc une heureuse palingénésie que celle qui fait de la figure allégorique de M. Houssin (érigée à Douai en 1896) comme une résurrection de la femme poète, au-dessus de ses ans vécus, de ses atours fanés et de ses douleurs vaincues; sorte de Lady Macbeth innocente et étonnée de ne plus retrouver sur ses dolentes et courageuses mains la blanche traînée de tant de larmes.

Je dois à l’obligeance de Mme Maximin le don de souvenirs précieux, de petits sachets en rubans damassés ou chinés, sans doute assemblés de la main de Marceline elle-même, ou de ses filles; des fragments de bibelots sans valeur, mais sans prix; une agrafe à manteau figurant des cygnes de style Empire; une tasse de Chine; un coupe-papier d’ivoire au manche en forme d’un serpent dont l’aiguillon s’essaie en vain sur un miroir; symbole de cette vérité si chère à notre poète;—un livre de prières offert à Mme Valmore en août 43 «comme un hommage d’affectueuse admiration et un témoignage de vive sympathie pour un noble cœur affligé»—signé: Clémence.—Un album en cuir vert aux minces coins en argent, on dirait un ancien spécimen de cette élégante maroquinerie anglaise, depuis, si fort à la mode. Peut-être un souvenir du séjour d’Ondine à Londres, durant son professorat, dans la famille Curie. L’album contient une photographie d’elle, d’expression sympathique et pensive. Une autre d’Inès enfant. Puis de petits dessins, des griffonnages, sans beaucoup d’intérêt, ni d’art; des adresses, des copies fragmentaires, des citations, souvent anglaises, des fleurs séchées aux suscriptions sentimentales: «cueillie sur la place Saint-Ouen, à la porte fermée d’un ami.»—Un monument à la mémoire de l’inoubliable amie Gantier: un petit dessin à la plume représentant, sur un lit de fleurs et d’épines, un cœur ailé accablé par une croix, et dont émane une flamme en forme de banderolle où court l’inscription: satis, Domine, satis!—Et au-dessous: «La croix l’accable, mais il est soumis.» Puis de l’écriture de Mme Valmore: «dix avril, Calvaire de mon cœur. Les années n’ont pas aplani ta cime. Avec mes anges qui t’entourent, du moins es-tu heureuse, Albertine! Sperent in te.» De la sensiblerie d’imagerie religieuse, relevée par le haut goût du cœur, la profonde sincérité de l’inaltérable attachement. En un autre agenda, celui-là, de style Empire, seul bibelot joli, le «Souvenir» à la monture de nacre et de bronze, aux douze vignettes coloriées des mois, ce sont encore, et toujours entre ces griffonnages au jour le jour (rappel d’une visite de Mme Gay le 8 septembre 1822) des fantômes de fleurettes, violette, pensée, volubilis, bourrache, primevère; du lierre, des mousses, une graminée; et surtout une blonde mèche de cheveux dorés, de ces cheveux d’enfant desquels elle a écrit ce vers divin:

Que tes cheveux sont doux, étends-les sur mes larmes!...

En somme, tout le délicat décor interne de cet autre agenda dont l’intelligent hasard d’une vente a fait refleurir aux mains d’un ardent admirateur de Mme Valmore, tant de transparentes fleurs fanées entre lesquelles voltige plus délicatement encore un duvet de colombe, une plume de La Vie et la Mort du Ramier.

Quoi encore? une lorgnette monocle, à la monture dédorée, à l’ivoire jauni et fondu et dont l’unique regard dut si souvent se fixer sur la grande amie Mars.—Enfin une guitare, sans nul doute celle dont il est parlé dans cette lettre de la correspondance: «Hilaire a fait arranger ma guitare.—Pour la première fois depuis trois ans, j’ai rejoué de ce pauvre instrument dédaigné et les enfants se sont mis à danser jusqu’à nuit close...»—Pauvre guitare, elle n’a plus qu’une corde, l’incorruptible fil sur lequel le peintre anglais Watts fait à tout jamais voltiger invinciblement les consolatrices illusions de l’aveugle espérance!

II

Je possède plus d’une soixantaine de lettres et billets à moi adressés par Verlaine.

Je choisis parmi eux cette lettre des plus touchantes:

Paris, le *** mars 1895.

«Cher monsieur et cher poète,

«J’ai lu et peut-être avez-vous lu dans le... d’aujourd’hui, sous la signature... une ligne où votre nom et le mien étaient rapprochés dans une intention désagréable pour vous. Je m’empresse de vous assurer de toute la peine que m’a faite cette lecture. Vous connaissez trop mes sentiments de si haute estime à l’égard du vrai poète que vous êtes pour que, sans attacher quant à ce qui vous concerne la moindre importance à de pareils coups d’épingle, vous puissiez douter un instant du véritable ennui que m’a causé ce bout d’article.

«Je n’ai pas voulu que la journée s’écoulât sans vous témoigner à nouveau ma sincère et profonde sympathie littéraire, en même temps que les sentiments d’affectueuse gratitude de votre tout dévoué

«P. Verlaine

III

En 97, j’ai reçu, à la date du 6 septembre, cette lettre de M. Stanislas Millet, professeur au Lycée de Lorient:

«Monsieur,

«Vous avez publié dans la Nouvelle Revue du 1er février 1896, sur Hello, une remarquable étude où je relève cette phrase: «Je ne me souviens pas d’avoir rencontré ce grand nom (celui de Chateaubriand) au cours de toute l’œuvre de l’écrivain de Kéroman, que le respect d’une même communion empêcha sans doute de formuler sur le maître de Combourg, un jugement dont l’expression eût été curieuse à connaître.»—Je ne crois pas, en effet, que Chateaubriand soit nommé dans celles des œuvres d’Hello qui ont paru en volumes. Mais parcourant dernièrement, grâce à la bienveillance de Mme Hello, les manuscrits inédits du grand penseur, et les articles qui n’ont encore eu jusqu’ici que la publicité des journaux ou des revues, j’ai découvert une longue étude sur Chateaubriand, qui sans doute vous donnera satisfaction. Etc.»

L’article, dont j’ai dû la copie à l’obligeance de Mme Hello et de M. Millet, est curieux, intéressant et surtout bien conforme à mon pronostic.

«Il faut d’abord, écrit Hello, rendre justice à qui veut et fait le bien. M. de Chateaubriand a voulu le bien et certainement il l’a fait. Avant de l’entendre parler, il faut regarder ceux à qui il parlait. Il faut se figurer une nation qui n’était pas encore réveillée du XVIIIe siècle, une nation qui pleurait d’attendrissement devant les bergers de Florian et qui riait en face des saints. Il ne fallait parler ni à des hommes instruits, ni à des enfants naïfs et disposés à la lumière: il fallait s’adresser à de tristes vieillards, et c’était un triomphe de leur apprendre que le christianisme n’est pas ridicule...—Voilà comment la question se posait. Il s’agissait de faire prendre la religion au sérieux (par un peuple de qui Voltaire était l’aliment universel)...—En d’autre temps, ce serait une hardiesse d’affirmer que le christianisme n’est pas une stupidité honteuse et ridicule. C’était quand il (Chateaubriand) est né, un acte voisin de l’héroïsme...—Quand on apprécie ceux qui remontent la pente d’un torrent il faut exagérer l’éloge pour rencontrer la justice... Et comme je vais prendre la liberté d’apprécier son œuvre considérée en elle-même, je dois la considérer ici dans son principe, dans son intention, dans ses rapports avec les hommes et les choses qui rendent cette intention particulièrement belle et honorable.»—Ceci dit, Hello exagère-t-il le mérite de Chateaubriand? Non; le rhéteur lui est trop antipathique.

L’ironie éclate: «Ainsi, il n’est pas tout à fait vrai que les divinités chrétiennes soient ridicules dans les batailles. Cela est à peu près vrai, mais pas tout à fait. Ce tout à fait est précieux, mais ne vaut pas le presque dont il est couronné. Les milices célestes font presque un aussi grand effet que les dieux ennemis de Troie.

«—M. de C. demande grâce pour Josué, Élie, Isaïe, Jérémie, Daniel, parce qu’il pourrait les peindre avec une tête flamboyante et une barbe argentée. Vous avez le cœur dur si cette circonstance ne vous inspire pas un peu d’indulgence en faveur d’Élie. Quand vous lisez dans l’Écriture la scène du Mont-Carmel et celle du Mont-Horeb, vous êtes disposé à le traiter un peu légèrement; mais si vous vous dites à vous-même que M. de Chateaubriand pourrait le peindre avec une barbe argentée, il est impossible que le respect ne vous saisisse pas à l’instant même.»

Ces réflexions qu’un ruisseau représenté dans son cours naturel est toujours plus agréable que dans sa peinture allégorique—et que «l’ange de l’amitié pourrait porter une écharpe merveilleuse» exercent encore la verve d’Hello: non sans un peu de lourdeur: «Quel bonheur! les saintes sont sauvées: car elles ne remplacent pas les ruisseaux que les saintes supprimaient... etc.—Il est impossible que l’ange de l’amitié affublé de cette écharpe ne trouve pas grâce devant les muses.»—Voici des motifs plus sérieux:

«Le regard droit et central manque à M. de Chateaubriand. Il parle des choses les plus graves, mais il n’en parle pas gravement. Il a beau se tourner ou vers la terre, ou vers le ciel, on dirait toujours qu’il est en face d’une question de rhétorique. Quoi qu’il dise, il a toujours le temps et le goût de s’entendre parler; quoi qu’il regarde, c’est toujours lui-même qu’il contemple, et il se contemple toujours à la lueur menteuse de la rhétorique. Sa parole est sans joie; et la gloire de l’écrivain consiste à s’oublier dans le sens de l’amour-propre. Jamais chez M. de C. la pensée ne brise la phrase. Non, la phrase est faite d’avance, elle est inviolable, elle est fondue dans un certain moule: c’est à la pensée d’obéir. Jamais sa parole n’est l’explosion subite, spontanée, d’un sentiment qui éclate. Le sentiment pour lui est une occasion de parler.—M. de Chateaubriand écrivain est un modèle à éviter.» (Suit une curieuse comparaison entre le style organique qui est «la parole vivante au service de l’idée vivante»; et le style mécanique qui est «le produit artificiel d’éléments extérieurs et de pièces juxtaposées».)—Mais voici le grand grief; le véritable horresco referens:

«Enfin M. de Ch. dit, en parlant de Voltaire: Ce grand homme.—Ce mot est écrit dans le génie du christianisme, deuxième partie, chap. V.—Il est permis de douter un moment, même devant l’évidence, même devant le livre ouvert. Mais quand on a lu plusieurs fois le paragraphe, il faut se rendre. Le mot est écrit. Ce mot là ferme sur M. de Chateaubriand, critique littéraire, la discussion. J’aurais eu beaucoup de choses à citer, mais après ce mot-là, je n’en citerai aucune.

«Je ne veux pas rester sur cette parole, parce que si elle était le dernier mot de ce travail, elle semblerait en être la conclusion; elle semblerait offerte comme la pensée générale de M. de Chateaubriand et le résumé de sa vie. Cette apparence serait une injustice.»—Et la conclusion: «Il eut l’éclat presque toujours, très rarement la splendeur. Son strass fut pris pour du diamant. L’illusion peut et doit finir: mais plus elle tombera, plus doit monter et grandir le respect de son intention et l’admiration légitime que nous avons pour ce qu’il tenta.»

Et je conclurai moi-même par cette phrase de Chateaubriand, dans son dernier ouvrage: «Voltaire naissait, cette désastreuse mémoire avait pris naissance dans un temps qui ne devait point passer: la clarté sinistre s’était allumée au rayon d’un jour immortel.»

—Hello ne prend-il pas garde que c’eût été vouloir ne pas être écouté des tristes vieillards auxquels s’adressait le Génie du Christianisme, que de commencer par briser leur idole? Mais s’adressant à l’abbé Séguin, l’auteur de la vie de Rancé pouvait, devait, et il l’a fait, tenir un autre langage.


TABLE


Ordo 1
I. Félicité (Desborde-Valmore) 5
II. Le dieu (Leconte de Lisle) 85
III. Pauvre Lélian (Paul Verlaine) 93
IV. L’Aède (Mistral) 103
V. Roses pensantes 117
VI. L’Apôtre (Ernest Hello) 129
VII. Un seul Goncourt 159
VIII. Tolstoï Esthéticien 171
IX. Le Grand Oiseau (Léonard de Vinci) 179
X. Le Voyant (William Blake) 189
XI. Le Spectre (Burne Jones) 201
XII. Un Mythologue (Arnold Bœcklin) 215
XIII. Vernet Triplex 237
XIV. Alice et Aline (Théodore Chassériau) 251
XV. Fashion (Constantin Ghys) 271
XVI. Le Potier (Jean Carriès) 283
XVII. Les noces d’argent de la Voix d’Or (Sarah Bernhardt). 299
XVIII. Le Masque (La Duse) 309
XIX. Un Féministe 321
XX. Apollon aux Lanternes 329
XXI. La République de Saint-Frusquin 347
Post-Scriptum 385

Sceaux.—Imprimerie E. Charaire.

Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE


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11398.—I.—Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.

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