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Aventures extraordinaires d'un savant russe; IV. Le désert sidéral

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The Project Gutenberg eBook of Aventures extraordinaires d'un savant russe; IV. Le désert sidéral

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Title: Aventures extraordinaires d'un savant russe; IV. Le désert sidéral

Author: Georges Le Faure

H. de Graffigny

Release date: March 27, 2008 [eBook #24924]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at DP Europe
(http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES EXTRAORDINAIRES D'UN SAVANT RUSSE; IV. LE DÉSERT SIDÉRAL ***


G. LE FAURE et H. DE GRAFFIGNY

Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE


IV. LE DÉSERT SIDÉRAL


200 compositions inédites de JOSÉ ROY

PARIS

Edinger, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34,

1896

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


Notre pensée se sent en communication latente avec ces mondes inaccessibles.

camille flammarion.
Les Terres du Ciel.


TABLE DES MATIÈRES

I.Le désert intersidéral
II.Dans la voie lactée
III.Au pôle austral du monde
IV.Dans lequel les choses se brouillent
V.Où Gontran et Fricoulet ont une explication sérieuse
VI.Les rapports entre les passagers se tendent de plus en plus
VII.Le cauchemar d'Ossipoff
VIII.La fin de tout
IX.Où le monde scientifique est dans la joie... et Fédor Sharp aussi
X.Le triomphe de Sharp continue
XI.La boîte à surprise
XII.Où tout le monde est content, sauf Jonathan Farenheit

Les

Aventures extraordinaires d'un Savant Russe

Ouvrage complet en 4 parties

première partie

La Lune, un volume in-8º, compositions inédites de L. VALLET.

deuxième partie

Le Soleil et les Planètes. Un volume in-8º, compositions inédites d'HENRIOT.

troisième partie

Les Mondes géants. Un volume in-8º, compositions inédites de JULES CAYRON.

quatrième partie

Le Désert Sidéral. Un volume in-8º, compositions inédites de JOSÉ ROY.


CHAPITRE PREMIER

LE DÉSERT INTERSIDÉRAL

Durant un long moment, Mickhaïl Ossipoff demeura immobile, les yeux attachés, démesurément ouverts, sur les leviers que ses mains avaient abandonnés; il était en proie à une sorte d'hallucination, se demandant s'il était bien vrai qu'il eût fait ce qu'il venait de faire, se refusant à croire qu'il se fût véritablement rendu coupable de l'infâme trahison qu'il avait commise à l'égard de ses compagnons de voyage.

Quoi! tout à l'heure encore, il avait juré à sa fille, à celui qui devait être son fils, à ses amis, que c'en était fini de sa folie astronomique, que, puisque la nature était décidément contre lui, il renonçait à lutter plus longtemps!

À ses oreilles, bruissaient encore les remerciements émus de Séléna qui retrouvait enfin le père qu'elle croyait à jamais perdu pour elle, et sur ses joues il lui semblait sentir le doux effleurement des lèvres de la jeune fille. Et, malgré tout cela, en dépit de son serment, en dépit des promesses de Gontran, il avait été brusquement ressaisi par sa passion de l'espace, par l'ardente curiosité qui, depuis des mois, l'entraînait plus loin, toujours plus loin qu'il n'avait dit...

Et maintenant...

Mais, chez un homme comme lui, en lequel le désir de savoir dominait tous les autres sentiments, toutes les autres passions, cet accablement des premiers instants ne pouvait se prolonger: presque tout de suite il se trouva repris par la fièvre qui le consumait depuis si longtemps; le savant l'emporta une fois encore sur le père, la silhouette éplorée de Séléna s'évanouit, et toutes les forces de son esprit se trouvèrent concentrées sur l'ardu problème que crée au monde scientifique l'existence hypothétique d'Hypérion.

Oui, il le sentait, cet astre dont Babinet et Forbes ont affirmé l'existence gravitait dans la région où il se trouvait; il en était sûr!... quelle gloire immortelle devait rejaillir sur celui qui, le premier, posant son doigt sur une sphère céleste, assignerait sans hésiter au dernier monde du système solaire, un emplacement certain.

Il ne songeait pas qu'en escomptant à l'avance cette gloire en vue de laquelle il venait de commettre une action aussi insensée, il perdait la raison; car, en admettant même que les pressentiments scientifiques de Babinet et de Forbes fussent exacts, en admettant qu'il pût, pour ainsi dire, toucher du doigt cette planète mystérieuse et en étudier la route dans l'espace, pourrait-il jamais revenir des profondeurs de cet infini, où il se trouvait lancé à présent, pour dire à ceux de la Terre «j'ai voulu voir, j'ai vu, c'est ainsi».

Sa réflexion ne portait pas si loin; il n'y avait, pour lui, en ce moment, qu'une chose, et une chose inadmissible: c'était qu'il ne découvrit par de visu ce que d'autres avaient découvert par la seule puissance de la logique et du calcul.

Il savait bien, mieux que tout autre même, combien le monde savant était divisé par l'existence problématique de cette planète, que certains audacieux n'avaient pas hésité à baptiser du nom d'Hypérion, alors même qu'il n'était nullement prouvé qu'elle existât.

Mais, le lecteur a déjà eu occasion de s'en convaincre: Ossipoff était un emballé de l'espace, un halluciné de l'infini, et, ainsi que l'avait dit un jour Fricoulet, en parlant des théories exagérées du vieillard, en matière de planètes.

—Avec lui, quand il n'y en a plus, il y en a encore...

Il croyait donc à Hypérion; il y croyait de toute la puissance de son imagination, et de toute la force de sa science: comme il l'avait dit à Gontran, il préparait sur la mystérieuse planète un long ouvrage, destiné à prouver péremptoirement l'existence de ce monde hypothétique, et la préface de cet ouvrage contenait une énergique déclaration de guerre contre tous ceux du monde savant qui se permettaient de tourner en ridicule l'audace des parrains d'Hypérion.

«Il vous sied bien, s'écriait-il, de plaisanter le génie des Babinet et des Forbes, après avoir eu la honte de tourner en ridicule l'audacieux génie de Leverrier!

«N'est-ce point par la science seule, et en se basant sur la loi de Bode, que Leverrier, déduisant des perturbations remarquées dans la marche d'Uranus l'existence d'une planète inconnue, a cherché et trouvé Neptune à la distance 36.

«En dépit de vos sarcasmes et de vos plaisanteries, il vous a bien fallu cependant vous incliner devant les faits, et reconnaître la vérité des théories grâce auxquelles Leverrier a si démesurément étendu les dimensions du monde solaire. Pourquoi alors refuser à Babinet l'autorisation de procéder d'une manière analogue pour affirmer, au delà de Neptune, l'existence d'une sphère que nos instruments d'optique, jusqu'à présent imparfaits, ne nous permettent pas de découvrir! N'a-t-on pas constaté dans la marche de Neptune, tout comme Leverrier l'avait fait pour l'Uranus, des perturbations graves? et ces perturbations ne peuvent-elles être attribuées à l'influence, tantôt retardatrice, tantôt accélératrice, d'une sphère extérieure».

Partant de là, le vieux savant en arrivait à examiner les principes scientifiques différents de ceux de Babinet, sur lesquels d'autres astronomes, le docteur Forbes entre autres, se basaient pour déclarer qu'Hypérion existait.

Ceux-là, emboîtant le pas à Leverrier, s'élevaient avec force contre les suppositions de Babinet; à eux, peu importaient la marche de Neptune et ses irrégularités. Le principe de leur recherche était fondé sur la théorie qui introduit, comme membres permanents, dans notre système solaire, les comètes considérées comme des corps de composition et de caractères particuliers, qui se meuvent à travers les espaces stellaires, sujets aux lois de l'attraction.

Si la comète approche d'une planète, avec un mouvement d'une vitesse accélérée, elle décrira une orbite hyperbolique et ne reviendra jamais vers le soleil; mais si l'action de la planète réduit la vitesse de translation du corps, elle l'entraînera dans une orbite elliptique, ayant pour foyer notre soleil.

En cataloguant les distances aphélies de toutes les orbites elliptiques connues, le docteur Forbes trouve qu'on peut les grouper de telle sorte qu'elles correspondent à la distance de certaines planètes, et qu'après Neptune, il n'y a que les distances 100 et 300 rayons terrestres qui forment des groupes nombreux; d'où il conclut qu'à ces distances existent des planètes.

Et combien de fois, se basant sur ces théories que, pour sa part, il adoptait avec une ferveur de croyant, Ossipoff n'avait-il pas fait tous les calculs nécessaires pour dresser l'état civil d'Hypérion d'aussi scrupuleuse façon, que s'il l'eût tenue dans le champ du grand équatorial de l'Observatoire de Pulkowa: c'était, d'après lui, une planète de la taille de Neptune, gravitant à la distance 47—toujours d'après la loi de Bode,—suivant une orbite inclinée de 5 degrés sur le plan de l'écliptique, et circulant autour du Soleil en 138.481 jours, ou 379 années terrestres.

On comprend qu'étant arrivé, par la puissance du raisonnement et des calculs, à posséder sur Hypérion des renseignements aussi précis, le vieux savant n'eût pu résister à la folie de se convaincre, par ses propres yeux, de l'exactitude de ses suppositions.

N'était-ce point, à peu près, comme si un provincial ne profitait pas de son passage à Paris pour s'en aller visiter les merveilles que contient la capitale?

Et maintenant que, sans avoir pour ainsi dire conscience de ce qu'il faisait, il avait détourné l'Éclair de la route convenue pour le lancer dans l'infini, il se disait qu'en vérité, il eût été bien fou de négliger une si extraordinaire occasion de soulever le voile de la nature.

Comme nous le disions au début de ce chapitre, la sorte d'hallucination à laquelle il avait été en proie, après avoir touché aux leviers, ne dura que quelques instants; presque aussitôt, il reprit possession de lui-même, et rapidement, arriva à établir la position certaine où devait se trouver s'il existait vraiment, le monde à la recherche duquel il se lançait.

Étant donné l'emplacement de l'Éclair, la position d'Hypérion dans le ciel ne pouvait être, relativement à la Terre, que par 174 degrés de longitude et 11 heures 40 minutes d'ascension droite.

Ayant donc mis le cap du vaisseau aérien sur ce point du ciel, Ossipoff s'en retourna dans sa cabine et braqua son télescope sur l'espace immuablement noir, qu'il traversait avec la rapidité de la lumière.

Il semblait que ce fût un gouffre dans lequel l'appareil tombait sans paraître en devoir jamais atteindre le fond: aucun point de repère qui indiquât la distance franchie; seules, là-bas, tout là-bas, les étoiles scintillaient, semblables à des clous d'acier sur une draperie mortuaire, mais bien trop lointaines pour qu'Ossipoff pût, même avec la rapidité avec laquelle il filait, juger du rapprochement progressif de ces mondes.

Six heures durant, le wagon de lithium vogua ainsi, droit sur l'infini, sans que le savant vît passer, dans le champ de la lunette, aucun corps ayant apparence de planète.

Les millions de lieues s'ajoutaient aux millions de lieues, et le vieillard, absorbé dans ses recherches, n'avait conscience ni du temps écoulé, ni de la distance parcourue.

Il arriva cependant un moment où, le cerveau enfiévré, les yeux troublés, les membres ankylosés par une si longue immobilité, Ossipoff s'écria, en pointant son doigt osseux vers l'espace étoilé qu'il apercevait à travers le hublot.

—Et cependant, il est là... je le sais... je le sens!...

Il ajouta, avec un accent consterné, comme s'il se rendait compte de l'invraisemblable chiffre que ses lèvres balbutiaient.

—1780 millions de lieues du Soleil!...

C'était la distance que devait, d'après ses calculs, suivre la route sidérale d'Hypérion.

Puis, lançant, dans un geste plein de rage ses deux poings crispés vers l'infini dont il sentait les mystères lui échapper, il poussa un cri, dans lequel s'exhalait l'aveu de son impuissance.

—Et pourtant, répéta-t-il, Babinet, Forbes et Todd n'ont pu se tromper tous les trois!... et rien!... toujours rien!

Une idée subite traversa sa cervelle, et, soudainement accablé, il se laissa tomber sur un escabeau, où il demeura comme écrasé, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, fourrageant rageusement de ses doigts ses cheveux gris.

L'idée lui était venue que ce monde, à la découverte duquel il courait, entraînant traîtreusement avec lui ses compagnons inconscients de sa trahison, que ce monde de l'existence duquel il était certain, il ne le rencontrerait pas.

Hypérion n'était point à la place sur laquelle il avait dirigé l'Éclair; nul doute, puisque Babinet et les autres l'avaient décidé ainsi, que l'orbite de la problématique planète se trouvât bien à 174 degrés de longitude.

Mais, pour l'instant, Hypérion était peut-être, devait même être assurément, sur un autre point de son orbite; qui sait si, avec la mauvaise chance qui le poursuivait depuis longtemps, Ossipoff ne tournait pas diamétralement le dos à la planète vers laquelle il croyait se diriger.

S'il en était ainsi, à quoi bon avoir fait ce qu'il avait fait? il avait manqué à son serment, il avait compromis l'existence de tous les voyageurs que le wagon de lithium enfermait dans ses flancs, il avait brisé le bonheur de sa fille, car Gontran de Flammermont ne pardonnerait certainement pas à celui qui devait être son beau-père, la trahison dont il s'était rendu coupable.

Et tout cela, pour n'en savoir pas plus qu'il n'en savait à son départ de la Terre! n'y avait-il pas là de quoi affoler une cervelle mieux équilibrée que celle du vieillard.

Une main qui se posa sur son épaule l'arracha à ses pénibles méditations; il se leva d'un geste brusque, et recula instinctivement d'un pas, en voyant devant lui Fricoulet qui le regardait d'un air narquois.

—Eh bien! papa Ossipoff, dit railleusement l'ingénieur, le «quart» s'est bien passé?

—Ah! c'est vous, monsieur Fricoulet! balbutia le savant.

—C'est moi, oui; mais aurais-je par hasard quelque chose d'anormal dans le visage que vous me considérez avec un air si ahuri?


Il lui avait fallu subir un vigoureux shake-hand de la part de Farenheit (p. 13).

Et, partant d'un éclat de rire, il ajouta:

—Je vois ce que c'est: au lieu de faire votre quart, vous avez fait un somme, et j'ai interrompu un rêve peut-être fort agréable.

Le premier mouvement d'Ossipoff fut de protester énergiquement contre une supposition qui, pour lui, si féru de science, était presque une injure: dormir! lui! alors que la nature était là, avec ses insondables mystères qui, depuis si longtemps, provoquaient son ardente curiosité!

Mais, obéissant à son instinct, sans réfléchir que par son mensonge il n'arriverait qu'à retarder de quelques instants le moment où la vérité éclaterait à tous les yeux, il détourna la tête, baissant les yeux et balbutiant d'un air embarrassé:

—Quelle heure est-il donc?

À cette question, qui répondait de plus péremptoire façon que ne l'eussent pu faire tous les aveux du monde, à sa supposition, Fricoulet donna libre cours à son hilarité: le père Ossipoff, surpris en flagrant délit d'inattention astronomique! le père Ossipoff dormant près de son télescope alors que des merveilles stellaires s'offraient à son observation! voilà qui frisait l'invraisemblance.

Durant quelques secondes, il demeura comme pétrifié, bouche bée et les yeux écarquillés.

—Mais il est sept heures du matin... sur Terre, mon cher monsieur Ossipoff... du moins, si je me fie aux indications du chronomètre du bord.—Sept heures du matin! en entendant ces mots, le vieux savant supputait, à par lui, la distance vraiment vertigineuse que l'on avait parcourue, en huit heures, depuis le moment où l'Éclair, virant de bord, avait abandonné le courant cosmique qui l'emportait vers la Terre, pour se lancer dans l'infini.

La tête du savant s'était courbée davantage encore, et ses épaules semblaient comme écrasées sous le poids d'un fardeau qui se fût subitement abattu sur lui; et cette attitude confirmait de plus en plus Fricoulet dans son idée première.

Cependant, les éclats de rire de l'ingénieur, rebondissant en éclats sonores contre les parois métalliques du wagon de lithium, avaient tiré de leur sommeil les autres voyageurs et, tandis que Séléna apparaissait d'un côté, par une autre porte entraient, l'un derrière l'autre, Gontran et Farenheit.

By God! s'exclama celui-ci en s'avançant les mains tendues vers l'ingénieur, voilà une gaîté de bon augure.

Il tira sa montre, consulta le cadran et, tandis qu'un éclair joyeux brillait dans sa prunelle grise, il ajouta, s'adressant à Gontran:

—Si vos calculs sont exacts, mon cher savant, je crois que je ne tarderai pas à fouler du pied le trottoir de la Cinquième Avenue.

—Mais, riposta M. de Flammermont qui sentait attachés sur lui les regards d'Ossipoff, il n'y a aucune raison, mon cher monsieur, pour que mes calculs ne soient pas justes. J'ai dit que l'Éclair atteindrait la zone d'attraction terrestre dans 23 heures, et, à moins d'incidents indépendants de ma volonté, nous serons rentrés chez nous dans le délai prévu.

Il avait prononcé ces mots d'une voix brève et sèche, affectant de prendre un ton d'autant plus indigné qu'Ossipoff écoutait, et qu'il ne voulait pas avoir l'air, devant lui, de supporter qu'on mît en doute ses connaissances scientifiques.

Tout en parlant, il coulait un regard attendri sur Séléna, qui rougissait légèrement, tandis que Fricoulet avait toutes les peines du monde à tenir son sérieux.

Ce fut bien pis encore, lorsque, pour donner plus de force à la réponse qu'il venait de faire à l'Américain, Gontran écarta doucement Ossipoff pour prendre sa place au télescope: derrière lui, les voyageurs se groupèrent. Fricoulet, dissimulant imparfaitement le sourire que la comédie de son ami mettait sur ses lèvres, Farenheit, anxieux de savoir si la consultation des astres allait confirmer les heureux pronostics de M. de Flammermont, Séléna, toute radieuse à la perspective de voir enfin se terminer l'amoureux roman dont le dénouement traînait depuis si longtemps.

Quant à Ossipoff, retiré dans un coin, il suivait, non sans angoisse, les transformations par lesquelles passait le visage de son futur gendre.

Celui-ci, sans quitter de l'œil l'objectif, dit tout à coup:

—Eh bien! mon cher monsieur Farenheit, je puis maintenant vous affirmer que mes calculs étaient justes... ou, du moins, non, ils étaient faux...

By God! jura l'Américain en sursautant.

—...Oui, faux, répéta le jeune homme, car mes prévisions se trouvent fort au-dessous de la vérité.

—Qu'est-ce que tu chantes là? demanda tout bas Fricoulet en se penchant vers son ami, et en cherchant à l'écarter pour prendre sa place et voir sur quel phénomène astronomique Gontran se basait pour parler ainsi.

Mais le jeune diplomate était bien trop intéressé, paraît-il, par le spectacle qui s'offrait à lui, pour céder à la pression de Fricoulet, et, l'œil toujours rivé à l'oculaire, il poursuivit, parlant lentement, l'attention attirée par un point fixé, là-bas, dans l'infini:

—Oui, depuis hier, il me semble que nous avons fait un chemin de tous les diables... et, si nous continuons de ce train...

Il s'arrêta, demeura quelques secondes silencieux, et sans s'en apercevoir, réfléchissant tout haut.

—Voyons?... ce n'est ni Uranus, ni Saturne, ni Jupiter... ils sont loin derrière nous... Mars?... hum! autant que je puis me rappeler, son disque ne brille pas d'un semblable éclat;... oui... oui, c'est Vénus assurément, ce ne peut être que Vénus. Mais, sapristi, ce que je voudrais bien savoir, c'est où est passée la Terre?

Fricoulet, à ces mots, fit un haut-le-corps prodigieux, et approchant ses lèvres de l'oreille de son ami, à cause d'Ossipoff, toujours immobile dans son coin.

—Vénus!... murmura-t-il, tu es fou! si cela était, il faudrait admettre que l'Éclair marchât à une vitesse au moins décuple de celle de la lumière... Tiens, ôte-toi de là...

Ce disant, il repoussait amicalement Gontran et s'asseyait à son tour devant le télescope, sans remarquer la soudaine pâleur qui avait envahi le visage d'Ossipoff.

Quant à Séléna, radieuse de bonheur, il lui avait fallu subir un vigoureux shake-hand de la part de Farenheit qui, en entendant annoncer que Vénus était déjà en vue, Vénus, leur avant-dernière étape avant d'atteindre la planète natale, ne put résister au désir de témoigner sa joie par un vertigineux entrechat.

—Hip! hip! hurra!... Flammermont, for ever!

Et, abandonnant les mains de la jeune fille, il se jeta sur celles de Gontran qu'il secoua avec une énergie forcenée.

Puis il fut pris d'un subit attendrissement à la pensée qu'il allait revoir, plus tôt qu'il ne s'y attendait, New-York, l'Excentric-Club, et les actionnaires de la «Selene Company Limited» et, avant que son interlocuteur eût pu se soustraire à son étreinte, il le prenait dans ses bras et le serrait, à l'étouffer, sur sa poitrine, balbutiant.

—Vous êtes notre sauveur! mon jeune et digne ami!... que toutes les bénédictions du ciel s'écroulent sur votre tête!

Et, lorsque le jeune homme eut échappé à l'embrassade de l'Américain, ce fut pour subir les douces pressions de mains de Séléna qui lui dit, en l'enveloppant d'un regard plein de tendresse, dans lequel se lisait l'ivresse de l'imminence du bonheur, tant de fois reculé et si proche déjà.

—Ah! Gontran!... mon cher Gontran!...

Mais, l'attendrissement de la jeune fille, la satisfaction de Gontran et l'exhubérant emballement de Farenheit s'évanouirent comme par enchantement; et, d'une seconde à l'autre, les visages si radieux s'assombrirent.

—Saperlotte! venait de s'écrier tout à coup Fricoulet en faisant, sur l'escabeau qui lui servait de siège, un bond prodigieux.

Et, sur ses traits subitement contractés, se lisaient une telle stupeur, un tel ahurissement, et en même temps une telle anxiété, que tous les trois comprirent qu'une nouvelle désastreuse allait sortir de la bouche de l'ingénieur.

—Ça! Vénus! se décida enfin à dire celui-ci qui cherchait vainement à masquer sous son ton de sempiternelle blague l'angoisse qui l'étreignait, je veux que le diable me croque si ça a jamais ressemblé à Vénus!...

À cette déclaration répondit une triple exclamation qui trahissait la surprise de Gontran, la douleur de Séléna et la colère de Farenheit; tous les trois entouraient Fricoulet, penchés vers lui, cherchant à deviner, d'après l'expression de sa physionomie, comment il leur fallait traduire les paroles qu'il venait de prononcer, et ils étaient tellement absorbés, que ni les uns, ni les autres ne remarquèrent la silencieuse disparition d'Ossipoff.—Celui-ci, aussitôt l'exclamation poussée par l'ingénieur, avait senti perler, sur son front, une sueur froide, tandis qu'il lui semblait que ses jambes flageolantes allaient se dérober sous lui: c'est que l'instant de l'explication était arrivé, explication d'autant plus redoutable et d'autant plus pénible qu'il lui fallait avouer non seulement sa trahison, mais son erreur; et il ne savait au juste ce qu'il redoutait le plus, de la fureur de l'Américain, ou des sarcasmes méprisants de Gontran et de Fricoulet; aussi, profitant de ce que l'attention générale était fixée sur l'ingénieur, il s'esquiva sans bruit et gagna sa cabine dans laquelle il s'enferma à double tour.

—Pas Vénus! s'écria l'Américain, en empoignant Fricoulet par le collet de son habit et en le secouant avec force... Mais puisque M. de Flammermont a déclaré...

—Eh! Gontran s'est trompé, voilà tout.

Ce fut alors vers le jeune comte que se retourna Farenheit.

—Vous m'avez trompé! rugit-il! Ah, vous m'avez trompé!...

Mais Fricoulet n'était pas d'humeur à se laisser ahurir par les explosions de colère de son compagnon de voyage.

—Vous! fichez-nous la paix! déclara-t-il; nous avons, pour l'instant, autre chose à faire que de crier et de vociférer.

Pour le coup, la fureur de l'Américain arriva à son comble.

By God! elle est forte! Je ne sais pas où je vais, vous-même ne savez pas où vous me menez, vous ignorez peut-être où nous sommes... et je n'ai pas le droit de me plaindre!

D'un bond, Fricoulet se précipita à l'arrière, colla, durant un long moment, son visage à la lunette en permanence contre le hublot et regarda: là-bas, tout là-bas, dans la nuit stellaire, des points lumineux piquetaient, l'espace, et, avec sa connaissance approfondie de la carte céleste, en dépit de l'invraisemblance avec laquelle la vérité s'offrait à lui, il ne tarda pas à s'orienter.

—Ah! le misérable! le misérable! grommela-t-il entre ses dents, tandis que son poing crispé s'élevait au-dessus de sa tête, menaçant un invisible ennemi, c'est lui qui a fait le coup!

Ces paroles étaient trop indistinctement prononcées pour qu'elles fussent comprises de ceux qui l'entouraient; ceux-ci, d'ailleurs, ne songeaient pour l'instant qu'à une chose: savoir où l'on se trouvait.

Fricoulet, heureusement, n'était pas un garçon à se démonter, même devant les événements les plus graves; et apitoyé par la physionomie apeurée de Séléna, aussi bien que par la mine contristée de Gontran, il réussit à recouvrer son sang-froid et dit à son ami d'un ton de bonne humeur:

—Je crois, parbleu bien! que tu ne trouvais pas la Terre, en regardant à l'avant du wagon!... La Terre!... mais elle est par là, mon pauvre vieux.

Et il étendait la main vers le hublot.

—La Terre!... par là!... grommela Farenheit, dans les yeux duquel une flamme folle s'était allumée subitement.

—Oui, mon cher monsieur, ne vous en déplaise, la Terre est par là... et tout notre système solaire également.

—Mais qui? qui a fait cela?

—Dame, répondit l'ingénieur, c'est M. Ossipoff qui a été chargé, cette nuit, de surveiller la machinerie...

—Oh! monsieur Fricoulet! s'écria Séléna en joignant les mains, pourquoi accuser mon père, plutôt que d'attribuer ce qui nous arrive à quelque incident indépendant de sa volonté.

—En effet, dit à son tour Gontran, ému des regards suppliants que la jeune fille attachait sur lui, n'arrive-t-il pas fréquemment sur Terre, que des transatlantiques s'égarent au milieu de l'Océan?... à plus forte raison l'Éclair ne peut-il pas avoir dévié de la vraie route, sans que celui qui était de quart s'en aperçût.

L'ingénieur eut un haussement d'épaules plein de scepticisme et répondit avec assurance:


—Mais ce ne serait donc pas pour vous une satisfaction que de lui casser les reins avant de mourir? (p. 19).

—Inadmissible... Admettriez-vous qu'un transatlantique allant à New-York, se trouvât, d'une heure à l'autre, le cap tourné vers Le Havre?... Eh bien! c'est ce qui nous arrive; le Soleil, que nous avions hier en proue, nous l'avons maintenant en poupe. L'Éclair a viré bord pour bord, ce qui n'aurait pu se produire, si une main n'avait touché au gouvernail; et cette main ne peut être que celle de M. Ossipoff, qui, en dépit de sa promesse, n'a pu résister à la tentation de soulever le voile mystérieux qui enveloppe l'existence d'Hypérion.

Un silence profond accueillit tout d'abord ces paroles que Fricoulet avait prononcées d'une voix nette et calme, absolument comme s'il eût été désintéressé dans la question: Séléna avait caché son visage dans ses mains et, aux petits tressaillements nerveux qui la secouait, il était facile de deviner qu'elle pleurait; quant à Gontran, la tête perdue, il était tombé, accablé, sur un siège où la stupeur l'immobilisait: évanoui, le délicieux espoir qu'il avait eu de voir enfin, dans un avenir prochain, la main de Séléna tomber dans la sienne! C'en était fini des rêves de bonheur qu'il avait faits, et qui, pendant les années qui venaient de s'écouler, s'étaient tour à tour brisés et reformés, suivant que se faisait plus ou moins problématique la perspective du retour sur la planète natale.

Brusquement, la fureur de l'Américain, contenue durant quelques secondes, éclata: ce fut d'abord comme un torrent de jurons qui s'échappa de ses lèvres contractées; puis, roulant autour de lui des regards terribles, il s'écria:

—Où est-il?... où est-il que je l'étrangle!...

Séléna poussa un cri désespéré: elle savait par expérience jusqu'à quelles extrémités le caractère violent de Farenheit pouvait l'emporter, et elle se précipita devant lui, barrant de son corps frêle l'escalier qui conduisait à la cabine dans laquelle le vieillard s'était réfugié.

—Laissez-moi, laissez-moi! rugissait Farenheit, qui saisit la jeune fille par les poignets pour se faire livrer passage.

Mais, d'un bond, Flammermont fut sur lui et, avec l'aide de Fricoulet qui s'interposa également, le repoussa en arrière.

—Ah! ces gens d'Europe! gronda l'Américain, maintenu en respect par ses deux adversaires, ce n'est pas du sang, c'est du jus de carotte qu'ils ont dans les veines!... Voilà un vieux fou qui, non content de nous avoir entraînés dans la plus invraisemblable des aventures, se moque de ses serments et compromet notre vie au moment où nous allions être sauvés...

Il se croisa les bras, hurlant:

—Mais ce ne serait donc pas pour vous une satisfaction que de lui casser les reins avant de mourir?

Séléna poussa un gémissement et Fricoulet répondit avec sérénité:

—À vous dire vrai, mon cher monsieur Farenheit, non; cela ne me causerait aucune satisfaction, car je ne sais si vous avez eu occasion de le remarquer, je suis un esprit pratique, moi, et, dans la vie, je m'efforce de ne rien faire qui ne puisse avoir pour moi une conséquence utile ou agréable... or, je vous demande un peu de quel adjuvant pourraient être, en la circonstance, les os de M. Ossipoff.

—Et la vengeance!

—Oui, je sais, on a prétendu que c'était le plaisir des Dieux; moi je prétends que tout plaisir platonique n'est digne que des imbéciles.

Farenheit sursauta.

—Et je le prouve, ajouta l'ingénieur imperturbablement.

Il tira sa montre et en consulta le cadran qu'il mit, d'un air narquois, sous le nez de l'Américain.

—Voilà près d'un quart d'heure—13 minutes, pour être tout à fait exact,—dit-il, que vous nous faites perdre avec vos fureurs et vos emportements... or, savez-vous ce que représente chacune des secondes de ce quart d'heure?... non! oh! mon Dieu, presque rien, la bagatelle de 500,000 lieues... Vous voyez de quelle distance, grâce à vous, nous sommes enfoncés davantage encore dans le désert intersidéral où nous a lancés la folie de M. Ossipoff.

Bien que l'Américain ne fût point fort en calcul, il vit instantanément danser devant ses yeux une longue kyrielle de chiffres représentant la distance dont parlait Fricoulet et une lueur effarée brilla dans ses regards.

—Après tout, balbutia-t-il au bout de quelques secondes, mourir ici ou mourir plus loin...

—Mais qui vous parle de ça? clama l'ingénieur; nous sommes perdus, mais ce n'est pas une raison pour dire que nous sommes morts... n'est-ce pas, Gontran?

Celui-ci, qui avait fini par prendre son parti de la situation, plaisanta d'un ton cependant amer:

—Si encore M. Ossipoff s'était inspiré de l'exemple du Petit-Poucet et avait semé des cailloux sur la route parcourue par l'Éclair.

Fricoulet étendit le bras vers le hublot, montrant les points brillants qui scintillaient dans le ciel noir.

—Mais les voilà, les cailloux qui nous aideront à retrouver notre chemin, s'écria-t-il, et des cailloux lumineux encore!... qu'est-ce qu'il faut de plus?

—Est-ce que tu croirais vraiment possible, interrogea Gontran, de réparer la folie de M. Ossipoff?

En ce moment l'ingénieur vit Farenheit qui, depuis un instant griffonnait hâtivement sur un carnet tiré de sa poche, s'arracher les cheveux avec désespoir.

—Qu'avez-vous donc, mon cher monsieur, interrogea-t-il.

—J'ai... j'ai... tenez, regardez un peu ça...

Il lui montra le feuillet de son carnet, que des chiffres noircissaient du haut en bas, ajoutant d'un ton navré:

—Et je n'ai pas fini!

C'étaient les calculs destinés à établir ce qu'à raison de 500,000 lieues par seconde, représentait le quart d'heure perdu par sa faute.

Fricoulet lui frappa amicalement sur l'épaule et lui dit:

—Baste! ne vous désolez pas ainsi; la distance faite n'est pas perdue. Nous n'avons marché que durant un quart d'heure, et il faut que nous continuions à filer de la sorte, en droite ligne, pendant douze heures.

Ce fut un ahurissement chez l'Américain, égal d'ailleurs chez Gontran et chez Séléna: douze heures! à raison de 500,000 lieues à la seconde! mais cela représentait une distance invraisemblable!

Ah çà! est-ce que Fricoulet, lui aussi, aurait été frappé d'insanité?

—Comment! s'écria Gontran, tu prétends que le Soleil vers lequel nous voulons nous diriger est dans notre dos, et tu parles de nous en éloigner encore de plusieurs millions de lieues.

—Tenez-le bien, déclara Farenheit, pendant que je cours au gouvernail pour virer de bord.

Flammermont regarda son ami: celui-ci, hochant la tête, souriait d'un air narquois.

—À votre aise, dit-il, seulement vous ne devez pas ignorer qu'un des principes élémentaires de la navigation est que le pilote mette le cap de son navire sur un point désigné à l'avance... Or, sans être indiscret, je voudrais bien savoir quel point de direction vous allez prendre?

—Eh! By God!... le Soleil!... N'avez-vous pas déclaré, tout à l'heure, que cette étoile si brillante, là, à l'arrière du wagon, c'était le Soleil.

—Oh! pardon, j'ai déclaré qu'il me semblait que... mais je n'ai pas été aussi affirmatif, surtout alors que les circonstances m'interdisent de l'être.

Ces quelques mots, prononcés froidement, produisirent sur l'emballement de Farenheit le même effet qu'un seau d'eau froide sur un brasier ardent.

—Mais alors, fit-il, avouez donc franchement que nous sommes perdus.

—Sapristi! s'exclama Fricoulet, je me tue à vous le dire depuis une demi-heure;... oui... nous... sommes... perdus. Mais j'espère que nous ne le serons plus si vous me laissez établir la parallaxe de l'étoile que Gontran prenait pour Vénus: cela me fixera en même temps sur l'identité de l'astre qui se trouve à l'arrière et dans lequel il me semble bien reconnaître le centre de notre système planétaire.

—La parallaxe! répéta Farenheit dont les yeux s'étaient démesurément ouverts et trahissaient l'ahurissement que lui causait cette expression, toute nouvelle pour lui.

—Oui, fit alors l'ingénieur, c'est ainsi qu'on appelle l'opération mathématique à l'aide de laquelle les astronomes terrestres essayent de déterminer la distance des étoiles.

Quelque préoccupé qu'il fût par la situation critique dans laquelle il se trouvait, l'Américain ne put retenir un homérique éclat de rire.

—Vous voudriez me faire croire, déclara-t-il, qu'il est possible d'estimer les espaces considérables qui séparent entre eux les mondes de l'infini stellaire?

—Notez bien, répondit Fricoulet, que j'ai dit «essayent», ce qui signifie que les savants n'ont pas la prétention de donner des mesures aussi exactes qu'un employé du cadastre en peut donner avec sa chaîne d'arpenteur.

—La preuve, ajouta alors Gontran, ce sont les différences résultant des observations de plusieurs savants sur la même étoile.

—Fort juste, dit Fricoulet, et pour n'en citer que deux, il y a d'abord Sirius, la plus brillante des étoiles que les Terriens puissent admirer, qui a donné les résultats suivants: 34 centièmes de secondes à Henderson, 16 centièmes à Maclear, 19 centièmes à Gylden et 27 centièmes à Abbe.

Séléna, qui avait repris ses esprits depuis que s'était apaisée la colère de Farenheit, dit alors avec un petit ton malicieux:

—Vous oubliez d'ajouter, monsieur Fricoulet, que Henderson et Maclear, observant ensemble Sirius, ont trouvé, eux, 23 centièmes de secondes, alors qu'ils avaient trouvé séparément, l'un 34 et l'autre 16... Je me rappelle même que toutes les fois qu'à Pétersbourg la conversation venait sur ce sujet, entre ces messieurs de l'Observatoire, mon pauvre père rentrait à la maison dans un état d'irritation inconcevable.

Farenheit se mit à rire.

—Je reconnais bien là le digne M. Ossipoff; se mettre en colère à cause de quelques centièmes de secondes! Il n'avait qu'à faire comme les caissiers des grandes banques, chez nous, qui estiment le temps à sa véritable valeur, et qui au lieu de perdre des heures à rechercher quelques centimes, comme on fait chez vous, les passent purement et simplement par profits et pertes.

—Ce que c'est que de ne pas être de la partie! ricana l'ingénieur; vous venez, sans vous en douter, de dire la plus grosse énormité qui soit jamais tombée des lèvres d'un homme sérieux... Tenez... c'est absolument comme si vous conseilliez à l'un de ces caissiers, dont vous parliez tout à l'heure, de passer par profits et pertes une erreur de plusieurs millions.

L'Américain sursauta, attachant sur son interlocuteur un regard effaré, balbutiant:

—Plusieurs millions!

—Dame, dit Fricoulet gouailleur, savez-vous ce que représente cette seconde qui est employée par les astronomes comme base pour mesurer entre elles la distance des étoiles? Tout simplement une distance égale à 200,000 fois celle du Soleil à la Terre.

Et, pour augmenter davantage encore l'ahurissement dans lequel cette révélation venait de plonger l'Américain, il ajouta:

—Ce qui représente une course de la Lumière, pendant trois ans et trois mois.

Farenheit se grattait le bout du nez d'un air perplexe, tandis que Gontran disait railleusement:

—Je parierais un sou contre un louis qu'il s'est trouvé des gens jouissant d'un loisir suffisant pour calculer la distance parcourue par la lumière pendant un an!

—Et tu gagnerais ton pari: ce sont deux physiciens français, Fizeau et Cornu, qui se sont livrés à ce petit travail qui leur a donné les résultats suivants: la distance parcourue par la lumière étant, pour une seconde, de 300,400 kilomètres, soit 75,000 lieues, cela donne, pour l'année composée autant que je puis me le rappeler de 32 millions 266,000 secondes, un total de 2 trillions 420 milliards de lieues.

L'Américain prit sa tête à deux mains, dans un geste véritablement effaré, et Fricoulet l'entendit murmurer:

—Incommensurable...

—C'est donc trois fois cette distance de 2 trillions, etc., etc., que représente une seconde... vous voyez maintenant que même un centième de seconde représente une distance appréciable, et que les astronomes ont lieu de s'émouvoir lorsqu'il se trouve, entre leurs travaux respectifs, une différence même minime.

—Et c'est à une opération aussi délicate, qu'il faut que vous vous livriez pour établir où nous sommes? interrogea l'Américain avec quelque inquiétude.

—Mon Dieu oui, car je ne connais pas d'autre moyen.

En ce moment, Gontran prit son ami par le bras, et l'attirant un peu à l'écart, lui dit tout bas:


En haut, sur le carré, ils trouvèrent Farenheit qui s'acharnait vainement contre la porte de métal (p. 29).

—Tu viens de nous donner la signification du mot parallaxe, c'est fort joli; mais ce que je voudrais bien savoir, c'est ce en quoi consiste l'opération. Je ne me rappelle pas avoir lu, dans les Continents Célestes, rien qui ait trait à cela, et il se pourrait très bien que le père Ossipoff me poussât une «colle» à ce sujet-là.

Fricoulet se mit à sourire.

—Suppose, dit-il, que je représente par l'enceinte des fortifications de Paris l'orbite de Neptune, la dernière planète connue du système solaire l'orbite de la Terre occupera, au centre de cet espace, une aire à peu près égale à celle de la place de la Concorde; or, à cette échelle comparative il faudrait, pour atteindre l'étoile la plus voisine du système solaire, nous éloigner de plus de 30,000 kilomètres, c'est-à-dire à la distance de la Chine, en passant par le cap Horn.

—Nous éloigner! répéta Gontran, tout ahuri, pourquoi faire?

—Mais pour établir la parallaxe, malheureux!

Et Fricoulet, se croisant les bras, regarda son ami d'un air de pitié méprisante.

—Qu'est-ce qu'on vous apprend donc, grand Dieu! dans la diplomatie pour que tu ne saches pas qu'établir une parallaxe consiste à prendre aux extrémités d'une ligne de longueur déterminée, deux visées sur le point considéré, de façon à former un triangle...

Gontran l'interrompit en riant.

—Je me rappelle maintenant, dit-il, on nous a appris ça au lycée: un triangle, dont on connaît un côté, et deux angles adjacents, ce qui permet d'en calculer aisément les autres éléments, et entre autres la bissectrice...

—...Dont la hauteur représente l'éloignement du point visé. C. Q. F. D... Seulement tu te rends compte alors,—l'orbite de la Terre étant représenté par la place de la Concorde,—de la petitesse des angles obtenus si, des deux coins de la place on braque une lunette sur un phare situé en Chine.

—Surtout, ajouta en riant le jeune diplomate, si, avant d'arriver en Chine, le rayon visuel doit passer par le cap Horn!... gymnastique oculaire à laquelle, d'ailleurs, la nature est absolument réfractaire.

Puis, frappant sur l'épaule de l'ingénieur, il ajouta.

—Mon vieux, c'est compris; et si, par hasard, il prenait fantaisie, au vieil Ossipoff de m'interroger là-dessus, je pourrais tirer à ses yeux un véritable feu d'artifice d'érudition.

Cependant Farenheit donnait, depuis quelques instants, les signes d'une visible impatience: le visage collé au hublot, les regards fixés sur l'espace, il piétinait sur place, tandis que ses mains, croisées derrière le dos, se crispaient dans des contractions nerveuses.

—Et alors, dit-il en se retournant brusquement, nous allons marcher comme ça pendant 12 heures?

—Mon Dieu, oui; tout à l'heure, sans que vous vous en aperceviez, j'ai pris la visée de la soi-disant Vénus, remarquée par M. de Flammermont. Au bout de 12 heures, je prendrai une nouvelle visée, et ayant ainsi un triangle dont je connaîtrai la base et deux des angles, il me sera facile de déterminer la distance qui nous sépare de l'astre en question, et par suite de connaître son identité. Alors, sachant où nous sommes, et ayant cet astre comme point de repère, nous pourrons retrouver notre route.

Les sourcils de l'Américain se contractèrent.

—Mais cela va nous emmener aux cinq cent mille diables! vociféra-t-il, et c'est un singulier système qui consiste à se perdre davantage pour se retrouver ensuite plus facilement.

—En avez-vous un autre, de système? interrogea narquoisement l'ingénieur; pour ma part, je suis prêt à le suivre, au cas où il serait meilleur que le mien.

—Oui, j'en ai un! déclara Farenheit.

Fricoulet et Gontran firent un haut-le-corps de surprise.

—Ah bah! murmura l'ingénieur tout ébahi, et ce moyen?...

—Consiste tout simplement à demander à ce misérable Ossipoff ce qu'il a fait de nous pendant notre sommeil.

Séléna, alors, intervint.

—Oh! monsieur Farenheit, s'exclama-t-elle, croyez-vous vraiment que mon père?...

L'Américain bondit et, d'un geste circulaire du bras, indiquant la machinerie.

—Sa disparition, répliqua-t-il avec un mauvais ricanement, n'est-elle pas la meilleure preuve de la trahison infâme dont il s'est rendu coupable vis-à-vis de nous.

Il bondit jusqu'à l'escalier dont il gravit les marches en quelques enjambées, et se mit à frapper comme un forcené à coups de poings contre la paroi de lithium qui servait de porte à la cabine du vieux savant.

—Son moyen est en effet le plus simple, murmura tout bas Gontran à l'oreille de Fricoulet, et je m'étonne qu'aucun de nous.....

—C'est l'histoire de l'œuf de Christophe Colomb, répondit l'ingénieur en haussant les épaules... il fallait y songer.

Il ajouta avec un sourire sceptique:

—Le tout maintenant est de savoir quel accueil le vieil Ossipoff va faire à l'interview de Farenheit.

Il tendit la main vers l'escalier par lequel arrivait l'écho d'un tapage infernal, et il ajouta:

—Jusqu'à présent le résultat est plutôt négatif... Écoute-moi ça!...

L'Éclair était secoué dans toute son armature par les poings puissants de l'Américain qui battaient la porte, ainsi que des catapultes.

Dans un coin, Séléna, les mains jointes, ne cessait de répéter:

—Mon Dieu!... mon Dieu!

Gontran, ému de l'attitude pitoyable de sa fiancée, dit alors à Fricoulet:

—Il faut monter, cet enragé serait capable de donner un mauvais coup à Ossipoff.

En haut, sur le carré, ils trouvèrent Farenheit, le visage congestionné et ruisselant de sueur, les yeux hors de la tête, qui s'acharnait vainement contre la porte de métal; il s'était ensanglanté les poings sans arriver seulement à ébranler l'un des gonds, d'apparence si fragile.

By God! rugit-il en les apercevant, il est terré là-dedans comme un colimaçon dans sa coquille, et si l'on ne peut emporter la cabine d'assaut, il faudra le prendre par la famine.

—Vous êtes fou! voilà un moyen qui serait autrement plus long que le mien, riposta Fricoulet, l'homme peut résister à la faim pendant trois jours; on a même vu des sujets capables de prolonger leur endurance plus longtemps encore... vous voyez où ça nous mènerait, à raison de 500,000 lieues par secondes...

—Sans compter, dit alors Gontran, en prenant devant l'Américain une pose agressive, que jamais, moi vivant, je n'autoriserai qui que ce soit à porter préjudice à M. Ossipoff.

—Laissez-moi faire, je m'en vais tâcher de parlementer.

Ayant dit, Fricoulet s'approcha de la porte, y heurta doucement du doigt.

—Monsieur Ossipoff, fit-il avec une douceur engageante, voulez-vous, s'il vous plaît, me recevoir chez vous? J'aurais un simple renseignement à vous demander.

Il attendit quelques secondes qu'une réponse lui fût donnée; puis, n'entendant rien, il appliqua son oreille contre la porte et écouta.

Rien: aucun bruit; il semblait que la cabine fût inhabitée.

—Vous voyez bien! clama l'Américain, le vieux sournois ne veut rien dire... enfonçons!... enfonçons!...

Et il se préparait à se ruer de nouveau contre la porte, lorsque l'arrêtant au passage, Fricoulet lui dit:

—Eh, saperlotte! vous êtes assommant avec vos violences! pour ce à quoi elles ont servi jusqu'à présent, je vous conseille d'en user... restez donc tranquille, je vous prie...

Encore une fois, il heurta à la porte.

—Monsieur Ossipoff, je vous affirme qu'on ne vous veut aucun mal; nous désirons simplement savoir vers quel point de l'espace vous avez dirigé l'Éclair, et quelle est notre situation approximative dans le ciel.

Quelques secondes s'écoulèrent, quelques minutes même; mais pas plus que précédemment, aucune réponse ne parvint à l'ingénieur.

Les lèvres de Fricoulet s'allongèrent en une moue significative.

—Hum! murmura-t-il, pas bavard le père Ossipoff, ce matin...

Et, s'adressant à Farenheit:

—Je commence à croire que nous serons obligés de revenir à mon idée de la parallaxe.

Farenheit poussa un rugissement, et tirant sa montre:

—Trois quarts d'heure déjà! à raison de 500,000 lieues à la seconde? encore 11 heures et quart à marcher de la sorte... jamais! jamais!

Et, à ses compagnons:

—Tentons toujours d'enfoncer la porte! si nous parvenons à faire parler le vieux, ce sera toujours quelques millions de lieues de gagnées.

Et, sans attendre leur réponse, il empoigna un escabeau avec lequel il se mit à battre la paroi de lithium, comme si c'eût été un bélier.

Fricoulet et Gontran secouèrent la tête.

—Ça ou rien, fit l'ingénieur, c'est la même chose, le lithium a une élasticité telle que les coups rebondissent sur sa surface sans réussir à l'ébranler... On s'userait vainement les muscles, que l'on serait impuissant à faire bouger cette porte d'une ligne.

—Sais-tu, dit alors Gontran en s'adressant à Fricoulet, que je commence à être inquiet; ce silence de la part d'Ossipoff me paraît inexplicable; je le connais assez pour ne pouvoir le croire intimidé par les menaces de Farenheit, et, d'autre part, il nous connaît assez tous les deux pour nous savoir hommes à ne pas permettre qu'on lui fasse le moindre mal.

—Que supposes-tu donc, alors?

—Dame! si ce que tu crois est vrai, si réellement, dans un accès de folie scientifique, il a détourné l'Éclair de la route qu'il devait suivre pour le lancer dans l'infini, peut-être, la réflexion lui venant, a-t-il été pris de remords, et s'est-il...

—... Suicidé! s'exclama l'ingénieur.

Un gémissement douloureux les fit se retourner, et ils virent Séléna qui, pâle et défaillante, ayant entendu les derniers mots prononcés, s'adossait à la paroi du wagon pour ne pas tomber, et murmurait:

—Mon père... mon pauvre père.

Les deux jeunes gens coururent à elle, et cherchèrent à la rassurer.

—Mais non, mademoiselle, dit Fricoulet, la supposition de Gontran est idiote!... le père Ossipoff se tuer au moment où la Nature s'apprête à lui dévoiler ses plus profonds mystères!... Ah! c'est bien mal connaître les savants.

Mais cette argumentation ne pouvait avoir sur la terreur de Séléna aucune influence; la jeune fille avait saisi le bras de son fiancé et, les lèvres agitées d'un tremblement convulsif, ne cessait de répéter:

—Gontran, j'ai peur... j'ai peur...

Alors, tout apitoyé, le jeune homme regarda son ami d'un air qui semblait le supplier de trouver un moyen de rassurer Séléna.

—Mes enfants, dit l'ingénieur, il n'y a que la dynamite qui puisse avoir raison de cette porte-là; Gontran, va-t-en dans la machinerie me chercher ce qu'il faut.

En quelques minutes, le jeune homme fut de retour, rapportant une cartouche dont Fricoulet eut tôt fait de réduire les dimensions de façon à ce que l'explosif, tout en ayant raison de l'obstacle qu'il s'agissait de renverser, ne pût nuire en rien à l'organisme même du véhicule.

Cette cartouche, ainsi réduite, fut placée par l'ingénieur entre la porte et le chambranle, à l'endroit même de la serrure, et il y fixa une mèche qu'il fit se dérouler jusqu'à l'entrée de l'escalier; ensuite, ayant obligé ses compagnons à se reculer sur les marches, il mit le feu à la mèche.

Une flamme courte, semblable à un feu follet, courut sur le plancher et en moins d'une seconde, atteignant la cartouche, y mit le feu.

Une détonation formidable retentit, la serrure sauta en mille miettes, et, sous la force de l'explosion, la porte s'ouvrit violemment.


Farenheit sauta sur Ossipoff et le souleva de terre aussi facilement que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume (p. 35).


CHAPITRE II

DANS LA VOIE LACTÉE

D'un bond, Fricoulet fut dans la cabine et, sur ses pas, Farenheit et Gontran se précipitèrent, suivis de Séléna.

Mais, tout comme avait fait l'ingénieur, ils s'arrêtèrent brusquement, presque aussitôt après avoir franchi le seuil.

C'est qu'en vérité le spectacle qui s'offrait à eux était bien fait pour les frapper de stupeur.

Ossipoff était bien tranquillement assis à la place qu'il avait coutume d'occuper dans la cabine, c'est-à-dire devant le hublot, et, l'œil collé à l'oculaire de son télescope, le corps penché en avant dans une attitude d'ardente curiosité, sondant l'espace, avec une quiétude qui semblait faire croire qu'il n'avait entendu ni l'épouvantable vacarme fait depuis un quart d'heure par Farenheit, ni même le bruit formidable de l'explosion.

Et l'ingénieur, en présence de cette impassibilité, n'était pas loin de comparer le vieil Ossipoff au célèbre Archimède qui, surpris par les ennemis de sa patrie, tandis qu'il était occupé à résoudre un problème, dédaigna non seulement de chercher à fuir, mais encore d'interrompre ses calculs, et se fit tuer stoïquement.

Il est probable que si l'ingénieur eût pu lire ce qui se passait dans l'esprit du vieillard, il eût rabattu beaucoup de son admiration: car la vérité était qu'Ossipoff savait parfaitement bien n'avoir rien à craindre de la part de ses compagnons de voyage: quand Farenheit aurait bien juré et tempêté, quand Fricoulet l'aurait plaisanté, et quand Gontran, contenu d'ailleurs par son amour pour Séléna, aurait, suivant son habitude, protesté avec sa dignité de diplomate, les choses n'iraient pas plus loin.

Seulement, ce qui était certain, c'est qu'aussitôt qu'ils s'apercevraient de sa trahison, Fricoulet et les autres exigeraient de faire machine en arrière, et le savant se rendait bien compte que, seul, il ne pourrait lutter contre eux; c'est pourquoi, afin de gagner du temps, il avait fait la sourde oreille aux menaces de Farenheit, comme aux questions de Fricoulet, se disant que chaque seconde écoulée le rapprochait de 500,000 lieues du mystère qu'il voulait pénétrer.

Comme on le voit, c'était l'égoïsme le plus pur qui, cette fois encore, dictait sa conduite.

Mais la stupeur en laquelle l'attitude inattendue du vieillard avait plongé les voyageurs ne dura que quelques secondes et Farenheit, ressaisi d'une colère d'autant plus grande que cette immobilité l'exaspérait davantage, sauta sur Ossipoff, l'empoigna par le collet de son vêtement, et le souleva de terre aussi facilement que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume.

—Maintenant, vieux coquin, hurla-t-il, répondras-tu?... qu'as-tu fait cette nuit?... et où sommes-nous?

Le vieillard cherchait vainement à se dégager; mais il s'agitait comme un pantin impuissant au bout des doigts musculeux de l'Américain.

—Monsieur Farenheit, implorait-il, laissez-moi regarder... chaque minute... chaque seconde perdue pour moi... je vous répondrai, je vous le jure, tout en consultant l'espace.

Farenheit lui riposta par un éclat de rire strident.

—Point de ça, mon brave monsieur, répondez, ou je jure Dieu que je vous étrangle...

Alors, Gontran et Fricoulet intervinrent et, s'adressant à Farenheit:

—Laissez-le; c'est un maniaque duquel on ne pourra rien tirer par l'intimidation; puisqu'il a promis de répondre si on le rendait à son cher télescope, lâchez-le.

Les mains de l'Américain abandonnèrent leur proie et, en moins d'une seconde, Ossipoff se retrouva assis, l'œil rivé à l'oculaire, le regard fouillant l'immensité.

—Oui, dit-il alors d'une voix brève, en hachant ses phrases, oui, j'ai détourné l'Éclair de sa route, je comprends votre mécontentement, mais cela était plus fort que moi. Il y a, dans cet infini, comme une puissance magnétique qui m'attire et à laquelle je ne puis résister...

—En tout cas, ricana Fricoulet, vous ne nous parlerez pas de l'aimant d'Hypérion, car vous n'avez guère dû en trouver de traces?

Une furtive rougeur passa sur le front de l'astronome déconfit qui murmura:

—Et cependant, mon cher Gontran, la position exacte d'Hypérion dans l'espace, quand l'appareil a quitté le courant astéroïdal dans lequel il naviguait, était bien, n'est-ce pas, par rapport à la terre, 174 degrés de longitude et onze heures quarante minutes d'ascension droite?

Fricoulet tressaillit, une flamme brilla dans sa prunelle, et il murmura tout bas à l'oreille de Flammermont:

—Voilà le renseignement que je voulais.

Cependant, ne recevant pas de réponse de son futur gendre, Ossipoff se détourna légèrement et le regardant bien en face.

—Qu'en pensez-vous?

On juge si cette question embarrassait le jeune homme: en dépit des nombreux «examens» que depuis trois ans de vie commune Ossipoff lui avait fait subir, en dépit de la lecture plusieurs fois recommencée des Continents Célestes (le malheureux les savait presque par cœur), il ignorait absolument ce que pouvaient bien représenter 174 degrés de longitude, et onze heures quarante minutes d'ascension droite.

Mais comme ce n'était pas l'aplomb qui lui manquait, il prit un air soucieux et répondit du bout des lèvres:

—Tout cela dépend, mon cher monsieur, de l'heure à laquelle l'Éclair a viré de bord.

—Il était exactement minuit trente-cinq minutes et vingt-cinq secondes.

Gontran hocha la tête à plusieurs reprises, agita muettement les lèvres, comme il arrive lorsqu'on est plongé dans de profondes réflexions.

—Il se pourrait bien que vos calculs fussent exacts, finit-il par dire, sans vouloir trop s'engager.

Pendant ce temps, Fricoulet, qui avait inscrit furtivement sur son carnet les renseignements fournis par Ossipoff, calculait rapidement, et le chemin déjà parcouru par l'appareil, et la situation dans l'espace du point problématique sur lequel le vieux savant avait mis le cap; mais le résultat obtenu ne paraissait pas le satisfaire, il claquait de la langue avec impatience, fourrageait nerveusement ses cheveux, et bientôt on put l'entendre murmurer d'une voix rageuse:

—Et cependant, à raison de 2 milliards de lieues par heure...

Le vieillard sursauta; mais sans cependant abandonner le télescope, il riposta:

—Deux milliards! vous êtes loin du compte, mon cher monsieur Fricoulet; durant cette nuit j'ai mesuré notre vitesse, et j'ai pu me convaincre qu'elle est de beaucoup supérieure à ce que vous aviez prévu. L'Éclair parcourt bien deux milliards de lieues, mais à la minute, et non pas à l'heure.

Très froidement Fricoulet inclina la tête, se contentant de dire, comme si le chiffre énorme qui venait de lui être communiqué ne le surprenait en aucune façon:

—Parbleu!... voilà d'où vient mon erreur.

Et il se remit tranquillement à refaire ses calculs.

Mais ni Gontran, ni surtout Farenheit, n'étaient doués d'une dose de philosophie suffisante pour accueillir, sans protester, une semblable nouvelle: autant ils eussent applaudi à cette rapidité vertigineuse si, grâce à elle, l'Éclair eût pu les transporter dans leur planète natale en un espace de temps plus court que celui prévu tout d'abord, autant ils la maudissaient, cette rapidité qui les jetait dans l'infini, leur enlevant à tout jamais l'espoir de retourner chez eux.

—Deux milliards! s'écria l'Américain littéralement affolé, deux milliards! mais cela fait...

—Cela fait exactement, mon cher monsieur, dit alors très placidement Fricoulet, dont les calculs étaient terminés, un trillion de lieues ou quatre milliards de kilomètres, en un peu plus de trente heures.

—Mais où sommes-nous? où sommes-nous? gémit Gontran.

—À quelque chose comme 1,200 milliards de lieues de notre Soleil, répondit l'ingénieur; car maintenant j'ai la certitude que cette étoile si brillante, aperçue à l'arrière du wagon, n'est autre que le centre de notre système planétaire.

Farenheit lança ses poings fermés dans la direction d'Ossipoff.

—Ah! bandit! clama-t-il; ah! brigand!

Mais, impassible, le vieillard répondit:

—C'est cette inconcevable rapidité qui m'a poussé à faire ce que j'ai fait; j'y ai vu le doigt de la Providence qui ne voulait pas laisser mon œuvre inachevée et me mettait à même d'explorer les principales régions stellaires, sans que cela nous causât un retard bien appréciable.

—Eh! cria Gontran, auquel la patience finissait par échapper, du train dont nous marchons, qui sait si nous pourrons jamais revenir sur terre.

—Songez, poursuivit imperturbablement le vieillard, que dans huit jours, pas davantage...

—Nous serons de retour, interrompit Farenheit.

—Nous serons dans un autre univers, différent de celui que nous abandonnons, et dans lequel nous serons appelés à faire une inépuisable moisson de découvertes.

Durant que le vieillard parlait, le visage de l'Américain avait successivement passé par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel; mais quand Ossipoff se fût tu, sa colère éclata, et, après avoir lâché une kyrielle de jurons d'une énergie telle que la pudeur nous défend de les reproduire, il s'écria:

—Ça! jamais!... Si nous nous laissions plus longtemps conduire par un fou, nous serions plus fous que lui-même! et du moment que vous autres, par une faiblesse imbécile, vous encouragez sa folie, je vous sauverai malgré vous.

Il courut vers la porte en disant:

—Dans une seconde, l'Éclair voguera vers New-York.

Fricoulet étendit la main.

—Un moment, voulez-vous m'écouter? et quand vous m'aurez entendu, vous ferez ce que vous voudrez: bien que le commerce des suifs, dans lequel vous vous êtes enrichi, ait peu dû vous ouvrir l'esprit sur les choses de la navigation, vous comprendrez cependant aisément que, pour mettre le cap sur un port quelconque, il faut, quand on ne le voit pas, avoir une boussole ou un phare. Or, notre phare à nous, c'est le Soleil qui éclaire la Terre et il se trouve que, par suite de notre éloignement, ce Soleil, qui doit nous servir de point de direction, est tombé au rang d'étoile. Je vous demanderai, en conséquence, sur quel point de ce ciel fourmillant d'étincelles—qui sont autant de Soleils—vous dirigerez l'appareil.

L'ancien commerçant de Chicago s'était immobilisé, les pieds cloués au plancher, frappé de stupeur par la justesse de ce raisonnement.

—Alors, interrogea Gontran d'un air véritablement navré, il n'y a plus aucun espoir de revoir jamais la Terre, et il nous faut nous accoutumer à l'idée que l'Éclair nous servira de tombeau!

Puis, exaspéré par les paroles que lui-même venait de prononcer:

—Non, non! s'exclama-t-il, ce n'est pas possible. Voyons, Fricoulet, il doit bien y avoir un moyen de revenir en arrière!

Ossipoff pivota sur son escabeau, et d'un ton qui trahissait une douleur véritable:

—Comment! c'est vous, mon fils, qui parlez ainsi! n'êtes-vous donc plus l'ardent collaborateur du début?

—Monsieur Ossipoff, répondit le jeune homme d'un air visiblement énervé, il n'y a plus ni collaborateur, ni ami, ni fils; il n'y a qu'un homme lassé de toutes ces tergiversations, de tous ces retards, de tous ces manques de bonne foi, et, n'était votre âge, j'ajouterais de tous ces mensonges.

—Oh! Gontran! soupira Séléna sur un ton de reproche.

—Il ne l'a pas dit! ricana Fricoulet, mademoiselle, il ne l'a pas dit.

—Nous ne sommes pas éternels, que diable! outre que ma patience est à bout, nos vivres ne sont pas loin d'être épuisés et je dis, comme M. Farenheit: retournons-nous-en!...

De tout ce que venait de dire le jeune homme le vieillard n'avait retenu qu'une chose: c'est ce qui avait trait à l'impossibilité matérielle de continuer le voyage.

—C'est ce qui vous trompe, répondit-il, nous avons encore pour trois mois d'air respirable, de boissons et d'aliments; voyons, accordez-moi ces trois mois... serait-ce trop payer de quelques semaines de retard la joie ineffable que nous éprouverons à contempler des mondes si merveilleux?

Gontran eut un geste énergique et il ouvrait la bouche pour répondre par un refus catégorique à la demande suppliante du vieillard, lorsque Fricoulet, se penchant vers lui, murmura rapidement à son oreille:

—Ne le contrarie pas et accepte; il n'y a pas moyen de faire autrement...

—Hein! sursauta le jeune homme.

—Impossible de virer de bord, ajouta tout bas l'ingénieur.

Mais, si bas qu'il eût parlé, Farenheit l'avait entendu; il se dressa tout debout, comme si ses jambes eussent été mues par un ressort, et, jetant ses grands bras au plafond:


Aimait-il ou n'aimait-il pas Séléna? (p. 45).

—Impossible! vociféra-t-il d'une voix de Stentor, impossible! je croyais que ce mot-là n'était pas français.

Fricoulet haussa les épaules.

—Et je vous dis, moi, déclara-t-il, que si Napoléon s'était trouvé à notre place, il ne se serait jamais hasardé à prononcer une phrase semblable. J'aurais été curieux de voir comment il s'y serait pris pour virer de bord avec l'épouvantable vitesse qui nous emporte.

L'Américain poussa un rugissement.

—Mais alors, s'écria-t-il, il n'y a aucune raison pour que nous ne continuions pas, de la sorte, jusqu'au fin fond de tous les mondes!

—Dame, riposta Fricoulet, je n'en sais pas plus que vous, mon cher monsieur Farenheit; tout ce que je puis vous dire, c'est ce que je constate, et je constate malheureusement que nous sommes entraînés avec une rapidité qui, pour une raison que je ne m'explique pas, va toujours en augmentant.

—Et rien à faire?... rien à tenter?

—Pour le moment, rien: misérable corpuscule, l'Éclair est soumis à des influences stellaires inconnues de nous et contre lesquelles, par conséquent, il est difficile de lutter.

L'Américain était abasourdi, promenant ses regards successivement sur toutes les personnes qui se trouvaient là, comme s'il attendait que l'une d'elles prît la parole pour démentir l'ingénieur et affirmer que tout espoir n'était pas perdu; malheureusement ce n'étaient ni Séléna, ni Gontran et encore moins Ossipoff, qui étaient capables de lui regaillardir l'esprit sur ce point.

D'ailleurs, M. de Flammermont, obéissant au conseil que Fricoulet lui donnait, en clignant de l'œil du côté d'Ossipoff, dit en ce moment au vieillard:

—Soit donc, qu'il soit fait ainsi que vous l'avez voulu: poursuivons notre route insensée et souhaitons que la responsabilité que vous avez prise, en agissant ainsi que vous l'avez fait cette nuit, ne pèse pas, à certain moment, trop lourdement sur vos épaules.

Le vieillard, l'esprit tout rempli de ses turlutaines scientifiques, ne voulut voir, dans les paroles de Gontran, qu'un pardon généreux accordé à sa trahison, et, pour le remercier, il tendit les mains vers lui.

Mais le jeune homme se souciait peu, pour l'instant, des étreintes amicales du vieux savant, et, faisant mine de ne point voir le geste de celui-ci, il tourna les talons et rejoignit Fricoulet qu'il avait entendu descendre dans la salle de la machine.

—Mon vieux, fit-il d'un ton grave, je suis homme et prétends avoir la force d'apprendre, sans trembler, le sort qui nous est réservé; donc, j'exige de toi la franchise la plus absolue.

—Eh bien! franchement, je ne sais rien. Ainsi que je l'ai déclaré tout à l'heure à Farenheit, nous subissons, actuellement des forces attractives dont je ne me rends aucun compte. Nous voguons en plein inconnu. Je doute que le père Ossipoff lui-même y comprenne quelque chose, et cependant lui qui est resté pendant presque toute sa vie le nez collé à l'objectif des télescopes...

Cette fois, Gontran parut réellement accablé, car il avait une foi absolue dans l'ingéniosité de Fricoulet qui, tant de fois déjà depuis le commencement de ce voyage insensé, les avait tirés des situations désespérées où les avait mis les idées folles d'Ossipoff.

Aussi, du moment que l'ingénieur lui déclarait qu'il ne pouvait rien, c'est qu'il n'y avait plus qu'une chose à faire: attendre stoïquement la mort.

Il sortit de la machinerie sans ajouter un mot, gagna sa cabine et s'étendit sur son hamac, où il ne tarda pas à s'endormir, en dépit de l'angoisse fort naturelle qu'avait mise en lui la réponse très franche de son ami.

Il s'éveilla en entendant prononcer son nom tout près de son oreille, et ses yeux, soudainement ouverts, virent Fricoulet debout à son chevet et penché vers lui.

—Eh bien! tu t'en payes un somme! plaisanta l'ingénieur.

—J'ai dormi longtemps? interrogea M. de Flammermont en se dressant sur son séant.

—Peuh! quelque chose comme six heures.

—Pas possible! s'écria Gontran en sautant sur le plancher.

Pour toute réponse, l'ingénieur tira sa montre et la mit sous le nez de son ami.

—C'est ma foi vrai, murmura celui-ci.

Puis le souvenir de la réalité, un moment évanoui pendant le sommeil, lui revenant soudain:

—Rien de nouveau? demanda-t-il.

—Si, quelque chose... et de très important...

—Tu as réussi à nous faire virer de bord?

—Pas précisément: toujours en avant et d'une vitesse toujours croissante.

—Ah! dit Flammermont d'un air morne; alors qu'y a-t-il de nouveau et de si important?

—Mais ma parallaxe, parbleu! tu sais bien... je l'ai établie.

—Alors?

—Eh bien! nous savons où nous allons. Tu trouves que ce n'est rien, cela?

—Peu m'importe où nous allons, du moment qu'on ne va pas où je veux.

Fricoulet haussa insouciamment les épaules.

—Baste! plaisanta-t-il, tout chemin mène à Rome...

Il ajouta, en frappant amicalement sur l'épaule de Gontran:

—... Et aussi à la mairie du VIIIe arrondissement, mon vieux.

M. de Flammermont poussa un soupir qui en disait beaucoup sur l'état de lassitude auquel il en était arrivé, et, baissant les yeux pour fuir le regard inquisiteur de l'ingénieur:

—Ah! mon cher Alcide, répondit-il, si tu savais comme j'y pense peu, en ce moment, à la mairie du VIIIe..., et tiens, veux-tu que je t'avoue une chose, je n'y pense même pas du tout, et j'ai une peur, c'est que plus j'irai et moins j'y penserai...

Fricoulet se mit à rire, et, frappant sur l'épaule du jeune apprenti diplomate:

—Farceur! va, s'exclama-t-il; voilà au moins dix fois, depuis le commencement du voyage, que tu me racontes la même chose... Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis...

—Je te jure...

—Pas de faux serment! ça porte malheur.

—Alcide...

—Allons donc! à qui feras-tu croire qu'un amour assez grand pour vous emmener dans la Lune à la suite de la femme aimée, puisse s'en aller ainsi en fumée, sans qu'il n'en reste pas au moins une parcelle!...

—Je n'ai pas prétendu qu'il n'en restât pas.

—En ce cas, tu sauras qu'en matière d'incendie, un feu n'est considéré comme éteint que lorsqu'il ne subsiste aucune étincelle; autrement, il suffit de la plus petite brise pour tout rallumer...

Gontran courba la tête, un peu confus de la perspicacité de son ami, bien qu'au fond il se demandât si cette perspicacité était capable de démêler exactement ce que lui-même ne pouvait arriver à démêler, c'est-à-dire: aimait-il ou n'aimait-il pas Séléna?

Qu'il eût éprouvé pour la jeune fille une passion réelle, profonde, cela ne pouvait être mis en doute; ainsi que venait de le dire fort justement Fricoulet, on ne se lance pas ainsi qu'il l'avait fait dans d'aussi abracadabrantes aventures, sans qu'un lien puissant vous attache à la femme qui vous entraîne à sa suite.

Et bien qu'en effet, écœuré par les retards successifs apportés au retour sur la Terre, énervé par les continuelles discussions que soulevait Ossipoff, il eût préféré bien des fois renoncer à son amour; cet amour était plus fort que sa volonté et triomphait sans peine de ses irritations et de ses mauvaises humeurs.

Certes, quoi qu'il eût dit à Fricoulet, il aimait encore Séléna; oui, il en était sûr, il l'aimait assez pour l'épouser et pour trouver, dans ce mariage, le bonheur rêvé depuis si longtemps.

L'aimait-il assez pour continuer à jouer, une fois qu'elle serait devenue sa femme, le rôle qu'il jouait depuis des mois? Voilà la question qu'il se posait, question à laquelle, même en dehors des moments d'irritation, il croyait devoir répondre négativement.

Il en avait assez des planètes, des bolides, des comètes, des étoiles et des soleils! Il avait eu beau se saturer de la lecture des Continents Célestes, son esprit s'était montré absolument réfractaire au calcul des orbites, des aphélies et de tout cet appareil scientifique avec lequel Fricoulet jonglait aussi facilement que s'il n'eût jamais fait que cela toute sa vie; il refusait énergiquement de mordre à l'astronomie et la vue seule d'Ossipoff le mettait dans un état d'irritation difficile à dissimuler.

En outre, l'engagement qu'il avait pris quelques jours auparavant de consacrer sa vie à la continuation des études du vieux savant sur Hypérion, et de léguer à son fils aîné le soin de continuer ses propres études, cet engagement pris à la légère, sous l'influence d'un tendre sourire de Séléna, l'épouvantait maintenant qu'il y réfléchissait froidement.

Comment! il ne suffisait pas à la folle curiosité d'Ossipoff qu'il sacrifiât à la recherche de mondes problématiques les quelques années qui lui restaient à vivre, il fallait encore que cette curiosité le poursuivît lui-même et la première génération issue de lui! Ah çà! était-il donc fou l'autre jour quand il avait juré de se conformer au désir du vieillard.

Ce fut sous l'influence de ces pensées que, relevant la tête, il dit à Fricoulet:

—Je te jure que tu es plus malin que moi si tu crois pouvoir affirmer quelque chose sur ce qui se passe en moi: Certes, Séléna est une fille charmante, qui ferait une non moins charmante compagne, mais l'astronomie... non, décidément, il y a trop d'astronomie à la clé...

—Baste!... tu as bien réussi à donner le change à Ossipoff depuis trois ans;... pour quelque temps à peine que le voyage va encore durer, tu ne vas pas faire la bêtise d'enlever ton masque...

Gontran se croisa les bras.

—Alors! exclama-t-il, tu t'imagines que le vieux désarmera le jour de mon mariage!... On dirait, ma parole, que tu ne le connais pas;... mais, mon cher, après, ce sera bien pis encore: il m'aura tout le temps sous la main et il ne se passera pas une journée qu'il ne me tourne et retourne sur son gril astronomique.

Fricoulet ne put s'empêcher de sourire, tant son ami mettait, à prononcer ces mots, d'animation acerbe.

—Tu pourrais bien ne pas te tromper, fut-il obligé de répondre.

—Alors, comme tu ne peux pas être continuellement là pour me servir de souffleur, je serai bien obligé d'avouer la vérité et il est trop peu homme pour comprendre ce qu'a de sublime, au point de vue amour, un mensonge comme le mien, soutenu, trois années durant, sans défaillance... Tu vois d'ici l'existence qu'il faudra mener jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de me rappeler à lui...

—Et cet amour qui t'a donné la force de jouer si merveilleusement ton rôle de faux savant, n'a pu te donner celle d'apprendre réellement ce que tu ne savais pas?... c'est ça qui aurait sauvé la situation...

Les yeux de Gontran s'arrondirent effarés.

—Astronome!... moi! clama-t-il... Ah çà! tu deviens fou, toi aussi! Oh! non, j'aimerais mieux renoncer...

Le visage de Fricoulet prit une expression singulière.

—Dis-tu cela sérieusement... et songes-tu au chagrin de cette enfant?

—Certes, répondit Flammermont avec une fatuité ingénue qui fit courir un sourire sur les lèvres de son ami, je ne puis me cacher que Séléna m'aime beaucoup et que ce serait pour elle un coup cruel que de renoncer à l'espoir, si longtemps caressé, d'être ma femme... mais, d'un autre côté, je ne tiens pas à me ramollir le cervelet avec ce fatras scientifique qui m'idiotise...

Puis, après un silence:

—Ah! si Ossipoff pouvait disparaître! soupira-t-il.

—Tais-toi donc, tu es féroce!

—Eh! mon cher, c'est mon bonheur que je défends.

Ils se turent un moment; ensuite Fricoulet dit à son ami:

—Il ne sert à rien de précipiter les choses et, tant que tu m'as là, comme terre-neuve, pour sauver les situations compromises, tu peux continuer à jouer ton rôle... Revenons toujours sur Terre,... ensuite, tu aviseras...

—Revenir sur Terre?... nous n'en prenons pas le chemin, puisque, à l'instant, tu m'annonçais que nous filions dans l'espace en lui tournant le dos.

—C'est la vérité; seulement, maintenant, nous savons une chose que nous ignorions lorsque nous nous sommes aperçus que l'Éclair avait dévié de sa route.

—Ah oui! cette chose importante... eh bien?

—Eh bien!... l'étoile que tu prenais pour Vénus, c'est tout simplement α (alpha) du Centaure.

Gontran écarquilla les yeux.

—α (alpha) du Centaure! répéta-t-il, d'un ton qui révélait si clairement son ignorance, que Fricoulet ne put s'empêcher d'éclater de rire.

—Ne saurais-tu pas, par hasard, demanda-t-il, ce que c'est que la Voie Lactée?


On se remit en marche, tandis que Séléna pour reconforter son fiancé lui disait gentiment... (p. 53).

—Dame, j'en sais ce que tout le monde en sait: c'est une agglomération d'étoiles tellement dense qu'elle forme dans le ciel une longue traînée blanchâtre, dont l'aspect a certainement donné lieu à la légende mythologique qui veut que ce soit là une tache de lait produite par la chèvre qui nourrissait je ne sais plus quel dieu...

—En effet, dit l'ingénieur avec un petit hochement de tête plein de condescendance, c'est là ce que tout le monde sait; mais comme toi, tu n'es pas tout le monde....

—Comment ça?...

—Non, le futur gendre de Mickhaïl Ossipoff n'est pas tout le monde et, en conséquence, la Voie Lactée doit être, pour toi, autre chose que ce que tu viens de me raconter...

Gontran esquissa un geste éloquent d'indifférence.

—Si tu savais, répondit-il, ce que cela m'importe peu... Je trouve mon bagage scientifique suffisant tel qu'il est et je n'éprouve nullement le besoin de l'augmenter...

Le visage de Fricoulet prit un air comiquement tragique.

—Imprudent! s'exclama-t-il, tu ignores que cette question de la Voie Lactée est d'une actualité palpitante, brûlante... et que, d'un moment à l'autre, Ossipoff peut mettre la conversation là-dessus...

—Eh bien! je le laisserai causer—ce qui sera de ma part une preuve de déférence due à son grand âge et à son savoir—et puis, j'ai les Continents célestes...

—Rien, dans les Continents Célestes, répondit l'ingénieur en secouant la tête; donc écoute et retiens bien...

—Je t'écoute et je tâcherai de retenir, répondit M. de Flammermont d'un ton résigné.

—Ce ne sera pas long: tu sais d'abord, n'est-ce pas, que notre système solaire, avec les huit planètes gravitant autour de lui, n'est qu'une île de l'Océan céleste et que chaque étoile est elle-même un Soleil comme le nôtre, centre, comme lui, d'autres ensembles planétaires...

—Je sais cela depuis ma plus tendre enfance; continue.

—Il faut d'abord que tu saches que la Voie Lactée entoure complètement la Terre et par conséquent le système solaire tout entier;... retiens ensuite que Herschell a évalué à 18 millions le nombre d'étoiles dont se compose la Voie Lactée, en outre, que ces étoiles, si serrées les unes contre les autres—semble-t-il—sont au contraire séparées les unes des autres par des intervalles de plusieurs millions de lieues; ce qui permet de supposer, à cette agglomération de Soleils, une immensité fantastique; enfin, que notre Soleil, à nous, notre planète natale et presque toutes les étoiles visibles de chez nous font partie de la Voie Lactée... Est-ce compris et retenu?...

—Mais oui, mais oui; seulement, je ne saisis pas bien pourquoi tu me racontes tout cela et en quoi la question de la Voie Lactée est d'une actualité si brûlante?

—C'est vrai! s'exclama Fricoulet, je ne t'ai pas dit: nous sommes en ce moment dans la Voie Lactée et le point vers lequel nous voguons en droite ligne se trouve situé dans la région où les Soleils sont les plus denses: ce point c'est α (alpha) du Centaure... Eh bien! quand on est perdu, c'est déjà un fameux avantage, je trouve, que d'avoir un moyen de se retrouver...

Gontran frappa du pied avec impatience.

—Ah! tu es énervant, à la fin, avec ton optimisme; je te demande un peu de quelle importance peut être un phare qui vous annonce que le seul chemin à suivre est précisément celui qu'il vous est impossible de prendre... Et puis, tu viens de dire toi-même que nous nous dirigeons vers l'endroit le plus compact de la Voie Lactée! Une fois que nous nous serons fourrés au milieu de ce fouillis inextricable de Soleils, qui certainement se ressemblent tous, veux-tu me dire, s'il te plaît, comment nous nous y prendrons pour savoir quel est celui sur lequel nous devons nous guider.

Cette question était trop pleine de bon sens pour que l'ingénieur pût dédaigner d'y répondre; mais d'un autre côté, sans doute ne l'avait-il pas prévue, car il garda quelques secondes le silence.

Alors, Gontran s'écria d'un ton tragique:

—Nous voici donc condamnés à errer à travers tous les systèmes planétaires de l'Infini, véritables juifs-errants de l'espace, jusqu'à ce que nous ayons trouvé notre Terre natale... c'est-à-dire jusqu'à la consommation des siècles... ou de nos provisions...

—Mais non,... mais non,... fit l'ingénieur en souriant avec cette belle assurance qui ne l'abandonnait jamais... on ne se perd pas comme ça... et puis quelque immense que soit l'Univers, en allant toujours droit devant nous, nous finirions toujours bien par en voir la limite.

En cet instant, Séléna entra dans la machinerie et, s'avançant vers M. de Flammermont, lui dit d'un air tout timide:

—Gontran, mon père demande si vous voudriez être assez aimable, pour le venir rejoindre; il n'ose quitter son télescope et, d'un autre côté, il veut vous consulter...

Le visage du jeune homme s'assombrit.

—Me consulter! diable, murmura-t-il, tandis que ses regards s'attachaient avec inquiétude sur la fille du savant, et... savez-vous sur quoi doit porter la consultation?

Séléna esquissa un geste vague.

—Je ne saurais trop vous dire, répondit-elle, à moins qu'il ne soit embarrassé sur les régions que traverse l'appareil...

Fricoulet regarda son ami d'un air de triomphe.

—Qu'est-ce que je te disais! s'exclama-t-il; est-elle brûlante, la question de la Voie Lactée?

—Mais, c'est que je n'en sais pas un mot, balbutia Gontran du ton piteux que prend un écolier auquel le professeur va demander sa leçon...

La voix de M. Ossipoff se fit entendre dans la cage de l'escalier.

—Gontran, appelait-elle, Gontran...

Le jeune homme se tournait alternativement vers Fricoulet et vers Séléna, comme pour leur demander conseil...

—Voyons, rappelle-toi, fit l'ingénieur tout en le poussant vers l'escalier, Voie Lactée... amas de soleils... centres eux-mêmes de systèmes planétaires...

—Mais les constellations, monsieur Fricoulet, dit Séléna en arrêtant la marche du groupe, lui avez-vous dit les constellations qu'elle traverse?

—Non, je n'ai pas eu le temps... j'allais justement lui en parler, quand vous êtes arrivée...

—Vite... dites vite... demanda angoisseusement le jeune comte.

—Eh bien! voilà: la Voie Lactée traverse, en partant du nord—note bien que je te parle d'observations prises de la Terre—l'Aigle où elle se partage en deux branches, Antinoüs, l'Écu de Sobieski et le Sagittaire. Les deux rameaux de la Voie se réunissent dans l'hémisphère austral, dans la constellation du Scorpion; après quoi ils franchissent le Centaure, le Triangle Austral, la Croix-du-Sud...

Gontran se prit la tête à deux mains, dans un geste absolument fou.

—Jamais je ne me rappellerai tout cela...

—Nous te soufflerons, Mlle Séléna et moi, affirma Fricoulet, je continue: nous trouvons ensuite le Grand Chien, la Licorne, le Taureau, les Gémeaux, le Cocher, Persée, Cassiopée et enfin le Cygne, où elle arrive, après avoir fait le tour entier du Ciel;... maintenant, allons...

Et il entraîna Gontran qui répétait à mi-voix:

Antinoüs... le Scorpion... le Grand Chien... le Cygne... Non, je ne me rappellerai jamais...

S'arrêtant, il s'exclama:

—Tiens... je ne me souviens plus du nom du Soleil, vers lequel nous nous dirigeons.

—Le Centaure... à trois trillions de lieues du Soleil;... n'oublie pas que sa lumière met trois ans et demie à nous arriver...

On se remit en marche, tandis que Séléna, pour réconforter son fiancé, lui disait gentiment:

—N'ayez crainte... je suis là et je vous aiderai.

—Je bafouillerai, c'est certain...

—Baste! ricana Fricoulet, tu songeras à la mairie du huitième et tu ne bafouilleras pas...

Ossipoff, l'œil toujours collé au télescope, ne bougea pas en entendant le bruit des pas qui franchissaient le seuil de sa cabine...

—Ah! c'est vous, mon cher ami, se contenta-t-il de dire, je vous attendais avec une vive impatience.

On voit par ce langage que, tout entier ressaisi par ses préoccupations scientifiques, le vieillard avait déjà oublié le sujet de mécontentement qu'avaient contre lui ses compagnons de voyage, et plus particulièrement Gontran.

Celui-ci, s'approchant, demanda:

—Que désirez-vous, monsieur Ossipoff?

—Avoir votre avis sur la situation; voici près de vingt-quatre heures que je suis en observation et mes idées commencent à ne plus être très nettes;... mais vous avez dû réfléchir, de votre côté,... où pensez-vous que nous nous trouvons actuellement?...

—Mais dans la Voie Lactée, répondit le jeune homme avec assurance; n'est-ce pas, Fricoulet...

—Ce n'est pas M. Fricoulet que j'interroge, mais vous, mon cher ami, répliqua Ossipoff avec un petit claquement de langue impatienté.

Et il ajouta, plissant les lèvres pour mieux marquer en quel médiocre estime il tenait les connaissances scientifiques de l'ingénieur:

—Pourquoi, pendant que vous y êtes, ne demandez-vous pas aussi l'avis de M. Farenheit?

Celui-ci entrait précisément en cet instant et s'écria:

—Mon avis! jamais..... pour le cas que l'on en fait... Ah! si on l'avait toujours suivi, mon avis... on aurait commis moins de bêtises qu'on en a commises... Et, d'abord, nous ne serions pas ici...

L'Américain avait prononcé ces mots tout d'une traite, avec une volubilité telle que l'on eût vainement tenté de l'arrêter; mais quand il eut fini, Ossipoff lui dit dédaigneusement:

—Vous ne savez ce que vous dites; mon cher monsieur... vous n'êtes pas au courant de la conversation.—Et, à Gontran:

—Alors, suivant vous, nous sommes dans la Voie Lactée?

—Il n'y a pas l'ombre d'un doute.

Cette réponse, le jeune comte l'avait faite d'un ton un peu moins assuré, car le savant lui avait adressé la parole sur le ton qu'il prenait d'ordinaire, quand il lui semblait surprendre Gontran en flagrant délit d'ignorance ou de divergence d'opinion avec lui.

—Ah! la Voie Lactée! répéta-t-il encore, après l'avoir considéré d'un air singulier, à travers ses lunettes... Eh bien! je suis fâché de vous donner un démenti formel, mon cher ami.

Ce mot de démenti entra dans la peau, déjà fort irritée du jeune homme, comme une pointe d'aiguille; il devint tout rouge et s'écria d'une voix furieuse:

—Un démenti!... à moi!...

—Mais, farceur... murmura Fricoulet à son oreille, entre savants ces choses-là ça n'a pas d'importance...

—C'est juste, observa Gontran.

Et s'adressant à Ossipoff.

—Sans indiscrétion, pourrait-on savoir pourquoi; car, enfin, de deux choses l'une, ou vous m'interrogez pour avoir mon avis, ou bien pour me faire passer un examen...

—Permettez...

—Rien, jusqu'à ce que j'aie fini: si vous avez voulu vous amuser à me «pousser une colle», je vous dirai tout net que le moment est mal choisi et que je trouve la chose de mauvais goût...

—Oh! loin de moi...

—Si, au contraire, vous voulez connaître mon avis, c'est que vous-même n'en avez pas et alors j'ai lieu de m'étonner que vous me démentiez si énergiquement...

Il était vraiment emballé, le brave Gontran, emballé pour rien, il faut en convenir, et l'ingénieur, comme l'Américain d'ailleurs, le regardaient avec une véritable stupéfaction.

—Maintenant que vous avez fini, je m'en vais vous répondre, fit très placidement le vieillard.

Il se leva, indiqua le télescope à Gontran, prononçant ce seul mot:

—Regardez...

Le jeune homme s'assit, mit son œil à l'oculaire et murmura, quelque peu déconcerté, il faut en convenir.

—Eh bien?

—Vous avez bien regardé?

—Mais oui.

—L'étoile la plus brillante que nous avons devant nous, qu'est-ce que c'est, d'après vous?

—α (alpha) du Centaure, répondit hardiment M. de Flammermont, après avoir jeté un regard en dessous à Fricoulet...

Puis, voyant Ossipoff dresser vers le plafond ses doigts écarquillés, avec tous les signes les plus évidents de l'horreur:

—Qu'est-ce qui vous prend? demanda-t-il.


Le vieillard, dont les lèvres s'agitaient muettement, commençait à parler, comme en extase (p. 62).

Ossipoff ne fit qu'un bond jusqu'au coffre où il enfermait les objets les plus précieux, qu'il avait pu sauver des différentes catastrophes dans lesquelles il avait perdu la plus grande partie de son matériel scientifique; il revint, brandissant une carte céleste qu'il déploya sous les yeux de Gontran.

—Voyez-vous aucun point de ressemblance, fit-il, entre ce qui est sur cette carte et ce qui se trouve dans l'espace. Voici le Centaure... là... sous mon doigt;... si ce que vous me prétendez être alpha l'était réellement, cet assemblage d'étoiles se présenterait-il à nous sous un semblable aspect...

Le jeune comte, après avoir regardé la carte, mit de nouveau l'œil à l'oculaire et, déjà, il ouvrait la bouche pour convenir qu'en effet les points de ressemblance entre ce qui était et ce qui devait être, étaient peu nombreux, lorsque Fricoulet, qui manœuvrait vainement pour se rapprocher de son ami, mais qui n'y pouvait parvenir, parce qu'Ossipoff ne le quittait pas des yeux, se décida à intervenir.

—Mon Dieu, monsieur Ossipoff, balbutia-t-il en s'efforçant de prendre un air ingénu, vous m'excuserez si je dis une bêtise; moi, vous savez, je ne suis guère au courant de ces questions-là. Seulement, il me semble que dans cette différence d'aspect, la perspective doit être pour quelque chose.

—La perspective! s'exclama le vieillard en sursautant.

—Dame, poursuivit l'ingénieur, est-ce que vous ne croyez pas qu'une distance de trois trillions de lieues soit susceptible de changer un peu l'angle sous lequel on aperçoit les choses; il est tout naturel que la forme des constellations ne soit plus la même, les étoiles, qui nous paraissent de la Terre si pressées les unes contre les autres, se sont écartées... Qu'en penses-tu, Gontran?

—Je pense, répondit hardiment celui-ci, tandis qu'il remerciait, d'un clignement d'yeux, son ami de lui avoir, une fois encore, tendu la perche, je pense que ta logique a vu plus juste que la science de M. Ossipoff et que tu n'as fait que formuler l'opinion que j'allais lui faire connaître, au moment où tu as pris la parole.

L'ingénieur se détourna un peu pour dissimuler le sourire provoqué par le toupet de son ami, tandis que Ossipoff bousculait presque Gontran pour prendre place devant le télescope, murmurant d'une voix tremblante d'émotion:

—Alpha!... Alpha!...

Farenheit se pencha à l'oreille de Fricoulet et désignant le savant d'un hochement de tête:

—Le voilà parti! murmura-t-il d'un ton dédaigneux...

Mais brusquement, sans se déranger, Ossipoff demanda:

—Gontran, ne m'avez-vous pas dit que vous aviez établi la parallaxe de cette étoile?

Prestement, Fricoulet passa à son ami un feuillet de son carnet, sur lequel il avait fait ses calculs.

—En effet, monsieur Ossipoff.

—Et cela vous a donné?

—Des résultats qui établissent l'exactitude de la parallaxe faite par les astronomes terrestres: c'est-à-dire 0,92, soit près d'une seconde.

Et pour l'édification de Farenheit et de Séléna, il ajouta:

—Ce qui correspond à 222,000 fois la distance de la Terre au Soleil.

—Ou huit trillions de lieues, dit à son tour Fricoulet; ce qui fait que la lumière d'Alpha met trois ans et trois mois à arriver à la Terre et qu'un train express, faisant 60 kilomètres à l'heure, parcourrait cette distance Ossipoff n'écoutait pas; il était plongé dans l'admiration de cet astre qu'il n'avait jamais pu apercevoir de l'Observatoire de Pulkowa, n'ayant pas eu la chance d'être choisi par ses collègues pour aller dans les régions australes du Globe—desquelles seules il est visible—l'étudier dans tous ses détails.

Et il répétait, en proie à un trouble inexprimable:

—Alpha!... Alpha!...

—Attention, murmura Fricoulet en se penchant vers Gontran, je veux que le diable me croque si avant peu Alpha ne te tombe pas, sous forme de tuile, sur la tête: donc, étoile de première grandeur... lumière égale à la 27.000e partie de la Pleine Lune.

—C'est peu...

—Et, cependant, on conclut qu'Alpha est beaucoup plus brillant et beaucoup plus lumineux que notre Soleil.

—Comprends pas.

—Facile cependant: il ne faut pas oublier que, s'il faudrait 22 millions d'étoiles de l'éclat d'Alpha pour nous donner la même lumière que le Soleil, Alpha se trouve à 32 milliards de kilomètres et qu'en conséquence...

—Compris; mais pour vous autres, on dirait que c'est un amusement de jongler avec les chiffres; en quoi est-il intéressant, je te demande, de savoir qu'un train marchant, etc., etc.. On pourrait prolonger indéfiniment ces exemples et, après avoir établi le record du train pour la vitesse, établir celui de la tortue pour la lenteur.

Sans répondre, l'ingénieur poursuivit:

—Jusqu'en 1689, Alpha passait pour être une étoile simple: c'est Richaud qui, à Pondichéry, l'a dédoublé pour la première fois...

—Dédoublé! répéta Gontran surpris de cette expression.

—C'est-à-dire qu'Alpha a un compagnon, de couleur jaune orange, éloigné de lui de 18 secondes, soit environ 723 millions de lieues...

—Et tu appelles cela être accompagné?...

—Mon cher, étant donné l'infini dans lequel se meuvent les astres, cette distance est minime; en tout cas, que l'expression soit ou non juste, les faits constatés sont ainsi... La révolution de ces deux Soleils autour de leur centre de gravité s'effectue en 84 ans, durée exactement semblable à celle de la révolution d'Uranus autour du Soleil... Retiendras-tu ça?

—Oui... oui... répondit Gontran, que ces répétitions mystérieuses d'astronomie énervaient toujours et qui lui semblaient, dans les circonstances présentes, plus énervantes encore, est-ce tout?

—Non, ce n'est pas tout; il y a encore quelque chose qu'il faut que tu retiennes, car c'est un des points les plus importants, en ce qui concerne les étoiles: Alpha du Centaure est animé d'un mouvement propre très rapide...

—Comment! d'un mouvement propre!...

—C'est-à-dire que, non contents d'opérer leur révolution sur eux-mêmes et autour de leur centre de gravité, ces deux Soleils se déplacent dans l'espace suivant 0"477 en ascension droite vers l'Ouest et 0"776 en déclinaison vers le Nord. Ce qui donne comme résultante, en mouvement vers le Nord-Ouest, un arc de 3"643 par an, 6' par siècle, ou 1 degré en dix siècles par rapport au système solaire.

—Mais alors, les constellations se déplacent!

—Parfaitement.

—En ce cas, les cartes célestes établies par les astronomes de l'antiquité...

—...ne ressemblent en rien aux nôtres... pas plus que les nôtres ne ressembleront à celles que dresseront tes petits-fils..., dit Fricoulet, faisant allusion à l'engagement solennel qu'avait pris Gontran.

Celui-ci grommela entre ses dents.

—S'il n'y a jamais que mes héritiers pour s'occuper de Centaure et Cie... la science risque fort de demeurer stationnaire.

Farenheit qui, n'ayant pas autre chose à faire, écoutait les explications fournies par l'ingénieur, dit alors:

—Cela doit finir par mettre le Ciel sens dessus dessous, ces sempiternels déplacements?... et moi qui croyais qu'il n'y avait que l'humanité qui changeait...

—Tout change dans la nature, monsieur Farenheit, riposta Fricoulet: dans douze mille ans, l'Alpha du Centaure fera partie de la Constellation de la Croix-du-Sud, dont la figure va, d'ailleurs, se disloquant de siècle en siècle et elle continuera à se diriger vers Sirius...

—Mais dans douze mille ans, la Croix-du-Sud, elle-même, n'existera peut-être plus.

—Ça, c'est bien possible.

Gontran haussa les épaules.

—Alors, à quoi bon se donner tant de mal pour étudier des choses qui, demain, ne seront plus?

En ce moment, Ossipoff poussa une exclamation qui groupa autour de lui ses compagnons de voyage.

—Gontran!... Fricoulet!... Séléna!... fit-il d'une voix admirative... Ah! mes amis! mon enfant!... Je le vois... Je le vois!... c'est lui!... il n'y a pas d'erreur possible!... que c'est beau! que c'est beau!...

—Eh! mon Dieu! monsieur Ossipoff, ricana Fricoulet, si vous ne nous laissez pas voir, faites-nous part, au moins, de ce que vous voyez...

—Oméga!... mon cher Fricoulet, c'est Oméga que je tiens là dans le champ du télescope...

Et le vieillard, empoigné par son admiration, se tut de nouveau, l'esprit absorbé totalement par la contemplation de l'astre.

—Oméga!... répéta Farenheit qui, pour faire fortune dans les suifs, n'avait pas eu besoin de se livrer à l'étude des langues mortes...

—Une lettre de l'alphabet grec, mon cher monsieur, répondit Fricoulet, sous laquelle les catalogues astronomiques désignent un des plus beaux amas de Soleils qui existent dans l'univers céleste.

—Un amas!

—«L'œil émerveillé de l'observateur, dit sir John Herschell, voit apparaître un véritable fourmillement de plusieurs milliers de Soleils, entassement prodigieux, de forme sphérique, mesurant plus de vingt secondes de diamètre, c'est-à-dire près des deux tiers du disque de la Pleine Lune.

Gontran hocha comiquement la tête vers le vieux savant.

—En ce cas, Ossipoff doit être à la joie de son âme! murmura-t-il.

Il se tut; le vieillard, dont les lèvres s'agitaient muettement, commençait à parler, comme en extase.

—Oui... oui... Flammarion avait raison, lorsque, de la Terre, d'après la netteté de ces petits points lumineux et de l'étendue considérable de cet amas entièrement résoluble en étoiles, il concluait que c'est là un des univers célestes les plus proches de nous... Oh! merveille!... Oh! spectacle vraiment sublime! et que Dieu est bon de m'avoir laissé vivre assez pour l'admirer dans ce qu'il a fait de plus merveilleux.

Farenheit grommela entre ses dents.

—Cela dépend de la manière d'envisager les choses; Dieu eût été bien meilleur, s'il m'eût permis d'admirer la 5e avenue...

—Et moi la mairie du huitième, murmura M. de Flammermont.

Séléna prit la main du jeune homme entre les siennes et dit d'une voix douce en lui montrant le vieillard dans un geste attendri.

—Ah! Gontran... il est si heureux!...

—Seulement, vous oubliez, mademoiselle, objecta Fricoulet, que son bonheur est fait du malheur des autres;... mais le fait est qu'il paraît être au comble du bonheur...

Ossipoff, soulevé sur son siège, les mains crispées sur le télescope contre lequel il s'écrasait le visage, le corps agité d'un tremblement convulsif, semblait vouloir prendre son élan pour se jeter dans l'espace, attiré qu'il était par la splendeur du spectacle qui s'offrait à lui.

Mais, tout à coup, on l'entendit se demander à mi-voix.

—Est-ce nous qui marchons?... sont-ce ces mondes qui marchent?... ou obéissent-ils, comme nous, à un mouvement de translation générale?...

—Que dit-il? chuchota Gontran à Fricoulet...

Celui-ci sourit et, faisant à son ami signe de le suivre, sortit de la cabine sur la pointe des pieds.

—Étant donné la manie féroce qu'a Ossipoff de t'interroger à tout bout de champ, expliqua l'ingénieur quand ils furent seuls dans la machinerie, évite autant que possible de te tenir à portée quand tu n'y es pas tout à fait obligé... C'est de la prudence élémentaire... surtout lorsque tu risques d'être entraîné sur un terrain que tu ne connais pas...

—Mais,... que voulait-il dire? demanda à nouveau M. de Flammermont.

—Oh! c'est très simple, mais encore faut-il être au courant: les étoiles, dans quelque partie du ciel que ce soit, paraissent, à première vue, se mouvoir dans toutes les directions et avec toutes vitesses possibles; cependant, une étude attentive a fait constater que tous ces mouvements, d'apparence si divers, sont soumis à une loi... et cette loi, c'est notre Soleil à nous qui la régit.

—Pas très clair,... murmura laconiquement le jeune comte.

—Mais si, très clair: n'as-tu jamais, étant en wagon, mis ton nez à la portière.

—Cette question!

—Alors, tu as dû remarquer qu'en regardant les poteaux télégraphiques posés le long de la voie, ces poteaux semblent accourir au devant du train avec une vitesse d'autant plus grande que le train est plus rapide!

—Parfaitement juste.

—Eh bien! il en est de même—prétendent certains astronomes—pour le mouvement dont paraissent animées les étoiles: notre système solaire est emporté à travers l'infini suivant une ligne déterminée et avec une vitesse que l'on est parvenu à établir; or, les mondes stellaires vers lesquels court notre Soleil, semblent, au contraire, se précipiter au devant de lui, s'écartant les uns des autres au fur et a mesure qu'il avance, tandis que le phénomène contraire se produit pour ceux qu'il a dépassés: de là, cette sorte de courant qui semble emporter les étoiles, du point d'arrivée vers le point de départ du Soleil... As-tu compris, maintenant?

—C'est fort simple.

—Seulement, cette théorie de l'apparence de mouvement des étoiles n'est pas admise par tout le monde et a même soulevé des discussions passionnées: or... d'après les quelques paroles qu'a prononcées Ossipoff tout à l'heure, je vois qu'il n'a pas d'idées bien arrêtées là-dessus...

Il y eut un silence au bout duquel l'ingénieur ajouta:

—Tu pourrais, je pense, aller proposer à Ossipoff de te céder le quart!...

—C'est au tour de Farenheit de marcher, riposta Gontran avec un bâillement sonore, vainement dissimulé derrière sa main.


Tous trois se jetèrent sur le malheureux qu'ils réussirent à ligoter et à maintenir immobile sur un siège (p. 67).

Comme il achevait ces mots, un bruit de pas légers se fit entendre dans l'escalier et presque aussitôt le gracieux visage de Séléna apparut dans l'encadrement de la porte.

—Mon père s'est endormi, monsieur Fricoulet, dit-elle tout bas; et je venais vous prévenir que M. Farenheit a dit qu'il prenait le quart...

—À merveille; au surplus, pour ce qu'il y a à faire, il pourrait dormir lui aussi; la vitesse qui nous emporte rend inutile toute manœuvre...

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que tout le monde, à bord, était plongé dans un profond sommeil, sauf l'Américain dont les lourdes bottes martelaient en cadence le plancher de lithium...

Combien de temps dormirent-ils ainsi?

Soudain, un effroyable cri, les éveillant en sursaut, fit accourir en même temps dans la cabine d'Ossipoff, Fricoulet, Gontran et Séléna: un spectacle terrifiant les attendait.

À travers la cabine qu'incendiait une intense lumière entrant par les hublots et formée de toutes les couleurs du prisme, Farenheit errait comme un fou, le visage dans ses mains crispées, courant, sautant, se heurtant rudement aux cloisons contre lesquelles il venait donner tête baissée, tandis qu'Ossipoff, accroché aux pans de son habit, tentait vainement de l'arrêter.

Et il poussait de véritables hurlements, ainsi qu'en eût poussés une bête blessée, secouant la tête, comme s'il n'entendait pas les objurgations du vieux savant qu'il entraînait à sa suite, sans même s'apercevoir de son poids.

—Qu'y a-t-il donc... monsieur Ossipoff? interrogea Fricoulet, immobile sur le seuil.

—Le sais-je?... je m'étais assoupi, les yeux fatigués par l'étincelante clarté qui venait de l'espace, lorsque tout à coup des cris m'ont éveillé en sursaut... Je n'en sais pas davantage...

—C'est peut-être un nouvel accès de folie... murmura Séléna apitoyée.

—Il faudrait l'enfermer de nouveau dans sa cabine... proposa Gontran...

Mais il sembla que ces mots portassent à son comble la surexcitation de l'Américain: ses cris devinrent plus aigus, ses gestes plus désordonnés et il balbutia ces mots:

—Mes yeux!... mes yeux!... aveugle!...

Ce fut pour Fricoulet comme un trait de lumière.

—Ah! le malheureux! s'écria-t-il... vite... vite... Gontran! bouche les hublots... et vous, monsieur Ossipoff, gardez-vous d'approcher du télescope...

Prestement, avec l'aide de Séléna, Gontran avait aveuglé les hublots avec tout ce qui lui était tombé sous la main: couvertures, coussins, tapis et, tout de suite, dans l'obscurité relative qui régnait maintenant, les voyageurs s'étaient sentis soulagés.

—Mon cher monsieur Farenheit, dit alors l'ingénieur d'une voix ferme, en s'avançant vers le forcené, voulez-vous me laisser regarder vos yeux...

En parlant, il étendait les bras pour arrêter l'Américain au passage; mais l'autre bondit à l'extrémité de la pièce, continuant de pousser des cris effroyables. Alors, l'ingénieur fit signe à Gontran, à Ossipoff et, à un muet signal, tous les trois se jetèrent sur le malheureux qu'ils réussirent à ligoter et à maintenir immobile sur un siège.

—Tenez-lui les mains, ferme, derrière le dos, ordonna Fricoulet à Ossipoff, et toi, Gontran, empêche-le de bouger la tête.

Pendant que le vieillard empoignait les bras de l'Américain, le second lui saisissait la tête et Fricoulet, pinçant habilement entre ses doigts les paupières supérieure et inférieure de l'œil, les écartait, mettant largement l'œil à découvert.

—Ah! le pauvre diable! murmura-t-il, tandis que ses sourcils se contractaient d'un air de mauvaise humeur...

Et, répondant aux regards interrogateurs que ses compagnons attachaient sur lui:

—La rétine est bien malade, fit-il.

—Mais la raison?

—Ce maudit télescope, parbleu!... étant de quart, pour se désennuyer un peu, M. Farenheit aura voulu regarder Alpha du Centaure et la chaleur, concentrée au foyer de l'oculaire, lui aura cuit la rétine... Est-ce bien cela?...

L'Américain poussa un soupir formidable.

—Hélas!... oui, gémit-il... et alors, je suis aveugle?...

—Espérons que non... Comme vous y allez!... peut-être l'autre œil a-t-il moins de bobo que celui-ci...

—Mais celui-là?... celui-là?... cria Farenheit tout secoué de rage, à la pensée que son œil était perdu...

Fricoulet frappa du pied avec impatience.

—Tenez-vous donc en paix, morbleu! Je ne peux rien dire pour l'instant;... voyons l'autre...

Il saisit les paupières de l'œil gauche, les écarta, et, durant quelques secondes, examina attentivement la rétine; alors, son visage s'éclaira et il murmura d'un ton de véritable soulagement.

—Avec des soins, nous sauverons celui-là...

—Mais l'autre? persista à demander l'Américain.

—Je n'en sais rien... en tout cas, quoi qu'il arrive, vous pourrez vous estimer heureux de n'être que borgne... alors que vous aviez toutes les chances d'être aveugle...

Et Farenheit, sursautant violemment, se débarrassa d'un coup d'épaules de ceux qui le tenaient.

—Mademoiselle Séléna, dit alors l'ingénieur à la fille d'Ossipoff, voudriez-vous bien m'apporter sans tarder ma boîte à pharmacie.

Ces mots eurent pour résultat de mettre de nouveau l'Américain en fureur, tandis qu'Ossipoff, soucieux depuis quelques instants, demandait tout bas au jeune ingénieur.

—Mais, dans ces conditions, l'usage du télescope est impossible.

—Dame! répliqua l'autre en riant, il va falloir vous priver, jusqu'à nouvel ordre, de vos chères études!

Le vieillard poussa un gémissement douloureux auquel Fricoulet répondit par un ricanement moqueur et, frappant de la main sur l'épaule du savant:

—Allons, rassurez-vous... on va l'arranger, ce cher télescope; mais je vous donne ma parole que, s'il ne nous était indispensable pour assurer notre route, je le laisserais chômer un peu.

—Vrai! vrai!... mais comment allez-vous vous y prendre?

—Parbleu! est-ce que les verres fumés sont faits pour les chiens?

Tout en parlant, l'universel Fricoulet étendait une mixture rapidement composée sur un foulard dont il recouvrait les yeux de l'Américain grognant et jurant.

—Ah! le beau spectacle! s'écria tout à coup Gontran qui venait de soulever la couverture qui masquait l'un des hublots.

Une lumière vertigineusement intense diaprait l'espace et il semblait que l'Éclair volât dans une poussière de feu.


CHAPITRE III

AU PÔLE AUSTRAL DU MONDE

C'est égal, et tu diras ce que tu voudras, mais je commence à en avoir par-dessus la tête, de l'astronomie.

Un silence se fit, coupé seulement par un petit ricanement moqueur de Fricoulet, et Gontran ajouta:

—Si je connaissais celui qui, le premier, a eu l'idée de cette maudite science, je vouerais son nom à l'exécration...

—... Des générations à venir?

—Des générations d'amoureux, seulement... mais in secula seculorum...

Cela avait été dit avec une conviction tellement profonde et en même temps sur un ton si visiblement navré, que l'ingénieur ne put faire autrement que de donner un libre cours à son hilarité.

—Tu avoueras cependant, dit-il quand ses éclats de rire lui permirent de formuler sa pensée, que vous autres amoureux vous vous trouveriez singulièrement gênés si personne avant vous n'avait songé à examiner le Ciel! Que deviendrait alors tout ce vocabulaire qui vous est propre et dans lequel il n'est question que du rayonnement des cieux, du scintillement des étoiles, de la clarté lunaire, etc., etc., bref, de tout ce tas de fariboles niaises au moyen desquelles vous hypnotisez celle à laquelle vous vous adressez...

À cet argument, le diplomate répondit par un simple haussement d'épaules, tandis que Farenheit, qui paraissait somnoler dans un coin, s'exclamait:

—Vous me permettrez cependant de vous dire, mon cher monsieur Fricoulet, que les amoureux ont existé depuis la création du monde...

—Ou à peu près, dit l'ingénieur, car vous me concéderez également que, pour qu'Adam fût amoureux, il était au moins indispensable que Mme Ève fût créée.

L'Américain répliqua à cette plaisanterie par un indistinct grognement,—car il n'aimait pas beaucoup la contradiction—et poursuivit:

—Or, quand Dieu a créé l'homme, je n'ai pas entendu parler qu'il eût créé en même temps, pour son amusement, les télescopes, les méridiennes, les équatoriaux, bref, toute cette quincaillerie qui fait la plus grande joie de M. Ossipoff.

Et le buste légèrement penché en avant, les deux poings fermés sur les genoux, l'Américain attachait, d'un air victorieux, son œil sur l'ingénieur, attendant, dans une pose de défi, la réponse qu'il allait lui faire; nous disons son œil et non ses yeux, car Fricoulet n'avait pas encore voulu l'autoriser à retirer le bandeau qui lui coupait diagonalement la figure, depuis l'accident qui lui était survenu.

—Parbleu! riposta Fricoulet, je n'ai point la prétention de soutenir que l'invention de l'astronomie remonte à Adam et Ève; au surplus, on pourrait soutenir qu'à cette époque—c'est-à-dire avant que le serpent n'eût invité Ève à croquer la pomme—le séjour terrestre était si délicieux que les pensées de nos premiers parents n'avaient nul besoin de s'élever au-dessus de la cime des arbres du Paradis.

Gontran se prit à ricaner:

—Penserais-tu me faire croire qu'Adam n'inventa l'astronomie que pour se distraire des infortunes dont il se trouva soudainement accablé?...

—Comme les journaux du temps n'en parlent pas, fit l'ingénieur, tu me permettras de demeurer aussi muet qu'eux sur ce sujet. Seulement, ce qui est prouvé, c'est que l'astronomie est certainement la science la plus ancienne qui soit...

—Ce ne sont pas ses chevrons qui la rendent plus intéressante! maugréa Gontran. Farenheit sursauta.

—Alors, interrogea-t-il tout surpris, pourquoi vous y être adonné?

—Comment! pourquoi?... mais parce que...

Le jeune homme s'arrêta net, voyant les regards singuliers que l'ingénieur attachait sur lui, et une seconde de réflexion lui montra la bêtise qu'il allait commettre en révélant à Farenheit le secret de la comédie que l'amour lui faisait jouer depuis si longtemps.

Il répondit d'un ton pénétré:

—Parce que j'étais irrésistiblement entraîné vers elle.

—À la bonne heure, fit Farenheit; car, que moi je parle de la sorte, cela se comprend, je suis marchand de suif et il n'y a rien dans les astres qui me puisse attirer...

—Rien... rien, ricana Fricoulet... eh bien! alors, qu'alliez-vous faire dans la Lune?

À cette question qui lui rappelait l'origine de toutes ses mésaventures, l'Américain se dressa tout debout et, le visage subitement congestionné, lança subitement son poing dans l'espace:

By God!... vous me demandez ça!... Mais c'est Sharp... ce coquin de Sharp qui m'a fourré dedans... Ah! les diamants de la Lune!... la bonne plaisanterie... et l'on prétend que nous sommes des gens pratiques!... Mais ce Russe!... ce Russe de malheur...

—Permettez, Sharp n'est pas un véritable Russe; c'est un métis chez lequel l'élément allemand domine...

Ayant dit, Fricoulet, dont la langue bien pendue ne pouvait demeurer en repos, poursuivit en s'adressant à Gontran:

—Savais-tu que les Aryas pasteurs passaient les nuits à contempler les astres; que les Chinois et, après eux, les Égyptiens des premières dynasties ont laissé l'inscription d'un grand nombre d'observations astronomiques de haute valeur?

—J'ignorais...

—Progressivement, de siècle en siècle, la science de l'univers s'est perfectionnée avec l'amélioration des appareils d'optique...

Farenheit poussa un gros rire.


Avant peu la carte photographique de toutes les étoiles, obtenue par voie directe, donnera la position exacte des astres (p. 75).

—Et puis, interrogea-t-il, quelle est la conséquence pratique de tout cela? Vous nous dites que des générations d'yeux, depuis des milliers d'années, se sont usées contre les oculaires des télescopes... la belle avance...

L'ingénieur pinça les lèvres, tandis qu'une flamme courte s'allumait dans ses prunelles pleines de malice.

—Dites donc, mon cher monsieur Farenheit, demanda-t-il d'un ton narquois, est-ce que vous aimez le café?...

À cette question, l'Américain fit un brusque soubresaut, et, après avoir passé sur ses lèvres une langue gourmande, il répondit:

—En auriez-vous, par hasard, une tasse à m'offrir?... non, n'est-ce pas; alors, qu'a de commun le moka avec les étoiles?

Un fin sourire égaya le visage de Fricoulet.

—Ce qu'il y a de commun! s'exclama-t-il; écoutez-moi et vous verrez si, en l'absence de la science astronomique, nous pourrions, nous autres habitants de l'Ancien Continent, boire du café: n'est-ce pas de la connaissance exacte des mouvements des astres que l'on est arrivé à déduire la division du temps, l'estimation de la durée, l'établissement des longitudes et leur calcul en pleine mer; supprimez tout cela et dites-moi un peu dans quelles conditions pourraient s'effectuer les voyages au long cours?... Or, sans les traversées auxquelles l'astronomie assure une sécurité relative, comment s'effectuerait l'importation, dans nos pays où ils ne pourraient arriver à maturité, des produits des régions équatoriales?

Il termina triomphalement par la formule classique:

—C. Q. F. D.

—Pardon, dit en riant M. de Flammermont, «ce qu'il fallait démontrer», ce n'est pas que la science astronomique est favorable aux importantes affaires qui se traitent au Havre, sur les «Rio» ou les «Martinique», mais bien favorable à elle-même.

Fricoulet arrondit ses yeux.

—À elle-même? répéta-t-il interrogativement.

—J'entends par là que plus on avance dans la science astronomique et moins on est avancé... C'est la science caméléonesque par excellence, qui défait le lendemain ce qui était fait la veille, vous empêche de rien reconnaître dans les travaux de vos devanciers, ou si peu que, ma foi, ce n'est pas la peine d'en parler, et j'avoue très franchement qu'il faut à messieurs les astronomes une foi joliment enracinée, pour qu'ils continuent à travailler dans de semblables conditions...

—Comprends pas.

—C'est facile, cependant, riposta Gontran; prenons, si tu veux, M. Ossipoff; voilà un homme qui s'est usé, on peut le dire, dans la recherche d'Hypérion,—la planète n'existe pas, je le sais, mais supposons qu'elle existe,—il lui assigne une place dans le ciel, fait le tracé de son orbite, établit les lois de sa rotation, pose son poids, son volume, sa densité... Ossipoff est un grand homme, et crac! voilà que, dans cent ans, dans deux cents ans d'ici, les astronomes cherchent Hypérion... disparu, Hypérion... ou bien changé de place... changé d'orbite... de poids... de densité, etc... Voilà Ossipoff traité d'halluciné, à moins qu'on ne le traite d'âne, tout simplement...

Le jeune homme se tourna vers Farenheit.

—Est-ce vrai? est-ce juste? interrogea-t-il.

—Je n'y entends rien, répondit l'Américain imperturbablement; mais cela me paraît fort logique...

Fricoulet haussa les épaules.

—Et moi, dit-il, je t'affirme que le Ciel est tout aussi connu, mieux connu même que la Terre tout entière: des cartes très précises ont été dressées de toutes ses parties par de nombreux astronomes, et, avant peu, la carte photographique de toutes les étoiles, obtenue par voie directe, donnera la position exacte des astres que les astronomes, pour faciliter les recherches, ont associés en constellations...

Cette conversation se tenait dans la machinerie où Gontran terminait son «quart», ayant pour compagnons de veille Fricoulet, intéressé malgré lui par l'étrangeté de ce désert intersidéral dans lequel flottait le wagon, et Farenheit qui, surexcité par cette pensée que l'on tournait le dos à la Terre, au lieu d'avoir le cap dessus, ne pouvait dormir...

Ossipoff, lui, enfermé dans sa cabine, prenait un repos bien gagné par près de trente heures de veille consécutives, et Séléna mettait au net, suivant sa coutume, les notes prises par le savant, au cours de ses observations.

Fricoulet venait de prononcer les paroles rapportées plus haut, lorsque l'Américain, qui regardait distraitement par l'un des hublots, auprès duquel il était assis, hublot passé au noir de fumée, par précaution, s'écria sur un ton admiratif:

—Voilà qui est véritablement superbe!... Venez donc voir, monsieur de Flammermont...

Gontran, blasé depuis longtemps sur toutes les surprises que lui réservait l'immensité céleste, rejoignit nonchalamment Farenheit et colla son visage à côté de celui de l'Américain, trop intéressé pour lui céder sa place et, malgré son scepticisme, le jeune homme ne put s'empêcher de s'écrier lui aussi:

—Épatant!...

C'est qu'en vérité le spectacle qui s'offrait à la vue des voyageurs tenait de l'enchantement, de la féerie: la profondeur noire de l'infini était toute constellée d'astres aux multicolores reflets: ici, c'étaient des globes entièrement blancs qui rayonnaient dans l'espace des teintes laiteuses d'une délicatesse de ton extraordinaire; là, des mondes mystérieux éclairaient d'une lueur passant par toutes les gammes du rouge, depuis l'écarlate violent jusqu'au jaune orangé le plus fin, les profondeurs de l'infini; un peu plus loin, c'était un assemblage d'étoiles aux différents reflets qui semblaient les couleurs d'une extraordinaire palette.

Quelques-uns de ces mondes apparaissaient, estompés d'une brume lumineuse, ainsi que des lanternes vénitiennes dont la flamme, vers la fin des fêtes qu'elles ont illuminées, vacille, prête à s'éteindre; un grand nombre, au contraire, envoyaient dans l'espace des rayons aussi crus, aussi ardents que la plus lumineuse des lampes électriques, et tous ces rayons se croisant, se confondant, finissaient par former autour du wagon de lithium une atmosphère si étrangement multicolore que les yeux des Terriens, tout surpris, ne pouvaient arriver à en comprendre la composition.

—Sapristi! murmura Gontran, si les organisateurs de la Fête des Fleurs, qui se tient annuellement au Bois-de-Boulogne, pouvaient voir ça, ils donneraient leur démission, à moins qu'ils ne meurent de honte.

Et Farenheit, de son côté, d'ajouter:

—L'Electric-Club a donné, depuis sa fondation, bien des raoûts et bien des redoutes qui eussent surpris les gens du vieux Continent; mais voilà qui dépasse de beaucoup notre luxe de mise en scène...

Puis, au bout d'un moment employé à contempler ce merveilleux spectacle, l'Américain demanda:

—Tout cela, ce sont des étoiles?

—Assurément, répondit Fricoulet; que trouvez-vous de surprenant à cela?

—Ceci, tout simplement, c'est que je croyais les étoiles animées d'un scintillement continu, tandis que toutes les lueurs que nous voyons en ce moment sont fixes...

—Il en était de même lorsque nous les examinions de Mars, ajouta Gontran.

Il dit presque aussitôt, d'un ton dégagé:

—Illusion d'optique, sans doute...

—Comment! sans doute, se récria Fricoulet; c'est certainement qu'il faut dire... et savez-vous à quoi est due cette illusion d'optique? tout simplement à l'épaisseur de la couche atmosphérique terrestre qui produit le phénomène de la scintillation des astres... Ici, nous flottons dans le vide et la lueur des étoiles nous apparaît telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire fixe ou à peu près...

Gontran, qui écoutait distraitement son ami, ayant toute son attention attirée vers le spectacle merveilleux de l'infini, objecta:

—Mais la lueur de Mars, de Vénus, de la Lune même ne scintille pas, et cependant, pour nous parvenir, elle traverse bien, tout comme celle des étoiles, la couche atmosphérique terrestre.

—C'est à cela que l'on distingue les planètes, répondit Fricoulet; maintenant—et, ce disant, il s'approcha de M. de Flammermont, à l'oreille duquel il parla bas,—si jamais Ossipoff t'interrogeait sur ce sujet, tu pourrais lui dire que ce sont les étoiles blanches qui scintillent le plus et les étoiles rouges ou orangées qui scintillent le moins.

—Les premières, dans le spectre desquelles on retrouve les sept couleurs du prisme, avec les raies noires caractéristiques de l'hydrogène; les secondes, dont le spectre est traversé par de larges bandes nébuleuses obscures formant comme une espèce de colonnade.

Ces mots, c'était Ossipoff qui venait de les prononcer, arrêté sur la dernière marche de l'escalier d'où il avait entendu la fin seulement de la phrase de l'ingénieur; persuadé comme il l'était des connaissances scientifiques de son futur gendre, la pensée toute naturelle qui se présenta à son esprit fut que Fricoulet répondait à une «colle» que venait de lui pousser son ami; aussi souriant d'un air sarcastique:

—Savez-vous aussi quel est, en moyenne, le nombre par seconde des variations de couleurs pour toutes les étoiles observées et ramenées à une même hauteur de 30 degrés au-dessus de l'horizon?...

Fricoulet cligna malicieusement de l'œil vers son ami et répliqua avec une assurance imperturbable:

—Je n'aurai pas grand mérite à vous répondre, mon cher monsieur Ossipoff, car Gontran vient de m'apprendre la chose à l'instant: ce nombre est de 86 pour les étoiles blanches et de 56 pour les rouges.

Puis, prenant un air à dessein naïf, pour bien donner le change au vieillard:

—Chez nous, en France, les paysans prétendent que les fortes scintillations d'étoiles annoncent la pluie... et généralement, ils ne se trompent pas.

—Ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est la présence de l'eau dans l'atmosphère, en quantité plus ou moins grande, qui exerce l'influence la plus marquée sur la scintillation...

Cela dit, le visage d'Ossipoff se transforma complètement; une ride profonde se creusa entre ses sourcils brusquement froncés, ses lèvres se plissèrent dans une moue soucieuse et, prenant Gontran par le bras:

—Mon cher enfant, dit-il à voix basse et comme honteux, je désirerais vous entretenir d'un sujet grave...

Le jeune homme coula un regard inquiet vers Fricoulet qui fit avec ses bras un geste dont la claire signification était «À la grâce de Dieu» et morne, silencieux, tête basse comme une victime, il suivit le vieux savant qui montait lentement l'escalier.

Une fois sur le palier, il ouvrit la porte de sa cabine, s'effaça pour laisser passer son compagnon, se pencha afin de s'assurer que ni Fricoulet ni l'Américain ne pouvaient se mettre à l'écoute et, étant entré à son tour, referma soigneusement la porte derrière lui.

—Sapristi! se disait mentalement M. de Flammermont en regardant à la dérobée son futur beau-père, sapristi! qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir?

Et son inquiétude était d'autant plus grande qu'ayant fermé soigneusement la porte, le vieillard était venu se planter devant lui et l'examinait à travers ses lunettes, d'un air singulier, tout en passant distraitement sa main sur sa longue barbe blanche; on eût dit qu'il éprouvait quelque appréhension à parler et qu'avant de s'y résoudre il voulait tâcher de découvrir par avance comment son interlocuteur allait prendre la communication qu'il avait à lui faire. Enfin, se décidant, il toussa à deux ou trois reprises, et posant, dans un geste paternel, sa main sur le bras du jeune comte:

—Mon cher enfant, balbutia-t-il d'un air embarrassé et d'une voix dans laquelle il y avait une intonation pleine d'humilité, mon cher enfant, j'ai un aveu pénible à vous faire.


Il se prit le crâne à deux mains, dans un geste vraiment désespéré (p. 84).

Pour le coup, Gontran sentit une sueur froide lui perler subitement sur le front et, tandis que son buste se rejetait en arrière, dans un mouvement brusque, il s'exclamait avec indignation.

—Encore!

Il pensait que le vieux savant avait cédé à quelque nouvel accès de folie scientifique, compliquant plus encore qu'elle ne l'était la situation des voyageurs.

—Mon cher enfant, poursuivit le vieillard sans se troubler, je viens faire appel à toute votre science et à toute votre mémoire...

Cette fois, Gontran sentit un petit frisson lui courir par tout le corps, à fleur de peau, les quelques mots d'Ossipoff lui ayant fait pressentir sur quel terrain allait se trouver placée la conversation.

—Je vous ai prié de monter, expliqua le vieillard, pour une raison que vous, savant, vous comprendrez; je n'ai pas voulu vous faire part de la singulière défaillance de cerveau dont je suis en ce moment victime, devant ce Farenheit et ce Fricoulet qui n'y entendent rien...

—Ah! cependant, protesta Gontran, Fricoulet est un garçon trop modeste pour n'être pas indulgent.

Ce dernier mot était malheureux; il faillit mettre le feu aux poudres et les vitres des lunettes d'Ossipoff étincelèrent subitement, tandis que d'une voix brève, sèche, coupante, il ripostait:

—Je n'ai que faire de l'indulgence de M. Fricoulet.

Gontran demanda:

—D'ailleurs, peu importe: nous sommes seuls... de quoi s'agit-il?

Le vieillard hésita encore; sans doute ce qu'il avait à dire lui apparaissait-il comme une chose énorme et n'était-il pas certain que sa confiance fût bien placée. Mais, d'un autre côté, la nécessité impérieuse le poussant, il se décida en poussant un petit soupir.

—Voyons,... je n'ai pas besoin de vous demander, n'est-ce pas, si vos calculs sont exacts?

—Quels calculs?...

—Ceux qui vous ont servi à établir la route suivie par l'Éclair?

Gontran eut un violent haut-le-corps, tout comme si la seule idée que l'on pouvait mettre en doute l'authenticité de ses calculs suffît à l'indigner.

—Plaisantez-vous? se contenta-t-il de répondre avec une dignité parfaitement simulée.

Ossipoff protesta.

—Ne vous froissez pas, mon cher ami, fit-il, car il était loin de mon intention de suspecter votre science... mais ce qui arrive est si extraordinaire, si invraisemblable que lorsque je vous aurai dit... vous trouverez ma question excusable...

L'inquiétude du jeune homme allait grandissant, car pour qu'un savant de la force d'Ossipoff ne s'y retrouvât plus, il fallait qu'il s'agît en effet d'un problème ardu, pour la solution duquel toute sa «roublardise» serait inutile.

—Parlez, monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix qu'il chercha à affermir, et si mes modestes lumières peuvent vous être de quelque utilité...

—Donc, vos calculs sont justes, vos observations sont exactes, nous avons atteint la Voie Lactée et dépassé l'étoile la plus proche de notre système solaire.

—Α (alpha) du Centaure... c'est parfaitement cela.

—À notre droite, se trouve bien l'amas de soleils que les astronomes terrestres ont relevé dans cette constellation et nous sommes à proximité de la Croix-du-Sud?

Ces derniers mots n'étaient plus aussi assurés que le commencement de la phrase; mais ils étaient prononcés sur un ton interrogatif qui ne laissa pas que de rendre le jeune homme quelque peu perplexe...

Néanmoins, comme il lui était impossible de garder le silence, il répondit de manière énergiquement affirmative.

—C'est parfaitement cela.

Ossipoff poussa un profond soupir comme si un poids énorme lui eût été enlevé de dessus la poitrine.

—Ah! mon cher enfant, balbutia-t-il, vous ne sauriez croire combien je suis heureux de vous voir en communion d'idées avec moi sur ce point... seulement, je vous demanderai de vouloir bien m'expliquer ce phénomène.

Il prit le jeune comte par la main, l'amena près du télescope et, par une douce pression sur les épaules, le contraignit à s'asseoir devant l'instrument en disant:

—Regardez.

Totalement ahuri, Gontran appliqua son œil à l'objectif, regarda, et, croyant que le vieillard était déconcerté par les colorations étranges des mondes parsemés dans l'espace, il allait se lancer dans des variations faites sur les explications que Fricoulet venait de lui donner à l'instant, touchant les différences de teintes observées dans le rayonnement des étoiles, lorsque Ossipoff s'exclama:

—Hein!... vous la cherchez!... comme moi; mais vous pouvez bien vous user les yeux et fouiller les coins et recoins du ciel, vous ne la trouverez pas...

Gontran, en lui-même, se disait:

—Je donnerais bien des choses pour savoir de quoi il parle.

Mais il avait beau sonder l'infini pour découvrir ce que le vieillard pouvait bien chercher dans cette fête vénitienne céleste; c'était en vain.

—Inutile, allez, dit enfin Ossipoff, voici cinq heures que je remue toutes les constellations... pas plus de Croix-du-Sud que sur ma main...

—C'est la Croix-du-Sud qu'il veut, pensa le jeune comte; du diable si je l'aurais jamais trouvée, je ne la connais pas...

Il se redressa et dit du ton le plus naturel du monde:

—Du moment que vous l'avez cherchée, mon cher monsieur Ossipoff, je m'en rapporte à vous,... et alors?

—Comment! alors?... mais où est la Croix-du-Sud? où est l'amas de soleils que nous devrions avoir sur notre droite? où est même Alpha?

Il se prit le crâne à deux mains dans un geste véritablement désespéré et ajouta:

—J'y perds la tête, mon enfant; je ne retrouve plus l'aspect du ciel et moi qui connaissais, ou, du moins, qui croyais connaître mon univers céleste sur le bout du doigt, je suis obligé de vous confesser que je suis semblable à un Kurde où à un Kirghise que l'on transporterait sur la Perspective Newsky... C'est pourquoi j'ai recours à vous pour m'assurer que nous sommes bien dans le droit chemin et ensuite pour m'expliquer par quel phénomène...

Durant qu'Ossipoff parlait, le jeune homme avait repris possession de lui-même; aussi fut-ce avec cette belle assurance dont il avait déjà donné tant de preuves au cours de cet aventureux voyage qu'il répondit:

—Tranquillisez-vous, mon cher père, nous sommes bien dans la Voie Lactée, c'est bien à notre droite ω (oméga) du Centaure que nous devrions voir, comme nous devrions apercevoir encore à notre arrière α (alpha) de la même constellation.

—Mais la Croix-du-Sud, mon pauvre Gontran, la Croix-du-Sud?...

—C'est fort simple; il en est d'elle comme des autres; par suite de notre rapprochement de ces mondes, leur aspect a changé, leur position a varié au point de vue optique et c'est assurément à la différence d'angle sous lequel nous les voyons actuellement qu'il faut attribuer la dislocation de la Croix-du-Sud.

Gontran, s'il n'avait aucune connaissance scientifique, était doué, par compensation, d'une forte dose de logique et de bon sens; c'est pourquoi, en cette circonstance, comme en bien d'autres d'ailleurs, tout aussi difficiles, eût-il pu réussir à donner le change au vieillard, si la Providence, qui veillait sur lui, ne lui eût envoyé son sempiternel sauveteur juste à temps pour le tirer d'embarras...

Ossipoff en effet ouvrait la bouche pour protester contre l'explication que venait de lui fournir le jeune homme, explication un peu vague et qui ne lui paraissait pas—fort justement d'ailleurs—s'appliquer à la situation, lorsqu'on frappa rudement à la porte et la voix de Fricoulet retentit:

—Monsieur Ossipoff! cria le jeune homme, c'est à votre tour de prendre le quart...

Avant que le vieillard eût pu s'y opposer, Gontran avait ouvert et, suivi de Farenheit, l'ingénieur faisait irruption dans la cabine.

—Pas un mot devant lui, dit rapidement Ossipoff à l'oreille de son futur gendre.

—Soyez tranquille, répondit Gontran de même.

À son autre oreille, Fricoulet murmurait:

—J'arrive à temps; tu allais dire une énormité qui eût tout brisé.

—Comment sais-tu?

—J'écoutais à la porte... par prudence...

Ossipoff, cependant, les sourcils froncés et la mine renfrognée, dit à Fricoulet:

—Je vous remercie de votre empressement... mais je désirerais, avant de descendre à la machinerie, terminer une conversation...

Alors, Gontran, sans lui laisser le temps d'achever, dit à Fricoulet avec ce sérieux imperturbable qui était sa grande force:

—Nous allons voir si tu te souviens des explications que je t'ai données hier sur le changement auquel il fallait nous attendre dans l'aspect du ciel...

Se retenant pour ne pas pouffer de rire, l'ingénieur répondit aussitôt, du même ton qu'un écolier qui répète une leçon...

—Il y a à ce changement deux raisons: la première est la différence de distance existant entre les deux points d'observation, c'est-à-dire la Terre et le wagon dans lequel nous nous trouvons; il y a là une règle d'optique sous le coup de laquelle tombent les astres; la seconde raison est due à la rapidité avec laquelle la lumière franchit la distance qui sépare de la Terre les constellations dans le voisinage desquelles nous nous trouvons, et entre autres, la Croix-du-Sud.

Ossipoff plissa les paupières, cherchant à deviner où voulait en venir le jeune ingénieur et murmura d'une voix revêche.

—Je ne comprends pas...

—Laissez-le achever, dit Gontran avec un sourire rassurant et vous comprendrez.

—C'est pourtant bien simple: le rayonnement de la Croix-du-Sud met environ cinq ans à parvenir aux télescopes terrestres; or, étant donné le mouvement dont sont animées les constellations, il est tout naturel que nous ne les trouvions plus, étant si près d'elles, à la même place où elles semblent toujours être aux yeux de nos astronomes.

Le vieux savant se toucha le front de son index osseux.

—C'est, ma foi, juste, murmura-t-il.

Il ajouta avec un sourire de pitié:

—Rien n'était plus simple, cependant, que de songer à cela... mais où donc avais-je la tête?

Gontran voulut parler; d'un imperceptible battement des paupières, Fricoulet lui fit signe de le laisser continuer.

—Ce n'est pas tout,... ne m'as-tu pas dit que la précession des équinoxes était pour quelque chose là-dedans?...

Pour le coup, le jeune diplomate jugea à propos de jouer un peu la comédie.

—Pour quelque chose! répéta-t-il, eh bien! comme tu y vas!... mais c'est d'une importance capitale...

Il s'adressa à Ossipoff, en haussant les épaules:

—Ah! ces ignorants! s'écria-t-il; c'est comme M. Farenheit, qui, l'autre jour, parlait de passer par profits et pertes les secondes qui servent de mesure pour la parallaxe des étoiles...

—Eh bien! bougonna Farenheit qui, jusqu'alors, n'avait rien dit, qu'est-ce que c'est que ça, la procession des équinoxes?...

—Précession, monsieur Farenheit, rectifia ironiquement Fricoulet: c'est le nom que l'on donne à l'oscillation et au balancement de la Terre sur son axe... balancement qui fait que le pôle du monde se déplace lentement parmi les constellations.

Ossipoff, qui écoutait depuis quelques secondes, en donnant de visibles signes d'impatience, s'écria:

—Se déplace!... se déplace!... c'est bien la peine d'en parler... un cercle de 23 degrés de rayon, qui ne demande pas moins de 25,765 années pour être parcouru entièrement, est-ce que c'est appréciable?

Fricoulet, piqué au vif, riposta:

—Comment!... si c'est appréciable!... mais tellement qu'il y a 14,000 ans, Véga était l'étoile polaire des terriens et que dans 12,000 ans, elle le redeviendra également.

—Ce sont les cartes célestes de l'époque qui nous l'apprennent! s'exclama narquoisement l'Américain.

—Non, monsieur Farenheit, mais ma simple jugeote, de même que ma jugeote, ou plutôt celle de mon ami Gontran, me permet de vous donner un aperçu de ce qu'était l'aspect du ciel il y a soixante-quatre siècles, c'est-à-dire au temps des Pharaons et des premières civilisations chinoises; presque toutes les constellations du ciel austral étaient visibles de l'hémisphère boréal, à la latitude de Paris: le Centaure, la Croix-du-Sud, Canopus, Achernar, l'Autel, l'Indien, tandis que Sirius, Orion, l'Éridan demeuraient invisibles, cachées sous la Terre... cherchez un peu maintenant les constellations australes!... disparues! évanouies!... sous l'horizon, tandis que nous voyons parfaitement le Grand-Chien, l'Éridan, Rigel et autres.

Farenheit se croisa les bras et s'écria:

—Alors, qu'aviez-vous donc à protester si énergiquement, tout à l'heure encore, lorsque M. de Flammermont vous déclarait que l'astronomie était la dernière des sciences...

—Gontran! s'exclama Ossipoff suffoqué...

Il répéta, sur un ton qui trahissait une profonde, une sincère douleur:

—Oh! Gontran...

Fricoulet protesta.

—Mais, vous avez mal compris, monsieur Farenheit.

—M. de Flammermont n'a pas dit cela? cria l'Américain, hors de lui, croyant voir un démenti dans ces paroles.

—Il a dit cela, mais ne l'a point dit avec le sens que lui donne M. Ossipoff; dans sa pensée, l'astronomie est assurément la première des sciences, au point de vue intérêt,—puisqu'il y a consacré sa vie—mais il estime, chacun a le droit d'avoir son opinion, n'est-ce pas? que c'est aussi la dernière, au point de vue des résultats qu'elle donne...

Littéralement ahuri, le vieux savant écoutait, sans bien comprendre, tandis que l'ingénieur clignait malicieusement de l'œil vers son ami, d'un air qui voulait dire: «À toi, maintenant... et hardiment».

Gontran comprit et, avec une mauvaise humeur parfaitement jouée:

—Franchement, mon cher père, me nierez-vous que ce qui vous arrive ne soit une preuve de plus à l'appui de mon raisonnement?... Comment! vous voilà, vous, un des princes de l'astronomie moderne, dont la vie, tout entière, sans un instant d'interruption, a été consacrée à l'étude des astres, vous voilà arrivé pour ainsi dire aux confins de la vie, et tout aussi embarrassé, en ce moment, qu'un enfant, qui n'aurait approché son œil d'un télescope!...

Une furtive rougeur empourpra le visage d'Ossipoff qui balbutia:


En même temps, elle lui quittait le bras et agitant des étoffes... (p. 94).

—Gontran... vous m'aviez promis...

—Bast! riposta le jeune homme, en haussant les épaules, étant donné ce que vient de vous répondre Fricoulet, ne pensez-vous pas qu'il sache aussi bien que vous et moi l'impossibilité matérielle dans laquelle vous vous trouvez de reconnaître l'état du ciel!... en dehors du mouvement propre aux astres qui les déplace, en dehors du balancement de la Terre sur son axe, qui vous dit que la Croix-du-Sud ou du moins les mondes qui la composent ne sont pas allés, depuis longtemps, rejoindre les vieilles lunes...

—Oh! s'exclama Ossipoff, estomaqué par une théorie si audacieuse; il y a trois ans encore, je l'apercevais de l'observatoire de Pulkowa.....

—Êtes-vous bien sûr que vous ne voyiez pas seulement un rayon de lumière, en route depuis cinq ans, le dernier éclat peut-être de cette constellation à son agonie...

Ossipoff courba la tête et demeura silencieux dans une posture méditative.

Mais cette méditation, Farenheit ne fut pas long à l'interrompre par un juron lancé d'une voix tonitruante.

—Ce que je vois de plus clair, là-dedans, clama-t-il, c'est que nous sommes bel et bien égarés à des milliards de lieues de notre patrie et que notre retour chez nous devient de plus en plus problématique.

—Eh! riposta le vieillard, chez vous! chez vous!... Vous n'avez que ces mots-là à la bouche... Franchement, tous nos voyages ne vous ont-ils pas donné le goût...

—De mon foyer! interrompit l'Américain... Oh! parfaitement si, plus que jamais.

—D'ailleurs, mon cher monsieur Ossipoff, dit à son tour d'une voix ferme M. de Flammermont, notre retour sur terre n'est plus en question: ce point a été tranché depuis longtemps et nous ne saurions admettre aucune nouvelle discussion à ce sujet.

—Alors, pourquoi sir Farenheit y revient-il? bougonna le savant.

—Pourquoi... pourquoi!... s'écria l'Américain, parce que plus nous allons et moins vous me semblez d'accord et que je me demande si en nous enfonçant davantage encore à chaque seconde dans l'infini...

—Nous nous rapprochons de la cinquième avenue?... dit Fricoulet en riant, rassurez-vous, mon cher Farenheit, car c'est le seul moyen pour nous de revenir à notre point de départ. Quant à être perdus, ainsi que vous le dites, crainte vaine: bien que les constellations aient disparu, le calcul permet très bien de retrouver la position qu'elles occupaient dans le ciel... Mais parle donc, Gontran, tu restes là, muet, comme si tu te faisais un malin plaisir d'augmenter l'angoisse de ce cher ami!... Répète-lui donc ce que tu me disais il n'y a qu'un instant... Nous sommes en pleine Croix-du-Sud.

Ossipoff, sans remarquer l'air ahuri de Gontran, releva la tête et regarda Fricoulet, tandis que Farenheit incrédule, s'approchait du télescope, disant:

—En ce cas, montrez-moi les quatre étoiles qui la composent.

Le vieux savant s'esclaffa et d'un ton plein de pitié:

—Quatre étoiles!—Mais il y en a plus de quatre cents visibles du lieu de l'espace où nous nous trouvons... Et puis, de la terre, on a constaté que ce n'étaient pas quatre, mais huit étoiles qui forment la Croix, quatre de première grandeur et quatre autres un peu moins brillantes.

—Sans compter, ajouta Fricoulet, que certaines, telle que χ et θ 2, peuvent être dédoublées...

—Comment savez-vous ça? interrogea Ossipoff.

—Voici mon vade-mecum scientifique, dit l'ingénieur avec un imperturbable aplomb, en montrant Flammermont.

Il ajouta, en paraissant interroger son ami du regard, pour bien assurer sa mémoire, en apparence défaillante:

—Je sais même que, sur ces huit étoiles, il y en a deux d'un rouge rubis éclatant, une bleu marine, deux vert émeraude et trois d'un vert pâle... Est-ce bien ça, Gontran?

Le jeune comte inclina la tête, murmurant:

—Tu es un merveilleux élève...

Attendri, Ossipoff saisit les mains de son futur gendre.

—Ah! mon cher enfant, s'écria-t-il, quelle gloire vous attend à votre retour sur la terre! et combien je remercie la Providence de m'avoir donné, pour achever et poursuivre mes travaux, un collaborateur tel que vous!

Gontran esquissa une grimace qui aurait pu prouver au savant, s'il l'avait aperçue, que la joie du jeune homme n'était pas égale à la sienne.

C'était le tour d'Ossipoff de prendre le quart, et Fricoulet, à qui était dévolue plus particulièrement la délimitation du temps, ayant déclaré que, sur terre, il devait être dix heures du soir, chacun rejoignit son hamac où il ne tarda pas à s'endormir.

À peine le sommeil s'était-il emparé de lui, que Gontran devint la proie d'un cauchemar qui ne le lâcha pas de la nuit et ne prit fin que lorsque la main de Fricoulet, qui le secouait assez rudement, l'éveilla: sous l'impression des explications scientifiques fournies par Fricoulet sur les différentes colorations des mondes inconnus au travers desquels l'Éclair les emportait, il rêva qu'il était de retour sur la terre.

Mais, durant son absence, une révolution inexplicable s'était faite dans les conditions d'éclairage de sa planète natale: les rayons du soleil, au lieu d'être blancs, étaient devenus subitement bleus, et cette transformation de lumière produisait des effets aussi stupéfiants que terrifiants, les choses et les êtres changeaient d'aspects et la vie quotidienne se trouvait, de ce fait, complètement bouleversée.

Puis, brusquement, aux rayons de ce soleil bleu venaient se mêler ceux d'un soleil écarlate, subitement monté au-dessus de l'horizon et ces deux soleils s'augmentaient bientôt d'un troisième, puis d'un quatrième, qui ajoutaient chacun une tonalité différente à celles des précédents.

Tour à tour, la terre recevait un jour bleu d'azur, jaune d'or et rouge sang; mais bientôt, le jaune l'emportait sur le bleu, se mariait à lui pour produire un vert éclatant dont l'atmosphère se trouvait baignée jusqu'au moment ou le vert se transformait en violet, par suite de l'apparition d'un nouveau soleil qui irradiait dans l'espace une lumière couleur rubis.

C'était un monde caméléon que Gontran habitait maintenant: à chaque seconde, c'était une transformation soudaine qui rompait étrangement la monotonie de l'existence et la peuplait de surprises multiples et d'étonnements non interrompus.

Entre temps, le jour attendu depuis de si longues années, s'était enfin levé, un jour bleu, mais d'un bleu très pur, très doux, très limpide et dans lequel Séléna, sa fiancée, lui apparaissait dans son voile nuptial tout baigné d'une vapeur d'or, ressemblant à ces saintes que l'on voit dans les vieux missels, la tête auréolée de rayons.

Le cortège des parents et des amis déroulait par les rues ses longs anneaux multicolores, alors que Séléna et lui gravissaient lentement l'escalier de la mairie du huitième arrondissement et, chose bizarre, due à un capricieux jeu de lumière qu'il ne cherchait d'ailleurs point à s'expliquer, le visage de la jeune fille était baigné d'un rayon rubis, qui semblait être le reflet de sa pudeur de vierge, tandis que lui-même était rayonnant écarlate, en signe de la joie qui le transportait; par contre, monsieur Ossipoff, dont ce jour de fête interrompait les chers travaux, trahissait une colère concentrée par des traits d'un jaune violent, et que Fricoulet, subitement sombre depuis que le mariage était irrévocablement décidé, dissimulait mal une jalousie aiguë sous un masque d'un vert pâle.

Puis tout à coup, voilà que, par suite d'une incompréhensible hallucination, il lui semblait entendre arrivant jusqu'à lui, en échos très doux, les sons harmonieux de l'orgue annonçant son arrivée à l'église... Et ces sons eux-mêmes se transformant insensiblement, tandis que le «oui» traditionnel prononcé, il redescendait l'escalier de la mairie pour se rendre à l'église; maintenant, ce n'était plus une musique sacrée qu'il entendait, mais un orchestre joyeux qui exécutait une valse aux mouvements tantôt rapides, tantôt lents, permettant aux valseurs de se lancer dans des tournoiements rapides ou de se laisser aller à un bercement délicieux.

Et comme il tournait les yeux, tout surpris, vers Séléna, pour lui faire part de ce qu'il entendait et lui demander si, elle aussi, entendait la même chose, voilà que ses vêtements blancs se colorèrent subitement de teintes différentes qui la faisaient passer soit successivement, soit simultanément, par toutes les couleurs du prisme, comme si elle eût été dans le rayonnement de projections électriques multicolores.

En même temps, elle lui quittait le bras, et agitant du bout des doigts ses vêtements d'une souplesse et d'une légèreté telle, qu'ils semblaient faits d'une étoffe impalpable ou plutôt des rayons lumineux eux-mêmes, elle se mit à danser, suivant le rythme de l'orchestre, dont les échos arrivaient jusqu'à elle, portés sur les ailes de la brise.

Ce fut à ce moment que la main de Fricoulet l'arracha au sommeil.

—Hein! quoi!... qu'y a-t-il? s'exclama le jeune homme.

Puis, se frottant les yeux, il regarda autour de lui, demandant:

—Où est-elle?

—Qui? elle?... interrogea l'ingénieur, ahuri.... Séléna?

Gontran partit d'un grand éclat de rire.

—Non... la Loïe Fuller...

Et, comme son ami écarquillait les yeux, le jeune comte ajouta:

—Figure-toi que toutes ces histoires de mondes multicolores me trottaient tellement par la cervelle que j'en ai rêvé... si bien que, conformément à cette théorie de transformation de colorations, il me semblait épouser la Loïe Fuller... et c'est elle que je cherchais en m'éveillant...

—Pauvre Séléna, murmura comiquement Fricoulet...

—Preuve, ajouta Gontran d'un ton moitié plaisant, moitié sérieux, que je n'ai vraiment pas la tête assez solide pour m'occuper de science...

En ce moment, Farenheit entra précipitamment dans la cabine: il paraissait fort agité et son visage tout congestionné, ses regards flambants trahissaient une de ces colères furieuses dont il avait déjà, au cours du voyage, donné de multiples exemples.

—Allons, bon, s'exclama Flammermont, qu'y a-t-il encore?

—Il y a, gronda l'Américain, que ce damné Ossipoff nous a encore joué un tour de sa façon.

—Que se passe-t-il?

—Vous aviez déclaré, n'est-ce pas, que le moyen le plus sûr de rejoindre la Terre était d'aller de l'avant, toujours de l'avant.

—Certes... et cela par la bonne raison que la vitesse qui nous emporte rend matériellement impossible tout retour en arrière...

—Eh bien! il faut croire que M. Ossipoff, lui, a trouvé un moyen de virer de bord... car nous n'allons plus de l'avant...

—Pas possible...

—C'est comme je vous le dis... cria l'Américain qui ne supportait pas qu'on mît en doute ses affirmations... je ne suis pas un enfant, je suppose, et je sais ce que je dis, n'est-ce pas?...

Fricoulet se précipita dans la machinerie, entraînant sur ses talons Gontran et Farenheit, et colla son œil au télescope.

—Eh bien, quoi?... demanda-t-il au bout d'un instant d'observation.

—Cette étoile, répondit l'Américain, cette étoile qui inonde le wagon d'une si grande lueur, la voyez-vous?

—Dame... à moins d'être aveugle... eh bien! c'est η (êta) de la constellation du Navire... Après?...

—Après? répéta Farenheit... ne pouvant dormir, j'avais quitté mon hamac et j'étais venu m'étendre ici, pensant que le changement de place me serait favorable... ah bien! oui, le sommeil ne voulait pas de moi... alors, pour passer le temps, je m'étais mis au télescope et, tout de suite, mon attention avait été attirée par cette étoile qui brillait d'un éclat extraordinaire.

—Pas étonnant, murmura Fricoulet, c'est l'une des plus importantes du ciel austral, après le Centaure.

—À mesure que les minutes s'écoulaient, poursuivit l'autre, ses dimensions augmentaient dans des proportions vraiment stupéfiantes, preuve que nous poursuivions notre route, lorsque, soudain, il y a un quart d'heure à peine—elle s'est mise à diminuer avec non moins de rapidité... preuve...

—...que nous reculons, parbleu!... dit avec assurance Gontran qui commençait à s'émouvoir, lui aussi.

—Preuve que vous n'entendez rien aux choses astronomiques, monsieur Farenheit, déclara ironiquement l'ingénieur; autrement, vous sauriez que η (êta) du Navire est une étoile variable et même la plus variable qui soit, car depuis 1677, époque à laquelle l'astronome anglais Halley l'a aperçue pour la première fois, jusqu'à ces temps derniers, où Gould l'a étudiée, elle n'a cessé de varier d'éclat, tombant de la première jusqu'à la huitième grandeur, pour se relever ensuite et reprendre son premier rang...

Puis, s'adressant ironiquement à Gontran, sur l'épaule duquel il frappa.

—Hein!... ce que c'est que de n'être pas de la partie, ricana-t-il; on s'émeut pour un rien, et d'un point on fait une montagne... donc, mon cher monsieur Farenheit, rassurez-vous... Ossipoff n'est pour rien dans le phénomène qui vous a tant effaré et l'Éclair continue bien sa course vers l'infini.

Une voix derrière lui—celle du vieux savant—dit alors:

—Puisque vous êtes si fort sur ce sujet, monsieur Fricoulet, vous auriez pu ajouter, pour l'édification complète de M. Farenheit, que toutes les étoiles du ciel sont variables, car, conformément aux lois qui régissent l'univers, les soleils naissants ont un éclat de plus en plus vif jusqu'au moment où, après être demeurés stationnaires, ils décroissent, puis finissent par s'encroûter et s'éteindre...


Les mains croisées, le vieillard demeurait immobile (p. 101).

—On pourrait en dire autant des savants, pensa à part lui l'Américain en lançant à Ossipoff un mauvais regard.

—Mais, poursuivit doctoralement le vieillard, la vie humaine est trop courte pour que l'homme puisse enregistrer ce genre de changement et je pense que M. Fricoulet n'a voulu parler que des étoiles à variations périodiques d'éclat, causées soit par le passage d'une planète ou d'un anneau obscur devant le disque de l'étoile, soit par un phénomène analogue à celui de la périodicité des taches solaires... n'est-ce pas, mon cher Gontran?

Directement pris à partie, le jeune homme s'empressa de répondre.

—Certainement... certainement; c'est dans ce sens que j'avais expliqué la chose à Fricoulet, hier soir... Mais, vous savez, quand on n'a l'habitude de ces choses, il arrive que l'on s'embrouille et que la mémoire fait défaut...

Il avait dit cela avec un aplomb si stupéfiant que l'ingénieur ne put s'empêcher de l'admirer.

—Joignez à cela, ajouta Ossipoff enchanté d'avoir un auditoire en présence duquel il pût exécuter ce que Farenheit appelait irrévérencieusement ses acrobaties astronomiques, qu'il y a des étoiles qui ont brillé à certains moments et se sont éteintes plus ou moins complètement, en dehors bien entendu de celles dont l'éclat varie périodiquement...

—...telle cette étoile qui, en 1572, brillait d'un tel éclat que Sirius, Wega, Jupiter même pâlissaient auprès d'elle, et qu'on la voyait en plein jour, trônant dans la constellation de Cassiopée.

C'était Fricoulet qui venait de parler ainsi, se hâtant par sa réponse de devancer la question qui allait immanquablement tomber comme une tuile sur la tête du pauvre Gontran, auquel il demanda:

—N'est-ce pas Tycho Brahé qui donne des détails à ce sujet...

Le jeune comte inclina la tête affirmativement et ajouta:

—On trouve bien d'autres exemples de semblables phénomènes dans le catalogue d'Hipparque et dans l'encyclopédie chinoise de Man-Tuan-Lin, qu'a traduite Édouard Biot.

Fricoulet joignit les mains admirativement.

—Quelle érudition!... s'exclama-t-il.

—Avec l'aide des «Étoiles», le livre de mon homonyme, répondit tout bas le jeune comte.

Ce qu'il oubliait d'ajouter—car sa mémoire ne le servait pas toujours fort à propos,—c'était l'émotion universelle produite par l'apparition de cet astre extraordinaire: l'astrologue Cardan déclare que cette étoile n'était autre que celle qui avait guidé les rois mages au berceau de Jésus, et de Bèze, poursuivant la même hypothèse, proclama que cette apparition annonçait le second avènement du Messie: l'Antéchrist devait être né, affirma Leovetius, la fin du monde approchait et les étoiles allaient tomber du ciel. Cette émotion ne tarda pas heureusement à se calmer: l'étoile avait surgi le 11 novembre; moins de quinze mois plus tard, elle s'évanouissait complètement et, comme les lunettes astronomiques n'étaient pas encore inventées—elles ne devaient l'être que trente-sept ans après,—on ne put savoir ce qu'était devenue la fameuse étoile.

—Et y a-t-il beaucoup d'exemples de semblables apparitions? demanda Fricoulet à Ossipoff.

—Une cinquantaine, environ, depuis l'origine des temps jusqu'à nos jours; la dernière date de quelques années à peine et était située dans la constellation d'Andromède...

Il allait poursuivre; mais il fut interrompu par un bruit sonore qui partait d'un coin de la cabine: Farenheit, assis sur un escabeau, le dos appuyé à la paroi du wagon, ronflait à poings fermés.

Le savant ne put retenir un mouvement de dépit et grommela:

—Ce marchand de suif ne sera jamais autre chose qu'un marchand de suif et c'est peine perdue que vouloir lui dévoiler les mystères de la nature.

Gontran répliqua avec indulgence:

—À chacun son lot; les étoiles ne l'intéressent pas plus que les porcs ne vous intéresseraient, vous...

Les lèvres d'Ossipoff se plissèrent dans une moue indignée.

—Singulière comparaison! murmura-t-il.

—C'est pour le coup, ajouta Fricoulet en riant, que l'on peut lui appliquer les paroles latines: margaritas ante porcos...

Ossipoff lança, vers le hublot, son bras, dans un geste plein d'enthousiasme.

—Et je vous demande un peu, s'écria-t-il, si jamais joaillier terrestre a pu former un écrin aussi merveilleux.

De fait, la région céleste traversée, en cet instant, par l'appareil, offrait aux yeux des voyageurs le spectacle le plus admirable qui se pût rêver, tel que jamais décorateur n'en eût osé concevoir un semblable pour la plus idéale des féeries.

Il y avait là une telle condensation d'étoiles que, dans l'espace, il semblait que fût tendu un impalpable mais radieux rideau de lumière; c'était ce point précisément dans lequel Herschell avait compté jusqu'à 250 étoiles, circonscrites par un seul champ télescopique de 15 secondes de diamètre, soit plus de 5,000 astres pour un degré carré de surface.

L'observateur, sur une étendue de 47 degrés carrés, avait vu passer sous ses yeux près de 150,000 astres multicolores; qu'on juge quel aspect pouvait présenter, à une distance relativement aussi faible, cette armée formidable de soleils, dont l'ensemble constituait une irradiante palette formée de toutes les couleurs...

L'étoile variable qu'avait signalée Farenheit étincelait d'un vertigineux éclat au milieu de cette agglomération diaprée, derrière laquelle, découvrant un réseau de dentelle sur le noir de l'infini, une vaste nébuleuse étendait ses méandres, étrangement déchiquetée et parsemée, comme de pierreries rutilantes, d'autant de soleils, aussi éloignés des voyageurs qu'eux-mêmes se trouvaient éloignés de leur planète natale.

—Et dire qu'on ne saura jamais... soupira le vieillard, que la vue de cet incompréhensible et vertigineux spectacle avait fait tomber en une profonde rêverie.

—Quoi? demanda Fricoulet... qu'est-ce qu'on ne saura jamais?

—Comment se forment ces mondes, balbutia Ossipoff.

—Est-ce des nébuleuses que vous parlez?

—Eh! de quoi serait-ce, si ce n'est de cette substance disséminée par l'espace sans aucune espèce de loi apparente et n'offrant, en aucune partie de son étendue, la moindre apparence de résobilité en étoiles... Combien de centaines de siècles met sa lumière pour nous parvenir?... mystère; à l'instant où nous la voyons... est-ce elle-même ou simplement le dernier rayon projeté dans l'espace, au cours de son agonie?... autre mystère...

Et, se prenant la tête à deux mains, il ajouta:

—Pourquoi Dieu a-t-il fait à l'homme un cerveau d'envergure impuissante à embrasser toutes les merveilles dont l'univers est rempli?... Pourquoi ne lui a-t-il donné qu'une intelligence impuissante à sonder tous ces mystères qui remplissent la nature...

Les bras abandonnés, les mains croisées, le vieillard demeurait immobile, les yeux rivés sur le scintillement multicolore dont la nébuleuse parsemait l'espace, bien loin par delà les soleils qui brillaient au premier plan.

Profitant de la méditation en laquelle était tombé M. Ossipoff, Fricoulet avait pris Gontran par-dessous le bras et, sans bruit, l'avait entraîné hors de la cabine: une fois dans la machinerie, il lui dit:

—Mon cher ami, à l'heure actuelle, je crois pouvoir t'affirmer que nous reverrons la Terre, à moins cependant qu'il ne nous arrive un accident imprévu.

—Et sur quoi te bases-tu pour faire une semblable affirmation?

—Sur ce que, maintenant, je n'ai plus aucune incertitude concernant la route que nous suivons: l'Éclair se trouve actuellement au pôle austral du monde et nous planons au-dessus de toutes les constellations de cette région. Le pôle sud de la Terre aboutit entre la Grande-Nébuleuse, vers laquelle nous nous dirigeons et les astérismes de l'Octant; nous avons laissé à notre droite la Croix-du-Sud et le Centaure et bientôt tu verras grandir à notre horizon du sud-est, Canopus...

Ce nom parut éveiller chez Gontran quelque souvenir lointain.

—Canopus... Canopus... répéta-t-il; attends donc un peu...

Il se gratta légèrement le bout du nez, puis, son visage s'éclairant peu à peu, il dit:

—J'y suis... Canopus n'était-il pas le pilote de Ménélas?...

—Au point de vue histoire antique, oui; au point de vue astronomique, c'est une étoile de première grandeur, la seconde, par son éclat, de tout l'univers céleste; elle appartient d'ailleurs à la constellation du Navire, dont elle forme la proue.

—Mais alors, dit Gontran, je n'ai pas dit une si grosse bêtise en parlant du pilote de Ménélas?

—Assurément non, puisque c'est lui qui a servi de parrain à l'étoile en question.

Un silence se fit, au bout duquel le jeune comte demanda:

—Et alors, tu crois que nous aurions quelque chance de retour?

—Assurément oui; maintenant nous ne sommes plus perdus et nous suivons un itinéraire qui doit forcément nous ramener dans la zone terrestre; tu comprends, nous quittons à toute vitesse la Voie Lactée, nous remontons vers l'hémisphère boréal, nous cinglons droit sur Sirius et...

Gontran posa, en souriant, sa main sur le bras de Fricoulet qui s'arrêta.

—Tu sais, dit-il, le père Ossipoff n'est pas là, donc, inutile de me rabattre les oreilles de tes petites explications... tu m'affirmes que nous avons retrouvé notre chemin, cela me suffit et, sans avoir besoin de plus amples explications, je vais annoncer cette bonne nouvelle à Séléna.

Comme il achevait ces mots, la jeune fille apparut dans l'encadrement de la porte.

—Qu'y a-t-il, mon ami? interrogea-t-elle.

—Grande nouvelle!... Bonne nouvelle! s'exclama comiquement Gontran, nous partons pour Sirius...

Et comme ces mots ne paraissaient pas apprendre grand'chose à la fille d'Ossipoff, le jeune comte ajouta:

—Route des voyageurs pour le Soleil, la Lune et la Terre...

Les mains des deux jeunes gens s'unirent dans une douce étreinte, tandis que Fricoulet murmurait à part lui, en regardant son ami d'un air de pitié pleine de commisération:

—Allons, bon... le voilà qui en repince pour la mairie du VIIIe!


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