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Aventures extraordinaires d'un savant russe; IV. Le désert sidéral

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CHAPITRE XI

LA BOÎTE À SURPRISE

Depuis trois semaines, on travaillait ferme au village de Las Pueblas: la présence des membres du Congrès avait mis dans la contrée une animation extraordinaire: tout alentour du bolide, des constructions étaient sorties du sol, comme par enchantement; guinguettes, restaurants faits de planches et de papier goudronné pour les ouvriers, hangars métalliques servant d'ateliers, tentes de toile pour les soldats, hôtel bâti en moins de trois jours pour abriter messieurs les savants.

Les hommes de troupe étant en nombre insuffisant, on avait réquisitionné tous les gens de la contrée pour manier la pelle, la pioche et pousser la brouette. Aussi, alléchés par la promesse d'une prime, les paysans avaient abandonné momentanément les travaux des champs, laissant en plan la famille et la charrue.

C'est que ce n'était pas une mince besogne, que celle qui consistait à arracher du sol, dans lequel il était encastré, ce bloc pierreux et à le soulever à hauteur suffisante pour le déposer sur l'énorme plate-forme qu'il fallait ensuite traîner jusqu'à Rio-de-Janeiro...

Le ministre avait pronostiqué juste, en disant aux membres du Congrès qu'ils trouveraient les moyens mécaniques de transport avant qu'il en eût trouvé, lui, les moyens pécuniaires.

Dès le lendemain du fameux déjeuner qui s'était terminé par l'outrecuidante proposition des Anglais, le promoteur de l'idée avait fait tous ses calculs, dressé tous ses plans et avait provoqué une réunion de tous ceux de ses collègues faisant partie de la Commission de mécanique et de mathématiques appliquées à l'industrie.

Le plan qu'il leur soumit était d'ailleurs d'une simplicité enfantine: il ne s'agissait pas d'autre chose que de dresser tout autour du bolide des grues à vapeur, accouplées trois par trois pour augmenter leur force, et de les faire haler, au moyen de chaînes d'acier passées sous lui, le bloc énorme, jusqu'à ce que sa base s'élevât à cinquante centimètres du sol; un fois là, les grues devaient se mettre en marche, parallèlement, de manière à déposer leur chargement sur une plate-forme faite d'énormes madriers de chêne, montés sur des trucks d'acier munis de roues fort basses, mais, par contre, très larges.

À ce chariot, qui ne mesurait pas moins de douze mètres de large sur trente mètres de longueur, quatre cents bœufs devaient être attelés, par dix de front, tandis qu'un système de crics électriques devait pousser par derrière.

Quelques coups d'aiguillon dans la croupe des bœufs, quelques courants dans les crics... et en route...

Ce moyen, par sa simplicité même, avait enthousiasmé les collègues de l'inventeur... à première vue; car il leur fallut ensuite passer au crible tous les calculs sur lesquels le spécialiste avait échafaudé son projet: cubage du bolide, son poids, force de tension des chaînes, force de traction des grues, élasticité des ressorts de la plate-forme, résistance des efforts combinés des bœufs et résistance des roues...

Tout cela bien examiné, bien pesé, bien vérifié, on avait convoqué d'urgence le président du Conseil et on lui avait soumis le résultat des études, en lui présentant un devis approximatif des dépenses nécessitées.

On arrivait au joli total de cent cinquante mille francs.

C'était une somme! et les savants, depuis deux jours qu'ils étaient arrivés à établir ce chiffre, avaient de grandes inquiétudes: les gens du village avaient causé et de leur conversation était ressortie, claire comme le jour, la confirmation de ce qu'avait dit le délégué des touristes anglais: le budget brésilien manquait totalement d'équilibre et, en dépit d'impôts ordinaires et extraordinaires, les caisses de l'État étaient remplies d'un vide, de plus en plus grand, de plus en plus intense.

Aussi n'y avait-il aucun espoir de voir le trésor fournir aux besoins de l'entreprise et encore bien moins pouvait-on espérer y arriver au moyen d'un nouvel impôt.

Cette perspective seule suffisait à jeter les habitants dans une fureur épouvantable, et ils ne parlaient de rien moins que de recevoir les percepteurs les armes à la main.

Or, une révolution pour le transport d'un caillou, fût-il céleste... En dépit de l'enthousiasme de l'empereur pour l'astronomie, les savants étaient bien obligés de douter qu'il poussât l'enthousiasme jusqu'à vouloir égorger son peuple...

Restait la cassette particulière de Sa Majesté: mais Sa Majesté était connue pour être foncièrement bonne et généreuse, et, à cette époque de l'année, il était fort à craindre que cette cassette fût à peu près dans le même état que les coffres du gouvernement.

Aussi, les savants avaient-ils senti une douce joie baigner leurs âmes, lorsque, après avoir jeté un coup d'œil sur le devis,—ce fut même par là qu'il commença,—le président du Conseil des Ministres avait souri d'un air plein de condescendance et avait murmuré:

—Bien... très bien... la somme est raisonnable... et, du moment que vous garantissez le succès...

—Alors, monsieur le Ministre, avait demandé Fédor Sharp d'une voix étranglée par l'émotion...

—Alors, messieurs, vous pouvez marcher... Le gouvernement se charge des dépenses...

Ce fut une explosion de joie; on s'arrachait les mains du ministre pour les serrer; pour un peu on les eût baisées...

Et on avait marché.

Pendant que les hommes de troupe, secondés par les paysans recrutés à cet effet, creusaient, autour du bolide, un large fossé pour dégager sa base, des mécaniciens s'occupaient à monter les grues à vapeur et tout le matériel nécessaire à l'extraction, amené de Rio par trains spéciaux.

En même temps, sous des hangars rapidement élevés, se construisait la gigantesque plate-forme et se forgeaient les trucks et les roues, destinés à compléter cet étonnant chariot...

À la hâte, on avait établi des parcs pour recevoir les bœufs que des maquignons allaient, non pas acheter, mais louer dans la contrée et qu'il s'agissait ensuite de dresser à porter le joug et à tirer...

Au bout de trois semaines, la base du bolide se trouvait dégagée suffisamment pour que l'on pût creuser, de distance en distance, des galeries souterraines afin d'y passer les chaînes d'acier dont les maillons avaient été, au préalable, vérifiés soigneusement, un à un.

À ce moment-là, les grues étaient montées, la plate-forme construite et hissée sur ses trucks, prête à recevoir sa formidable charge et à être attelée.

C'était assurément une grosse besogne de faite; mais ce n'était rien, comparativement à ce qui restait à faire.

Que l'auteur du projet eût fait une infinitésimale erreur, que l'épaisseur des chaînes ne fût pas suffisante pour résister à la terrible tension qu'elles allaient avoir à supporter, qu'un madrier éclatât, qu'un ressort se faussât, qu'une roue se brisât... et c'en était fait de tant d'efforts, de tant de peine, de tant d'argent...

Aussi, peut-on croire que les membres du Congrès ne dormirent guère cette nuit-là: c'était au lever de l'aurore que les grues à vapeur devaient commencer à fonctionner et, bien avant l'aube, les savants étaient debout, rôdant autour du bolide, soupesant les chaînes, palpant les madriers de la plate-forme, allant même jusqu'à inspecter les bœufs qui dormaient tranquillement, vautrés dans l'herbage.

Enfin, les clairons résonnèrent, envoyant aux quatre coins de la campagne les notes alertes du réveil et, en un clin d'œil, une animation extraordinaire régna dans le village et ses environs.

Les mécaniciens allumèrent les chaudières, les bouviers se mirent à accoupler les bœufs dont l'attelage, fort compliqué, demandait au moins plusieurs heures, et les savants se mirent en marche dans la direction du bolide, escortant le président du Conseil qui, bien entendu, avait demandé à assister à la fête.

Lui seul avait une mine réjouie; tout autour de lui ce n'étaient que visages blêmes, portant toutes les traces d'une anxiété profonde; certainement que beaucoup de ceux qui se trouvaient là poussaient l'amour de la science assez loin pour préférer sacrifier,—si cela eût été possible,—l'un de leurs membres à l'éventualité d'un risque survenant à leur cher «caillou».

Malheureusement, c'étaient là des combinaisons impossibles à réaliser et force leur était de demeurer immobiles, inactifs et inutiles, formant un groupe compact, à quelques pas derrière le ministre.

Fédor Sharp, cependant, lui, se donnait un mal énorme, allant des mécaniciens aux bouviers, des soldats aux terrassiers, activant ici le jeu des machines, rectifiant le joug d'un bœuf, encourageant ceux qui maniaient la pioche, suppliant les soldats de faire bonne garde.

Ce bolide était son bien, sa chose, et il en soignait le départ comme s'il se fût agi d'un membre de sa propre famille... bien plus même.

La difficulté, dans cette opération hardie, c'était d'obtenir, de la part des dix-huit grues chargées d'arracher du sol ce bloc énorme, un ensemble parfait; il eût suffi d'une différence de niveau de seulement un centimètre pour qu'une chaîne supportant, de ce fait, un poids plus considérable que la chaîne voisine, se rompît.

Cette rupture partielle pouvait entraîner une rupture générale et d'une chute à faux résultait forcément, fatalement, une cassure dans le précieux caillou.

Rien que d'y penser, l'aréopage des savants en avait le frisson.

Cependant, les chaudières étaient en pleine activité et la vapeur circulait dans les tuyaux de chauffe, donnant sur les pistons leur maximum de pression.

Le moment était venu.


Alors, les récriminations commencèrent entre les membres du congrès (p. 342).

Peu à peu, avec une méticuleuse prudence, les chaînes se tendirent; mais, avant de donner le signal auquel le grand effort devait être tenté, Fédor Sharp, escorté de la commission spéciale de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie», visita chacune des grues, frappant d'un marteau d'acier sur chacune des chaînes, s'assurant que toutes rendaient bien, sous le heurt, un son égal; c'était là le seul moyen que l'on eût trouvé de vérifier si la tension était égale partout.

On fut obligé de faire de-ci, de-là quelques rectifications sans importance et qui, à la rigueur, n'eussent pas été indispensables; mais pouvait-on être trop méticuleux en une semblable circonstance?

Enfin, tout se trouva au point et Sharp, général en chef de cette armée de travailleurs, allait donner l'ordre de commencer, lorsqu'un grand bruit s'éleva du côté de la plate-forme: les deux cents paires de bœufs, accouplées cinq par cinq, non sans peine, on doit s'en douter, étaient là depuis une heure environ, aussi immobiles que si les bêtes eussent été de bronze, chacune d'elles tenue par un bouvier, l'aiguillon à la main; mais, au fur et à mesure que le soleil s'élevait au-dessus de l'horizon et que la chaleur devenait plus forte, l'impatience gagnait les bœufs et, en dépit de l'anneau passé dans leur narine, il devenait de plus en plus difficile de les empêcher de secouer la tête et d'imprimer conséquemment au joug qui les liait des mouvements brusques, lesquels se communiquaient à la plate-forme.

Or, il était indispensable que celle-ci conservât une immobilité absolue, afin de recevoir sans heurt—même le plus léger—la masse énorme qui lui était destinée.

Bientôt un incident, auquel on n'avait pas songé, vint transformer en un désordre extrême une si belle régularité: un essaim de mouches qui sommeillaient dans les herbes, les ailes alourdies par la rosée, mais que les rayons du soleil, déjà ardent, avaient peu à peu réchauffées, s'éleva du sol, bourdonnant et tournoyant autour de ce grand troupeau de bêtes, dont l'odeur forte les tentait.

Les bœufs commencèrent par donner des signes d'inquiétude, furieux qu'ils étaient de se sentir immobilisés par leur joug, livrés pour ainsi dire sans défense aux attaques de leurs ennemies; de leur queue, remuée avec une régularité d'encensoir, ils tentèrent bien d'abord, se battant les flancs à coups redoublés, de mettre en fuite la peste ailée qui s'attachait à eux.

Mais lorsque les mouches, avec leur intelligence de bestioles, comprirent qu'elles trouveraient dans la tête des ruminants des places sans défense, elles vinrent se poser impudemment sur les mufles humides, pénétrant sans vergogne dans les larges narines, dardant les lourdes paupières de leurs aiguillons, s'accrochant aux fanons pleins de bave; alors, il y eut parmi les bêtes qui composaient ce gigantesque attelage, comme un remous énorme et la plate-forme s'ébranla.

Aux cris des bouviers, Sharp accourut, éperdu: si l'on ne trouvait pas un moyen de rétablir l'immobilité absolue, indispensable à la réussite de la tentative, c'en était fait: mais ce moyen, Sharp, avec son génie de grand capitaine, le trouva aussitôt.

Sur ses ordres, les cavaliers coupèrent, au ras de la croupe, la queue de leurs chevaux et les soldats d'infanterie accoururent armés de cet engin d'un nouveau genre au moyen duquel ils se mirent à chasser la maudite engeance, pendant que les terrassiers, abandonnant leurs pioches, fauchaient en hâte les grandes herbes et les amoncelaient en forme de petites meules auxquelles on mit le feu.

Le torrent de fumée, rabattu par une brise légère, aveugla, c'est vrai, le corps des savants, mais chassa définitivement les mouches, dont les dards avaient mis à deux doigts de sa perte le précieux bolide.

Ce danger conjuré, on rétablit, à l'aide de cales glissées sous les roues, l'horizontalité parfaite de la plate-forme et Sharp donna enfin le signal.

La vapeur s'échappa de toutes les chaudières avec un sifflement aigu qui déchira l'air matinal et fit fuir à tire-d'aile, dans le ciel bleu, les oiseaux épouvantés; les chaînes se tendirent et, sous le poids énorme qu'elles supportaient, il sembla un moment qu'elles allaient se briser, mais l'acier était de bonne trempe, et les maillons résistèrent: seulement, alors, il se produisit ceci, c'est qu'au lieu que les grues élevassent le bolide jusqu'à elles, ce furent elles au contraire qui parurent s'incliner vers lui; leurs flèches se courbèrent et, durant quelques secondes, on put croire qu'elles allaient éclater.

Durant ces quelques secondes, les cœurs des savants cessèrent de battre dans leur poitrine, le sang s'arrêta dans leurs veines et leur gorge serrée par l'angoisse s'opposa au jeu des poumons.

Anxiété vaine: les flèches des grues étaient d'aussi bon acier que les maillons des chaînes et, retrouvant leur souplesse, sous l'action de la vapeur qui semblait un sang généreux circulant dans leurs membres métalliques, elles se redressèrent, raidies dans un suprême effort.

—Il a bougé!... s'exclama Fédor Sharp.

Et les autres s'écrièrent à leur tour, bien qu'ils n'eussent rien vu:

—Il a bougé!...

Mais, à leur tour, les mécaniciens poussèrent des cris d'alarme: les chaudières risquaient d'éclater.

—Qu'elles éclatent! fit Fédor Sharp d'une voix qui sifflait, comme sifflait la vapeur dans les cylindres...

Les mécaniciens ouvrirent tout grands les robinets, la vapeur se précipita tumultueusement; les grues, comme si elles eussent eu une âme, semblèrent mettre un amour-propre humain à l'emporter, elles, machines intelligentes, dans cette lutte contre la matière brute.

Comme des athlètes, à bout de souffle, mais qui cependant mettent dans un dernier effort toute l'énergie qui leur reste, elles parurent arc-bouter leur armature d'acier, les maillons des chaînes s'allongèrent, se déformant sous l'invraisemblable tension, mais résistèrent au poids, et, cette fois, la masse énorme, incapable de résister, s'abandonna.

On la vit insensiblement s'élever..., s'élever..., puis sortir tout à fait de l'alvéole dans laquelle la violence de sa chute l'avait encastrée, et Fédor Sharp, à plat ventre, pour mieux juger des progrès du travail, suivait d'un œil anxieux son cher bolide sortant des entrailles de la terre.

Enfin, quand il jugea que la base avait atteint le niveau de la plate-forme, il fit un signe: les grues s'arrêtèrent, soufflant d'une voix rauque, comme des travailleurs exténués, et tout le monde, d'un même geste, savants, mécaniciens, soldats, s'épongea le front, qu'une sueur abondante inondait: chacun de ceux qui étaient là avait peiné, comme s'il eût tiré à force de bras sur les chaînes qui halaient le bloc.

Mais ce n'était là qu'une première partie de la besogne: la seconde partie était peut-être la plus périlleuse, car, pour la mener à bien, ce n'était plus une question de force mécanique sur laquelle les sciences mathématiques avaient pu fournir quelques pronostics; c'était maintenant une question d'habileté, d'adresse, de coup d'œil.

Les grues devaient se mettre en marche sur les rails qui aboutissaient à la plate-forme, et il s'agissait de les faire marcher, parallèlement, pour ainsi dire au pas, sans qu'aucune d'elles dépassât, fût-ce de cinq centimètres, celle qui lui faisait face, sous peine de voir détruit l'équilibre du travail tout entier.

Le Président du conseil, sur la demande de Sharp, avait fait venir de Rio la musique militaire d'un des régiments en garnison et c'était au son des cuivres et des tambours que ce bataillon métallique devait se mettre en marche, les troupiers d'acier réglant leur pas sur la grosse caisse et sur les fifres.

On avait bien, il est vrai, avant d'enchaîner le bolide, répété plusieurs fois cette manœuvre, et on était arrivé à une exécution parfaite; mais le poids immense qu'avait à supporter les grues n'allait-il pas s'opposer à une marche aussi parfaite?

Fédor Sharp ne pouvait se décider à ordonner que l'on commençât: si une fausse manœuvre allait jeter bas le précieux caillou...

Incapable de parler, il fit enfin du bras un grand geste et le chef de la musique leva son bâton en l'air: alors, la grosse caisse résonna, les cymbales éclatèrent, les cuivres tonnèrent et cent cinquante coups de sifflet s'échappèrent, stridents, des chaudières.

Ensemble, comme si une baguette de fée les eût mises en branle, les grues commencèrent à glisser sur les rails, d'un mouvement lent, presque insensible. C'était un spectacle véritablement très curieux que celui de ces énormes bras d'acier qui se profilaient sur le ciel bleu, entraînant, suspendue aux chaînes qui pendaient d'eux, la masse énorme du bolide.

Il y avait à peine deux cents mètres à parcourir ainsi, et ces deux cents mètres, on mit près de cinq heures à les parcourir; les savants marchaient de chaque côté des rails, formant des petits groupes qui escortaient chaque machine avec une sollicitude quasi paternelle.

Les uns causaient avec les mécaniciens, s'intéressant au jeu des pistons, à la circulation de la vapeur dans les tuyaux, s'inquiétant lorsque l'arbre paraissait fléchir, ou lorsqu'il leur semblait entendre dans le grincement des roues quelque chose d'anormal. D'autres allaient plus loin: ils adressaient la parole à la machine même, l'encourageant par de bonnes paroles, comme ils eussent fait pour un cheval.

Maintenant, le bolide flottait au-dessus de la plate-forme et il fallait aux bouviers toute leur énergie musculaire pour contenir les bœufs qu'effaraient le ronflement des roues et les halètements de la vapeur.

—Halte! cria enfin Fédor Sharp.

La musique militaire se tut, les grues s'immobilisèrent, et, tout doucement, à un nouveau signal, détendirent les chaînes, jusqu'au moment où la base du bolide reposa sur la plate-forme; alors, avec des cales en bois et recouvertes de caoutchouc, dont la forme s'adaptait exactement aux sinuosités de la masse rocheuse, on mit celle-ci en équilibre parfait sur le char qui devait lui faire faire son voyage triomphal.

Comme la nuit était venue, on remit le départ au lendemain matin et les ouvriers, en signe de victoire, s'amusaient à parer le bloc de verdure et de branches d'arbres, arrachées à la forêt voisine.

Et, pendant que les savants banquetaient pour célébrer ce triomphe de l'industrie humaine, sous la présidence de Fédor Sharp, remplaçant le premier ministre, retenu à Rio par une affaire importante, le premier ministre, profitant de la nuit, arrivait incognito à Las Pueblas, se glissait jusqu'à l'unique posada du pays et là, dans une chambre hermétiquement close, se rencontrait avec un individu, arrivé aussi secrètement que lui, quelques instants auparavant.

Cet individu n'était autre que le touriste anglais que ses compagnons avaient envoyé—en guise de parlementaire—aux propriétaires du bradyte, pour leur faire l'étrange proposition que le lecteur n'a certainement pas oubliée.

—Je remercie infiniment Votre Excellence d'être exacte au rendez-vous, commença-t-il par dire.

—Ce qui est convenu est convenu, répondit l'autre avec dignité.

—D'ailleurs, observa malicieusement l'Anglais, n'est-ce pas demain que vous devez faire un premier versement sur les travaux exécutés?

Le ministre fit une légère grimace et inclina affirmativement la tête; puis, d'une voix à laquelle il s'efforçait vainement de donner une intonation détachée et qui trahissait une certaine angoisse:

—Vous avez les fonds? demanda-t-il.

L'Anglais tira de la poche de ses vêtements un gros portefeuille qu'il posa sur la table en disant laconiquement:

—Voilà!...

Une lueur de satisfaction s'alluma dans les prunelles du ministre qui étendit le bras; mais l'autre plaça sa main sur le portefeuille.

—Vous avez les papiers? interrogea-t-il.

L'homme d'État brésilien sortit, à son tour, une liasse de papiers portant l'estampille du gouvernement.

—Voici les mille bons, dit-il.

Et il en tendit un à l'Anglais qui lut à mi-voix:

«Bon pour un demi-kilogramme de bolide à délivrer au porteur par les soins de l'agent du gouvernement brésilien, fin courant!»

L'Anglais sursauta.

—Fin courant! s'exclama-t-il, cela nous mène joliment loin...

—Impossible d'avancer d'un seul jour, répondit le ministre d'une voix qui n'admettait pas de réplique; les délégués ne s'embarquent pour l'Europe qu'à cette date, et je ne tiens pas à soulever contre moi la réprobation de la science de l'ancien et du nouveau monde...

—Mais, c'est que nous mêmes...

—À prendre ou à laisser, déclara le Président du Conseil.

L'Anglais garda un moment le silence, paraissant réfléchir; puis, se décidant enfin:

—Nous nous entendrons avec l'agence Cook, car la fin du mois est également la date assignée à notre retour...

Il ouvrit son portefeuille et en tira une certaine quantité de traites qu'il passa au ministre en disant:

—Voici vos vingt-cinq mille livres, payables à vue, chez le premier banquier de Rio.

Et, pendant que le ministre prenait, avec une visible satisfaction, les précieux papiers, l'Anglais étendait la main vers la liasse de bons, disant:

—Vous permettez?

—Comment donc!

Et, méticuleusement, comme si c'eût été des billets de banque, le fils d'Albion se mit à compter les bons, un à un.

Au millième, il poussa un soupir de satisfaction, mit le tout dans son portefeuille, et le portefeuille dans sa poche.

—Maintenant, que nous n'avons plus rien à nous dire, fit le ministre en se levant, je vous demanderai la permission de retourner à Rio; je dois prendre le train demain à la première heure pour revenir ici, assister au départ du chariot... et je ne voudrais éveiller aucun soupçon...

Il se dirigea vers la porte, mais, sur le seuil, il se retourna:

—Surtout, recommanda-t-il, que cette affaire ne s'ébruite pas; cela pourrait m'occasionner le plus grand ennui...

L'Anglais l'ayant rassuré d'un sourire, l'homme d'État salua une dernière fois et disparut.

À l'aube, tout était prêt pour le départ; les bœufs que l'on avait fait coucher sur place, et qui avaient passé la nuit à ruminer, se trouvaient sous le joug et les bouviers, l'aiguillon en main, attendaient le signal qui devait faire se mettre en mouvement l'énorme machine.

À l'arrière, les crics électriques étaient parés, et les électriciens, à leur poste, étaient prêts à envoyer dans les fils les courants qui devaient donner au chariot l'élan suffisant pour démarrer.

Sharp, lui, avait passé une partie de la nuit, debout, parcourant la route que devait suivre le véhicule, rectifiant, grâce à une équipe de terrassiers, les défectuosités qui pouvaient entraver quelque peu la marche en avant.


Successivement, Farenheit, Gontran, Fricoulet et enfin Ossipoff... (p. 348).

On avait dû, depuis trois semaines, abattre des bois, combler des fossés, empierrer des terres labourées, pour que les roues de la plate-forme ne s'enfonçassent pas jusqu'au moyeu, sous l'énorme charge qui pesait sur elles.

Ce n'avait pas été un mince travail et qui, dans des circonstances normales, eût coûté un prix fabuleux: heureusement que la fièvre qui brûlait les savants pour ce «caillou céleste» avait gagné le public, et les paysans, non seulement avaient consenti à bouleverser leurs champs, sans recevoir aucune indemnité, mais encore avaient offert gratis l'effort de leurs biceps.

Jusqu'au jour, Sharp avait parcouru à cheval la voie que devait suivre le monumental véhicule et il n'était revenu au campement qu'aux premières lueurs de l'aube.

Tout le monde était à son poste, attendant le signal du départ, que seul l'illustre savant s'était arrogé le droit de donner.

Après avoir inspecté d'un seul coup d'œil tout son monde, après s'être assuré que chacun était à son poste et que tout était paré, Sharp, haut sur les étriers, dans l'attitude d'un colonel qui va commander la charge, brandit soudain au-dessus de sa tête son vieux parapluie de coton bleu, rapiécé et déteint.

La grosse caisse tonna, les cuivres éclatèrent, les cymbales tonnèrent et les bœufs, la croupe lardée au même instant d'un même coup d'aiguillon, tendirent le cou, s'arcboutant de toutes leurs forces sur leurs reins pour enlever la pesante machine, tandis qu'à l'arrière, les crics électriques poussaient de toute la puissance du courant.

Rien ne bougea: on eût dit que les roues étaient rivées au sol.

La grosse caisse tonna plus fort; les cuivres, les cymbales, les pistons firent rage, les aiguillons s'enfoncèrent plus profondément dans la chair des bêtes, dont on vit la peau se soulever sous l'effroyable torsion des muscles, et les électriciens envoyèrent dans les crics un courant d'une intensité capable de faire fondre les fils des électros.

Un grincement, alors, se fit entendre, dans les moyeux; la charpente entière craqua avec un bruit sinistre, à faire croire que tout allait s'effondrer; mais les roues tournèrent et la pesante machine, halée par les quatre cents bœufs, poussée par les crics, se mit à avancer.

Oh! lentement, très lentement, car il fallait une double équipe de crics que des ouvriers plaçaient, l'une après l'autre, la seconde prête à continuer l'effort de la première, mais sans que la marche de l'attelage fût suspendue une seule seconde; les bœufs n'auraient pas été capables de donner un nouveau coup de reins suffisant pour remettre en route le céleste caillou.

Qu'importait, d'ailleurs, la lenteur avec laquelle on avançait? le principal, la seule chose, même, intéressante, était qu'on avançât, et du moment qu'on avançait, mieux valait que ce fût avec toute la lenteur possible, de façon à écarter toute éventualité d'accident.

On juge si, les premiers mètres parcourus, ce résultat fut l'occasion d'un triomphe pour le promoteur de l'idée du transport de l'aérolithe à Rio; ce furent des congratulations à n'en plus finir, congratulations dont Sharp fut le premier à donner le signal, bien qu'en dedans de lui-même il enrageât fort, considérant que ce succès amoindrissait le sien, que ce collègue lui volait impudemment une part de sa gloire.

Et, chose curieuse, lui qui, depuis trois semaines, s'était employé à la réussite de cette entreprise de toutes les forces de son corps et de son esprit, voilà, qu'au fur et à mesure qu'on avançait, et que le succès se dessinait, il faisait des vœux pour qu'un accident quelconque survînt... En même temps que le chariot demeurerait en panne, la gloire du collègue s'évanouirait, et Fédor Sharp demeurerait le seul triomphateur...

Et même—c'est à peine si Sharp osait se l'avouer à lui-même—le bolide dût-il subir une avarie, il préférait cette solution à un succès complet.

Il ne se doutait pas que la Providence se disposait à exaucer ses souhaits de façon aussi complète; autrement l'insensé eût certainement préféré une gloire partagée au néant qui l'attendait.

Mais l'homme est ainsi fait, que souvent c'est lui-même qui est l'artisan de son propre malheur, que c'est lui-même qui supplie Dieu d'intervenir dans ses affaires, et que Dieu, alors, les règle au mieux de la justice et de l'équité.

La fureur de Fédor Sharp ne faisait que croître à mesure que le véhicule roulait plus avant sur la route de Rio; il en était arrivé au point de souhaiter, qu'à défaut d'un accident matériel, les Anglais intervinssent pour arrêter le convoi et l'empêcher d'aller plus loin.

On voyait toujours à l'horizon, maintenue par la cavalerie du gouvernement, qui faisait escorte au convoi, la troupe de touristes de l'agence Cook, et Sharp, qui ignorait l'accord secret intervenu entre eux et le premier ministre, ne pouvait se douter qu'ils suivaient le précieux bolide, non plus pour tâcher de s'en emparer, comme précédemment, mais pour surveiller le gage des vingt-cinq mille livres remises au président du conseil.

Il avait été un moment question de faire halte à midi, pour permettre aux gens et aux bêtes de se reposer, tout en mangeant; mais la commission spéciale de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie,» après un examen approfondi de la question, avait déclaré que le chariot une fois arrêté, elle ne répondait pas qu'il pût se remettre en branle: les quatre cents bœufs avaient, dans la première montée, donné une somme de traction qui les avait épuisés de près de la moitié de leurs forces, et, s'il leur fallait recommencer, ils en seraient certainement incapables.

Il serait donc nécessaire d'avoir recours à d'autres attelages, ce qui demanderait non seulement le temps de les trouver, mais encore de les dresser... et, alors, il n'y aurait plus aucune raison pour que cela finît jamais.

On décida donc que les gens et les bêtes se réconforteraient tout en marchant; les bouviers attachèrent à la tête de leurs ruminants des musettes remplies d'orge, pendant que le corps savant cheminait, dévorant à belles dents une tranche de viande froide intercalée entre deux tartines de pain.

Depuis six heures, environ, le véhicule roulait, et l'on n'avait encore fait qu'un petit kilomètre, ce qui, au dire de la commission de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie,» était déjà un résultat merveilleux, lorsque, soudain, un craquement sinistre se fit entendre: c'était un essieu qui venait de se rompre.

Le chariot s'arrêta aussitôt, les bœufs immobilisés comme par enchantement, et chacun regarda son voisin d'un air terrifié...

Qu'allait-il arriver?

Cette question, on ne fut pas longtemps à se la poser, car les événements se chargèrent de répondre presque immédiatement.

Un second, puis un troisième craquement suivirent, à une minute d'intervalle, le premier et la plate-forme s'abattit du côté droit sur ses roues pulvérisées.

À peine si l'on eut le temps de pousser un cri d'effroi, et le bradyte, glissant sur le plan incliné, toucha le sol; puis, en vertu de sa masse et du mouvement acquis, il bascula sur lui-même.

Le malheur voulut qu'à l'endroit où se produisait la chute, le terrain s'inclinât légèrement, suivant une pente douce, sur une distance d'environ trois cents mètres, et, ces trois cents mètres, la masse énorme les parcourut, roulant sur elle-même, avec une vitesse chaque instant croissante, écrasant tout sur son passage, moissons, arbres, maisons; un troupeau de moutons fut réduit en bouillie, et un petit hameau fut pulvérisé.

Le corps savant suivait, consterné, son cher caillou dans cette course furibonde, tremblant à chaque volte qu'il faisait, craignant qu'un accident lui survînt.

Et la commission de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie,» désespérée, se sentant déshonorée, ne parlait de rien moins que d'aller, à titre d'expiation, s'étendre sur le passage du bradyte.

Sharp, en dedans de lui-même, jubilait; sa gloire, à lui, demeurait intacte, et celle de son collègue et concurrent s'évanouissait.

Mais un proverbe dit qu'un malheur n'arrive jamais seul; une fois de plus, les événements se chargèrent de démontrer l'exactitude de ce proverbe: au bout des trois cents mètres, une haie se trouvait, clôturant la propriété dans laquelle venait de se produire l'accident, et cette haie côtoyait une excavation de terrain formée par une carrière de pierres en exploitation.

Cette excavation pouvait avoir une cinquantaine de mètres de profondeur.

Le bradyte fit un bond et disparut aux yeux épouvantés des savants; puis, presque aussitôt, il y eut un bruit sourd, comme la détonation lointaine de plusieurs batteries d'artillerie tirant à la fois, et un immense nuage de poussière s'éleva de l'excavation, masquant le paysage.

Moins de cinq minutes plus tard, une foule énorme était réunie au fond du trou: savants, bouviers, soldats, et jusqu'aux touristes de l'agence Cook, accourus dès qu'ils avaient eu le pressentiment d'une catastrophe, étaient là, considérant, d'un air accablé et stupéfait, la masse pierreuse, les flancs ouverts.

Les Anglais, gens pratiques, leur premier étonnement passé, commençaient à ramasser les débris, lorsque Sharp, tiré, à cette vue, de son anéantissement, donna l'ordre aux troupiers de faire évacuer la place et de former un cordon de sentinelles assez serré pour que nul importun ne pût le franchir.

Alors, les récriminations commencèrent entre les membres du congrès scientifique, chacun d'eux rejetant sur son voisin la responsabilité de l'accident; Sharp l'avait belle en main pour écraser celui qui avait failli amoindrir sa gloire, et, durant une heure, il l'accabla, lui et ses collègues de la commission de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie».

Quand il eut fini de parler, après avoir, en manière de péroraison, déclaré que les noms de ces misérables seraient à jamais cloués au pilori de l'histoire scientifique du xixe siècle, il demanda ce qu'il convenait de faire.

Un des membres présents dit alors que, tout en déplorant ce qui venait d'arriver—au point de vue esthétique—il ne convenait peut-être pas—au point de vue astronomique—de s'en attrister outre mesure.

Tel qu'il était auparavant, ce bloc de terre céleste ne permettait d'en étudier que la surface; peut-être fallait-il voir dans cet accident malheureux un dessein de la Providence, qui permettait aux savants de la planète Terre de plonger dans les entrailles de ce fragment mystérieux.

—Quelle joie! messieurs et collègues, s'exclama le digne homme, s'échauffant à sa propre éloquence, si nous pouvions retrouver dans ces flancs pierreux des vestiges de l'antique humanité qui, peut-être, a habité à la surface du monde auquel ce bradyte a appartenu... Chaque jour ne découvre-t-on pas, sous l'écorce de notre globe, des coquilles, des armes, des monnaies qui nous permettent de reconstituer l'histoire de nos ancêtres... Qui nous dit que nous n'allons pas nous trouver en présence de semblables vestiges qui nous révéleront les mystères de l'infini!

On applaudit, et, parmi ceux qui applaudirent le plus fort, sera-t-on étonné que nous citions les membres mêmes de la malheureuse commission chargée d'examiner les moyens pratiques de transporter à Rio le fameux bolide? l'un de ceux-là même n'eut-il pas l'audace d'insinuer que, tout bien réfléchi, on devait leur savoir gré d'avoir provoqué un incident dont la science profiterait dans des proportions si larges?

Sharp lança à celui-là un regard furieux, grommela quelques paroles inintelligibles, en réponse au blâme que contenait cette insinuation perfide, et, railleusement, proposa à l'assemblée de voter des félicitations à ceux de leurs collègues dont les erreurs mathématiques avaient amené ce beau résultat.

Cependant, le président du conseil, après avoir, dans un petit discours bien senti, tenté de ramener la concorde entre les membres du congrès, déclara que la seule chose à faire était de mettre à profit l'accident survenu, et l'on procéda à la nomination d'une commission spéciale, dite «commission des fouilles».

Immédiatement, sans prendre le temps de se reposer, les commissaires, saisis d'une belle ardeur, se firent donner des pioches, des pics, et, munis de lanternes, descendirent dans la crevasse du bradyte, pendant que les autres, réunis sous une tente dressée tant bien que mal, se déclaraient en permanence, sous la présidence de Fédor Sharp.

Il n'y avait pas une heure que les «commissaires des fouilles» avaient disparu, qu'ils ressortirent soudain, pâles, tremblants, en proie à une émotion inexprimable.

On s'empressa autour d'eux, les accablant de questions; mais leur trouble était si grand que, durant quelques instants, ils furent incapables de prononcer aucune syllabe.

Enfin, l'un d'eux, faisant sur lui-même un violent effort, réussit à dire d'une voix à peine intelligible:

—Dans le fond de la crevasse, à moitié enfoncé dans la terre, nous avons découvert un bloc métallique.

—Quelque mine, sans doute, observa Sharp.

—Non pas... cela semble porter la marque d'une fabrication humaine.

Les bouches s'entr'ouvrirent dans une exclamation stupéfaite; mais Sharp, qui ne s'emballait jamais, riposta d'un ton narquois:

—Je ferai observer à notre collègue que ce bloc est un fragment de la comète de Tuttle, laquelle est inhabitée...

Le collègue ainsi pris à partie répliqua, non sans quelque aigreur, en désignant ceux qui l'avaient accompagné dans son exploration:

—Cependant, je me permettrai de faire observer à monsieur Sharp, que je ne suis point seul à avoir fait cette constatation. Ces messieurs ont remarqué comme moi—et leur dire contrôle le mien, il me semble—que le bloc en question n'a nullement l'aspect d'une agglomération minérale due à la seule nature; il porte l'empreinte d'un travail intelligent.

—Nierez-vous que la nature soit l'artisan intelligent, par excellence! s'écria Sharp que la contradiction énervait.

—Assurément non, mais enfin, je ne pense pas que la nature soit à même, pas plus à la surface de la comète de Tuttle qu'à la surface de notre planète, de river ensemble des plaques de métal, de fabriquer des écrous... de...

Sharp devint tout pâle et balbutia:

—Vous avez constaté des rivures... des écrous?...

—En outre, poursuivit le savant, nous pouvons déclarer qu'il ne s'agit pas d'un bloc plein, mais creux et qui a résonné sous les coups de nos pics, il nous a même semblé distinguer l'ouverture d'un trou d'homme.

—Il fallait ouvrir... pénétrer à l'intérieur... s'écria le président du Conseil des ministres, en proie à une grande exaltation.

—Nous l'avons vainement tenté; ainsi que je vous l'ai dit en commençant, ce bloc, enfermé dans les entrailles du bradyte, en est sorti sous le choc produit par la chute et est enfoncé dans le sol... il faudrait des terrassiers armés de pelles pour le dégager.


Il suivait avec une angoisse poignante les progrès de la résurrection (p. 356).

—Prenez des soldats et hâtez-vous! commanda le ministre, saisi, malgré lui, par le côté de plus en plus mystérieux de cette aventure.

Les savants se précipitèrent sur les pas des troupiers; quant à Fédor Sharp, il lui sembla un moment que ses jambes allaient se dérober sous lui; sa langue était sèche et sa gorge, contractée, ne laissait passer qu'en sifflant l'air de ses poumons; en même temps un cercle d'acier lui serrait les tempes au point qu'il croyait que son cerveau allait éclater, et un poids énorme, pesant sur sa poitrine, l'étouffait.

S'il eût osé, il fût demeuré là, éprouvant une insurmontable répugnance à suivre ses collègues; mais l'instinct, plutôt que la compréhension bien nette de la situation, le poussa à faire comme les autres, et, d'une marche pour ainsi dire automatique, il rejoignit la foule qui formait cercle autour des travailleurs.

Saisis par l'impatience, les savants, le ministre lui-même, avaient saisi qui une pelle, qui une pioche, qui un pic, et s'étaient mis à donner un coup de main aux troupiers.

Seul, Sharp, adossé à la paroi du bolide, aux rugosités duquel ses ongles se cramponnaient, demeurait à l'écart, immobile, sentant croître d'instant en instant l'étrange malaise qui s'était emparé de lui à la nouvelle de la surprenante découverte faite par ses collègues.

Ses yeux étaient comme rivés sur cette masse métallique que les pioches et les pelles dégageaient peu à peu de la terre et, au fur et à mesure que la forme s'en accusait davantage, il sentait prendre corps en lui-même le pressentiment affreux qui l'avait saisi dès le premier instant.

Si dans cette enveloppe d'acier se trouvaient ses victimes; si soudain allaient apparaître à ses yeux ceux qu'il avait volés, trahis, ceux qu'il croyait perdus à jamais dans l'infini des cieux, ceux dont, en cet instant même encore, il usurpait la gloire?

Et, chez le misérable, ce n'était pas la torture du remords, c'était l'appréhension de la justice, du châtiment.

Enfin, tout le monde aidant, les pelles, les pioches, les pics avaient fait leur ouvrage: «l'Éclair»,—car c'était bien lui, les lecteurs l'ont certainement reconnu—était dégagé de l'enveloppe rocheuse dans laquelle il séjournait depuis qu'il avait fait, aux environs de Saturne, la rencontre du bolide qui portait Sharp.

Avec mille précautions,—et les savants tinrent à se charger eux-mêmes de cette délicate besogne,—l'appareil fut transporté à quelque distance, et là, après avoir été examiné, palpé, ausculté, il fut décidé qu'on forcerait sans tarder ce qui semblait être l'ouverture de ce coffre étrange.

Sous les coups redoublés des pics, le trou d'homme que des écrous fermaient intérieurement, s'ouvrit: mais alors, il y eut une bousculade, chacun voulant entrer le premier et tous prétendant pénétrer.

On dut procéder par tirage au sort au choix de cinq membres du congrès, chargés d'explorer les flancs de l'appareil, et, hardiment, bien qu'un peu pâles, les cinq savants pénétrèrent.

La face exsangue, les yeux désorbités, sans mouvement, sans souffle, Fédor Sharp attendait.

Un cri retentit à l'intérieur de l'Éclair et un savant sortit, tenant entre ses bras un corps inerte: c'était celui de Séléna; puis successivement apparurent Farenheit, Gontran, Fricoulet et enfin Ossipoff...

À la vue de ce dernier, Sharp poussa un grand cri, porta les mains à sa tête, comme si un choc lui eût brisé le crâne, et tomba raide.

On s'empressa auprès de lui: il était mort!


CHAPITRE XII

OÙ TOUT LE MONDE EST CONTENT, SAUF JONATHAN FARENHEIT

Par train spécial, un véritable régiment de docteurs, mandés télégraphiquement, était arrivé de Rio, durant la nuit et, sans prendre aucun repos, ils avaient décidé de procéder immédiatement à l'examen des «sujets».

Quatre par quatre, ils avaient défilé dans la grande salle de la Posada, transformée en dortoir, et où, sur un bon lit, chacun des voyageurs était étendu, sans mouvement, sans souffle apparent.

Pendant une demi-heure, les docteurs examinaient, palpaient, auscultaient les «sujets»; puis, hochant gravement la tête, les lèvres muettes par crainte de dire une bêtise, ils sortaient, cédant la place à quatre suivants qui faisaient comme les précédents, qu'ils allaient retrouver dans une pièce voisine.

L'aurore se levait lorsque, le défilé ayant pris fin, le corps médical de Rio, presque tout entier, se trouva réuni: cela formait une assemblée fort nombreuse et d'aspect imposant.

On chuchotait à voix basse, dans les coins, par petits comités, chacun tentant, avant de donner son opinion, de connaître celle des autres, de peur de commettre une «gaffe» par trop énorme; mais personne ne se décidait à prendre la parole, par crainte de se compromettre.

Enfin, comme cela menaçait de se prolonger indéfiniment, quelqu'un, pris de pudeur à la pensée des malheureux dont le sort dépendait peut-être de la décision qu'allait prendre cette assemblée de savants, hasarda ces mots timidement prononcés:

—Il faudrait peut-être entrer en consultation....

Aussitôt, chacun sembla se réveiller, regarda son voisin, et dit:

—Oui, l'on pourrait entrer en consultation...

Mais cette chose, si simple en apparence, présentait au fond des difficultés énormes, du moment qu'il s'agissait de passer de la théorie à la pratique.

Une consultation entre une demi-douzaine de confrères n'est déjà pas chose fort commode; mais ils étaient là juste cent vingt-deux—pas un de plus, pas un de moins—et dame, pour mettre d'accord cent vingt-deux membres de la faculté de Rio...

Et comme chacun, se rendant compte de cette difficulté, pour ne pas dire de cette impossibilité, jetait sur son voisin un regard anxieux, tout à coup, un des membres présents proposa de s'assimiler à un congrès.

On applaudit!

Dès lors, l'impossibilité était vaincue, les difficultés étaient aplanies: il ne s'agissait plus que de nommer un bureau—ce qui ne demanda pas plus d'une heure et quart, les rivalités étant grandes,—et de choisir ensuite un président, ce qui fut fait au bout d'une heure,—les compétitions étant considérables.

Dès lors, ayant un bureau et un président, l'Assemblée se déclara normalement constituée, apte à délibérer et, comme il était près de huit heures, qu'on avait passé la nuit en chemin de fer et que l'on tombait de sommeil, le président mit aux voix une motion tendant à lever la séance pour permettre aux membres présents d'aller prendre un peu de repos.

Mais, avant de se séparer, le Congrès adopta la marche suivante de ses travaux: repos général jusqu'à midi; à midi lever et mise à table; repas jusqu'à deux heures; à deux heures entrée en séance.

Il fut fort applaudi; mais il faut reconnaître que les applaudissements ne furent ni moins nourris, ni moins chauds quand il proposa au Congrès de se déclarer en permanence, jusqu'à ce qu'une décision eût été prise.

Avant de se séparer pour aller chacun de leur côté chercher un coin pour se reposer, les membres du Congrès nommèrent un des leurs chargé de prendre, sur son sommeil et sur son repas, le temps nécessaire pour rédiger un rapport qui servirait de base à la discussion, dès la reprise de la séance.

Le président, chargé, à son tour, de s'entendre avec l'aubergiste pour que le menu du repas fût digne du corps médical de Rio, on se sépara et, sans nul souci de ceux pour le salut desquels ils avaient été convoqués, messieurs les docteurs s'en furent chercher, dans un profond sommeil, l'oubli de leurs fatigues, tandis que, assis en face l'un de l'autre, le président élaborait minutieusement le menu du déjeuner et que le rapporteur élaborait non moins minutieusement son rapport...

Pour être juste, il faut dire qu'à deux heures sonnant le Congrès était en séance et que l'écho de l'horloge mourait à peine que le président donnait la parole au rapporteur.

Très habilement, celui-ci avait commencé par faire l'éloge du corps médical brésilien, portant aux nues les fameux docteurs qui n'avaient pas hésité à abandonner des malades très intéressants pour venir apporter le concours de leurs lumières à la résolution de l'extraordinaire problème qui se posait à eux, n'ayant pas assez d'éloges, non plus, pour le dévouement des praticiens plus humbles, qui n'avaient pas reculé devant les kilomètres et les kilomètres à parcourir pour tenter de tirer du néant les «sujets» découverts dans ce bloc aérien...

«Certes, il ne lui appartenait pas à lui, modeste entre les modestes, de se prononcer sur le cas véritablement sans précédent qui leur était soumis: cependant, il ne croyait pas trop s'avancer en déclarant que c'étaient là des êtres appartenant à la génération actuelle,—il n'en voulait pour preuve que les vêtements, ou plutôt les lambeaux de vêtements qui les couvraient et qui semblaient révéler, à l'examen, une fabrication moderne.

«Il regrettait fort que l'illustre savant, dont le récent voyage venait de bouleverser le monde scientifique, fût mort si tragiquement, et cela au moment même où son expérience eût pu être d'une si grande et si incontestable utilité; car si,—comme on pouvait le supposer,—le bolide tombé, quelques semaines auparavant, aux environs de Pétersbourg, appartenait au bradyte dans lequel les «sujets» en question venaient d'être trouvés, nul doute que Fédor Sharp eût donné de précieux renseignements, desquels on eût conclu, pour ainsi dire à coup sûr, en quel état se trouvaient, pour l'instant, ces malheureux.

«Certes, il ne lui appartenait pas d'examiner le côté scientifique de la question; d'autres plus compétents que lui le feraient, et avec une plus grande autorité que celle qu'il pourrait apporter.... Mais enfin, avant d'examiner si les êtres en question étaient ou non viables, il eût été, à son avis, indispensable d'être fixés sur le monde duquel ils arrivaient, et sur la composition exacte du bradyte dans lequel ils étaient comme incrustés.

«Ces points une fois acquis, on pourrait, sachant dans quelles conditions atmosphériques et climatologiques les «sujets» avaient vécu, étudier s'il était possible ou non de les rappeler à la vie.

«C'est pourquoi il concluait à la convocation immédiate et par voie télégraphique d'un corps d'astronomes et de chimistes, à l'effet d'examiner le bradyte et d'analyser sa composition.»

Si la première partie du rapport avait été, comme on pense, applaudie, la seconde fut accueillie par une froideur significative: on trouvait, non sans raison, que ce n'était guère flatteur pour le corps médical de Rio, que de proposer de le mettre à la remorque des astronomes et des chimistes.

Et, demandant la parole, un orateur escalada la tribune pour déclarer, en son nom et au nom d'un grand nombre de ses collègues, qu'ils ne pouvaient, à leurs grands regrets, adopter les conclusions du rapporteur: c'était en leur qualité de médecins qu'ils avaient été convoqués à l'effet d'examiner des corps inanimés et de décider s'il y avait ou non lieu de tenter quelque chose pour les rappeler à la vie.

Tous, ils avaient défilé devant les «sujets», les avaient étudiés, sommairement il est vrai, mais suffisamment pour s'être fait une opinion et il demandait au président de vouloir bien mettre au vote la question de savoir à quel cas particulier appartenait l'état des «sujets». On pourrait ensuite voter sur le point de savoir à quelle résolution il convenait de s'arrêter....


Sous la conduite de l'aubergiste, ils revenaient chargés de provisions (p. 363).

Tout cela avait été dit d'une voix brève, autoritaire, qui produisit grande impression et le président jugea, aux acclamations qui accueillirent l'orateur à sa descente de la tribune, que la grande majorité partageait sa manière de voir.

Seulement, quand il proposa de voter par mains levées, un certain nombre d'assistants demandèrent qu'on procédât par vote secret et, cette motion ayant été adoptée, chacun des cent vingt-deux docteurs de la Faculté de Rio monta à la tribune pour déposer, dans une soupière prêtée par l'aubergiste pour jouer le rôle d'urne et placée devant le président, le bulletin sur lequel il avait résumé son diagnostic.

Le compte fait, il se trouva que, sur cent vingt-deux votants, il y eut trente-cinq bulletins concluant à une momification d'un ordre tout spécial qui, en produisant la mort, laissait cependant au sujet l'apparence de la vie: quinze bulletins insinuant qu'on se trouvait en présence d'un cas de catalepsie incompréhensible, mais que l'on ne pouvait faire cesser, du moment que l'on n'en connaissait pas les causes et enfin soixante-douze bulletins blancs.

En proclamant le résultat du vote, le président insinua qu'il était regrettable qu'un si grand nombre de confrères n'eussent pas cru devoir donner leur opinion,—fût-elle même absurde,—car quelquefois de plusieurs absurdités jaillit la lumière.

On procéda ensuite à un second tour de scrutin, lequel avait pour but de formuler un vœu relativement aux dispositions à prendre en ce qui concernait les «sujets».

Sur ce point, il y eut unanimité: cent vingt-deux bulletins, sur cent vingt-deux votants demandaient que les «sujets», transportés à Rio, fussent mis à la disposition de l'École de médecine, pour y être soumis à un examen anatomique sérieux.

—Un certain nombre de nos confrères, dit alors le président d'une voix grave, ont cru devoir voter comme la majorité de l'assemblée, bien qu'ils inclinent à penser que les «sujets» sont seulement en état de catalepsie! je suppose être l'interprète des sentiments de tous en leur adressant des félicitations pour leur stoïcisme; car ils se trouvent en présence d'un cas de conscience difficile à trancher, eu égard à la vie qu'ils croient exister à l'état latent chez des individus. Mais de véritables savants pouvaient-ils hésiter, alors que les intérêts de la science sont en jeu?...

En dépit de sa férocité, cette petite harangue fut applaudie à outrance.

Alors, un des membres de l'assemblée demanda la parole pour un fait personnel et dit:

—Je suis l'un de ceux auxquels notre honorable président vient de faire allusion en termes si délicats et si flatteurs et, si je suis monté à la tribune, c'est pour dire ceci: c'est qu'en admettant que les «sujets» soient en état cataleptique, il n'y a qu'un miracle qui puisse les rendre à la vie, étant donné l'ignorance où nous sommes de la cause de cet état... Or, comme Dieu seul fait des miracles et que nous ne sommes que des hommes, j'ai estimé qu'il fallait faire profiter la science d'une occasion unique d'étudier sur le vif un cas de catalepsie sidérale...

Il ajouta d'une voix vibrante:

—Donc, à l'amphithéâtre!

Et, tous se levant, les bras agités au-dessus de la tête, de répéter, en écho:

—À l'amphithéâtre!

En ce moment, la porte de la salle s'ouvrit et Fricoulet, arrêté sur le seuil, pâle, défaillant, cramponné des deux mains, au chambranle, pour ne pas tomber, balbutia d'un ton rauque qui donnait comme une sensation d'outre-tombe:

—Bravo! messieurs... seulement vous avez oublié de nous demander notre permission!

La foudre, tombant tout à coup, n'eût pas produit un effet plus radical: durant une seconde, les cent vingt-deux savants s'immobilisèrent, les traits figés, comme médusés, les yeux désorbités avec une expression d'épouvante, la bouche ouverte par un cri que l'angoisse avait étranglé dans la gorge, au passage.

Puis, subitement, ce cri sortit de toutes les gorges à la fois, trahissant l'horreur que causait cette soudaine apparition et, dans une bousculade folle, les docteurs se ruèrent vers les portes, vers les fenêtres, vers tout ce qui pouvait être une issue susceptible de les mettre promptement hors de l'atteinte de ce revenant.

En moins d'une minute, la salle fut vide et alors Fricoulet partit d'un éclat de rire.

Mais ce rire,—le premier qu'il poussait depuis son retour sur la terre,—frappa ses oreilles d'échos si singuliers qu'il tressaillit, sentant un frisson le secouer désagréablement des pieds à la tête.

—Brrou! fit-il.

Et, pivotant sur ses talons, il rentra dans la salle où ses compagnons de voyage, étendus sur leur couchette, conservaient cette immobilité qui avait fait croire à leur mort.

—Pauvres amis, murmura l'ingénieur, ils l'échappent belle!... sans moi, ils étaient, dans vingt-quatre heures, couchés sur la table de dissection!...

Il promena ses regards autour de lui, avisa la tablette surmontant le comptoir et sur laquelle une ligne respectable de bouteilles se voyait, contenant des liquides de couleurs variées.

—Il y a là plus qu'il n'en faut pour faire revenir un mort!

Il se hissa sur le comptoir, consulta les étiquettes, prit une bouteille de rhum qu'il déboucha et dont il avala une forte gorgée; après quoi, un peu ragaillardi lui-même, il se dirigea vers les couchettes.

Un moment, il s'immobilisa, promenant ses regards à droite et à gauche, semblant indécis sur le choix qu'il convenait de faire; mais son indécision ne fut pas longue et, s'approchant de Séléna, il entr'ouvrit doucement les lèvres de la jeune fille pour faire couler entre ses dents serrées quelques gouttes d'alcool.

Penché vers elle, lui soulevant le buste d'un bras, tandis que, de la main restée libre, il lui tamponnait le front de son mouchoir imbibé de rhum, il suivait avec une angoisse poignante, sur le visage de Séléna, les progrès de la résurrection.

D'abord, ce ne fut qu'un imperceptible tressaillement dans les muscles faciaux, puis la poitrine se souleva imperceptiblement, envoyant, par les lèvres pâles, un souffle léger, si léger qu'à peine eût-il agité un duvet d'oiseau; mais ce souffle, Fricoulet en eut la perception sur sa joue et cela lui arracha une exclamation de joie.

—Séléna... ma chère Séléna... murmura-t-il.

Presque aussitôt, pourtant, il rougit de son audace et jeta un regard inquiet vers Gontran, comme si celui-ci eût été capable de l'entendre; alors, rendu au sentiment de la réalité par la vue de son ami, il poussa un soupir de regret et son visage, radieux, s'assombrit.

Cependant, sous la peau mate de la jeune fille, il semblait que le sang circulât à nouveau; à fleur de peau, une légère teinte rosée parut bientôt, rendant une apparence de vie à ce pauvre visage tout à l'heure encore couleur de cire; la poitrine commençait à se soulever plus franchement sous le jeu plus régulier des poumons, en même temps que les lèvres reprenaient leur incarnat d'autrefois.

Enfin, les paupières, après avoir battu à plusieurs reprises, finirent par s'entr'ouvrir et le regard vague, durant quelques secondes, s'illumina soudain en s'arrêtant sur l'ingénieur.

—Monsieur Fricoulet... balbutia la jeune fille.

Fricoulet, ivre de joie, lui saisit la main et la couvrit de baisers, balbutiant:

—Mademoiselle!... oh! mademoiselle...

Bien que revenue à elle, Séléna n'avait pas, comme bien on pense, le sentiment de la réalité; aussi, promenant d'un air surpris ses regards autour d'elle, cherchant, sans y pouvoir parvenir, à se rendre compte des objets nouveaux qui l'entouraient, elle murmura la phrase classique pour toute personne sortant d'un évanouissement:

—Où suis-je?... Qu'est-il arrivé?...

—Sur Terre! mademoiselle! s'exclama Fricoulet... nous sommes sur Terre... enfin!...

Alors, le souvenir des êtres qui lui étaient chers revint à la jeune fille et, la gorge étranglée par l'angoisse, elle s'écria:

—Mon père!... Gontran!...

Puis, apercevant, couchés côte à côte, le vieillard et son fiancé, elle se laissa aller au bras de l'ingénieur, demi-pâmée, balbutiant:

—Morts!... ah! mon Dieu!

—Non... non, rassurez-vous... il en est d'eux comme de vous... du moins je l'espère...

Séléna, d'un énergique effort, s'était relevée, puisant dans son amour filial la volonté nécessaire pour triompher de la faiblesse qui menaçait de la terrasser.

—Occupez-vous de M. de Flammermont, dit-elle. Je cours à mon père.

Et avec une énergie dont on n'aurait pu croire capable cette pauvre enfant, tout à l'heure engourdie dans une catalepsie voisine de la mort, elle se mit à frictionner le vieillard, ainsi que Fricoulet avait fait pour elle-même.

L'ingénieur, lui, avait employé pour Gontran un système semblable à celui dont il avait usé pour la jeune fille: rhum ingurgité entre les lèvres contractées, friction du visage avec un linge trempé d'alcool, massage de la poitrine pour rétablir le jeu des poumons; et, comme pour Séléna, le succès couronna ses efforts.

Mais ce qu'il y eut de plus curieux, ce fut que Farenheit, sans qu'on se fût occupé de lui, revint à la vie en même temps que le jeune comte.

L'odeur de l'alcool avait sans doute impressionné de façon toute spéciale ses nerfs olfactifs; car, obéissant à une sorte d'instinct, comme s'il eût été en état de somnambulisme, il étendit la main vers le litre de rhum posé à sa portée et d'une seule lampée, en avala le contenu presque tout entier.

L'absorption rapide d'une si grande quantité d'alcool produisit, dans cet estomac sevré de spiritueux depuis si longtemps, l'effet d'un réactif puissant qui provoqua une résurrection quasi instantanée.

Et cette résurrection se manifesta tout d'abord par un éternuement formidable qui éclata comme un coup de canon, faisant trembler les vitres de la salle.

—By God!—s'exclama en sursautant l'Américain qui ne s'était pas rendu compte qu'il était l'auteur de cette explosion, By God... voilà l'Éclair qui éclate...

D'un bond, il fut en bas de sa couchette; mais l'état de faiblesse extrême qui l'engourdissait, comme mort, depuis plusieurs semaines, le fit fléchir si brusquement sur ses jambes qu'il s'immobilisa, tout stupéfait, promenant autour de lui un regard ahuri...

—Monsieur de Flammermont!—appela-t-il... Monsieur Fricoulet!...

Mais il s'arrêta net, passa la main sur son front et, se mettant à rire, ajouta:

—Diable de rêve!... car je rêve!... cette fenêtre... ce comptoir... ces chaises... Ce n'est pas l'Éclair tout ça...

Il écarquillait les yeux, regardant les groupes formés par Séléna auprès d'Ossipoff et de Fricoulet auprès de Gontran, ne pouvant s'imaginer qu'il n'était pas le jouet d'un cauchemar, lui montrant près de lui ses compagnons de voyage...

Cependant, comme il tenait encore à la main le litre de rhum, il en porta le goulot à son nez, renifla vigoureusement et s'exclama:

—Mais, By God!... ça en est, cependant!... je n'ai pas la berlue!...

Et tendant la main vers l'ingénieur:

—Monsieur Fricoulet, supplia-t-il, au nom de Dieu, je vous en conjure...

Comme il achevait ces mots, Gontran revenait à lui et, tout comme l'Américain, le jeune comte commença par douter de la réalité.

Mais un incident vint fort à propos, heureusement, déchirer les voiles qui enveloppaient leur cerveau et les contraindre à toucher du doigt la vérité...

Au dehors, un bourdonnement de voix se faisait entendre, croissant à chaque seconde, pour atteindre tout à coup une intensité formidable; en même temps que, les volets subitement arrachés, apparurent derrière les vitres des pyramides humaines, montrant des têtes curieuses entassées les unes sur les autres.

C'était la population entière du village, augmentée des habitants des environs qui, mise en éveil par la fuite épouvantée des docteurs, venait contrôler, de visu, ce qu'il y avait de vrai dans cette prétendue résurrection.

Et, lorsqu'ils aperçurent les voyageurs debout près des couchettes sur lesquelles plusieurs de ceux-là mêmes qui regardaient les avaient étendus, le miracle éclata aux yeux de tous et une formidable exclamation poussée par des centaines de poitrines vint prouver aux oreilles de Farenheit et de Gontran que, cette fois, ils foulaient bien du pied le sol de la planète natale...

L'Américain ne courut pas, il vola jusqu'à l'une des fenêtres, l'ouvrit toute grande et, brandissant à bout de bras sa casquette de voyage, hurla à pleins poumons:


Nos corps reprenaient le chemin de la terre (p. 374).

—Hurrah!... hurrah!...

Et la foule enthousiasmée, qui tout d'abord avait eu en arrière un prudent mouvement de recul, répéta après lui:

—Hurrah!... hurrah!...

Puis un silence religieux se fit: on attendait qu'il prononçât un discours...

Mais,—la nature, un moment engourdie, reprenant soudain ses droits,—le discours de l'Américain fut extrêmement court et se borna à ceci:

—À manger!... à boire!...

Comme une nuée de moineaux mis en fuite par la détonation d'une arme à feu, les villageois détalèrent dans toutes les directions et presque instantanément Farenheit se trouva seul dans l'encadrement de la fenêtre grande ouverte...

Alors, il revint vers ses compagnons: les premières effusions de joie passées, Gontran et Fricoulet avaient joint leurs soins à ceux de Séléna pour rappeler à lui Ossipoff.

Mais la résurrection du vieillard était lente; car, depuis trois ans, le cerveau avait tué le corps, la lame avait usé le fourreau; et maintenant que la volonté était engourdie—morte peut-être—les membres, ayant perdu leur maître, n'obéissaient plus...

Cependant, à force de frictions énergiques, à force d'insufflations patientes et habiles entre les lèvres décolorées, la poitrine finit par se soulever presque imperceptiblement et Séléna, qui était penchée vers le visage livide de son père, se redressa soudain, la joie dans les yeux.

—Il respire! s'exclama-t-elle.

—Chut! fit Fricoulet en mettant un doigt sur sa bouche, pas d'émotions.

Il continua de lui masser doucement la poitrine, tandis que Gontran lui frottait les tempes avec du rhum et que, de son mouchoir, en guise d'éventail, Séléna lui envoyait à la face un air un peu plus frais.

Peu à peu, tant d'efforts furent récompensés, les poumons reprirent leur jeu naturel, les paupières se soulevèrent, les regards se promenèrent de l'un à l'autre, et bientôt, la voix caverneuse, Ossipoff demanda:

—Qui donc est à la machinerie?

Ne recevant pas de réponse, il ajouta, faisant mine de vouloir se lever:

—Je vais mettre le cap sur la Grande Ourse... Je veux voir... je veux connaître...

Il s'arrêta, porta dans un geste douloureux ses mains à sa poitrine et balbutia:

—Je souffre épouvantablement...

—La faim, parbleu... fit l'Américain.

Un éclair s'alluma dans la prunelle du vieillard.

—Oui... oui... vous devez avoir raison, Farenheit,... mais la soute est vide...

Alors, un ruisseau de larmes jaillit de ses yeux.

—Ah! ma fille... mes amis... combien je suis coupable!... pardon, pardon, de vous avoir jetés dans cette folle aventure... Les étoiles!... c'était trop loin... et nous voici condamnés à mourir de faim.

Comme il achevait ces mots, un vacarme se fit entendre du côté de la porte qui finit par s'ouvrir sous une pression violente, livrant passage à la foule des braves gens qui, tout à l'heure, examinaient du dehors les voyageurs...

Sous la conduite de l'aubergiste, ils revenaient chargés de provisions: l'un portait sur sa tête un panier de raisin, l'autre tenait dans ses bras des bouteilles de vin; celui-ci c'était un gigot dont il faisait hommage; celui-là, plus pauvre, avait partagé en deux le pain destiné à sa famille...

Devant les voyageurs ahuris, ils défilèrent ainsi, poussant des hourras et déposant sur le plancher leurs cadeaux qui finirent par former un amoncellement de victuailles, faisant comme un rempart.

À chacun des manifestants, chacun des voyageurs dut serrer la main et quand le dernier fut sorti, seul l'aubergiste demeura pour dresser la table...

—Ah! bien! disait-il tout en plaçant les assiettes, ça en fait un bruit, votre aventure... C'est-à-dire que je m'en vais faire des affaires d'or avec vous!... on parle d'organiser des trains de plaisir jusqu'ici... et comme mon auberge est la seule du pays...

Il s'exprimait en portugais et comme Gontran avait été durant quelques mois—lorsqu'il appartenait à la diplomatie—attaché à la légation française à Lisbonne, il demanda:

—Pardon, mon ami... voudriez-vous nous dire où nous sommes?...

L'aubergiste le regarda avec des yeux démesurément ouverts; puis il éclata de rire, s'exclamant:

—C'est vrai!... vous ne pouvez pas savoir... eh bien! vous êtes chez Antonio Pajarès, aubergiste dans le village de la Rocca... à vingt-cinq kilomètres de Rio...

—Rio!... Rio-de-Janeiro! s'écria Gontran.

—C'est cela même...

Alors, il se tourna vers ses compagnons et leur traduisit en français la réponse du Brésilien...

Farenheit battit un entrechat.

—Amérique!... Nous sommes en Amérique.

Il se précipita vers Gontran, lui serra la main avec une frénésie telle que les os craquèrent et dit d'une voix qu'il s'efforçait de rendre grave:

—Merci... merci, cher monsieur de Flammermont, de cette attention délicate; mais, pendant que vous y étiez, vous auriez aussi bien pu diriger l'Éclair sur les États-Unis...

Fricoulet partit d'un éclat de rire formidable.

—Pourquoi pas aussi dans New-York même, cinquième avenue, au deuxième étage, sur votre palier...

Tout en plaisantant, cependant, l'ingénieur réfléchissait, se creusant vainement la cervelle pour comprendre comment lui et ses compagnons se trouvaient en Amérique, sur le territoire brésilien, à quelques kilomètres de Rio.

Par quel miracle avaient-ils franchi assez rapidement, pour ne pas mourir d'inanition, les trillions et les trillions de lieues qui séparaient les régions de la Grande-Ourse de la planète natale?

En admettant même que la vitesse dont l'Éclair était animé durant sa course à travers le désert sidéral eût été—il ne savait trop comment, par exemple,—décuplée, centuplée même, il leur eût fallu des centaines d'années, et...

Il regarda l'un après l'autre ses compagnons de voyage, et ils lui apparaissaient tels qu'il les avait quittés la veille, à l'exception pourtant d'Ossipoff dont le visage portait les traces d'un excessif surmenage...

Mais, en admettant même cette chose inadmissible que le véhicule eût été animé d'une vitesse à laquelle il était impossible à l'imagination humaine de songer, par suite de quelles circonstances, contraires à toutes les lois de la physique et de la mécanique, l'Éclair ne s'était-il pas liquéfié d'abord en pénétrant dans la zone d'atmosphère terrestre et ensuite brisé, en touchant le sol de la planète?

Voilà ce à quoi il songeait, la tête entre les mains, tandis que ses compagnons—ou du moins Gontran et Farenheit—faisaient largement honneur au repas; Ossipoff, lui, le regard vague, les mains abandonnées sur les genoux, gardait une immobilité accablée, indifférent aux caresses que lui prodiguait sa fille.

—Alcide, dit tout à coup Flammermont qui, sa première fringale apaisée, finit par s'apercevoir de l'attitude rêveuse de son ami; Alcide, tu n'as donc pas d'estomac?...

L'ingénieur tressaillit, comme arraché brusquement à un rêve, et répondit en se jetant sur le contenu de l'assiette placée devant lui:

—Si... si... parfaitement.

Et il se mit à manger silencieusement.

Tout à coup, comme l'aubergiste venait d'entrer, Farenheit dit à Gontran:

—Auriez-vous l'amabilité de prier cet homme de m'apporter un indicateur des chemins de fer?

Quelques instants plus tard, l'Américain feuilletait l'indicateur demandé, prenant des notes au crayon, marquant l'itinéraire à suivre, notant les heures de départ et les systèmes de correspondances...

—By God! finit-il par grogner d'un ton mécontent, je ne puis partir avant demain matin...

—Partir!... pour où?... interrogea Fricoulet.

—Mais pour New-York, donc!... Vous figurez-vous, par hasard, que j'aie l'intention de m'établir au Brésil...

Rapidement, il avait écrit quelques lignes sur une feuille arrachée à son carnet.

—Voudrez-vous avoir de nouveau l'obligeance, fit-il à Gontran, de demander à l'aubergiste s'il y a le télégraphe, ici?

L'homme ayant répondu négativement, Farenheit ajouta:

—Connaît-il quelqu'un dans le village qui porterait à cheval cette dépêche au télégraphe de Rio?

Et comme, cette fois, l'aubergiste tendait la main dans un geste fort clair, l'Américain, embarrassé, balbutia:

—Mon cher comte, vous n'auriez pas de monnaie sur vous?

—Dame... pas plus que vous et que Fricoulet...

Farenheit fouillait dans ses poches, machinalement, quoiqu'il sût très bien qu'il n'y trouverait rien, lorsque, soudain, ses yeux s'illuminèrent et sa bouche se fendit dans un large sourire; en même temps, du gousset de son gilet, il tira quelque chose qu'il montra à Fricoulet, du bout des doigts.

—Hein? fit interrogativement l'ingénieur en avançant la main...

L'Américain ouvrit la main et le quelque chose qu'il tenait tomba dans la main de son interlocuteur: ce quelque chose était purement et simplement un écrou, gros comme le petit doigt et mesurant trois centimètres de longueur.

—Eh bien! interrogea Fricoulet en tournant et retournant l'écrou...

—Combien cela peut-il peser... à peu près...

—Mon Dieu...—et l'ingénieur soupesait l'objet—je ne sais trop..., dans les deux cents... à deux cent cinquante grammes.

L'Américain reprit l'écrou et le déposa dans la main de l'aubergiste ahuri, en disant à M. de Flammermont:

—Expliquez à cet homme, que c'est pour la course...

Gontran examina Farenheit, regarda Fricoulet et murmura:

—Il est fou!...

—C'est vous qui êtes fou! riposta l'Américain; cet écrou provient de la machinerie de l'Éclair... cet écrou est en lithium... Or, le lithium vaut sur terre, m'a dit monsieur Fricoulet, environ soixante-dix mille francs le kilogramme; ce qui donne à cet écrou une valeur d'à peu près quatorze mille francs; pour aller porter une dépêche à Rio!... Je ne pense pas que cet homme soit volé...

Fricoulet hocha la tête.

—L'aubergiste ne comprendra pas, murmura-t-il; d'ailleurs, s'il comprenait, ce serait dangereux, car cela ébruiterait la chose et nous risquerions d'être volés...

Ces simples mots suffirent à faire se renfrogner le visage de l'Américain; il reprit l'écrou dans la main, toujours étendue, de l'aubergiste et le fourra dans sa poche; mais il décrocha sa montre, un superbe chronomètre en or, qu'il lui tendit, pendant que Gontran expliquait que le bijou lui était confié en garantie de paiement.

L'homme s'inclina jusqu'à terre et allait sortir lorsque, toujours servant d'interprète, mais pour le compte de Fricoulet, cette fois, Gontran lui demanda d'apporter des journaux...

—Qu'y a-t-il donc de si important dans cette dépêche? fit l'ingénieur, pour que vous soyez prêt à payer le commissionnaire une somme aussi considérable?

—J'annonce mon arrivée à New-York pour après-demain et convoque en assemblée générale les actionnaires de la Selene Company limited.

—Pour?...

—Pour rendre compte de mon mandat et déclarer qu'ils seront désintéressés jusqu'au dernier dollar, grâce à une part de bénéfices dans la vente de l'«Éclair»...

Fricoulet baissa le nez dans son assiette. L'Éclair! il n'osait faire part au pauvre Farenheit de ses inquiétudes; mais il craignait fort qu'il ne fût liquéfié, volatilisé, en traversant l'atmosphère ou réduit en miettes impalpables, en prenant contact avec le sol...

Cependant, l'aubergiste avait apporté les journaux et il y en avait une quantité assez respectable, vu que les docteurs, dans la précipitation de leur départ, avaient oublié ceux dont ils s'étaient munis, pour rompre la monotonie du voyage de Rio.

Il y en avait de tous formats et de toutes sortes, de toutes langues, des grands, des petits, des politiques, des scientifiques, des mondains, des illustrés, des portugais, des anglais, des français, des russes, etc.; et tous s'occupaient presque exclusivement du fameux aérolithe qui mettait sens dessus dessus le monde savant de l'Univers.

—Parbleu! dit Fricoulet, dont le visage s'irradia d'un sourire satisfait, voilà mon affaire.

Il venait de trouver un journal de Rio, rédigé en français et qui donnait sur l'événement les détails les plus circonstanciés.

Farenheit avait accaparé, lui, toutes les feuilles anglaises et américaines, laissant à Gontran le soin de parcourir les journaux espagnols et italiens; quant à Ossipoff, il écoutait d'une oreille distraite Séléna qui lui lisait à mi-voix une revue scientifique russe.

—Parbleu! s'exclama tout à coup Fricoulet en appliquant sur la table un coup de poing formidable, je m'explique maintenant.

Chacun interrompit sa lecture et dressa le nez vers l'ingénieur.

—Vous vous expliquez... quoi? interrogea Farenheit.


Séléna, dit Gontran à mi-voix, il faut que je vous parle (p. 383).

—Comment nous sommes ici... alors que, logiquement, mathématiquement, scientifiquement, nous devrions être à des milliards de lieues de la terre.

À ces mots, une étincelle s'alluma dans l'œil atone d'Ossipoff et il lui sembla qu'un regard de vie s'animait en lui.

Gontran, frappé par cette observation, s'écria à son tour:

—C'est juste!... et puis, par quel miracle ne nous sommes-nous pas volatilisés dans la nébuleuse de l'Écu de Sobieski?...

Fricoulet regarda son ami en riant, mais d'un rire sardonique et répondit:

—Par un miracle bien simple, mon cher Gontran, et que tu vas comprendre: nous ne sommes pas restés dans l'Écu de Sobieski, parce que nous n'y sommes jamais allés.

Il sembla que ces mots eussent produit sur Ossipoff l'effet d'un cinglant coup de fouet appliqué sur les mollets: il se redressa comme mû par un ressort, et, cramponné des deux mains au rebord de la table, le buste penché en avant, comme s'il allait se jeter sur l'ingénieur, qu'il considérait d'ailleurs avec des regards flamboyants:

—Jamais allés! répéta-t-il... vous osez dire que...

Il s'interrompit, haussa les épaules et, se tournant vers sa fille, ainsi que vers Gontran et Farenheit:

—Il est fou, ma parole!...

Mais Fricoulet se contenta de hocher la tête, sans cesser de sourire.

—Eh! eh!... le plus fou de vous tous n'est pas celui qu'on pense, déclara-t-il.

—Alors? s'exclama le vieillard, qui paraissait avoir recouvré toute sa vigueur, vous osez dire que nous ne sommes allée ni dans la Lune, ni dans les planètes, ni dans...

Mais l'ingénieur ne le laissa pas continuer.

—Permettez; ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, et ce que je n'ai pas l'intention de dire; je n'ai parlé ni de la Lune, ni des planètes, petites ou grandes...

—Ah! ricana le vieillard, vous concédez Neptune, Saturne, Uranus...

—Non, là, je vous arrête, monsieur Ossipoff... car je ne vous concède pas Uranus...

Le vieillard se croisa les bras, avec un air d'indignation profonde, et s'écria:

—Quoi!... vous oseriez nier...

—Que nous soyons allés à Uranus... parfaitement...

Les autres entouraient l'ingénieur, bien près de croire, eux aussi, comme Ossipoff le croyait sérieusement, que le malheureux garçon était fou...

Lui, se rendait compte du sentiment qui les animait et ne pouvait s'empêcher de ricaner.

—Parfaitement... répéta-t-il... je nie Uranus et tout le reste de notre voyage...

—Oh! par exemple! protesta à son tour Gontran; mais tu ne te rappelles donc plus...

—Si, je me rappelle... répliqua narquoisement l'ingénieur: la trahison de monsieur Ossipoff, profitant de notre sommeil pour nous faire quitter le courant astéroïdal et nous lancer dans l'infini...

Le vieillard baissa la tête, un peu honteux.

—... Et l'accident survenu à l'œil de monsieur Farenheit...

L'Américain chercha le bandeau qui lui entourait le front et parut fort surpris de ne le pas trouver.

—... Et ton rêve sur la Loïe Fuller, avec laquelle tu te mariais...

Ce fut au tour de Gontran de détourner la tête pour fuir le regard plein de reproches de Séléna.

—... Et la congestion cérébrale de monsieur Ossipoff, poursuivit Fricoulet, et le fameux duel que monsieur de Flammermont et sir Farenheit doivent avoir ensemble aussitôt leur retour sur terre...

Séléna jeta un cri de terreur, tandis que les deux adversaires s'écartaient soudain l'un de l'autre, sentant se réveiller en eux le ressentiment que les péripéties du voyage avaient endormi.

—Ah! se mit à rire Fricoulet, vous n'avez rien à craindre, mademoiselle, et vous, mes chers amis, vous pouvez bien vous donner la main... car votre altercation n'a eu lieu qu'en rêve.

—En rêve! s'exclamèrent-ils tous à la fois...

—Assurément, puisque c'est en rêve que nous avons accompli notre voyage sidéral...

Ce fut un ébahissement.

—Voyons... fit l'ingénieur, rappelez-vous ce qui s'est passé au moment où nous passions à proximité de Saturne; on avait agité la question de savoir si on continuerait le voyage, afin de profiter du courant astéroïdal qui nous emportait... ou bien si on courrait la chance d'aborder sur la planète, quitte à revenir ensuite comme on pourrait...

—Parfaitement, déclara Farenheit, je me rappelle d'autant plus ces détails qu'à ce moment vous m'aviez enfermé dans ma cabine, et que je passais mon temps, l'oreille collée à la porte, pour écouter ce qui se disait.

—C'est alors, poursuivit Fricoulet, que monsieur Ossipoff découvrit dans la constellation de Cassiopée un astre nouveau, que Gontran déclara, après de sérieuses observations, être un bolide, et même il précisa en ajoutant que le point brillant signalé par monsieur Ossipoff, comme une montagne de neige, n'était autre que le véhicule servant d'habitation à Sharp...

Un peu humilié, le vieux savant grommela:

Errare humanum est...

—C'est précisément ce que je vous répondais dernièrement, au sujet de mon dessin sur la Grande-Ourse, fit Gontran enchanté de reprendre sa revanche.

Ossipoff lança en dessous, à celui qui devait être son gendre, un regard soupçonneux et ne dit plus rien.

Alors, Farenheit, la mémoire complètement rafraîchie par ce que venait de dire l'ingénieur, s'écria:

—Je me souviens très bien... puisque c'est moi qui suis sorti de ma cabine, pendant que tout le monde dormait, pour remettre en route l'Éclair, que l'on avait fait stopper, afin de laisser passer le bolide en question...

—Eh bien! continua Fricoulet, l'Éclair est venu donner tête baissée dans le bolide avec une telle force qu'il y est entré tout entier, mais pas assez puissamment cependant pour le traverser de part en part et ressortir de l'autre côté.

S'adressant à M. de Flammermont, il ajouta:

—Te rappelles-tu ce cauchemar épouvantable dont tu me fis le récit? ce n'était point un cauchemar, c'était bien la réalité, et tandis que notre esprit vagabondait par les espaces, continuant le voyage véritablement incohérent rêvé par M. Ossipoff, nos corps, tombés dans un coma voisin de la mort et ayant l'Éclair pour tombeau, reprenaient le chemin de la terre, dans le bolide qui emportait Sharp...

Il ajouta, avec un sourire un peu narquois:

—Voilà comment il se fait que nous soyons aujourd'hui sur notre planète natale, alors qu'il y a trois jours encore, nous en étions éloignés de plusieurs trillions de lieues.

Ossipoff avait saisi sa tête à deux mains, avec le geste naturel à ceux qui entendent d'invraisemblables choses, et il balbutiait:

—Impossible!... impossible... impossible...

—Mais ce qui impossible, mon cher monsieur, riposta Fricoulet, c'est que nous n'ayons pas rêvé, que nous ayons réellement accompli ce fantastique voyage; d'ailleurs, vous n'avez qu'à lire ce que dit Fédor Sharp... vous verrez que son récit coïncide absolument avec ce que je viens de vous rappeler...

Et il mettait sous le nez du vieillard le journal qu'il tenait à la main et qui donnait un compte rendu aussi complet que possible des événements dont le monde scientifique était occupé depuis plusieurs semaines.

Force fut bien alors à Ossipoff de se rendre à l'évidence et, frappé au cœur par l'écroulement du rêve sublime qu'il avait fait, il poussa un gémissement et tomba sur son siège, en proie à un véritable effondrement.

Sa fille s'empressa auprès de lui, lui prodiguant mille caresses, s'ingéniant à trouver des arguments pour le consoler.

Ce fut vainement: il conservait son visage navré et gardait un silence farouche.

Ce fut en cet instant que l'hôtelier entra dans la salle.

—Señor, dit-il en s'adressant à Gontran, les voyageurs de messieurs Cook et Compagnie demandent s'ils pourraient avoir l'honneur de vous présenter de plus près leurs hommages.

Les yeux du jeune homme s'arrondirent.

—Messieurs Cook et Compagnie! répéta-t-il tout surpris, qu'est-ce que c'est que ça?...

—Tiens, lis, dit Fricoulet en lui tendant son journal qui consacrait un entrefilet entier aux excursions à prix réduit organisées par la fameuse Agence, aujourd'hui connue du monde entier, pour permettre aux curieux de l'ancien Continent de venir voir ce monstrueux bolide dont l'univers s'occupait.

—Nous voici passés à l'état de bêtes curieuses! s'écria le jeune comte.

Et à l'hôtelier:

—Qu'ils aillent contempler le bolide... cela, tant qu'ils voudront, mais qu'ils nous fichent la paix...

En ce moment, Fricoulet partit d'un immense éclat de rire et étendit la main vers la fenêtre derrière laquelle s'apercevait une masse de têtes, coiffées de la manière la plus étrange et la plus diverse, dont les visages, aux yeux ronds, aux bouches grandes ouvertes, exprimaient la plus ardente curiosité et la plus extrême surprise.

—Ces messieurs prennent un à-compte, ricana l'ingénieur, mais, pour le moment, c'est tout ce que nous pouvons leur permettre... Qu'ils aillent contempler le bolide... Cela leur fera prendre patience...

—Malheureusement, répondit l'hôtelier, cette consolation ne leur est même pas permise... car le gouvernement a été obligé de mettre autour du champ où le chariot a versé, une double ligne de sentinelles,... les touristes ne s'étaient-ils pas imaginé de vouloir emporter, chacun, un fragment du bolide, à titre de souvenir...

Fricoulet eut un plaisant mouvement de frayeur.

—Fichtre! monsieur l'hôtelier, fit-il, fermez bien les portes et les fenêtres! ces messieurs seraient capables de nous couper en petits morceaux pour emporter aussi un souvenir des fameux voyageurs.

Puis, désignant la porte au bonhomme:

—Fichez-nous la paix.

Se sentant tirer par la manche de son pardessus, il se retourna et se trouva nez à nez avec Farenheit.

—Dites donc, monsieur Fricoulet, murmura l'Américain, j'ai bien envie d'aller faire un tour du côté de l'Éclair... Voyez-vous qu'il prenne fantaisie à ces brigands de le détailler.

—Peuh!... puisqu'on vient de vous dire qu'il y avait des sentinelles...

—C'est égal... j'aimerais mieux veiller moi-même.

L'ingénieur haussa les épaules et dit:

—À votre aise... mon cher... seulement, à votre place, j'attendrais qu'il fasse nuit, autrement vous serez suivi comme une bête curieuse...

L'Américain montra ses poings.

—Voilà pour ceux qui s'aviseraient de vouloir me regarder de trop près...

Cela dit, il assujettit sur sa tête sa casquette de voyage, prit au râtelier une queue de billard qu'il fit tournoyer entre ses doigts noueux avec une prestesse inquiétante pour la curiosité des «Cook's Excursionnistes» et sortit.


—Ah! monsieur! s'exclama Fricoulet en regardant Séléna, comment pourrait-on ne pas aimer les étoiles?... (p. 388).

Cependant, l'affaissement d'Ossipoff avait fini par céder aux caresses et aux consolations de sa fille. Celle-ci, d'ailleurs, pour le ragaillardir un peu, lui avait tenu un raisonnement, sinon conforme à la scrupuleuse vérité, du moins plein de logique: puisque Sharp était mort, il n'y avait pas à craindre que l'on se heurtât à des démentis de sa part. Les voyageurs n'avaient qu'à tomber d'accord pour nier le récit fait par le savant à ses collègues et aux journaux. Il avait prétendu que le bolide qui le portait était un fragment de la comète de Tuttle... Et la preuve qu'il disait la vérité?... Et qui empêchait, au contraire, Ossipoff d'affirmer que l'Éclair avait rencontré ce bolide aux environs d'Antinoüs ou de l'Écu de Sobieski?

C'était un mensonge!... c'est évident... Mais à qui ce mensonge nuirait-il? à personne... ah! si, à la réputation de Fédor Sharp; le beau malheur, en vérité!

Mais, est-ce que Fédor Sharp n'était pas le dernier des hommes? n'était-ce pas lui qui avait fait condamner Ossipoff aux mines, afin de pouvoir lui voler sa gloire? et avait-il hésité à le tromper encore sur la Lune et à lui voler de nouveau l'appareil qui devait lui permettre de continuer le voyage sidéral commencé?

Et à son retour à Pétersbourg, avec quelle audace avait-il fait le banquiste, battant le tambour pour sa propre science, s'attribuant la gloire d'avoir eu, le premier, l'audace de concevoir un si aventureux projet.

—Non, non, cher père, avait dit Séléna en concluant, plus je réfléchis et plus je suis persuadée que vous pouvez user de cette bien innocente supercherie; qui sait même si la Providence, en me l'inspirant, ne veut pas se servir de nous pour punir jusqu'après sa mort ce traître de Sharp!...

En prononçant ces mots, la jeune fille avait fait montre d'une énergie que, jusqu'alors, elle avait employée en bien peu d'occasions, même dans les moments où les péripéties nombreuses du voyage les avait mis elle et ses compagnons, à deux doigts de la mort...

C'est qu'elle se rendait très bien compte de la situation, la pauvre Séléna; son amour filial lui faisait pressentir ce qui se passait dans l'esprit de son père et une angoisse terrible l'étreignait à la pensée que l'anéantissement de ce rêve merveilleux dont il s'était bercé durant des mois, pouvait le mettre au tombeau.

Elle avait bien vu, durant que Fricoulet expliquait aussi simplement leur présence sur la Terre, la transformation inquiétante qui s'était faite chez le vieillard et ce n'était pas tant la pâleur soudaine qui avait envahi ses traits dont elle avait été frappée, que de l'expression de tristesse, de découragement, d'anéantissement, qu'avaient soudainement pris les regards du vieillard.

Et elle s'était dit que, si elle ne trouvait pas un moyen d'arracher—bon gré, mal gré—son père à l'état comateux dans lequel il était plongé, son cerveau était capable de sombrer dans cet accès de désespoir: c'est alors que l'idée de cette supercherie lui était venue à l'esprit et qu'elle avait employé toute son éloquence à la faire admettre par Ossipoff.

Docile comme un enfant, celui-ci s'était rendu aux arguments invoqués par sa fille; seulement il murmura:

—À quel monde céleste peut appartenir ce bolide?

Enchantée de le voir se rendre à ses raisons, la jeune fille s'exclama:

—Qu'à cela ne tienne: c'est là un détail de peu d'importance et que nous allons trancher sans tarder...

Elle se retourna vers M. de Flammermont qui causait avec Fricoulet.

—Gontran!... appella-t-elle.

Mais aussitôt, se rappelant le rôle que jouait le jeune homme, elle rectifia:

—Non... pas vous... monsieur Fricoulet...

Puis, jugeant imprudente cette rectification dont pouvait s'étonner Ossipoff, elle ajouta:

—Oh! bien si... vous tout de même...

Gontran fit la grimace et s'approcha d'un air ennuyé; à l'appel de la jeune fille, Fricoulet n'avait fait qu'un bond.

—Messieurs, dit alors Séléna, Sharp est mort, et, si l'on en croit les journaux, il aurait, avant sa mort, cherché à accaparer à son profit toute la gloire qui revient à mon père... Pensez-vous que ce serait porter un préjudice bien grand à ce misérable que de présenter comme effectuée réellement la fin de ce voyage que nous n'avons faite qu'en rêve.

—Pas le moins du monde, s'écria Fricoulet, c'était un gredin!... et puis, du moment qu'il peut vous être agréable que monsieur Ossipoff ait pénétré dans Antinoüs, dans la Grande-Ourse, dans le Scorpion, etc., je n'y vois aucun inconvénient... Nous pouvons même être allés, si vous voulez...

Souriante, la jeune fille l'arrêta d'un geste de la main, tandis que Gontran, surpris d'un feu si étrange, regardait son ami, en pinçant les lèvres.

—Merci mille fois, monsieur Fricoulet, dit Séléna, mais il n'est nullement nécessaire d'exagérer...

—Oh! un peu plus, un peu moins, objecta M. de Flammermont.

Elle lui lança un coup d'œil surpris et poursuivit:

—D'autant plus que nous avons encore en nous les sensations éprouvées durant ce long rêve que nous avons fait, et, qu'ainsi, c'est presque la vérité que nous dirons. Seulement...

—Oui, interrompit l'ingénieur, seulement, qu'est-ce que ce bolide qui nous a amenés ici? n'est-ce pas? voilà ce que vous vous demandez?

Muettement, Séléna inclina la tête.

—Ce ne peut plus être, ainsi que l'a affirmé Sharp, un fragment de la comète de Tuttle; son orbite ne dépasse pas les grandes planètes, et nous ne pouvons prétendre arriver sur son dos du fin fond de l'espace.

En prononçant ces mots, Fricoulet tordait à les arracher les quelques poils follets qui lui ornaient le menton, cherchant, par ce moyen douloureux, à surexciter sa matière cérébrale.

—Diable! murmura-t-il, diable!...

Et ils étaient là, tous les deux, la jeune fille et lui, se regardant dans le blanc des yeux; Gontran, un peu à l'écart, et jouant d'un air distrait avec son monocle, lorsque la porte s'ouvrit, livrant passage à l'hôtelier.

—Messieurs, dit le bonhomme, il y a là une cinquantaine de personnes qui sollicitent l'honneur de vous entretenir en particulier.

Les deux jeunes gens ne purent s'empêcher d'éclater de rire.

—Voilà un entretien qu'il me paraît difficile d'accorder dans ces conditions-là, fit Gontran... Cinquante personnes!... cela ne s'appelle plus être reçu en particulier.

—Votre Seigneurie m'excusera, répliqua l'hôtelier; elle m'a mal compris, ou bien je me suis mal exprimé; ces personnes sollicitent un entretien particulier l'une après l'autre.

Fricoulet bondit sur lui-même.

—Mais il y en a pour la journée entière et même une partie de la nuit! s'écria-t-il. Et puis nous ne sommes pas des bêtes curieuses!

—Excusez-moi, señor, ces messieurs m'ont prié de vous remettre leurs cartes.

Et le bonhomme tendit à l'ingénieur un petit paquet de cartons imprimés qui lui fit exécuter un haut-le-corps de surprise.

—Aïe, murmura-t-il, la presse!

Et, mi-voix, parcourant rapidement les noms: «El Correo del Brazil», «Sud American's Messenger», «der Brazil», «le Moniteur des Intérêts français à Rio», «Gazetta Brasiliana», «Brésil Novosti», etc.

Il demeurait là, songeur, jouant machinalement avec les petits cartons.

—Tu n'as pas, je pense, l'intention de donner audience à tout ce monde-là? ricana Gontran.

—Mon père n'est pas en état de recevoir, dit à son tour Séléna.

—Possible, répondit Fricoulet en hochant la tête; mais, pour ce que vous me demandiez, il n'y a qu'un instant, mademoiselle, ce serait pourtant en recevant ces messieurs que nous pourrions accréditer la légende dont vous désirez auréoler le nom de votre père.

Un éclair jaillit des prunelles de Séléna.

—Alors, murmura-t-elle, si vous croyez...

—Eh bien! c'est dit, fit l'ingénieur, nous allons traiter cela tout de suite.

Et à Gontran:

—Viens avec moi... tu me repêcherais si je pataugeais...

—C'est que je sais bien mal mentir, répliqua le jeune homme en faisant la grimace...

L'ingénieur regarda son ami avec un ébahissement comique.

—Non!... vrai! fit-il au bout d'un instant, c'est sérieusement que tu dis cela?

—Sérieusement...

—Et... devant nous!...

Il éclata de rire, et, lui mettant la main sur l'épaule:

—Voyons... mon vieux... tu n'y penses pas... Tu ne sais pas mentir! mais qu'est-ce que tu fais donc depuis trois ans?

Le jeune comte rougit, puis pâlit, ses sourcils se contractèrent et un tremblement nerveux, indice d'une colère à grand'peine contenue, agita ses lèvres.

—Au surplus, ajouta l'ingénieur, je n'ai pas besoin de toi, et si je t'avais demandé ton concours, c'était plutôt pour te donner un rôle à jouer dans cette petite comédie que parce que j'avais besoin de tes connaissances spéciales...

—Ah! non, par exemple, bougonna Gontran, j'en ai assez de jouer des rôles! Voilà trois ans que je suis en scène...

Séléna le regarda, puis, avec douceur:

—Si cela vous pèse par trop, mon ami, murmura-t-elle.

Fricoulet haussa les épaules, et, d'une voix bourrue:

—Je m'en vais recevoir mes gens.

Il sortit, fermant la porte avec précaution, pour ne pas éveiller Ossipoff qui était assoupi.

Demeurés seuls, Séléna et Gontran se regardèrent, en silence, durant quelques instants: elle paraissait triste, et il avait l'air embarrassé.

Tous deux sentaient, en effet, qu'une explication était nécessaire: entre eux, depuis quelques mois, il y avait un malaise qu'ils ne s'expliquaient pas bien, mais qui leur faisait entrevoir maintenant avec quelque inquiétude l'avenir qu'ils avaient rêvé.

Enfin, M. de Flammermont poussa un soupir résigné, comme il arrive lorsque, après avoir délibéré en soi-même, on se décide à prendre un parti.

—Séléna, dit-il à mi-voix, il faut que je vous parle.

Il lui avait pris la main, et doucement l'attira à l'extrémité de la salle, dans une embrasure de fenêtre, où il la fit asseoir sur une chaise; lui-même s'assit en face d'elle, et, conservant entre ses mains celles de la jeune fille:

—Vous ne mettez pas en doute, n'est-ce pas, fit-il, la sincérité de l'affection que j'avais pour vous?

—Que vous aviez! répéta-t-elle sur un ton de reproche.

—Que j'ai encore, s'empressa-t-il de rectifier.

—Je serais la plus ingrate des femmes, monsieur de Flammermont, répondit-elle d'un ton sérieux, si j'oubliais que pour moi vous avez brisé votre carrière, abandonné ceux qui vous étaient chers, parents et amis.

—Lorsqu'on aime vraiment, Séléna, la femme aimée prend dans votre cœur la première place, et ce n'est point sur les prétendus sacrifices que j'ai faits que je me base pour affirmer la sincérité de mon attachement pour vous.

Elle ouvrit des yeux étonnés.

—C'est sur l'oubli de ma dignité.

—De votre dignité!

—Peu à peu, je me suis laissé entraîner à jouer un rôle incompatible avec mon caractère, et malgré moi, à la longue, mon estime pour moi-même s'est amoindrie.

Elle joignit les mains et s'exclama:

—Oh! Gontran, l'affection excuse tout.

Il secoua la tête, et, d'une voix ferme:

—Le moment est venu où il faut couronner une suite non interrompue de comédies et de mensonges... Eh bien! franchement, Séléna, je ne me sens pas le courage d'aller plus loin dans cette voie!

—Vous êtes las? dit-elle tristement.

—Las de mentir, oui. Dieu sait cependant, qu'après un stage aussi long, mon cœur est aussi plein de vous qu'au premier jour, et cependant, ce bonheur que j'ai poursuivi par delà ces mondes extraordinaires de l'espace, ce bonheur qu'il me suffit maintenant d'étendre la main pour atteindre, je le repousse, si, pour l'avoir, il me faut mentir de nouveau.

La jeune fille baissa la tête et garda un silence plein d'affliction.

—Croyez, s'écria-t-il, que suis sincèrement navré de la peine que je vous fais; mais, avant même mon honneur qui est en jeu, avant même mon propre bonheur, c'est votre propre bonheur à vous que je défends.

Elle soupira et balbutia:

—Mon bonheur, hélas!

—Cette comédie que j'ai jouée si longtemps, avec votre complicité affectueuse et le non moins amical concours de Fricoulet, cette comédie, excusable de la part d'un amoureux, ne saurait convenir à la dignité d'un époux. Je ne me vois pas continuant, après notre mariage, cette existence de supercheries vis-à-vis du vieillard qui vous aura donnée à moi. Je ne me vois pas obligé de rougir devant mes enfants,—s'il plaisait à Dieu de m'en envoyer.

Il lui prit de nouveau les mains, et la regardant bien en face:

—Voyons, soyez franche; ai-je raison?

—Trop... hélas!

—Ah! si, le mariage une fois conclu, ce devait en être fini de tous ces subterfuges, si je pouvais redevenir moi-même, si jamais plus même il ne devait être fait allusion au passé...

—Vous savez bien que c'est impossible! répliqua-t-elle vivement...

Et, après un court silence, elle ajouta pour expliquer ces mots:

—Tout ce que vous venez de me dire, monsieur de Flammermont, voilà quelque temps que je me le dis... je n'ai peut-être pas examiné, comme vous, la situation au point de vue de votre dignité... mais j'ai songé à ce que serait la vie, une fois que nous serions mariés... Bien des fois, sans laisser voir ma tristesse, j'ai remarqué chez vous des signes d'impatience lorsque mon père, notre dupe à tous les deux, vous causait des choses qui lui sont chères et j'ai fini par me demander si tous les efforts que vous faisiez pour vous contenir, afin de m'avoir pour femme, vous auriez la volonté nécessaire pour les continuer, une fois que je vous appartiendrais.

Comme ces paroles semblaient contenir une interrogation, Gontran répondit:

—Mon Dieu, vous savez, un homme n'est qu'un homme... et puis ce rôle me pèse depuis trop longtemps pour que je puisse m'engager...

—Oh! mais je ne vous demande rien... D'ailleurs, ainsi que je vous l'ai dit à plusieurs reprises, l'amour que j'ai pour mon père prime tout autre sentiment, quelque fort qu'il soit... Je sacrifierais tout au bonheur des dernières années qu'il a encore à passer sur terre... et j'ai juré de me consacrer à sa gloire pour qu'après lui, son nom ne meure pas tout entier...

Bien qu'émue, la jeune fille avait prononcé ces mots avec une fermeté qui décelait une immuable résolution.

—Ce serait vous faire injure, ma chère Séléna, dit alors Gontran, que de vous adresser le moindre éloge sur d'aussi beaux sentiments... Vous êtes une femme de devoir,... comme je suis un homme d'honneur... Séparons-nous donc en disant adieu à l'avenir de bonheur entrevu, et suivons chacun notre chemin.

Il s'était levé mais sans abandonner les mains de la jeune fille, comme s'il lui avait semblé que la séparation ne serait vraiment définitive que lorsque cette amicale étreinte se serait dénouée.

—Qu'allez-vous devenir? murmura-t-elle.

Il s'efforça de sourire et répondit:

—La diplomatie m'attend...

Comme il achevait ces mots, voilà qu'au dehors des cris enthousiastes éclatèrent au milieu desquels le nom d'Ossipoff revenait à tout moment.

Réveillé en sursaut, le vieillard se dressa droit sur ses jambes et, tout courant, en dépit de ses jambes défaillantes, gagna la fenêtre.

Dans la cour, une cinquantaine d'individus braillaient à qui mieux mieux, agitant à bout de bras, au-dessus de leur tête, leurs chapeaux et leurs casquettes, tandis que Fricoulet, debout sur la dernière marche d'un perron de pierre qui donnait accès à la posada, criait, lui aussi, à tue-tête:

—Vive Mickhaïl Ossipoff! Vive Mickhaïl Ossipoff!

Puis il fit un grand salut que les personnages lui rendirent; après quoi, il rentra dans l'intérieur de la maison, tandis que les autres gagnaient la rue, en remettant dans leur poche les carnets et les crayons dont ils étaient armés.

—Eh bien! ça y est! s'exclama l'ingénieur en arrivant comme une bourrasque dans la salle où Séléna et Gontran soutenaient, chacun d'un côté, Ossipoff, prêt à s'évanouir de joie... quel succès!... Ah! vous pouvez dormir sur vos deux oreilles... il y a là cinquante gaillards qui se chargent de prouver au monde entier que vous arrivez de l'Écu de Sobieski et même de plus loin, si ça peut vous faire plaisir...

Les mains tremblantes du vieillard se tendirent vers Fricoulet.

—Ah! jeune homme, jeune homme! balbutia-t-il, comment reconnaîtrai-je jamais...

Gontran lui coupa la parole.

—Monsieur Ossipoff, dit-il, pourquoi ne pas charger mon ami Fricoulet du soin de continuer une chose qu'il a si bien commencée... Vous allez être assailli de visites, d'interviews, de lettres... Vous ne pourrez suffire à tout et malheureusement je vais être obligé de m'absenter durant quelque temps... j'ai en France une famille, des amis, que je tiens à rassurer...

—... Et sans doute aussi l'Académie, à laquelle vous ne seriez pas fâché de communiquer le résultat de notre voyage, fit le vieillard soudain mordu au cœur par la jalousie...

—N'ayez crainte, mon cher monsieur; je vous donne ma parole d'honneur de n'ouvrir la bouche à ce sujet, que pour prononcer votre nom; pour en revenir à Fricoulet, il pourrait vous donner un fameux coup de main en répondant aux importuns et en vous aidant dans la rédaction de vos mémoires.

—Hum! murmura Ossipoff, incrédule, saura-t-il?

L'ingénieur étendit la main vers la croisée.

—Ne venez-vous pas de voir comment j'ai su lancer l'affaire! dit-il; croyez-moi, il ne sera pas plus difficile d'emballer des savants que des journalistes.

Le vieillard regarda l'ingénieur.

—Vous commencez donc à aimer l'astronomie, monsieur Fricoulet? demanda-t-il en souriant.

—Ah! monsieur, s'exclama avec enthousiasme le jeune homme, en mettant la main sur son cœur et en s'inclinant vers Séléna, comment pourrait-on ne pas aimer les étoiles?...

La jeune fille, embarrassée, détourna la tête et reconduisit son père, fatigué, à sa couchette, tandis que, tout surpris, Fricoulet se penchait à l'oreille de Gontran et murmurait:

—Qu'est-ce que cela signifie?

Alors, d'une voix un peu triste, en dépit du sourire qui entr'ouvrait ses lèvres, M. de Flammermont hocha la tête vers Séléna, en disant:

—Elle est libre.

—Vrai! s'écria l'ingénieur, en saisissant les mains de son ami.

Un grand bruit, en ce moment, retentit au dehors: c'étaient comme des rires auxquels se mêlaient des huées, mais par-dessus lesquels des jurons épouvantables éclataient.

—On dirait la voix de Farenheit! fit Gontran en s'élançant vers la fenêtre.

Et Fricoulet l'eut à peine rejoint, qu'entra dans la cour un groupe d'agents de police au milieu desquels Jonathan Farenheit criait et gesticulait, brandissant avec fureur un tronçon de la queue de billard qu'il avait, on s'en souvient, prise à son départ, pour lui servir de canne.

Les deux jeunes gens sortirent en courant de la salle et se précipitèrent dans la cour, où s'entassait une partie des habitants du village qui servaient d'escorte aux agents...

—Farenheit!... s'écria Fricoulet en allant au-devant de l'Américain.

Mais il s'arrêta à quelques pas, glacé par le regard étrange que son compagnon de voyage attachait sur lui.

—Ah! le malheureux! fit-il en reculant d'un pas.

Et à Gontran qui l'interrogeait, il répondit laconiquement:

—Fou!...

L'Américain n'avait pas reconnu son nom, quand il avait été prononcé; même ses regards, bien que fixés sur les deux jeunes gens, ne les reconnaissaient pas, ne paraissaient pas les avoir vus; mais, tout à coup, comme si seulement, alors, il les eût aperçus, voilà qu'il entra dans une colère épouvantable et que, son bâton à la main, il se jeta sur eux...

—Bandits!... voleurs!... hurla-t-il, en se débattant aux mains des agents qui l'avaient saisi aussitôt... on ira vous décrocher des étoiles, et des soleils, et des planètes, et des nébuleuses... pour que vous les preniez...

Et, se penchant vers eux, il leur cracha à la figure ces mots:

—Voleurs!... voleurs!...

Puis, son exaltation tombant, il se mit à s'arracher les cheveux, en pleurant:

—Et les actionnaires de la «Selene Company»... et les membres de l'«Excentric-Club»...

Mais il se mit à rire, chantant et dansant.

—Je suis Ossipoff... c'est moi le savant... ah! vous pouvez bien prendre mon lithium... j'ai des étoiles et des soleils à revendre... j'en ai une cargaison complète... je suis riche... riche!...

Il lançait sa casquette en l'air et la rattrapait, comme il eût fait d'une balle...

Fricoulet, du premier coup d'œil, avait vu juste: Jonathan Farenheit était devenu fou.

Maintenant, comment cela était-il arrivé? d'une manière toute simple.

Les savants, qui avaient fait mettre autour du bradyte un cordon de troupes pour empêcher qu'on en enlevât une parcelle, avaient totalement négligé de mettre l'Éclair à l'abri de l'âpre convoitise de messieurs les Anglais; si bien que ceux-ci s'étaient tout bonnement rabattus sur l'appareil en lithium, qu'ils avaient dépecé aussi rapidement qu'une bande de fourmis dépèce le cadavre d'un animal.

Quand Farenheit, en quittant la posada, avait atteint le champ où, d'après les indications recueillies sur son chemin, il devait retrouver, couché sur le flanc, l'appareil sur la valeur duquel il avait fondé de si grandes espérances, il avait vu, épars sur le sol, quelques fragments de métal, taudis qu'au loin disparaissaient les derniers touristes de l'Agence Cook.

C'était comme s'il avait reçu sur le crâne un violent coup de marteau; perdant la tête, il avait couru sur les traces des voleurs et, les ayant atteints, en avait assommé une demi-douzaine.

Mais il avait succombé sous le nombre, et les agents étaient arrivés juste à temps pour lui éviter un lynchage en règle.

Voilà comment les actionnaires de la «Selene Company limited», une première fois volés par Sharp, ne rentrèrent jamais dans leur argent, et comment l'«Excentric-Club» fut privé du plus extraordinaire président qui se pût jamais rêver.


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