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Aventures extraordinaires d'un savant russe; IV. Le désert sidéral

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CHAPITRE IV

DANS
LEQUEL LES CHOSES
SE BROUILLENT

insi que Fricoulet l'avait si joyeusement annoncé à son ami, la région que traversait l'Éclair se trouvait exactement située par VI heures d'ascension droite et 50 degrés de déclinaison australe, sur les confins de la zone d'attraction de Canopus, dont il s'éloignait avec une vertigineuse vitesse.

C'était le point céleste auquel aboutirait—s'il était indéfiniment prolongé—l'axe autour duquel tourne notre planète, en un mot, le pôle sud de l'univers; et ce point, c'était la constellation de l'Octant; en consultant la carte céleste qui se trouvait à bord, épave précieuse sauvée par Ossipoff des différentes catastrophes dont les voyageurs avaient été victimes depuis leur départ de la Terre, Gontran vit que les constellations voisines les plus remarquables étaient le Petit-Nuage, le Toucan, le Phénix, l'Hydre, l'Horloge, le Réticule, la Dorade, le Poisson-Volant, le Navire, le Caméléon, l'Abeille, la Croix-du-Sud, l'Oiseau, le Triangle, le Compas, l'Autel, le Paon, l'Indien et la Grue.


L'ingénieur s'occupait à ajuster les différentes pièces du spectroscope (p. 110).

—L'histoire naturelle a, pour la plus grande partie, fourni le vocabulaire astronomique, ricana le jeune homme en s'adressant à Fricoulet.

Celui-ci, sans répondre, indiqua à son compagnon un point de l'espace sur la gauche du wagon.

—Là-bas, du côté des Nuées de Magellan et de la Montagne de la Table, le Grand Nuage.

—Ah! dit Gontran, sur un ton indifférent, et qu'a-t-il de particulier, ton Grand Nuage?

—Oh! pas grand'chose... ceci seulement: à la distance qui nous sépare du système solaire, distance qui, naturellement, nous rapproche d'autant d'elles, ces nébuleuses ont à peine grandi; j'en conclus donc qu'elles doivent se trouver vertigineusement éloignées.

—Mon Dieu, l'univers est très grand...

Ces mots avaient été prononcés d'une voix qui trahissait un tel désintéressement de la question que l'ingénieur ne put retenir un éclat de rire.

—Je ne parle pas des dimensions de l'univers, répliqua-t-il, mais simplement de l'éloignement d'un monde ou plutôt d'un amas de mondes, car dans le Grand Nuage, Herschell n'a pas compté moins de 284 nébuleuses, 66 groupes d'étoiles, 582 étoiles isolées, de même que dans le Petit Nuage, il a relevé l'existence de 52 nébuleuses, 6 groupes d'étoiles et 200 étoiles...

—Dieu! que c'est intéressant! balbutia Gontran en étouffant avec peine, à l'aide de sa main, un formidable bâillement...

Le visage de Séléna s'attrista.

—Mon pauvre Gontran, dit-elle, jamais vous ne vous y ferez...

—Ah! jamais, déclara le jeune homme énergiquement.

—Tu n'as pas besoin de l'affirmer, dit alors Fricoulet, cela se voit: seulement, permets-moi de te dire—et cela en présence de mademoiselle—que tu me parais être dans de très mauvaises conditions pour affronter le mariage...

Séléna protesta.

—Monsieur Fricoulet! s'exclama-t-elle.

—Permettez; ce n'est point à vous que je fais allusion... mais bien à M. Ossipoff... Vous aurez bien entendu une vie commune et, tous les soirs, pour remplacer la classique partie de piquet ou de nain jaune, il faudra que Gontran s'astreigne à jouer aux étoiles avec son beau-père... Est-ce vrai?

La jeune fille répondit, en souriant, d'un air embarrassé:

—Vous avez peut-être raison... Mais Gontran n'a rien à craindre; je suis assez forte à ce jeu-là, je me tiendrai derrière lui et je lui «soufflerai».

—Comme lorsque je récitais mes leçons, au lycée... Ce sera charmant. Il avait dit cela avec une aigreur assez peu dissimulée pour que Séléna la remarquât; attristée, elle murmura:

—Hélas!... Gontran... il est encore temps de vous dédire et de renoncer aux projets que nous avions formés.

Sans répondre directement, M. de Flammermont soupira:

—D'ici que nous atteignions la Terre—si nous devons jamais l'atteindre—nous avons largement le temps de défaire et de refaire nos projets.

Par la cage de l'escalier, la voix d'Ossipoff se fit entendre, toute émue:

—Gontran... Gontran... le voyez-vous?...

—Quoi?... de quoi parlez-vous? cria le jeune homme, sans bouger de place et avec un froncement de sourcils de mauvaise humeur.

—Eh! le Sac-à-charbon, parbleu!

Gontran regarda tour à tour Fricoulet et Séléna, d'un air effaré, balbutiant:

—Le sac-à-charbon!

—Réponds: «oui... très curieux», lui souffla rapidement à l'oreille Fricoulet.

Et, docilement, sans comprendre, le jeune homme répondit:

—Oui... très curieux...

Satisfait par ces mots, le vieillard appela:

—Séléna... viens donc un peu...

La jeune fille quitta les deux amis qui l'entendirent gravir les marches de l'escalier, légère comme un oiseau...

—Et maintenant? interrogea M. de Flammermont...

L'ingénieur s'approcha de la longue-vue braquée devant le hublot de la machinerie, y colla son œil, la fit tourner sur son pivot jusqu'au moment où il dit:

—Viens voir...

Gontran, ayant remplacé son ami, poussa une légère exclamation et ne put retenir ces mots:

—Voilà qui est bizarre!...

Dans la Voie Lactée, il y avait comme une déchirure que semblait produire l'absence totale d'astres; alors qu'en certains endroits, il y en avait un fourmillement qui illuminait l'espace, là, c'était une vaste solitude, morne, obscure, faisant dans le scintillement merveilleux des étoiles un trou, noir, profond, par lequel le regard stupéfait pouvait plonger dans l'infini des cieux, à d'incommensurables distances...

À quelle cause attribuer ces contrées désertes aujourd'hui? Furent-elles autrefois, comme le sont leurs voisines, fécondes en astres, elles aussi, et leur solitude présente est-elle imputable à d'incompréhensibles catastrophes sidérales?

Est-il au contraire indispensable à la pondération de l'univers que des steppes immenses demeurent désertes au milieu des constellations précisément les plus peuplées et les plus brillantes?

Dilemme dans lequel l'esprit humain se perd et se perdra probablement jusqu'à la consommation des siècles.

Et précisément, comme pour former contraste avec ces solitudes, l'œil découvrait au milieu d'elles la constellation du Toucan, amas de soleils qui faisaient comme une île de lumière.

—Voilà qui te prouverait—si tu étais du métier—à quelle distance prodigieuse nous nous trouvons de notre système, dit alors Fricoulet, qui regardait par-dessus l'épaule de son ami; car, de la Terre, le Toucan nous apparaît à l'œil nu, semblable à peine à une petite tache laiteuse, tandis que, actuellement, pour nous, c'est un véritable écrin de diamants dont la beauté et l'éclat ne sont comparables qu'à l'éclat et à la beauté du Centaure.

Durant quelques instants, les deux jeunes gens demeurèrent immobiles, silencieux, intéressés par l'étrangeté du spectacle.

—Et c'est cela que les astronomes appellent le «trou à charbon», murmura enfin Gontran... je ne reconnais plus leur vocabulaire habituel... si plein de poésie.

Il y avait dans ces mots un accent de moquerie que Fricoulet surprit fort bien et auquel, d'ailleurs, il fut le premier à s'associer.

—Monsieur Fricoulet?

C'était Séléna qui appelait à mi-voix et l'ingénieur qui s'était avancé jusqu'au seuil de la machinerie, vit, en levant les yeux, le charmant visage de la jeune fille qui s'encadrait en haut, dans la cage de l'escalier.

—Monsieur Fricoulet, demanda-t-elle avec un gentil sourire, je voudrais vous demander un petit service.

—À votre disposition, mademoiselle, s'exclama l'ingénieur en se précipitant et en escaladant les marches.

Gontran se mit à le suivre, grommelant entre ses dents, dépité, et—disons-le—quelque peu jaloux de voir que sa fiancée, ayant besoin d'un service, s'adressait à un autre qu'à lui...

Il arriva presque en même temps que Fricoulet dans la cabine d'Ossipoff, et la première chose qu'il vit fut le vieillard étendu sur son hamac et dormant à poings fermés; auprès du télescope, Séléna et l'ingénieur causaient devant une petite table sur laquelle se trouvaient différents objets dont la forme était inconnue de Gontran et dont l'usage, par conséquent, lui échappait.

—Figurez-vous, disait Séléna, dont le visage était coloré d'une légère rougeur, que pour les observations, je m'y reconnaîtrai bien; mais voilà que je ne me rappelle plus comment cela se monte...

Et, remarquant à l'expression des traits de M. de Flammermont qu'il n'était pas content, elle ajouta:

—Il ne faut pas m'en vouloir, Gontran; il s'agit d'un petit service que vous n'êtes pas à même de me rendre... remonter un «spectroscope».

Elle ajouta avec une pointe de malice:

—Et puis, c'est bien assez que mon père vous tourmente, quand il est éveillé, pour que vous puissiez prendre un peu de repos, pendant son sommeil.

Le jeune homme haussa imperceptiblement les épaules et, sans dire mot, demeura debout près de la table, tandis que l'ingénieur s'occupait à ajuster avec une extraordinaire dextérité les différentes pièces du «spectroscope».

On sait que cet appareil se compose de quatre pièces essentielles: 1º un «système dispersé», formé de un ou plusieurs prismes; 2º un «collimateur», disposé pour envoyer sur le prisme un faisceau de rayons parallèles et formé d'un tuyau de lunette fermé par un bouchon percé d'une fente, et d'une lentille; 3º une lunette dont l'axe est dirigé de manière à recevoir les rayons émergents du prisme; 4º un micromètre pour mesurer les déviations et déterminer la position des différentes raies spectrales.

Le spectroscope a été imaginé par MM. Kirchhoff et Bunsen et perfectionné notamment par M. Duboscq et par M. Pellin.

Mais celui dont se servait Ossipoff, et au montage duquel travaillait Fricoulet, était d'une fabrication tout spéciale, imaginée par M. Thollon pour faciliter l'analyse des astres: à vision directe, il suffit de le diriger sur une étoile pour en décomposer la lumière et relever les raies qui caractérisent le spectre de ce corps.

Il est constitué par un «prisme composé», c'est-à-dire formé d'une partie en cristal (crown-glass) et d'une partie liquide (sulfure de carbone), ce qui lui donne une précision et une puissance telles que si l'on examine le Soleil avec cet instrument, il donne un spectre d'une longueur apparente de quinze mètres, où l'on compte plus de 4,000 raies obscures.

—Et avec ça? se décida enfin à demander Gontran, fort intrigué, au fond, par cet instrument d'aspect bizarre.

—Avec ça, mon cher Gontran, dit Séléna parlant à voix basse pour ne pas éveiller Ossipoff toujours dormant, on caractérise la nature des astres; vous savez, n'est-ce pas, qu'en faisant passer un rayon de lumière solaire à travers un prisme de cristal, cette lumière est décomposée en ses éléments et qu'on peut reconnaître qu'elle est constituée de sept couleurs différentes dont la superposition produit le blanc.

Le jeune comte inclina la tête, dans un geste affirmatif, murmurant:

—Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge... Oui, oui, je me rappelle ça du temps de mon bachot—un vers de Newton, vers riche, car il a un pied de trop.

—Un pied de trop! fit l'ingénieur en se redressant.

—Assurément: violet..... trois syllabes..... mais, peu importe.....

Et, s'adressant à Séléna:

—Alors?

—Quand on eut reconnu que le spectre émis par la vapeur incandescente d'un métal était formé de raies brillantes et que ces raies, constantes pour le même métal, différaient d'un métal à l'autre, on en conclut qu'en examinant le spectre des astres, on pouvait arriver à connaître leur constitution, pour ainsi dire, géologique; on compara donc le spectre solaire avec celui des métaux et on déclara que dans le Soleil existaient du sodium, du magnésium, du calcium, du fer, du nickel... et bien d'autres choses encore...

—Comme vous êtes forte! s'exclama Fricoulet.

—Je n'ai pas grand mérite à cela, répondit modestement la jeune fille; car, à Pétersbourg, j'aidais mon père dans ses études spectroscopiques et, à force d'entendre répéter les mêmes choses...

—En sorte qu'en ce moment?... interrogea Gontran.

—Mon père, étant fatigué, m'a prié, durant qu'il se reposerait quelques instants, de monter le spectroscope et de commencer à examiner les raies de la Croix-du-Sud.

—Curieuse, la Croix-du-Sud? interrogea le jeune comte.

Séléna comprit très bien avec quel genre d'esprit il l'interrogeait et répondit, un sourire réservé aux lèvres:

—Oh! monsieur Gontran, vous savez bien que, moi personnellement, je ne suis point aussi fervente d'astronomie que mes occupations pourraient le faire croire au premier venu; mais vous, vous n'êtes pas le premier venu; vous connaissez très bien la raison qui me fait délaisser les travaux coutumiers aux femmes pour m'occuper de sciences et d'instruments d'optique. J'aime mon père par-dessus tout, je l'aime de toutes les forces de mon cœur filial et de toutes les forces de ma reconnaissance pour la manière dont il m'a élevée, ma mère étant morte.

Elle ajouta d'un ton plus ferme:

—Et il n'y a rien que je ne sois prête à faire pour lui éviter une peine et lui procurer une satisfaction.

Durant cette déclaration très nette, Gontran avait paru embarrassé, car les paroles de la jeune fille contenaient, à peine dissimulé, un blâme à son adresse; quand elle eut fini, néanmoins, il répliqua d'un ton légèrement piqué:

—Que vous aimiez votre père, ma chère Séléna, rien de mieux, et personne assurément ne songerait à vous en blâmer; mais j'espère que vous ne nierez pas non plus l'affection que j'ai eue pour vous... affection qui m'a fait abandonner la Terre, qui m'a engagé dans une voie de duplicité et de dissimulation peu en rapport avec la franchise de mon caractère...

—Des reproches! fit en souriant un peu amèrement la jeune fille.

Gontran protesta avec vivacité:

—C'est mal me connaître, Séléna, dit-il; mais enfin la nature humaine est la nature humaine et vous devriez être indulgente lorsqu'il m'échappe parfois quelque parole ou quelque geste qui trahissent, un peu trop clairement peut-être, l'irritation où je suis de voir retardé toujours l'instant du bonheur auquel j'aspire depuis si longtemps.


Les étoiles sont divisées en quatre catégories (p. 115).

Ces derniers mots amenèrent un rayonnement sur le visage de Séléna, elle tendit la main au jeune homme, en murmurant, d'un ton vraiment apitoyé:

—Pauvre Gontran!

Et Fricoulet répéta railleur avec une pointe d'imperceptible amertume:

—Pauvre Gontran!

Le jeune comte, conservant entre ses mains l'extrémité des doigts fuselés de Mlle Ossipoff, lui dit sur un ton de soumission tout à fait charmante:

—Tenez, voulez-vous que, pour vous faire plaisir, je m'initie aux beautés des études spectroscopiques?... parlez, je vous écoute...

—Sérieusement? fit la jeune fille.

—Sérieusement.

Elle enveloppa son fiancé d'un regard affectueux, plein de reconnaissance, puis prenant un air sérieux, elle dit d'un ton doctoral:

—L'étoile Y de la Croix-du-Sud qui, ainsi que vous avez pu le constater déjà, présente une coloration orangée claire, a un spectre très caractéristique; il appartient à la troisième catégorie, remarquable par l'aspect cannelé et il est assez analogue à celui de Bételgeuse et de Alpha d'Hercule. On y a reconnu les raies produites par la présence du magnésium et du fer; mais ce qui en fait la grande originalité ce sont les «raies d'absorption» qui indiquent indubitablement la présence, dans cet astre, de la vapeur d'eau.

—Je vous ferai observer, mademoiselle, dit Fricoulet, que M. Ossipoff n'a rien découvert là de bien nouveau; car il y a longtemps déjà qu'un astronome de la Nouvelle-Zélande, M. Pope, a signalé ces raies dont la présence est déjà affirmée d'ailleurs dans notre Soleil, à nous.

—Assurément! mais ce qui distingue les études de mon père ce sont les conclusions qu'il en tire: pour lui, cette étoile de la Croix-du-Sud est de beaucoup plus avancée dans son histoire que le Soleil terrestre, et, de la vapeur d'eau qui domine actuellement dans son atmosphère, il déduit que l'hydrogène s'y combine en masse avec l'oxygène.

Elle ajouta en souriant:

—Saurez-vous retenir tout cela?

—Aisément, je crois, et je paraîtrai être tout aussi savant que vous, quand vous m'aurez expliqué une expression dont vous vous êtes servi tout à l'heure.

—Laquelle?

—Vous avez dit que l'étoile en question appartient à la troisième catégorie.

La jeune fille allait entrer dans de nouvelles explications, lorsque Fricoulet tendit à son ami son carnet sur une page duquel il avait, tout en écoutant Séléna, griffonné rapidement quelques lignes.

—Tiens, dit-il, lis ça, au besoin apprends-le par cœur, j'ai résumé le plus succinctement possible ce qu'il est indispensable de savoir.

Voici ce qu'il y avait sur le carnet de l'ingénieur:

Étoiles divisées en quatre catégories, au point de vue spectroscopique:

1º Étoiles blanches, telles que Sirius, Véga, Procyon, Altaïr—spectre presque continu avec raies de l'hydrogène, du sodium, du magnésium—température très élevée, atmosphère hydrogénée très dense—catégorie la plus nombreuse et comprenant plus de la moitié des étoiles connues.

2º Étoiles jaunes, telles que Aldébaran, Capella, Arcturus, dont les raies, semblables à celles de notre Soleil, trahissent la présence de l'hydrogène, du fer et du magnésium.

3º Étoiles orangées ou rougeâtres: Antarès, Miraceti, etc.—spectre composé de fortes lignes sombres et de points brillants lui donnant l'apparence de colonnes cannelées vues en perspective, d'où la supposition que l'on a, là, deux lumières distinctes superposées—atmosphère très absorbante, hydrogène presque absent, carbone abondant.

4º Étoiles rouges—spectre en colonnade, démontrant l'existence des composés du carbone, probablement d'oxydes gazeux, ce qui indiquerait une température très basse.

Et Fricoulet ajoutait en nota bene:

«On peut donc supposer, avec quelque vraisemblance, que les étoiles blanches sont les plus nouvelles, étant donnée la violence de la combustion, que les jaunes sont à l'état stationnaire et, enfin, les rouges des soleils qui s'oxydent et près de s'éteindre...»

Cependant, l'ingénieur, depuis que l'Éclair avait été lancé dans l'infini, n'avait—suivant l'expression populaire—dormi que d'un œil; il tombait de fatigue et, imitant la sagesse d'Ossipoff, il avait rejoint sa cabine, laissant Séléna à ses études spectroscopiques et Gontran à l'étude des catégories d'étoiles.

L'appareil emporté par une vertigineuse vitesse obéissait à l'attraction des astres vers lesquels il courait et il n'était nul besoin de surveiller une marche qu'aucune puissance humaine n'était capable d'enrayer ni de diriger...

Il dormait donc à poings fermés, sans se douter que Gontran, après avoir lu une première fois, puis une seconde fois, avec beaucoup de conscience, la note relative aux étoiles, avait fini par s'endormir, le nez dessus.

Séléna, non plus, ne se doutait pas de l'effet soporifique produit sur son fiancé par la prose laconique de l'ingénieur; absorbée par son travail, elle ne songeait qu'à satisfaire, autant qu'il était en son pouvoir, les désirs de son père, et son attention était tout entière concentrée sur les astres.

Maintenant, Sirius étalait dans l'infini des cieux, au milieu du fourmillement des mondes, un disque immense présentant une surface grande quatre fois à peu près comme celle de la pleine lune et inondant la machinerie d'une clarté blafarde qui eût été aveuglante, sans les stores dont l'ingéniosité de Fricoulet avait prudemment garni les hublots.

Bien que gravitant à environ 39 trillions de lieues de la Terre—ainsi que l'ont établi les différentes parallaxes mesurées par Maclear, en 1837, et par Gylden en 1870,—Sirius apparaît cependant, aux habitants de notre planète, comme un soleil, tellement sa lumière est intense.

On se rend compte de la chaleur qui devait rayonner de ce disque formidable, alors que le wagon de lithium se trouvait maintenant à une distance diminuée de moitié.

Et Séléna, tout en poursuivant ses observations, était véritablement stupéfaite des résultats obtenus: ces résultats donnaient, comparativement à notre Soleil, une surface 144 fois plus grande, un volume 1700 fois plus gros et un diamètre 12 fois plus large.

Par la pensée, elle mettait en présence les dimensions de ce colosse de l'espace et celles de sa sphère natale, cette sphère 108 fois moins large et 1280 fois moins volumineuse que le Soleil qui l'éclaire, et elle demeurait épouvantée de «l'infiniment petit» auquel appartenait le globe terrestre.

Au fur et à mesure qu'elle avançait dans son examen, la jeune fille, subjuguée par une curiosité de plus en plus grande, obéissait à une sorte d'emballement qui la poussait à des recherches de plus en plus ardues, de plus en plus pénibles, mais qui l'amenaient à une connaissance plus approfondie encore de ce soleil merveilleux.

Elle avait allumé une bougie et, au spectre solaire obtenu par la flamme, elle avait superposé le spectre de Sirius, ce qui lui permit de constater que celui-ci se déplaçait du côté de l'extrémité rouge du spectre fixe, preuve que l'astre s'éloignait du système solaire.

Quant à la vitesse avec laquelle s'opérait cet éloignement, il lui fut facile de la calculer: elle n'était pas moindre à 35 kilomètres par seconde, 700,000 lieues par jour, 268 millions par an!!!

C'était vertigineux!

Aussi ne put-elle retenir une exclamation qui fit sursauter Gontran, qui s'écria, les yeux écarquillés et les paupières rouges de sommeil:

—Hein!... quoi!... qu'arrive-t-il?

D'un ton exclamatif, la jeune fille qui ne s'était aperçue de rien, répondit:

—Oh! Sirius!... Gontran... Sirius!...

Encore mal éveillé, le comte s'élança, croyant à un cataclysme.

—Encore un qui fait des siennes, grommela-t-il.

Mais au premier pas qu'il fit, il s'arrêta aveuglé par l'étincelante lumière dont la cabine était pleine, en dépit des précautions prudentes de Fricoulet.

Il mit l'une de ses mains devant ses yeux, pour les préserver de l'éclat qui lui avait causé, inopinément, une vive douleur et murmura en même temps, tandis que de l'autre main il essuyait son front trempé de sueur:

—Dieu! qu'il fait chaud...

Séléna, elle, qui s'était habituée progressivement à la lumière et à la chaleur dues à la proximité à chaque seconde croissante de l'astre, se mit à rire.

—C'est Sirius, dit-elle, sans pour cela se déranger.

Pour l'instant elle inscrivait rapidement ses observations, tandis que le jeune homme, qui s'était approché d'elle, lisait par-dessus son épaule.

—268 millions de lieues! s'exclama-t-il pour paraître s'intéresser au travail de sa fiancée... jamais je n'aurais cru qu'une étoile pût marcher aussi vite...

Séléna sursauta.

—Ne parlez donc pas si haut, fit-elle; si mon père vous entendait.

—Eh bien!... qu'aurait-il à dire? je ne suis pas obligé de connaître des résultats que lui-même ignore encore à l'heure qu'il est, puisque vous venez de les obtenir à l'instant.

—Sans doute, répondit la jeune fille en riant, mais ce qu'un astronome, comme vous, doit savoir, c'est que toutes les étoiles sont animées de mouvements extrêmement rapides dont beaucoup ont été, depuis longtemps, calculés avec une précision extrême. Celle qui, jusqu'à présent, est connue, comme ayant la vitesse la plus grande, est l'étoile 1830 du catalogue de Groombridge, qui atteint 5"78 en déclinaison vers le Sud, et 0°,344 en ascension droite vers l'Est, soit au total 7"03 vers le Sud-Est, par an...

Gontran écoutait, bouche bée, parler la jeune fille; mais l'expression de son visage prouvait surabondamment que tout ce qu'elle disait était pour lui lettre close.

—7"03 vers le Sud-Est, par an, répéta-t-il.

Il avait l'air si ahuri que Séléna ne put s'empêcher de rire et, lui prenant les mains, lui dit tendrement:

—Mon pauvre Gontran, faut-il que vous m'aimiez, tout de même, pour que vous résistiez à l'aridité de toutes ces choses auxquelles vous êtes si réfractaire!

—Si je vous aime! s'écria-t-il avec feu.

Il ajouta sur un ton un peu triste:

—Et cependant, il y a des moments où j'ai peur que mon amour, quelque fort qu'il soit, ne puisse m'aider à jouer ce rôle de faux savant si contraire à ma nature et à mon caractère...

Une main se posant sur son épaule le fit se retourner et il se trouva face à face avec Fricoulet qui lui dit:

—L'amour est le plus fort des dieux... Il peut ce qu'il veut et, de tous les maîtres de l'Olympe, c'est assurément celui qui a fait le plus de miracles..

—En attendant, fit Séléna, dont les paroles de M. de Flammermont avaient assombri le visage, vous ne savez toujours pas ce que représente 7"03 par an?

—Vous parlez de 1830, Groombridge! s'exclama Fricoulet.

Et s'adressant à Gontran:

—Cela représente tout simplement la bagatelle de 2600 millions de lieues ou 300 kilomètres par seconde.

Mais M. de Flammermont, que commençait à énerver quelque peu l'emballement auquel étaient en proie et son ami et sa fiancée, se croisa les bras, et posa, d'un ton narquois, cette question fort logique en somme:

—Et après?

—Comment! après?

—Oui, vous savez que cette étoile court avec une rapidité de 300 kilomètres par seconde, c'est quelque chose, mais ce n'est pas tout. L'intéressant serait de savoir d'où vient ce soleil colossal, où il va, dans quel but il a été créé, quel rôle il joue dans l'Univers et de quelle influence il peut être dans la marche de l'humanité et de la civilisation célestes.

Fricoulet pinça les lèvres, pour retenir une violente envie de rire.

—Oh! oh! fit-il, l'humanité céleste!

Gontran sursauta et étendant la main vers le hublot:

—Tu ne prétends par insinuer que cet Univers soit un univers mort et qu'il ait été créé dans le seul but d'éclairer nos nuits terrestres.

—Assurément non.


Les étoiles, les soleils, les planètes étaient emportés dans un vol d'ouragan (p. 125).

—Eh bien! alors... j'ai donc raison quand je te demande si un semblable colosse n'est pas de nature à influencer prodigieusement les humanités qui animent les surfaces des mondes dont il effleure les rivages dans sa course...

L'ingénieur lança ses bras vers le plafond, dans un geste étrangement comique.

—Oh! poète! s'écria-t-il... veux-tu que je te dise une chose?... par ton envolée lyrique, tu me rappelles ton savant homonyme, l'auteur des Étoiles.

«Quelle est l'origine d'une telle véhémence? qui l'a lancé ainsi dans les sphères éthérées? dans quel abîme se précipite-t-il?... autant de questions! autant de mystères!... Et quand on songe que ce boulet prodigieux pourrait, si nulle influence étrangère ne venait modifier sa marche, continuer de courir en ligne droite avec cette même vitesse constante, pendant des millions et des milliards d'années—pendant l'éternité entière—sans jamais approcher d'aucun terme, sans pouvoir atteindre l'horizon de l'infini!... l'esprit s'arrête épouvanté devant une telle contemplation; l'imagination suspend son vol et tombe évanouie devant la splendeur de l'absolu!»

L'ingénieur avait prononcé ces paroles sur un ton un peu emphatique, faisant ressortir à dessein l'allure par trop redondante des phrases dont le tour pathétique masquait un peu le vague de la pensée.

Gontran l'avait belle pour riposter et il n'y manqua pas.

—Fort bien, marchez, répliqua-t-il narquoisement; mais tout cela ne m'apprend rien de bien nouveau; mon homonyme procède par interrogations, auxquelles il se garde bien de répondre et son imagination, au lieu de «s'évanouir» devant les mystères de la nature, ferait bien mieux de tenter de les expliquer... Si un astronome se contente d'interroger, compte-t-il donc sur un ignorant comme moi pour lui apprendre ce qu'il ignore?...

L'ingénieur, pour toute réponse, se contenta d'allonger les lèvres avec une expression qui semblait indiquer qu'au fond il n'était pas éloigné de partager la manière de voir de son ami; mais ce fut Séléna qui s'exclama:

—Si mon père vous entendait parler ainsi!... oser toucher à ce savant pour lequel il a une si profonde admiration...

—Mais, moi aussi, je l'admire, répliqua le jeune homme; seulement, je trouve qu'il met trop de poésie dans son encrier et je suis déçu lorsqu'au lieu de trouver un chiffre ou une explication scientifique, je ne trouve qu'une envolée qui berce ma raison, sans la satisfaire complètement.

Sans doute la conversation se fût-elle prolongée sur ce terrain; mais, en entendant craquer, au-dessus de sa tête, le plancher de la cabine d'Ossipoff, Gontran prévoyant que le savant allait venir rejoindre sa fille et ne se souciant nullement de passer un examen sur Sirius, s'esquiva sur la pointe des pieds et gagna sans bruit son hamac.

Non loin de lui, Farenheit dormait comme une brute, les poings fermés, la face congestionnée, soufflant par ses lèvres entr'ouvertes, une haleine puissante qui faisait dans la pièce un bruit semblable au bourdonnement d'un énorme moustique.

—En voilà un que les lois astronomiques ne tourmentent guère, songea le jeune homme en jetant un regard d'envie sur son voisin; et comme il a raison!

Il ajouta, avec un soupir qui—si elle eût pu l'entendre—en eût appris long à Séléna sur l'état d'âme de son fiancé:

—«Amour, amour, quand tu nous tiens...»

Il n'acheva pas; il prit, sur une planchette, le livre des Continents Célestes dont il parcourait toujours quelques feuillets avant de s'endormir—habitude qu'il avait prise depuis le commencement du voyage, moins pour compléter son instruction que pour détourner momentanément son esprit des mille inquiétudes qui lui bourrelaient la tête.

Mais, soit que les explications astronomiques lui eussent fatigué le cerveau, soit plutôt que la chaleur extraordinaire due à la proximité de Sirius l'eût accablé plus que de coutume, Flammermont laissa aller en arrière sa tête qui tomba sur l'oreiller et il s'endormit, tenant encore entre les doigts le livre dont il avait parcouru une dizaine de feuillets à peine.

Alors, par suite d'une hallucination très compréhensible, voilà que, dans une sorte de rêve, les suppositions philosophiques du savant auteur des Continents Célestes s'animèrent, rendant réelles à ses yeux les descriptions contenues dans les feuillets qu'il venait de parcourir.

Miraculeusement, et sans qu'il cherchât d'ailleurs à s'expliquer par suite de quelles transformations cela pouvait être, voilà que sa vue, dépassant les limites de la vision télescopique, avait acquis une puissance surnaturelle, que ses sensations de durée et de temps lui permettaient de resserrer et de comprendre les plus grands intervalles de temps.

Et alors, comme par enchantement, disparut cette apparente immobilité dans laquelle est figée la voûte azurée des cieux: les étoiles innombrables, semblables à ces tourbillons de poussière que soulèvent sur nos routes, durant l'été, les rafales de vent, dont sont précédés les grands orages, s'envolaient dans toutes les directions, éparpillées à tous les coins de l'infini; les nébuleuses, arrachées, déchiquetées, lacérées, n'étaient plus que des lambeaux informes qui, tournoyantes, disparaissaient dans les profondeurs du ciel, ainsi que de gigantesques oiseaux que la violence de la tempête eût plumés, ou bien encore, emportées; roulées sur elles-mêmes, condensées pour ainsi dire, elles changeaient d'aspect, dévorant des mondes, elles aussi, comme les autres; la Voie Lactée se disloquait et, déformée, disséminée, était méconnaissable.

Bref, c'était dans l'espace, une agitation, un mouvement, une vie, semblables à ceux dont la Terre donne l'exemple, mais dans des proportions tellement colossales que Gontran en était épouvanté.

On eût dit que des mains de géants s'acharnaient après les astres, les prenaient, les jetaient aux vents de l'Infini où ils disparaissaient sous un souffle colossal.

Miraculeusement, l'esprit du dormeur s'était déchiré de l'enveloppe charnelle qui l'étreignait, empêchant l'expansion de ses forces, le contraignant au terre à terre et alors il avait la compréhension de l'Infini comme espace et comme temps. Ce n'était plus la nuit silencieuse d'un ciel morne, immobile et comme mort qu'il contemplait, mais bien une immensité effroyable dans laquelle se mouvaient des myriades de Soleils étincelants, désorbités, n'obéissant plus à aucune règle de la gravitation des corps, mais lancés suivant le caprice d'une volonté inconnue, semant par l'espace les formes multipliées d'une vitalité inextinguible et universelle.

Les regards effarés de M. de Flammermont, doués d'une acuité incompréhensible, plongeaient, à chaque instant, plus avant dans les profondeurs insondables de l'espace, il semblait qu'il y eût comme une infinité de voiles superposés, qui se tiraient les uns après les autres, masquant toujours le fond du gouffre céleste dans lequel Gontran pensait apercevoir la vérité de toutes choses.

Mais les étoiles, les soleils, les planètes étaient emportés dans un vol d'ouragan et pas une minute, pas une seconde, l'aspect du ciel n'était semblable et devant ces métamorphoses non interrompues le jeune homme ne cessait de s'extasier.

Enfin, il arriva un moment où le vertige occasionné par cette sarabande d'astres lui causa une angoisse si épouvantable qu'il s'éveilla en sursaut, en poussant un cri.

Assis sur son séant, le visage trempé de sueur, il vit, groupés autour de son hamac, tous ses compagnons de voyage qui le regardaient avec inquiétude.

Alors il comprit qu'il avait été simplement la proie d'un cauchemar et il demeura silencieux, quelque peu honteux de cette faiblesse, cependant indépendante de sa volonté.

—Eh bien! quoi donc? ricana Fricoulet, est-ce que tu as encore rêvé de la Loïe Fuller?

Gontran rougit un peu et murmura d'une voix de mauvaise humeur:

—Encore quelques semaines de cette existence et je deviendrai fou...

Et, machinalement, il se palpait le crâne, comme s'il eût voulu se convaincre qu'il ne s'y était produit aucune fêlure.

—Un cauchemar? interrogea Farenheit.

Mais comme Ossipoff était là, lui aussi, le jeune comte eut honte d'avouer la vision astronomique qui avait troublé son sommeil et, recouvrant immédiatement la lucidité de sa pensée, il répondit:

—Oui, un cauchemar, et un cauchemar causé par ce misérable Sirius; je ne pouvais admettre que Sirius s'éloignant de la Terre, depuis des temps incommensurables, à raison de 35 kilomètres par heure, sa lumière non seulement n'eût pas diminué d'intensité, mais fût encore visible.

Ossipoff sourit avec indulgence et murmura:

—Très singulier, cet état spécial dans lequel le rêve met un esprit lucide et savant! Ainsi vous voilà, vous, un astronome dont nul, pas même moi, n'oserait discuter la science, vous voilà tout ému par une objection qu'un raisonnement enfantin suffit à réfuter... Si vous aviez été dans votre état normal, n'auriez-vous pas compris que ce qui vous paraissait un phénomène était dû tout simplement à l'énorme distance qui nous sépare de Sirius... L'éloignement qui s'est opéré depuis quatre mille ans n'est pas la cinquantième partie de la distance qui sépare Sirius de la Terre; dans de semblables conditions...

Gontran inclina la tête affirmativement.

—Si votre cauchemar ne vous a pas trop fatigué, ajouta le vieillard, je vous serais bien obligé devenir m'aider dans certaines études que je veux faire...

Une ombre s'étendit sur le visage de M. de Flammermont qui murmura d'une voix accablée:

—Le temps de me passer un peu d'eau sur la figure et je suis à vous...

—Hâtez-vous... car, du train dont marche l'Éclair, nous ne tarderons pas à être hors de vue...

Il avait, tout en parlant, fait quelques pas vers la porte; mais il revint et, frappant sur l'épaule du jeune homme, il lui dit à mi-voix, sur le ton dont un gourmet parle d'un plat délicieux et qui lui fait venir l'eau à la bouche:

—Nous saurons peut-être à quoi nous en tenir, cette fois... et si l'on a affaire à une planète ou à un soleil...

Sans remarquer l'espèce d'ahurissement produit sur Flammermont par ces mots, il sortit...

—Si c'est une planète ou un soleil, répéta Gontran..

Ses yeux se promenèrent, effarés, interrogateurs, de Farenheit à Fricoulet.

—Cette fois-ci, déclara-t-il, je crois bien que je suis perdu.

L'ingénieur écarta les bras dans un geste de complète ignorance.

—Si encore on savait ce qu'il veut dire...

Et tous les trois demeuraient immobiles, silencieux, se regardant, lorsqu'on heurta doucement à la porte et la voix de Séléna se fit entendre.

—Monsieur Gontran, fit-elle, mon père demande si vous le rejoindrez bientôt?

—Eh! qu'il aille au diable! grommela le jeune comte...

—Lui, soit, mais pas elle, dit Fricoulet.

Et, allant ouvrir la porte, il invita la fille d'Ossipoff à entrer.

—Figurez-vous, lui dit-il, que nous voici fort perplexes et peut-être, comme vous êtes au courant des travaux de votre père, pourrez-vous nous tirer d'embarras... Voici ce dont il s'agit...

Ayant écouté l'explication, rapidement donnée par l'ingénieur, Séléna se mit à sourire:

—Je crois que mon père a voulu faire allusion au satellite de Sirius...

Fricoulet frappa l'une contre l'autre ses mains, en signe de joie.

—Parfaitement... j'y suis, maintenant... s'écria-t-il.

Mais Gontran, atterré, murmura:

—Ah! si les étoiles se mettent à avoir des satellites... à présent...

Mais Fricoulet ne lui laissa pas le loisir de s'apitoyer... le temps pressait, le père Ossipoff attendait et l'ingénieur ne voulait pas l'exposer, sans l'avoir au préalable bardé de notions scientifiques, au tournoi astronomique auquel le vieillard daignait le convier.

—En quelques mots, voici la chose: le mouvement propre de Sirius, au lieu de se produire uniformément, subissant certaines altérations, un astronome nommé Bessel n'a pas hésité à les attribuer à l'action d'un corps invisible de masse considérable, corps obscur, débris de mondes éteints, circulant dans l'espace. En 1854, Le Verrier préconise cette théorie, s'appuyant sur les inégalités périodiques présentées par Procyon, à qui on n'avait jamais pu découvrir de satellite... Ce qui n'empêchait pas M. Peters, en 1851, de donner à l'orbite de ce corps inconnu et invisible la forme d'une ellipse très allongée sur laquelle il se meut en un espace de cinquante ans...

Farenheit ne put retenir un formidable éclat de rire.

—On ne connaît pas le corps, on ne l'a jamais vu... on ne sait même pas s'il existe; mais ça n'empêche pas les astronomes de déclarer dans quelles conditions il se meut.

—S'ils ne déclaraient que cela, poursuivit Fricoulet; mais, en 1862, MM. Auwers et Safford indiquaient au problématique satellite un angle de position de 85",4, à une distance angulaire de 10",6.

L'Américain leva les bras au plafond en s'exclamant ironiquement:


Sur quoi vous basez-vous? demanda-t-il d'une voix sifflante (p. 131).

—Incommensurable!...

—Riez tant que vous voudrez, monsieur Farenheit, déclara Séléna; cela n'empêche pas qu'en 1862, le 31 janvier, M. Alvan Clark fils, en essayant un télescope de 18 pouces, aperçut à gauche de Sirius un point lumineux, dont l'angle de position était exactement égal à 84°,6... c'est-à-dire une différence de 1 degré seulement avec l'observation de MM. Auwers et Safford.

—Et c'est là que se borne ce que l'on sait de ce satellite? interrogea ironiquement Gontran.

—Point: son éclat est à peu près égal à celui d'une étoile de neuvième grandeur et sa masse à environ la moitié de celle de Sirius, c'est-à-dire sept fois celle du Soleil, bien que sa lumière soit environ cinq mille fois moindre que celle de l'étoile principale... Maintenant que te voilà renseigné...

Et, en disant cela, l'ingénieur poussait Gontran vers la porte, car il entendait M. Ossipoff qui appelait à grands cris son jeune «collègue»; mais celui-ci, qui n'affrontait jamais, sans appréhension, ces sortes de conversations, demanda encore avant de sortir:

—Alors, la question est de savoir si ce fameux satellite est planète ou soleil?

—Oui; d'après ce qu'a dit Ossipoff.

—Et... as-tu une idée personnelle à ce sujet?

—Aucune; vu que, jusqu'à présent, ce sujet m'a laissé fort indifférent; mais, si tu veux me croire, dans l'incertitude, tu le laisseras parler, et, s'il t'interroge, tu peux soutenir hardiment la théorie qui te conviendra...

Dans sa cabine, le vieillard trépignait d'impatience en attendant Gontran, tout en fouillant l'espace pour arracher ses secrets au monde mystérieux qui l'intriguait si fort.

Était-ce là en effet un Soleil, brillant de son propre éclat, ou bien n'avait-on affaire qu'à une planète énorme de ce lointain système?

Ossipoff tenait pour cette seconde hypothèse et M. de Flammermont avait à peine franchi le seuil qu'il lui cria:

—Vous savez, mon cher, pour moi il n'y a plus maintenant l'ombre d'un doute, c'est bien une planète.

—En vérité!

—Et vous allez comprendre mes raisons: voici un monde d'un grand volume auquel rien ne m'empêche de supposer un sol très blanc, qu'éclaire un soleil deux fois plus intense par unité de surface et ayant une surface cent quarante fois plus étendue que le soleil terrestre; qu'y a-t-il d'impossible à ce que cette planète, même éloignée à plus d'un milliard de lieues du flambeau central, soit perceptible à 39 trillions de lieues de distance?

Pour ne pas se compromettre, Gontran crut devoir approuver, d'une inclinaison de tête, cette théorie qui ne lui importait pas plus, au fond, que celle contraire et qui avait l'avantage de lui permettre de conserver un mutisme absolu.

D'ailleurs, le savant paraissait avoir oublié la présence de son compagnon, tout entier saisi par l'intérêt croissant de son étude, laquelle prenait, à chaque instant, une étendue de plus en plus grande; après avoir examiné minutieusement Sirius et son satellite, il parvint à distinguer plusieurs autres points lumineux, l'un par 114° et 72", l'autre par 159° et 104", qu'il n'hésita pas à déclarer comme appartenant aussi au système sirien.

Aux exclamations de triomphe poussées par le vieillard, Fricoulet et Séléna accoururent et quand Ossipoff eut exposé le motif de sa joie:

—Mon Dieu, mon cher monsieur, dit l'ingénieur, je ne voudrais certainement pas m'inscrire en faux contre vos affirmations; cependant, outre que votre théorie de sol blanc du fameux satellite sirien me semble très discutable, je trouve également que vous augmentez le système de Sirius avec une légèreté un peu bien juvénile...

Le vieux savant eut un haut-le-corps prodigieux; il abandonna le télescope, vira sur ses talons comme une toupie et, le visage subitement congestionné, les yeux lançant des éclairs à travers les verres de ses lunettes:

—Et sur quoi vous basez-vous, mon jeune ami, demanda-t-il d'une voix sifflante pour vous permettre de me démentir si catégoriquement?

Fricoulet se récria:

—Je ne me permets rien, monsieur Ossipoff; j'ai commencé par le vous dire. Seulement, il est loisible de se demander si ces points lumineux dépendent réellement du système de Sirius ou bien s'ils ne sont pas tout simplement situés au delà de cette étoile, paraissant être dans son voisinage, par le simple hasard des perspectives célestes.

Le vieillard était bien obligé, en lui-même, de reconnaître la logique de cette observation; mais il n'aimait pas la contradiction et il riposta d'une voix aigre, tout en contenant son irritation:

—Je serais curieux en ce cas de savoir quelle orbite vous assigneriez à ce satellite de Sirius... du moment que, pour vous, ce n'est pas une planète, mais un soleil...

—Mon Dieu, moi, vous savez, je n'ai pas grande opinion personnelle à ce sujet; mais Gontran—qui m'en parlait précisément hier—m'a donné des renseignements très intéressants.

—Vous! s'exclama le vieillard sur un ton d'indignation...

—Moi! se récria à son tour M. de Flammermont, moi je t'ai parlé de cela?

Mais Fricoulet, indifférent à la surprise indignée de son ami, poursuivit:

—Voyons, ne m'as-tu pas dit que, pour un système binaire, plusieurs cas étaient en présence: ou bien chaque composante peut avoir ses planètes tournant en cercle autour d'un Soleil respectif, ou bien les planètes peuvent décrire de triples spirales, symétriquement formées, avant de revenir à leur point de départ...

Ossipoff se mit à ricaner et s'adressant au jeune comte:

—Ah! ce n'est pas l'imagination qui vous manque! malheureusement entre le produit de l'imagination et les résultats d'études scientifiques, il y a de la marge... Ainsi, vous faites-vous une idée à peu près exacte des singulières années, des bizarres saisons que peuvent produire de semblables révolutions?... non, n'est-ce pas?... eh bien, moi, je vous dis...

Il s'interrompit brusquement, se rappelant l'acquiescement que, quelques instants auparavant, le jeune homme avait donné à sa théorie concernant le satellite de Sirius.

—Pourquoi ne m'avoir pas démenti tout à l'heure et ne m'avoir pas répondu Soleil, quand je vous parlais Planète?

Pris de court par cette question, le jeune homme répliqua avec un haussement d'épaules qui attestait le peu d'importance de la chose.

—Mon Dieu, mon cher monsieur Ossipoff, toutes les opinions sont respectables, en outre, je suis peu partisan de la contradiction, surtout lorsqu'elle s'adresse à une personne plus âgée que moi...

Ossipoff s'emporta.

—Il n'y a pas d'âge! cria-t-il, quand la science est en jeu; nombre de fois depuis le commencement de ce voyage, j'ai incliné ma tête blanche devant votre savoir et rien ne peut m'humilier davantage que cette condescendance à ma vieillesse...

Il se tut quelques instants, marmottant entre ses dents des paroles inintelligibles; puis, brusquement, congédiant Gontran de la main:

—Allez... puisqu'il en est ainsi... je n'ai plus besoin de vous...

Et, sans s'occuper de ceux qui se trouvaient là, il se recolla le visage à l'oculaire, ressaisi tout entier par son ardente curiosité...

Une fois sur le palier et la porte soigneusement refermée derrière lui, Gontran demanda d'un ton irrité à Fricoulet:

—Qu'est-ce qui t'a pris? en voilà une idée de raconter à Ossipoff des choses qui ne sont pas?

—Ce ne serait pas la première fois, ricana l'ingénieur.

—Soit; mais les précédentes fois, nous étions d'accord.

—Ne fallait-il pas trouver un moyen d'aller au-devant des questions qu'il t'aurait sûrement posées?...

Puis, de mauvaise humeur à son tour, comme si le reproche de M. de Flammermont lui paraissait injustifié, l'ingénieur bougonna:

—C'est bien; désormais je te laisserai tirer d'affaire tout seul.

Et, tandis que Gontran rentrait dans sa cabine, il descendit lentement les marches qui conduisaient à la machinerie, murmurant avec un singulier sourire...

—Qui sait?... on a vu des choses plus étranges...


CHAPITRE V


GONTRAN ET FRICOULET
ONT UNE
EXPLICATION SÉRIEUSE

Il y avait deux jours déjà, ou plutôt deux fois vingt-quatre heures, que l'Éclair, naviguant toujours dans la Voie Lactée, avait laissé bien loin derrière lui Sirius et la constellation du Grand Chien à laquelle appartient ce brillant soleil.

Emporté par une force incommensurable, obéissant à l'attraction invincible qu'exerçaient sur lui les mondes de l'Infini, l'appareil filait droit son chemin, semblable à ce boulet hyperbolique dont l'auteur des Continents célestes parle dans un de ses ouvrages, et sans apparence qu'il dût atteindre jamais le but qu'il poursuivait, les limites de cet infini dans lequel il était lancé, reculant au fur et à mesure qu'il avançait sur sa route.

Dans l'intérieur du wagon, une certaine contrainte régnait depuis la scène que nous avons rapportée à la fin du chapitre précédent; entre les éléments plus qu'hétérogènes dont se composait la petite troupe des voyageurs, Fricoulet servait de trait d'union, sa bonne humeur naturelle calmait les fureurs de Farenheit, dissipant les soupçons d'Ossipoff et adoucissant les blessures involontairement faites à l'amour-propre de Gontran; il est inutile d'ajouter, une fois de plus, que, sans les connaissances scientifiques de son ami, l'ancien diplomate eût été incapable de soutenir avec Ossipoff un entretien, quelque court qu'il fût.

Semblable à un acteur qui, pour remplacer un camarade absent, est poussé par le régisseur, sur la scène, sans savoir un mot du rôle qu'il doit débiter, M. de Flammermont fût resté en panne, à tout moment, s'il n'eût eu affaire à un souffleur d'aussi bonne composition que Fricoulet.

Or, depuis l'incident, en apparence fort léger, auquel avait donné lieu la discussion sur le satellite de Sirius, les deux amis semblaient se bouder; peut-être eût-il été admissible, ou tout au moins compréhensible, que Gontran en voulût à l'ingénieur, car il eût pu considérer comme une mauvaise plaisanterie de sa part de lui avoir prêté une opinion diamétralement opposée à celle du vieillard, et sans qu'il y eût aucune nécessité à cela.

Car M. de Flammermont ne pouvait supposer que l'ingénieur éprouvât un plaisir quelconque à soulever des discussions entre le savant et lui, d'autant plus que, depuis le départ de la Terre, il avait fait preuve, à son égard, d'une inépuisable complaisance.

Ce n'était donc pas par pur caprice, dans l'unique désir de lui jouer un mauvais tour et de s'amuser à ses dépens que Fricoulet lui avait prêté un langage qu'il n'avait jamais tenu.

Quant aux explications qu'il lui avait données, au sortir de la cabine d'Ossipoff, il n'y ajoutait qu'une foi très médiocre; il n'eût tenu en effet qu'à l'ingénieur de fournir à son ami les explications qu'il jugeait indispensables, concernant Sirius, mais en s'y prenant d'autre façon.

L'ignorance de Gontran en matière astronomique rendait déjà fort difficile, pour ne pas dire impossible, son attitude; l'existence allait devenir insoutenable s'il prenait souvent à Fricoulet des fantaisies semblables à celle-là.

Vif comme il l'était, habitué à ne jamais conserver au dedans de lui-même son opinion concernant une personne ou un fait, partisan des explications franches et promptes, Gontran, sur le premier moment, avait pensé à demander à Fricoulet la raison qui l'avait fait agir de la sorte.


Séléna demeurait assise, résignée, dans un coin de la cabine (p. 146).

Mais un instinct, dont il ne se rendait pas compte, lui avait fait garder le silence et, ainsi qu'il arrive en semblable circonstance, la mauvaise humeur qu'un entretien de quelques minutes eût peut-être dissipée, s'était transformée en bouderie.

Et, chose bizarre, à mesure que les heures s'étaient écoulées, le jeune comte avait senti se fortifier davantage en lui l'idée de ne pas revenir sur cet incident; il sentait vaguement—mais, nous le répétons, sans pouvoir se faire à ce sujet une opinion même indistincte—que, pour agir ainsi qu'il l'avait fait, l'ingénieur avait eu une raison; mais il avait aussi le pressentiment que, cette raison, il ne la donnerait pas.

Alors, dans de semblables conditions, pourquoi provoquer une explication qui n'avait d'autre chance que de dégénérer en discussion et en discussion d'autant plus pénible, d'autant plus périlleuse que les circonstances contraignaient impérieusement les deux amis à une vie étroitement commune?

Gontran s'était donc mis à bouder Fricoulet et comme, boudant Fricoulet, il ne voulait et ne pouvait se risquer à se rencontrer avec Ossipoff sur le terrain scientifique où il craignait toujours une glissade dangereuse, il feignait une indisposition et ne bougeait pas de son hamac.

Fricoulet, de son côté, paraissait bouder également; nous disons «paraissait», car le caractère enjoué et jovial de l'ingénieur était absolument réfractaire aux bouderies; non moins franc que Flammermont, il n'aimait pas les choses qui traînaient et était partisan des situations rapidement tranchées.

Seulement, en cette circonstance, il éprouvait une retenue singulière, pour ne pas dire une sorte de répugnance à adresser la parole à son ami.

La vérité c'est que, s'il boudait—comme il y paraissait—c'était, non contre Gontran, mais contre lui-même.

Oui, contre lui; il n'était pas content de ce qu'il avait fait, bien qu'en le faisant il eût pour ainsi dire agi sans son propre consentement, obéissant à un sentiment inanalysable, poussé par un instinct qu'il ne s'expliquait pas.

Nul doute qu'en prêtant à Gontran une opinion contraire à celle manifestée par Ossipoff, il n'eût eu l'intention de brouiller les cartes et de provoquer, à la comédie qui se jouait depuis si longtemps, à l'insu du vieillard, un dénouement imprévu, non conforme aux désirs des principaux acteurs.

Seulement, il lui semblait que ce dénouement-là ne serait pas pour lui déplaire, à lui, Fricoulet, s'il déplaisait à Flammermont et à Séléna.

Pourquoi? Ah! pourquoi... il n'en savait rien. S'il eût voulu le savoir, peut-être bien, cela ne lui eût-il pas été très difficile: il n'eût eu pour cela, lui, le chimiste par excellence, qu'à analyser le mélange troublé et un peu bizarre que faisaient ses sentiments, au fond de lui-même.

S'il l'eût voulu; mais, voilà, il ne le voulait pas: un instinct secret l'avertissait que, dans son intérêt et dans celui de tous, mieux valait qu'il n'approfondît pas la question—en cela, il obéissait au même sentiment qui poussait Gontran à fuir une explication—et, enfermé dans son mutisme, il demeurait confiné dans la machinerie.

Ossipoff, fort ennuyé de l'indisposition de Gontran, qui le privait d'un partenaire scientifique devenu à présent indispensable à son existence, s'absorbait davantage encore dans la contemplation des astres, tandis que Séléna, toute déconcertée, ne sachant ce que signifiait le brusque changement survenu dans les relations des deux amis et sentant une inquiétude vague envahir son âme, s'était mise à écrire sous la dictée de son père, comme à Pétersbourg, pour passer le temps.

Nous ne parlerons pas de Farenheit, et pour cause; peu lui importait, à lui, que Fricoulet et Gontran fussent en froid, et que les conversations scientifiques du vieillard fussent interrompues. Une seule chose l'intéressait, la marche de l'Éclair; chaque seconde écoulée le rapprochait de la cinquième avenue et cela suffisait, depuis quarante-huit heures, à maintenir son visage dans un état de sérénité inconnu, depuis bien longtemps, de ses compagnons de voyage.

D'ailleurs, presque tout son temps s'écoulait dans le hamac, où il demeurait étendu, dormant à poings fermés; lorsque des tiraillements d'estomac le réveillaient, il allait à la cabine d'approvisionnement, avalait quelques gorgées de liquide nutritif et, ensuite, pour faciliter la digestion, il passait un quart d'heure ou un peu plus—suivant l'intérêt qu'offrait le ciel—auprès d'un hublot.

À moins qu'il ne recommençât, pour la vingtième fois au moins, le calcul de la somme que pourrait lui rapporter sa part dans la vente du wagon de lithium, une fois revenu à Terre.

Si des fouilles faites, depuis son départ, avaient fait découvrir de nouveaux gisements! si, par suite, la valeur du précieux métal avait diminué!... Si... Si...

Et ces inquiétudes suffisaient à rompre la monotonie de l'existence, pour une homme dont le cerveau n'avait pas, d'ailleurs, des appétits bien ambitieux.

On comprendra que, dans ces conditions, la vie à bord manquât de gaieté et que, pour Gontran, pour Fricoulet et pour Séléna, les minutes fussent longues comme des heures et les heures comme des siècles.

Cela n'empêchait pas que les centaines de mille lieues s'ajoutassent aux millions de kilomètres, derrière l'Éclair, qui poursuivait impassiblement sa route.

La proue dirigée sur Orion, il cinglait vers la constellation de la Licorne qui forme, avec la province céleste dans laquelle elle se trouve située, un des coins de l'espace les plus bizarres et, en même temps, les plus intéressants à étudier.

Déjà Ossipoff pouvait, à l'aide du télescope, examiner beaucoup plus minutieusement qu'il n'eût pu le faire, de l'observatoire de Poulkowa, la fameuse étoile nº 11 ou plutôt le système ternaire dont les trois composantes apparaissaient, éblouissantes de blancheur, ainsi que trois lampes à incandescence qu'une main divine eût allumées devant le rideau diapré de l'espace.

Puis apparut ensuite le nº15 ou S avec ses deux composantes jaunes et la troisième couleur bleu d'azur, et le vieux savant put avoir, en quelques minutes, étant donnée la rapidité avec laquelle courait l'appareil, le surprenant spectacle de cette variabilité qui met 3 jours, 10 heures et 48 minutes à se révéler aux yeux des astronomes terrestres.

L'intensité de la lumière émise par ce système ternaire s'élevait alternativement de la 6e à la 4e grandeur, pour retomber ensuite à la 6e, en sorte que cela produisait une clarté vacillante dont les yeux d'Ossipoff se trouvèrent extrêmement fatigués.

Il fut même incommodé à ce point qu'il dut avoir recours à Séléna pour lui succéder au télescope, à défaut de Gontran, qui jugea fort à propos de demeurer sourd aux invites du vieux savant.

C'est ainsi que, par les yeux de sa fille, celui-ci put se rendre compte approximativement du phénomène bizarre produit par cet assemblage multiple de soleils variables: l'étoile nº8, double et très curieuse en raison de ses composantes, l'une jaune et l'autre bleue, animées d'un mouvement propre commun, bien qu'elles restent fixes, l'une par rapport à l'autre, depuis cent ans qu'on les examine.

Non loin, une nébuleuse d'allure cométaire fut signalée par la jeune fille; puis, si nombreuses, qu'il était inutile de chercher à les compter, des amas de petites étoiles de diverses couleurs et beaucoup de nébuleuses de forme très curieuse.

En dépit de la douleur que lui causait aux yeux l'éclat de tous ces astres, Ossipoff, talonné par la curiosité, ne put se contenter longtemps de n'admirer toutes ces merveilles que par l'intermédiaire de Séléna et il reprit rapidement sa place à l'oculaire; au surplus, c'était une manière peu commode, on en conviendra, de faire de l'astronomie et, très nerveux, il s'était impatienté contre la jeune fille à différentes reprises, notamment à l'occasion de Procyon...

—Ne vois-tu pas, avait-il demandé, à notre Nord-Ouest, une étoile de première grandeur?...

—J'en vois plusieurs, avait répondu Séléna, en regardant dans la direction indiquée....

—Plusieurs... assurément, mais pas comme celle-là; celle dont je te parle brille comme une lumière électrique... elle a d'ailleurs un éclat semblable à celui de Sirius... la vois-tu?... voyons, tu dois la voir, que diable!...

—Oui... il me semble... au Nord-Ouest, dis-tu?

C'est alors que, trépignant d'impatience, le vieillard avait repoussé sa fille: oui, c'était bien là l'Alpha du Petit Chien, cette étoile si curieuse, en raison de son mouvement propre, et le vieillard éprouva une joie sans mélange après avoir vérifié la parallaxe établie par Anwers, en 1862, parallaxe égale à 0"123, à étudier la vitesse de l'astre que, jusqu'alors, il n'avait pu examiner qu'imparfaitement, en raison des 62 trillions de lieues qui le séparent de la Terre.

À l'examiner, Ossipoff était, par moments, en proie à l'illusion que peut se faire le voyageur qui se trouve dans un wagon en marche; en admettant que le train qui l'emporte soit animé d'une vitesse de 60 kilomètres à l'heure et que, parallèlement à lui, coure un second train animé d'une vitesse semblable.

Les wagons du second train pourront paraître au voyageur contenu dans le premier, immobiles, à moins que, se considérant lui-même comme immobile, il lui semblera voir filer en sens inverse, et avec une vitesse de 60 kilomètres, les poteaux télégraphiques, les gares, les stations et les différentes constructions bordant la voie.

Enfin, s'il arrive en sens inverse, sur l'autre voie, un train marchant, lui aussi, d'une vitesse égale à celle du premier, on pourra, ayant l'illusion de sa propre immobilité, croire que ce nouveau train est du double plus rapide que le premier, c'est-à-dire court à raison de 120 kilomètres.

Eh bien! quoique le vieux savant fût bronzé sur ces sortes d'illusions auxquelles peuvent se laisser prendre des astronomes novices, mais dont se méfient les vieux de la vieille de la science, cependant, étant si proche de l'astre, il lui arrivait, par instants, de croire Procyon animé d'une vitesse doublement grande, en raison de sa course dans l'espace, à l'encontre du mouvement dont est animé le système solaire.

D'une voix brève, qui s'étranglait dans sa gorge, il dictait, par phrases hachées, des notes à Séléna... notes incompréhensibles pour tout autre que pour lui... des chiffres dont il fallait avoir la clé pour qu'ils eussent une signification quelconque.

De temps à autre, lorsqu'il n'avait rien de bizarre, d'intéressant à signaler, il disait d'un ton de commandement, sous lequel ne se fût nullement reconnu l'amour paternel.

—Additionne... divise... multiplie...

Et, finalement, il demandait:

—Cela fait?

Alors, la jeune fille donnait le résultat de ses opérations et, s'il arrivait que ce résultat concordât avec ceux obtenus par Ossipoff, lors de son séjour sur la Terre, il exprimait sa satisfaction par un petit ricanement sonore; autrement, il claquait de la langue, grommelant des paroles inintelligibles qui se terminaient invariablement par un sec:

—Recommence...

Pour Procyon, heureusement, les calculs du vieillard se trouvèrent justes et il évalua la rapidité avec laquelle l'astre se trouvait emporté dans l'espace à 43 kilomètres par seconde, soit 2,580 par minute, 154,000 par heure, 3,715,000 par jour, ce qui donnait pour l'année un joli total de 1,357 millions de lieues.

Ossipoff éprouvait une indéfinissable jouissance à ces calculs qui finissaient par donner des résultats presque incommensurables devant lesquels tout autre esprit que le sien fût demeuré stupéfait, mais qui, au contraire, transportaient le sien bien par delà les limites de la compréhension humaine, lui ouvrant pour ainsi dire les profondeurs de l'infini.

—Comprends-tu, disait-il d'une voix vibrante d'enthousiasme à Séléna, comprends-tu ce que donnent, réunis ensemble, les mouvements de Procyon et de notre Soleil? 1,409 millions de lieues, pour la durée d'une année!

Et il ajouta sur le ton d'un lutteur qui entre dans l'arène, avec la ferme volonté de «tomber» son adversaire:

—Au tour de l'autre, maintenant.

—L'autre, interrogea Séléna.

—Eh! oui... le satellite de Procyon.


Il sembla qu'un ouragan se ruait par la porte de la cabine (p. 148).

À partir de ce moment, il ne prononça plus un seul mot, le corps penché en avant, tout frémissant d'impatience, l'œil dilaté collé au télescope tandis que sa main traçait fébrilement sur le bloc-notes placé devant lui, des chiffres et des signes géométriques...

Il était là depuis six heures environ, immobile, sans que ses lèvres se fussent desserrées une seule fois, ignorant la présence de Séléna qui, toute triste de l'abandon en lequel la laissait Gontran depuis deux jours, demeurait assise, résignée, dans un coin de la cabine, lorsque Fricoulet entra sur la pointe du pied.

La jeune fille mit un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à l'ingénieur, lorsque, en ce moment même, la voix d'Ossipoff se fit entendre, découragée.

—Rien... je ne vois rien... et cependant Struve est bien affirmatif...

—Trop, monsieur Ossipoff, beaucoup trop, ne put s'empêcher de dire Fricoulet, car, à la vérification faite à l'aide de télescopes plus puissants que ceux de l'observatoire de Pulkowa, son affirmation a été reconnue erronée...

Le vieillard se dressa comme mû par un ressort et, dardant sur Fricoulet un regard flamboyant:

—Erronée! s'exclama-t-il... pendant plus de deux ans, Otto Struve a observé le compagnon de Procyon...

—Hallucination d'astronome, monsieur Ossipoff... Notez bien que je ne nie pas la bonne foi du directeur de l'observatoire impérial...

—Il ne manquerait plus que cela...

—... Mais enfin, il est bien établi que le satellite en question n'a jamais existé que dans la cervelle de M. Struve...

Il s'empressa d'ajouter, pour calmer la colère du vieillard:

—Je n'en veux pour preuve que l'inutilité de vos recherches présentes; il est certain qui si Procyon avait un compagnon, de l'endroit où nous sommes, il serait visible à l'œil nu...

Cet argument arrêta sur les lèvres d'Ossipoff le flot de paroles prêtes à déborder; mais presque aussitôt:

—Je voudrais bien savoir, en ce cas, à quoi M. de Flammermont attribue le mouvement irrégulier de Procyon et les oscillations remarquées dans sa trajectoire... Je parle de M. Flammermont, car j'imagine que ce que vous venez de dire vous a été inspiré par lui...

Séléna joignit les mains, semblant supplier le jeune homme de ne point envenimer les débats et de ne pas rendre plus tendue encore qu'elle l'était la situation...

Bien qu'avec une légère grimace qui trahissait une mauvaise humeur concentrée, l'ingénieur lui fit un signe de tête pour la rassurer, et répondit:

—Vous ne vous trompez pas sur ce point... mais sans pouvoir entrer dans toutes les explications que m'a données Gontran, je me souviens qu'il m'a dit ne pas partager là-dessus l'opinion d'Auwers...

—Fichtre! s'exclama ironiquement le vieillard, ce cher Gontran est bien dédaigneux... Auwers est cependant assez affirmatif, puisqu'il va jusqu'à dire que le satellite en question tourne dans un plan perpendiculaire au rayon visuel, non pas autour de Procyon lui-même, mais d'un centre de gravité commun... Il établit même que cette évolution s'accomplit en une période de 40 ans...

Fricoulet allongea les lèvres en forme de moue...

—Peuh!... vous faites, je crois, ce bon Auwers plus affirmatif qu'il n'est lui-même:... il dit «qu'il se pourrait...», «qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que...»; mais sa phraséologie même prouve qu'entre ses suppositions et les déclarations de votre compatriote Struve...

Cette réponse parut trop péremptoire au vieillard pour qu'il jugeât utile de prolonger la discussion, discussion que ses observations elles-mêmes démontraient inutile et qu'il n'avait d'ailleurs poussée assez loin que par patriotisme et par respect pour Otto Struve, sous la direction duquel il avait travaillé à l'observatoire de Pulkowa.

Changeant de conversation, il dit à Fricoulet:

—Vous devriez bien prévenir M. de Flammermont que nous arrivons à la hauteur de l'étoile 60 d'Orion!...

Le visage de l'ingénieur s'éclaira d'un sourire ironique et sans songer trop à ce qu'il disait, il répliqua:

—Eh bien! qu'est-ce que vous voulez que ça lui fasse...

Le vieillard eut un haut-le-corps prodigieux qui trahissait autant de stupéfaction que d'indignation.

—Comment!... s'écria-t-il... ce que je veux que ça lui fasse...

Puis, il s'interrompit, laissa échapper un petit ricanement moqueur, plein de pitié et ajouta:

—Je comprends... vous parlez d'après vous;... à vous, en effet, peu doit importer que l'on quitte l'hémisphère austral pour pénétrer dans l'hémisphère boréal... mais en ce qui le concerne, lui, je ne crains pas de m'avancer en déclarant que cela doit l'intéresser de savoir que l'Éclair va couper tout à l'heure l'équateur et que, dans quelques instants, nous pourrons contempler de plus près les astres, que nous apercevons d'Europe et d'Amérique...

Une exclamation retentit au même instant et il sembla qu'un ouragan se ruait dans la cabine par la porte grande ouverte; en même temps, avant qu'il eût pu se reconnaître, Ossipoff se sentit enlevé de terre et, après avoir reçu sur chacune de ses joues une retentissante accolade, il se retrouva sur ses pieds, tandis que, devant lui, Farenheit exécutait une danse folle, criant, chantant, agitant au-dessus de sa tête ses bras démesurément longs; bref, donnant tous les signes de la joie la plus insensée.

Le vieillard jeta sur Fricoulet un regard qui trahissait clairement sa pensée.

—Allons, bon! disait ce regard, voilà sa folie qui le reprend!...

Mais l'Américain devina ce que contenait ce regard et d'une voix pénétrante il clama:

—Oui. Je suis fou!... mais fou de joie... La Terre... enfin... La Terre...

Et, comme il voyait fixés, stupéfaits, sur lui, les yeux des personnes qui se trouvaient là.

—N'avez-vous pas parlé à l'instant de l'équateur... d'un changement d'hémisphère... des étoiles qu'on apercevait d'Europe... d'Amérique... Oh! surtout d'Amérique...

—Oui... Eh bien?...

—Eh bien! c'est un signe que nous approchons... n'est-ce pas... que bientôt nous nous reverrons notre planète... que bientôt...

Il s'arrêta, suffoqué par l'émotion, épongea, avec son foulard de couleur, son front couvert de sueur, tandis que, de sa main demeurée libre, il serrait énergiquement, à la ronde, la main de Fricoulet, de Séléna et de Gontran, accouru au bruit...

Les assistants se regardaient assez embarrassés, ne sachant trop comment s'y prendre pour dissuader le brave Américain et lui expliquer que sa joie était un peu prématurée; ils savaient, par expérience, combien chez cet homme sanguin et violent les déceptions se manifestaient et ils hésitaient à parler.

Aussi, sans s'être donné le mot, tombèrent-ils tacitement d'accord pour laisser, momentanément, du moins, Farenheit dans son erreur; seulement, Fricoulet lui dit:

—Oui, c'est maintenant l'affaire de quelques quarante-huit heures.

—Tant que cela!... je croyais que notre vitesse...

—Notre vitesse va aller, diminuant un peu, en raison du changement d'hémisphère... et puis, il faut compter avec l'imprévu...

Les sourcils de Farenheit se froncèrent.

—Nous autres, Américains, répliqua-t-il rudement, nous ne comptons jamais avec l'imprévu; nous allons droit au but que nous nous sommes donné, en dépit des obstacles qui peuvent se dresser sur notre route...

—Ainsi, avons-nous toujours fait, jusqu'à présent, et continuerons-nous à faire, dit Fricoulet... Ce que j'en disais, c'est tout simplement pour vous donner à entendre que vous aviez le temps de boucler votre valise...

Il ajouta, en riant:

—Le train n'est pas encore en gare...

L'Américain poussa un soupir.

—Il est bien fâcheux, dit-il en manière de conclusion, que la soute aux provisions ne soit pas mieux fournie en liquide; on aurait pu arroser la ligne avec quelques bouteilles de Champagne!

Cela avait été dit sur un ton qui trahissait un si sincère regret que tous se mirent à rire, à l'exception d'Ossipoff; le vieillard était assis déjà devant le hublot, l'œil collé au télescope.

Ce que voyant, Fricoulet sortit de la cabine, suivi de Gontran et de l'Américain.

—C'est mon tour de quart, n'est-ce pas, interrogea M. de Flammermont.

—À peu près, répondit l'ingénieur; mais si tu n'y vois pas d'inconvénient, nous le ferons ensemble;—j'ai à te causer...

Le jeune comte acquiesça muettement de la tête et tous deux descendirent dans la machinerie.

—Mon vieux, dit alors Fricoulet, lorsqu'ils eurent pris place, l'un à côté de l'autre, devant les leviers, nous sommes, toi et moi, aussi bêtes que des gamins; nous sommes des hommes, pourtant, et nous risquons en ce moment de compromettre une amitié de plusieurs années...

Gontran garda le silence durant quelques secondes; après quoi, il dit très sincèrement:

—Je pense comme toi.

—Nous boudons depuis deux jours, au lieu de nous expliquer franchement, poursuivit l'ingénieur.

—Je suis fort souffrant, tenta d'insinuer l'autre.

Mais celui-ci frappa amicalement de la main sur l'épaule du comte en disant:

—À d'autres; tu n'es pas plus souffrant que je ne le suis, moi-même; mais tu m'en veux...

—Et quand cela serait, repartit Gontran avec un peu d'aigreur, n'aurais-je pas raison?... tu m'as joué un mauvais tour...

—Malgré moi, déclara l'ingénieur; j'ai obéi à un mouvement dont je n'ai pas été maître tout d'abord; mais, depuis quarante-huit heures, j'ai réfléchi... j'ai analysé mes sentiments et je suis arrivé à un résultat que ma franchise me fait un devoir de t'avouer...

À ces mots, Gontran tressaillit légèrement; il comprit que cette chose vague dont son instinct l'avertissait depuis l'avant-veille, sans qu'il fût cependant capable de la définir, que cette chose, il allait la savoir; et, subitement intéressé, il écouta.

—Je commence par te donner ma parole d'honneur, dit Fricoulet—et tu me connais assez pour me savoir incapable de manquer à un engagement pris—que je te suis tout acquis, avec autant de dévouement que par le passé et que, chaque fois que tu auras besoin de moi, tu me trouveras, comme tu m'as trouvé jusqu'ici.

Pour le coup, la surprise de M. de Flammermont allait croissant, en même temps qu'il se sentait envahi par un certain malaise causé par cette déclaration faite sur un ton grave.

—Cela dit, continua l'ingénieur en baissant la voix, voici ce dont il s'agit: je crains que la vie commune menée depuis le commencement du voyage ne m'ait pas laissé aussi insensible que cela aurait dû être aux charmes de Mlle Ossipoff...

Gontran sursauta.

—Tu aimes Séléna! s'exclama-t-il.

—Je ne vais pas jusque-là, répondit Fricoulet, en le rassurant d'un geste; mais je me sens tout disposé à l'aimer...

Un flot de sang avait empourpré le visage, d'abord tout pâle, du jeune comte.

—Et c'est à moi que tu viens raconter cela! fit-il.

—À qui veux-tu que je le raconte, si ce n'est à toi que cela intéresse le plus? Les amoureux, que l'on prétend aveugles, sont clairvoyants, en certaines occasions, surtout lorsque la jalousie se met de la partie et j'ai préféré te mettre carrément au courant de la chose plutôt que tu la surprisses, toi-même...

Un silence suivit cet aveu.

—Et... alors?... interrogea Gontran.

—Alors! répéta Fricoulet, eh bien! rien! j'ai commencé par te dire que tu pouvais compter sur moi; donc je continuerai à te soutenir de toutes mes forces dans le rôle que tu as commencé à jouer,... seulement, s'il arrivait que ce rôle finît par te lasser et que, de ton propre chef, tu renonçasses à la main de Mlle Ossipoff...

Là, l'ingénieur s'arrêta durant quelques secondes, s'attendant à une protestation indignée de son ami; mais, au lieu du «jamais!» énergique que ces paroles eussent dû provoquer, Gontran demanda simplement:


Le vieillard se trouva soutenu par les bras des deux jeunes gens (p. 165).

—Dans ce cas?...

—Tu ne verrais aucun inconvénient, n'est-ce pas, à ce que je me misse sur les rangs?

Le jeune comte fut touché d'une semblable délicatesse; il prit entre les siennes les mains de son ami, les serra bien fort, disant d'une voix émue:

—Mon brave Alcide!

—Alors, cela ne te froisse pas? murmura celui-ci.

—Froissé!... c'est-à-dire que je te remercie de ta franchise, mon bien cher ami, touché et reconnaissant...

Puis le menaçant du doigt, en souriant:

—Mais il est convenu que tu ne me tires pas aux jambes! fit-il.

—Alliance comme auparavant... jusqu'au jour où toi-même me rendras ma liberté...

Cette fois encore, il attendit une protestation... qui ne vint pas et, sans qu'il se rendît bien compte du pourquoi, il sentit en dedans de lui-même quelque chose qui lui fit plaisir; il ajouta:

—La meilleure preuve qu'il n'y a rien de changé, c'est que, tout de suite, je vais te mettre en garde contre un danger.

—Un danger?

—Qui va se présenter à toi sous la forme du géant des cieux, le nommé Orion.

Aux yeux écarquillés de Gontran l'ingénieur devina que ce qu'il venait de dire n'apprenait rien à son ami; alors, fouillant dans l'une de ses poches, toujours bourrées d'une foule d'objets disparates, il en tira un morceau de craie avec lequel il se mit à dessiner rapidement sur la cloison de la machinerie.

—Qu'est-ce que tu fais là? demanda gaiement M. de Flammermont; mais ce n'est pas une carte céleste... c'est une académie!

—Parfaitement; eh bien! cette académie te représente l'une des constellations les plus anciennement connues, puisque, du temps d'Hésiode, elle constituait tout le calendrier des marins et des laboureurs et que, sur les cartes les plus antiques, elle figure sous la forme d'un géant poursuivant, la massue à la main, le Taureau ou les Pléiades...

—Le Taureau!... plaisanta Gontran... quelque chose alors comme un torero, alors, voilà une constellation que «les Aficionados» devraient mettre dans leurs armoiries...

Fricoulet, sans se départir de son flegme:

—Parlons sérieusement, veux-tu, dit-il, car je doute que le père Ossipoff goûte fort une astronomie aussi fantaisiste.

—Je suis tout oreilles, répondit Flammermont, avec un bâillement.

—À l'œil de l'astronome, Orion présente simplement l'aspect d'un vaste quadrilatère dont les étoiles que je marque ici, A et Y, forment les épaules du géant, B et X les jambes, λ la tête, et, enfin, les Trois Rois, la ceinture.

Gontran secoua la tête.

—Il faut être doué d'une certaine dose d'imagination pour retrouver dans ces sept points la trace d'une académie... même sommaire.

—Ceci est laissé à l'appréciation d'un chacun, poursuivit imperturbablement l'ingénieur; mais comme cela n'a qu'une importance très relative, passons.

Et, soulignant à la craie chacune de ses explications, il apprit à son auditeur tout ce que lui-même connaissait de cette merveilleuse constellation et, en moins d'un quart d'heure, Gontran en sut autant que son professeur.

Il sut que β (ou Rigel), située à l'extrémité droite et inférieure du quadrilatère, est aussi blanche que Sirius, mais est encore incommensurablement plus éloignée que lui du système solaire, car toutes les tentatives faites pour mesurer sa parallaxe et établir son mouvement propre, sont demeurées infructueuses.

Bien que reculé dans l'espace à des centaines de trillions de lieues de la Terre, et quoique sa lumière mette à nous parvenir des milliers d'années, on est en droit de supposer ce soleil mille fois plus volumineux, plus ardent et plus formidable que le nôtre, puisqu'il nous envoie—à une semblable distance—de pareils feux.

En outre, le spectroscope démontrant dans la lumière de cet astre la prédominance de l'hydrogène, on en conclut que Rigel est un soleil naissant, tandis que α (ou Bételgeuse) avec sa teinte jaune orange et son spectre à colonnes fondamentales dans lequel domine l'oxyde de carbone, est considéré comme à son déclin.

—Je donnerais gros, murmura en ce moment Gontran, pour savoir dans quel calendrier les astronomes sont allés chercher des noms semblables... Bételgeuse!... Rigel!... ça n'existe pas!...

—Dans un calendrier, non; mais autrement ça s'explique, puisqu'en langue arabe ridj-al-jauzà, ou Rigel signifie: jambe du géant et ibt-al-jauzà, dont on fait Bételgeuse: épaule de géant...

Poursuivant toujours sa démonstration à la craie, Fricoulet ajouta:

—Maintenant, voici, parmi les étoiles les plus intéressantes de la constellation d'Orion, le nº31, de couleur orangée, type très rare, en raison des caractères spéciaux de son spectre à bandes jaune, verte et bleue, indices presque certains d'un monde très refroidi; dans les environs, au milieu d'autres, d'éclat variable et presque toutes de teinte rougeâtre, je te signale plus particulièrement celle que je marque là, au sud de Rigel, dans la constellation du Lièvre et qui ressemble à une véritable goutte de sang. Elle a été découverte par Hind en 1845; étoile variable, allant de la huitième à la sixième grandeur en une période de 438 jours... Nous avons encore l'étoile E, double, dont le satellite est de si étrange couleur que, pour le qualifier, William Struve dut inventer un qualificatif spécial: olivaceasubrubicuda.

—Pas mal; plaisanta Gontran, pas commode à prononcer, mais d'une puissance descriptive considérable.

—Nous avons aussi, sous le nº14, un sujet non moins remarquable par sa rapidité, car, depuis 1842, époque de sa première observation, l'angle a tourné de 50 degrés; c'est le seul, d'ailleurs, de tous les compagnons de Rigel dont le mouvement ait été bien démontré, car tous les autres, récemment découverts, ne forment aucunement un système avec ces étoiles.

—En ce cas, pourquoi les associer en une même constellation?

—Parce qu'elles paraissent être liées ensemble par un simple effet de perspective; mais, en réalité, elles se trouvent bien loin derrière elles...

Gontran haussa les épaules.

—Je ne comprends pas bien; je croyais que l'astronomie était une science exacte, et tu m'apprends que les apparences jouent un grand rôle.

—Ne cherche donc pas la petite bête; d'autant que ce n'est pas cela qui changera rien aux lois inexorables de l'Univers; de même, s'il avait plu aux anciens de voir dans les étoiles qui couvrent Orion la silhouette d'un cheval, en place de celle d'un homme, je veux que le diable me croque si cela aurait modifié en rien le mouvement de Rigel et de Bételgeuse... Il faut prendre les savants tels qu'il sont et l'astronomie telle qu'elle est...

—C'est-à-dire sous forme de pilule joliment amère à avaler! murmura le jeune comte avec une significative grimace...

Puis se levant, il ajouta d'une voix comiquement enthousiaste:

—Et, maintenant que me voici bardé de science, des pieds à la tête, j'ai hâte d'aller appeler Ossipoff en champ clos.

Il s'élança hors de la machinerie, suivi par le regard anxieux de Fricoulet qui, à le voir si vibrant, si plein d'ardeur, pensait que, peut-être, n'était-ce pas le vieux savant que Gontran avait hâte de revoir, mais sa fille.

Il poussa un gros soupir.

—C'est stupide, tout de même, songea-t-il tout haut, quand il eut entendu se perdre dans l'escalier le bruit des pas de son ami. Moi, Alcide Fricoulet, amoureux!... et dans de semblables conditions... presque sans espoir... ou du moins si peu que ce n'est pas la peine d'en parler.

Il s'interrompit, hocha la tête et ajouta:

—Si peu... qu'en sais-je?... la patience de ce bon Gontran est peut-être arrivée à ses dernières limites et Ossipoff, d'ici la fin du voyage, a suffisamment le temps de le saturer et le sursaturer d'astronomie, pour le dégoûter tout à fait.

Il se mit à rire tout doucement, réconforté par cette perspective.

—Oui... cela se pourrait... et même, dans l'intérêt des uns comme des autres, ne serait-il pas à souhaiter qu'il en fût ainsi?... assurément, ce pauvre Gontran n'est pas plus fait pour être le gendre d'Ossipoff que je ne suis fait, moi, pour être diplomate... Séléna serait malheureuse... lui aussi... tandis que, s'il renonçait à ses projet... je doute qu'Ossipoff puisse jamais rencontrer un gendre qui fasse mieux que moi son affaire.

Et, secoué par une hilarité de plus en plus forte, il ajouta comiquement:

—Plaise aux dieux qu'Ossipoff l'écrase sous une pluie d'étoiles, de comètes, de nébuleuses telle qu'il ne s'en relève pas...

Il dit encore en haussant les épaules:

—Vraiment, est-ce vivre que d'avoir continuellement un astre de Damoclès suspendu au-dessus de la tête?

Néanmoins, et quoi qu'on puisse penser des sentiments de Fricoulet pour son ami, d'après ce qui précède, nous devons dire qu'il était aussi fermement résolu qu'auparavant à tenir la promesse faite; aussi fut-ce, non seulement par curiosité mais par intérêt, qu'il quitta la machinerie pour s'en aller voir, dans la cabine d'Ossipoff, comment les choses se passaient.

Quand il entra, un silence profond régnait et les deux jeunes gens, Séléna et son fiancé, assis l'un près de l'autre, se tenant les mains, indiquèrent, d'un double hochement de tête, au nouveau venu, Ossipoff, à demi dressé sur son escabeau, sondant l'espace avec une fièvre dont il avait rarement, jusqu'à ce jour, donné l'exemple.

Devant lui, sur un carré de papier, ses doigts armés d'un crayon dessinaient une figure étrange, sans contours précis et au milieu de laquelle deux groupes de points—des étoiles sans doute—l'un de quatre l'autre de trois, étaient indiqués.

Et tout autour, sur la marge blanche du papier, c'était une accumulation folle de chiffres algébriques, des dessins géométriques à faire trembler.

Comme Fricoulet, faisant mine d'avancer, le plancher avait légèrement craqué sous son poids, la main du vieillard eut un petit mouvement sec et autoritaire, pour lui intimer l'ordre de demeurer en place, le moindre bruit pouvant le troubler dans ses calculs.

Mais l'ingénieur, outre les différentes qualités dont le lecteur a eu les échantillons au cours de ces aventures, était doué d'une certaine dose d'entêtement; si bien qu'au lieu de s'immobiliser, il poursuivit sa route jusqu'à ce qu'il fût tout contre le dos du vieillard.

Alors, il s'arrêta, se pencha par-dessus son épaule et durant quelques secondes examina attentivement le dessin.

Quand il se redressa, il avait sur le visage les traces d'une évidente perplexité qu'il traduisit plus clairement encore en tortillant nerveusement les poils follets qui ornaient son menton.

—Hein? souffla tout bas Gontran, qu'est-ce que c'est que ça?

Les lèvres de l'ingénieur se plissèrent dans une moue dubitative.

—Encore une étoile pour moi, au moins? murmura le comte.

—J'en ai peur, répondit de même Fricoulet.

Les traits de son ami se contractèrent et il dit d'une voix légèrement inquiète:

—Tu sais ce que tu m'as promis?...

—C'est convenu... mais encore faut-il que je sache moi-même sur quelle matière doit porter le prochain examen... et puis je n'ai pas la science universelle, moi...

Gontran le regarda fixement.

—Alcide, dit-il, tu me lâches...

—Moi! s'exclama Fricoulet, tu ne me connais pas.

Cet entretien avait lieu à voix basse entre les deux jeunes gens—l'ingénieur étant allé rejoindre son ami—et Séléna les regardait, les yeux agrandis, ne comprenant pas bien ce dont il était question.

L'ingénieur eut un petit haussement d'épaules plein de pitié.

—Te lâcher! répéta-t-il, mais, si j'avais dû le faire, il y a longtemps que cela serait fait, mon pauvre ami.

Ayant dit, il retourna, toujours sans bruit, vers Ossipoff, reprit sa place derrière lui, se baissa et, après avoir cherché quelques instants, parvint à placer un rayon visuel dans l'axe du télescope.

Il eut un brusque tressaut et murmura:

—C'est bien cela.

Mais il demeura à sa place, subitement immobile, silencieux, l'œil dilaté, les lèvres pincées, le visage empreint d'une expression singulière, indéfinissable, conquis par le merveilleux et mystérieux spectacle qui s'offrait à lui, l'esprit saisi de vertige tandis que le traversaient les multiples considérations suggérées en lui par la contemplation de ce qui s'offrait à ses yeux.


Le jeune homme l'empoigna par le bras (p. 167).

C'était, envahissant l'horizon presque tout entier, comme un immense nuage, ou plutôt comme un amas gazeux, sans contours précis, qui paraissait se fondre avec l'infini même et qui, cependant, sans offrir de limites précises, en donnait la sensation.

Fricoulet avait le sentiment d'un foyer incandescent qui brûlait derrière ce voile de gaze dont le tissu apparaissait lui-même fait de points lumineux, tellement léger, ce tissu, que par derrière lui, et en dépit de l'incandescence intérieure, d'autres points lumineux, mais placés dans le fin fond de l'infini, transparaissaient.


NÉBULEUSE D'ORION

Il comprenait que, cette fois, il n'était pas le jouet d'une illusion lui montrant une agglomération de taches, formant comme un rideau tendu en travers des cieux; cette masse gazeuse était elle-même un corps, corps bizarre, mystérieux, dont les composantes ne paraissaient avoir entre elles aucun système d'attache, et que reliaient cependant entre elles des liens cachés.

Ce monde extraordinaire n'était autre que la fameuse nébuleuse d'Orion, et la lumière des astres composant cette dernière constellation située bien au-delà, à l'horizon de l'infini, empruntait à cette masse gazeuse qu'elle traversait une teinte verte, lavée de rouge, de fort singulier aspect.

C'étaient des étoiles qu'Ossipoff avait représentées dans son croquis, par les petits points noirs situés au milieu du dessin.

Vue de la Terre, la nébuleuse d'Orion semble aussi éloignée—quoiqu'en réalité elle le soit moins—que Rigel; et sa grandeur apparente étant de 5 degrés, cela permet de croire à une étendue de plus de 10 trillions de lieues de gaz phosphorescent ou de matière cosmique incandescente.

Un train express, faisant 60 kilomètres à l'heure, mettrait plus de cent millions d'années à aller d'un bout à l'autre de ce singulier et mystérieux brouillard.

On juge, étant donné le grand rapprochement de l'Éclair, de quel prodigieux effet devait être, pour les Terriens, la grande nébuleuse.

C'est-à-dire que Fricoulet, assez sceptique cependant, en matière astronomique, en était abasourdi; il réfléchissait mentalement à ces mondes qui gravitent dans l'infini, si étranges que la raison de l'homme n'en peut comprendre ni la genèse, ni le but, et en même temps enveloppés d'un si grand mystère que l'humanité doit perdre à jamais l'espoir de voir satisfaits ses appétits curieux.

Un monde tellement grand qu'il faudrait des millions d'années pour en parcourir la surface!

Un monde tellement éloigné que sa lumière met des millions d'années à nous parvenir!

Mais qui lui affirmait, qu'au moment même où il la contemplait, avec des yeux si ardents, cette nébuleuse existait encore? ne pouvait-il supposer que le corps duquel était parti, plusieurs milliers d'années auparavant, le rayon lumineux qui le frappait, avait changé non seulement d'aspect mais encore de constitution?

N'était-il pas, à l'heure présente, résolu en étoiles? était-ce, plutôt, un embryon de soleil ou un système planétaire en formation?

Il était plongé dans ces réflexions lorsqu'un appel discret de Gontran détourna son attention; il vit alors son ami qui, du doigt, lui faisait signe de le rejoindre.

—Eh bien? interrogea le comte.

—C'est la grande nébuleuse d'Orion que M. Ossipoff examine.

—Celle aperçue par Gysatus? interrogea Séléna.

—En 1618?... oui, mademoiselle; seulement je vous ferai observer que c'est à un Français, Picard, que sont dus les premiers dessins de cette nébuleuse.

—Bast! riposta la jeune fille en riant, cela n'a pas grande importance, puisque tous les dessins, faits jusqu'à nos jours, n'ont pas entre eux la moindre ressemblance et qu'il a fallu les perfectionnements de la photographie pour parvenir à fixer la silhouette de ce monde étrange...

Fricoulet haussa les épaules.

—Cela n'a, comme vous le dites, qu'une importance très relative, mademoiselle; d'autant plus que ce que vous voyez n'est qu'une illusion, une pure illusion et nullement la réalité des choses... En des milliers d'années, l'aspect des mondes change... Croyez-vous, par exemple, que s'il existe une humanité sur les astres dont se compose la constellation d'Orion, cette humanité a la perception de la Terre telle que nous la connaissons?... jamais de la vie! les habitants d'Orion aperçoivent l'amas gazeux incandescent qu'était notre planète natale, le lendemain de sa création...

—Et les Ossipoff d'Orion se demandent en regardant la Terre: sera-t-il dieu, table ou cuvette? ricana Gontran...

—Sans se douter qu'un collègue à eux se pose une question semblable en ce qui les concerne, répliqua Fricoulet.

En ce moment, le vieillard abandonna le télescope et se mit à arpenter la cabine, gesticulant et monologuant, absolument comme s'il avait été seul: le visage congestionné, les yeux hors la tête et luisant d'une flamme fiévreuse, il agitait les bras, au bout desquels les doigts noueux se crispaient, comme s'ils eussent voulu saisir dans l'espace un corps invisible.

Par moments ils s'arrêtait, se saisissait la tête à deux mains, dans un geste fou et poussait un gémissement douloureux; puis il reprenait sa promenade, passant et repassant, sans les voir, devant Séléna et les deux amis qui le considéraient, tout ahuris, ne comprenant rien à cette exaltation croissant, d'instant en instant.

Soudain, il fit halte devant le hublot où se trouvait braqué le télescope et dressant, menaçant l'espace, son poing fermé:

—Oh! interrogation folle! s'exclama-t-il, d'une voix qui vibrait; oh! mystère insondable!... oh! Univers trop vaste pour ma cervelle trop étroite!... qui soulèvera pour moi les voiles qui l'enveloppent?... qui me dira le pourquoi des choses?... qui m'apprendra la fin de tout!...

Inquiète, Séléna s'approcha de lui, posa sa petite main sur son épaule et, sans qu'il opposât d'ailleurs la moindre résistance, l'écarta du hublot.

—Mon père, dit-elle avec cette douceur angélique qui avait le pouvoir de calmer les colères du vieillard et d'apaiser ses exaltations, mon père, vous êtes très fatigué et il serait bon que vous prissiez quelques heures de repos!

—Du repos! répéta-t-il, du repos! mais c'est du temps perdu, un temps précieux et que jamais plus je ne pourrai retrouver...

—Et si vous tombez malade!

—Dieu me donnera la force de résister... je veux savoir... oui, savoir...

Il tremblait en disant ces mots, ses jambes fléchissaient sous lui et ses paupières battaient fébrilement, masquant et démasquant le regard, dont la pupille brillante décelait une fièvre intense.

—Monsieur Fricoulet!... Gontran!... appela la jeune fille qui eut peur.

Le vieillard, à peine Séléna avait-elle appelé, se trouva soutenu sous les bras par les deux jeunes gens qui le portèrent jusqu'à son hamac où il demeura étendu dans un état voisin du coma.

—Est-ce dangereux? interrogea Séléna.

Fricoulet, qui tenait le poignet du vieillard entre ses doigts, l'index appuyé sur son pouls, secoua négativement la tête.

—Une fièvre assez forte motivée par une surabondance de travail... le surmenage, comme on dit en langage universitaire; mais un peu de repos effacera tout cela.

Puis, se tournant vers Gontran qui avait pris la place du vieillard devant l'objectif de la lunette, il dit en souriant à Séléna:

—Le voilà qui mord à l'astronomie...

Elle poussa un petit soupir.

—Si vous pouviez dire vrai, murmura-t-elle; moi, j'en doute...

—L'amour est un grand prestidigitateur, répondit l'ingénieur: vous lui donnez un diplomate et il le transforme en savant.

—Je ne pense pas...

Fricoulet eut un petit claquement de langue et, avec un accent singulier, répliqua:

—L'amour est capable de bien d'autres miracles; ainsi, moi...

Il s'arrêta, se mordant les lèvres, rougissant un peu.

—Vous? interrogea curieusement la jeune fille.

—Rien, répliqua l'ingénieur avec une brusquerie destinée à masquer son trouble.

Il tourna les talons, s'approcha de Flammermont et, ricanant:

—Qu'est-ce que tu fais là?

—Je cherche le bonhomme que tu m'as dessiné en bas... et je ne trouve rien du tout.

—Il est certain que si tu cherches un bonhomme, tu dois avoir de la peine à le trouver...

Gontran se retourna, mécontent.

—Me prends-tu pour un imbécile? Quoique n'ayant pas l'honneur d'appartenir au docte corps des astronomes, je n'ai pas encore celui de compter au nombre des gâteux et il faudrait être gâteux, dis-je, pour s'attendre à voir dans le ciel des images d'Épinal...

Fricoulet se mit à rire.

—Tu es dur pour moi! image d'Épinal, une académie qu'un élève des Beaux-Arts eût signée!... Enfin... Alors tu cherches les étoiles d'Orion?

—Oui, le fameux quadrilatère... Où est-il?... et Rigel et Bételgeuse... Les épaules... les jambes... parties chacune d'un côté. C'est à croire que le géant est écartelé... Quant aux trois étoiles qui forment la ceinture... inconnues...

Puis, se frappant le front:

—Que je suis bête!... la perspective, parbleu!... n'est-ce pas ce qui cause la déformation de la constellation?

L'ingénieur hocha la tête d'un air de doute.

—Il y a peut-être de ça, dit-il; mais ce qu'il y a de plus important, c'est que tu vois Orion, tel qu'il est actuellement, tandis que sur Terre nous ne le voyons que tel qu'il était il y a des milliers d'années, c'est-à-dire lorsque est parti le rayon lumineux que nous enregistrons...

Notre wagon court en sens inverse de la lumière et avec une vitesse beaucoup plus grande, c'est ce qui t'explique ce phénomène...

—Mais alors, dit le jeune comte, plus nous avancerons...

—Et plus l'aspect du ciel changera; c'est-à-dire plus nous aurons la sensation de la vérité céleste.

Il ajouta en riant:

—Les collègues terriens de M. Ossipoff me font l'effet, toutes proportions gardées, de ces coquettes de province qui étonnent les bons habitants des sous-préfectures, avec les modes portées à Paris, quatre ou cinq ans auparavant. Au point de vue astronomique, c'est la même chose, et ton digne homonyme lui-même est d'un arriéré qui le ferait rougir, s'il en avait le sentiment...

Cette comparaison excita l'hilarité des deux compagnons de l'ingénieur; mais bientôt Gontran revint à la situation.

—Une nébuleuse, interrogea-t-il, ça a-t-il quelque rapport avec les autres astres... j'entends au point de vue constitution?

Comiquement, Fricoulet leva les bras au plafond.

—Malheureux! s'exclama-t-il, si Ossipoff t'entendait... je crois que tu pourrais bien dire adieu à tout jamais à la mairie du VIIIe.

Séléna pâlit légèrement, tandis que Gontran, que la seule évocation de l'arrondissement où devait se faire son mariage suffisait à mettre de mauvaise humeur, bougonnait:

—Au lieu de jouer la comédie, tu ferais bien mieux de tenir tes engagements.

—La comédie!... mes engagements!... répéta l'ingénieur, quelque peu ahuri... que veux-tu dire?

Le jeune comte l'empoigna par le bras, l'entraîna dans un coin et avec un hochement de tête furieux vers le hamac sur lequel reposait Ossipoff:

—Crois-tu, fit-il, que je ne lise pas dans ton jeu?... gros malin, va!... tu feins de t'intéresser à mon bonheur conjugal... et tu donnerais... ce que tu pourrais pour qu'il s'éveille et t'entende.

Fricoulet, amusé par l'allure tragique de son ami, éclata de rire.

—Mais, mon pauvre vieux, répondit-il, si c'était véritablement mon intention qu'Ossipoff s'aperçût de ta nullité...

—Alcide!... interrompit Gontran froissé.

—... De ta nullité scientifique, bien entendu, rectifia l'ingénieur, je n'aurais qu'à te laisser barboter, tout simplement, la première fois qu'il te «poussera une colle».

—Et tes engagements! répliqua le jeune comte.

En même temps, Séléna, qui avait entendu, s'approcha, suppliante, de Fricoulet.

—Ah! vous ne feriez pas une chose semblable, monsieur Alcide, dit-elle de sa voix caressante et en attachant sur lui ses beaux yeux, humides de pleurs...

L'ingénieur prit un air digne.

—Fi! mademoiselle, c'est bien mal me connaître que me supposer de semblables pensées; je puis n'être qu'un ingénieur mécanicien... mais, dans la partie, nous avons le cœur aussi bien placé que dans la diplomatie...

Et frappant narquoisement sur l'épaule de Gontran, il ajouta:

—Tranquillise-toi, mes engagements je les tiendrai jusqu'au bout; mais la rupture ne viendra pas d'Ossipoff... c'est toi qui la provoquera!...

—La rupture!... s'exclama la jeune fille, quelle rupture?

—Ne faites pas attention à ce qu'il dit, ma chère Séléna, s'empressa de répondre Flammermont, c'est un fou!...

Et à Fricoulet:

—Si tu comptes là-dessus, tu peux t'apprêter à déchanter, mon vieux; maintenant que je sais à quoi m'en tenir sur ton compte, je vais jouer serré... Je serai savant, astronome, tout ce qu'on voudra... plutôt que de te céder ma place...

Il avait parlé suffisamment bas pour que la fille d'Ossipoff n'entendît qu'un chuchotement vague; Fricoulet, lui, pinça les lèvres et se tut, tandis que sous ses paupières mi-baissées, il attachait sur son ami un regard perçant, inquisiteur.

—Cela dit, poursuivit Gontran, parle-moi des nébuleuses.

L'ingénieur passa la main sur son front, comme pour chasser les mauvaises pensées qui obscurcissaient son cerveau.


Farenheit étendit le bras et son poing vint frapper en pleine poitrine (p. 179).

—Tu me demandais, il n'y a qu'un instant, si les nébuleuses avaient quelque rapport avec les autres astres: je te répondrai qu'il n'y en a aucun; Huggins a constaté dans le spectre des nébuleuses, dans celui de la nébuleuse du Dragon qu'il a particulièrement étudiée, trois raies brillantes, ce qui prouvait son état gazeux et la présence de l'azote comme principal élément constitutif, le second élément était l'hydrogène; quant à la troisième, elle n'a pu être identifiée avec celle d'aucun corps connu.

—Probablement un corps qui n'existe que dans cet astre... observa Gontran... mais, au fait, est-ce un astre, une nébuleuse?

Les sourcils de Fricoulet se haussèrent.

—Tu touches là, sans t'en douter, à l'un des problèmes astronomiques les plus discutés: les uns prétendent que les nébulosités remarquées autour de certaines étoiles, au lieu de faire corps avec elles, sont des amas de matière parcourant le ciel d'un mouvement propre et venant, à certains moments, s'interposer entre les étoiles et nous; les autres, tels que Herschell, Kant, voient dans les nébuleuses les types des états successifs par lesquels passe la matière cosmique pour former, par sa condensation, des soleils semblables au nôtre... est-ce tout ce que tu voulais?

Gontran haussa les épaules.

—Comment veux-tu que je sache, moi?... c'est à toi de me dire ce qui est nécessaire... Ainsi, pour la forme... eh bien?

—Ah! la forme... la forme... très variable et très différente: les unes ont des allures de disques arrondis ou elliptiques, uniformément éclairés, tantôt pleins, tantôt percés comme des écumoires; les autres offrent au milieu ou sur certains points du disque un noyau où la lumière se condense; d'autres apparaissent comme une véritable étoile ayant un spectre semblable à celui du soleil, tandis que le nimbe nébuleux projette une lumière presque simple.

—C'est tout?...

—C'est assurément plus qu'il ne t'en faut pour répondre victorieusement à M. Ossipoff.

Puis, baissant la voix, il ajouta railleusement:

—Mais, je te le répète, tout cela est inutile, car, lorsque tu te seras bien farci la mémoire d'étoiles, de soleils, de comètes, de nébuleuses, tu en auras une telle indigestion que tu seras le premier à demander grâce...

Gontran lança à son ami un regard furieux et lui répondit, d'une voix énergique, par ce significatif monosyllabe:

—Zut!


CHAPITRE VI

LES RAPPORTS ENTRE LES PASSAGERS SE TENDENT DE PLUS EN PLUS

Et je vous dis, moi, qu'il n'y a aucun doute à ce sujet...

—Pour vous peut-être, mais pour les autres...

—J'ai pour moi les travaux faits par tous ceux dont la science s'enorgueillit à juste titre et qui tous ont déclaré que les Égyptiens possédaient les connaissances les plus étendues dans les diverses branches de la science, et tout particulièrement en astronomie.

—Mais je crois que j'ai avec moi, pour soutenir mon opinion, des hommes non moins savants et non moins éminents que les vôtres.

—Et le zodiaque d'Esneh... et celui de Denderah,... alors, pour vous, ils ne comptent pas?...

—Je ne prétends pas cela...

—Trouvez-m'en donc d'aussi anciens!... Savez-vous que dans celui d'Esneh, le solstice d'été est dans le signe du Lion et, dans le zodiaque de Denderah, il est dans le signe du Cancer.

—Et après, qu'est-ce que cela prouve? Biot n'a-t-il pas calculé que le zodiaque de Denderah ne datait que de l'an 716 avant l'ère chrétienne; tandis que l'Inde a quelque chose de mieux que cela à vous offrir...

Le vieil Ossipoff éclata d'un rire homérique.

—Oui... je sais... le fameux zodiaque trouvé dans les ruines de la pagode du cap Comorin et qui remonterait à 30,000 ans avant notre ère, disent les uns, à 10,000 seulement, disent les autres...

Il prit un air de condescendance pleine de pitié.

—Eh!... ne voyez-vous pas, mon pauvre monsieur de Flammermont, que c'est précisément l'exagération de ces chiffres qui en démontre l'inanité... Trente mille ans avant notre ère?... vous vous figurez qu'à cette époque l'homme s'occupait d'astronomie!... c'est fou... vous dis-je... c'est fou!... et je m'étonne qu'un esprit sérieux comme le vôtre...

Gontran, mal préparé pour une controverse aussi âpre, crut devoir, pour masquer une retraite indispensable et prudente, jouer la dignité offensée; il se dirigea vers la porte, disant du ton froid de l'homme qui se contient malaisément:

—Dans ces conditions, mon cher beau-père, il est préférable d'en demeurer là; car j'estime que pour discuter sur un point, il convient d'être, en principe, d'accord sur ce point... et nous en sommes loin...

Ossipoff tourna les talons et rejoignit en bougonnant son télescope.

—D'accord... d'accord... murmura-t-il; plus nous allons et moins nous le sommes... Moi qui me figurais m'attacher par les liens du sang un collaborateur avec lequel je serais en communion parfaite d'idées...

Gontran, avant de franchir le seuil de la cabine, lança ces mots d'une voix indignée:

—Un collaborateur n'est pas un esclave!

Et il descendit l'escalier qui conduisait au logement commun, où il trouva Fricoulet assis sur son hamac, se frottant les yeux gonflés de sommeil et bâillant...

—Ce doit être le moment de mon quart? interrogea-t-il.

—Je crois que oui, répondit d'un ton sec M. de Flammermont, qui s'en fut s'asseoir, morose, à l'écart.

Durant un moment, l'ingénieur regarda son ami.

—Allons! bon! fit-il, qu'arrive-t-il encore?

Gontran demeura quelques secondes sans répondre; mais tout à coup, bondissant de son siège:

—Il arrive!... gronda-t-il... il arrive que la vie devient de plus en plus impossible... À chaque instant ce sont des discussions nouvelles... et, ma foi, si cela doit continuer...

—Eh bien! interrompit Fricoulet en se penchant vers lui...

Mais, subitement, comme si l'éclair du regard que lui jetait l'ingénieur eût produit sur son irritation l'effet d'une douche d'eau glacée, Gontran se calma et répondit avec un calme extraordinaire:

—Eh bien! si cela doit continuer... il faudra que je m'arme de patience... plus encore que jusqu'à présent... et l'amour aidant, j'y parviendrai...

Les paupières de Fricoulet battirent fébrilement, tandis que ses lèvres se plissaient dans une involontaire grimace; il se tut un moment et demanda:

—Vous avez eu encore un attrapage avec le père Ossipoff?... j'ai entendu des éclats de voix...

—Eh! oui, au sujet de la plus ou moins grande antiquité de l'astronomie en Égypte et dans l'Inde... Il tenait pour l'Égypte, et moi pour l'Inde...

—Pourquoi ne pas dire comme lui?

M. de Flammermont se croisa les bras.

—Ah! celle-là est forte, par exemple!... Comment! mais n'est-ce pas toi-même, ce matin, qui m'a dit que dans la pagode du cap Comorin...

—Assurément, je l'ai dit, et bien d'autres plus savants l'ont dit avant moi;... mais du moment que ce pauvre homme tenait à son Égypte... il ne fallait pas le contrarier...

—C'est cela... pour avoir l'air d'un écolier... ou d'un imbécile...

—Tu finiras par t'aliéner ses bonnes dispositions... tu verras...

—Et il verra, lui, que je l'enverrai promener...

—Seulement, tu oublies une chose: c'est que, dans ce cas, Ossipoff n'irait pas seul à la promenade...

Fricoulet ajouta, ricanant:

—D'ailleurs, que tu le veuilles ou non, les choses finiront fatalement comme ça... est-ce que tu es du bois dont on fait les astronomes, voyons... rends-toi donc à l'évidence...

Mais, précisément, parce que peut-être, en dedans de lui-même, le jeune homme s'y rendait, à l'évidence, il n'en était que plus irrité lorsque l'ingénieur abordait cette question-là.

—Si cela était aussi évident que tu veux bien le prétendre, répliqua-t-il, il y a beau temps que j'aurais renoncé à mes projets...

L'ingénieur haussa doucement les épaules.

—Entêté, va, murmura-t-il.

Il ajouta avec un accent tout particulier:

—Il est vrai que tu as une excuse: le charme de Mlle Ossipoff!

Flammermont se dressa devant lui.

—Alcide, déclara-t-il, tu m'énerves sensiblement et, si tu veux que nous continuions à vivre bons amis, ne mets jamais la conversation sur ce chapitre-là; pense ce que tu veux... c'est ton droit; mais garde tes pensées pour toi..

Cette déclaration, très énergique, à peine faite, ils entendirent la voix de Farenheit qui sortait de la machinerie.

—Monsieur de Flammermont!... si vous n'avez rien de mieux à faire, vous seriez bien aimable de venir un instant...

Enchanté d'avoir un prétexte de fausser compagnie à Fricoulet, Gontran sortit de la cabine; mais, en pénétrant dans la machinerie, il s'arrêta tout surpris sur le seuil: Farenheit était penché en avant, les mains crispées sur le télescope, à l'oculaire duquel son nez s'écrasait.

Farenheit regardait le ciel! Voilà, par exemple, qui était de nature à causer au jeune homme une profonde stupéfaction.

—Vous cherchez quelque chose, monsieur Farenheit? demanda Gontran avec une ironie non dissimulée.

—Mais oui, le Zodiaque.

—Et vous ne le trouvez pas?

—Non; alors comme je serais très curieux de voir ça...

Assez embarrassé, Gontran se grattait le bout du nez, ne sachant trop comment s'y prendre pour satisfaire la curiosité de son compagnon de voyage, sans lui avouer son ignorance totale en la matière.


Gontran, bercé par la voix de son ami, s'était assoupi (p. 189).

Du Zodiaque, il ne savait que ce que Fricoulet lui avait dit le matin, assez succinctement d'ailleurs, c'est-à-dire que le Zodiaque est le nom donné à une zone céleste idéale, large de 18° environ, qui fait le tour du ciel et se trouve coupée en deux par l'écliptique; le nom de Zodiaque lui vient de ce que presque toutes les constellations qui l'occupent portent des noms d'animaux.

On a vu, par la discussion qui commence ce chapitre, à quelle haute antiquité on fait remonter l'origine du Zodiaque et cela composait, avec la nomenclature des douze signes ou parties en lesquelles cette zone se trouve divisée, tout ce que Fricoulet avait eu le temps d'apprendre au jeune homme.

—Mon Dieu, cher monsieur Farenheit, dit-il enfin, sans être indiscret, je voudrais bien savoir ce qui peut exciter ainsi votre curiosité...

—Oh! ma foi, c'est très simple... depuis le commencement du voyage je vous avouerai que la contemplation de vos visages à tous n'est pas que de m'assommer par sa monotonie... alors, de voir des animaux, ça me changerait un peu.

—Un peu... seulement!... vous êtes aimable!

—Je voulais dire;... enfin, vous me comprenez bien...

—Oui... seulement ce que je ne comprends pas... c'est comment vous comptez voir des animaux.

Farenheit se retourna, tellement la question de Flammermont lui paraissait étonnante et il le regarda un moment, comme s'il doutait qu'il eût son bon sens.

—Des animaux!... eh bien!... dans le Zodiaque donc?...

—Dans le Zodiaque?

—Le Bélier, le Taureau, l'Écrevisse, le Lion!... est-ce que ce ne sont pas des animaux?...

—Certes oui... mais...

—Et le Scorpion... le Capricorne... le Verseau... les Poissons... ce ne sont pas des animaux, aussi?...

Gontran comprit alors combien énorme, invraisemblable était l'erreur de l'Américain et il eut toutes les peines du monde à ne pas lui éclater de rire au nez.

—Mais alors, vous devriez éprouver quelque plaisir à contempler la physionomie de la Vierge, des Gémeaux, du Sagittaire... qui, avec la Balance, complètent les douze signes du Zodiaque? demanda-t-il non sans ironie.

Farenheit serra ses gros poings, tandis que ses sourcils touffus se hérissaient.

—Dites donc, monsieur de Flammermont, grommela-t-il, est-ce que je me trompe en me figurant que vous vous moquez de moi...

—Monsieur Farenheit, je ne me moque pas de vous; mais votre méprise est si divertissante...

Et, cette fois, l'éclat de rire partit, d'autant plus formidable qu'il était retenu depuis plus longtemps.

La riposte ne se fit pas attendre; la face empourprée d'un flot de sang, Farenheit étendit le bras et son poing vint heurter en pleine poitrine Flammermont qui chancela, et finit par tomber à la renverse sur le plancher, où il demeura assis, ayant peine à retrouver son souffle.

Au bruit Fricoulet accourut et, voyant son ami à moitié pâmé, se précipita, demandant:

—Gontran... monsieur Farenheit!... qu'arrive-t-il?

Le pauvre Flammermont, la respiration coupée en deux, était bien en peine de répondre, et l'Américain, déjà honteux de sa violence, balbutiait:

—Une discussion, mon cher monsieur, une simple discussion...

—Vous avez frappé?... c'est vous qui l'avez jeté à bas?... continua d'interroger l'ingénieur.

—Monsieur de Flammermont s'est permis de se moquer de moi et nous autres, Américains, ne permettons jamais cela... jamais...

Fricoulet regarda Gontran, comme pour lui demander la confirmation de ces paroles et le jeune homme, encore incapable de parler, secoua la tête.

—Alors, j'en ai menti! clama le marchand de suif, saisi de nouveau par sa colère.

Gontran secoua la tête négativement.

—Alors, expliquez-vous...

—C'est vrai, explique toi...

M. de Flammermont, qui avait enfin réussi à ressaisir son souffle, balbutia péniblement:

—Eh! que diable! pour s'expliquer, il faut pouvoir parler!... je veux dire que M. Farenheit s'est trompé en croyant que je me moquais de lui... alors que je riais simplement, tellement ce qu'il me disait me semblait drôle...

—C'est bien subtil, grogna l'Américain.

Gontran, qui avait repris tout à fait possession de lui-même, se releva alors et d'une voix nette:

—Au fait, déclara-t-il, prenez-le comme il vous plaira...

—Merci de la permission, riposta narquoisement l'Américain; je l'ai déjà pris... et mal, comme vous avez pu le constater.

Cette allusion de mauvais goût à sa brutalité fit monter au visage du jeune comte une légère rougeur.

—Vous n'entendez pas, je suppose, monsieur Farenheit, que cette affaire en restera là?... dit-il en se maîtrisant.

—Parfaitement...

Puis, se frottant les mains:

—Un duel!... s'exclama-t-il subitement joyeux, very well!... voilà qui va me désennuyer... Un petit duel à l'américaine!... hein!... ça vous va... chacun une carabine et en chasse...

Il se frottait les mains, tandis que Fricoulet s'écriait:

—Ah! ça... vous perdez la tête!...

Le visage radieux de Farenheit s'assombrit.

—C'est vrai!... j'oubliais que la caisse d'armes a été jetée par-dessus bord, pour alléger la sphère de sélénium lors de notre départ de Mercure...

Mais ses traits s'éclairèrent à nouveau.

—Pas besoin de carabine... au couteau, ça peut marcher...

Gontran, impassible, répondit:

—Au couteau... soit!...

Fricoulet s'emporta.

—Ah! ça... vous avez perdu la tête tous les deux!... et vous croyez que nous autoriserons une boucherie semblable?...

—Une boucherie! répéta Farenheit indigné... Aux États-Unis...

—Nous ne sommes pas aux États-Unis! interrompit brutalement l'ingénieur; nous sommes à bord de l'Éclair, que M. Ossipoff commande; un capitaine est maître à son bord et M. Ossipoff refusera d'autoriser une chose semblable...

—J'ai été frappé et j'exige une réparation, dit Gontran.

—Je suis le premier à vous l'offrir, déclara impassiblement Farenheit...

—C'est entendu, c'est convenu, fit l'ingénieur: mais c'est une chose que vous réglerez à terre.

—Cependant, essaya de dire l'Américain.

—Je ne vous permets qu'une chose, c'est de m'écouter: les mœurs, en France, ne sont pas les mêmes qu'aux États-Unis; chez nous, on se bat à l'épée ou au pistolet, avec des témoins... avez-vous des épées?... non; des pistolets? non; des témoins? pas davantage...

—Mais, M. Ossipoff? vous-même?...

Fricoulet sursauta.

—Êtes-vous fou!... d'ailleurs, les circonstances présentes à défaut de ces impossibilités, vous font un devoir de remettre à plus tard le règlement de cette affaire: chacun de nous se doit à ses compagnons pour coopérer, dans les limites de ses moyens, au sauvetage général...

Et s'adressant plus particulièrement à Farenheit:

—Admettez, poursuivit-il, que nous prêtions les mains, M. Ossipoff et moi, à un semblable duel; admettez que la chance vous favorise et que vous tuiez M. de Flammermont, il faudra que vous renonciez à l'espoir de revoir jamais et la Terre et New-York et la Cinquième Avenue... car lui seul sait allier à la science pure un esprit suffisamment pratique pour nous sortir du mauvais pas où nous a mis la folie d'Ossipoff.

Cet argument frappa vivement, comme bien on pense, l'Américain; et bien qu'il lui en coûtât d'être obligé de devoir la vie à celui qu'il voulait tuer, il murmura:

—Soit donc, monsieur Fricoulet.

Et à Gontran:

—N'oubliez pas, monsieur de Flammermont, que je suis à votre disposition partout où il vous plaira et quand il vous plaira...

Il salua très correctement et sortit de la machinerie; mais tandis qu'il s'en allait, l'ingénieur l'entendit soupirer:

—Cela aurait pourtant bien agréablement rompu la monotonie du voyage.

Quand les deux amis furent seuls, Fricoulet demanda:

—Maintenant, raconte-moi un peu ce qui s'est passé.

—Pas grand'chose de grave: Farenheit s'attendait à voir dans le ciel toute une ménagerie composée des signes du Zodiaque et l'idée m'a paru si cocasse que je n'ai pu m'empêcher de rire; c'est alors que, comme une véritable brute qu'il est, il m'a détaché un coup de poing formidable qui m'a jeté par terre...

Et le jeune comte grommela entre ses dents:

—Ah! décidément... l'astronomie, je commence à en avoir plein le dos, tu sais...

—Tu ne fais que commencer! plaisanta Fricoulet.

—Examens d'Ossipoff... discussions avec toi... coups de poing avec l'autre...

—Et, tout cela dans la balance, le charme de Séléna ne l'emporterait pas?...

Gontran fronça les sourcils et murmura:

—Ah! s'il n'y avait pas cela.

—S'il n'y avait pas cela!... mais tu serais encore attaché d'ambassade à Pétersbourg... mon pauvre vieux!... Il est vrai qu'avec tes relations, tu pourras trouver, à ton retour, un poste équivalent...

L'autre se croisa les bras.

—Alors... j'aurais, pendant plusieurs années, roulé ma bosse dans l'espace, à travers les aventures les plus incroyables, parcourant les contrées les plus invraisemblables, supportant avec une patience angélique la monomanie astronomique d'Ossipoff, avalant, jusqu'à en avoir la nausée, des décoctions de quintessence scientifique, tout cela pour avoir le plaisir de rédiger un journal de voyage qu'un éditeur refusera peut-être de publier!... ah! non... mille fois non... je veux avoir au moins la compensation légitime de toutes mes fatigues, de toutes mes rancœurs, de tous mes bâillements...

—Tu tiens à la prime,... quoi!

—Parfaitement... et la preuve, c'est que j'attends ta conférence sur le Zodiaque qui fera probablement les frais du prochain examen d'Ossipoff.

Ce disant, le jeune comte s'asseyait et prenait une attitude si parfaitement résignée que Fricoulet ne put s'empêcher de rire.

—Tu y tiens? interrogea-t-il.

—Comment!... si j'y tiens!... Parbleu! toi, tu ne demanderais pas mieux qu'Ossipoff mette le nez dans le pot aux roses et me renvoie à ma diplomatie,... mais, moi, c'est autre chose; j'en ai trop fait jusqu'ici pour perdre le bénéfice des résultats acquis... Donc, au Zodiaque...

L'ingénieur le regarda un moment en silence d'un air quelque peu dépité, car il s'attendait à chaque instant à ce que son rival—car Gontran maintenant était son rival—renonçât à ses projets; mais, heureusement pour lui, Fricoulet, quand il avait une idée en tête, ne l'abandonnait pas facilement; en outre, c'était un sage qui savait que tout arrive à point à qui sait attendre et qui comptait que le temps et Ossipoff travailleraient pour lui.

—Ce qui est convenu est convenu, dit-il; je t'ai promis mon concours et je tiens ma promesse... Tu veux faire connaissance avec le Zodiaque... à ton goût... Mais, d'abord, comment cette discussion avec Ossipoff est-elle venue?

—Comme sont venues jusqu'à présent toutes les discussions du même genre, bougonna Gontran; j'ai voulu faire le malin avec ce que tu m'avais dit, et, comme Ossipoff, en s'éveillant, me demandait la route suivie par l'Éclair, je lui ai dit que nous traversions la constellation du Bélier,—d'un mot en est venu un autre... et voilà...

Fricoulet hocha la tête.

—C'était bien imprudent, fit-il; car j'avais oublié de te prévenir que, par suite de la précession des équinoxes, la position des signes ne répond plus aux constellations de même nom; ainsi, au temps d'Hipparque, les premiers points du Bélier et de la Balance répondaient aux équinoxes de printemps et d'automne, comme ceux du Cancer et du Capricorne aux solstices d'été et d'hiver... voici déjà un premier point, et très important, sur lequel il était indispensable que tu fusses fixé.

—Mais les noms donnés à ces constellations?...

—Oh! aucun rapport avec les constellations mêmes; les Chaldéens, les Égyptiens et les Grecs les ont baptisées ainsi, soit à cause d'une forme très vague avec les objets en question, soit pour perpétuer le souvenir d'un héros... mais, à cela près...

Il s'interrompit, l'attention soudainement attirée vers le hublot par lequel venait de pénétrer un rayon de lumière singulier qui paraissait réunir toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

—Aldébaran! dit-il en se levant et allant mettre son œil au télescope.

—Aldébaran! répéta Flammermont.

—Étoile de première grandeur qui sert d'œil au Taureau; la tête est formée par un assemblage d'étoiles connues, depuis la plus haute antiquité, sous le nom de Hyades, et la queue par les Pléiades...

En donnant cette explication, l'ingénieur continuait de regarder l'espace, vivement intéressé, malgré son scepticisme, par la vue de cette étoile dont la teinte rougeâtre formait, tout autour d'elle, un nimbe mystérieux.

—Sodium, magnésium, hydrogène, calcium, fer, tellure, bismuth, mercure, antimoine, murmura-t-il, se rappelant la composition du spectre de cet astre, si éloigné de la Terre qu'il a toujours été impossible d'établir sa parallaxe...

Puis, il se prit à sourire, haussant les épaules.

—Elle est bien bonne!... poursuivit-il... du satellite découvert par Herschell!... pas la moindre trace!... c'est-à-dire qu'il s'est laissé prendre à un effet de perspective... tout bonnement...

Mais Gontran, que les études particulières de Fricoulet n'intéressaient que médiocrement, vint le tirer par le bras.

—Dis donc, fit-il, si nous reparlions du Zodiaque; tu oublies que, d'un moment à l'autre, Ossipoff peut me tomber sur le dos...

L'ingénieur abandonna à regret le télescope et revint prendre place devant son ami.

—Inutile d'entrer dans des détails bien considérables sur les Pléiades, car, depuis 3,400 ans avant l'ère chrétienne, tous les astronomes s'en sont occupés, Ptolémée, Sûfi, Ulugh-Beigh, Copernic, Tycho-Brahé, et bien d'autres, sans qu'aucun de leurs dessins coïncident entre eux...

—Passons, passons... fit Gontran...

—Dans le Taureau, je te signalerai encore le Crab-Nébula, ou nébuleuse écrevisse, découverte en 1758 par Messier et ainsi baptisée par les Anglais, en raison de ses franges et de ses curieux appendices qui lui donnent une vague ressemblance avec le crustacé dont elle porte le nom.

Fricoulet allait continuer, lorsque Gontran s'écria:


Qu'est-ce que cela? s'exclama Séléna (p. 196).

—Dis donc!... mais s'il y en a autant sur chacun des signes du Zodiaque, jamais je n'arriverai à me mettre tout cela dans la cervelle...

—Tranquillise-toi; j'ai commencé par la constellation la plus intéressante...

—Alors, que doivent être les autres? murmura Flammermont étouffant un formidable bâillement.

—...Et par conséquent la plus chargée comme renseignements, poursuivit Fricoulet en souriant: dans le Bélier, rien à signaler; plusieurs systèmes d'étoiles doubles et l'étoile triple nº14, blanche, bleue et lilas, dans les Poissons, un certain nombre d'étoiles variables, des couples en mouvement orbital rapide, tels que les nos 55 et 51, l'un orange et bleu saphir, l'autre blanc de perle et lilas pâle; dans le Verseau, qui se compose d'une multitude d'étoiles de cinquième grandeur, à signaler ζ, étoile double de troisième grandeur, observée pour la première fois en 1777 par Christian Mayer et dont le mouvement orbital s'effectue en mille ans, plus un fourmillement de soleils, pris tout d'abord par Messier, en 1746, pour une nébuleuse et résolu ensuite par Herschell, et enfin une nébuleuse, d'aspect planétaire, composée de gaz incandescent, monde en formation que l'on estime être 264 milliards de fois plus gros que le Soleil.

Ce chiffre parut formidable à Gontran, qui ne put retenir une exclamation.

—Mais le Soleil étant lui-même 1.283.700 fois plus volumineux que la Terre...

—...Tu vois ce que cela représente à peu près; du Capricorne, peu de choses à dire; il contient très peu d'astres... jusqu'à présent, car il se peut qu'avec la puissance chaque jour croissante des instruments d'optique, on en découvre de nouveaux. Dans le Sagittaire, composé de cinq étoiles disposées suivant une ligne courbe, ce qui a donné aux anciens l'idée d'un arc dont serait armé un centaure—un grand nombre d'étoiles rouges et d'éclat variable; d'après Jules Schmidt, d'Athènes, ce seraient des soleils couverts de taches, commençant à s'oxyder; à remarquer une étoile double et plusieurs systèmes triples et quadruples... Nous arrivons maintenant au Scorpion...

Flammermont se prit le front à deux mains, avec une angoisse tellement marquée que l'ingénieur s'arrêta.

—Tu souffres? demanda-t-il.

—... De la tête, oui, beaucoup; car tout ce que tu me racontes passe au travers de ma cervelle comme l'eau à travers une écumoire... Il ne me restera rien de ta conférence...

—Le fait est que c'est une nomenclature assez aride, constata Fricoulet, et que pour quelqu'un qui n'est pas de la partie...

—Voilà un quart d'heure que tu parles et tu n'en es qu'au Scorpion! observa le jeune comte avec découragement.

—Veux-tu que nous suspendions la séance?

—Non, continue... il vaut mieux avaler le remède d'un coup... on en sent moins l'amertume...

—À ton aise... Le Scorpion, ainsi que tu pourras t'en rendre compte de visu, dans quelques heures, est, de tous les signes du Zodiaque, celui qui rappelle le plus exactement la forme de l'animal qui lui a servi de parrain; c'est lui qui possède, à la place du cœur, la fameuse étoile Antarès, dont les composantes sont: rouge orange et vert émeraude, toutes deux sont des soleils en voie de refroidissement, ainsi que l'indique leur spectre dans lequel domine l'oxyde de carbone: variations fréquentes dans la lumière et dans la chaleur; mouvement propre peu rapide. Ce qu'il y a de particulier dans le Scorpion, c'est la façon dont se comportent vis-à-vis les unes des autres les composantes des nombreux systèmes ternaires qu'on y remarque: tandis que les deux premières, très rapprochées, tournent autour l'une de l'autre en 98 ans dans une orbite elliptique, la troisième a un mouvement rétrograde relativement à celui des deux autres... Comment cela se fait-il? comment expliquer un mouvement si étrange, si contraire aux lois de la nature? On n'en sait rien! on se contente de constater le phénomène sans l'expliquer.

—Ce qui est plus simple et plus commode, murmura Gontran.

—À signaler aussi beaucoup d'étoiles temporaires et une nébuleuse en forme de rayon cométaire, située non loin de l'étoile Alpha et enfin, parmi les systèmes multiples, V, qui est quadruple et dont les composantes, assemblées deux à deux, sont animées d'un mouvement assez rapide.

—Mais on trouve de tout, dans ce Scorpion! s'exclama Flammermont, c'est le bazar de l'astronomie...

—Maintenant, nous passons à la Balance, fabriquée vers le iiie siècle, avec les serres de Scorpion; peu de choses à dire, car on n'y compte que 21 étoiles visibles au télescope et 8 seulement à l'œil nu... La Vierge contient la fameuse constellation de l'«Épi» qui, au mois de mai, brille en plein sud; l'«Épi» jouit d'une grande notoriété, car c'est grâce à lui et à «Régulus» que, 127 ans avant notre ère, Hipparque découvrit la loi de la précession des équinoxes... C'est une des constellations dans lesquelles il s'est produit, depuis trois mille ans, le plus de changements, ainsi que l'atteste un simple coup d'œil jeté sur les anciennes cartes; dans ce district céleste, on a relevé plus de 500 nébuleuses, dont beaucoup sont doubles, en mouvement autour l'une de l'autre, et notamment celle qui porte le matricule M 99, qui a l'aspect des soleils tournants des feux d'artifices; elle compte plusieurs milliers d'étoiles... enfin, j'aurai tout dit sur la Vierge, lorsque j'aurai ajouté, à la nomenclature de ces curiosités, la très intéressante étoile double γ (gamma), l'une des premières découvertes à l'aide du télescope et dont la période de rotation est de 175 ans; on a constaté que les deux soleils qui la composent tournent sur eux-mêmes et autour de leur centre commun de gravité: en raison de leur éloignement, ils n'offrent pas de parallaxe et...

Fricoulet s'arrêta net et regarda Gontran: le jeune homme, bercé par la voix de son ami, s'était assoupi et c'était le souffle régulier, un peu fort, qui s'échappait, semblable à un bourdonnement, de ses lèvres entr'ouvertes, qui avait attiré l'attention de l'ingénieur.

Il se mit à rire, haussa les épaules et, se levant:

—Si c'est là l'effet que lui produit le Zodiaque, du diable s'il sera capable de tenir tête à Ossipoff... Tant pis pour lui, je suis en règle avec mes engagements et, s'il se fourvoie, il n'aura à s'en prendre qu'à lui-même.

Cela dit, il sortit de la machinerie, gagna la cabine dans laquelle Farenheit dormait, étendu sur son hamac et il allait sans doute imiter l'exemple que lui donnait l'Américain, lorsqu'il fut pris d'un remords. Est-ce qu'il n'aurait pas dû éveiller le jeune comte et le contraindre à écouter le reste de sa conférence?

En toute autre circonstance, il l'eût laissé goûter en paix les douceurs du sommeil; mais, à son réveil, Gontran ne serait-il pas en droit de lui reprocher ce qu'il pourrait, à la grande rigueur, considérer comme une trahison de sa part?

L'intérêt de l'ingénieur n'était-il pas, en effet, de le livrer, sans défense, aux interrogatoires d'Ossipoff? certes, et pour l'honneur de Fricoulet, il devait agir de manière à ce que son ami ne pût formuler un semblable reproche.

D'un autre côté, Gontran avait le réveil mauvais et rien ne prouvait que Fricoulet fût accueilli de façon aimable, même étant donné ses bonnes intentions...

Le jeune homme demeura un moment perplexe: un secret pressentiment lui disait que la Providence seconderait ses projets. Mais, précisément à cause de ce pressentiment, il ne voulait pas que ni sa conscience ni Gontran pussent rien lui reprocher...

Alors, il prit un moyen terme: au lieu de se coucher, il s'assit sur le bord de son hamac et, prenant son carnet, il se mit à rédiger hâtivement quelques notes en lesquelles il résuma le plus succinctement possible ce qu'il lui parut indispensable d'incruster dans la cervelle de son ami, pour le mettre à même de répondre victorieusement au vieux savant, au cas où il lui prendrait fantaisie de disserter sur le Zodiaque avec son jeune «collègue».

Voici ces notes:

«Le Lion. L'étoile maîtresse de cette constellation est «Régulus», dont l'éclat est magnifique; distance du système solaire: environ 100 trillions de lieues, eu égard à la lumière dont elle rayonne, volume gigantesque—elle s'éloigne de nous à raison de 37 kilomètres à la seconde, escortée d'une étoile double de huitième grandeur, connue seulement depuis une centaine d'années.—À remarquer: plusieurs nébuleuses d'aspect bizarre, notamment le nº65 de Messier, en spirale elliptique, et le 56 de forme ovale.

«Le Cancer, le plus petit et le plus pauvre des signes du Zodiaque: on n'y aperçoit à l'œil nu qu'une pâle nébulosité laiteuse, agglomération d'étoiles de faible éclat, désignée par les anciens sous le nom de: «La Crèche».

«Les Gémeaux, remarquables par «Castor» et «Pollux», deux étoiles considérées pendant fort longtemps comme liées l'une à l'autre, théorie dont la spectroscopie a démontré la fausseté. Tandis que Pollux arrive vers la Terre avec une vitesse de 64 kilomètres par seconde, Castor s'en éloigne à raison de 45 kilomètres; depuis Hipparque, ces deux soleils se sont écartés l'un de l'autre de plus de 2 trillions 500 milliards de lieues et leur intensité lumineuse n'a pas varié pendant ces vingt siècles,—dans leur course Castor et Pollux sont suivis par un autre astre plus éloigné, ce qui induit à penser qu'on est en présence d'un système non pas double, mais triple.—D'après les études d'Herschell, l'évolution de Castor et de Pollux autour l'un de l'autre ne demanderait pas moins de mille ans.—Dans les Gémeaux, à signaler plusieurs étoiles doubles colorées, un certain nombre d'étoiles variables, plusieurs nébuleuses.

«Persée. L'étoile principale est «Algol», qui marque, dans le ciel, la place de la tête de la «Méduse»; étoile variable, descendant de la 2e à la 4e grandeur en deux jours, 20 heures, 40 minutes, 53 secondes, et cette sorte d'éclipse ne dure que 6 minutes, sans doute à cause du passage d'un corps obscur devant le disque de l'étoile.—Grand nombre d'étoiles doubles et deux petites nébuleuses.

«Le Cocher et la Chèvre, visible surtout au retour du printemps, ce qui l'a fait associer, dès la plus haute antiquité, aux travaux agricoles.—«Capella», étoile de première grandeur, presque aussi blanche que Véga, à une distance de 170 trillions de lieues, la principale du groupe, plane en décembre et janvier au zénith de Paris;—rien d'intéressant à signaler, si ce n'est, non loin de ce groupe, la constellation du Lynx, où brillent un grand nombre d'étoiles doubles fort intéressantes et particulièrement les nos 38, 15, 12, 19 et 20, systèmes ternaires à révolution très lente.»

Fricoulet en était là de la rédaction de ses notes, lorsque, par la cage de l'escalier, la voix d'Ossipoff se fit entendre, formidable, tonitruante.

—Gontran!... Gontran!... appelait-il.

L'ingénieur tressaillit en même temps que Farenheit, éveillé en sursaut, se jetait au bas de son hamac.

—By god! grommela-t-il en regardant son voisin d'un air effaré.

—Tranquillisez-vous, lui dit Fricoulet en souriant, c'est M. Ossipoff qui appelle M. de Flammermont, pas autre chose...

En ce moment, le jeune comte entrait en se frottant les yeux.

—Tu as entendu, fit-il.

—Cette question...

—Encore une dissertation qui se prépare! maugréa Gontran.

—Probable.

Le vieillard appela de nouveau:

—Gontran!... Gontran!...

Flammermont se croisa les bras.

—Ah! tu es encore gentil, toi! fit-il; tu m'as laissé dormir...

—C'était ce que j'avais de mieux à faire...

Le jeune homme eut un hochement de tête vers le plafond, où l'on entendait trépigner d'impatience les pieds du savant.

—Qu'est-ce que je vais lui dire? murmura-t-il d'un ton navré.

—Tiens! répondit l'ingénieur en lui remettant les notes qu'il venait de griffonner à la hâte... parcours ça,... moi, je vais le faire patienter...

Et il s'élança dans l'escalier.

En entendant le bruit de ses pas, le vieux savant, courbé vers le télescope, demanda, sans se retourner:

—Arrivez donc vite, Gontran... vous dormiez donc?

—M. de Flammermont ne dort pas, monsieur Ossipoff, répondit alors Fricoulet... mais il tient en ce moment Andromède au bout du télescope et il m'envoie vous dire qu'il ne peut se déranger en ce moment...

Le vieillard eut un frisson qui lui agita le corps tout entier.

—C'est précisément au sujet d'Andromède que je voulais l'interroger, car, moi aussi, je m'en occupe et j'ai des incertitudes que j'aurais voulu éclaircir, en causant avec lui...

Séléna, debout près de son père, tourna vers l'ingénieur un visage tout assombri par l'inquiétude, et, dans le regard qu'elle attachait sur lui, il y avait, nettement compréhensible, cette question:

—Est-il prêt?

Fricoulet secoua négativement la tête; mais, en même temps, il lui fit de la main un signe rassurant, car une idée venait de lui traverser la cervelle.

—Il serait, en effet, très rassurant, dit-il en s'adressant à Ossipoff, de contrôler vos observations par les siennes; mais il y a, pour cela, un moyen fort simple qui vous permettra de ne vous déranger ni l'un ni l'autre.

Et, à Séléna:


L'audace de Thésée et le féerique Pégase (p. 205). 197]

—Mademoiselle, ajouta-t-il, seriez-vous assez aimable pour aller trouver M. de Flammermont et lui demander de vous dicter ce qu'il a déjà observé d'Andromède; vous remettrez la note à M. Farenheit en le priant de nous l'apporter.

—Pas mal imaginé, murmura Ossipoff, d'un ton satisfait, tandis que sa fille, après avoir remercié l'ingénieur par un charmant sourire, s'enfuyait hors de la cabine, légère comme un oiseau.

Fricoulet, lui, ne perdit pas son temps, et, sur une feuille arrachée à son carnet, écrivit quelques lignes; il avait fini au moment où Farenheit arrivait avec un papier qu'il lui remit.

—Voici, dit l'ingénieur en tendant à Ossipoff la feuille de son carnet substituée à ce qu'envoyait Gontran.

—Lisez... lisez... dit Ossipoff qui, pour rien au monde, n'eût interrompu son observation.

—«γ (gamma), avec son soleil orangé et ses deux satellites émeraude et saphyr!... quelle merveille!... les yeux éblouis... le cerveau fatigué...»

—Passez, s'écria le vieillard... ce pauvre Gontran s'arrête à des considérations qui n'ont aucun intérêt!... on connaît cela depuis 1777... Gontran oublie que Bradley est venu avant lui pour dédoubler Gamma...

Puis, sur un ton d'ardente curiosité:

—Et la nébuleuse!... il ne dit rien de la nébuleuse de Lucien Marius de Franconie?

—Ma foi, non... mais...

Et, à Farenheit:

—Courez vite dire à M. de Flammermont que nous attendons ses observations sur la nébuleuse.

L'Américain sortit bougonnant de ce rôle de commissionnaire auquel on l'astreignait et Fricoulet dit au savant:

—Si, pendant ce temps, vous notiez vos observations... M. de Flammermont pourrait les contrôler pendant que vous contrôlez les siennes...

—Écrivez donc... murmura le vieillard d'une voix fébrile; d'ici, comme de Poulkowa, la nébuleuse a l'apparence d'une immense lentille de gaz, vue par la tranche, de silhouette par conséquent elliptique... je remarque un foyer central de condensation et deux foyers secondaires... l'un rond, l'autre ovale... avec deux fissures noires longitudinales...

Farenheit rentrait en ce moment et tendait un papier à Fricoulet qui s'écria:

—Attendez... attendez... monsieur Ossipoff... Ce cher Gontran vous envoie quelque chose de très intéressant...

—En vérité...

—Il a étudié le spectre de la nébuleuse... nulle trace d'étoiles... pas la moindre trace ou raie caractérisant une masse gazeuse...

—C'est bien cela... c'est bien cela, poursuivit le vieillard en proie à une agitation extraordinaire;... spectre continu, sans raies transversales...

—... En résumé, poursuivit Fricoulet, feignant toujours de lire les notes de Gontran, M. de Flammermont n'est pas plus avancé que sur Terre... il compte bien, dans les environs de la nébuleuse, plus de 1,500 étoiles; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne peut s'assurer si leur proximité est réelle ou seulement due à la perspective.

Ossipoff poussa un soupir à fendre l'âme.

—Et j'espérais qu'il serait plus heureux que moi...

—Par exemple, il a réussi à mesurer la superficie de ce monde étrange: il a trouvé pour la longueur un minimum de 300 milliards de lieues... ce qui lui fait estimer, à vue de nez, les dimensions à trois cents fois celles du système solaire tout entier...

Bien qu'Ossipoff eût constaté, de visu, tous ces détails, il leva les bras au plafond, dans un geste désordonné, balbutiant:

—Fabuleux!... Fabuleux!

—... En admettant, dit encore l'ingénieur, que cette nébuleuse ne soit pas plus éloignée de nous que les étoiles les plus voisines—ce qui n'est nullement prouvé...

Ossipoff laissa retomber sa tête sur la paume de ses mains, l'air profondément accablé, tandis que ses lèvres murmuraient:

—À quoi bon... alors... à quoi bon?...

Depuis plusieurs heures déjà—trente-trois, pour être exact—l'«Éclair» naviguait à travers le zodiaque; le truc inventé par Fricoulet pour permettre à M. de Flammermont d'esquiver l'interrogatoire d'Ossipoff sur la nébuleuse d'Andromède, avait remis un peu de cordialité dans les rapports des deux jeunes gens; quant à l'altercation de Gontran et de Farenheit, il avait été décidé, d'un commun accord, qu'on n'en soufflerait mot, afin de ne pas inquiéter Séléna.

On réglerait cette question-là à Terre—si toutefois le bonheur voulait que les voyageurs revissent jamais leur planète natale; mais, jusque-là, on ferait comme si rien ne s'était passé.

L'ingénieur, qui achevait son quart, venait de signaler la constellation des Chiens de chasse, dont les étoiles s'apercevaient, brillantes, à l'avant du wagon, lorsque Flammermont, qui venait prendre la place de son ami dans la machinerie, aperçut un dessin étrange à côté de l'ingénieur; il ouvrait la bouche pour demander une explication, quand Fricoulet le devançant:

—C'est bien en 1863 que tu es né, n'est-ce pas? interrogea-t-il.

—Oui... mais pourquoi?...

—Le 28 septembre, si je ne me trompe?...

—Encore, oui!... mais est-ce que tu aurais l'intention de me souhaiter ma fête?...

Pour toute réponse, Fricoulet se mit à rire, en considérant le dessin qui avait, dès son entrée dans la cabine, attiré l'attention du jeune comte.

Et son hilarité était telle que Séléna et Farenheit accoururent.

—Y aurait-il indiscrétion, monsieur Fricoulet, fit la jeune fille, à vous demander la permission de rire un peu avec vous?...

L'ingénieur parut un peu déconcerté et tenta de dissimuler derrière son dos la feuille de papier qu'il tenait à la main; mais l'œil malin de Séléna avait surpris son mouvement.

—Ah! qu'est-ce que c'est que cela? s'exclama-t-elle.

—Rien... une chose que j'ai crayonnée, tantôt, pour me tenir éveillé...

—Peut-on voir?...

Fricoulet eût eu mauvaise grâce à se dérober plus longtemps; il tendit le papier à Mlle Ossipoff, se disant qu'après tout il ne courrait pas grand risque à leur mettre sous les yeux une chose à laquelle elle ne comprendrait sans doute rien.

Aussi, sa stupéfaction et aussi son désappointement furent-ils grands en entendant Séléna s'écrier:

—Mais c'est un thème de nativité, cela!...

—Le mien alors! s'exclama à son tour Gontran...

L'ingénieur parut embarrassé et balbutia, tendant la main, pour reprendre le papier:

—Une plaisanterie, je vous dis... une simple plaisanterie...

Cependant, Séléna qui étudiait le dessin de très près s'exclama:

—Vous êtes né sous l'influence de Mercure, qui était alors à 17° exposant dans les Poissons, Vénus se trouvant dans la Balance, Mars dans les Gémeaux et Saturne dans le Cancer.

—Mais vous êtes très forte! balbutia Fricoulet avec un sourire contraint.

—Vous y connaissez donc quelque chose? interrogea Gontran incrédule.

—Comment!... tenez, ces douze triangles-là représentent les douze maisons du ciel, avec leur situation dans l'espace, au moment de votre naissance...

Farenheit qui, jusqu'alors, était demeuré silencieux, se haussant sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus l'épaule de la jeune fille, dit alors:

—Alors, par ce procédé-là, on peut connaître l'avenir?

—Mais parfaitement, répondit l'ingénieur sans sourciller; vous avez déjà entendu parler de l'astrologie, n'est-ce pas?... Eh bien! c'est ça!

—Il y a eu autrefois, au siècle dernier, je crois, un homme très savant... qui s'appelait Cagliostro, et qui lisait dans les astres...

Gontran, éclatant de rire, s'écria:

—Mais non, sir Farenheit, mais non; ne croyez donc pas tout ce que vous raconte Fricoulet; autrefois, oui, on croyait—parce que certains malins le faisaient croire—à l'influence faste ou néfaste des astres sur l'existence humaine, suivant qu'ils occupaient, l'un par rapport à l'autre, telle ou telle situation; c'était là une aimable plaisanterie de laquelle vivaient grassement les ancêtres de nos tireuses de cartes et de nos somnambules modernes...

L'ingénieur regardait son ami, railleusement, durant qu'il parlait, et un petit sourire moqueur courut sur sa lèvre quand il eut fini; sourire qui signifiait clairement: «Mon bel ami, nous verrons tout à l'heure, si ton scepticisme est aussi résistant qu'il le paraît...

Séléna, alors, intervint.

—Permettez-moi de vous dire, cependant, mon cher Gontran, qu'une foule de prédictions, basées sur la connaissance des astres, se sont réalisées de point en point;... voyez l'histoire...

Le jeune homme haussa les épaules.

—Parbleu!... vous figurez-vous que ceux qui faisaient métier d'astrologie, fussent des imbéciles?... loin de là! ils alliaient à une très grande finesse, à une très grande profondeur de vue, une connaissance très étendue des hommes et du cœur humain... sans compter qu'ils avaient dans les milieux politiques des espions qui les tenaient au courant de ce qu'on disait, même le plus secrètement... En sorte qu'il ne leur était guère difficile, sachant ce qui se méditait contre tel ou tel personnage, ce qui se préparait concernant tel ou tel événement, de prédire l'avenir, presqu'à coup sûr... en ayant l'air de baser leurs prédictions sur leurs combinaisons charlatanesques...

—Permets, cependant, essaya de dire Fricoulet.

Mais l'autre était lancé et, lui coupant la parole:

—La meilleure preuve que je suis dans le vrai, c'est que la clientèle des astrologues ne se recrutait que parmi les personnages, ceux sur le compte desquels il était facile d'avoir des «tuyaux». C'est ce qui a fait dire à Voltaire qu'il n'y avait d'étoiles que pour les grands, le reste étant de la canaille dont les astres ne se mêlaient pas.

Fricoulet répliqua ironiquement:

—Il faut donc croire que tu es un personnage, car voilà un thème de nativité tel que bien des grands de la terre n'en ont jamais eu.

Mais, sans doute, Gontran avait-il comme un pressentiment que ce thème cachait quelque tour nouveau de son ami, car il s'empressa d'ajouter:

—Et il n'y a pas que Voltaire qui ait affirmé, non seulement son incrédulité, mais son mépris, en ce qui concerne la manière dont les astrologues jonglent avec les astres... Bien avant lui, Shakespeare a dit...

—Shakespeare!... observa narquoisement Fricoulet... tu es sûr?

—Comment! si j'en suis sûr! alors que j'étais attaché à l'ambassade d'Italie, nous avons joué chez l'ambassadeur d'Angleterre un acte du Roi Lear...

—En anglais!...

—Parbleu!... nous vois-tu jouant du Shakespeare en français chez l'ambassadeur d'Angleterre!

—À la grande rigueur, je pourrais te voir... mais enfin... et alors?...

—Alors... je me souviens que je débitais cette tirade: «Quoi! lorsque nous sommes malades ou dans l'infortune (ce qui nous vient souvent de notre mauvaise conduite) nous rendrons responsables de nos souffrances le Soleil, la Lune et les étoiles!... comme si nous étions méchants par nécessité! fous par ordre du ciel! fripons, voleurs et traîtres par une prédominance des astres! buveurs et menteurs par une obéissance forcée à l'influence d'une planète!... comme si tous nos vices descendaient d'en haut!... admirable invention que de mettre nos passions sur le compte d'une étoile!... Mon père et ma mère furent unis sous le signe du «Dragon» et je naquis sous la «Grande-Ourse»... de sorte que je dois être rude et sans honte!... Bah! j'aurais été ce que je suis... alors même que la plus petite étoile n'aurait pas présidé à ma naissance!»

Emporté par son sujet, le jeune homme avait débité cette tirade, tout d'une haleine, comme s'il eût été en scène, avec le feu et l'apparente conviction qu'y eût mis un véritable acteur.

—Merci de nous avoir dit cela en français! ricana Fricoulet; car, sans cela, j'eusse été incapable d'apprécier le grand dramaturge anglais dans sa langue natale...

Puis, tendant la main vers le papier que Séléna ne cessait d'examiner curieusement:

—Cela, d'ailleurs, n'a aucune importance, quoique, sans croire à l'astrologie, j'ai, sur les lois qui président aux destinées humaines, une opinion diamétralement opposée à celle de feu Shakespeare...

—Oui... oui... la théorie nouvelle... l'irresponsabilité humaine, qui permet aux avocats des Assises de défendre la tête de leurs clients, arrêtés un couteau sanglant à la main, en disant que, s'ils ont tué, c'est parce qu'ils sont nés avec l'instinct du crime...

Et il éclata de rire.

—Vous croyez, cependant, objecta Farenheit, que l'on naît avec telle ou telle faculté... témoin, vous, qui, bien qu'ayant embrassé la carrière diplomatique, êtes venu au monde avec la bosse de l'astronomie...

À ces mots, prononcés sur un ton de conviction admirative, le jeune homme ne put s'empêcher de rougir un peu, d'autant plus qu'il sentait peser sur lui les regards moqueurs de Fricoulet et ceux, quelque peu malicieux, de Séléna.

Celle-ci, s'approchant de l'ingénieur, dit alors:

—Vous seriez bien aimable de me traduire ce que vous avez mis là...

—Mais je vous assure que ce n'est pas sérieux; et, le fût-ce, du moment que vous ne croyez pas à l'astrologie...

—Qu'importe?...—et puis on croit toujours à ces choses-là... sans y croire; cela dépend...

—Comment! cela dépend... de quoi?

—De ce que les astres nous prédisent...

L'ingénieur ne put s'empêcher de rire.

—Parfaitement: on est bien plus crédule pour les prédictions qui s'accordent avec vos secrets désirs que pour les autres...

Séléna, se voyant devinée, baissa les yeux en rougissant.

—Dans ces conditions-là, poursuivit Fricoulet, mieux vaut que je ne vous traduise pas l'horoscope de Gontran.

—Parce que?

—Parce que les astres et vous n'êtes pas d'accord...

—Allons donc! s'exclama Flammermont dont les sourcils se froncèrent.

—Dites toujours, insista la jeune fille.

Fricoulet poussa un soupir et déclara:

—Vous vous rappellerez, en tous cas, si vous n'êtes pas contents, que c'est vous qui l'aurez exigé...

Et, prenant le papier que lui tendait la jeune fille:

—M. de Flammermont étant né sous l'influence de Mercure, expliqua-t-il, a une propension marquée pour les sciences exactes, Mercure étant le dieu des mathématiciens...


La nature a fabriqué une nébuleuse, embryon de mondes futurs (p. 213).

Sans la présence de Farenheit, Gontran eût donné libre cours à son hilarité; il se contenta de sourire, tandis qu'une flamme amusée s'allumait dans les prunelles de Mlle Ossipoff.

—En revanche, poursuivit l'ingénieur, il a un caractère changeant, capricieux, et nullement fait pour constituer, ce qu'on appelle sur Terre, un bon père de famille, un bon citoyen, un bon garde national.

—Dis donc... dis donc... protesta Gontran avec un sourire pincé, il me semble que les astres vont un peu loin dans leur appréciation.

—M. de Flammermont a un tempérament aventureux...

—Cela n'est pas malin à deviner, ricana le jeune comte, ce que je fais depuis plusieurs années ne prouve pas des habitudes casanières...

Imperturbablement l'ingénieur poursuivit.

—Quant à l'avenir, il résulte du groupement des différentes constellations qui t'intéressent, que tu occuperas un jour une situation prépondérante...

—Directeur d'observatoire, déclara hardiment Farenheit.

—Non pas... les astres parlent d'une situation politique.

—Politique! se récria Séléna... mais mon père...

—Les astres disent encore que ta race périra avec toi...

—Et c'est tout? grommela Gontran d'un air furieux, tandis que Séléna, boudeuse, sortait de la pièce.

—Mon Dieu, oui, c'est tout...

—Eh bien! cria Flammermont, en colère, je croirai à ton astrologie lorsqu'elle t'aura prédit que tu seras un jour riche et marié.

—Cela se pourrait, répondit Fricoulet impassible.


CHAPITRE VII

LE CAUCHEMAR D'OSSIPOFF

Cependant l'Éclair poursuivait sa route à travers l'espace, suivant imperturbablement une ligne conforme à sa force de propulsion et à la puissance d'attraction qui le contraignait à aller de l'avant, toujours de l'avant: tel un projectile, échappé de l'âme d'un canon, trace dans l'air une trajectoire mathématique, jusqu'au moment où les forces auxquelles il obéit l'abandonnant, il touche enfin, inerte, le sol d'où il est parti.

Déjà l'Étoile polaire était signalée et, dans le fond de la voie lactée, aux environs du point imaginaire où aboutit le prolongement de l'axe terrestre, une constellation singulière apparaissait, formant très nettement, en soleils étincelants, un W gigantesque.

C'était Cassiopée, et ce nom éveilla chez Gontran des souvenirs mythologiques remontant à l'époque où il étudiait sur les bancs du lycée, sans se douter le moins du monde qu'un jour luirait où il pourrait admirer de si près la filleule de la malheureuse mère d'Andromède.

Un à un lui revenaient les vers charmants par lesquels Ovide, dans ses Métamorphoses, raconte les malheurs de la princesse d'Éthiopie qui, victime de la présomption de sa mère assez audacieuse pour comparer sa beauté à celle des Néréides, filles de Neptune, avait été attachée sur un rocher pour y être dévorée par un dragon marin.

Et l'audace de Thésée, et le féerique Pégase, et les détails du duel entre le héros et le monstre, et la victoire de l'antique chevalier, tout cela réapparaissait aux yeux de M. de Flammermont, aussi clair, aussi net que si une baguette de fée l'eût ramené de vingt ans en arrière, à cet âge d'or si méconnu, que l'on appelle «l'époque du Lycée».

Et, bercé par ses souvenirs, il écoutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait Fricoulet, trouvant autrement plus captivants que ces démonstrations astronomiques, les commentaires dont le professeur accompagnait autrefois la poésie d'Ovide.

L'ingénieur avait beau déclarer, en homme convaincu, que, sur les trente étoiles que renferme Cassiopée, il en est de très intéressantes, et notamment φ, étoile triple, variable, jaune d'or, bleu d'azur et rose pâle, Gontran fermant les yeux, revoyait Persée, chevauchant Pégase et accourant délivrer Andromède.

—Puisque la nature est toute-puissante, songeait-il, pourquoi n'a-t-elle pas retracé au ciel ces charmantes et héroïques figures?... cela donnerait à l'astronomie un charme qu'elle n'a pas...

Mais Fricoulet poursuivait, voulant tenir jusqu'au bout la promesse qu'il avait faite de mettre son ami à même de faire bonne figure en présence d'Ossipoff; bien que ne croyant pas à l'astrologie, il croyait à la destinée et, si la sienne était réellement qu'il devînt le mari de Séléna, il ne voulait pas que sa conscience pût rien lui reprocher.

Et il continuait son cours, parlant successivement de η, quatrième grandeur, double, jaune d'or et rouge, tournant autour l'une de l'autre en deux cents ans, aperçue pour la première fois par Herschell en 1779, éloignée du système solaire d'environ cinquante trillions de lieues, distance que sa lumière met vingt et un ans à parcourir; puis ce fut l'étoile 3032 du catalogue de Struve, qui forme un couple très serré et dont la révolution est une des plus rapides que l'on connaisse, car elle s'accomplit en cent quatre années terrestres; ensuite, la triple Iota, jaune d'or, pourpre et lilas, formant un système ternaire en mouvement; μ est remarquable par sa vitesse propre qui s'élève à 1,700 millions de lieues par an; enfin, un magnifique amas d'étoiles, découvert, en 1783, par miss Caroline Herschell...

—La fille de l'astronome, sans doute, murmura Gontran, arraché soudain à sa rêverie...

—Précisément.

—Ô délicieuse vie de famille! s'exclama ironiquement M. de Flammermont, que celle de ces gens qui passent leur temps, l'œil collé à un télescope.

—On ne peut pas dire, en tout cas, que ce soit une vie terre à terre.

—Pas assez, à mon sens; car pendant que la maîtresse de maison est dans les étoiles, la maison marche comme elle peut... mais continue...

Il y eut un silence, durant lequel Fricoulet examina curieusement son ami, lisant, aussi clairement que dans un livre ouvert, ce qui se passait dans son âme, puis d'un ton résigné:

—Ensuite, nous passons à Céphée, voisine de la Petite-Ourse et qui, entre autres curiosités, renferme σ, étoile double de cinquième grandeur, couleur jaune orange et bleu turquoise, puis μ qu'Herschell désigne sous le nom de «garnet sidus», astre grenat, en raison de son rayonnement qui semble projeté par un rubis que frapperait une lumière électrique; dans le même Céphée, nous avons δ, R, variable, β double, blanche et bleue...

L'ingénieur s'interrompit un moment, se leva et, après avoir jeté un coup d'œil dans le télescope, dit à M. de Flammermont:

—Tiens!... si tu veux voir un joli spectacle, regarde...

Et comme, en disant ces mots, il poussait Gontran par les épaules, force lui fut bien d'abandonner ses rêvasseries mythologiques, de dire adieu à Persée et à Pégase, pour venir coller son œil à l'appareil d'optique.

—Eh bien! demanda-t-il au bout d'un instant...

La Croix du Cygne, expliqua l'ingénieur.

Et, après avoir laissé à son ami le loisir d'admirer tout à son aise, il poursuivit:

—Tu vois, n'est-ce pas, d'après la disposition des étoiles qui composent cette constellation, à quoi elle doit son nom... celle qui brille là, juste en face de toi, d'une lumière jaune d'or, c'est Albireo, qui se double de cette autre, un peu sur la droite, et qui est bleu saphir... Si nous avions là un spectroscope, je te ferais voir l'énorme différence qui existe dans la constitution de ces deux mondes-là; tandis que le premier présente un spectre de second type, le deuxième, au contraire, laisse apercevoir un fin réseau de lignes très serrées confinant au rouge et au jaune, d'où l'on conclut que sa température est plus basse; son volume étant plus petit, il y a chance pour qu'il se refroidisse plus vite et que, dans quelques siècles, il continue à tourner, solidifié en planète, autour d'Albiréo... Tu m'écoutes?

—Je ne fais que ça... balbutia Gontran.

—J'appelle tout particulièrement ton attention sur le nº61: c'est la première étoile dont on ait calculé la distance et c'est en raison de son mouvement propre très rapide qu'on a eu l'idée de mesurer sa parallaxe, laquelle, fixée par Bessel, en 1840, à 0',511, donne environ une distance de quinze trillions de lieues; elle marche à raison d'un million de lieues par jour, au minimum... Je passe plusieurs étoiles doubles et je te signale un groupe désigné sous le nom de Petit Renard, dans lequel on remarque une nébuleuse découverte en 1764 par Messier et qui se présente avec la silhouette d'une haltère de gymnastique... les Anglais...

En ce moment, un cri échappé des lèvres de Gontran coupa la parole à l'ingénieur qui demanda:

—Qu'arrive-t-il?

—Une éclipse!... une éclipse d'étoile!...

—Qu'est-ce que tu chantes là! fit Fricoulet en haussant les épaules..

—La vérité, pas autre chose, répondit Flammermont qui n'avait pas quitté le télescope; il y avait là, à l'instant, une étoile blanche très éclatante et, tout d'un coup, elle a disparu ou plutôt s'est éteinte, comme une chandelle qu'on aurait soufflée...

—Invraisemblable!... des étoiles ne se soufflent pas comme des chandelles!...

—C'est pourquoi, riposta Gontran, aigri par les moqueries de son ami, je t'ai parlé d'éclipse... d'ailleurs, la voilà qui reparaît...

Comme le jeune homme achevait ces mots, la voix d'Ossipoff se fit entendre.

—Gontran!... avez-vous vu, là-bas, dans la direction de la Lyre?...

—Oui... oui... une éclipse... sans doute une planète qui passe devant l'étoile autour de laquelle elle gravite...

On entendit le vieillard dégringoler l'escalier comme une avalanche et il entra dans la machinerie, semblable à un ouragan.

—Non... non... s'écria-t-il, ce n'est pas cela! Dans cette direction, il n'y a pas d'étoile double!... Nous sommes en présence de quelque phénomène céleste qu'il ne tiendrait qu'à nous d'approfondir.

Le jeune comte jeta sur son ami un regard inquiet.

—Quelle nouvelle folie médite-t-il? songea-t-il.

Et sans doute Fricoulet eut la même pensée que lui, car il s'écria:

—Ah! non... vous savez, monsieur Ossipoff,... pas de bêtises...

—Un petit coup de levier, mon bon Fricoulet, implora le vieillard; un simple petit coup de levier qui nous fasse obliquer un peu à droite, de manière à nous rapprocher de ce point. Cela ne nous écartera nullement de notre route et j'ai idée que nous assisterons à un spectacle intéressant.

L'ingénieur eut un haussement d'épaules et répondit:

—Mon Dieu!.... s'il n'y a que cela pour vous rendre heureux...

Il saisit un levier, l'abaissa d'un cran ou deux et ajouta:

—Voilà qui est fait.

Sans remercier, Ossipoff tourna les talons et on l'entendit qui regagnait sa cabine, en courant.

—Qu'est-ce que tu supposes que ce puisse être? interrogea M. de Flammermont, après le départ du vieillard.

Fricoulet allongea les lèvres, dans une moue dubitative.

—Je ne m'en fais aucune idée... Je ne vois guère d'autre raison que l'occultation de l'étoile par une planète qui lui sert de satellite... D'ailleurs, inutile de nous creuser la cervelle, puisque nous serons fixés tout à l'heure. Donc, ne nous occupons plus de cela et, comme on dit au théâtre, enchaînons.


Gontran, de quart, causait avec Séléna (p. 219).

—Enchaînons, répéta Gontran, d'un ton mélancolique, plein de résignation.

—La constellation de la Lyre, dans le voisinage de laquelle s'est produit le phénomène en question, doit sa réputation à Véga dont le parallaxe a été établi par Brunnow, en 1870, et son chiffre 0",18 correspond à un éloignement de 42 millions de lieues... Véga est l'une des étoiles les plus brillantes de l'univers céleste, mais sa température n'est pas en raison de l'intensité de sa lumière; son spectre trahit la présence de l'hydrogène, du sodium et du magnésium dans sa photosphère... Véga s'approche du système solaire avec une vitesse de 71 kilomètres par seconde et, dans douze mille ans, elle reviendra prendre au pôle nord du monde la place qu'elle occupait, il y a quatorze mille ans.

—Oui, oui, je sais, murmura Gontran qui s'assoupissait, la précession des équinoxes.

—Bien que la Lyre soit l'une des plus petites constellations, elle renferme plusieurs curiosités sidérales, notamment un système quadruple magnifique: le premier couple paraît tourner en 1,800 ans et le second en 3,700 ans et on évalue à dix mille siècles la durée de révolution de ces deux couples autour de leur centre commun de gravité;... à signaler aussi ce que Herschell a appelé la nébuleuse perforée et dont la superficie est au moins égale à celle du système solaire tout entier... Dans les environs de la Lyre, nous avons du menu fretin astronomique: La Flèche, l'Écu de Sobieski, l'Aigle, sur lesquels il n'y a pas grand'chose à dire, si ce n'est que ces constellations se trouvent dans une contrée très riche en étoiles, puisque Herschell en a compté, sur une étendue de 5 degrés, trois cent trente mille...

—Quelle patience!...

Au-dessus de leur tête il y eut un bruit formidable produit par plusieurs escabeaux renversés sur le plancher et, de nouveau, les pas d'Ossipoff firent trembler les marches de l'escalier.

Quand il apparut, il était pâle, ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire et ses mains s'agitaient au-dessus de sa tête, fébrilement.

Les deux amis crurent que quelque danger inconnu menaçait l'appareil et, angoissés, ils se précipitèrent vers lui.

—Elle est jolie, votre éclipse! s'exclama le vieillard en se croisant les bras et en les toisant tous les deux, d'un regard dédaigneux... En fait de planète, c'est un globe obscur, énorme, emporté par un mouvement d'une incroyable rapidité... car je l'ai vu occulter successivement plusieurs étoiles...

Fricoulet ouvrait la bouche pour répliquer; Ossipoff ne lui laissa pas le temps de prononcer une syllabe.

—Et savez-vous ce qui se passe?... eh bien! ce globe se dirige en droite ligne vers un autre corps obscur, dont la marche est plus lente, mais dont la masse attire irrésistiblement le premier, dont la vitesse va s'accélérant, chaque seconde...

—Nous allons assister à un choc, alors! s'écria l'ingénieur.

Le vieillard se frotta énergiquement les mains.

—Je l'espère bien.

Une ombre inquiète passa sur le front de Gontran.

—N'y a-t-il pas à craindre, murmura-t-il, que l'Éclair n'obéisse à l'attraction de ces deux masses et qu'un péril quelconque...

—Nous sommes trop éloignés... répondit le vieillard.

Pendant qu'ils causaient, Fricoulet s'était assis au télescope.

—Voilà un spectacle qui ne sera pas banal, déclara-t-il; la rencontre de deux mondes lancés l'un vers l'autre avec une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres par seconde... Il n'y a pas d'accidents de chemin de fer qui puissent donner une idée de ça...

Et appelant à tue-tête:

—Monsieur Farenheit!... Monsieur Farenheit!...

L'Américain arriva en se frottant les yeux et l'ingénieur lui dit en souriant, faisant allusion à son altercation avec Gontran:

—Vous qui aimez les duels... il y en a un qui se prépare, comme vous n'en aurez jamais vu et qui rompra certainement la monotonie du voyage...

Tout en parlant, il griffonnait sur son carnet.

—Monsieur Ossipoff, déclara-t-il, si vous voulez retourner à votre télescope, la chose va se produire dans une dizaine de minutes...

Le savant s'enfuit avec une rapidité dont on n'aurait pu croire capables ses vieilles jambes.

Et l'ingénieur, qui calculait toujours, ajouta:

—Une vitesse de cinq cents kilomètres dans la dernière seconde!... quel cataclysme!... mes amis!... cela va produire un petit feu d'artifice auprès duquel ceux de Ruggieri ne sont que des jeux d'enfant...

Farenheit, Gontran, Séléna avaient pris place devant les hublots, tandis que Fricoulet, son chronomètre à la main, comptait à haute voix les minutes qui s'écoulaient.

Enfin, d'une voix qui tremblait légèrement, il dit:

—Encore une seconde.

Après cela, il remit le chronomètre dans sa poche et colla son visage au télescope.

Il était temps: les deux corps dont les masses s'étaient augmentées au point d'envahir l'horizon tout entier, s'étaient abordés et instantanément, de ces deux sphéroïdes obscures, surgit un immense soleil, une gigantesque nébuleuse, incandescente, au centre de laquelle un tourbillon d'étincelles plus lumineuses, plus aveuglantes que les plus puissantes lumières à arc voltaïque, montait, montait toujours, envahissant l'espace où elles dispersaient en tous sens des éclairs radieux.

Ainsi que l'avait prédit Fricoulet, on eût dit un bouquet de feu d'artifice, mais poussé à la cent millième puissance, avec des intensités telles que jamais cervelle humaine ne les eût pu concevoir.

En un clin d'œil l'infini se trouva illuminé, et de ce foyer d'incandescence une chaleur telle se dégageait, que les Terriens durent se retirer des hublots, que l'on masqua de nouveau pour éviter des accidents semblables à celui dont avait été frappé Farenheit.

—Et voilà comment, des vieilles lunes, on fait de nouveaux soleils! s'écria plaisamment Fricoulet.

—Les astronomes terrestres doivent être dans un état! s'exclama l'Américain.

L'ingénieur secoua la tête.

—Pas tant que vous croyez, répliqua-t-il, par la bonne raison qu'ils n'auront connaissance du fait que dans quelques années.

—Dans quelques années!...

—Dame, vous oubliez que nous marchons plus vite que la lumière et que le rayon lumineux projeté par cette nouvelle lumineuse n'arrivera à la Terre que dans vingt-cinq ou vingt-six ans...

Cette explication parut fort égayer Farenheit.

—En sorte, dit-il, que nous pourrions très bien, nous, revoir ce qui vient de se passer...

—Dans tous ses détails, non; mais nous pourrons prévoir à un jour, à une heure, à une minute près, le moment où, au point précis que nous aurons désignés d'avance, un nouvel astre apparaîtra dans le ciel.

Fricoulet ajouta, quelque peu railleur:

—Ce qui pourrait assurer votre élection à la présidence de l'«Excentric-Club».

Et se tournant vers Gontran:

—Voilà qui rendrait crédules ceux qui ne croient pas l'astrologie! Te vois-tu, prédisant à un congrès de savants, plusieurs années à l'avance, la naissance d'un monde!... il y aurait là de quoi te faire nommer d'emblée membre de toutes les académies possibles et imaginables!

—Merci bien, répondit narquoisement le jeune comte.

Mais comme, sans vouloir l'avouer, le spectacle auquel il venait d'assister l'avait profondément frappé, il demanda:

—Et les dessous de ce phénomène, quels sont-ils?

—Très simples, comme tu vas voir: tu sais que la chaleur n'est qu'un des modes d'action du mouvement, comme la lumière et le son; les ondes sont seulement différentes et agissent différemment. L'équivalence, d'ailleurs, est parfaite entre la chaleur dépensée pour produire un travail mécanique et le travail nécessaire pour développer du calorique: ainsi, la chaleur nécessaire pour élever d'un degré la température d'un kilogramme d'eau correspond au travail que nécessiterait l'élévation à un mètre de haut un poids de 424 kilogrammes et réciproquement...

—Avocat, passons au déluge, dit plaisamment Gontran.

—Partant de ce principe, il est très compréhensible que, de l'arrêt brusque des deux corps obscurs que nous examinions, soit résultée une élévation fantastique de température: le mouvement dont ils étaient animés s'est transformé en chaleur et de deux mondes pierreux, usés, la nature a fabriqué une nébuleuse, embryon de mondes futurs, qui donnera un jour naissance à un soleil, puis à des planètes et ainsi de suite, in secula seculorum.

—C'est un éternel recommencement.

—Tu l'as dit...

—Alors, murmura Séléna, voilà la méthode employée par la nature pour la création?

—Ou, du moins, l'une des méthodes, mademoiselle, car il est à supposer que l'arsenal des procédés usités par le surnaturel pouvoir qui régit les Soleils est inépuisable... En tous cas, il est certain que c'est toujours d'une nébuleuse, formée en un point de l'espace pour une raison quelconque—et elles ne manquent pas—que proviennent les Soleils, les Étoiles et les Mondes: rien ne se perd, rien ne se crée!

Flammermont se mit à rire.

—Voilà une belle phrase!

—Qui n'est pas de moi! je l'ai ramassée, je ne sais plus dans quel bouquin; quelque part que ce soit, en tous cas, elle est juste...

Fricoulet pensait qu'il en avait fini des explications, mais il avait compté sans l'Américain, dans l'oreille duquel était tombé fort à propos ce qu'il avait dit quelques instants auparavant, relativement à l'«Excentric-Club».

Assurément, ce serait là une originalité propre à assurer son élection à la présidence, que de faire, dès son retour à New-York, une conférence dans laquelle il prédirait la naissance d'un monde.

Lui, Jonathan Farenheit, de Chicago, marchand de porcs, et pas autre chose, s'occuper d'astronomie!

À coup sûr, ce ne serait pas banal!

Mais il s'agissait de ne pas faire de bêtise et de combiner ses effets avec le plus grand nombre de chances possible; pour cela, le concours de l'ingénieur lui était indispensable.

Aussi, comme Fricoulet regagnait la cabine commune, l'Américain lui emboîta-t-il le pas, et, comme le jeune homme allait s'étendre sur son hamac:

—Un moment, monsieur Fricoulet, fit Farenheit, j'aurais quelques mots à vous dire,... quelques mots seulement...

L'ingénieur attachait sur lui un regard interrogateur; alors l'Américain ajouta:

—C'est à propos de ce qui vient de se passer...

Fricoulet était à cent lieues de supposer que son interlocuteur pût encore penser à la naissance de la nébuleuse, dont ils venaient d'avoir le spectacle; aussi demanda-t-il ingénument:

—Et... que vient-il de se passer, mon cher monsieur Farenheit?

—Mais... la nébuleuse!

—Ça vous intéresse donc!... s'écria Fricoulet, tout surpris.

—By god!... si ça m'intéresse!... mais à cause de l'«Excentric-Club!»

Cette fois, l'ingénieur comprit tout de suite et dit:

—Vous voudriez des renseignements plus précis?...

—Dame! vous comprenez: je ne peux pas me borner à faire une prédiction; je voudrais, autant que possible, donner quelques détails, quelques explications... Voyez-vous qu'on me pose des questions... qu'on me demande des explications... je serais joli!... alors, si vous vouliez...

—Vous expliquer... je ne demande pas mieux.

—Je préférerais que vous me rédigiez une petite note; j'ai la tête dure et je craindrais de mal retenir vos explications.

—Je vais toujours vous dire cela de vive voix; ensuite je vous ferai une petite note... Donc, sachez d'abord que l'attraction est une force inhérente à tout atome de matière: dans ce nuage gazeux, produit par la rencontre de deux monde usés, il existe des parties plus ou moins denses qui attireront à elles les autres portions de la nébuleuse et dans la chute lente des particules lointaines vers cette région plus attractive, il se produit un mouvement général de rotation qui entraîne la masse tout entière... Vous avez bien saisi?

—Quand ce sera écrit, je le comprendrai et surtout je le retiendrai mieux.

—Par suite, la forme arrive à être celle de la sphère, forme naturelle à toute substance, gazeuse ou liquide, abandonnée à elle-même. Les lois de la mécanique prouvent que cette sphère gazeuse, en se condensant et en se rapetissant, a dû tourner de plus en plus vite sur elle-même, en s'aplatissant aux pôles; la force centrifuge, développée par ce mouvement de rotation, a pu alors dépasser la force d'attraction du centre et détacher de l'équateur un anneau gazeux, conséquence inévitable de cette rupture d'équilibre. Cet anneau s'est lui-même condensé en sphère, tandis que la nébuleuse continuait à se resserrer et à tourner de plus en plus vite... Comprenez-vous?

—Pour comprendre, ça n'est pas difficile: mais c'est pour retenir...

—Puisqu'il est convenu que je vais vous mettre ça par écrit...

Cependant l'Américain étirait sa longue barbe d'un air si visiblement perplexe, que Fricoulet ne put faire autrement que de lui demander:

—Qu'y a-t-il encore?

—Il y a... il y a... que l'on me demandera peut-être, quand j'aurai répété comme un perroquet ce que vous venez de me raconter là, dans combien de temps les astronomes terriens pourront étudier les nouvelles planètes à la naissance desquelles nous avons assisté tout à l'heure... et qu'alors...

L'ingénieur leva les bras au plafond dans un geste d'ahurissement.

—Ah! ah! par exemple... Dieu seul le sait!... des millions d'années peut-être... il se pourrait même que ce fût davantage...

—Tant que cela!

Fricoulet se croisa les bras narquoisement.

—Ah çà! monsieur Farenheit, s'exclama-t-il, vous imaginez-vous qu'il en soit des astres comme de vos porcs de Chicago et de ce que le suif fondu met une journée à se solidifier, concluez-vous qu'il en puisse être de même des nébuleuses?

—Mais...

—Des millions d'années!... j'étais au-dessous de la vérité!... ce sont des millions de siècles qu'il faudra sans doute pour que de la nébuleuse primitive il ne reste plus que des planètes solidifiées...

L'Américain se grattait énergiquement le bout du nez, d'un air qui trahissait une perplexité profonde.

—Vous croyez? murmura-t-il; mais enfin, en admettant que vous n'exagériez pas, pourriez-vous préciser la durée?


Il eut la sensation de vivre les derniers siècles de l'humanité terrestre (p. 224).

Cette fois, les prétentions de Farenheit dépassaient par trop les limites et l'ingénieur se mit à pousser de véritables cris.

—Fou!... vous êtes fou!... où voulez-vous que je prenne les éléments nécessaires pour baser une semblable estimation?... Ai-je le poids, la masse, la superficie de cette nébuleuse?... Je sais bien que, d'après Helmholtz et Tyndall, en supposant que la chaleur spécifique de la masse condensante ait été celle de l'eau, la chaleur ou la condensation aurait suffi à produire une température de plus de 28 millions de degrés centigrades... mais encore... et puis, non, ce n'est pas cela... vous m'embrouillez avec vos questions abracadabrantes!

Farenheit était tout penaud.

—Croyez, cher monsieur Fricoulet, balbutia-t-il, que je regrette infiniment...

—Et puis, ajouta l'ingénieur, de quel intérêt pourrait-il être pour vos auditeurs de connaître la date d'un phénomène qui ne se produira que dans un ou deux millions de siècles! il y a longtemps qu'à cette époque la Terre aura été rejoindre les vieilles lunes... ou, du moins, que de la rencontre de la Terre avec quelque autre monde, sera née une nouvelle nébuleuse!

Instinctivement, le visage de Farenheit s'apeura.

—By god!... s'exclama-t-il.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Bast!... fit-il, qu'on s'intéresse à ses petits-enfants et même à ses arrière petits-enfants, très bien,... qu'on prenne même souci, quand on appartient à l'histoire, de ce que deviendront, dans un siècle ou deux, vos descendants, passe encore;... mais que peut vous importer, à vous, gros commerçant en suifs, de Chicago, que l'humanité terrestre existe encore ou disparaisse dans un ou deux millions de siècles?

Ce fut par ces paroles, très raisonnables au fond, que Fricoulet clôtura sa petite conférence; il tourna les talons et s'en fut s'étendre sur son hamac, sans paraître prendre garde à l'attitude hébétée de son auditeur, qui semblait attendre encore quelque chose.

—Oh! oh! pensa-t-il en lui-même, il ne faut pas que l'Américain se mette sur le pied, lui aussi, de vouloir prendre des répétitions d'astronomie! tout mon temps ne suffirait pas et j'aurais plus vite fait d'ouvrir un cours public et gratuit.

Ce dernier mot amena un sourire sur ses lèvres et il s'endormit, tandis que devant ses paupières closes se dessinait vaguement la silhouette charmante de Séléna.

L'Éclair, pendant qu'avaient lieu ces diverses conversations, avait traversé la Petite-Ourse et maintenant brillaient derrière lui les sept étoiles qui la composent, parmi lesquelles l'étoile Polaire.

Il se trouvait alors, étant donné la parallaxe de cette étoile, calculée par Peters en 1842 et estimée à 0"076, à environ cent trillions de lieues du système solaire, distance fantastique qu'un express courant à raison de 60 kilomètres à l'heure, mettrait plus de 720 millions d'années à franchir.

Si Farenheit eût pu se douter de ce détail, sans doute eût-il été frappé à nouveau de folie: mais, pour l'instant, il dormait profondément, le cerveau fort fatigué par les explications que lui avait fournies Fricoulet.

Celui-ci même reposait, tandis que Gontran, de quart, causait avec Séléna et qu'Ossipoff, véritablement infatigable, continuait d'étudier.

Sur la petite table, placée près de lui, les feuillets s'entassaient, surchargés de notes hâtivement prises, notes qui devaient servir au grand ouvrage relatant la fantastique excursion accomplie depuis près de trois ans...

En traversant le Dragon, le vieillard constata que α, la polaire d'autrefois, celle qui, en raison de la précession des équinoxes, formait l'extrémité de l'arc du monde 2,700 ans avant notre ère, brillait d'un éclat beaucoup moins considérable qu'il ne paraissait aux yeux des astronomes terriens et, bien qu'il fût trop éloigné pour en étudier les causes de visu, il n'hésita pas à noter que c'était là, sans aucun doute, l'indice d'un soleil qui s'éteint.

Vainement, il chercha à découvrir le mystère dont est enveloppé le système double de ν (nu) dont le compagnon est, depuis deux siècles, demeuré fixe par rapport à l'autre, bien qu'ils soient emportés dans le Ciel par un mouvement propre assez rapide: l'éloignement était trop grand et il dut conclure que la durée de révolution devait être, comme pour l'étoile polaire, de six à sept mille ans.

Ah! s'il l'eût osé, il eût bien détourné l'appareil de sa route pour se rapprocher davantage; mais il entendait le vague bourdonnement que faisaient les voix de Gontran et de Séléna, causant dans la machinerie, et il demeura à son télescope...

D'ailleurs, le panorama qui s'offrait à lui était tellement captivant qu'il y eût regardé à deux fois avant de se déranger: ce fut d'abord ο (omicron) qui formait un couple ravissant jaune d'or et lilas, puis les composantes de φ (psi) immuables depuis 1755, époque à laquelle on les a étudiées pour la première fois, ensuite la fameuse nébuleuse planétaire, de forme ellipsoïdale, au centre de laquelle brille une petite étoile, qui semble être le centre de ce monde en formation.

Cette nébuleuse, Ossipoff l'examina au spectroscope avec un soin extrême et cet examen lui confirma les études qu'il avait faites à Poulkowa: elle était de constitution essentiellement gazeuse et se trouvait dans l'une des phases de transformation planétaire.

Mais ce qui, par-dessus tout, l'intéressa, ce fut la Grande-Ourse, la plus populaire des constellations célestes, la plus reconnaissable entre toutes, grâce aux sept étoiles brillantes qui la composent et dont l'assemblage a reçu, plus particulièrement en France, le nom de «Chariot de David».

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