Aventures extraordinaires d'un savant russe; IV. Le désert sidéral
Ce fut avec une joie extrême que, rapproché comme il l'était de la constellation, il put surprendre le secret du système physique de «Mizar» et «d'Alcor», chez lesquels les astronomes terriens n'ont pu surprendre aucune trace de mouvement orbital.
Il attribua cette impossibilité à la lenteur du mouvement, si lent qu'il faudrait des siècles pour le constater; peut-être se hasardait-il beaucoup, mais, par emballement, il n'y regarda pas de si près. Peut-être, au fond de lui-même, se disait-il qu'il ne risquait pas grand'chose à être aussi affirmatif, personne ne devant venir contrôler l'exactitude de ses dires.
D'ailleurs, c'était là une chose de peu d'importance auprès de l'événement qui vint tout à coup mettre sa pauvre cervelle sens dessus dessous.
Dans le champ du télescope, au moment où il s'y attendait le moins, une étoile apparut, volant à travers l'espace avec une rapidité inconcevable, rayant l'infini bleu d'une traînée irradiante et, dans un premier mouvement de stupeur admirative, il joignit les mains, s'écriant:
—Elle!... c'est elle!...
Ce n'était autre que l'étoile marquée au catalogue de Groombridge, sous le nº1830, l'une des curiosités de la Grande Ourse, à laquelle elle appartient, ou plutôt à laquelle elle semble appartenir.
Combien de fois, durant ses nuits d'observation, à Poulkowa, l'avait-il examinée, cherchant à surprendre le secret de cet astre énigmatique, dont la vitesse foudroyante défie tous les calculs, déconcerte toutes les suppositions...
—Ah! cette fois, tu ne m'échapperas pas! grommela-t-il entre ses dents, sa première surprise passée, du ton d'un lutteur dont l'adversaire s'est dérobé pendant longtemps et qui se trouve enfin face à face avec lui.
Trois cents kilomètres à la seconde!
Est-ce qu'avec une vitesse semblable, il était possible d'admettre que 1830 Groombridge appartînt à notre univers? c'était de la folie! et une supposition semblable se trouvait en opposition flagrante avec tous les principes scientifiques admis!
«Parmi ces principes, notamment, il en est un d'après lequel un corps arrivant de l'Infini vers la Terre, toucherait le sol de cette planète avec une vitesse de 11 kilomètres 300 mètres, dans la dernière seconde!
«Si l'on connaissait exactement les masses de toutes les étoiles et leur arrangement dans l'espace, on pourrait de même calculer la vitesse maximum qu'un corps acquerrait, en tombant d'une distance infinie vers un point quelconque du système stellaire!
«Eh bien! si nous trouvions qu'une étoile se meut plus vite que cette vitesse, nous en conclurions, n'est-ce pas? que cette étoile n'appartient pas à l'Univers visible, que c'est un simple voyageur, arrivant de l'Infini et ne pouvant être arrêté par l'attraction combinée de toutes les étoiles connues!
«N'est-ce pas le cas de l'étoile 1830 Groombridge! D'après Newcomb, un corps tombant de l'Infini au centre de notre système serait animé d'une vitesse de 40 kilomètres seulement dans la dernière seconde! or, ce n'est là qu'un huitième de la vitesse propre de l'étoile en question.
«D'un autre côté, Flammarion établit qu'en supposant qu'il y ait dans notre Univers cent millions de soleils, que chacun d'eux en moyenne soit une fois plus lourd que le nôtre et que notre Univers ait pour diamètre la longueur du chemin parcouru par la lumière en trente mille ans...
«Eh bien! messieurs, pour obtenir le chiffre de 300 kilomètres, vitesse dont est animé l'astre en question, il faudrait admettre une masse attractive 64 fois plus forte que celle supposée plus haut...
«Donc, ou bien les astres qui composent notre Univers visible sont plus nombreux et plus lourds que le télescope ne semble l'indiquer, ou bien 1830 Groombridge n'appartient pas à notre univers: cette étoile le traverse sans que les attractions réunies de tous nos soleils ne puissent l'arrêter...»
Ces derniers mots, Ossipoff les avait prononcés d'une voix vibrante, triomphante, tandis que, le visage empourpré, le regard étincelant, il menaçait de son bras étendu un auditoire imaginaire.
Brusquement, l'espèce d'hallucination à laquelle il obéissait depuis quelques minutes, cessa: il lui sembla entendre derrière lui un ricanement moqueur et se retourna.
Il était seul, mais ce mouvement avait suffi pour rompre le charme; il promena autour de lui un regard ahuri, passa la main sur son front trempé de sueur, comme pour rappeler à lui ses idées un moment égarées et parut tout surpris de se trouver là, debout et gesticulant.
—J'aurais juré qu'on avait ri, murmura-t-il.
Et, assez penaud, il retourna s'asseoir au télescope; mais à peine eut-il mis l'œil à l'objectif qu'il tressauta: là, dans l'espace, une figure étrange rayonnait, sorte de tête humaine qui semblait le regarder avec ses deux yeux louches inégaux, tandis que sa bouche se fendait largement, comme pour se moquer de lui.
Mais il se mit à rire de lui-même; cette fois, il avait repris possession de lui-même; il n'était le jouet d'aucune hallucination et ce qu'il voyait là n'était autre que la petite nébuleuse qui porte le nº97 sur le catalogue des nébuleuses de Messier.
Sans y prêter grande attention, d'abord parce qu'il était encore un peu fatigué de ce qui venait de lui arriver, ensuite parce que, réellement, ces contrées célestes n'offrent qu'un intérêt fort relatif, il vit défiler devant lui, successivement, le Petit lion, les Chiens de chasse et la Chevelure de Bérénice.
Seulement, il recouvra toute sa présence d'esprit et secoua l'espèce de torpeur cérébrale qui l'engourdissait lorsque apparut, dans le champ télescopique, la belle nébuleuse découverte par Messier en 1772, mais dont l'admirable forme en spirale n'a été reconnue que trois quarts de siècle plus tard par lord Rosse.
Ce fut une joie sans mélange pour Ossipoff, de pouvoir admirer plus nettement encore que de l'observatoire de Poulkowa les détails véritablement surprenants de cet astre: les spirales présentaient deux branches très brillantes et formées de plusieurs filets; les intervalles de ces branches étaient remplis de lumière et une nébulosité presque continue reliait l'un à l'autre les deux noyaux, tandis qu'étincelait comme une lampe à incandescence le noyau, centre des grandes spirales.
Ce qui l'intéressa par-dessus tout, ce fut de pouvoir comparer l'astre tel qu'il se présentait à lui—c'est-à-dire tel qu'il apparaîtrait dans plusieurs siècles, à ses collègues de la Terre,—avec ce qu'il était plusieurs années auparavant, non pas seulement à l'époque où lord Rosse l'avait étudié, mais plus récemment avec les dessins exécutés en 1862 par Chacornac.
Dans ces dessins, les deux branches, signalées par lord Rosse, existent encore, mais plus condensées; les intervalles sont moins lumineux, les deux noyaux ont à peu près le même éclat, le noyau concentrique est dégagé et la structure spirale des filets qui l'entourent est nettement accusée.
En 1876, nouvelles observations de Wolff et nouveaux changements; les spirales se sont condensées et réduites à trois, les intervalles sont presque complètement obscurs, les filets secondaires n'existent plus et l'intervalle des noyaux est absolument noir; le second noyau s'est transformé en une brillante étoile d'éclat supérieur à celui du premier.
Outre l'intérêt que lui offrait ce côté de son étude, le vieux savant trouvait là une occasion vraiment unique de s'assurer de l'existence ancienne de la matière; ces spires d'astres brillants, tombant vers un centre commun, lui permettaient de se rendre compte de la plus immense période de durée que jamais l'intelligence humaine ait pu concevoir.
Que penser, en effet, d'une voie lactée qui s'est mise à pivoter et à former des spirales d'étoiles se dirigeant toutes vers un foyer de concentration future?
Combien de millions de siècles n'a-t-il pas dû falloir pour contourner ces spires gigantesques!
L'imagination demeure confondue quand on songe que ces myriades de soleils, éloignés de nous à une incommensurable distance, perdus, pour ainsi dire, dans l'infini, peuvent être, chacun, le centre d'un système planétaire.
Quel rang misérable dans l'ensemble de l'univers prend alors notre Soleil dont la grandeur, cependant, nous effraie, avec tout son cortège de mondes et de satellites.
C'est à peine si on se permet de le compter et de le comparer à ces colossales créations qui gravitent imperturbablement dans le désert sidéral.
Voilà ce que se disait Ossipoff, véritablement anéanti par ces pensées philosophiques qu'avait fait naître dans son esprit la contemplation trop prolongée des merveilles célestes.
Ses doigts avaient laissé rouler à terre le crayon dont il se servait pour prendre des notes et, un peu écarté du télescope, le coude sur ses genoux et le menton dans la paume de sa main, il tomba dans une rêverie profonde qui, insensiblement, se transforma en assoupissement, puis en sommeil.
Alors, un rêve bizarre, ou plutôt un cauchemar douloureux, vint le torturer, contre-partie du spectacle inoubliable auquel l'avait fait assister la rencontre des deux corps soudain transformés en nébuleuses.
La nature lui avait révélé le secret de la création et voilà que, devant ses yeux épouvantés, se dévoilait le mystère de la destruction!
Par un miracle que son cerveau négligeait de pénétrer, car il se contentait de constater les faits sans vouloir en rechercher les causes, en moins de quelques minutes, il eut la sensation de vivre des siècles, les derniers siècles de l'humanité terrestre...
Non!... rien ne meurt!... mais rien ne se crée!... (p. 229).
L'atmosphère qui entoure la Terre, ainsi qu'une enveloppe gazeuse, après avoir été diminuant chaque année, disparut soudain entièrement, laissant la planète sans défense contre les rayons ardents du soleil, pompant les mers, les fleuves et les ruisseaux.
Puis, ce fut l'écorce terrestre qui, desséchée, se mit à absorber, à son tour, toutes traces d'humidité existant non seulement à sa surface, mais encore dans l'espace; alors, les eaux se combinèrent chimiquement avec les roches et l'absorption continua au fur et à mesure qu'augmentait le refroidissement.
Peu à peu, l'azote, l'oxygène, la vapeur d'eau s'absorbaient, eux aussi, et, bientôt, le sol se trouva exposé, sans protection, au froid glacial des espaces, à 273 degrés au-dessous de zéro.
Alors, la mort qui, jusqu'à ce moment, s'était contentée de faucher largement à travers l'humanité, couvrit de ses larges ailes la surface entière de la planète et la vie cessa.
Un seul être était vivant, non sur le sol même, mais dans l'espace où son esprit planait: cet être, c'était Ossipoff.
Dès que la dernière âme humaine se fut éteinte, une transformation totale s'opéra sur la terre; ce n'était rien que cette âme, ou du moins presque rien: l'âme d'un petit enfant nouveau-né et que la mort venait de glacer sur le sein de sa mère morte et, cependant, aussi longtemps que, dans ce corps minuscule, le cœur avait battu, il avait semblé que la vie ne se fût pas encore retirée de la planète.
C'était à peine si, en prêtant l'oreille, on aurait pu entendre le souffle léger qui sortait des lèvres violacées et, pourtant, il paraissait que cette manifestation de vie était suffisante à donner le change sur l'existence même de ce monde agonisant.
Mais, quand se fut tu, dans cette poitrine d'enfant, le dernier battement du cœur, un silence effrayant régna soudain à la surface du sol et dans l'espace.
La Terre était morte!
Ossipoff se sentit aussitôt envahi par un froid mortel, le froid qui rayonnait de sa planète natale, un froid qui lui gelait le sang dans les veines et qui faisait craquer sa peau, instantanément parcheminée, comme si c'eût été une écorce d'arbre frappé par la gelée.
Oh! ce froid!... quelle épouvantable torture! au milieu de son cauchemar, le vieux savant claquait des dents, frissonnait de tous ses membres! et, pourtant, bien qu'il pût fuir, il restait là, invinciblement immobilisé par sa curiosité.
La Terre était morte et la dernière famille humaine reposait, rigide, dans un linceul de glace.
Qu'allait-il arriver?
La nature n'allait-elle pas lui dévoiler ses mystères et, de ce quelque chose qui, tout à l'heure encore, existait, qui, maintenant, n'était plus, qu'est-ce que Celui qui crée tout et détruit tout allait faire?
Desséchée, solidifiée, pierreuse jusqu'à son centre, la planète terrestre continuait de rouler à travers l'espace, ne conservant plus que par un miracle d'équilibre, juxtaposés les uns aux autres, les matériaux dont elle se composait, et que, désormais, ne maintenait plus soudés aucune agrégation.
Alors, un spectacle stupéfiant s'offrit aux regards d'Ossipoff: la Lune, attirant à elle la planète, dont elle n'avait été jusque-là que le satellite, provoquait une marée gigantesque; mais ce n'étaient plus des flots liquides sur lesquels s'exerçait son attraction: c'étaient des flots de roches et de terres.
Puis, à l'attraction de la Lune, se joignit celle de Mars, de Vénus et des autres planètes avoisinantes et, peu à peu, roulant toujours sur elle-même, la Terre continuait sa route dans l'espace, se détraquant de toutes parts, semant, le long de son orbite, les fragments d'elle-même.
Alors, la Terre détruite, Ossipoff assista à la destruction du Soleil: depuis des siècles déjà, le centre de notre système solaire allait se refroidissant, abandonnant à l'espace sa chaleur extraordinaire; et un moment vint où, solide et obscur, usé à son tour ainsi que l'avait été sa planète, l'astre se désagrégea et s'éparpilla lui-même dans le vide en poussière cosmique...
Haletant et terrifié, Ossipoff, que ce spectacle faisait épouvantablement souffrir, ne pouvait cependant se décider à s'y soustraire, bien que, cependant, cela ne dépendît que de sa seule volonté: les Mondes étaient détruits! la Nature mourait-elle donc, ou bien, ainsi qu'il en avait philosophiquement la prescience, ne faisait-elle que se transformer?
C'était cela qu'il voulait savoir et c'est pourquoi, planant toujours, il suivait d'un regard anxieux les molécules terrestres et solaires qui voguaient dans le vide.
Soudain, sans qu'il pût se rendre compte du pourquoi, il se produisit dans l'espace comme un ouragan, une sorte de tornade aérienne dans laquelle se trouvèrent entraînés tous les débris terrestres et solaires, peu à peu attirés vers un centre invisible qui, brusquement, se transforma en un foyer incandescent.
Une nébuleuse nouvelle venait de naître, d'où devaient sortir les futurs systèmes solaires.
En ce moment, Ossipoff s'éveilla: il était trempé de sueur et tous ses membres étaient courbaturés comme s'il eût été roué de coups.
Les yeux grands ouverts, il vit, réunis autour de son hamac, Séléna, Gontran, Fricoulet et Farenheit, qui le regardaient avec anxiété.
Il voulut se redresser sur un coude pour les mieux voir; mais aussitôt les mains de Séléna et de Gontran, appuyées doucement sur ses épaules, l'immobilisèrent.
Il voulut parler, mais, immédiatement, Fricoulet posa son doigt sur ses lèvres, pour lui recommander le silence; en même temps, le vieillard sentait un linge glacé lui envelopper le front.
—Cela va lui reprendre, entendit-il murmurer par Farenheit.
—Je ne pense pas, répondit l'ingénieur; regardez, l'œil est plus net, la pupille n'est plus dilatée, la respiration est moins oppressée...
—Croyez-vous, monsieur Fricoulet? demanda Séléna les mains jointes et attachant sur l'ingénieur des regards inquiets.
Celui-ci haussa les épaules, et, prenant entre ses doigts le poignet du vieillard, répondit:
—Parbleu!... le pouls est normal, la fièvre a disparu... dans deux jours, il sera sur pieds...
Alors, Ossipoff demanda, mais tout bas, comme craintivement:
—Qu'ai-je donc eu?
Ses compagnons se regardèrent, semblant s'interroger.
—Hum... hum... murmura Gontran...
—Oh! mon Dieu! maintenant, on peut lui dire la vérité, opina l'ingénieur...
Et, s'adressant au vieillard:
—Ce que vous avez eu, mon cher monsieur Ossipoff!... peu de chose, en somme: rien autre chose qu'une petite congestion cérébrale...
Ossipoff essaya de rire, incrédule; mais il se sentit aussitôt au cerveau une douleur telle que sa bouche demeura ouverte, les lèvres distendues dans un sourire cruellement figé...
—Une congestion cérébrale! balbutia-t-il; mais c'est un simple cauchemar que j'ai eu... un cauchemar horrible, c'est vrai... mais...
—À telle enseigne que nous avons dû nous mettre à trois, M. Farenheit, Gontran et moi, pour vous retenir sur votre hamac!... Vous vouliez courir à la salle des machines, dévisser un hublot et vous en aller par l'espace voir ce qui se passait sur Terre...
Le vieillard était ahuri.
—Moi! moi!... murmurait-il.
—Oui, vous... un cauchemar!... vous voulez dire un joli accès de fièvre chaude... Ah! vous en avez raconté des choses... La Terre... le Soleil... l'observatoire de Poulkowa... vos instruments... le froid... la glace... les nébuleuses...
—Une vraie salade russe, quoi! s'exclama Flammermont.
—Oui... oui; je me souviens maintenant...
Et, tandis que son visage s'illuminait soudain, Ossipoff s'écriait, comme inspiré:
—Ah! je ne donnerais pas pour ma vie entière le cauchemar qui vient de me torturer... C'est Dieu qui me l'a envoyé pour me permettre de soulever le voile mystérieux dont la nature s'enveloppe... j'ai eu la prescience de la fin des mondes... je...
Séléna prit la main de l'ingénieur.
—Monsieur Fricoulet, supplia-t-elle, calmez-le, sa fièvre le reprend...
—Laissez-le dire; tenter de l'arrêter lui ferait plus de mal...
Assis sur son séant, l'index levé dans une attitude prophétique, le vieillard se mit à parler.
—Non, rien ne meurt, mais rien ne se crée... dans l'universelle nature, la matière et l'énergie sont indestructibles... depuis la création des Mondes, pas un atome de matière ne s'est détruit, pas une parcelle d'énergie potentielle ne s'est perdue... Si, une fois les planètes mortes et les Soleils éteints, leur poussière demeurait inerte et inactive, l'Univers pourrait-il être ce qu'il nous paraît...
Il s'interrompit, poussa un petit rire moqueur en réponse à des objections que son imagination enfiévrée faisait résonner à son oreille et poursuivit:
—Est-ce que, s'il en était ainsi, les étoiles n'auraient pas eu largement, depuis l'époque de leur formation, le temps de s'éteindre et, relativement aux siècles écoulés, il n'y a que les plus récentes qui brillent... Non... non... nous ne courons ni à l'anéantissement ni à la mort universelle de tout ce que nous connaissons!... La création est la loi de la nature... Quel est le but du créateur? il n'est pas donné à notre infime intelligence de le percevoir... mais l'Infini est éternel!...
Ces derniers mots, il les avait criés plutôt que prononcés, d'une voix rauque et, en même temps, épuisé par ce suprême effort, il se renversa en arrière, la tête immobilisée sur le traversin, la face empourprée, les yeux désorbités, les regards vaguant dans l'espace...
Séléna s'était précipitée; mais Fricoulet l'écartant doucement de la main, lui dit avec calme:
—N'ayez crainte; cette surexcitation va tomber et, dans quelques heures d'ici, vous pourrez le voir calme et souriant comme autrefois; allez prendre un peu de repos... Je suffirai pour le moment.
—Mais voilà quatre jours que vous n'avez dormi! s'exclama la jeune fille.
Sans rien dire, l'ingénieur la poussa vers la porte ainsi que ses deux compagnons et revint prendre sa place au chevet du malade.
CHAPITRE VIII
LA FIN DE TOUT
érénice, fille du roi Ptolémée Philadelphe, venait d'épouser son propre
frère, Ptolémée Evergète, quand la guerre, soudainement déclarée avec
Séleucus, roi de Syrie, amena la séparation des deux jeunes époux.
Dans son affliction, la princesse promit de faire à Vénus le sacrifice de sa chevelure si son mari revenait victorieux, et la déesse, ayant exaucé les vœux de Bérénice, celle-ci, le lendemain même du retour de Ptolémée, faisait tomber sous le ciseau les plus beaux cheveux qui se fussent jamais vus sur une tête de femme et les portait au temple de Vénus.
Mais, quelques jours après, cet ex-voto d'un genre tout nouveau avait disparu, volé sans doute par quelque amoureux de la princesse, à moins que la chevelure n'eût tiré l'œil d'un perruquier de l'époque qui y vit matière à fabriquer des postiches superbes.
Quoi qu'il en fût, cela provoqua un gros scandale, d'autant que la douleur de Bérénice se doubla de la fureur de son époux qu'un semblable larcin mit hors de lui.
Pour calmer un peu le couple royal, il fallut alors qu'un astronome du temps, dont la science était fort respectée, un nommé Conon, déclarât que l'auteur du larcin n'était autre que Vénus, elle-même, laquelle, pour honorer en la personne de Bérénice la fidélité conjugale dont elle avait fait preuve en sacrifiant sa chevelure, avait transporté celle-ci au ciel où elle brillait sous forme d'étoiles.
Et, à l'appui de son dire, l'astronome montra aux jeunes époux une constellation nouvelle qui—leur affirma-t-il—venait d'apparaître.
De la sorte, tout le monde fut content et les époux flattés dans leur amour-propre, et le voleur qui put jouir en paix de son larcin et l'astronome qui dut récolter, du fait de cette aimable supercherie, un joli cadeau; et les futurs astronomes eux-mêmes auxquels fut épargnée la peine de choisir un nom à cette belle constellation, puisqu'ils l'ont trouvée toute tracée et toute baptisée sur le globe céleste de l'Observatoire d'Alexandrie.
Ayant terminé cet historique, du ton narquois et sceptique qui lui était particulier, Fricoulet fit une légère pause et regarda Gontran: celui-ci, le visage contre le télescope, semblait examiner avec attention la constellation dont il était question, mais en réalité ses paupières étaient closes.
—Tu dors! demanda l'ingénieur du ton le plus naturel qu'il lui fut possible.
—Moi! s'exclama le jeune comte, comme si une semblable supposition l'eût froissé...; pas le moins du monde! seulement, je ferme les yeux pour me mieux entrer dans la mémoire ce que tu me racontes...
Fricoulet se mit à rire.
—Et comment, diable! veux-tu te fourrer dans la mémoire ce qu'il faut voir?... ce n'est pas en jouant à l'aveugle que tu deviendras jamais astronome! S'il prend fantaisie à Ossipoff de te demander le résultat de tes observations?
—Je lui dirai que la Chevelure de Bérénice se trouve au-dessous des Chiens de chasse, qu'elle est formée par la réunion de plusieurs étoiles que Tycho-Brahé a réunies en une constellation, vers l'année 1790... mais que Tycho-Brahé n'avait rien inventé plus haut, puisque... et je raconterai la petite histoire de fidélité conjugale que tu viens de me débiter...
Avec ce bouquin, comme guide, tu pourras circuler à
travers les étoiles (p. 245).
Tout cela, Gontran l'avait récité d'un seul trait, sur un ton de voix monocorde, tel un enfant qui récite une leçon apprise à la façon des perroquets.
—D'accord; mais, s'il te demande quelle est la coloration du nº24 au catalogue de Flamsteed, seras-tu capable de lui répondre?
—Oui, quand tu me l'auras montré!
L'ingénieur donna un léger coup de pouce au télescope qui pivota sur lui-même et fut alors braqué dans la direction où se trouvait la constellation en question.
—Regarde, maintenant, dit-il... que vois-tu?
—Deux étoiles; l'une qui jette des feux oranges et l'autre qui rayonne couleur lilas...
—C'est le nº24...; je te signale, non loin, le nº42, également double et dont le mouvement orbital est si rapide que la révolution de ces deux soleils autour de leur centre de gravité ne demande que 25 ans pour s'effectuer... Comme particularité, cette révolution se produisant juste dans le plan de notre rayon visuel, on ne voit ce mouvement que de profil, si bien que les deux composantes paraissent ne s'écarter que très peu l'une de l'autre... Un peu sur ta droite, tu dois voir le nº35, système triple qui, de Terre, n'est visible qu'à l'aide de puissants instruments d'optique...
—Oui... je vois trois étoiles... eh bien?
—Rien à dire, si ce n'est qu'elles ont tourné de 45 degrés, en 70 ans; ce qui permet de fixer à leur révolution complète une durée de quatre à cinq cents ans...
Entendant un bruit de pas légers derrière lui, l'ingénieur se retourna et vit Séléna qui entrait dans la machinerie sur la pointe des pieds.
—Eh bien?... demanda-t-il, comment va?
—Mieux... il est éveillé et désire parler à Gontran...
Le jeune comte se retourna et montra un visage tellement mécontent que Mlle Ossipoff en fut tout affectée.
—Qu'y a-t-il encore? ne put-il s'empêcher de bougonner entre ses dents.
—Tranquillisez-vous, lui répondit la jeune fille d'une voix triste; mon pauvre père se rend compte de son état et je ne crois pas que la conversation qu'il désire avoir avec vous doive rouler sur les questions astronomiques.
Alors, Gontran fut véritablement inquiet, et, avec sollicitude:
—Se sentirait-il plus mal?
—Au contraire; le cerveau est un peu dégagé, l'oppression de la poitrine a diminué et il paraît avoir ses idées très nettes.
En ce moment, une sorte de gémissement plaintif s'entendit dans la cage de l'escalier et Séléna ajouta:
—Mon père s'impatiente... venez-vous, monsieur Gontran?...
Celui-ci regarda Fricoulet.
—Cela ne va-t-il pas l'agiter et augmenter son malaise?
—Je ne crois pas; en tout cas, il serait plus dangereux encore de l'énerver... Va avec mademoiselle... je vous suis et, si M. Ossipoff veut se lancer dans des discussions scientifiques... halte-là!... moi, son docteur ordinaire, j'interviens...
Hélas! les craintes de Gontran étaient chimériques: ainsi que l'avait dit Séléna, le vieillard, bien qu'allant mieux, se trouvait encore sous le coup de la commotion cérébrale qui l'avait jeté bas, trois jours auparavant, ainsi qu'un vieil arbre abattu par la cognée du bûcheron.
L'œil avait, il est vrai, repris sa lucidité, et dans le regard avaient reparu des reflets d'intelligence; mais le masque était blême, à peine plus coloré que le blanc oreiller sur lequel reposait la tête; la bouche était pincée, les lèvres encore violacées et, sur la couverture, les mains, extraordinairement amaigries, demeuraient immobiles.
Cependant, à la vue de M. de Flammermont, il sembla que les pommettes du malade se teintaient, oh! très légèrement, et les doigts osseux esquissèrent, très faible, un geste d'appel.
—Gontran,... mon enfant,... balbutia le malade, d'une voix douce comme un souffle, quand le jeune homme se fut approché de lui... ne vous inquiétez pas... cela va mieux... beaucoup mieux... je voudrais vous demander un service...
—Parlez... parlez... répondit M. de Flammermont avec empressement...
Le vieillard garda le silence, durant quelques secondes, comme s'il rassemblait ses forces; puis, enfin:
—D'abord... où sommes-nous? interrogea-t-il.
—Aux abords de la Chevelure de Bérénice, fit le comte.
—Bien... ah! bien, murmura le vieillard; alors, nous ne devons pas être loin du Bouvier.
—Nous en approchons rapidement, monsieur Ossipoff, dit Fricoulet, qui, jusqu'alors, était demeuré sur le seuil de la cabine; mais, vous savez, il ne faut pas vous occuper de ces choses-là... pour le moment... sans cela, vous guérirez beaucoup plus lentement...
Ossipoff inclina la tête faiblement.
—Je sais... je sais... bégaya-t-il; mais, pendant que je suis là, nous marchons et je perds l'occasion de pouvoir étudier de près ces astres merveilleux que l'on contemple si imparfaitement de la Terre...
Le vieillard s'animait, un feu vif lui était monté aux joues et ses yeux s'étaient soudainement mis à briller d'un éclat extraordinaire.
—Monsieur Ossipoff, dit alors Fricoulet avec autorité, je vous défends absolument de parler de ces choses et même d'y penser et si j'avais su que vous aviez demandé Gontran pour cela...
—Non... non; s'exclama désespérément le vieillard du ton que prend un enfant auquel on défend de jouer à son jeu favori.
Et, tendant vers le jeune homme ses mains tremblantes:
—Gontran, balbutia-t-il, mon enfant, mon fils... je voulais vous prier de prendre des notes à ma place...
Et, la tête subitement renversée en arrière, les yeux vagues, il se mit à parler comme dans un accès de délire.
—Le Bouvier... Couronne Boréale... le Cocher... le Serpent...
Impressionné, Gontran se pencha vers le lit.
—Mon cher monsieur Ossipoff, dit-il, je vous promets d'étudier au plus près les constellations que nous trouverons sur notre route, de façon à ce que, lorsque vous irez mieux, vous puissiez vous imaginer avoir vu tout cela vous-même...
Mais déjà le vieillard était incapable d'entendre, la fièvre l'avait ressaisi et, pendant que Fricoulet et Séléna s'empressaient autour de lui, l'un lui faisant respirer des sels, l'autre lui faisant, sans discontinuer, des applications d'eau glacée sur le front, le vieillard se mit à parler tout haut, en proie à un état extraordinaire d'exaltation.
—Arcturus!... Arcturus! s'exclama-t-il, tandis que son index levé vers le plafond semblait indiquer dans l'espace l'astre que son imagination, à défaut de ses regards, voyait.
Et, mentalement, M. de Flammermont se rappela, évoqués par ce seul nom, les deux vers de Virgile:
At sit non fuerit tellus fecunda, sub ipsum
Arcturum tenuit sat erit suspendere sulco.
Par un phénomène étrange de l'association des idées, il lui semblait entendre la voix du professeur de rhétorique, commentant ces deux vers, expliquant qu'au temps d'Hésiode et d'Homère, Arcturus était consulté comme un oracle de la vie champêtre; Virgile conseillait d'attendre le coucher du Bouvier, dont Arcturus est la plus brillante étoile, pour planter les lentilles et de labourer à l'époque où Arcturus brille au plus haut du ciel.
Les astronomes de ces temps reculés associaient les étoiles aux travaux des champs et Arcturus, particulièrement, était fort redouté, car son retour coïncidait souvent avec l'époque des tempêtes...
Cependant, peu à peu, l'excitation d'Ossipoff était tombée et, grâce aux soins empressés de sa fille, un calme relatif l'avait envahi, si bien qu'il ferma les yeux et s'assoupit...
Alors, sur un signe de Fricoulet, Gontran sortit sans bruit de la cabine et descendit dans la machinerie où l'ingénieur le rejoignit bientôt, portant les différentes pièces du spectroscope qu'il avait démonté.
—Vois-tu, fit-il en réajustant les pièces les unes aux autres, ce qui est un mal pour les uns est un bien pour les autres et l'indisposition d'Ossipoff ne pouvait tomber plus à propos pour te permettre de jouer sans danger ton petit rôle d'astronome en chambre...
—Quelle drôle d'idée, bougonna Gontran, a eue l'auteur des Continents célestes de n'y pas parler des étoiles?
—Drôle d'idée! non; fort logique au contraire... les étoiles n'ont rien à voir avec les planètes. D'ailleurs, que t'importe... puisque tu m'as sous la main et que tu peux me feuilleter à ton aise...
Et, comme Gontran accueillait ces mots par un hochement de tête, l'ingénieur ajouta avec un petit ricanement:
—Oui... oui... je sais bien ce qu'il y a de désagréable pour toi à me demander à moi, ton rival, les éléments nécessaires pour me faire concurrence!... mais, que veux-tu, la situation est comme ça, et ni toi ni moi n'y pouvons rien changer...
Il avait achevé de monter le spectroscope, et, tout en s'occupant de l'orienter devant le télescope, il poursuivit:
—Il faut d'abord que tu saches que le Bouvier, l'une des plus anciennes constellations du Ciel, a changé plusieurs fois de nom, depuis les siècles: on l'a appelé «Arctophylon» ou Gardien de l'ourse, en raison de sa proximité de la Grande-Ourse, Gardien du Nord, Crieur; puis, les Arabes, qui regardaient les quatre étoiles du chariot comme l'image d'un cercueil, l'appelaient Fossoyeur, parce qu'il semblait marcher derrière le corbillard...
—C'est que nous appelons l'astronomie gaie! ricana le jeune comte.
—«Arcturus» qui est, avec «Véga», la plus magnifique étoile de l'hémisphère boréal, a passé fort longtemps pour l'une des étoiles les plus proches de la Terre, à cause de son éclat. Mais l'astronome Peters étant parvenu, en 1842, à déterminer sa parallaxe, on constata, qu'au contraire, Arcturus est fort éloigné de notre planète: environ 60 trillions de lieues...
En ce moment, M. de Flammermont souleva son chapeau de voyage et montrant à l'ingénieur son front tout emperlé de sueur:
—Dieu, qu'il fait chaud! murmura-t-il.
Fricoulet sourit et écarta légèrement le voile qui masquait le hublot; aussitôt, par l'ouverture, entra une clarté aveuglante dont la machinerie se trouva inondée et dont les deux terriens demeurèrent éblouis, durant quelques secondes, même après que le rideau, retombé à sa place, eut refait l'obscurité.
—Arcturus! dit l'ingénieur; sans que tu t'en aperçoives, j'ai donné un petit coup de levier et voilà un quart d'heure que nous piquons droit sur le Fossoyeur... maintenant, tu peux constater par toi-même que son spectre est identique à celui de notre Soleil... car voici les mêmes raies qui trahissent dans cette étoile la présence des mêmes métaux que dans le Soleil...
L'ingénieur força son ami à se courber sur l'appareil, et soulignant ses explications d'indications données à l'aide de son doigt:
—Te rends-tu compte de la rapidité avec laquelle Arcturus marche à travers l'espace? tu vois que son déplacement atteint 0'078 en ascension droite vers l'Ouest et 1"97 en déclinaison vers le Sud, ce qui donne 2"25 par an, suivant un arc de cercle vers le Sud-Ouest... Eh bien! sais-tu ce qu'il advient de cette rapidité?... tout simplement ceci: qu'en huit cents ans, Arcturus parcourt sur la sphère céleste un espace analogue à la largeur de la pleine Lune vue de la Terre et que, dans quelques siècles, il n'appartiendra plus aux constellations de l'hémisphère boréal; il aura franchi l'Équateur et se sera incorporé aux groupes de l'hémisphère austral.
Gontran écoutait tout cela, d'un air absolument indifférent: que pouvait lui faire, en effet, qu'Arcturus appartînt à tel ou tel hémisphère? À son sens, il eût cent fois mieux valu qu'il n'existât pas du tout; c'eût été une torture de moins à infliger à sa mémoire.
—Arcturus, continua impassiblement Fricoulet, marche dans le sens du rayon visuel d'un observateur placé sur la Terre avec une rapidité de 66 kilomètres par seconde; en additionnant cette vitesse avec celle de son déplacement sur la voûte céleste égale à 83 kilomètres, on arrive au joli total de 149 kilomètres par seconde, 8,940 par minute...
Le jeune comte haussa les épaules, grommelant:
—Et comment veux-tu qu'on puisse s'y reconnaître avec des astres qui sont continuellement en mouvement?... les constellations des anciens ne sont plus les mêmes que les nôtres... ou du moins ne sont plus à la même place; alors, qu'est-ce qui te prouve que ce soient les mêmes?
Sans faire attention à la boutade de son ami, l'ingénieur, le prenant par le bras, le contraignit à mettre son œil à l'objectif, disant:
—Au lieu de bougonner, admire donc «Pulcherrima».
—Qu'est-ce que c'est que ça? interrogea l'autre ahuri.
—Cette étoile double que tu aperçois en ce moment avec ses deux composantes, l'une jaune d'or éclatant, l'autre bleu marine: c'est ε que l'astronome Struve a baptisée de ce nom significatif: Pulcherrima!—pendant que tu y es, tu peux voir δ, moitié jaune d'or et lilas clair; leur originalité est d'être fixes l'une par rapport à l'autre, bien qu'un mouvement rapide les entraîne toutes deux dans l'espace... Pour mémoire, rappelle-toi que, parmi les curiosités du Bouvier, il faut retenir l'étoile ξ, formée de deux astres de couleur orangée,—fait assez rare, car presque dans tous les couples où le soleil principal est jaune, le satellite est ordinairement blanc, vert ou bleu,—l'étoile 44 i, curieuse par l'inclinaison de 70 degrés de son plan orbital sur le rayon visuel, l'étoile μ, de quatrième grandeur, qu'il dédouble d'abord en deux astres, dont le plus petit lui-même est double; ensuite...
Cette fois, la patience de Gontran était à bout; il se dressa, croisa les bras et s'écria avec colère:
—Ah! çà, t'imagines-tu que je m'en vais retenir tout cela?.... voilà une heure au moins que tu parles et tu en es toujours à la même constellation! Je n'ai pas envie de devenir fou, moi!...
—Veux-tu que je cesse? demanda Fricoulet très tranquillement. Moi, tu sais, je n'ai pas la vocation du professorat...
Elle était à genoux sur le plancher, les yeux attachés
sur une image sainte (p. 254).
—Peut-être; mais tu as maintenant celle du mariage, riposta narquoisement M. de Flammermont, que ces mots avaient calmé comme par enchantement.
Il reprit sa place et avec une douceur angélique:
—Continue, mon bon Alcide, dit-il, je suis tout oreilles.
L'ingénieur fit une légère grimace qui trahissait la déception que lui causait cette soudaine résignation de son ami; puis il prit son parti et d'un ton doctoral:
—Te rappelles-tu les vers d'Ovide, dans lesquels il raconte l'histoire de Bacchus lançant vers les cieux la couronne d'Ariane?... non; eh bien! fais comme si tu te les rappelais et souviens-toi que c'est à cette légende que la constellation de la Couronne Boréale doit son nom... Maintenant, tu me demanderas peut-être pourquoi les Arabes donnent à cette même constellation le surnom d'«écuelle des pauvres»...
—Non, plaisanta Gontran, je ne le demanderai pas, parce que je le sais...
—Tu le sais? s'exclama Fricoulet ébahi...
—Je ne suis peut-être qu'un âne en matière astronomique; mais on se plaisait à reconnaître au quai d'Orsay que je ne manquais pas de logique; c'est pourquoi j'imagine qu'il en est des constellations comme de la beauté et de la vertu sur lesquelles chaque peuple a des idées spéciales et différentes de celles de son voisin... Les Arabes voient une écuelle, là où les anciens ont vu une couronne et où les astronomes de l'avenir verront quelque autre figure.
L'ingénieur approuva d'un signe de tête et, après avoir mis le télescope au point; dit à son ami:
—Regarde maintenant... la Couronne est formée de ces cinq étoiles qui t'apparaissent dans le champ du télescope.
—Pas bien grosses, les étoiles... murmura Gontran.
—Il y en a une cependant—celle qui se trouve tout à fait sur la droite—une étoile de dixième grandeur qui, le 12 mai 1866, tu vois que je précise, a brillé à la deuxième grandeur, puis, en moins de trois semaines, est retombée à sa petitesse primitive.
—Et depuis?...
—Depuis, elle est demeurée stationnaire; d'ailleurs, les cinq étoiles que je te désigne sont variables périodiquement.
—Et comment explique-t-on cet éclat passager?
—De la manière la plus simple du monde: cet éclat est dû à une masse d'hydrogène, qui a subitement fait explosion de l'intérieur de cet astre, et il a duré tout le temps qu'a duré la combustion de l'hydrogène. Mais ce qu'il y a de particulièrement curieux, c'est qu'examiné au spectroscope, ce soleil éphémère a montré une espèce de brouillard, une atmosphère vaporeuse qui se dissipa à mesure que l'éclat allait diminuant. On constata également deux spectres superposés: l'un formé d'un réseau de raies noires très serrées, l'autre de raies lumineuses, ce qui prouve que la lumière de cette étoile provient de deux sources différentes; une photosphère liquide ou solide serait l'une de ces sources, émettant la lumière à travers des vapeurs absorbantes, comme dans notre Soleil; l'autre source serait un gaz incandescent, l'hydrogène, par exemple...
—Faut-il que je retienne cela? demanda Gontran qui trouvait l'explication quelque peu embrouillée.
—Autant que possible, en raison de l'influence qu'une semblable conflagration a pu avoir sur l'humanité des mondes éclairés par ce Soleil... T'imagines-tu de ce que deviendrait la Terre, si, du jour au lendemain, le Soleil prenait une intensité décuple de ce qu'elle est en plein midi, au mois de juillet?
—C'est bien, bougonna le jeune comte, on fera son possible pour se rappeler...
—La Couronne Boréale, poursuivit Fricoulet, renferme quelques beaux spécimens d'étoiles doubles: «ζ», de quatrième grandeur, blanche et verte; «σ», blanche et bleue; «η»... j'en passe et des meilleures, pour arriver tout de suite à Hercule.
Comiquement, Flammermont prit entre ses mains les mains de son ami et les serra avec effusion, en s'écriant:
—Tu en passes!... ah! que tu es bon!
Haussant les épaules, l'ingénieur s'occupait à viser un astre au spectroscope et demeura silencieux durant quelques secondes, tout attaché à sa besogne; après quoi, appelant Gontran auprès de lui:
—Voyons, fit-il, si tu te souviens de ce que je t'ai appris;—lis-moi un peu ce spectre.
Le jeune homme se tut un long moment.
—Troisième type de Secchi, propre aux étoiles rouges ou orangées... apparence cannelée; les raies de l'hydrogène renversées, lumineuses, avec celles du magnésium, du sodium et du fer très marquées...
—Très bien; tu viens d'établir l'état civil de l'une des plus curieuses étoiles d'Hercule, «α»: Soleil bien étrange dont l'instabilité doit, par des variations de chaleur et de lumière, rendre fort malheureuses les planètes qui dépendent de lui;... ne perdons pas notre temps à chercher son satellite; sache seulement qu'il est très rapproché et que sa couleur est vert émeraude...
Comme, à ce point de son exclamation, Fricoulet faisait une pause, Flammermont demanda, avec un petit sourire de soulagement:
—C'est fini... pour Hercule?
—Tu es trop pressé; je n'ai encore rien dit de «χ», double, qui ressemble à Mizar et à Alcor; du nº95 jaune d'or et bleu clair; de «δ», bleu azur et violet; ni de «ζ», dont les composantes gravitent autour de leur centre commun en trente-quatre ans et demi... Ah!... une chose que j'oubliais et qui est très importante, c'est que la constellation d'Hercule marque le point vers lequel se dirige le Soleil et tout son système planétaire.
Il fit une nouvelle pause, orienta le télescope, disant simplement:
—Regarde...
Bien que fort sceptique, Gontran ne put retenir un geste admiratif: dans le champ de la lunette venait d'apparaître un magnifique amas stellaire, qui lui rappelait celui du Centaure, myriade de points lumineux qui projetaient jusqu'au wagon un faisceau d'éclairs dont le jeune comte était comme aveuglé.
—Hein? dit Fricoulet qui avait surpris le geste de son ami; c'est assez réussi, n'est-ce pas?... et quand on pense qu'il y a là plus de cinq mille Soleils dont chacun est peut-être plus volumineux que le nôtre... tu peux te faire une idée de la distance qui les sépare de nous.
L'ingénieur étouffa un bâillement, se frotta les yeux, puis après un silence:
—Sais-tu ce que tu devrais faire? dit-il en se levant; tu devrais étudier tout seul Ophiuchus, le Serpent, la Grande-Ourse. Voici près de dix-huit heures que je ne dors pas et je me sens un invincible besoin de sommeil...
Gontran, qui ne voyait là-dedans qu'une excellente occasion de «couper» au cours d'astronomie, répliqua avec empressement:
—Va donc, va, mon vieux; pendant ton sommeil, je jouerai du télescope...
Fricoulet fouilla dans la poche de son pardessus et en tira un livre de petit format, à couverture toute maculée, toute usée, qu'il tendit à son ami.
—Tiens!... avec ce bouquin, comme guide Joanne, tu pourras circuler à ton aise dans les pays étoilés; mais surtout ne t'amuse pas à lire seulement: contrôle au moyen du télescope... sinon tu risques de faire des gaffes énormes.
—Entendu...
L'ingénieur ayant quitté la machinerie, Gontran se mit consciencieusement à la besogne et, complétant sa lecture à l'aide de la lunette, il parvint à rédiger, sans trop de difficulté, de courtes notes qui donnaient assez bien l'impression d'une science vraie.
Après avoir rappelé qu'Ophiuchus—que les cartographes personnifient sous la forme d'un lutteur serrant dans ses mains un serpent—comprend toutes les étoiles éparses dans la région du ciel située au Sud d'Hercule, il passa en revue les curiosités de la constellation: d'abord, les étoiles variables, puis A, avec ses quatre soleils, dont l'un appartient au Scorpion.—Il établit, à ce sujet, que le compagnon de l'étoile principale met 840 ans à parcourir son orbite; quant au mouvement orbital des deux autres groupes, il estima qu'il ne lui fallait pas, pour s'effectuer en entier, moins de plusieurs centaines de milliers d'années.
Il confirma, grâce au vade-mecum remis par Fricoulet, les études d'Herschell sur le groupe nº70, composé de deux étoiles rougeâtres évoluant l'une autour de l'autre en une période de 92 ans et 9 mois et constata que l'orbite qui, de Terre, paraît elliptique—déformée qu'elle est par la perspective—est circulaire.
Au moyen de la parallaxe qu'il trouva dans le bouquin de Fricoulet, Gontran établit que la distance de cette étoile était égale à 45 trillions de lieues et que les deux composantes étaient séparées par environ 1,100 millions de lieues. Le jeune homme alla même plus loin dans ses observations et il posa—en se basant sur la durée de révolution de son satellite—que ce soleil pèse trois fois plus que celui qui éclaire la Terre, soit autant que neuf cent vingt-cinq mille globes terrestres réunis ensemble.
Passant à d'autres curiosités de Ophiuchus, il parla de «λ» (lambda), dont le mouvement orbital, très rapide, s'effectue en 233 ans, de «r», qui met 218 ans à tracer son orbite; du «nº67», couple orangé; de «ρ» et «39», deux couples de couleur jaune et bleue.
Quant au Serpent qu'Ophiuchus tient à la main, Flammermont enregistra quelques étoiles d'éclat variable, quelques systèmes binaires et plusieurs amas stellaires dont il trouva les descriptions dans le fameux petit bouquin.
—Ah! soupirait-il tout en écrivant, pourquoi cet imbécile de Fricoulet ne m'a-t-il pas remis plus tôt ce catéchisme astronomique?... cela aurait évité bien des discussions...
Il le trouva même si commode, ce catéchisme, que, pour en avoir plus rapidement terminé avec la corvée imposée par le désir d'Ossipoff, il se contenta de copier presque textuellement ce qui avait trait à la Grande-Ourse, négligeant la recommandation que lui avait faite l'ingénieur de se servir du télescope, pour contrôler l'exactitude de sa lecture.
Seulement, par compensation, il joignit à ses notes un croquis décalqué sur un dessin du volume et qui donnait une vue, assez nette en ses détails, de la Grande-Ourse.
—Ouf! s'écria-t-il avec un énorme soupir de soulagement en refermant le bouquin... le pensum est terminé.
Et, semblable à un véritable écolier, il envoya au plafond son chapeau mou, manifestation joyeuse qui sortait absolument de ses habitudes de correction diplomatique.
Après quoi, il monta à pas de loup l'escalier, entra dans la cabine d'Ossipoff, remit à Séléna, toujours assise au chevet de son père, les notes rédigées par lui et put ensuite s'étendre sur son hamac où il ne tarda pas à s'endormir du sommeil d'un homme dont la conscience est tranquille. Quand il s'éveilla, il constata que le hamac de Fricoulet était vide.
—J'ai donc dormi bien longtemps! murmura-t-il.
Il jeta un coup d'œil sur son chronomètre et constata que l'aiguille avait, depuis qu'il s'était couché, fait le tour entier du cadran.
—Douze heures de sommeil!... faut-il que l'astronomie ait sur moi une influence somnifère...
Mais, se frottant les mains, il ajouta d'un ton satisfait:
—N'empêche que la pilule est avalée! et si Ossipoff n'est pas content...
Il achevait à peine ces mots que le vieillard entrait dans la cabine.
—Vous! s'écria le jeune homme en sautant en bas de son hamac et en se précipitant au-devant du savant,... debout!... quelle imprudence!...
—Cela va mieux... riposta sèchement Ossipoff; même cela va tout à fait bien... Mais, dites-moi...
Il tendit à Gontran des papiers tout froissés qu'il tenait à la main et dans lesquels le jeune comte reconnut ses fameuses notes.
—C'est bien là le résultat des observations que je vous avais prié de faire? interrogea le vieux savant, d'un ton agressif.
—Oui... répondit Gontran, saisi d'un vague malaise, en voyant le visage contracté de son interlocuteur... Est-ce qu'elles ne vous satisfont pas?
—Oui et non... Certaines parties sont exactes, tandis que d'autres...
—Errare humanum est... balbutia le jeune homme...
Ossipoff feuilleta les papiers d'une main nerveuse et montrant à son interlocuteur le dessin de la Grande-Ourse:
—Eh bien? demanda le comte... c'est la Grande Ourse.
—Je vois bien, riposta l'autre avec un peu d'aigreur... Mais ce n'est pas la constellation telle que vous avez pu la voir d'ici.
Se voyant pris en flagrant délit de supercherie, Gontran préféra ne rien dire et se contenta de caresser nerveusement ses moustaches.
—Étant donné notre rapprochement dans l'espace, la perspective a changé et la disposition des étoiles dont se compose la constellation n'est plus la même que lorsqu'on la regarde de la Terre.
Le jeune homme conservait le même mutisme prudent; d'un seul mot mal à propos il eût pu s'enferrer davantage; il préférait donc laisser Ossipoff continuer sa petite conférence.
—Actuellement, déclara le vieillard d'un ton rogue, nous apercevons presque de profil l'assemblage de soleils que les astronomes terrestres voient de face sous la forme d'un quadrilatère suivi d'une ligne brisée; du point où nous sommes et courant au-devant de la lumière, nous voyons la Grande Ourse sous la forme d'une croix gigantesque...
Et croyant, à un mouvement de M. de Flammermont, qu'il voulait contrôler par ses propres yeux ce qu'il lui disait, il s'écria:
—Oh! inutile... si je vous dis cela, c'est que je le sais, et, si je le sais, c'est parce que je l'ai constaté de visu... ce que vous n'avez pas fait...
Le ton sur lequel ces derniers mots venaient d'être prononcés était empreint d'une telle aigreur que Gontran fut tenté de se rebiffer...
—Permettez, mon cher monsieur Ossipoff, vous pourriez, il me semble, me donner vos explications d'autre manière;—je ne suis pas un écolier, que diable!
—Vous n'êtes pas un écolier, c'est certain, riposta le vieillard; si vous en étiez un, je hausserais les épaules et déchirerais votre dessin, sans donner à l'incident plus d'importance qu'il n'en comporterait, alors... Mais vous êtes un savant, mon collaborateur, le continuateur de mes travaux, celui sur lequel je dois me reposer du soin de songer à ma gloire...
Vibrant d'impatience, le jeune homme s'écria, se contenant à grand'peine:
Zut!!! (p. 255) Zut!!! (p. 256).
—Certes, je suis très flatté de l'honneur que vous me faites en me confiant votre gloire... Cependant, si vous la trouvez en de mauvaises mains, libre à vous d'en chercher d'autres...
Il pivota sur ses talons, laissant le vieux savant totalement interloqué par cette réplique à laquelle il ne comprenait rien, lorsque, sur le seuil de la cabine, il fut presque renversé par Fricoulet qui arrivait en courant.
—Tu sors, dit l'ingénieur... reste...
Sa voix tremblait un peu et son visage était pâle.
—Ah! ah! monsieur Ossipoff, ajouta-t-il en se dirigeant vers le vieillard, vous êtes levé!... tant mieux... j'ai une demande à vous adresser...
Dans l'encadrement de la porte, la silhouette de Farenheit apparut, la face inquiète, l'œil égaré...
—Parlez, jeune homme, fit Ossipoff avec une dignité pleine de condescendance, et si je puis vous être de quelque utilité...
—Vous serez utile à tous en même temps, car si je ne me trompe...
Mais voyant Séléna qui le regardait, cherchant d'un air angoissé à deviner la nouvelle qu'il apportait, il prit le vieillard par le bras, l'entraîna dans un coin de la cabine et, là, se penchant vers lui, murmura à son oreille:
—Si je ne me trompe, nous sommes sous le coup d'un grand danger...
—Oh!
—Du plus grand danger que nous ayons couru depuis le commencement du voyage...
—Expliquez-vous...
—Voici: cette nuit, étant de quart, j'ai constaté des perturbations dans la marche de l'Éclair.
Le vieillard sursauta.
—Des perturbations! répéta-t-il: l'Éclair ne suit plus la route?...
—Non, vous dis-je, et c'est vainement que j'ai cherché à le remettre dans la ligne normale... il obéit à une force que je ne m'explique pas... j'ai même faussé un levier...
Le visage d'Ossipoff s'assombrit.
—C'est grave... murmura-t-il.
—Aussi je voulais savoir de vous quelle est notre position exacte; car il se pourrait fort bien que, sans le savoir, nous fussions à proximité d'un monde dont l'influence s'exerçât sur l'Éclair.
Ossipoff réfléchit un instant.
—Nous sommes exactement, dit-il, juste à l'équateur de la Terre, entre les petites constellations de l'Écu de Sobieski et d'Antinoüs; quant à l'astre le plus proche et dont la masse pourrait troubler notre marche, je n'en vois pas d'autre que le Soleil situé au centre de la Grande Nébuleuse qui marque la constellation de l'Écu.
Fricoulet demeura perplexe.
—C'est bien aussi cela que j'ai constaté... Mais nous sommes éloignés de la Nébuleuse de plus d'un trillion de lieues... et je ne pense pas que le danger puisse venir de là...
Bien que le vieillard eût pour l'ingénieur un certain penchant, depuis les soins qu'il lui avait donnés, il ne le considérait cependant que comme un apprenti ès-sciences et surtout ès-astronomie; aussi fût-ce avec un petit sourire incrédule qu'il demanda:
—Vous êtes bien certain que nous dévions?
—Nous ne dévions pas, monsieur Ossipoff; nous tombons... nous tombons avec une rapidité foudroyante.
Le vieillard se tourna vers son télescope en prononçant ces mots:
—Je vais vérifier ce que vous me dites... car, si ce que vous me dites est vrai, il n'y a que la Nébuleuse de l'Écu qui soit capable...
—Malgré cette énorme distance!...
—Malgré cette énorme distance, oui.
Et cela dit avec une placidité aussi grande que s'il eût été installé dans l'observatoire de Poulkowa, Ossipoff s'assit et commença ses observations, tandis que, voyant l'ingénieur seul, ses compagnons se rapprochaient de lui.
—Qu'arrive-t-il encore? grommela Farenheit.
—Voyons, parle, dit à son tour Gontran; nous sommes des hommes, que diable! et nous avons subi tant d'avaries depuis trois ans qu'une de plus ou une de moins!...
Mais Séléna, surprenant le regard par lequel Fricoulet la désignait à ses deux interlocuteurs, s'écria:
—Oh! ne craignez rien pour moi, monsieur Fricoulet; j'espère vous avoir donné assez de preuves de courage pour que vous n'hésitiez pas à me dire la vérité.
Alors, faisant sur lui un énergique effort pour dissimuler l'émotion qui, malgré tout, le poignait:
—Mon Dieu, mes bons amis, dit alors l'ingénieur, il nous arrive en ce moment ce qui arrive aux papillons qui ont l'imprudence de venir, durant les soirées d'été, voltiger autour d'une lampe allumée... Nous courons grand risque d'être brûlés.
—Brûlés! by god! s'exclama l'Américain, et comment cela?
—Du fait d'une étoile vers laquelle nous dérivons, depuis quelques heures, avec une vitesse incroyable...
—Ce n'est pas une raison pour être brûlés, repartit Flammermont; tout le risque que nous courons est d'être contraints d'aborder sur un monde nouveau... Eh bien! ce sera une escale de plus, et voilà tout.
—Et voilà tout, répéta Farenheit, pour lequel Gontran possédait toujours l'auréole scientifique...
Cette belle assurance mit l'ingénieur en gaîté.
—Je voudrais bien savoir comment nous aurions fait pour aborder sur le Soleil, ricana-t-il; nous aurions, je crois, été rôtis plutôt deux fois qu'une! et que dis-je? rôtis! c'est volatilisés que je devrais dire...
—Rien ne prouve que l'étoile en question soit un soleil...
—Tu as raison; rien ne prouve que ce soit un soleil; mais ça peut être plusieurs soleils!
Il s'enfonça les mains dans les poches de son pardessus et ajouta:
—Pour moi, je vous déclare net que nous sommes dans la plus mauvaise passe que nous ayons traversée depuis notre départ de la Terre. Pour que, malgré sa rapidité, l'Éclair ne puisse lutter contre la puissance qui l'attire, il faut que la masse de cet astre soit colossale.
Il consulta sa montre et du ton le plus naturel du monde:
—D'ailleurs, il ne nous sert à rien de nous creuser la cervelle et même de nous disputer; avant dix heures d'ici, nous serons fixés sur notre sort...
—Parce que...
—Parce que, du train dont nous marchons, nous aurons, à ce moment-là, pénétré dans le système planétaire auquel le soleil en question sert de centre.
En ce moment, voyant Ossipoff se redresser sur son escabeau, comme si ses jambes eussent contenu des ressorts soudain détendus, il alla vers lui, les lèvres entr'ouvertes pour l'interroger; mais, avant qu'il eût prononcé une syllabe, le vieillard lui avait pris les mains et, d'une voix qui tremblait:
—Vous aviez raison, monsieur Fricoulet... dit-il.
—Votre avis, en ce cas?
Les regards d'Ossipoff se tournèrent vers Séléna, une grosse larme roula sur ses joues flétries et l'ingénieur l'entendit murmurer:
—Elle est perdue...
Puis, sans rien ajouter de plus, il desserra l'étreinte qui unissait ses mains à celles de Fricoulet et retourna à son télescope...
Son insatiable curiosité l'emportait sur l'angoisse de cette mort qui guettait l'être le plus cher qu'il eût au monde.
—Eh bien! interrogèrent à la fois Gontran et Farenheit.
Les lèvres de Fricoulet se plissèrent dans une petite moue qui voulait dire bien des choses; il regarda Séléna; mais la jeune fille, comme si elle avait eu la prescience de ce que son père avait dit à l'ingénieur, s'était écartée tout doucement et, maintenant, elle était à genoux sur le plancher, dans un coin de la cabine, les mains jointes, les yeux attachés sur une image sainte, salie, fripée, déteinte, qu'elle avait, depuis le commencement du voyage, réussi à sauver de toutes les catastrophes.
—Pauvre petite, dit-il à mi-voix, sincèrement pris de pitié; c'est ce qu'elle a de mieux à faire.
—Est-ce que vraiment il n'y a plus d'espoir? interrogea Farenheit.
D'un geste de la tête, l'ingénieur fit signe à ses deux compagnons de le suivre et descendit dans la machinerie...
—Vous voulez savoir la vérité, n'est-ce pas, fit-il; d'ailleurs, vous êtes des hommes et je ne vois pas pourquoi vous montreriez moins de stoïcisme que cette jeune fille... Eh bien! oui, nous sommes perdus...
Les deux autres demeurèrent silencieux, comme atterrés par cette déclaration.
—Bast! s'exclama alors Fricoulet, dont le caractère insouciant reprit le dessus, nous sommes perdus... en ce moment: rien ne prouve que, tout à l'heure, nous ne serons pas sauvés!... Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois que semblable surprise nous arriverait... C'est si étrange, les phénomènes naturels, qu'on ne sait jamais...
—C'est vrai, balbutia Farenheit qui se reprenait à espérer...
—D'ailleurs, poursuivit l'ingénieur, avec un haussement d'épaules plein de philosophie, mourir pour mourir,—car il faut toujours en arriver là, pas vrai,—mieux vaut être rôtis, ou pour mieux dire volatilisés, que de souffrir les affres de la soif et de la faim...
—Vous êtes charmant, bougonna l'Américain, la question n'est pas là et nous n'étions pas dans cette alternative...
—Je vous demande bien pardon: dans huit jours, nous n'aurions plus eu ni une goutte de liquide nutritif, ni une molécule d'air comprimé... donc, nous étions condamnés à mourir et d'inanition et d'asphyxie... deux chances pour une de n'en pas revenir...
—Mais, dans huit jours, nous aurions pu être de retour chez nous! insinua Gontran...
Fricoulet regarda son ami et partit d'un éclat de rire; puis il lui frappa sur l'épaule, disant:
—Mon vieux, malheureusement la puissance attractive de la mairie du VIIIe arrondissement ne peut lutter avec celle du Soleil, vers lequel nous courons...
Flammermont fit la grimace.
—Ah! la mairie du VIIIe, murmura-t-il...
—Tu en as assez! s'exclama joyeusement l'ingénieur; tu passes la main...
L'autre le regarda d'un air furieux.
—À quoi cela rime-t-il ce que tu dis là? grommela-t-il, que j'en aie assez ou non, peu importe, puisque dans dix heures tout sera fini...
L'ingénieur dressa son index.
—À moins que... dit-il, un miracle...
—Nous ne sommes malheureusement ni au temps du Christ, ni au temps des fées...
Il eut un mouvement nerveux de la tête et ajouta:
—Et puis, après tout, c'est peut-être un mal pour un bien!
—Tu dis! fit l'ingénieur surpris.
—Je dis que Séléna est bien charmante, bien adorable; mais que son bonhomme de père...
Il dressa vers le plafond des bras désespérés, que terminaient des poings furieusement crispés.
—Oh! ce père! grinça-t-il...
—Hein! ricana Fricoulet, si on pouvait faire deux lots, prendre la fille et laisser le père... malheureusement, il faut prendre le tout...
—Ou rien... laissa échapper Gontran, que les plaisanteries de son ami commençaient à énerver passablement.
Subitement, M. de Flammermont se pencha vers son ami, et nez à nez avec lui:
—Zut! lui fit-il en pleine figure.
Et, après cette énergique déclaration, il fut s'asseoir dans un coin où il s'immobilisa.
Nullement froissé de cette manifestation de mauvaise humeur, Fricoulet demeura souriant, satisfait au fond et songeant:
—Il y vient... il y vient... Si seulement le bonheur voulait que nous retournions sur Terre, je crois bien que l'ami Gontran ne ferait pas connaissance avec l'écharpe tricolore du maire du VIIIe.
Ce fut à ce moment que Farenheit, le tirant par la manche, lui demanda:
—Pensez-vous vraiment que nous ne pourrons pas en réchapper?
À son tour, Fricoulet, énervé d'être interrompu au milieu de si agréables rêveries, s'écria:
—Zut!
Et il alla prendre place devant le télescope installé à l'arrière de la machinerie.
Au fur et à mesure que s'écoulaient les heures,—brèves pour les voyageurs comme si elles n'eussent pas plus duré que des quarts,—le disque apparent de l'étoile signalée par Fricoulet grossissait pour ainsi dire à vue d'œil. Sa lumière et sa chaleur s'accroissaient en même temps, en sorte que, dans l'intérieur du wagon, les voyageurs enduraient d'intolérables souffrances, contraints de fermer les yeux, en dépit des voiles qui masquaient les hublots, impuissants à tamiser l'éclat des rayons aveuglants qui pénétraient.
Seuls, Ossipoff et Fricoulet, avec une persistance incroyable, demeuraient fixes à leurs postes d'observation, voulant regarder le danger en face...
Et ce danger devenait à chaque instant de plus en plus inévitable: maintenant le globe de feu offrait les dimensions de la pleine Lune vue de la Terre, et une lueur d'un rouge sanglant inondait l'intérieur de l'Éclair.
Le thermomètre qui, deux heures à peine auparavant, marquait 10 degrés centigrades, en marquait alors près de 45!
Qu'est-ce que cela allait être, quand l'appareil aurait pénétré dans la photosphère!
Malgré eux, les terriens étaient sortis de leur torpeur, et le visage collé aux hublots, les lèvres closes, ils considéraient cette gueule de four effroyable qui s'ouvrait, incandescente, pour les engloutir.
En même temps, la vitesse de l'appareil croissait encore et, avant que les voyageurs eussent pu s'en rendre compte, l'Éclair était emporté dans un véritable tourbillon d'incendie.
Il avait cousu tout cela ensemble avec une solidité qui
défiait toute concurrence (p. 269).
Mais alors, comme ils se croyaient perdus, le tableau changea soudain: une épaisse nuée bleuâtre s'interposa entre le gouffre et l'appareil qui se trouva baigné d'une lueur violacée: on venait de pénétrer dans la grande nébuleuse de l'Écu et on la traversait avec la rapidité de l'ouragan, tombant vertigineusement vers le centre d'attraction, tandis que des étincelles électriques, bleuâtres et livides, rayaient la nébulosité phosphorescente.
Spectacle grandiose et sinistre, dont les terriens, fascinés, ne pouvaient arriver à détacher leurs regards.
Une éruption de flammes de cent mille kilomètres de hauteur s'élançait de la fournaise du soleil qui, maintenant, occupait tout l'horizon; une pluie de feu retombait sur ce disque incandescent, agité de mouvements tumultueux comme un océan en fusion et creusé en certains endroits par des maëlstroms de matières liquéfiées, vaporisées par l'atmosphère ambiante.
Le wagon était entouré d'étincelles et flambait comme un phare!
Cette fois, c'était bien la mort, le néant absolu et final!
Les aventures surhumaines de ces audacieux explorateurs des vides éternels allaient se terminer dans la photosphère d'une étoile encore inconnue et qui devait consumer, en moins d'une seconde, l'Éclair et ceux qu'il portait.
Et les astronomes terrestres qui, cinquante mille ans plus tard, apercevraient, dans le champ de leur télescope, ce monde nouveau, ne se douteraient pas que la lumière irradiante dont elle serait nimbée était le tombeau de ces âmes glorieuses!
CHAPITRE IX
OÙ LE MONDE SCIENTIFIQUE
EST DANS LA JOIE... ET
FÉDOR SHARP AUSSI
l n'est pas de météore dont l'apparition soudaine ait, de tous temps,
causé à l'humanité autant d'effroi que les bolides et les comètes.
Il faut bien convenir qu'au premier aspect, l'uniformité des cieux paraît dérangée par l'arrivée inattendue de ces astres et c'est pourquoi les anciens regardaient les comètes comme des monstres effrayants, précurseurs des cataclysmes les plus épouvantables, de la mort d'un grand personnage, d'une guerre sanglante et même simplement de la fin du monde.
En ce qui concerne ce dernier fléau, on pourrait relever une douzaine au moins de prédictions dans ce sens, notamment en 1456, 1538, 1577, 1680, 1770, 1833, 1857 et jusqu'en 1872.
En 1456, il y avait trois ans que les Turcs s'étaient emparés de Constantinople, mettant tout à feu et à sang, faisant craindre que les derniers jours de la Chrétienté fussent proches, lorsqu'une immense comète apparut tout à coup, indice certain, aux yeux de tous, de la colère divine.
Pour conjurer le danger et implorer la miséricorde du Seigneur, le pape Calixte III ordonna que toutes les cloches du monde chrétien fussent sonnées à midi pour que les fidèles, réunis à la même heure, suppliassent Dieu d'un même cœur.
Ce fut là, dit-on, l'origine de l'Angelus.
Veut-on maintenant avoir quelque idée des impressions produites par la comète de 1538, sur des cerveaux qui n'étaient certes pas les plus vulgaires? voici ce qu'en dit un des hommes les plus intelligents du temps, au point de vue scientifique, Ambroise Paré:
«Cette comète estait si épouvantable et elle engendrait de si grande terreur au vulgaire, que d'aucuns moururent de peur et que d'autres tombèrent malades. Elle apparaissait être de longueur excessive, et si estait de couleur de sang: à la sommité d'icelle, on voyait la figure d'un bras courbé tenant une grande espée à la main, comme s'il eust voulu frapper. Au bout de la pointe, il y avait trois étoiles: aux deux côtés des rayons de cette comète, il se voyait un grand nombre de haches, de couteaux, espées colorées de sang, parmis lesquels on apercevait des fasces humaines hideuses, avec les barbes et les cheveux hérissez.»
On juge, d'après cette description, due à un esprit éclairé, de l'effet que devait produire sur les imaginations populaires et naturellement crédules, l'apparition soudaine dans le ciel d'un astre inconnu.
Au siècle dernier, encore, une épouvante générale secoua les esprits, à la suite de la publication, par l'observateur Lalande, d'une brochure dans laquelle ce savant annonçait les probabilités d'une rencontre d'une comète avec la Terre; l'humanité se méprit sur le sens de ce travail, crut que l'astronome prédisait la destruction de la Terre et Lalande dut, par ordre du roi, publier un second mémoire destiné au public et dans lequel il réfutait énergiquement la prédiction qu'on lui prêtait.
Même, au cours même du siècle présent, en 1833, une émotion profonde ne s'était-elle pas emparée des populations, à la suite d'une communication faite au monde scientifique par un astronome connu, M. Damoizeau: il avait calculé que la comète de Biéla couperait l'orbite terrestre le 29 octobre 1833, à minuit, et le public en avait conclu que la fin du monde était proche, la Terre devant forcément être pulvérisée dans cette rencontre.
Les calculs des savants étaient exacts; seulement M. Damoizeau avait oublié de dire—un savant ne saurait penser à tout—que, le 29 octobre, la planète ne se trouverait pas au point par lequel devait passer la comète, qu'elle n'y arriverait que le 30 novembre suivant; ce qui mettait entre les deux mondes un éloignement assez respectable de plus de vingt millions de lieues.
Bien que le niveau général de l'instruction se soit considérablement élevé, surtout depuis la deuxième moitié de ce siècle, la crainte de la fin du monde par le choc d'une comète s'est cependant manifestée à plusieurs reprises et notamment en 1857.
Un plaisant avait annoncé, pour le 13 juin de cette année-là, le retour de la grande comète de Charles-Quint et sa rencontre avec la Terre; les populations rurales étaient réellement plongées dans l'effroi et, à Paris même, on parlait avec terreur du cataclysme prochain; certaines personnes même, prenant Vénus pour l'astre en question (lequel d'ailleurs n'eut garde de se montrer, en dépit des prédictions), soutenaient qu'elles apercevaient la queue de la comète.
Aujourd'hui, grâce à la vulgarisation toujours croissante des connaissances scientifiques, on ne se préoccupe plus guère de l'éventualité d'une rencontre cométaire, bien que—rationnellement parlant—il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'un de ces corps chevelus, à marche vagabonde, heurtât notre globe au passage, le défonçât, le pulvérisât ou tout au moins empoisonnât toute l'humanité par les exhalaisons délétères de son atmosphère caudale.
Mais, s'il en est ainsi chez nous, si nos populations agrestes, même celles les plus éloignées des grands centres, se préoccupent plus des nuages noirs annonçant la pluie, au moment de la moisson, que des comètes plus ou moins chevelues signalées par les instruments puissants des observatoires, il est des contrées en Europe où les notions exactes de la science n'ont pas encore pénétré et où l'esprit populaire en est au même point où se trouvait le nôtre, à l'époque du moyen âge.
Aussi peut-on juger de l'émotion qui s'empara des provinces centrales et orientales de la Russie, lorsque fut soudain signalée, dans le ciel, la présence d'un astre nouveau, brillant d'un insoutenable éclat, suivi d'un appendice vaporeux, et paraissant se diriger vers le Soleil.
C'est un pope d'Orenbourg, homme d'instruction assez avancée et ayant quelques notions de la science astronomique, qui, levant par hasard les yeux vers la voûte étoilée, découvrit ce point brillant dans la direction du Bouvier.
Cette remarque n'eût peut-être eu aucun résultat scientifique, si le hasard n'avait voulu que le collège impérial d'Orenbourg eût pour recteur un homme intelligent, admirateur passionné des choses célestes, et conséquemment possesseur d'une petite lunette à l'aide de laquelle il aimait à étudier les mondes de l'Infini.
Grâce à sa lunette, le digne Ivan Zarichkine constata que l'astre signalé par le pope était un globe planétaire, en mouvement rapide, devant appartenir au genre comète... à moins que ce ne fût tout simplement un bolide en promenade à travers le ciel.
Quoi qu'il en fût, il crut de son devoir d'appeler l'attention du monde savant sur cet événement, d'autant plus que cela ne pouvait être qu'utile à son avancement, et, sans tarder, il télégraphia à Pétersbourg les résultats de sa constatation sommaire.
Il était environ dix heures du soir et le vénérable Streiloff, directeur de l'observatoire de Poulkowa, revenant de soirée, changeait son habit noir pour les vêtements de travail avec lesquels il passait une partie des nuits, dans la coupole, lorsqu'on lui remit le télégramme du recteur d'Orenbourg.
On juge de son émoi! une comète nouvelle se lèverait à l'horizon de l'empire des tzars!... Quelle nouvelle! et de quelles conséquences pouvait être cette nouvelle! pour lui d'abord,—car nul doute que l'Empereur ne récompenserait dignement une telle découverte—pour la science ensuite.
Son premier mouvement fut de convoquer son personnel, astronomes et élèves, et, leur annonçant le fait, de leur ordonner de le vérifier; mais son second mouvement, conforme à un égoïsme bien naturel, on en conviendra, fut de ne rien dire du tout; bien au contraire, il gagna la coupole, engagea d'un ton bienveillant les élèves en étude à s'aller coucher et, demeuré seul, s'empara du grand équatorial qu'il braqua dans la direction indiquée.
Il avait observé à peine durant un quart d'heure, qu'avec sa grande expérience, il était fixé: cette prétendue comète se dirigeait en plein sur la Terre et son mouvement paraissait s'accélérer considérablement; mais ce n'était qu'un bolide, dont le noyau ne semblait pas mesurer plus d'un demi-kilomètre de diamètre, présentant une forme très irrégulière, et entouré d'une vague nébulosité.
Poursuivant son étude, il établit la trajectoire de l'astre à travers l'espace et il constata que cette trajectoire était parabolique, aboutissant au soleil, et devant couper l'orbite terrestre vers une heure du matin.
Il était certain, qu'au moment où le recteur du collège d'Orenbourg avait télégraphié, la distance du bolide ne devait pas être inférieure à plusieurs milliers de lieues de hauteur, vers la Perse, mais elle allait sans cesse diminuant et il arriverait un moment peut-être...
Un petit frisson désagréable passa dans le dos de l'astronome, à la pensée d'une rencontre possible entre ce monde errant et sa planète natale; mais c'était un véritable savant et, dégageant aussitôt son esprit de ces préoccupations intérieures, il poursuivit sa besogne.
La trajectoire s'effectuant du Sud-Est au Nord-Ouest, le respectable Streiloff estima que le bolide en question avait passé à 2200 lieues au Zénith d'Orenbourg, vers huit heures et demie; à 1380 lieues au-dessus de Sunburock, à neuf heures; à 515 lieues de Nijni-Novgorod, à neuf heures trente cinq; et à 310 lieues au-dessus de Kostroma, à dix heures dix minutes.
Le savant jeta les yeux sur l'horloge: elle marquait exactement onze heures et il inscrivit que l'astre passait en ce moment au zénith de Vologda, à moins de quarante lieues de hauteur.
Cette constatation de distance si rapidement décroissante faillit plonger de nouveau le digne homme dans un état voisin de la terreur: il serait minuit quarante-cinq, quand le bolide passerait au-dessus d'Olonetz... dont il serait distant de 60000 mètres, pas davantage; mais il poussa un soupir de satisfaction quand ses calculs eurent constaté que ce serait là la distance verticale de l'astre qui, s'échappant ensuite par la tangente, s'élèverait progressivement pour se trouver, vers huit heures du matin, à 1500 lieues de haut au-dessus du Pôle Nord et, de là, reprendre le chemin de l'infini.
Le savant en savait assez maintenant pour avoir acquis sans conteste la priorité de la découverte et aussitôt il appuya sur les boutons qui correspondaient aux sonnettes électriques, établies dans les chambres et où logeait le personnel savant de l'observatoire.
Un quart d'heure plus tard, il annonçait la grande nouvelle aux professeurs et aux élèves groupés autour de lui et, après leur avoir lu les notes succinctes prises par lui au cours de sa rapide observation, il les invita à jeter successivement un regard sur le nouvel astre, ajoutant:
—Sa vitesse est au moins de vingt mille mètres par seconde; mais comme son mouvement s'effectue précisément dans le sens de translation de la Terre, il en résulte une apparente lenteur, par rapport au sol...
Cependant, depuis quelques instants, le bolide avait grandi dans des proportions extraordinaires, en même temps que son éclat avait pris une incroyable intensité; au point qu'il paraissait aux rares personnes qui rentraient chez elles après avoir passé une partie de la nuit au bal, devoir tomber à pic sur la capitale de toutes les Russies.
De là un émoi qui, bien avant l'aube, se propagea par toute la ville, faisant se coller aux fenêtres les visages des plus curieux et s'agenouiller devant les icônes la majeure partie de la population, craintive et superstitieuse.
Quant au digne Zarichkine et aux autres astronomes de Poulkowa, ils étaient sortis de la coupole et, accoudés sur la rambarde du balcon qui courait circulairement au sommet de l'observatoire, suivaient avec un intérêt, à chaque instant croissant, la marche de ce corps étrange à travers le ciel silencieux.
Soudain, un cataclysme parut se produire à la surface de ce monde mystérieux: on eût dit qu'il se disloquait, des jets de lumière verdâtre s'élancèrent du noyau central, des flammes orangées se tordirent, enveloppées de volutes noires produites par une sorte de fumée fuligineuse, et, brusquement, comme une chandelle que l'on souffle, la traînée lumineuse qui suivait l'astre s'éteignit.
Et ils demeuraient tous là, le nez en l'air, bouche bée et les yeux écarquillés, stupéfaits, désappointés.
L'appareil venait de se retourner et il apercevait,
au-dessous de lui, la terre (p. 277).
—Évaporée, dissoute! la comète! murmura un élève, qui cherchait vainement dans le ciel la place que, quelques instants encore auparavant, occupait le bolide.
En ce même moment, ceux qui se trouvaient là eurent la perception de l'écho affaibli d'une lointaine canonnade et quelques étoiles filantes sillonnèrent, de jets de feu, le rideau sombre de la nuit.
—Voilà le bouquet du feu d'artifice! conclut le professeur Zarichkine...
Et, comme ceux qui l'entouraient, le regardaient, semblant lui demander son sentiment sur cet événement étrange, inexplicable en apparence, il ajouta, parlant doctoralement:
—Des étoiles?... peuh! des parcelles arrachées à la masse principale; du bolide par l'attraction de la Terre et portées à l'incandescence par leur frottement sur les couches atmosphériques... elles tomberont sans doute non loin d'ici et nul doute que demain nous n'en entendions parler... Quant à cette sorte de canonnade, elle est certainement due à la fragmentation du bolide... et voilà... Sur ce, messieurs, vous pouvez aller vous coucher.
Et, les ayant salués, il regagna son appartement où il se mit au lit incontinent, pour s'endormir du sommeil d'un homme qui n'a pas perdu son temps.
Peut-être le sommeil eût-il été un peu plus long à venir, si le savant avait pu se douter de ce qu'était vraiment l'astre dont il venait de s'occuper une partie de la soirée et, surtout, s'il avait pu prévoir les étranges événements que lui réservait la journée du lendemain.
Plus heureux que M. Streiloff, nos lecteurs n'auront pas besoin, pour satisfaire leur curiosité, d'attendre vingt-quatre heures; mais, pour comprendre les choses bizarres qui devaient révolutionner, à bref délai, les savants du monde entier, force leur est de revenir avec nous de quelque temps en arrière et de rattraper, dans l'espace, le fragment cométaire sur lequel nous avons laissé Fédor Sharp, chevauchant à travers les mondes célestes.
On se souvient que, la dernière fois que nous avons eu l'occasion de nous occuper de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Institut des Sciences, c'est à l'occasion de la rencontre de l'Éclair avec l'épave cométaire qui le portait.
Vainement avait-il cherché sur toute la surface de la colline mercurienne dont l'obus—le fameux obus volé à Ossipoff—formait le sommet la moindre trace du corps dont le choc avait tout bouleversé dans l'intérieur de son habitation, et il avait conclu, du résultat négatif de ses recherches, que le bolide étranger avait pénétré dans le fragment de Tuttle assez profondément pour que l'écorce, vitrifiée par la chaleur, se fût refermée sur lui.
Il avait bien cherché à faire des fouilles; mais, outre qu'il manquait des instruments nécessaires, ses forces allaient diminuant chaque jour, et il préférait conserver ce qui lui restait d'air respirable pour vivoter parcimonieusement jusqu'à l'instant où il pourrait rejoindre la Terre.
C'était avec terreur qu'il avait constaté qu'il ne restait plus que quelques kilos de ses boules nutritives dans les soutes et que cinquante mètres cubes d'oxygène dans les réservoirs.
Mais, dès l'instant où le bolide eut coupé l'orbite de Jupiter, Fédor Sharp, avec une énergie extraordinaire, s'arracha à l'espèce de coma dans lequel il s'immobilisait depuis plusieurs mois; il recouvra toute son énergie et toute sa présence d'esprit, et songea au système de sauvetage dont il lui faudrait user pour le cas où la Providence le mettrait à même de rejoindre le sol natal.
Il se mit à calculer—en y apportant la précision la plus rigoureuse—les perturbations de toutes sortes que devaient causer à la marche de son astéroïde les diverses planètes à proximité desquelles il devait fatalement passer, et il parvint à établir, d'une façon absolument précise, le moment où il lui faudrait, coûte que coûte, abandonner d'une manière ou d'une autre le fragment de Tuttle qu'il habitait depuis si longtemps.
Les calculs auxquels il s'était livré lui avaient démontré que Russia—il avait baptisé ainsi son bolide—ne rencontrerait pas la Terre, et que, par conséquent, il n'avait à redouter aucun danger résultant d'un heurt entre les deux corps: ceux-ci devaient passer à plus de soixante kilomètres l'un de l'autre; après quoi Russia reprendrait à tout jamais la route de l'espace.
Il lui fallait donc trouver un moyen de s'en séparer au moment précis où cette distance minima serait atteinte, et ce fut à trouver ce moyen que s'appliqua, pendant bien des jours, l'esprit inventif de l'ancien secrétaire perpétuel; enfin il arriva à cette conclusion: qu'un parachute seul pouvait le tirer d'affaire, un parachute auquel il se suspendrait au moment opportun, pour rejoindre le sol de sa planète natale.
Assurément, une descente de soixante kilomètres cela compte et il y avait grande chance, peut-être, pour que Fédor Sharp se rompît quelque chose; mais, entre deux maux, la sagesse recommande de choisir le moindre, et comme il n'avait le choix qu'entre tenter ce moyen hardi ou reprendre le chemin de l'infini...
Toutes réflexions faites, et après avoir examiné la situation sous toutes ses faces, Sharp reconnut que le meilleur moyen était de se séparer tout à fait du fragment cométaire et d'aborder seul le sol; autrement, la rapidité d'abord avec laquelle tomberait la parcelle à laquelle il s'attacherait, et ensuite la violence avec laquelle se produirait le choc, rendraient sa mort fatale.
Or, ce qu'il voulait, ce n'était pas revenir sur le sol natal pour y être enterré, mais pour y récolter la gloire due à ses longs et périlleux travaux.
Ce fut donc à l'idée d'un parachute qu'il s'arrêta, parachute auquel il se suspendrait au moment voulu, c'est-à-dire lorsque Russia aurait atteint le point le plus proche de la terre.
Nous avons dit plus haut que ce point—d'après les calculs du savant—devait être situé à soixante kilomètres de la planète; une descente de soixante kilomètres, c'était quelque chose... et, en toutes autres circonstances...
Mais auparavant, il lui fallait songer au moyen à l'aide duquel il se dégagerait de l'attraction du bolide, dont la vitesse ne serait pas moindre de vingt kilomètres à la seconde, et qui le retiendrait indéfiniment collé à sa surface, s'il ne s'arrachait pas brutalement à son influence.
Ayant calculé la force de résistance de la très mince couche gazeuse qui enveloppait l'astéroïde, il estima qu'elle était cependant suffisante pour servir de point d'appui à des fusées qui lui permettraient de s'élever dans l'espace.
Cette marche étant irrévocablement arrêtée, Sharp s'était mis sans tarder à la besogne; il avait vidé les soutes de l'obus de tout ce qu'elles contenaient d'étoffes, quelle que fût la nature de ces étoffes, couvertures, vêtements, draps, jupes, etc., et avait cousu ensemble tout cela, moins élégamment, peut-être, qu'une ouvrière parisienne, mais, en tout cas, avec une solidité qui défiait toute concurrence.
Cela formait un assemblage hétéroclite, assez vaguement comparable à un vêtement d'arlequin, dans lequel il tailla ensuite des bandes fusiformes qu'il réunit ensemble de nouveau, ce qui lui donna une orbe multicolore ressemblant vaguement à un vaste parapluie qui eût mesuré huit mètres de diamètre.
C'était là l'élément principal de son parachute: au centre, il attacha solidement un cercle de bois, fait d'une branche souple arrachée à l'un des arbres de la colline mercurienne, et, à ce cercle, il fixa quatre cordelettes, longues d'environ douze mètres, destinées à soutenir une simple et mince planchette de bois, servant de siège; vingt-quatre autres cordelettes, passant dans les coutures des fuseaux d'étoffe, se réunissaient à cette planchette pour empêcher que le parachute, par l'effet de la résistance et du refoulement de l'air, se retournât au cours de la descente.
Le parachute une fois terminé, Sharp passa à la confection des fusées destinées à l'enlever et à le soustraire à la faible attraction du mondicule qui le portait.
Tout le carton, tous les papiers contenus dans l'obus d'Ossipoff,—à part, bien entendu, les volumineux cahiers de notes formant le journal astronomique, quotidiennement tenu par l'astronome—fut employé à la fabrication d'une cartouche monstrueuse, mesurant près d'un mètre et demi de hauteur sur trente centimètres de diamètre, en tous points semblable—sauf les dimensions—à celles dont se servent les pyrotechniciens pour les fusées de feu d'artifice.
L'enveloppe une fois fabriquée—ce qui lui demanda une huitaine de jours au moins—il fallait la remplir, et ce ne fut pas une mince affaire pour le savant que de composer le mélange fusant, c'est-à-dire 16 parties d'azotate de potasse, 10 parties de charbon dur et 4 parties de soude pulvérisée.
Pour l'azotate de potasse, il s'en tira assez aisément: les soutes de l'obus contenaient une certaine provision de sélénite, l'explosif inventé par Ossipoff pour atteindre la lune, et comme dans la composition de la sélénite, l'azotate de potasse entrait pour une certaine part, Sharp s'en procura au moyen d'un lessivage qu'il fit suivre d'une cristallisation.
La fabrication du charbon fut plus difficultueuse et lui coûta la plus grande partie de cet oxygène qu'il conservait si parcimonieusement depuis de longues semaines, respirant à peine pour pouvoir faire durer sa provision le plus de temps possible.
Il brisa dans l'intérieur du wagon, tous les meubles dont il ne s'était pas encore servi pour bourrer son poêle; il arracha les planchers, les cloisons, et, avec les débris de tout cela, forma une meule à laquelle il mit le feu, suivant les procédés des charbonniers du Morvan, et, l'ayant allumée, il l'alimenta d'oxygène pur, venant du réservoir.
En moins de dix heures, Fédor Sharp obtint deux boisseaux environ d'un charbon très dur, à cassure cristalline d'un noir bleuâtre, et qu'il écrasa ensuite patiemment entre deux pierres, jusqu'à ce qu'il l'eût amené à l'état de poussière grossière.
Avec ces deux éléments, qu'il mélangea à quatre kilogrammes de poudre, oubliés au fond d'un baril, le savant composa son explosif fusant; cela fait, il procéda au bourrage de sa cartouche.
Il commença par placer à l'intérieur, dans l'axe de la fusée, une tige de fer autour de laquelle il tassa son mélange de poudre, de salpêtre et de charbon; après quoi, il remplaça le barreau de fer par une longue mèche de coton, fabriquée avec sa dernière chemise, étirée brin à brin et imprégnée de poudre; le rôle de cette mèche était de mettre le feu, instantanément et sur toute sa longueur, au mélange.
Cette dernière opération terminée, l'artificier d'occasion étrangla sa cartouche au moyen d'une corde et y attacha ensuite la «baguette» indispensable pour assurer la direction parfaitement verticale de l'engin pyrotechnique.
Cette «baguette», Sharp la fabriqua au moyen d'un jeune arbre de la comète de Tuttle; elle ne mesurait pas moins de vingt centimètres de diamètre et de dix mètres de long... À son extrémité, au moyen d'un crochet de fer, fut suspendu l'anneau du parachute.
À l'une des extrémités du polyèdre qui constituait tout le domaine du voyageur, se dressait le squelette grêle et dépouillé d'un autre arbre desséché par la chaleur solaire et brûlé par les froids de l'espace.
Ce fut le tronc de cet arbre, droit comme un mât, que Sharp utilisa en guise de guide et de support pour sa gigantesque fusée: il lui suffit pour cela d'enfoncer dans le bout du tronc une tige de fer à laquelle il fixa sa fusée, dont il fit se dérouler la mèche jusqu'au sol; il devait suffire d'une étincelle pour que cette mèche, s'enflammant, portât la combustion presque instantanément au centre du mélange fusant, dont était bourrée la cartouche.
Ces choses si simples en apparence, et que nous avons mis seulement quelques lignes à décrire, Fédor Sharp employa près de deux mois à les accomplir; outre que l'expérience lui manquait, qu'il était fort maladroit de ses doigts, il ne possédait aucun des outils nécessaires à une fabrication aussi spéciale, et il ne procédait que par tâtonnements; aussi, lorsque le parachute se trouva gréé et mis en place, ne put-il s'empêcher de pousser un soupir de profond soulagement.
Il était véritablement exténué, n'étant habitué à aucun travail manuel, sans compter qu'il n'usait de son respirole qu'avec la plus grande parcimonie et ne mangeait qu'à la dernière extrémité.
C'était avec une terreur véritable que, chaque matin, il sortait des soutes ce qui lui était nécessaire pour sa journée, comme air et comme nourriture, et il se demandait avec une anxiété toujours croissante s'il n'arriverait pas un moment où ses poumons et son estomac manqueraient à la fois de nourriture.
Si ce moment-là arrivait avant que le point fixé par lui pour son départ de l'astéroïde fût atteint, il était perdu, et son cadavre reprendrait à tout jamais le chemin de l'espace; aussi avait-il vécu avec une avarice sordide, respirant à peine, ne mangeant pour ainsi dire pas. Aussi, lorsque, tout étant paré, il rentra dans l'obus, tomba-t-il plutôt qu'il ne s'assit sur le plancher, où il demeura quasiment évanoui durant de longues heures, cherchant vainement à se ressaisir, à dompter la matière pour lutter quand même jusqu'au dernier instant.
Oui... oui... il était bien vivant et bien éveillé! (p.
280).
Vainement chercha-t-il à examiner ses instruments et à faire les calculs nécessaires pour se fixer sur le chemin qu'il lui restait encore à parcourir; son anémie cérébrale était telle, que pendant plusieurs heures il n'y put parvenir. Mais quand, à force d'énergie, il fut parvenu à trouver suffisamment de lucidité pour tenir un crayon, il poussa un véritable cri de désespoir en constatant qu'il avait encore huit jours à attendre.
Huit jours, et c'est à peine si, en procédant avec la parcimonie la plus grande, il avait pour quatre jours de vivres!
Mais alors, c'était la ruine de ses espérances... c'était la mort!
Il réduisit de moitié sa ration de vivres et d'air; il se condamna, afin de moins respirer, à une inactivité absolue, mettant à portée de sa main, pour n'avoir pas à se déranger, l'infinitésimale quantité d'aliments qui lui restaient, ayant le courage—bien qu'une faim intolérable torturât cruellement ses entrailles—de ne pas tout dévorer d'un seul coup.
Mais il voulait vivre, et, malgré la faim, malgré la soif qui lui desséchait la gorge, malgré la lente asphyxie à laquelle l'astreignait l'absorption d'un air de plus en plus raréfié, de plus en plus vicié, il vécut.
Enfin arriva le moment où la planète terrestre, boulet énorme, envahit de son disque l'horizon tout entier, et Sharp, qui suivait d'un œil éteint la marche des aiguilles de son chronomètre, sentit soudain un frisson de bonheur lui courir par tous les membres.
Dans cinquante-cinq minutes, Russia allait atteindre le point que Sharp, dans ses calculs, avait fixé comme le plus proche de la Terre; et, bien qu'en tentant ce qu'il allait tenter, ce fût à la mort, peut-être, qu'il courait, il attendit avec une impatience, à chaque instant croissante, le moment du départ.
Subitement, miraculeusement, son énergie s'était comme galvanisée; oubliées, la faim, la soif et les tortures de l'asphyxie! ce n'était pas le moment de se laisser aller ni au découragement, ni à la faiblesse. Il lui fallait être fort, il serait fort.
Ayant mis dans le réservoir caoutchouté dont était muni son respirole tout ce qui restait d'air respirable, il assujettit soigneusement sur ses épaules les bretelles de l'appareil et se glissa hors de l'obus.
Le ciel était noir, d'un noir d'encre absolu, la Terre masquant le Soleil; seule, une lueur vague flottait dans l'espace, reflet de la lumière douce et pâle dont la Lune, alors dans son premier quartier, baignait le sol de l'astéroïde.
Spectacle étrange et plein de poésie qui, en toute autre circonstance, eût arrêté certainement les regards de l'astronome; mais, pour l'instant, il avait en tête trop de préoccupations pour songer même à envoyer un salut amical à ce monde lunaire que, trois ans auparavant, il avait visité dans de si étranges conditions.
Il rampait lentement vers l'arbre auquel était suspendue sa fusée, se guidant à l'aide d'une lanterne, dans laquelle se consumait tout ce qui restait d'huile dans l'obus; c'était à la flamme de cette lanterne qu'il devait allumer la mèche dont l'inflammation avait pour but de mettre le feu au mélange fusant de la cartouche.
La mèche avait été calculée pour brûler exactement deux minutes, de manière à ce que le savant eût le temps de s'amarrer solidement à la planchette du parachute.
Son chronomètre à la main, il attendit que l'aiguille marquât l'heure fixée par ses calculs; dans cent vingt secondes, Russia devait reprendre le chemin de l'espace. Il était temps d'agir.
D'une main ferme, Sharp approcha de la lueur tremblotante de la lanterne l'extrémité de la mèche, qui commença à se consumer durant que le savant s'asseyait sur la planchette, à laquelle il se fixait par une série d'ingénieuses courroies.
L'astéroïde—nous avons déjà eu l'occasion de le dire d'autre part—était animé d'un lent mouvement de rotation autour de son grand axe, ce qui procurait des jours et des nuits, de quatre heures chaque, à son unique habitant; or, au moment précis où l'ancien secrétaire approchait de la lanterne l'extrémité de la mèche, la face de l'astéroïde où se trouvait le fameux arbre auquel était suspendu le parachute, regardait la Terre, qui formait au-dessus de la tête de Sharp comme un vaste plafond sombre.
Soudain, de l'ouverture inférieure de l'immense fusée, une flamme claire jaillit tout à coup, une gerbe d'étincelles s'éparpilla dans l'air, tandis qu'avec une violente secousse l'appareil s'élevait obliquement dans l'espace, qui parut s'embraser.
Et, tandis qu'il filait avec une vitesse incroyable, Sharp regardait avec stupéfaction un foyer énorme d'incendie, allumé au-dessous de lui par la déflagration de la fusée.
C'était, sans aucun doute, sous l'influence de celle-ci que s'était enflammé l'hydrogène renfermé dans les flancs de l'astéroïde, et dégagé,—il ne pouvait comprendre encore sous l'influence de quelles raisons cosmiques. Ce qu'il y avait de certain, c'est que les flammes ravageaient la surface du dernier fragment de la comète de Tuttle.
L'air, trop raréfié à ces hauteurs, ne conduisait pas le son, et l'œil seul pouvait être impressionné par ce déchaînement des forces de la nature.
Brisé en morceaux énormes par l'explosion du gaz qu'il contenait dans ses flancs, l'astéroïde continuait sa marche dans l'espace, au milieu d'une fauve lueur rouge, rayonnée par son incendie; des fragments radieux montaient, descendaient au milieu d'un tourbillon d'étincelles incandescentes.
C'était la fin d'un monde.
Sans doute, Sharp se fût intéressé à la sublimité de ce spectacle s'il n'eût été inquiet de se voir suivi ou plutôt escorté dans l'espace par des débris, dont quelques-uns monstrueux, qui semblaient graviter autour de lui, et dont le plus petit eût suffi à le broyer et jeter aux quatre coins de l'univers céleste ses membres déchirés et pantelants.
Et puis, il n'était pas sans se demander ce qui allait se passer dans quelques instants, lorsqu'il aurait pénétré dans la zone d'attraction terrestre; les étoffes dont était composé son parachute seraient-elles assez fortes pour lutter victorieusement contre la résistance de l'air?
Brusquement, la flamme de la fusée s'éteignit: le mélange fusant avait épuisé toute sa puissance de propulsion, et Sharp, cramponné convulsivement aux cordelles de son parachute, se sentit précipité dans le vide avec une force inouïe, tel un projectile échappé à l'âme d'un engin.
Mais l'espace que, jusqu'à présent, une pluie de feu avait zébré jusqu'aux confins de l'horizon céleste, changea d'aspect, ou plutôt, il sembla au voyageur qu'un voile venait d'être tiré sur le paysage.
L'appareil venait de se retourner, et maintenant, en baissant les yeux, Sharp apercevait au-dessous de lui, à moins de cinquante kilomètres, la Terre, qui étendait indéfiniment son panorama, tout argenté par les rayons lunaires.
Une joie immense gonfla le cœur de l'ancien secrétaire perpétuel; après trois ans d'absence, enfant prodigue, il allait toucher le sol de sa planète natale, et lui, aujourd'hui encore ignoré, soldat obscur dans la grande armée des savants, il aurait demain le front nimbé de gloire, et son nom serait inscrit en lettres d'or sur le livre où s'enregistrent les faits et gestes des héros.
Mais le parachute se déploya et s'étendit comme une voile immense au-dessus de la tête du savant; instantanément, la chute qui durait depuis près de vingt minutes se ralentit et se transforma en descente; dans le sillage de l'appareil, des fragments cométaires descendaient aussi, et le problème, pour Sharp, consistait en ceci: ces roches atteindraient-elles le sol avant ou après lui? Avant, c'était le salut; après, c'était l'écrasement, c'était la mort.
Heureusement, l'angoisse qui résultait pour Sharp de l'impossible solution du problème, cessa brusquement: ce n'était plus sous forme d'écrasement que se présentait la mort, c'était sous forme d'asphyxie; le réservoir de son respirole était vide, et, après quelques hoquets convulsifs, le savant, dont les doigts étaient désespérément cramponnés à l'appareil, laissa aller sa tête sur sa poitrine, sans conscience et sans mouvement.
Le petit jour naissait quand il revint à lui et, tout d'abord, quand ses paupières, alourdies par le commencement d'asphyxie qui avait failli avoir raison de lui, se soulevèrent, il n'eut pas une conscience très nette de ce qu'il voyait, il crut plutôt être le jouet d'une de ces hallucinations auxquelles, si souvent, il avait été en proie, au cours de son voyage.
Cette hallucination ne variait guère: c'était toujours, ou à peu près, un paysage terrestre dans lequel il lui paraissait se trouver; tantôt de vastes steppes recouvertes de neige à l'aspect désolé, qu'un froid soleil, rond comme un globe de feu, éclairait d'une lueur morne; des traîneaux passaient dans une course rapide, égrenant dans le grand silence les tintinnabulements des sonnettes de leur attelage, montés par des hommes emmitouflés dans des vêtements de fourrures... qui ne laissaient apercevoir de leur visage que de longues barbes flottantes; ou bien le soleil était haut à l'horizon et versait sur la plaine, toute jaunissante de moissons, des torrents de feu, tandis que des paysans en chemisette rouge, manches retroussées, col et tête nus, jouaient de la faucille avec ardeur, tout en chantant des mélopées étranges, qui lui rappelaient les refrains du pays natal...
Et lorsque Sharp s'éveillait alors, après avoir passé plusieurs heures de ses nuits à vivre une vie factice dans ces paysages que créait son imagination, il en avait pour plusieurs heures à se bien persuader qu'il n'avait fait que rêver et que ce n'était pas, au contraire, l'intérieur de l'obus qui était la fiction.
Trop souvent, il avait été désillusionné de la sorte, pour que cette fois-ci il s'y laissât prendre et, les membres encore engourdis, inertes, l'intelligence cependant quelque peu sortie de l'état comateux dans lequel elle était plongée quelques instants encore auparavant, il gardait les yeux grands ouverts, mais vitreux encore et sans éclat, sur le paysage qui se déroulait devant lui, ou plutôt au-dessous de lui; car, par un phénomène qu'il ne pouvait comprendre, il se trouvait, ou plutôt il lui semblait être (car, pour lui, il rêvait) au sommet d'une sorte de monticule, élevé de quelques mètres au-dessus du niveau du sol: une prairie verdoyante, avec des arbres dont les feuilles, toutes trempées encore de la rosée de la nuit, se vernissaient aux premières lueurs de l'aube; dans l'herbe, des troupeaux paissaient et, au loin, se profilaient, perdues encore dans un brouillard léger, des silhouettes indécises de maisons.
En même temps, des formes humaines s'empressaient autour de lui, debout, courbées, agenouillées, dont les regards étaient attachés sur sa personne avec curiosité; il avait la sensation qu'on lui parlait,—car il voyait les lèvres remuer,—mais il ne pouvait entendre; et il lui semblait bien qu'on le palpait doucement.
Mais tout cela, paysage, bêtes, gens, sensations, n'était pour lui qu'un cauchemar, comme il en avait eu beaucoup déjà, mais plus torturant que les précédents.
Pourtant, comme l'un de ceux qui se trouvaient là venait de lui introduire doucement, entre les lèvres, le goulot d'une gourde, il sentit quelque chose de frais qui lui humectait le palais, puis qui, descendant le long de sa gorge, lui tombait soudain dans l'estomac vide, y produisant la sensation d'un ruisseau de feu.
Et la douleur fut si vive, que ses membres frissonnèrent et qu'une exclamation sourde s'échappa de ses lèvres.
Alors, à ses oreilles, bruirent soudain ces mots:
—Vous voyez bien qu'il vit...
Ces mots, Sharp en eut soudain la compréhension nette, si nette même qu'il douta qu'un cauchemar pût avoir une semblable netteté et, instinctivement, pour comprendre mieux encore, il allongea les lèvres, dans un geste goulu, vers la gourde.
Une seconde, puis une troisième gorgée lui produisirent dans les entrailles une sensation semblable à la première, mais atténuée, en même temps que le sang congelé dans ses veines se remettait à circuler à nouveau, que son cerveau, dégagé des limbes mortelles dans lesquelles avait failli sombrer son intelligence, se ressaisissait.
Il voulut parler, mais depuis trois ans qu'il vivait seul, en tête-à-tête avec lui-même, il avait pour ainsi dire oublié le mécanisme des lèvres et de la langue; aussi ne commença-t-il par émettre que quelques sons gutturaux et inarticulés, assez semblables à des aboiements.
Néanmoins, il entendit parfaitement qu'autour de lui, les gens murmuraient, tout joyeux:
—Il vit!... il vit!...
Alors, il mit, à parler, toute l'énergie dont, ressuscité depuis quelques instants à peine, il était capable et il balbutia, en russe, car les mots prononcés par les gens qui l'entouraient l'avaient été dans son idiome natal:
—Où suis-je?...
—À Priajenskoï...
Et celui qui lui répondait, étendit le bras vers les isbas dont les toitures s'apercevaient au loin, plus distinctement...
Cela ne lui apprenait rien, à Sharp; d'autant plus que ses facultés n'étaient pas encore bien éveillées et que, malgré les sensations pourtant bien réelles qu'il éprouvait, il avait toujours l'arrière-pensée d'être le jouet d'un rêve.
—Priajenskoï? répéta-t-il avec effort.
—Province de Planetz, lui fut-il répondu encore...
Planetz!... ce mot, résonnant à son oreille, sembla déchirer soudain les voiles qui enveloppaient sa compréhension; et, en même temps, sous le coup de fouet cérébral, ses membres parurent recouvrer leur force, leur agilité.
Planetz! mais il connaissait cela, c'était un gros bourg de trois à quatre mille âmes, servant de chef-lieu à la province, et situé à deux cents verstes à peine de Pétersbourg.
Alors, le souvenir lui revint, très net, de tout ce qui s'était passé; et son départ du fragment de Tuttle, et l'éclatement du Bradyte, et sa descente en parachute et son évanouissement.
Oui... oui... il était bien sur sa planète natale! Dieu avait permis ce grand miracle, qu'il pût revoir ses compatriotes et terminer désormais, dans une apothéose de gloire, une vie de travail et de privations.
Oui... oui... il était bien vivant et bien éveillé! cette fois, ce n'était pas le mirage d'un cauchemar qu'il avait devant lui: ses yeux voyaient, ses oreilles entendaient, ses mains palpaient.
D'ailleurs, là, à quelques pas de lui, il venait d'apercevoir les lambeaux d'étoffe qui avaient constitué son parachute et il tenait encore dans ses doigts crispés les ficelles qui avaient rattaché, à l'appareil, la planchette sur laquelle il était assis.
Il n'était pas jusqu'à la masse pierreuse sur laquelle il se trouvait étendu, en laquelle il ne reconnût un des débris de la comète de Tuttle par lesquels il avait été accompagné dans sa chute.
Il lui arracha l'une des feuilles qu'il tenait à la main
(p. 294).
Comment se faisait-il qu'il fût là, précisément, et non ailleurs! c'était là une question assurément intéressante, au point de vue de la science, et qu'il se réservait d'élucider plus tard; mais, pour l'instant, pouvait-il y avoir quelque chose de plus intéressant que la constatation de son existence?
Il fit un effort violent pour se remettre sur pieds; mais, à sa grande surprise, il lui sembla tout d'abord être tellement lourd, qu'il lui parut impossible de se détacher du sol; mais, presque aussitôt, il se mit à sourire, comprenant que l'effort produit n'était pas suffisant pour amener le résultat désiré.
Privés de pesanteur, pendant près de trois ans, ses membres s'étaient forcément déshabitués d'énergie et, maintenant qu'il reprenait instantanément son poids primitif de 70 kilos, son corps avait besoin, pour se mouvoir comme primitivement, d'une sorte d'entraînement, pour ainsi dire d'une éducation nouvelle.
Mais cela n'était qu'un détail; le principal était qu'il pût, sans tarder, se rendre à Pétersbourg.
Il avait hâte de jouir du triomphe qui l'attendait.
Est-il bien utile de donner, ici, les détails qui accompagnèrent son retour dans la capitale? fort heureusement pour ses projets, l'ancien secrétaire perpétuel avait retrouvé dans un vieux portefeuille quelques roubles papiers au moyen desquels il put se payer une place en troisième classe jusqu'à Pétersbourg et, une fois là, descendre dans un misérable hôtel; car il ne doutait pas que le logement, autrefois habité par lui, ne fût occupé.
Il aurait pu, c'est certain, employer les quelques roubles qui composaient toute sa fortune à télégraphier d'Olonetz au président de l'Académie des Sciences pour lui annoncer sa présence et lui demander des secours; mais il avait jugé qu'il ferait mieux de s'y prendre autrement: il était trop, et depuis trop longtemps, affamé de gloire, pour qu'il ne voulût pas assister aux premiers moments d'émotion que provoquerait sa présence.
Il avait eu soin de faire rédiger par le pope de Priajenskoï, un papier établissant dans quelles conditions les habitants du village l'avaient trouvé et, sur ce papier, le pope avait dessiné tant bien que mal, mais plutôt mal que bien, le fragment cométaire sur lequel il avait été trouvé étendu.
Ce papier dans sa poche, et portant sous le bras le paquet volumineux que représentaient ses notes de voyage, Sharp, le lendemain de son arrivée à Pétersbourg,—c'était un mercredi, jour de grande séance à l'Académie des Sciences,—se dirigea vers le monument qui servait d'abri à la quintessence intellectuelle de la Russie.
Tant qu'il circula à travers les rues étroites du quartier où il avait passé la nuit, les choses se passèrent normalement; mais quand il mit le pied dans un quartier un peu mieux fréquenté, sa silhouette maigre, décharnée, sa barbe inculte, ses cheveux tombant sur ses épaules en longues mèches graisseuses, ses vêtements en lambeaux, soulevèrent une telle curiosité que bientôt il entraîna à sa suite plusieurs milliers de curieux qui se figuraient avoir affaire à un fou.
Naturellement, les gardawoï ou agents intervinrent et parlèrent de mener au poste de police l'individu qui faisait scandale dans les rues; mais quand ils le virent marcher bien tranquillement, du pas d'un homme qui se rend à ses affaires, n'ayant absolument contre lui que son aspect misérable, ils ne crurent pas avoir en mains les éléments suffisants pour l'incarcérer et ils se contentèrent d'inviter la foule à circuler.
Ce fut en vain, et la foule vit, au contraire, dans cette invitation, un motif de plus à ne pas abandonner l'individu; ce fut donc traînant sur ses talons toute une armée de curieux, que Fédor Sharp arriva à l'Académie des Sciences.
Force fut bien aux individus qui le suivaient de le laisser entrer seul, mais ils continuèrent à stationner devant la porte, formant un groupe nombreux et silencieux, attendant qui... attendant quoi? ils ne savaient... mais ils avaient comme le pressentiment que quelque chose allait se passer, de fort extraordinaire, à quoi ils regretteraient toute leur vie de n'avoir pas assisté.
Quant à Sharp, il avait franchi hardiment le seuil du monument, avait passé d'une manière impassible devant la loge du portier, sans se soucier des cris du redoutable fonctionnaire, courant après lui pour lui faire rebrousser chemin, avait gravi, toujours imperturbable, le grand escalier qui conduisait à la salle des séances.
Vainement, les huissiers avaient-ils tenté de l'arrêter: d'un bras nerveux, il s'était débarrassé d'eux et, avant qu'ils eussent pu le rejoindre, poussant la double porte à vantaux capitonnés, il avait pénétré dans le lieu sacro-saint où les sommités scientifiques de l'Empire des Tzars délibéraient.
À la vue de cet être à face étrange, minable d'allure, l'immortel qui tenait la parole s'arrêta net, tandis que, suivant la direction de ses regards, l'assemblée entière se retournait.
Ce fut un cri de stupéfaction et d'horreur, en même temps que le président, désignant à l'appariteur, d'un doigt nerveux, l'intrus, commandait de le jeter à la porte.
Mais Sharp, continuant de s'avancer de son même pas tranquille et pour ainsi dire automatique, écarta l'appariteur et marcha vers l'estrade où se tenait l'orateur.
Celui-ci, peu rassuré, croyant avoir affaire à un fou, jugea prudent de regagner sa place.
Fédor Sharp monta imperturbablement les trois degrés de la tribune et, redressant sa haute taille, que sa maigreur famélique faisait paraître démesurée, il promena, durant quelques secondes, ses regards assurés sur l'assemblée, dont les yeux ahuris, apeurés, convergeaient vers lui.
Puis, il prit en main les notes laissées sur la tribune par le savant qu'il en avait chassé, et un sourire de triomphe éclaira son visage, le rendant plus sinistre encore.
—Messieurs et chers collègues, dit-il enfin d'une voix dont l'accent métallique fit passer un frisson dans le dos de tous ceux qui se trouvaient là, permettez-moi de me féliciter d'arriver juste à temps pour pouvoir apporter dans la discussion que j'ai interrompue, une lumière éclatante...
Ici, Sharp fit une pause et put constater dans quelle stupeur ces mots: «chers collègues», avaient jeté les membres de l'Académie.
—Je vois que vous vous occupiez du bolide qui a traversé le ciel de la Russie, pendant l'avant-dernière nuit et je me permets de vous dire que vous êtes dans l'erreur la plus complète.
Un murmure vague s'éleva, coupé net par la voix stridente de l'orateur.
—J'ose même dire, déclara-t-il d'un ton qui décelait en quelle supériorité il se tenait vis-à-vis de ces gens-là, que vous pataugez...
Cette expression mit les savants hors d'eux-mêmes et, de tous côtés, des voix s'élevèrent, violentes:
—À bas!... à la porte!...
Mais, imperturbable, Fédor Sharp, cramponné de ses doigts osseux au rebord de la tribune, défiait les efforts de l'appariteur suspendu aux basques de sa redingote délabrée.
—Messieurs et chers collègues, le bolide qui vous a été signalé est un fragment de la comète de Tuttle et j'ai l'honneur de déposer sur votre bureau une pièce signée par le pope de Priajenskoï, contresignée par les autorités d'Olonetz, pièce établissant que l'avant-dernière nuit, vers trois heures du matin, les habitants ont constaté aux environs du village la présence d'une masse rocheuse; or, cette masse rocheuse n'est autre que l'un desdits débris du corps dont vous avez étudié l'apparition vers dix heures du soir...
Ce langage assuré imposa aux savants et le président, après avoir, d'un regard, consulté ses collègues, demanda:
—Mais sur quoi vous basez-vous monsieur, pour affirmer que le bolide en question émanait de la comète de Tuttle...
À cette question, Sharp se redressa de toute sa hauteur et, d'une voix éclatante, répondit:
—Nul ne peut le savoir mieux que moi!... Je l'ai habité pendant quinze mois.
Ce fut une stupeur et, en ce moment, toute l'assistance fut convaincue qu'elle avait affaire à un fou.
L'autre poursuivit:
—J'ai également l'honneur de déposer sur la tribune ce cahier de notes écrites au jour le jour, durant le voyage que je viens de faire, pendant trois ans, dans les espaces planétaires...
L'ahurissement atteignait son comble.
—Je prie l'Académie de vouloir bien, séance tenante, nommer ceux de ses membres appartenant à la section astronomie, commissaires extraordinaires, à l'effet d'examiner ces notes de concert avec moi, et d'adresser un rapport à M. le Président.
Alors, se levant d'un seul mouvement, les académiciens, énervés de ce qu'ils croyaient être une mauvaise plaisanterie, crièrent:
—Qui êtes-vous? qui êtes-vous?...
—Je suis votre ancien secrétaire perpétuel! Je suis Fédor Sharp!
Cela dit, le voyageur descendit de la tribune et, courant vers ses collégues ahuris, il leur prit les mains, les appelant par leur nom, faisant allusion à certains détails de leur existence ou de leurs travaux.
Alors, la défiance se changea en délire; un enthousiasme incroyable s'empara de ces gens, tout à l'heure hostiles, et une clameur emplit la vaste salle.
—Vive Fédor Sharp!...
Cependant, le président, après avoir délibéré à voix basse avec ses assesseurs, frappa sur son bureau à petits coups de son couteau à papier, et, ayant obtenu un peu de silence:
—Messieurs et collègues, dit-il d'une voix qui tremblait, je vous propose de continuer la séance et de donner la parole à notre collègue Fédor Sharp, pour le récit de ses aventures et de ses travaux.
CHAPITRE X
LE TRIOMPHE DE SHARP CONTINUE
epuis trois semaines, Fédor Sharp menait une existence tout à fait
extraordinaire; c'était une suite non interrompue de réceptions
scientifiques, de réunions mondaines dont il était nécessairement le
héros.
Cela avait commencé par les journaux qui, tous, avaient voulu être favorisés, chacun à titre exceptionnel, d'une visite-conférence du célèbre explorateur et à laquelle ils avaient invité un petit clan d'amis triés sur le volet.
Puis les personnages officiels, qui n'avaient pas voulu demeurer en reste avec l'Empereur, avaient tenu à recevoir dans leurs salons celui que Sa Majesté Impériale avait honoré d'une audience particulière.
Enfin, les gens du monde, par «chic» et «pour être dans le train»—suivant les expressions ramassées à Paris, sur le boulevard des Italiens,—n'avaient eu de cesse qu'ils eussent exhibé chez eux l'homme du jour.
Et c'était vraiment un curieux spectacle que celui des élégants en habits noirs, de coupe irréprochable, de ces mondaines aux toilettes délicieuses, entourant, câlinant presque ce vieil homme, à la mine renfrognée, aux membres secs, auquel des vêtements noirs, ridicules de forme et peu propres d'aspect, donnaient une silhouette peu engageante et grotesque.
Il avait suffisamment de temps pour se recueillir, en
tête-à-tête avec ses espérances et ses rêves (p. 298).
Mais cette existence—si inusitée pour un homme qui, depuis trois ans, vivait seul, replié sur lui-même—n'aurait pu durer longtemps; aussi, n'avait-ce pas été sans un réel soulagement qu'il avait vu diminuer un peu l'engouement dont il avait été «victime»—c'était ainsi qu'il s'exprimait, maintenant que ses oreilles étaient rabattues des ovations et sa gorge desséchée par les conférences.
C'était à peine si, aujourd'hui, on le conviait à une réunion scientifique organisée en son honneur, dans l'après-midi, et si, le soir, entre une valse et un cotillon, il était contraint de se faire voir dans un salon, traversant rapidement les groupes vaporeux de danseuses, comme la sombre hirondelle traversant les essaims de moustiques dorés,—dont parle Bernardin de Saint-Pierre.
Seulement, maintenant qu'était passé l'enivrement des premiers jours et que les admirateurs et les curieux lui laissaient le temps de la réflexion, il commençait à regretter de n'avoir pas eu affaire à un peuple moins enthousiaste, mais plus pratique.
On avait parlé—dans il ne se souvenait plus quelle réunion,—de lui élever une statue en argent; volontiers, s'il eût osé, il eût fait comme Philippe-Auguste auquel un de ses sénéchaux communiquait semblable projet et qui tendit la main, de façon fort significative, disant:
—Voici le piédestal de la statue.
Ah! combien il regrettait que le hasard, au lieu de le faire tomber en Russie, ne l'eût pas fait tomber en Amérique; là, au moins, les gens ont un sens absolument juste de la vie et, lorsqu'ils éprouvent une admiration véritable pour un individu, ils traduisent cette admiration par autre chose que par des acclamations, voire même par des bouquets de fleurs.
Au point de vue honorifique, il est certain que le savant n'avait rien à ambitionner: sur sa table de travail s'empilaient les journaux dont presque toutes les colonnes lui étaient consacrées, et les bulletins des sociétés savantes enregistrant des ordres du jour plus élogieux, plus flatteurs les uns que les autres.
S'il lui avait fallu assister aux séances de toutes les sociétés savantes ou autres qui avaient tenu à «s'honorer» en le recevant dans leur sein, ils n'y aurait jamais suffi, même en se divisant en dix ou quinze personnalités différentes; de même que s'il lui avait fallu prendre au sérieux le titre de «correspondant» que les sociétés de l'Univers entier lui avaient décerné, il lui aurait fallu commander à une armée de secrétaires, lesquels, par surcroît, auraient dû user de la machine à écrire.
Mais quand il eut épuisé des centaines de cartes de visite, pour remercier de tous les honneurs qui lui avaient été décernés, et de tous les repas auxquels il avait été convié, et qu'il se trouva seul, désœuvré, en présence du premier feuillet de papier blanc sur lequel il devait commencer à écrire ses relations de voyage, il fut saisi d'une sorte de dégoût des hommes, qu'il accusa d'ingratitude.
Certainement que si le mondain Gontran de Flammermont eût été appelé à traduire dans son langage de boulevardier les sentiments intimes du vieux Sharp, il n'eût pas manqué d'évoquer le souvenir de l'acteur Baron, incarnant dans «la Belle Hélène» le légendaire personnage de Calchas et disant, en visitant les offrandes.
«Trop de fleurs!... trop de fleurs!...»
Oh oui, trop de fleurs!... trop de discours! trop de repas! combien le moindre grain de mil—suivant la parole du fabuliste—eût mieux fait son affaire! pour l'instant, du moins; car pendant les quelques jours qui avaient suivi son retour, il s'était gonflé, comme le geai paré des plumes du paon, aspirant avec ivresse l'encens des flatteries.
Mais maintenant...
On lui avait bien promis qu'aussitôt la mort du directeur actuel de l'observatoire de Poulkowa, on lui donnerait ce poste, auquel, plus que tout autre, il avait droit.
D'un autre côté, un grand seigneur, propriétaire de plusieurs centaines de villages et d'une quantité de mines, en Sibérie, lui avait déclaré mettre à sa disposition le nombre de millions nécessaires à la construction du plus grand observatoire du monde entier.
Mais, en attendant que le directeur de Poulkowa fût décédé et que le nouvel observatoire fût construit, qu'allait-il faire?
Et des mouvements de rage lui crispaient les poings sur son bureau, quand il songeait que tant de fatigues, tant de misères, tant de périls n'aboutissaient qu'à un peu de gloire... et encore gloire éphémère... puisque déjà les journaux cessaient de parler de lui et que, dans les soirées, les comédies de paravent et les monologues avaient recouvré leur vogue d'autrefois.
De ce train-là, il serait oublié dans huit jours, et il n'avait rien gardé pour battre monnaie: dans les premiers jours d'emballement, il avait fait cadeau au musée de Pétersbourg de ce qui restait de l'appareil qui avait emporté Mickhaïl et ses compagnons du cratère du Cotopaxi dans la Lune.
Aussi lorsque, tout récemment, un barnum allemand était venu lui offrir une somme relativement forte, pour acquérir le vieil obus—aujourd'hui célèbre, en raison de ses pérégrinations intersidérales,—se proposant de le promener à travers l'Europe, Sharp regretta-t-il amèrement d'avoir gaspillé, si à la légère, ce qui représentait une petite fortune.
Un autre barnum—un Américain, celui-là—était venu lui proposer une combinaison magnifique et qui devait, forcément, donner des résultats inespérés: il ne s'agissait de rien moins que de l'engager, lui Fédor Sharp, à raison de deux cent cinquante roubles par jour, pour exhiber, tout comme un dompteur fait d'une bête féroce, l'aérolithe sur lequel il avait voyagé.
—Nous ferons de l'or, avait déclaré le barnum, et, si vous voulez, je vous donnerai 25% sur les recettes...
Malheureusement, cet individu avait fait sa proposition trop prématurément. Sharp était encore dans toute l'ivresse du triomphe et la pensée de s'exhiber ainsi qu'un bateleur avait fait se hérisser ses cheveux sur sa tête.
Il avait congédié l'homme avec mépris et avait renoncé, en faveur de l'observatoire de Poulkowa, à la part de propriété qu'il pouvait avoir sur le Bradyte.
Le lendemain même de cet acte de générosité, il recevait la visite d'un des plus gros bijoutiers de Pétersbourg, qui venait lui soumettre une idée de génie, qui pouvait être pour lui la source d'un gain considérable: le bijoutier en question voulait morceler le bradyte pour en fabriquer des presse-papier à chacun desquels serait joint un certificat d'origine signé de Fédor Sharp.
Le savant aurait un rouble seulement par signature; mais le bijoutier, qui avait pris ses mesures, affirmait que le bradyte ne cubait pas moins de cent mille presse-papiers...
C'était en effet une belle somme pour Fédor Sharp; mais, outre que l'aérolite ne lui appartenait déjà plus, il était encore dans la période d'enivrement et nul doute que cette nouvelle proposition n'eût eu le même sort que les précédentes.
Ainsi, non seulement, il ne résultait aucun résultat pratique de ses extraordinaires excursions, mais encore la gloire qu'il en avait récolté s'était déjà évanouie, telle une fumée!
Donc Fédor Sharp était dans son cabinet de travail, le dos appuyé dans son fauteuil, les paupières mi-closes laissant filtrer un regard haineux vers le papier immaculé sur lequel son porte-plume reposait.
Soudain, la voix d'un vendeur de journaux monta jusqu'à lui, apportant confusément des mots que l'oreille du savant ne saisit qu'imparfaitement, mais dans lesquels il lui parut cependant y avoir des syllabes qui surexcitèrent sa curiosité.
Il se dressa d'un bond, saisit en courant son chapeau, ouvrit la porte à la volée et se précipita dans l'escalier.
Une fois dans la rue, indifférent aux récriminations des gens qu'il bousculait, il se rua sur les traces du marchand, auquel il arracha l'une des feuilles qu'il tenait à la main, lui abandonnant—sans réclamer de monnaie, tellement il était ému—dix fois la valeur du journal.
Une porte cochère se trouvait à proximité, il s'y enfonça sans reprendre possession de lui-même, s'adossant au mur, car ses jambes flageolaient sous lui; à peine, en effet, avait-il jeté les yeux sur le journal, qu'au-dessous du titre en «manchette» suivant l'expression technique, imprimés en lettres énormes, il avait vu ces mots:
un nouveau bradyte.—fédor sharp au brésil
Rapidement il avait parcouru l'article que concernaient ces mots. Cet article, fort court d'ailleurs, se composait d'une dépêche envoyée de Rio de Janeïro, par le correspondant du journal, annonçant «qu'un aérolithe énorme était tombé à une vingtaine de kilomètres de Rio, aérolithe de dimensions colossales, cubant environ quinze cents mètres; qu'en présence de ce phénomène scientifique, l'empereur dom Pédro avait résolu de réunir le plus rapidement possible à Rio un congrès de savants, composé de délégués de toutes les académies astronomiques du monde entier; qu'en outre, il se proposait de prier le très célèbre Fédor Sharp de venir lui-même à Rio, afin d'examiner s'il n'y aurait pas des liens de parenté entre cet aérolithe et son propre bradyte.»
À la suite de cette dépêche, le journal ajoutait que le chargé d'affaires du Brésil à Pétersbourg avait prié le président des Académies de réunir d'urgence ses membres, à l'effet d'écouter un message que l'empereur son maître lui avait fait «câbler», dans la matinée.
Presque tout de suite, Sharp revint à lui, reprenant l'usage de ses jambes en même temps qu'une grande joie lui gonflait le cœur; décidément, il avait eu tort de désespérer, la chance ne l'avait pas abandonné; bien au contraire, elle lui apparaissait plus grande et plus fortunée que jamais, sous la forme de cette courte dépêche.
L'Amérique, pays des gens pratiques! le Brésil, pays des gens aux emballements prompts!
C'était la gloire!... c'était la fortune!...
Son premier mouvement fut de se précipiter vers le monument où se tenaient les séances des Académies. Mais il réfléchit que, n'appartenant pas à ce docte corps, ce serait faire montre d'un empressement un peu excessif et qu'il serait plus décent à lui d'attendre que le ministre du Brésil vînt, par une démarche officielle, confirmer la nouvelle donnée par le correspondant du journal.
Il domina donc son impatience de savoir et reprit le chemin de chez lui, s'efforçant de marcher lentement pour ne pas exciter la curiosité des passants, et aussi pour faire passer le temps, se doutant bien qu'une fois rentré, il serait furieusement talonné par la curiosité.
Mais du plus loin qu'il aperçut sa maison, il fut tenté de se mettre à courir; une foule considérable envahissait la rue et il se douta que quelque chose se passait là, le concernant.
Il ne se trompait pas; dès qu'il fut reconnu, les vivats éclatèrent; et enthousiastes, mais respectueux, ceux qui se trouvaient là lui frayèrent un passage jusqu'à sa porte; l'escalier même était plein de monde: personnages officiels, notabilités scientifiques, journalistes de marque se pressaient sur les marches en une cohue confuse qu'il eut peine à percer pour arriver à son modeste logement.
Le ministre du Brésil l'attendait, entouré des bureaux des différentes Académies, afin de communiquer à l'intéressé, avec le plus d'apparat possible, le cablegramme expédié par dom Pédro.
Quand le savant eut remercié, avec une émotion admirablement jouée, du grand honneur qui lui était fait, un attaché à la maison de l'Empereur annonça à Fédor Sharp que, sur les ordres du Tzar, le ministre de la Marine avait télégraphié à Odessa pour que, dans les huit jours, un navire fût prêt à partir pour le Brésil, et qu'en même temps le ministre des Affaires Étrangères avait télégraphié aux ambassadeurs d'informer les gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités que la Russie offrait gratuitement le transport aux délégations de toutes les Sociétés scientifiques.
Cela fait, le Président des Académies instruisit Sharp que les votes avaient eu lieu d'urgence pour désigner les délégués chargés de l'accompagner à Rio et que ces délégués se tenaient à sa disposition pour s'entendre avec lui sur les mesures à prendre.
Pendant six jours, les réceptions, les repas recommencèrent avec accompagnement d'ovations et de fleurs: de nouveau, Fédor Sharp redevint le héros du jour, mais il n'écoutait plus les compliments flatteurs que d'une oreille distraite et les parfums des fleurs laissaient ses narines insensibles.
Il songeait au Brésil, à cette terre que les légendes se plaisent à dorer et à endiamanter sur toutes les faces, et il se disait que, là-bas, les honneurs avaient chance de le mener à la fortune.
Le sort de l'homme est de vivre d'espérance, et, l'espérance aidant, il se fit dans la manière d'être de Sharp une révolution radicale: aimable, souriant, il se montra plein d'entrain dans les préparatifs du départ.
D'abord, il s'agit de scier une assez notable partie de son propre bolide, afin d'avoir un point de comparaison pour étudier celui dont il allait, par delà les mers, dresser l'état civil; et ce ne fut pas une petite affaire, car il fallut procéder, comme on procède pour les pierres de taille, le corps savant ne voulant entendre parler ni de pioches, ni de pics, encore moins de mines.
Ensuite, il s'agit de procéder à un emballage minutieux, car il fallait que l'«échantillon», ainsi que disait Sharp, arrivât non brisé; il était par-dessus tout urgent de mettre les différents éléments constitutifs du précieux bradyte à l'abri des principes dissolvants de la brise marine; et cela donna lieu à un emballage d'un genre spécial et coûteux.
Puis, il fallut transporter de Pétersbourg à Odessa cet encombrant colis, et quatre trucks accouplés par un système de passerelle furent nécessaires pour le contenir; ces trucks furent attelés au train spécial que le ministre des Voies et Communications mettait à la disposition de Sharp et de ses compagnons.
Une fois à Odessa, où l'on arriva l'avant-veille du départ, l'explorateur céleste dut partager son temps entre les réceptions auxquelles il lui fallut prendre part, et les soins nécessaires au transbordement de l'«échantillon» du train sur le pont du navire.
Enfin, on appareilla, et ce fut vraiment un beau spectacle que ce steamer pavoisé aux multiples couleurs de toutes les nations dont les représentants se trouvaient à bord, franchissant la jetée aux acclamations d'une foule en délire qui ne cessait d'applaudir et de crier, que pour écouter, tête nue, toutes les fanfares de la ville exécutant à l'unisson le «Boje Tsara Krani!...»
Sharp avait tellement supplié qu'il avait obtenu de
monter en croupe de l'un des cavaliers (p. 307)
Une multitude d'embarcations firent même, pendant très longtemps, la conduite au navire qu'elles n'abandonnèrent que fort avant, en pleine mer, et parce que la nuit s'approchait et les contraignait à rejoindre le port.
À partir de ce moment, Sharp mena une existence relativement tranquille; bien qu'il lui fallût, tous les soirs, absorber du champagne, plus peut-être que ne l'eussent comporté son caractère et sa dignité de savant,—les délégués de chaque nation recevant leurs collègues à tour de rôle—il avait encore suffisamment de temps pour se recueillir, dans sa cabine, en tête-à-tête avec ses espérances et ses rêves.
Car, plus il y pensait, et plus il demeurait persuadé que c'était la Providence qui avait machiné la féerie dans laquelle il jouait actuellement le rôle principal: de temps en temps, il est vrai, passaient devant ses yeux, mais tellement vagues, tellement estompées, qu'avec un peu de bonne volonté il ne les aurait pas reconnues, les silhouettes de Mickhaïl Ossipoff et de ses compagnons de voyage.
Les crimes dont il s'était rendu coupable à leur égard, lui semblaient maintenant tellement lointains qu'à peine s'il conservait précis le souvenir de quelques détails: sans doute eût-il été plus correct de ne pas envoyer Ossipoff aux mines et, l'ayant retrouvé dans les solitudes lunaires, de ne pas voler l'engin métallique sur lequel il comptait pour continuer son voyage.
Mais, outre qu'il était de la catégorie des gens qui, dans la vie, n'entrevoient que le but à atteindre, sans se préoccuper des moyens employés pour y parvenir, il se disait, pour alléger sa conscience—oh! pas bien chargée, on peut le croire—que ce n'était pas dans un intérêt personnel de gloire ou de fortune qu'il avait agi.
Et cela était vrai, tout d'abord; lui aussi, tout comme son collègue de l'observatoire de Poulkowa, était un affolé de science, un emballé des astres, et le souci seul d'être utile à l'astronomie l'avait poussé à se débarrasser d'Ossipoff.
On dira logiquement qu'il eût mieux fait de joindre ses efforts à ceux de son collègue; à cela, il eût répondu que Mickhaïl Ossipoff était plutôt un rêveur qu'un homme d'action et que, avant de passer de la théorie à la pratique, des années et des années se fussent écoulées; en outre, le père de Séléna était un exclusif, un jaloux de sa propre science, et avec lui aucun accommodement n'eût été possible.
Tel avait été le sentiment premier qui avait fait germer dans la cervelle de Sharp l'idée de se débarrasser de son collègue; puis, très rapidement, sur le souci de l'intérêt de la science, en général, était venu se greffer le souci de son intérêt propre, de sa gloire, de sa fortune, et lorsqu'il avait réussi à convaincre Jonathan Farenheit, Sharp était bien décidé à gagner la grosse somme, grâce aux actions d'apport qui lui avaient été consenties lors de la formation de la «Selene Company limited».
Maintenant, il lui avait fallu en rabattre de ses espérances premières; les mines de diamants de la Lune étaient une chimère, comme aussi la possibilité de jamais recommencer le hardi voyage qu'il venait de terminer.
Comme un bon jobard, il s'était laissé, durant trois semaines, endormir par les félicitations, les fleurs et les honneurs platoniques, mais, puisque précisément au moment où il désespérait, naissait l'espoir de trouver une occasion de battre monnaie avec sa gloire, cette occasion il entendait bien ne la pas laisser échapper, sous quelque forme qu'elle se présentât.
Ah! un barnum pouvait venir maintenant lui proposer un engagement pour exhiber par les deux mondes le bolide en question et donner aux badauds des explications plus ou moins scientifiques! il était son homme, fallût-il pour cela remplacer sa sévère redingote noire et son officielle cravate blanche par un vêtement baroque de clown.
Oui, oui, plus que jamais, Fédor Sharp avait honte de sa gueuserie; il voulait être riche et il le serait.
Et quand il songeait, par hasard, à Mickhaïl Ossipoff, il s'applaudissait du tour qu'il lui avait joué en le laissant en plan sur Mercure; s'il avait suivi le vieux savant et ses compagnons dans la sphère de sélénium sur laquelle ils comptaient pour poursuivre leur voyage, il aurait, selon toutes probabilités, partagé leur sort; c'est-à-dire que son être serait, comme les leurs, rentré dans le grand Tout.
Tandis que, de la sorte, non seulement il était seul à récolter une gloire dont une bonne partie, la meilleure (il se l'avouait in petto), revenait à Mickhaïl Ossipoff, mais encore la Providence avait si bien fait les choses qu'elle l'avait débarrassé d'une victime gênante.
Voilà dans quel esprit se trouvait Fédor Sharp lorsque le bâtiment qui le portait, lui, ses compagnons de voyage et le fameux «échantillon», arriva en vue de Rio.
En même temps que le pilote, qui vint à bord pour leur faire franchir les passes, arrivèrent en foule des barques remplies, à couler, de notabilités officielles, scientifiques et littéraires, pressées de rendre hommage au héros du jour et Fédor Sharp recommença à s'enivrer du parfum capiteux des flatteries et des ovations.
Avant même d'être débarqué, il lui fallut, pour satisfaire, sans tarder, la curiosité des nouveaux venus, faire une conférence dans laquelle il résuma, aussi succinctement que possible, les différentes phases de son voyage.
En débarquant, à l'extrémité même de la passerelle, un carrosse de l'Empereur l'attendait pour le mener au palais, où Sa Majesté lui fit l'accueil le plus cordial qui se pût rêver.
En lui donnant congé, dom Pédro voulut même bien lui dire qu'il l'aurait conservé plus longtemps auprès de lui, mais qu'il ne voulait pas priver ses concitoyens du plaisir de lui présenter leurs hommages.
Dans la cour du palais, un autre carrosse, aux armes de la ville, celui-là, se trouvait pour mener le héros sur une grande place, au centre de laquelle un haut piédestal de granit se dressait, qui devait supporter quelques jours encore auparavant l'effigie en bronze d'un général brésilien quelconque.
Pour l'instant, le général brésilien gisait à terre, recouvert d'une bâche de toile et, contre le piédestal, un escalier de bois, recouvert d'un tapis écarlate, était dressé.
Alors, le président de la municipalité expliqua à Fédor Sharp que la ville, pour honorer plus particulièrement le savant, lui avait donné le titre de «citoyen de Rio» et que, pour lui faire prendre pied, à la vue de tous, la cité à laquelle il appartenait désormais avait décidé de le faire assister, du haut de ce piédestal, au défilé des sociétés savantes et corporations ouvrières, venues non seulement d'étranger, mais encore de tous les coins du Brésil.
Une cervelle, plus forte encore que celle de Sharp, eût été quelque peu déséquilibrée par de semblables honneurs; aussi lui fallut-il se raidir pour gravir, sans vaciller, les degrés de l'escalier; et, tout en montant les marches, il se demandait consciencieusement quelle attitude il allait falloir prendre sur la plate-forme.
Problème embarrassant.
Il fallait quelque chose qui donnât une haute idée de la science astronomique incarnée en sa personne et, en même temps, qui laissât percevoir une certaine modestie, toujours inséparable d'un vrai savant.
Machinalement, une fois arrivé en haut, il se campa sur ses hanches, le corps portant tout entier sur la jambe gauche, la jambe droite légèrement fléchie, la tête raide, les regards tombant à terre; une des mains, fermée, se plaça derrière le dos, l'autre à demi-cachée dans l'ouverture du gilet, un peu déboutonné...
Sans qu'il l'eût voulu, ses membres avaient eu une réminiscence de la posture favorite d'un grand homme et, ainsi que les journaux de la ville le firent remarquer le lendemain, sans aucun blâme d'ailleurs, Fédor Sharp avait posé en Napoléon Ier de l'astronomie.
Le président de la municipalité demeura sur la dernière marche de l'escalier, un peu au-dessous du niveau de la plate-forme, pendant que les membres de la municipalité elle-même se groupaient en bas du piédestal.
Alors, les cuivres d'une fanfare, dissimulée dans des feuillages, éclatèrent; quatre pièces d'artillerie, disposées à chaque coin de la place, tonnèrent à la fois; aussitôt, d'une large rue, dans lequel il était massé, le cortège déboucha, marchant lentement, faisant le tour du piédestal sur lequel Fédor Sharp, immobile, eût semblé véritablement coulé en bronze si, de temps à autre, il n'eût incliné la tête pour saluer les délégations que le président de la municipalité lui nommait tout bas à l'oreille, au fur et à mesure qu'elles défilaient.
Cela dura une heure, une longue heure, durant laquelle, en dépit du soleil qui dardait fort, Sharp ne donna le moindre signe de défaillance; il est vrai de dire que, suivant les instructions données par le chef de la municipalité, un domestique tout chamarré d'or était venu se mettre derrière le héros, afin de tenir ouvert, au-dessus de sa tête, un immense parasol aux couleurs russes et brésiliennes.
La fin du cortège se composait d'une troupe innombrable d'individus des deux sexes, mais, cependant, dont la majeure partie appartenait au sexe masculin, vêtus, pour la plupart, d'habits de voyage en étoffes voyantes et coiffés de casquettes de drap ou de chapeaux mous en feutre (côté hommes), de robes mal coupées disparaissant sous d'amples ulsters, et coiffées de chapeaux extraordinaires de mauvais goût (côté femmes); ces individus avaient tous à la main, uniformément, un parapluie et une couverture roulée dans une courroie, comme, non moins uniformément, en bandoulière, un sac de cuir et un étui à lorgnette; cette lorgnette, ils s'en servaient pour le moment à dévisager Fédor Sharp, avec le sans-gêne qui caractérise l'Anglais en voyage.
Surpris et quelque peu choqué, le héros abandonna son immobilité de bronze, en laquelle il était figé depuis près d'une heure, pour se pencher vers le président de la municipalité et lui demander ce que c'étaient que ces gens-là.
L'autre, alors, lui expliqua que depuis que s'était répandu dans le monde entier la nouvelle des solennités scientifiques dont Rio allait être le théâtre, les «Cooks» et les agences similaires avaient organisé de tous les points du globe des excursions pour le Brésil, à prix réduits; que, depuis huit jours, s'étaient abattus sur le pays des bandes de curieux à longues dents et à favoris jaunes, avides de contempler les traits de l'homme du jour et de voir ce fragment de terre céleste dont la Providence avait favorisé le territoire brésilien.
—C'est la fortune de la ville, dit en souriant, pour terminer, le président de la municipalité.
—Mais c'est aussi la ruine des musées, répondit Sharp, faisant allusion au sans-gêne bien connu avec lequel les enfants d'Albion font leur possible pour emporter «des petits souvenirs».
En dépit de ces mots plein de méfiance, notre héros ne put faire autrement que de saluer le plus gracieusement qu'il lui fut possible ces gens venus de si loin, uniquement pour contempler ses traits.
Le défilé une fois terminé, Sharp fut reconduit en grande pompe à son hôtel, où il eut juste le temps nécessaire de changer ses vêtements poudreux pour un habit noir et se rendre ensuite au grand banquet offert par le gouvernement aux délégations scientifiques.
Le banquet fut ce que sont tous les banquets officiels, c'est-à-dire une suite non interrompue de plats refroidis où des viandes déguisées flottent dans des sauces poivreuses et innommables, arrosées de vins généreux, soi-disant des plus hauts crus et qui n'ont coûté à leurs propriétaires que le soin de les baptiser.
Au dessert, commença la série des toasts, et Sharp se levait déjà pour répondre au déluge de compliments sous lequel une quinzaine d'orateurs le noyaient depuis une heure, lorsqu'un valet apporta au président du conseil des ministres, à la droite duquel le héros se trouvait assis, un pli cacheté.
—Urgent, dit le valet...
Le ministre déchira l'enveloppe d'un doigt nerveux.
—Diable! murmura-t-il après avoir parcouru les trois ou quatre lignes que contenait la missive.
Il réfléchit quelques secondes, tira son carnet sur l'une des feuilles duquel il griffonna en hâte quelques mots.
—Ceci, en toute hâte, au ministère de la guerre, commanda-t-il.
Ensuite, se penchant vers son voisin, il lui dit, en souriant:
—Vous ne sauriez deviner l'ordre que je viens de donner, mon cher savant.
Sharp esquissa un geste vague.
—Il me serait bien difficile, Excellence, balbutia-t-il, de deviner...
—Je viens de donner l'ordre de faire partir de suite, par train spécial, pour «las Pueblas» un demi-régiment de ligne et un escadron de cavalerie.
L'astronome eut un haut-le-corps.
—Las Pueblas!... fit-il; mais n'est-ce point le village aux environs duquel est tombé le fameux bradyte?
—Précisément...
Ce fut autour de ces tables que la troupe affamée fut
invitée à prendre place (p. 312).
Alors supposant, étant donné le cérémonial avec lequel il avait été reçu, que ces troupes n'étaient expédiées que pour attester de manière éclatante en quel honneur le gouvernement brésilien le tenait, Fédor Sharp balbutia avec une confusion admirablement jouée...
—C'est trop, Excellence... en vérité... c'est beaucoup trop...
Le ministre hocha la tête, tandis que ses lèvres s'allongeaient dans une moue significative.
—Heu!... murmura-t-il, je craindrais plutôt que ce ne fût pas assez; ces diables d'Anglais sont légion...
Sharp, à ces quelques mots, comprit qu'il s'était trompé et eut le pressentiment vague d'un danger.
—Que Votre Excellence daigne m'expliquer, dit-il, car je ne saisis pas très bien...
—C'est fort simple... le maire de las Pueblas me télégraphie qu'il vient d'arriver des bandes d'excursionnistes, lesquels n'ont rien eu de plus pressé que d'attaquer le bradyte à coups de canne, de parapluie... quelques-uns même ont des pics dissimulés sous leurs vêtements.
Sharp se leva, tout pâle.
—Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il.
—Le maire ajoute que, si l'on n'y met pas ordre avant demain, les excursionnistes auront «débité», c'est l'expression dont il se sert, le bradyte entier... Et voilà pourquoi j'envoie des troupes...
Son interlocuteur lui saisit les mains, et, d'une voix émue:
—Ah! merci, Excellence!... balbutia-t-il, merci au nom de la science...
—Mais où allez-vous?... Vous partez!... et votre discours...
—Ce n'est pas le moment des discours, répondit le savant en proie à un inexprimable émoi... Je vous demande la permission de partir par le train qui emporte les troupes... Ma place est là-bas... les intérêts dont il s'agit sont trop considérables... En restant ici, je déserte mon poste qui est à l'endroit du danger...
Ces dernières paroles, il les avait prononcées à haute voix, en sorte qu'au milieu du silence général provoqué par sa surprenante attitude, tout le monde les entendit.
Promptement mis au courant par quelques mots que le ministre jugea de dire pour excuser Sharp, les délégués des sociétés scientifiques se levèrent comme un seul homme et déclarèrent qu'ils accompagnaient leur chef et que les Anglais leur passeraient sur le corps avant de porter leurs mains sacrilèges sur le bradyte.
Seuls, les représentants des académies de Londres s'abstinrent, expliquant dans un langage fort sensé et plein de modération que, tout en blâmant, au nom de la science, l'attitude de leurs compatriotes, ils ne pouvaient cependant risquer de se trouver mêlés à des actes d'hostilité contre eux.
Deux heures plus tard, le train spécial, bondé de troupes et de savants, s'arrêtait en gare à las Pueblas et, à la lueur des torches, les savants, emboîtant le pas aux fantassins, se dirigèrent vers l'endroit où gisait le précieux bloc.
La cavalerie avait pris les devants de manière à déblayer le terrain par quelques charges pacifiques et à empêcher toute effusion de sang. Sharp avait tellement supplié l'officier commandant le détachement qu'il avait obtenu la faveur de monter en croupe d'un des cavaliers.
Et c'était une chose étrange et grotesque tout à la fois que cet homme, long, maigre, en habit noir et cravate blanche, enlaçant de ses grands bras la taille du soldat, tandis que son pantalon, remonté jusqu'aux mollets, laissait voir le bas de la jambe qu'emprisonnaient imparfaitement de tire-bouchonnantes chaussettes blanches.
Le maire, en personne, avait tenu à servir de guide et, monté sur un petit cheval plein de feu, il trottait en tête du détachement, tenant au poing une lanterne qui indiquait la route à suivre.
Bientôt, on s'engagea à travers champs et la course devint moins rapide, jusqu'au moment où le guide s'arrêtant, étendit la main devant lui, en disant:
—C'est là!...
Dans l'ombre vaporeuse de la nuit, que la pleine lune, semblable à un grand plat d'argent, éclairait, une masse sombre apparut, à environ cinq cents mètres, quelque chose comme une petite colline qui barrait le paysage, et dont la silhouette s'estompait, empêchant d'en bien saisir l'exacte conformation.
Et, très vagues aussi, se voyaient des formes humaines, les unes entourant la masse en question, les autres accrochées à ses flancs, d'autres, enfin, perchées sur sa crête, et qui s'agitaient.
—Au galop! au galop! cria Sharp.
En même temps, il appliqua sur la croupe du cheval qui le portait un coup de parapluie formidable, en sorte que la bête bondit en avant, entraînant à sa suite tout le détachement, dont les hommes crurent qu'un commandement avait été lancé par leur chef.
Ce fut une débandade: les formes humaines que l'on avait aperçues de loin prirent la fuite de toutes parts, épouvantées par l'arrivée de ces cavaliers dont on ne pouvait distinguer les uniformes, et qui empruntaient à la nuit un aspect fantastique.
Quand les premiers rangs firent halte, et, à leur tête, bien entendu, à vingt mètres au moins en avant, le cavalier qui portait Sharp en croupe, la place était nette; de-ci de-là, à terre, des objets abandonnés par les fuyards, dans la précipitation de leur fuite: lorgnettes, couvertures, chapeaux et casquettes de voyage.
Avec une agilité que l'on n'eût osé soupçonner de sa part, Sharp sauta à terre, et se mit à courir comme un fou, contournant la base du bolide, s'arrêtant par moments pour passer ses mains sur les parois rocailleuses, tel un avare caressant son trésor.
Quand il fut revenu à son point de départ, il commença à escalader le roc, s'aidant de son parapluie comme d'un alpinstock, s'accrochant des mains à la moindre anfractuosité, lorsque l'ascension était par trop rude.
Enfin, après avoir manqué de se rompre le cou au moins vingt fois, il parvint à la crête, et, lorsque les délégués scientifiques arrivèrent, derrière le détachement d'infanterie, ils aperçurent, argentée par un rayon de lune qui la frappait en plein, la silhouette démesurée de Fédor Sharp, se détachant, ainsi qu'une apparition fantastique, sur le fond sombre de la nuit.
Alors, il dressa au-dessus de sa tête son parapluie, dont l'ombre parut s'allonger jusqu'au disque étincelant de la Lune, et il cria à tue-tête:
—Vive la science!...
D'en bas, dans un hurra formidable poussé par toutes les langues du monde entier, montèrent jusqu'à lui ces mots:
—Vive Fédor Sharp!
Il salua gravement; puis, tandis que l'officier sous le commandement duquel se trouvaient placées les troupes, prenait les dispositions nécessaires pour faire respecter l'intégralité du bolide, c'est-à-dire plaçait tout autour, à une distance de cent mètres, une série de petits postes, lesquels détachaient en avant d'eux des sentinelles; puis envoyaient des patrouilles de cavalerie et d'infanterie afin de battre au loin la campagne et d'empêcher le retour offensif des touristes de l'agence Cook, les savants, eux, s'arrangeaient pour camper tant bien que mal sur le champ de bataille.
Nul doute que plusieurs d'entre eux—un grand nombre même, peut-être—ne pensassent, à part eux, qu'il était exagéré de compromettre ainsi la santé de la fleur des pois des savants du monde entier, en passant la nuit à la belle étoile, après un repas plantureux; la tête échauffée par les vins, l'estomac surchargé de mets épicés, on a grande chance d'attraper une bonne congestion.
Aussi, chacun de ceux qui étaient là, livré à lui-même, se fût empressé de retourner au village, et de s'accommoder tant bien que mal dans l'unique hôtellerie qui s'y trouvait; mais le respect humain faisait paraître les plus vaillants ceux précisément qui avaient le plus de velléités de retraite, personne ne voulant être le premier à attacher le grelot.
Au demeurant, une mauvaise nuit est bientôt passée, et les soldats ayant prêté leurs propres manteaux aux savants, ceux-ci s'y enroulèrent, et, étendus sur le sol, les pieds tenus chauds par des feux allumés de distance en distance, ne tardèrent pas à s'endormir, durant que les officiers fumaient force cigares et buvaient force verres d'aguardiente.
Aux premières lueurs de l'aube, clairons et trompettes sonnèrent. Ce réveil en campagne effaroucha dans les maïs et les caféiers les petits oiseaux qui sommeillaient encore; quand les savants se furent bien étiré les bras et bien distendu les mâchoires, les reins quelque peu courbaturés par la dureté du sol, et la tête un peu lourde des libations de la veille, ils s'avisèrent de regarder, et demeurèrent véritablement stupéfaits.
Certes, le gouvernement brésilien n'avait pas exagéré les choses, lorsque, par l'organe de ses représentants officiels, il avait annoncé au monde savant de l'Univers qu'il était tombé sur son territoire le plus extraordinaire spécimen de terre céleste qui pût se voir, et ceux qui, sur la foi d'une semblable affirmation, avaient fait le voyage, ne pouvaient sincèrement pas regretter leur déplacement.
Qu'on s'imagine un bloc qui, de face, présentait une superficie d'environ 1,300 mètres carrés, ne mesurant pas moins de quarante mètres de longueur sur une trentaine de mètres de haut, gigantesque caillou, tombé de l'infini sur la terre, et qui, dans sa chute, s'était enfoncé dans le sol d'au moins une demi-douzaine de mètres.
Alentour, c'était une véritable dévastation, à croire qu'un gigantesque incendie avait passé sur les champs et sur les bois: ce n'était que troncs d'arbres calcinés, que moissons détruites; on eût même dit que les flammes avaient pénétré jusque dans le sol, pour s'en aller détruire les racines, que l'on apercevait, dans des crevasses, tordues et noirâtres.
Sur la terre, une épaisse couche de cendres, fine et impalpable, se soulevait en tourbillon sous le moindre souffle d'air, empuantissant l'atmosphère et obscurcissant le ciel bleu.
Et la troupe des savants, aussitôt que les yeux avaient été suffisamment ouverts pour regarder, et les cervelles suffisamment désembrumées pour comprendre, s'était ruée à l'assaut du bolide, pour l'examiner, le palper, l'ausculter en tous ses coins et recoins.
Tandis que les uns en photographiaient les différentes faces, les autres arpentaient ces mêmes faces, en prenaient les dimensions, engageant entre eux des discussions à n'en plus finir sur un écart de quelques centimètres à peine entre leurs différentes mensurations; d'autres, encore, en faisaient l'escalade, pour en calculer la hauteur.
Bientôt, il arriva un moment où tout le monde se trouva réuni sur une sorte de plateau qui formait, pour ainsi dire, la cime de cette montagne minuscule, et alors, sous la conduite de Fédor Sharp, commença la visite en détail du bolide.
Le savant semblait faire les honneurs de chez lui, et avec cette même passion effrénée qui l'avait soutenu au milieu des plus terribles épreuves, il conduisit, pendant plusieurs heures, ses invités à travers toutes les sinuosités du bloc rocailleux, s'arrêtant presque à chaque pas pour leur faire admirer tel détail, leur faire constater telle particularité, les intéresser à telle curiosité.
Montant, descendant pour remonter encore, allant à droite pour aller à gauche, et ensuite revenir sur ses pas, Fédor Sharp était infatigable, semblant se soucier peu de l'éreintement, visible, cependant, de ses collègues qui se traînaient à sa suite, suant, soufflant, s'épongeant le front et tirant la langue.
—C'est le tour du propriétaire, ricana l'un des délégués français, membre de l'Académie des sciences et homme de beaucoup d'esprit.
À tout instant, c'était pour Sharp l'occasion d'une nouvelle conférence, traitant tantôt de minéralogie, tantôt de géologie, tantôt d'astronomie, et le tout avec une assurance qui stupéfiait ses interlocuteurs.
Ce diable d'homme—canaillerie à part—était universel.
Cependant, il arriva un moment où le «tour du propriétaire» étant fait, et plus que fait, car plusieurs fois on était revenu sur ses pas, le président du conseil qui, tout le temps, s'était attaché à la personne du savant, lui insinua timidement à l'oreille, que, peut-être, serait-il temps de se reposer; en déjeunant, on pourrait arrêter l'ordre et la marche des travaux du congrès.
Une très agréable surprise attendait l'assistance: pendant que Fédor Sharp faisait visiter à la société dans tous ses coins et recoins le fameux bolide, les hommes de troupes élevaient, sur la crête, une tente immense, sous laquelle des tables étaient dressées, et ce fut autour de ces tables que la troupe affamée fut invitée à prendre place pour se réconforter un peu.
Allez dire à vos compagnons que vous êtes des vandales!
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Pour dire vrai, pendant presque toute la durée du repas, la science fut laissée de côté, et Sharp eut beau continuer ses conférences, on ne l'écouta que d'une oreille fort distraite—ventre affamé n'ayant point d'oreilles. En outre, par une attention délicate du maire de las Pueblas, la fanfare du village était venue rehausser de l'éclat de ses cuivres celui de cette cérémonie, et les fanfares couvraient la voix de l'orateur.
Au dessert, cependant, il put prendre sa revanche: c'était l'heure réglementaire des toasts, et les musiciens, ayant le gosier complètement desséché, furent se rafraîchir, ce qui permit à Sharp de faire entendre à ses auditeurs repus sa voix quelque peu éraillée.
Il commença par affirmer que le fragment pierreux qui l'avait déposé aux environs de Pétersbourg et celui-là même sur lequel il se trouvait présentement en si éminente compagnie, appartenaient, l'un comme l'autre, au bradyte détaché de la comète de Tuttle, sur lequel il avait traversé, plusieurs mois durant, une notable partie de l'espace...
Il n'en voulait pour preuves que les éléments constitutifs de l'un, qui se trouvaient être exactement les mêmes que chez l'autre; au point de vue minéralogique, identité semblable, comme aussi au point de vue géologique, ainsi que pouvaient le prouver les différentes couches constatées chez l'un et chez l'autre.
Enfin, ce qui prouvait, à n'en pouvoir douter, que le fragment duquel il était sorti s'était détaché de la masse énorme dont il était question, c'était la collection d'épreuves photographiques, prises par lui, de toutes les faces de son bolide, et dont l'une des faces semblait vouloir se raccorder exactement à la face droite du bradyte brésilien.
—Tout cela, messieurs et chers collègues, ajouta-t-il en terminant, est à vérifier en détail, car nous sommes en présence de l'un des plus importants problèmes qui se soient jamais présentés aux hommes de science, et je n'entends nullement poser qui ne soit contrôlé et recontrôlé par les hommes éminemment compétents que vous êtes... Je me permets seulement, étant pour ainsi dire de la maison (il sourit avec fatuité en disant ces mots), de vous donner quelques indications sur les aîtres; libre à vous, maintenant, de décider ce que vous avez à faire.
On juge si cette apparente modestie—de la part du héros du jour—produisit un effet considérable sur ces hommes de science, jaloux et infatués d'eux-mêmes; ils applaudirent à tout rompre, et l'un d'entre eux, prenant spontanément la parole, remercia le savant éminent de la confiance qu'il voulait bien avoir dans les modestes lumières de ses collègues, lesquels feraient appel à tout leur savoir et à toute leur bonne volonté pour répondre à la confiance que Sa Majesté l'Empereur avait bien voulu avoir en eux...
Ensuite, le café pris, on se mit à délibérer par groupes sur la manière dont il convenait d'organiser les travaux; ces groupes n'étaient pas formés, comme on pourrait le croire, par nationalités, mais par spécialités: instinctivement les astronomes s'étaient joints aux astronomes, les géologistes aux géologistes, etc.; et cela formait comme autant de commissions discutant la question, chacune au point de vue de sa compétence particulière.
—La première chose à faire, ce me semble, dit alors le ministre, président du conseil de Sa Majesté dom Pédro, serait de mettre en présence ce bradyte et l'échantillon que vous avez apporté de Pétersbourg. Les études comparatives seraient de beaucoup facilitées, je crois, par ce système.
On applaudit.
Sharp fit observer alors combien serait difficile le transport du colis pierreux amené d'Odessa; il ajouta qu'en outre cela occasionnerait des frais, dont il priait Son Excellence de se rendre compte, avant de s'engager dans cette opération.
Avec une grande dignité, le ministre répondit que, dans une question aussi importante pour la science, il considérait comme inconvenant de parler de dépenses; au surplus, il connaissait les intentions de l'Empereur, et pouvait affirmer qu'en cas d'insuffisance du budget, dom Pédro saurait ouvrir sa cassette particulière.
On applaudit encore.
Alors, un membre du congrès—disons tout de suite qu'il était âgé, et ne marchait qu'en s'appuyant sur des cannes—fit observer que l'endroit même où était tombé le bradyte allait rendre peut-être bien pénibles les opérations multiples et longues, assurément, auxquelles il s'agissait de se livrer.
De l'endroit où l'on se trouvait à Las Pueblas—en admettant qu'on prît le village comme domicile—il y avait une distance qu'il faudrait parcourir à pied, les moyens de transport manquant totalement; ne serait-ce pas là une bien grande fatigue pour les membres du congrès, qui n'étaient plus jeunes, la science ne venant généralement qu'avec l'âge?...
Un murmure approbatif accueillit ces paroles; mais alors Sharp se leva, et, les sourcils froncés, demanda d'une voix grondeuse:
—Comment mon honorable collègue entend-il résoudre la question? car je ne suppose pas qu'il veuille nous proposer de nous en retourner sans avoir tout mis en œuvre pour parvenir au but que nous nous sommes proposé en venant au Brésil?
Ainsi interpellé, l'«honorable collègue» s'empressa de répliquer que c'était lui faire injure que de lui prêter de semblables intentions; la vérité, c'est qu'à son sens, il serait plus pratique et pour la santé des éminents savants, ses collègues, et pour le résultat à obtenir, de mettre le centre des opérations à Rio.
Ce fut un tollé général: habiter Rio, alors que le pivot des opérations était ici!... quelle perte de temps!... et aussi quelle fatigue!... c'était déraisonnable, au possible...
Mais l'orateur avait son idée.
—Vous ne me comprenez pas, messieurs et chers collègues, répondit-il avec un grand calme. Si j'émets la proposition de faire de Rio le centre de nos opérations, c'est qu'il ne me semble pas impossible d'y transporter...
—Le bradyte, peut-être! s'exclama-t-on de toutes parts.
Sans se déconcerter, l'autre répondit:
—Parfaitement.
On juge des rires, des plaisanteries que ce «parfaitement» souleva dans l'assistance entière.
Mais le savant qui, avant de prendre sa retraite à l'Académie des Sciences, avait fait partie, durant quelque temps, du Parlement de son pays, était par conséquent accoutumé à ne point s'effaroucher du bruit, ni des railleries, voire même des injures.
Imperturbable, il demeura debout, attendant que fût passé l'accès d'hilarité folle dont ses paroles avaient été accueillies, et alors, il ajouta:
—Toute modestie à part, n'est-ce pas, messieurs et chers collègues, je puis dire que mon nom est honorablement connu de vous tous comme celui d'un homme auquel sont familières les questions de mécanique...
Cela était tellement indéniable que tout le monde fut unanime à répondre par un murmure approbateur.
—Donc, vous me croirez quand je vous affirmerai que je crois possible le transport que je vous propose...
—Mais, en admettant que vous arriviez à trouver un moyen de soulever le bradyte de l'alvéole qu'il s'est creusée en tombant, quel système de traction emploierez-vous pour l'amener à vingt kilomètres d'ici?... lui cria-t-on de toutes parts.
Le savant hocha la tête.
—C'est un des petits côtés de la question, répondit-il avec un sourire de mépris; permettez-moi d'abord de vous dire que certainement Son Excellence monsieur le Président du Conseil ne refuserait pas de faire exécuter d'ici à Las Pueblas une voie se raccordant avec la ligne ferrée de Rio et qu'une locomotive... deux au besoin... ou même trois... se chargeraient de traîner ce caillou...
Ce mot atteignit Sharp au plus vif de son amour-propre: il se leva et, le visage blême, l'œil chargé d'éclairs, il riposta d'une voix mauvaise:
—Je regrette que notre honorable collègue ait cru devoir appliquer une semblable expression à ce fragment de terre céleste qui va servir de plate-forme aux études approfondies de l'élite intellectuelle du genre humain...
Ici, l'orateur fut interrompu par un murmure très approbateur: les mots «élite intellectuelle» avaient porté. Sharp salua de droite et de gauche avec condescendance et poursuivit:
—Mais enfin, puisque «caillou» il y a, et que notre honorable collègue estime pratique le transport à vingt kilomètres d'ici d'une semblable masse, j'estime, pour ma part, que cette tentative est assez intéressante à tous points de vue, pour que nous priions Son Excellence—et, se disant, il se tourna vers le Président du Conseil des ministres—de mettre tout en œuvre pour qu'un semblable résultat puisse être atteint.
Le ministre se leva à son tour et déclara que Sa Majesté l'Empereur serait trop heureuse de coopérer dans la limite de ses moyens à une opération aussi intéressante... mais que malheureusement sa cassette particulière n'était pas inépuisable;... quant au budget du pays, il était dans un état de déséquilibre tel qu'il ne voyait guère le moyen de prendre dans les fonds publics la plus petite somme qui permît au gouvernement de prêter une collaboration efficace à un si hardi projet... que, cependant, il allait en causer à ses collègues, examiner de concert avec eux, et de manière très approfondie, la question et que, si le gouvernement trouvait le moyen de frapper un nouvel impôt qui mît de nouvelles ressources à sa disposition, on pouvait compter sur lui.
Comme il achevait ces mots, voilà que, au pied du bolide, un mouvement inusité se produisit... les soldats couraient aux armes, les cavaliers sautaient en selle, des commandements brefs éclataient.
Tout le monde se leva de table et s'en vint au bord de la crête pour mieux voir ce qui se passait.
Un demi-escadron, sabre au clair, partit au grand trot.
Alors chacun se tourna vers le ministre, pour savoir, comme si le pauvre homme n'était pas aussi ignorant que ses convives.
—Regardez donc là-bas! dit tout à coup quelqu'un, en étendant le bras vers l'extrémité de la plaine.
Un nuage de poussière flottait à ras de terre, comme soulevé sous les pieds d'une troupe nombreuse en marche; mais bientôt cette poussière se confondit avec celle qui enveloppait l'escadron; celui-ci, maintenant, avait pris le galop et on apercevait les lames de sabres qui brillaient au grand soleil comme des éclairs.
—On dirait qu'ils chargent! observa une voix.
Les savants s'entre-regardèrent et leur physionomie exprimait un étonnement auquel un peu d'inquiétude se mêlait.
Mais brusquement, là-bas, les cavaliers firent halte; la poussière se dissipa un peu et l'on put voir une troupe nombreuse de gens arrêtés par les soldats avec lesquels ils semblaient parlementer.
—Qu'est-ce que cela peut bien signifier? murmura le Président du Conseil des ministres.
Et il se tournait déjà vers un valet pour lui donner l'ordre d'envoyer aux renseignements, lorsque quelques cavaliers furent aperçus, tournant bride, et revenant vers le campement de toute la vitesse de leurs montures.
En moins de dix minutes, ils furent assez près pour que l'on distinguât en croupe de l'un d'eux un individu, les yeux bandés et tenant par la taille le soldat, à cheval devant lui.
La surprise générale ne fit, comme bien on pense, qu'augmenter.
Enfin le petit détachement, parvenu au pied du bolide, fit halte; l'officier qui commandait, sauta à bas de sa selle, fit mettre pied à terre à l'individu dont les yeux étaient bandés et, le tenant par la main, se mit à grimper sur le flanc escarpé du bloc pierreux.
—Excellence, dit-il en s'arrêtant devant le ministre, monsieur vous est envoyé en parlementaire.
La surprise, à ces mots, se transforma en stupéfaction.
Un parlementaire! cet homme vêtu d'un macfarlane à carreaux blancs étranges, coiffé d'un casquette de voyage et portant en bandoulière un étui de cuir renfermant une lorgnette.
—Quelle est cette plaisanterie, monsieur? interrogea sévèrement le ministre.
L'homme aux yeux bandés répondit alors en mauvais portugais, mais avec un accent qui sentait son anglais d'une lieue:
—Excellence, je suis envoyé vers vous par mes compagnons de voyage pour vous proposer une transaction...
—Une transaction!
—Nous sommes environ un millier de touristes amenés au Brésil par les soins de l'agence Cook, pour admirer le grand voyageur intersidéral Fédor Sharp, contempler le fragment de terre céleste tombé sur votre territoire... et nous avons espéré pouvoir remporter chacun—à titre de souvenir—une parcelle de ce merveilleux caillou...
Ces mots soulevèrent dans l'assistance des savants un murmure de réprobation.
—Vos soldats nous ont chassés cette nuit, et, sans armes, nous ne pouvons avoir la folle prétention de lutter contre eux; aussi avons-nous pensé que peut-être pourrions-nous nous entendre sur un autre terrain: chacun de nous est disposé à verser au gouvernement brésilien vingt-cinq livres sterling contre la remise d'un demi-kilogramme par voyageur, de ceci...
En disant cela, il frappait le bolide du talon de son soulier jaune...
Ce fut une explosion de colère; les injures, dans toutes les langues du globe pleuvaient sur la tête du malheureux parlementaire, volontiers, les savants se seraient livrés à des voies de fait, si le président du Conseil des Ministres ne l'avait couvert de son corps.
—Messieurs... messieurs, déclara-t-il, la personne d'un parlementaire est sacrée.
Alors, Fédor Sharp s'avança, et d'une voix qui tremblait d'indignation:
—Allez dire à vos compagnons, déclara-t-il, que vous êtes des vandales! et qu'avant de porter vos mains sacrilèges sur le sol que voici, il vous faudra passer sur nos cadavres...
Des applaudissements éclatèrent.
L'Anglais inclina la tête très flegmatiquement et répondit:
—Je ferai votre commission; mais le trésor du Brésil n'est pas si riche pour qu'il repousse aussi facilement une somme de vingt-cinq mille livres...
Il tourna les talons et se retira, emmené par l'officier qui lui servait de guide.
—Excellence, dit alors Sharp, je vous supplie de faire faire bonne garde, car il n'y a rien d'entêté comme un Anglais et les touristes de l'Agence Cook ne vont pas désarmer.
—N'ayez crainte... mais ceci nous prouve qu'il est urgent de prendre des dispositions pour mettre le bolide en lieu sûr.
—Et d'aviser aux moyens de le déménager d'ici au plus tôt, dit alors celui de ces messieurs qui avait proposé de transporter à Rio le précieux caillou.
Le président du Conseil demanda le silence et dit alors:
—Messieurs... je m'en vais, sans tarder, m'occuper de réunir les fonds nécessaires pour mener à bien cette gigantesque opération; je vous laisse le soin d'en trouver le moyen pratique.
Une lueur de satisfaction s'alluma dans la prunelle du
ministre (p. 334).
Il ajouta avec un sourire plein de politesse:
—Et je ne doute pas que vous arriviez bons premiers...
Il salua à la ronde et dégringola le long de la pente abrupte, se disant in petto:
—La gloire, c'est très joli... mais c'est bien cher quand il faut la payer...
Et, en regagnant la gare de Las Pueblas, il se mit l'esprit à la torture pour trouver un moyen de toucher les vingt-cinq mille livres proposées par les Anglais.